30/06/2006
La signification des inventaires de 1906: un rite plus qu'une insurrection
Résumé des chapitres précédents : la loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée et promulguée le 9 décembre 1905, il faut, selon l’article 3, faire l’inventaire des biens des édifices cultuels avant leur « dévolution » (= remise gracieuse) aux associations chargées de « l’exercice du culte ». Pour plusieurs raisons : maladresse (due à la logique administrative ou provocation voulue ?) d’une circulaire, volonté d’en découdre de certains catholiques, et surtout croyance d’autres que les inventaires constituent le prélude à une « spoliation », …, certains inventaires donnent lieu à des incidents plus ou moins violents. Le 3 mars 1906 un manifestant est grièvement blessé (il décèdera le 20 mars), le 6 mars un autre est tué.
Cela entraîne la démission du gouvernement Rouvier, qui n’a pas su gérer la crise, et la formation d’un gouvernement Sarrien, avec 2 hommes forts : Briand aux cultes (il sera, du coup, ‘démissionné’ du parti socialiste SFIO, qui ne veut plus participer aux gouvernements « bourgeois ». Jaurès, nous l’avons vu, lui ayant fait une casse dans l’affaire) et Clemenceau à l’Intérieur. Ce dernier, qui s’était montré auparavant intransigeant, adresse une circulaire aux préfets leur demandant de suspendre les inventaires partout où il risque d’y avoir des incidents violents.
Le 6 et le 20 mai, les élections législatives reconduisent une majorité de gauche, renforcée par rapport à la précédente législature. La politique laïque républicaine est onc approuvée par le pays légal).
Par la précédente Note sur le sujet, en mai, je vous ai laissé en plein suspens (Pour la relire, vous pouvez consulter la catégorie : « Les nouveaux impensés »). L’Eglise catholique allait-elle accepter la loi ? La crise des inventaires pouvait faire pencher certains pour un refus, du moins s’ils prenaient leurs désirs pour des réalités, et généralisaient en pensée une résistance qui en fait, ne se produisait qu’à certains endroits.
Cette France du refus est constituée par :
- un milieu parisien, bourgeois ou aristocratique,
- des zones de catholicité qui avaient déjà été celles qui avaient refusé la Constitution civile du clergé en 1790-1791 (l’Ouest breton et vendéen, le sud-est du Massif central),
- des poches + ou – fortes dans le Nord, le pays basque, l’Est et les Alpes.
C’est pour l’essentiel (nous dit Patrick. Cabanel[1]) « la France des forts recrutements sacerdotaux et congréganistes, celle des chrétientés rurales, parfois montagnards, toujours périphériques, parlant des dialectes ou des langues régionales. » (une circulaire avait, quelques années auparavant, visé les prêtres donnant l’instruction religieuse en langue régionale).
C’est la « France blanche », entrée en dissidence depuis 1902 (=l’arrivée au pouvoir de Combes) où le retour chez eux de « congréganistes sécularisés » (cf. la catégorie « Emile Combes ») complique « la mécanique du jeu successoral et la répartition des rôles entre ciel et terre ». Par ailleurs, des réseaux de résistance clandestins se sont mis en place ; ce qui montre bien que la poursuite de la « laïcité intégrale », si elle avait eu lieu, aurait pu aboutir à des catastrophes.
Cette « France blanche », l’administration républicaine en parle de façon méprisante : il s’agit, selon elle, d’individus « ne possédant aucune instruction », « complètement illettrés et arriérés », faisant preuve de « fanatisme déconcertant» et sous l’influence de personnes voulant créer « une agitation en apparence religieuse, mais en réalité politique ».
« Déconcertant » : une fois de plus on fustige ce que l’on ne comprend pas ou que l’on ne veut pas comprendre. Les citations de Cabanel que j’ai faites, montre que pour l’historien analysant froidement (et le plus scientifiquement possible) les choses, cela n’a rien de déconcertant : si la dimension politique n’est pas absente, elle n’est en rien totalisante et on ne peut réduire cette affaire à cette dimension politique : les souvenirs douloureux de la Révolution (la Constitution civile du clergé n’avait rien de laïque et de démocratique), les atteintes linguistiques, la répression anticongréganiste,… avaient fait que la coupe était pleine et qu’une seule goutte d’eau pouvait faire déborder le vase. Mais une vision sacralisée de la laïcité (style : nous avons forcément raison en tous points) a induit un jugement sommaire et moraliste rejetant les opposants dans les ténèbres de l’obscurantisme (« arriérés ») et du « fanatisme ». C’est de la mauvaise information où on se conforte dans l’idée que l’on est les bons, combattant les méchants. Il n’est pas étonnant qu’ainsi, on se laisse déborder, on ne puisse pas maîtriser les choses : la laïcité suppose d’être intelligent et de chercher à comprendre, même ce qui est désagréable à comprendre.
Et, par ailleurs, le bureaucrate lambda ne se rend même pas compte qu’il tient des propos boomerang : parler d’individus sans instruction, « complètement illettrés », un tiers de siècle après la loi sur l’obligation de l’instruction, n’est-ce pas un aveu d’échec au moins partiel, de l’administration républicaine dans les régions concernées ?
Aujourd’hui toujours, vous avez ce genre de propos tenu, par une sorte de vulgate intégriste républicaine, contre les personnes qui ne sont pas le petit doigt sur la couture du pantalon pour dire oui et amen à une vision intransigeante de la laïcité. On les accuse alors d’obscurantisme et de fanatisme ; mais l’obscurantisme et le fanatisme, il est d’abord chez ceux et celles qui croient avoir toujours raison et, du coup ne cherchent ni à comprendre, ni à analyser, s’abêtissant eux-mêmes par la même occasion.
Les analyses de Cabanel peuvent être complétées par celles de Jérôme Grévy[2] qui montre très bien que la résistance aux inventaires a été vécue souvent comme « une cérémonie expiatoire », une « gigantesque catharsis collective » qui, à terme, favorisa la pacification (ce qui montre bien, là encore, qu’il faut voir plus loin que le bout de son nez !).
La résistance a plus été vécue, en fait, le plus souvent (et notamment à la campagne) comme une cérémonie religieuse que comme une insurrection. L’espace de l’inventaire a été sacralisé en cercles concentriques :
- la doyenné (= ensemble de paroisses) permet de manifester une solidarité entre paroisses : à l’appel du tocsin, on se précipite dans la paroisse voisine où va avoir lieu l’inventaire. La menace venant de l’extérieur, de la ville
- la paroisse : représentée par le clocher où des guetteurs annoncent l’arrivée des agents de l’administration et des forces de l’ordre. Parfois des cyclistes font des va-et-vient pour informer de la situation. La résistance commence alors dans les rues du village, l’église symbolise ce village ; curé(s) et fidèles se barricadent dans l’église. Autour d’elle, la foule conspue les forces de l’ordre et crie : « Vive la liberté ».
- l’entrée de l’église : c’est là que les incidents peuvent devenir violents ; l’église est à la fois la maison commune des paroissiens et la maison de Dieu (j’ajouterai aussi : l’endroit où l’on prie pour les morts, car je crois que cet aspect important est souvent sous-estimé). C’est donc une atteinte à la communauté et un « sacrilège » d’entrer de force dans l’église.
La porte de l’église constitue l’objet stratégique : les forces de l’ordre soit crochètent la serrure, soit enfoncent la porte à la hache. La tension monte, le curé (qui est à l’intérieur) ne maîtrise pas forcément la situation. Des gens habituellement paisibles peuvent devenir menaçants et violent. Il y a une sorte d’ivresse de foule qui se produit et qui a été souvent décrite pour d’autres cas de figure. Tout dépend là de l’existence de médiateurs et de leur capacité à être des faiseurs de calme (maires, conseillers généraux,…)
- - l’intérieur de l’église : là chaises et fagots ont été entassés pour ralentir la progression des autorités vers le tabernacle, lieu sacré. Mais, normalement, le curé reprend là le contrôle des opérations et fait en sorte que l’attitude des paroissiens vise moins à empêcher l’inventaire d’avoir lieu qu’à transformer l’événement en rite collectif. Des cantiques sont entonnés (le Miserere, le Credo, le Pace Domine, le Je suis chrétien, etc : parfois des chants ont été composés pour la circonstance). Les agents de l’administration peuvent être aspergés d’eau bénite (comme s’ils étaient le diable). Bref, tout est fait pour que l’inventaire soit vécu comme une persécution religieuse.
- - Après l’inventaire, des cérémonies expiatoires ont lieu, notamment la dévotion au Saint Sacrement. Et le curé (quand cela s’est passé sans trop de casse) félicite ses paroissiens. Par exemple, le curé de Montcoutant, dans le Poitou, leur tient ce discours : « Vous avez été de vrais Français, par votre bravoure , de vrais catholiques par votre foi, des gens bien élevés, par votre irréprochable tenue, de vrais soldats du Christ enfin, par votre admirable discipline ».
C’est l’idée que « l’honneur est sauf » : on est vaincu dans les faits, mais on ne s’est pas rendu, et donc on est moralement vainqueur ! L’événement de l’inventaire a été une sorte de prédication en acte, destinée à ranimer la foi, il a eu un effet catéchétique. Et J. Grévy de conclure : « Alors que, en définitive, l’administration avait rempli sa mission et établi ses listes, l’interprétation religieuse des inventaires permit aux catholiques qui avaient tenté de s’y opposer de les percevoir comme une victoire ».
Par ailleurs, pour compléter le tableau, il faut signaler que les publications socialistes antimilitaristes, elles, mettent en parallèle les verdicts cléments (souvent un jour de prison avec sursis) qui sont pris face à ce que ces publications qualifient « d’antimilitarisme pratique » des soldats et officier qui « pour ne pas déplaire à leurs belles mères » ont refusé d’effectuer les inventaires et les verdicts beaucoup plus lourds qui frappent les « antimilitaristes d’intention et de conseils » (+ les socialistes qui font de la propagande antimilitariste) : Le « prolétaire soldat, conclut Le Socialiste, n’a droit ni à une conscience, ni à quoi que ce soit qui lui ressemble. »[3]
Pendant le crise des inventaires, une Commission composée de parlementaires (Briand et Buisson en étaient membres) et de non parlementaires avaient tenus 4 réunions pour élaborer le Règlement d’administration publique prévu par la loi (et très redouté par des catholiques qui affirment que la loi est, certes, assez libérale mais qu’il s’agit d’un leurre et que le Règlement va, lui, être « persécuteur »). Curieusement, à l’exception notable de Jean-Paul Scot, les livres retraçant l’histoire de la séparation (Larkin, Mayeur, etc) ne parlent pas (sauf erreur de ma part) de ce Règlement, pourtant tellement craint. Terminé en février 1906, il reçoit quelques modifications mineures du Conseil d’Etat, le 7 mars.
Il confirme totalement les dispositions libérales de la loi, le Conseil d’Etat ayant justement enlevé ce qui écornait un tant soit peu ces dispositions. Il déclare, notamment : « Les associations cultuelles se constituent, s’organisent et fonctionnent librement sous les seules restrictions résultant de la loi de 1905 » et le rapport du Conseil enfonce le clou en indiquant « telle Eglise, s’inspirant d’une conception démocratique peut poursuivre ses destinées », « telle autre Eglise, de beaucoup plus nombreuse dans notre pays[4], pourra, par des clauses insérées à cet effet dans ses statuts, maintenir la hiérarchie des pasteurs et leur autorité sur les fidèles. »
La précision est capitale : en effet, nous l’avons vu, les adversaires de l’article 4 avaient obtenu une mention article 8 qui nuançait un peu l’obligation pour une association cultuelle de se conformer « aux règles générales d’organisation de (son) culte » (= pour une association catholique d’obéir à la hiérarchie). Cette mention indiquait que le Conseil d’Etat « se prononcera en tenant compte de toutes les circonstances de fait ». Le dit Conseil indique clairement qu’il ne limitera pas les conséquences de l’article 4. La thèse soutenue par certains (notamment le juriste et ancien ministre Jean Foyer) lors du centenaire indiquant que l’article 8 avait annulé les effets de l’article 4 n’a pas l’ombre d’un prétexte.
Excusez ces détails un peu techniques, mais important au niveau de la compréhension des choses et de l’enchaînement des événements.
Par ailleurs, le Règlement ne comporte rien au niveau de la nomination des évêques : là aussi on ne reprend nullement d’une main ce que l’on avait donné de l’autre : c’est une confirmation de l’entière liberté du pape de nommer qui il veut et comme il le eut (avec ou sans consultation préalable).
A la publication de ce Règlement, le correspondant à Rome du journal Le Temps, écrit : « (Cela) cause au Vatican une grande joie. (…) Plusieurs personnages ecclésiastiques passent du plus noir pessimisme à un optimisme parfait. »
Les conditions d’une acception de l’Eglise catholique semblent bien satisfaites. Mais…. La suite début juillet : les républicains ne sont pas au bout de leurs peines, de nombreux renversement de situation sont à prévoir. Pourrez-vous survivre à ce terribbble suspens…
[4] Du coup, J.-P. Scot (« L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle », Le seuil, 2005, 279) écrit « l’Eglise catholique » : en fait ce n’est formellement dit, mais tout le monde comprend que c’est bien d’elle qu’il s’agit.
14:33 Publié dans LES NOUVEAUX IMPENSES DE L'APRES CENTENAIRE | Lien permanent | Commentaires (0)
19/06/2006
LAÏCITE, CONDITION DE LA DIVERSITE CULTURELLE
(Marly le Roi ; 13 juin 2006)
(Cette Note complète et remplace la précédente du 14 juin. Elle reproduit la conclusion, d’une rencontre organisée par le Ministère de la Culture. Alors, bien sûr, il y a quelques propos allusifs qui font références aux différents exposés de la rencontre, mais je pense que c’est quand même largement compréhensible.
La semaine prochaine, on verra la suite de la passionnante année 2006)
En attendant voici la Note :
Proudhon affirmait que la synthèse est toujours gouvernementale. N’ayant aucun pouvoir à prendre, je ne prétends en rien effectuer ici une synthèse, bien plus user du droit donné à tous les intervenants de cette passionnante rencontre d’indiquer librement mon point de vue, qui mêle analyses, engagements et convictions. Cependant, mon exposé étant le dernier, la mission qui m’a été confiée consiste à tenir compte de ce qui a été dit avant moi. Sans surplomber en rien les autres communications, je vais donc orienter mon propos de manière à me situer implicitement ou explicitement par rapport à elles.
Il faut d’abord expliciter mon titre : Laïcité, condition de la diversité culturelle : est-ce une manière de retomber dans le franco-français, de dire que finalement, la France (et la France seule) possède la solution à l’épineux problème de la diversité culturelle ? Ou, sur un mode un peu moins arrogant, de dire que, même si d’autres peuvent faire autrement, nous ne pourrions, quant à nous, aborder la question qu’à partir de notre filiation républicaine, notre héritage laïque ? Nous serions alors en pleine contradiction : après avoir réfuté des identités qui assigneraient les individus à leurs origines, nous nous emprisonnerions nous même dans notre mémoire laïco-républicaine. Nous l’avons vu, la référence aux origines « gauloises » visait à démarquer de la fondation religieuse de la France par le baptême de Clovis. Cependant, l’appartenance à la France n’est pas moins reliée à une identité originelle si elle se réclame des Gaulois que si elle se réclame de Clovis. Et d’ailleurs des jeunes de banlieues l’ont fort bien compris et se servent de ce terme de Gaulois pour retourner le stigmate. Mais nous avons vu aussi le danger du retournement du stigmate : le renforcement de la logique stigmatisante qui s’accommode alors de contenus inversés. Il faut sortir d’une telle situation.
Donc, ce n’est de cela qu’il s’agit. En fait, mon titre renvoie à une Déclaration internationale de la laïcité. Signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents, elle a été présentée au Sénat le 9 décembre dernier. A l’Article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Et pour en finir avec cette explicitation du titre, de même que l’on a rappelé hier que la Renaissance française fut largement italienne, de même il faut indiquer que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » et notamment, lors de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, un transfert de la culture politique anglo-saxonne.
Lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est donc pas retomber dans le franco-français. En même temps, l’avenir ne se construit pas sans mémoire. Or attention à la ’mémoire unique’, aussi réductrice que la pensée unique. Le premier intérêt de lier laïcité et diversité culturelle consiste à permettre d’aborder de front et de façon à la fois compréhensive et critique la question du « modèle républicain ».
- D’une part c’est à partir de la représentation de ce modèle que s’articule le débat actuel sur la diversité culturelle.
- D’autre part, la comparaison entre un passé de référence (le moment de l’établissement de la laïcité française) et la situation actuelle, peut nous aider à évaluer cette situation.
Il nous a été rappelé hier soir que l’école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France (et pas seulement l’hexagone !), des méthodes globalement identiques, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. On a voulu cimenter un pays qui comportait une grande diversité culturelle. On a voulu produire de l’unité citoyenne. Tout cela est parfaitement exact. Mais, au niveau de l’hexagone, en tout cas, les hussards noirs de la république, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » (Mona Ozouf, 1996) Et l’historienne indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».
Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration incitait les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi, pour prendre un exemple, faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales.
Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Pourtant, là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude laïco-républicaine envers ces langues n’a pas été uniforme : une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, et notamment pour le provençal; beaucoup moins de tolérance, en revanche, pour le basque ou le breton où, d’une part, le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où, d’autre part, on estimait, à tort ou à raison, que des velléités séparatistes existaient.
Un antagonisme culturel à enjeu politique, a donc eu lieu entre deux conceptions totalisantes : l’une (la cléricale) enracinée dans une vision religieuse du monde, l’autre (anticléricale) fondée sur une vision politique de la société. La seconde vision se donnant pour tâche d’ « émanciper » de la première au nom de 1789, des droits de l’homme et du progrès. Là, nous trouvons un problème très actuel. En effet, n’ayons pas une vision angélique des choses : le défi de la diversité culturelle commence quand on estime que des valeurs fondamentales sont en jeu. L’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté moins facile à résoudre qu’une Déclaration de principe ne peut le laisser croire. C’est là, où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.
Mais ne réduisons pas, pour autant, le problème au combat du ‘bon’ contre le ‘méchant’. Cela pour deux raisons. D’abord parce que dans ce conflit frontal le risque est grand que les deux adversaires finissent par se ressembler : la France est le pays démocratique où le différentiel entre le vote des hommes (1848 : on a significativement qualifié cela de « suffrage universel ») et le vote des femmes (1944-45) est le plus important et cette discrimination s’est justifiée par le mythe de la « femme soumise au cléricalisme ». Ainsi souvent, dans un conflit, on se fabrique un adversaire de manière à légitimer une dérogation à ses propres idéaux. Ensuite, parce que le courant laïque a gagné en renonçant à son propre anticléricalisme. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905 est à la fois une loi de rupture et une loi de liberté, elle constitue le tournant laïque d’un Etat émancipateur à un Etat arbitre, le tournant de la « laïcité intégrale » à ce qu’Aristide Briand appelait une « laïcité de sang froid » ; non que l’idéal d’émancipation soit renié, mais il est transféré sur l’individu mis en situation de choisir ce qu’il doit croire ou ne pas croire. Dans le tournant de 1905 face au cléricalisme, il y a sans doute une leçon de stratégie à retenir pour faire face à ce qu’on qualifie aujourd’hui de « communautarisme ».
Par ailleurs, pour en revenir à la francisation, on aurait tort de la réduire au seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement des possibilités de mobilité géographique et sociale et, lié à cela, à un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a élargissement de l’espace, et élargissement de la maîtrise de l’espace, et cette maîtrise signifie espoirs d’ascension sociale. Il y a donc un continuum qui est effectué entre la France, comme horizon de progrès et de modernité et la possibilité, dans ce cadre national d’une progression de chacun. Un continuum entre progrès scientifique et technique, progrès social, progrès du bien être.
D’où un problème très important aujourd’hui : quelle est la force d’attractivité, d’entraînement, de mobilisation au vivre-ensemble que peut avoir la laïcité et cela, notamment, du point de vue des minorités culturelles ? Aussi bien hier (avec Olivier Donnat) que ce matin (avec Jean Hurstel), il a été question de l’ambivalence du progrès : la mondialisation implique la standardisation ; l’uniformisation touche le sujet lui-même, le processus de subjectivisation, où on a besoin d’un Grand Autre pour devenir soi-même est menacé : la marchandise ne peut pas être un Grand Autre, elle suscite à la fois désir et frustration (Hurstel). Elle induit une crise des médiateurs, un risque de tyrannie de la majorité, le développement d’un besoin d’uniformisation et de conformité au goût, une « culture zapping » où un formatage hollywoodien accentue la distance entre celles et ceux qui sont dans le cumul des niveaux culturels et celles et ceux qui sont livrés à la culture de masse (Donnat).
En même temps, nous sommes bien conscients que cette « culture de l’écran » qui met tout un chacun en connexion directe avec l’information et les œuvres est riche de possibilités et d’ouverture à la diversité culturelle. Et cela aussi a été dit.
Le développement de la laïcité a été historiquement lié à une forte confiance dans le progrès, la « bienfaisance du progrès » et une confiance aussi dans la « République des professeurs » qui étaient des pères intellectuels, voire parfois spirituels. Les Grands Autres laïques enfin : patrie, idéal communiste, etc s’étaient substitués aux religions, mais dans cette substitution n’avaient–ils pas revêtu eux-mêmes une dimension parareligieuse ? Les défis actuels nous obligent peut être à avoir une laïcité d’autant plus exigeante qu’elle doit elle-même se laïciser. Inventer des styles, des types de médiation qui soient beaucoup plus dans la négociation, dans l’horizontalité que dans l’autorité verticale. A ce niveau, tous ce qui a été dit ce matin, par Mme Marie Laure Las Vergnas sur les « personnes relais » comme éléments indispensables et précieux d’élargissement du public était passionnant. Et montre qu’on peut être un hybride de « paire » et de « père ». La déférence envers la hiérarchie n’existe plus, voyons là une chance d’être légitimés par la performance de ce que nous pouvons apporter : à la fois quelque chose qui corresponde à une demande, qui en soit proche, et quelque chose que les gens ne peuvent acquérir seuls. Cela signifie notamment que l’éducation, du système scolaire à l’éducation populaire doit vraiment complètement abandonner tout souci encyclopédique ou synthétique, tout ce qui ressemble plus ou moins à une complétude pour être l’instrument qui permettra une meilleure maîtrise des offres quasiment infinis offerts par la communication de masse, la culture de l’écran où le meilleur côtoie le pire. Enseigner à l’art de trier, de savoir valider et invalider, de savoir hiérarchiser devient plus important qu’enseigner tel ou tel contenu précis et finalement réducteur. Démonstration nous a été faite hier soir à propos, notamment, de la littérature française : s’ouvrir à la circulation d’œuvres dans laquelle elle s’inscrit est plus important que le nombre d’œuvres étudiées.
Il a été également beaucoup mention du bricolage comme la nouvelle manière dont beaucoup de gens vivent entre les cultures et les religions, mais savoir effectuer un bricolage est tout un art. Il y a des bricolages standards, reflets de la standardisation culturelle et qui ne présentent pratiquement aucune originalité personnelle, il y a des bricolages d’artisans, qui sont déjà des œuvres plus personnelles, il y a des bricolages d’artistes, de virtuose, tellement personnels que, paradoxe, ils engendrent de la novation culturelle et constituent un enrichissement collectif.
Le danger d’un englobement par l’origine, d’un emprisonnement par les racines dont a parlé notamment Jacqueline Costa-Lascoux, est réel, mais plutôt que de le croire typique de tel ou tel modèle, ne faut-il pas le lier au fait que les nouveaux rapports au réel façonnés par les nouvelles technologie en élargissant démesurément l’espace et en rétrécissant le temps par le scoop, le zapping et le mythe de l’action perpétuelle ; mais aussi l’épuisement des projets politiques de transformation de la société –Catherine Withold de Wenden a insisté sur la corrélation entre le développement de la migration et la disparition de l’espoir à l’échelle d’une génération de tout changement politique et social- rend la projection dans l’avenir beaucoup plus difficile et, après certaines illusions de la confiance dans le progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines, en décalage avec le réel. Elle nous a donné l’exemple du durcissement de la culture d’origine par des parents, la valorisation de mariages arrangés par des populations turques immigrées alors qu’en Turquie elle-même cette pratique évolue. Mais, nous-même nous risquons un repli dans une laïcité franco-française identitaire et largement mythifiée, dont le but serait moins l’art du vivre-ensemble que nous distinguer des Anglo-saxons vraiment fort méchants puisque la mondialisation s’effectue sous leur hégémonie et pas sous la nôtre !
Donner de nouvelles clefs qui permettent, à la fois, de développer l’individualité et d’inventer de nouveau rapports à une histoire en devenir que nous construisons ensemble, qui permette l’intégration au sens qui lui a été donné ce matin : non pas d’assimiler l’autre à nous-même mais de recréer ensemble un avenir commun à partir et à travers les différentes cultures, voilà une tâche de la laïcité culturelle.
Après le rapport au progrès, au temps, le rapport à l’espace. Autre exemple d’articulation entre la laïcité, lors de son établissement, et la diversité culturelle : l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants. Sa lecture est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines, qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).
Les « petites patries » provinciales sont incluses dans la « grande patrie » française, la pluralité est alors interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. L’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire.
Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre. Mais ce voyage est élargissement du local dans le national. Il connote un rapport à l’espace qui n’est plus de mise aujourd’hui. Car la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était alors géographiquement englobé dans l’ensemble national, précisons même hexagonal : l’itinéraire s’effectuait à l’intérieur de cet ensemble français.
Le national, l’Etat-nation est relativisé par le renouveau du local et l’élargissement au global. Les citoyennetés locales prennent beaucoup de place aujourd’hui et l’enjeu de la mixité culturelle et sociale des villes constitue un enjeu majeur. J’ai été, moi aussi, très content des précisions que Jean Hurstel a apportées sur Birmingham. Je me suis moi-même un peu intéressé aux politiques multiculturelles des villes canadiennes et à Vancouver ou Ottawa on trouve une partie non négligeable du budget local alloué et à des organisme représentatifs de telle ou telle communauté culturelle, mais aussi (il faut le souligner) à des organismes transversaux. Et les Canadiens sont bien conscients que des relations harmonieuses impliquent un tissu d’associations transversales.
Je ne pense pas que l’on doit opposer multi et interculturalisme : l’interculturalisme est l’objectif mais, cela a été dit ce matin, je pensons pas trop vite l’avoir atteint : pour qu’il y a ait rencontre, échange entre cultures, bricolage par rapport aux cultures il faut que celles-ci vivent librement, puissent respirer à l’aise et sans avoir à être agressive pour survivre. Quand elle est bien faite, une politique multiculturelle est la meilleure antidote à la rigidification des cultures : je connais des catholiques croyants mais fort peu pratiquants, leur culture catholique date d’avant Vatican II, au contraire de beaucoup de pratiquants qui ont notablement évolué.
Par ailleurs, la politique des villes canadiennes comporte un fort volet de formation interculturelle des employés municipaux, et de la police, et c’est des aspects qui marche le mieux. Sans copier, n’y aurait-il pas là quelques idées à prendre ?
Connecté avec le local, le global puisque les grandes villes sont de plus en plus des villes-monde. L’étude juridique constitue un angle de vue très important pour prendre conscience que l’Etat-nation n’apparaît plus médiateur d’universel notamment parce que le juridique, en ce qu’il incarne certaines valeurs, s’est déconnecté de l’étatique. L’exposé d’Emmanuel Decaux nous y a rendu attentifs. Le développement d’un droit européen aussi bien droit communautaire de l’Union européenne que droit des 45 pays qui forment le Conseil de l’Europe en est une manifestation probante. Et nous pouvons prolonger ce que nous avons vu hier à ce sujet, en indiquant que, dans les semaines qui ont précédé la fameuse affaire des caricatures, la France a été condamnée par deux fois par la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté d’expression. Les médias français ont, significativement, fort peu parlé de ces condamnation alors même qu’ils volaient tous au secours de cette liberté menacée par un certain islam. Pourtant, au-delà de ce double jeu, ces condamnations sont fort intéressantes pour notre propos car, dans les attendus de la Cour, on trouve des références à des formulations politico-culturelles françaises que les juges européens ont trouvé juridiquement non valables. C’est un signe parmi d’autres que l’ordre politico-juridique français qui se voulait, qui se veut, au dessus des particularités culturelles, apparaît vu de l’extérieur comme lié à une culture particulière qui peut être en déficit de légitimité par rapport aux droits de l’homme.
D’une façon plus générale, et cela constitue une des raisons de notre rencontre, on peut se demander si la France peut longtemps se montrer en pointe dans la promotion de la diversité culturelle (comme elle l’est avec la Déclaration de l’UNESCO) tout en ne ratifiant pas, ou en ratifiant avec réserve, les conventions européennes ou internationales qui portent sur les droits culturels. Une telle attitude est-elle tenable à terme ? Peut-on toujours se réclamer de « l’universalisme » même baptisé « républicain » quand on est de plus en plus universel à soi tout seul et apparaît, vu d’en face, comme ayant une représentation très particulariste de l’universalisme ?
Je voudrais reprendre ici un instant la brève discussion que nous avons eu sur la fameuse question de la parité. Relisez les débats qui ont eu lieu de 1975 aux votes de 1999 et 2000, l’argumentaire dit « républicain » insistait sur la boite de Pandore qui allait être ouverte : si le citoyen a un genre, un sexe, ce n’est plus (par définition) un individu abstrait, et alors, insistait-on, s’en est fini de la République, la vague envahissante du communautarisme va déferler sur notre douce France. Je pourrais vous donner beaucoup de citations en ce sens : admettre par la loi « le caractère genré de l’individu » porterait atteinte à « l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier » (Eléni Varikas) et ferait « entrer le particularisme dans la définition du citoyen », abolissant « l’abstraction de la règle, la généralité de la loi » et entraînant une « sinistre cohabitation de ghettos différents » qui seraient du « communautarisme » (E. Badinter). Depuis le vote des 2 lois qui ont instauré la parité, et hier encore, on nous dit maintenant que l’instauration de la parité n’a rien à voir avec les questions qui nous préoccupent ici.
Tel un prestidigitateur fait disparaître un lapin et apparaître un pigeon, le discours tenu s’est complètement inversé. A mon sens, il est, les 2 fois, unilatéral. Certes il existe des différences, et c’est pourquoi il est question ici de parité, là de donner droit à la diversité. Mais dans les deux cas, nous trouvons le même problème : celui des discriminations, discriminations envers des femmes et des minorités culturelles, et si ces discriminations, directes et indirectes n’existaient pas, nos débats de ces deux jours n’auraient guère eu d’utilité. Dans les deux cas, l’universalisme abstrait cache une logique de domination et lutter contre cette domination oblige à interroger cet universalisme.
Enfin, on peut noter l’écart énorme entre la menace brandie et ce qui est arrivé. Comme autrefois la menace de séparatisme entraîné par des langues régionales était très majorée, les lois sur la parité n’ont pas entraîné une déferlante du dit « communautarisme » ; elles ont, jusqu’à présent abouti à ce que le nombre de femmes à l’Assemblée Nationale passe de 10% à 12,8% ! Ce constat est en même temps une boutade car je pense que ces lois ont favorisé une prise de conscience et qu’elles auront plus d’effets dans l’avenir. Mais l’énorme différence entre l’apocalypse communautariste annoncé et les résultats concrets obtenus montre que les stratégies de contournement ou, pour être plus optimiste, le temps de réaction et d’intériorisation font que, même la politique la plus volontariste (on a quand même modifié la Constitution pour cela), entraîne des changements limités et dont les effets ne sont pas forcément immédiat.
En même temps la parité pose un réel problème de principe, qui est aussi valable pour le sujet qui nous occupe : s’agit-il de concrétiser l’universalisme pour lui donner plus de réalité : dans ce cas le 50-50 ne devrait-il pas être un instrument temporaire, un moyen dont l’objectif consiste à éradiquer des discriminations. Ou bien ce 50-50 est-il lui-même l’objectif ? Dans ce dernier cas la philosophie politique qui le sous-tend devrait être explicitée, car qu’on le veuille ou non il s’agit plus seulement d’une interrogation mais d’une rupture qui nécessite d’avoir une idée de la nouvelle direction prise.
Eh bien, il me semble qu’un problème analogue (l’analogie mêlant ressemblances et différences) s’est posée au début du XXe siècle et cela en deux étapes : la loi de 1901 et celle de 1905.
Au départ, nous avons comme modèle référentiel l’universalisme républicain abstrait : on ne tient pas compte des appartenances culturelles, qui sont libres dans la sphère privée mais sont neutralisées dans la sphère publique où la seule appartenance ‘légitime’ est l’appartenance citoyenne, qui relève du politique. Face à face entre des individus « libres et égaux » et l’Etat/nation. C’est la fameuse phrase de Clermont Tonnerre lors des débats de la Constituante : « Il faut tout accorder aux juifs comme individus et rien comme nation. »
Mais cette perspective s’accompagne d’une pratique du double jeu. Ce double jeu se marque, lors de la Révolution de deux manières.
- D’abord la réduction à l’individu abstrait n’est pas générale, elle ne vaut que pour le minoritaire : la Constitution civile du Clergé, élaborée en 1790, montre que l’on continue de considérer le catholicisme comme la religion de la nation. Et aujourd’hui quand on lit les analyses de sociologues et de politologues étrangers sur la France, on voit que celle-ci est considérée, non comme le pays où fonctionnerait un universel abstrait, mais comme celui où existe un « communautarisme jacobin » (M. Waltzer), un fond culturel « catholique sans christianisme » (D. Martin).
- Ensuite, si on exige du minoritaire qu’il se comporte dans la sphère publique en individu abstrait, on ne le considère pas ainsi : lors de la Révolution, on exigea des juifs un serment collectif. Là encore, la contradiction n’est pas résolue et un rapport récent de l’International Crisis Group indique que si les musulmans vivants en France sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement, les politiques publiques qui visent les immigrés, et notamment l’attribution de logements sociaux, sont, elles, communautarisantes, ethnicisantes.
La loi de 1901, à la quelle nous avons fait plusieurs fois référence lors de cette rencontre, prend une certaine distance avec cet universalisme républicain abstrait et adoucit sa logique. Elle reconnaît fondamentalement, en effet, que la liberté individuelle inclut le droit de s’associer et favorise, de façon très libérale la constitution d’associations. Il a été rappelé, et c’est essentiel pour notre sujet, qu’en 1981 cette liberté d’association a été étendue aux étrangers. Ceci en profite largement et des associations d’immigrés depuis lors fleurissent et promeuvent sur notre sol des cultures différentes de la cultures majoritaire, aidées par les pouvoirs publics (Centre culturel arménien ou kurde) quand il s’agit de cultures menacées ; Fort bien, nous pourrions peut-être cependant avoir une vision plus positive des cultures et ne pas attendre qu’elles risquent disparaître pour s’y intéresser ?
Mais, dans l’optique de la loi de 1901 la liberté collective est (et n’est que) le prolongement de la liberté individuelle. Idéalement, les associations devraient être temporaires, liées à un but précis et se dissoudre une fois le but atteint. C’est pourquoi des groupements pérennes qui préexistent aux individus et ne sont pas un simple prolongement collectif de la liberté individuelle, les congrégations ont été mises hors la loi. Les associations sont libres, chaque congrégation a besoin d’une loi spécifique pour être autorisée, et dans le cadre de la poursuite de la « laïcité intégrale », entre 1902 et 1904, les autorisations demandées par les congrégations furent systématiquement refusées.
Au départ, l’enjeu des projets de loi de la séparation était (schématiquement) le suivant : allait-on considérer les Eglises comme des organisations proches des congrégations et faire une loi qui les surveillaient étroitement (projets de 1903 et 1904) ou allait-on faire une loi libérale, appliquant aux Eglises les dispositions de la loi de 1901 concernant les associations ?
Au début de 1905, cette seconde perspective a triomphé à la commission parlementaire.
Mais si protestants et juifs étaient globalement satisfaits, il n’en allait pas de même pour l’Eglise catholique. Celle-ci rappelait que son organisation est « monarchique », hiérarchique, elle n’est pas constituée d’individus qui s’associent pour célébrer ensemble leur culte, elle se veut de fondation divine. La loi prévue ne lui semblait donc pas acceptable car, disait-elle, elle favoriserait les « groupements schismatiques ». Effectivement, certains catholiques, laïcs ou prêtres, espéraient, grâce à la loi, pouvoir se détacher de Rome et former un « catholicisme républicain », en rupture avec cette structure « monarchique » qui paraissait une menace pour la démocratie.
La modification de l’Article 4, à laquelle j’ai fait allusion hier, trouvé dans la culture politique anglo-saxonne, impose aux associations cultuelles, pour avoir la dévolution des biens, de « se conformer aux règles générale d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Là, le collectif a une consistance propre. Le collectif devient une dimension possible (puisque l’adhésion à une religion est volontaire et libre) de l’individu. En même temps Briand et Jaurès ont insisté sur le fait que « le fidèle » n’était pas dépourvu de droits par la loi et que ces droits devaient lui permettre, s’il le voulait, de contribuer à faire évoluer l’Eglise catholique. Effectivement, beaucoup de minorités actives, dans le catholicisme français, ont contribué à préparer Vatican II. La laïcité de 1905 comporte donc un aspect multiculturel, sans le dire bien sûr. Mais il faut rappeler qu’il existe 8 régimes des cultes en France.
Selon moi, le Multiculturalisme : l’appartenance collective (culturelle au sens large) est une dimension de la liberté individuelle et pas seulement son prolongement possible. La liberté de l’individu est mutilée sans cette dimension d’appartenance culturelle (à une ou des communautés autres que politiques). Du coup : prise en compte indiquée (et inversement, quand il y a cette prise en compte, cela signifie qu’au moins implicitement, on considère que le collectif est une dimension). En revanche, dans le communautarisme : l’individu est englobé par une appartenance culturelle (tjrs dans le même sens). Celle-ci le définit socialement de façon dominante et peut (mais pas nécessairement) se concrétiser par une différence de régime juridique avec les autres citoyens. Dans tous les cas, l’englobement induit une clôture.
Il faut arriver à résoudre, en effet, un paradoxe : les cultures ont à la fois besoin de continuité et de renouvellement. Et une politique multiculturelle (au sens où je l’entends) doit se préoccuper des deux ; elle doit garantir à l’individu l’appartenance, la désappartenance et aussi une relation de proximité et de distance. L’individu, on l’a dit, est lui-même multiculturel. Il est une résultante personnelle d’appartenances multiples et différenciées
Deux remarques conclusives :
- le Proche (dont nous a parlé Daniel Maximin)
Différents et semblables : c’est cette dialectique qui paraît bien difficile à assumer. Parfois on fait grief aux autres et de leurs différences et de leurs similitudes. Etre différents tout en étant semblables, pouvoir ressembler sans être identiques.
- la frontière : cheminer entre les frontières comme Charlot marche entre les Etats-Unis et le Mexique, à la fin d’un de ses films. Entre l’ordre (=l'ordonnancement) citoyen et l’effervescence identitaire, rappelons nous que nous possédons deux jambes.
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14/06/2006
LAÏCITE ET DIVERSITE CULTURELLE
A l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, une Déclaration internationale de la laïcité, signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents a été présentée au Sénat. A l’article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle (ce nouvel âge !) de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Par ailleurs, diverses réflexions s’interrogent sur les liens entre laïcité et culture. Je donnerai juste 2 exemples : Jean-Paul Willaime qui estime que « la laïcité culturelle » est un « patrimoine commun à l’Europe » (1998, 2004) et Philippe Lazar qui propose, ce qui rejoint assez directement mon propos, de « redéfinir formellement la laïcité en tant que principe de reconnaissance réciproque de l’égale dignité des cultures » (2003, 92). Moi-même j’insiste sur le fait que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » (2006).
Il me semble donc que lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est pas dépourvue d’avantages. D’abord cela peut donner une épaisseur historique à un problème qui, en apparence, a surgi à la fin du XXe siècle. Ensuite, cela peut contribuer à rendre plus explicite que la laïcité n’est pas une perspective franco-française. Intégrer le culturel va nous obliger à nous rappeler que laïcité provient de laïkos, le peuple, l’ensemble des citoyens qui ne détiennent pas des pouvoirs directs. Enfin, il existe aujourd’hui une interférence entre minorités culturelles et minorités religieuses et la crainte d’un repli communautaire, de pressions communautaristes, d’activismes extrémistes voire terroristes manifeste des rapports entre religion et culture. Tout cela ne signifie nullement qu’il faudrait réduire la culture à la religion ou la religion à la culture. Cependant la définition même de la culture (re)donnée par l’UNESCO dans la Déclaration Universelle sur la diversité culturelle met l’accent sur un certain continuum entre culture et religion en parlant de « traits distinctifs spirituels », de « façons de vivre ensemble », de « systèmes de valeurs », de « traditions » de « croyances ». Mais j’ajouterai qu’indirectement, cette Déclaration renvoie aussi au champ d’action de la laïcité car elle veut articuler « diversité » et « unité » et indique que « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme » et « en limiter la portée ».
Au reste, si on considère la laïcité historique française, telle qu’elle s’est établie au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle par la laïcisation de l’école publique, on s’aperçoit qu’elle a déjà rencontré le problème de la diversité culturelle et ne lui a pas donné la réponse uniformisante et simpliste dont elle est trop souvent accusée. Il n’est pas inutile de s’attarder quelques minutes sur ce moment de l’histoire française, non pour le sacraliser ou pour le raconter de façon idyllique, mais parce que le présent ne surgit pas du néant et qu’il présente à la fois des continuités et des ruptures. Nous trouvons donc là un bon élément de comparaison pour nous aider à évaluer la situation d’aujourd’hui.
Certes, au départ on peut croire à un certain antagonisme entre laïcité historique et diversité culturelle : cette école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France, des méthodes globalement identique, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. Un certain nombre de clichés insistent sur ses rigidités, propagent, pour s’en moquer, son « sottisier jacobin », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf (1996). Mais les clichés majorent certains aspects de la réalité et en rejettent d’autres dans l’impensé et la même historienne affirme que ce modèle « n’a pas eu la rigueur dogmatique qu’on lui a prêtée ». Les hussards noirs de la république, précise-t-elle, estimaient, certes, « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », mais ils étaient également convaincus « que les êtres humains n’on t de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » Et elle indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattu pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».
Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration consistait à inciter les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales. Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Mais là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude envers ces langues n’a pas été uniforme et qu’une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, beaucoup moins pour le basque ou le breton où le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où les velléités séparatistes existaient. Le politique a surdéterminé le culturel et, naturellement, on peut estimer que la menace a été majorée et que, là aussi, certaines accommodations auraient été possibles sans que la République ne se trouve en danger. Mais il faut retenir ce fait : il y a des moments où diversité culturelle et conflit politique interfèrent. Il vaut mieux regarder en face les difficultés que les minimiser ou les masquer.
Cependant, on aurait tort de réduire la francisation à ce seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement non seulement des possibilités de mobilité géographique et sociale mais, lié à cela, un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a non seulement élargissement de l’espace, mais aussi (et cela va de pair) élargissement de la maîtrise de l’espace, démocratisation de cette maîtrise de l’espace. Et cette démocratisation aboutit à plus de responsabilité personnelle, à plus de liberté individuelle.
La relecture de l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants, est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines, qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).
Les « petites patries » sont incluses dans la « grande patrie », la pluralité est interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. Et donc l’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire. Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre.
Ce tableau rapide montre divergences convergences.
Convergences car, et c’est son intérêt, il permet de montrer qu’il est faux d’opposer la laïcité française et la diversité culturelle. Celle-ci en a eu le souci et, lors de son établissement, elle y a vu un enrichissement. Convergence aussi car ce rappel du passé nous met en garde contre une vision plus ou moins angélique de la diversité culturelle : celle –ci peut poser un problème politique et même, précisons le, un problème politique où des valeurs se trouvent en jeu. Quand l’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.
Divergence car, vous l’avez certainement déjà noté, la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était alors géographiquement englobé dans l’ensemble national. Quand vous avez, comme c’est le cas dans certains départements de la région parisienne ou d’autres grandes villes, des personnes (et donc des élèves) de plus de cent nationalités différentes, quand plus du tiers des accouchements sont le fait de femmes issues de l’immigration, le problème de la diversité culturelle se pose à nouveaux frais. Car c’est presque le monde entier qui est présent au niveau du local. Et cela est exact, y compris dans ‘la France profonde’. Dans ma terre natale, au Nord de la Haute-Vienne, il y a encore trente ans, tout un chacun parlait de « La Normande » pour désigner une des femmes du village, qui était là depuis des décennies. Maintenant, outre des Anglais et des Néerlandais, vous trouvez un couple franco-africain, un monastère bouddhiste dont les occupants viennent d’Asie du Sud-est et des ouvriers turcs et originaires du Maghreb, venus travailler pour créer des quatre voies.
Inversement, ce rapport du politique à la diversité culturelle est également structurellement différent car une bonne partie de la population qui peut, d’une manière ou d’une autre, se réclamer d’une culture, vit hors du terroir qui, historiquement, l’a portée : la multiplication des ‘diasporas’ constitue aujourd’hui un fait culturel majeur rendant de moins en moins possible la réduction d’une culture à son expression territoriale.
Ce double éclatement implique le risque d’une déperdition des cultures, et il n’est guère étonnant que la notion de « diversité culturelle » soit de plus en plus utilisée, jusqu’à devenir une notion quelque peu caoutchouteuse. Quand l’UNESCO affirme que la « diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. », on est quelque peu dans la perspective des espèces menacées. Mais cette analogie ne doit pas masquer les divergences fondamentales entre l’ordre biologique et l’ordre social et c’est dans la logique de cet ordonnancement qu’il faut réfléchir à cette diversité.
Et là, nous pouvons retrouver, sinon une convergence complète, du moins une analogie avec la situation d’avant-hier, avec le message qui valorisait l’itinérance, le voyage comme topos de la liberté et de la responsabilité individuelle. Une appartenance politique et administrative, dans un pays démocratique, est de l’ordre du tout ou rien et appartient à la logique de l’équivalence : on n’est pas à moitié Français, ou Français d’une certaine manière et pas d’une autre. On est Français (ou Anglais, ou Italien) à part égale avec tous les autres reconnus comme tels par les règles qui gèrent l’attribution de la nationalité. Par contre, il existe mille manières de se rattacher à une culture, et ce rattachement peut être plus ou moins lâche, plus ou moins étroit. « Aucune communauté autre que formalisée par des règles administratives ou politique n’est ‘pure’, écrit Ph. Lazar (2003), strictement assimilable à un moment donné, à un ensemble parfaitement défini d’individus. »
(à suivre)
10:17 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (2)
04/06/2006
LAÏCITE ET LIBERTE DE PENSER
Voici d’abord la prose de Prochoix.
" Jean Baubérot : faux défenseur de la laïcité
Jean Baubérot est le seul homme de la commission Stasi à ne pas approuver la loi contre les signes religieux à l’école publique.
Ce qui est bien logique puisqu’il milite depuis des années — sous couvert d’objectivité scientifique — pour l’assouplissement de la laïcité française vers une laïcité à l’anglo-saxonne, jugée « plus ouverte » aux religions.
Ce qui l’amène notamment à réclamer la reconnaissance de certaines sectes évangéliques comme étant de "nouveaux mouvements spirituels". Conformément au souhait du département d'Etat américain faisant la guerre à la législation anti-secte de la France.
A l'occasion du 9 décembre 2005, il a publié dans le journal Le Monde une déclaration signée par 212 universitaires de 29 pays se présentant comme un appel pour un "renouveau laïque" mais qui est en réalité l'occasion d'une très subtile redéfinition du principe de laïcité : Article 4 : "Nous définissons la laïcité comme l'harmonisation, dans diverses conjonctures sociohistoriques et géopolitiques, des trois principes indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; autonomie du politique et de la société civile à l'égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non discrimination directe ou indirecte des êtres humains".
Signé : Prochoix.
1ère remarque : Damned, je suis dévoilé ! J’ai pourtant longtemps trompé mon monde, aussi bien les professeurs de « l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sorbonne » (comme nous disons, pour frimer un peu) quand, fort distraits sans doute, ils m’ont élu, il y a seize ans, titulaire de la 1ère chaire sur la laïcité, j’ai aussi trompé la direction du CNRS quand elle m’a nommé, quatre ans plus tard, directeur du Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité, lors de sa création, j’ai enfin trompé une bonne centaine de collègues français et étrangers qui m’ont demandé depuis lors d’aller faire des cours et des conférences sur la laïcité dans leurs universités ou centres de recherches (je vous épargne la liste qui va de Vancouver et Los Angeles à Tokyo et Kyoto… et pas en traversant le Pacifique). Abuser tant de monde, de gens…qui ne se sont pas aperçus que l’ « objectivité scientifique » dont je me parais n’était qu’un leurre, il faut quand même le faire ! Avouez que Prochoix aurait pu admettre que je suis un véritable artiste dans mon genre.
Malgré cet oubli, 2ème remarque, je m’écrie très sincèrement : Merci Prochoix, grand merci. Vous affirmez être au service « des libertés individuelles » et refuser « l’essentialisme, le racisme, l’intégrisme et toute idéologie totalitaire ou anti-choix ». Ces objectifs sont tellement les miens que nous avons fait un petit brin de route ensemble[1]. J’aurais donc pu, sait-on jamais, un soir d’extrême fatigue, me laisser impressionné par telle ou telle de vos affirmations. Maintenant, je suis totalement vacciné grâce à la façon dont vous avez insinué que je suis (quoi au juste ?) : Le complice inconscient ? L’allié conscient? L’agent patenté ? Autre chose encore ? du…Département d’Etat américain. Chaque fois que vous ferez une affirmation péremptoire que je ne pourrai pas vérifier, je m’en souviendrai. Car le procédé que vous utilisez, vous ne l’avez certes pas inventé. Il est usé jusqu’à la corde, mais il marche toujours. C’est l’amalgame insidieux. En Amérique, cela a donné ceci : "X ou Y (intellectuel américain) est contre l’intervention américaine en Irak, conformément à la position de Jacques Chirac et de la France qui font la guerre à la défense du monde libre par l’Amérique ». Avec une telle manière de raisonner, Prochoix aurait pu tout aussi bien écrire : « telle ou telle personne de gauche ou d’extrême gauche a voté non au référendum européen, conformément à Le Pen… ». Le rapprochement est absurde naturellement. Et pourtant c’est ainsi que Prochoix raisonne, et des badauds applaudissent !
Ainsi, l’enjeu de ce type d’attaque dépasse, et de très loin, mon cas personnel. Et c’est pourquoi cela vaut la peine de décrypter l’ensemble de cette fiche car elle manifeste une façon de raisonner typique d’un discours absolutiste, ou pour parler comme Prochoix et les médias, d’un discours intégriste.
Troisième remarque : relisons donc ensemble cette petite fiche.
- « faux défenseur de la laïcité » :
dés le départ, les dés sont pipés : la laïcité se trouve réduite à un combat idéologique opposant les ‘bons’ (Prochoix, vrai défenseur de la laïcité) et les ‘méchants’ (dont les plus pernicieux sont, naturellement, les « faux défenseurs de la laïcité », chevaux de Troie au service de ses ennemis). Avec Prochoix, aucun espace possible pour « l’objectivité scientifique », présentée un peu plus loin comme un masque, aucun espace pour une réflexion critique sur la laïcité, une analyse rationnelle de la laïcité où l’on prendrait un peu de recul.
- « J. B. est le seul homme de la Commission Stasi à ne pas approuver la loi contre les signes religieux à l’école publique. »
Passons sur la désignation « homme » alors que la Commission était composée de personnes des 2 sexes, passons sur le fait que d’abord nous étions 3 à ne pas avoir approuvé et que 2 personnes sont revenues sur leur vote, quelle est la signification de cette phrase : Que la Commission Stasi aurait du voter unanimement,…comme un seul homme ? Qu’un point de vue « dissident » (pour parler comme ces horribles anglo-saxons) est illégitime ? Qu’on n’a pas le droit d’être minoritaire ? Que la moindre réserve face à cette loi ne peut qu’avoir des raisons peu honorables ? Le propos n’est pas clair, alors voyons la suite :
- « Ce qui est bien logique puisqu’il milite depuis des années — sous couvert d’objectivité scientifique — pour l’assouplissement de la laïcité française vers une laïcité à l’anglo-saxonne, jugée « plus ouverte » aux religions »
Là tout devient clair : manifester une réserve face à la loi sur les signes dits ostensibles, ne pas avoir été dans l’unanimisme ne peut être en aucun cas une option dans un débat pluraliste. Non, ce n’est « logique » que si l’on est un mauvais esprit qui milite de façon masquée, insidieuse (« sous couvert ») pour anglo-saxonniser notre douce France. Horreur !
A noter que le « plus ouverte » se trouve entre guillemets, comme s’il s’agissait d’une citation, ce qui est faux (j’ai indiqué la critique que je fais à la notion de « laïcité ouverte » dans une Note du 15 janvier 2005 ; consultez les Archives du Blog).
Ne quittons pas top vite ce passage : il n’a pas fini de nous édifier. Car, figurez –vous, en lisant un mauvais livre, j’ai trouvé ce passage, digne d’un demi faux défenseur de la laïcité : sur le fait d’interdire ou de ne pas interdire les signes dits ostensibles à l’école publique « on avait parfaitement le droit d’hésiter entre ces deux options. Moi-même j’ai longuement réfléchi… » Et quelques lignes plus loin : « débattre de l’opportunité ou non d’une loi était non seulement légitime mais nécessaire ».
De qui sont ces propos qui fleurent l’hérésie et vont sûrement provoquer une fiche vengeresse prochainement sur le site de Prochoix ? Question à 10000 € : quel est le nom de l’auteur (e) ?
L’auteure est…la rédac’chef de Prochoix, Caroline Fourest elle-même[2] La première citation, en son entier est « Moi-même j’ai longuement réfléchi avant d’être sûre que la réaffirmation du principe de laïcité dans sein de l’école publique mettrait un coup d’arrêt aux ambitions de certains groupes intégristes. » (ainsi, la phrase commence en parlant de réflexion, elle continue dans la pure langue de bois). Alors on comprend tout : on « avait le droit d’hésiter », on pouvait réfléchir, mais depuis que Caroline Fourest est « sûre » du bon Prochoix, le doute n’est plus permis, n’est plus admissible : il ne peut « logiquement » qu’être le fait d’un pernicieux complice des anglo-saxons que notre moderne Jeanne d’Arc va bouter hors du beau Royaume de France.
Ouf, nous avons eu chaud. Nous voilà rassurés. Que nenni : à la relecture, une nouvelle horreur apparaît. Prochoix -traître à la couronne (laïque)- emploit une expression ignominieuse : il est question, en effet,d’une « laïcité à l’anglo-saxonne ». Est-ce dieu possible : on pourrait écrire cela sans que son ordinateur explose de colère ! Cette formule n’est-elle pas blasphématoire ? Prochoix aurait-il passé à l’ennemi anglo-saxon ? Au secours. Help
Les certitudes les plus établies s’écroulent !
Ah, non : Merci : de Do Rémi une voix céleste me rassure, en relisant le texte de manière « très subtile », je remarque qu’il y a « LA laïcité française » -l’universelle- et « UNE laïcité à l’anglo-saxonne » (comme il y a une laïcité mexicaine, turque, québécoise, etc.), sottement particulariste (tellement particulariste qu’il y en a même plusieurs car la situation est loin d’être identique en Angleterre, au Pays de galle , aux Etats-Unis, etc.).
Mais rassuré, je ne le suis qu’à moitié : est-ce bien absolument sûr que pour Prochoix la France est la seule et unique détentrice de la laïcité ? Est-il bien certain qu’elle est universelle à elle toute seule ? J’espère que la suite va me donner la certitude à laquelle j’aspire.
- « Ce qui l’amène notamment à réclamer la reconnaissance de certaines sectes évangéliques comme étant de "nouveaux mouvements spirituels". Conformément au souhait du département d'Etat américain faisant la guerre à la législation anti-secte de la France. »
J’ai déjà commenté ce passage. Deux précisions complémentaires.
1) si l’on veut connaître d’un peu près le courant évangélique, on peut consulter le Blog d’un chercheur au CNRS : Sébastien Fath, auteur de plusieurs ouvrages sur la question.
2) par ailleurs, ma position n’a jamais consisté à défendre tel mouvement plutôt que tel autre, mais à réclamer la liberté pour tous et le droit commun pour ceux qui en abusent (cf. . la Note du Blog où vous trouverez mon intervention à la MIVILUDES). Là encore, c’est une tactique éprouvé : au XIXe siècle la droite réactionnaire qui accusaient les défenseurs de la liberté de la presse (là encore, ils disaient : liberté et droit commun pour les abus), insinuaient que ces défenseurs voulaient cautionner en fait tel ou tel ou tel journal qui sentait un peu le souffre.
- « A l'occasion du 9 décembre 2005, il a publié dans le journal Le Monde une déclaration signée par 212 universitaires de 29 pays se présentant comme un appel pour un "renouveau laïque" mais qui est en réalité l'occasion d'une très subtile redéfinition du principe de laïcité : Article 4 : "Nous définissons la laïcité comme l'harmonisation, dans diverses conjonctures sociohistoriques et géopolitiques, des trois principes indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; autonomie du politique et de la société civile à l'égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non discrimination directe ou indirecte des êtres humains".
Enfin, cette fois tout doute est écarté : que 212 universitaires de 29 pays signent ensemble une « Déclaration universelle sur la laïcité » (naturellement Prochoix ne donne pas le titre) ne peut être qu’une hérésie d’autant plus dangereuse qu’elle est « très subtile ». Et pour bien montrer à quel point le « principe de laïcité » est en grand péril et l’ennemi anglo-saxon a fait des émules, citation est donnée de l’Article 4 (le plus horrible des 18 Articles de la Déclaration, sans nul doute).
Et là, moi qui suis, je l’avoue au confessionnal de Prochoix, totalement ignare en matière de laïcité, je demande très humblement, à genoux, que Prochoix et ses grandes prêtresses m’expliquent, me disent ce qui est le plus horrible dans l’horreur très subtilement antilaïque : La liberté de conscience ? L’autonomie du politique ? La non discrimination ? Les trois ? J’avoue que j’hésite et, tel l’âne de Buridan, n’arrive pas à me décider.
En plus, je suis vraiment nul, car avant de lire Prochoix, j’aurais eu bêtement tendance à me réjouir : à estimer positif que plus de 200 universitaires de près de 30 pays prônent la laïcité, alors que certains en font une ‘exception française’. Stupidement, j’aurais trouvé cela fort intéressant. Grand bêta que je suis : « le principe de laïcité » ne peut pas être explicité par des étrangers ! On n’a nullement à écouter ce qu’ils peuvent dire. On ne peut rien apprendre d’eux. Leurs propos ne peuvent être que la « redéfinition » pernicieuse d’un « principe » (au singulier) établi une fois pour toute de façon intangible et ad aeternam. Ainsi donc, j’ai bien la réponse à ma question : la France est universelle à elle toute seule et quand des étrangers se mêlent à parler de laïcité, ils ne peuvent le faire qu’en tant que « faux défenseurs de la laïcité ».
J’allais partir totalement rassuré et jurant désormais que je n’aurai jamais d’autre choix que ceux que me dicteraient Prochoix. Et tout à coup, j’ai été terrassé par une profonde inquiétude : Corneille avait écrit : « Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. » Six fois plus. Eh bien, là, c’est bien pire : au début du texte Jean Baubérot est tout seul comme « faux défenseur de la laïcité », et, par un prompt renfort, quelques lignes plus loin, il est devenu 212 universitaires de 29 pays. Help ! Help ! Help ! Caroline-Jeanne : nous sommes cernés, et pas seulement par les anglo-saxons : voilà que des personnes de 29 pays se déclarent laïques…. On n’est plus chez nous ! Issons le drapeau du national-universalisme et boutons ces étranges étrangers hors de la laïcité franco-française.
PS:si le commentaire mis immédiatement après que la Note ait été rédigée (un dimanche à 23 heures: à croire que le Blog est surveillé en permanence!) émane bien de Prochoix, l'illustration de mes propos continue: ce commmentaire, outre quelques mensonge, montre en effet l'interdiction formelle de réfléchir, par exemple à l'évolution des rapports public-privé depuis un siècle. Mais foin de la réflexion, achetez plutôt des teeshirts!
[1] Il est cependant inexact de dire, comme le prétend le commentaire signalé, que j’aurais été « membre de Prochoix ». J’ai participé (comme personnalité invitée), à une de ses conférences de presse.
23:40 Publié dans Le Grand Bétisier de la Laïcité | Lien permanent | Commentaires (9)
25/05/2006
PARITE ET DIVERSITE, MÊME COMBAT
D'ici la fin de la semaine, une nouvelle Note:
Menace sur la liberté de penser.
Les prochaines élections présidentielles en France et le fait que, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une femme peut être élue présidente de la République font que la lutte contre la discrimination que subissent les femmes dans le domaine politique redevient d’actualité. Il se trouve que je connais personnellement Ségolène Royal puisque j’ai été membre de son Cabinet en 1997-1998, quand elle était ministre de l’enseignement scolaire (je m’occupais de la formation à la citoyenneté)… et je souhaite fort qu’elle réussisse. Cette situation fait que beaucoup de personnes m’interrogent à son sujet. Et je suis frappé par le genre (sans jeu de mots !) de questions posées, venant de personnes qui devraient être sans problème dans une culture où l’égalité homme-femme est chose normale : ces questions tournent autour sa « capacité » à gouverner. Elle a fait partie du Cabinet présidentiel pendant le premier septennat de Fr. Mitterrand, elle a été 3 fois ministre, elle est présidente de région… Bref on trouve là un exemple typique d’une inflation d’exigences que nous n’aurions pas s’il s’agissait d’un homme.
Quand je témoigne de mon étonnement à certains collègues universitaires, la réponse la plus fréquente, c’est : « que voulez-vous nous sommes un pays culturellement catholique ». Or l’Irlande, nation catholique s’il en est, a élu en 1990 Mary Robinson comme présidente de la République, et le Chili en ce début d’année 2006, a suivi cet exemple. D’ailleurs, ces références à géométrie variable m’amusent (et me chagrinent un peu) : l’islam serait en délicatesse avec certaines valeurs de la « République laïque », et tout à coup, bonne excuse, la France se retrouve culturellement catholique et cela expliquerait, sans véritablement poser problème, qu’elle ne vit nullement les valeurs qu’elle proclame !
Nous l’avons vu avec Olympe de Gouges et aussi avec le rappel que le refus du droit de vote des femmes a été justifié par le mythe de la « femme soumise » au « cléricalisme » : il a existé historiquement en France un antiféminisme républicain et laïque qui n’a pas disparu par enchantement. Le parti socialiste n’a pas normalement) une culture catholique forte ! Or, j’entendais il y a quelques jours sur France Inter (publicité gratuite !) que pas mal de « jospinistes » seraient prêts à se rallier à Fabius, si le retour de Jospin s’avérait impossible, pour éviter (disent-ils) une « oie blanche » (sic !!), c'est-à-dire, en fait, une femme. Sous réserve que l’information soit bien exacte, elle est alors plus que significative. Et ce qui me fait penser qu’elle l’est sans doute, c’est qu’effectivement, je sais par ailleurs, que François Hollande est accusé, dans son parti, de ne pas savoir « tenir » sa compagne, ce qui signifie que la présence d’une femme parmi les candidats à la candidature apparaît profondément illégitime. C’est quand même extraordinaire,… et surtout révélateur.
Le sexisme, et notamment le sexisme politique, est une réalité dont les milieux qui se veulent très laïques (rappelez vous : deux des présidentiables du PS au premier plan pour l’interdiction du foulard à l’école publique et qui ont accueilli la candidature de S. Royal, l’un en disant « mais qui va garder les gosses ? », l’autre en déclarant : « l’élection présidentielle n’est pas un concours de beauté » !) s’avèrent friands. Pourtant la France a voté une loi, la loi du 6 juin 2000, pour obtenir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. Et cette loi est la plus exigeante possible en la matière. Pays paradoxal (et pas seulement sur ce sujet !).
Cette loi a suscité, en son temps, un grand débat et l’examen des arguments échangés est très intéressant. Olivia Bui-Xuan les a synthétisés dans un ouvrage sur le droit public français[1]. Rappelons d’ailleurs, ironie de l’histoire, que c’est le gouvernement Jospin qui a fait voté cette loi dont l’état d’esprit devrait faire trouver banal qu’une femme puisse être présidente de la République. Mais passons.
Cette loi impose, selon des modalités différentes, que pour les élections au scrutin de liste, les listes déposées comportent 50% de candidats de chacun des deux sexes (à une unité près). Pour les législatives, les partis politiques doivent présenter (à 2% près) un nombre égal d’hommes et de femmes comme candidats, sous peine de sanctions financières : d’ailleurs les « partis de gouvernement » ont préféré payer ces sanctions plutôt que de se conformer à la loi et le pourcentage de femmes à la Chambre des députés, qui était de 10,9% avant la loi, est glorieusement passé à….12,3%. Bravo Messieurs les députés. Je dirai même que votre progressisme échevelé va trop loin : voyons 11,67352 % aurait suffit, ne croyez-vous pas ?
Comme souvent, la France s’est payé un beau débat de principe, sans que la réalité suive (on peut quand même espérer mieux en 2007 !).
Les arguments donnés contre la loi nous intéressent au premier chef car nous retrouvons le sujet abordé il y a 3 semaines avec la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : pour Eleni Varikas reconnaître « le caractère genré de l’individu » porterait atteinte « au substrat de base de la démocratie représentative qui est l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier ». Dominique Schnapper, la plus subtile et la plus nuancée des membres de cette mouvance, récite pourtant, à cette occasion, le catéchisme républicain : en France, « tous les membres, quels que soient leurs origines historiques ou religieuse, leur sexe, leurs caractéristiques sociales, quelles que soient leur diversités et les inégalités qui les séparent sont également des citoyens (…) civilement, juridiquement, politiquement libres et égaux. » Belle « abstraction », mais cache sexe de discriminations de fait. Décidément, il semble qu’Olympe ait été guillotinée pour rien. La leçon n’est toujours pas comprise.D’autres personnes, comme le doyen Georges Vedel ou Elisabeth Badinter, insistent sur le risque de ‘contagion’. Ainsi cette dernière fait remarquer que « les femmes ne sont pas les seules victimes de la société, les autres aussi vont demander leur part, au mépris de la cohésion. Laissons entrer le particularisme dans la définition du citoyen et nous vivrons une sinistre cohabitation de ghettos différents. Je ne veux pas du communautarisme. La République repose sur l’abstraction de la règle, la généralité de la loi, pas la spécificité des individus ou des communautés. ».
Bref, la parité était alors de l’horrible communautarisme, elle marquait la fin de l’universalisme abstrait. Donc, belles dames et beaux messieurs, qui vivez dans la douce France, depuis 6 ans maintenant, vous habitez dans l’enfer communautariste. Et dire que vous ne vous en étiez même pas rendu compte. Maintenant que vous le savez, allez-vous pouvoir dormir ce soir ? Qu’attendez-vous pour émigrer dans des lieux plus cléments, plus « républicains » : l’Amérique, par exemple, qui n’a jamais été si loin dans la « discrimination positive » imposée par la loi !
Les arguments en faveur de la parité sont, comme d’ordinaire, dépendants de l’idéologie dominante. Ils cherchent à démontrer en effet qu’il ne s’agit pas de « communautarisme » ; laborieuse démonstration qui, hors du petit hexagone n’aurait pas lieu d’être (car on n’est pas ainsi obsessionnel) ou, à tout le moins, ne prendrait pas cette importance. André Comte-Sponville affirme doctement : « Donner un statut de droit à une différence biologique ou physiologique alors que le plus souvent nous la mettons et fort heureusement entre parenthèse, ça me paraît prendre en compte ce que la différence sexuelle a de singulier parmi toutes les autres différences biologiques possibles. C’est pourquoi, il ne s’agit pas dans mon esprit de mettre un doigt dans le communautarisme. » Et, comme chacun le sait ou devrait le savoir, le réel est prié de se conformer à ce qu’a « dans l’esprit » le clinquant penseur médiatique.
Je plaisante, mais étant un descendant de paysans, j’ai besoin qu’on m’explique pourquoi on doit tenir compte là d’une différence que l’on met « heureusement entre parenthèse » le reste du temps. Ce serait ce pas pour lutter contre une discrimination ? Mais alors, prendre des mesures analogues pour lutter contre les autres discriminations n’est peut-être pas de l’horrible « communautarisme » ! Et ne devrait-on pas se libérer une fois pour toute de cette obsession « communautariste » qui empêche de penser sereinement, rigoureusement.
Ma question est identique quand je lis que Sylviane Agacinski affirme qu’ « on ne saurait comparer ni les femmes ni les hommes à un groupe ethnique, régional ou social. Ce serait confondre un caractère anthropologique universel, comme le genre sexuel, avec un trait social quel qu’il soit ». Les femmes ne constitueraient pas une minorité puisqu’elles formeraient…la moitié de l’humanité. C’est oublier qu’une minorité, sociologiquement, l’est moins à cause de son nombre que parce qu’elle est victime de minorisation. C’est oublier que le genre est une construction sociale autant qu’un caractère anthropologique universel et que la diversité culturelle et ethnique est, elle aussi, est un caractère anthropologique universel et une construction sociale[2].
La référence à la « différence biologique ou physiologique », a infériorisé les femmes et les non-blancs d’un même mouvement, pourquoi l’émancipation des unes devrait-elle se trouver complètement dissociée de l’émancipation des autres ? Tout cela sent un peu le féminisme caviar. Un autre féminisme met en question ce féminisme bien propre sur lui de « celles qui ont la chance d’être « normales », c'est-à-dire blanches et middle class », voire classes supérieures, pour prôner une « question féministe (non) dissociée de la question des inégalités sociales et des discriminations racistes » (N. Guénif-Souilamas – E. Macé, Les féministes et le garçon arabe, L’Aube, 2006).
Bien sûr, la question du genre présente des singularités. C’est pourquoi il y a « parité » d’un côté, « reconnaissance de la diversité » de l’autre. Mais, au niveau de la lutte contre les discriminations, les analogies sont fortes. Les problèmes générés par la parité sont même plus importants que ceux que peuvent poser les autres luttes, dont l’exigence est seulement la diversité. Parlez-en aux hommes de 30-45 ans, militants dans le parti socialiste. Ce parti a décidé, avec quelque retard, d’appliquer la loi en 2007 et, coincée entre les anciens qui veulent conserver leurs postes et les femmes, une génération d’hommes s’estime sacrifiée puisqu’il n’y a plus de place disponible pour eux.
Attention que la prise en compte de la parité sans véritable reconnaissance de la diversité ne se situe pas dans la droite ligne d’une histoire française, familière du dualisme (cf. le conflit des « deux Françe ») mais manquant profondément d’habitus pluraliste.
En effet, qu’a fait alors le gouvernement de l’époque : il a tenu bon face aux accusations de « communautarisme », il a fait modifier la Constitution et voter la loi. Mais, AU MÊME MOMENT, il a refusé de tenir compte du rapport de J.-M. Belorgey (qu’il avait portant commandité) à la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité : Lutter contre les discriminations (La Documentation française, 1999). Ce rapport, en effet, demandait la création d’une Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations analogue à la Commission for Racial Equality britannique. Alors là, vous n’y pensez pas, la France, the pays universel de la planète, suivre l’exemple de la Grande Bretagne, cette pôvre contrée engluée dans un particularisme niais ! Jamais ! Bref, le rapport fut classé sans suite et… ce fut la droite et Jacques Chirac qui ont créé, au printemps 2005, la HALDE :Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité des chances.Moralité :…. Je vous laisse la trouver tout/e seul/e
[2] S. Agacinski a été mieux inspiré en écrivant : « si l’universalisme consiste à ignorer la différence sexuelle, alors il faut faire la critique philosophique et politique de l’universalisme » (Le Monde, 18 juin 1996) : la critique de l’universalisme abstrait ? Très certainement oui.
17:30 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (6)
18/05/2006
LA FIN DE LA CRISE DES INVENTAIRES (en 1906)
De la fin de la Crise des Inventaires
A la victoire électorale (mars-mai 1906)
Des leçons pour aujourd’hui
Je vous ai laissé, il y a déjà plusieurs semaines, en pleine crise des inventaires, début mars 1906 (cf. la catégorie « Les nouveaux impensés de l’après centenaire »), et vous êtes plusieurs à réclamer… la suite. A croire que certains n’en dorment plus. C’est vrai que la précédente Note sur le sujet date du 14 mars. Promis, je ne vous laisserai plus ‘en plan’ aussi longtemps. En plus, j’ai une semaine de retard car je vous avais promis une nouvelle note le 11 mai,…et elle n’est jamais arrivée par suite de problèmes d’ordinateurs.
Voici la suite des événements.
Nous en étions donc aux 6 et 7 mars 1906. Le 6 mars, les inventaires ont fait une victime, à Boeschepe en Flandres. Le 7 mars, est publié le Règlement d’Administration publique (dont nous reparlerons, car il aurait du calmer les inquiétudes des catholiques) et le même jour, il se produit un débat houleux à la Chambre et le gouvernement Rouvier est renversé (267 voix contre 234).
Briand, comme les autre socialistes du nouveau parti socialiste unifié (la SFIO ou Section Française de l’Internationale Socialiste), a voté contre le gouvernement, après avoir prononcé un discours où il a déploré son « manque de prévoyance » et où il a lancé aux adversaires de la séparation, qui espèrent la faire échouer grâce à cette crise des inventaires :
« La loi restera ce qu’elle est en réalité, bien différente de ce que vous auriez voulu : elle restera une loi de tolérance et d’équité… dont il ne tenait qu’à vous de faire une loi d’apaisement. Si elle devient une loi de meurtre, comme on l’a dit tout à l’heure, ce sera par vous ! ». Et il s’adresse ensuite à la majorité parlementaire ainsi : « Quant à nous, messieurs, (…), nous saurons garder notre sang froid ; nous nous garderons de tout acte qui pourrait avoir pour conséquence ce que beaucoup, hélas désirent, appellent même de leurs vœux les plus ardents (…), à savoir mettre du sang sur la loi et sur la République. Non cela ne sera pas. La loi sera exécutée avec modération et prudence, mais aussi sans faiblesse ».Briand reste donc fidèle à sa conception de la laïcité, en dépit de la tourmente, de la menace qui pèse sur la République : il continue de vouloir du « sang froid », terme qu’il avait déjà utilisé à plusieurs reprises lors des débats sur la séparation. Pour lui tolérance, équité, modération, prudence ne sont nullement synonymes de « faiblesse ». Il ne répond donc pas aux provocations et aux violences par un durcissement, mais au contraire par la volonté de ne pas dévier de la ligne fixée, du cap de « l’apaisement », persuadé que c’est ainsi et non en ressemblant à ses adversaires extrémistes que la laïcité triomphera. Belle leçon !
Le président de la République appelle un radical Jean Sarrien, homme de gauche mais assez terne, pour succéder à Rouvier. Clemenceau, qui n’en ratait pas une, commentait : « Ca ? Rien ! Tout un programme ! » Mais Sarrien veut que Briand fasse partie de son ministère. C’est logique : ainsi il pourra appliquer « sa » loi. Or cette venue se heurte à deux difficultés : d’une part Briand exige que Clemenceau soit également ministre, ce qui n’était nullement prévu ; ensuite Briand va avoir des problème avec son parti, qui ne veut plus collaborer avec un « gouvernement bourgeois ».
Pourquoi Briand, qui n’aimait pas Clemenceau, tenait-il tant à l’avoir comme collègue ? Pour l’obliger à partager les responsabilités du pouvoir. Clemenceau avait traité Briand (et Jaurès) de « socialistes papalin (= du pape) » et Briand savait qu’il serait très difficile d’appliquer sereinement la loi et de prendre les décisions difficiles qui s’imposaient sous le feux de ses critiques. Clemenceau était un homme politique, mais aussi (et peut-être alors surtout) un homme de plume, un journaliste. Il se montrait un critique féroce et avait une réputation de « tombeur de ministère ». Il semble qu’il se complaisait quelque peu dans ce pouvoir de nuisance.De tout temps, il est nettement plus facile de démolir que de construire ! Vérité élémentaire, mais néanmoins juste. Il fut difficile de convaincre Clemenceau. Passer de l’autre côté de la barrière c’était subir à son tour le feu de la critique. Briand lui fit remarquer : « l’opposition n’est pas une carrière. Il n’y a qu’au pouvoir que l’on peut servir ses idées ».
Cela me permet de répondre à une pertinente remarque d’Achtungseb sur ma Note de la semaine dernière concernant le sexisme de la Déclaration de 1789 : Il a tout à fait raison de souligner que Condorcet a été un partisan du droit des femmes, et Condorcet a eu d‘ailleurs beaucoup d’autres idées pertinentes, « en avance sur son temps » comme on dit. Le problème est que Condorcet a toujours échoué à faire passer ses idées dans la réalité. Il ne s’agit pas de le lui reprocher mais de le constater car, significativement, aux Etats-Unis les spécialistes insistent sur ces échecs répétés, tandis qu’en France Condorcet n’ayant jamais eu le pouvoir, peut être (considéré comme) un pur, un visionnaire, quelqu’un dont on se réclame de manière plus ou moins religieuse. Attention à cette manière de privilégier le pur ciel des idées au détriment de la basse réalité concrète : c’est ainsi que l’on peut philosopher à l’infini et attaquer tout le monde sans jamais mettre les mains dans le cambouis. Avoir les mains pures car, comme le disait Péguy, on n’a pas de mains. Attention à ne pas avoir, à l’égard du pouvoir, la même attitude que les bourgeois du XIXe siècle avaient (officiellement) à l’égard de la sexualité : c’est sale ! C’est ainsi que l’on vote pour des candidatures de témoignage,… et qu’un certain Le Pen peut se retrouver au second tour de la présidentielle : en 2007, souvenez-vous de 2002. Dans la Note de la semaine prochaine d’ailleurs, on va parler (mais à la manière du Blog) des présidentielles.Revenons a Clemenceau : donc il accepte l’idée d’entrer au gouvernement, ce qui (grâce à Briand, et cela mérite d’être souligné) marque un tournant dans sa carrière (et change l’histoire, vu le rôle joué par Clemenceau en 1917-1918). On raconte que, du coup, Sarrien l’invite, veut lui offrir l’apéritif, lui demande : « Qu’est-ce que vous prenez ? » Et Clemenceau de répondre : « Le ministère de l’Intérieur » !
Bref ces deux hommes, qui continuèrent de ne pas s’aimer, font partie désormais du même gouvernement. Ce n’est certainement pas dans la France d’aujourd’hui que l’on verrait pareille chose ! (excusez moi, celle là, je n’ai pas pu me retenir de la faire !).
Le second problème était le parti socialiste. Rouvier avait déjà demandé, en 1905, à Briand de faire partie de son gouvernement. Cela aurait été logique : ainsi il aurait défendu le projet de loi de séparation comme Ministre des cultes et non comme rapporteur de la Commission. Mais Briand, à ce moment là, avait demandé l’autorisation à Jaurès et ce dernier avait dit non. Cette fois Briand ne demande plus l’autorisation mais, simplement, il avertit Jaurès de la chose. On est le 11 mars 1906 et, le soir, il y a une réunion du Conseil du parti socialiste SFIO. Or celui-ci a fait sons unité sur le mot d’ordre de classe contre classe. Millerand avait pu (difficilement d’ailleurs) être membre du gouvernement Waldeck-Rousseau (1899-1902) sans être exclu du parti socialiste, la position de Briand est plus délicate encore. Il veut s’en expliquer devant ses amis. Jaurès l’en empêche en lui disant que ce n’est pas à l’ordre du jour du Conseil. Briand se tait... et apprend, par l’éditorial de Jaurès dans l’Humanité du lendemain, que ses petits camarades se sont re-réunis après son départ et l’ont exclu.
Jaurès, à qui Briand (par son brio !) avait plusieurs fois sauvé la mise quand il était en difficulté (par exemple quand on avait appris, au parti, que la fille de Jaurès avait fait sa première communion ; ce qui montre une certaine intolérance des socialistes de l’époque), a donc fait preuve de mesquinerie. Bien sûr, il y a plusieurs raisons d’estimer Jaurès, mais il ne faudrait pas cependant en faire rétrospectivement un saint, sous prétexte qu’il n’a jamais été au pouvoir et qu’il a été assassiné juste avant la guerre de 14-18, ce qui a fait qu’il n’a pas eu à prendre la décision difficile d’être pour ou contre l’Union sacrée. Toujours cette manie de la pureté…En fait Jaurès, à mon avis, a eu peur que si Briand parle, il arrive à convaincre un certain nombre de gens et donc divise le parti. Et Jaurès s’était aligné sur la stratégie oppositionnelle de Guesde. Cela signifiait rompre avec une culture spécifique du socialisme français où ce socialisme se situait dans le prolongement des idéaux républicains, dans la filiation de la Révolution française, voulant actualiser la Déclaration des droits par des droits sociaux. Cela signifiait d’accepter d’être dans l’opposition et de ne pas pouvoir faire passer dans la réalité sociale au moins quelques uns de ses objectifs. La déclaration de Briand à Clemenceau montre que telle n’était pas sa position.
Alors certains ont traité Briand d’ « arriviste » qui se serait servi du socialisme pour parvenir au pouvoir. Le biographe de Briand (Unger) rétorque, avec raison, que 20 ans passé à l’extrême gauche dont 15 ans dans des organisations socialistes « C’est bien long » et il rappelle que Briand a du attendre sa 4ème tentative et d’avoir 40 ans avant de devenir député (Poincaré, un autre surdoué, l’a été à 30 ans et ministre à 33 ans). Briand aurait pu rompre beaucoup plus tôt et ainsi faire une carrière plus rapide. Et donc comme toujours, un jugement moraliste est un jugement à courte vue.Poincaré était fils de polytechnicien, donc d’une autre classe sociale. Que le parti socialiste (comme des mouvement d’action catholique, le parti communiste, et -nous l’avons vu- avec les 2 Notes sur l’International Crisis Group, les mouvement dits « islamistes » au tournant du XXe et du XXIe siècle) ait alors eu un rôle d’ascenseur social, pour Briand comme pour d’autres, est indéniable. Heureusement d’ailleurs, mais il faut en prendre conscience : l’école n’a jamais joué ce rôle seule. La structure associative, même (et peut-être surtout) très contestataire le joue aussi. Cela participe du jeu d’action et d’interactions qui existe dans une société démocratique.
Par ailleurs, l’évolution de Briand n’a rien d’isolée : la stratégie oppositionnelle du parti socialiste SFIO rencontre des oppositions. Millerand, déjà cité, mais aussi Viviani (ami de Briand : ils partageait le même appartement pour réduire les frais) ont la même attitude que Briand. Ce sont trois avocats, et ce n’est peut-être pas un hasard : quand on est avocat, il ne faut pas se contenter d’une parole de témoignage, il faut arriver à gagner des procès. Autrement dit : on a une culture du résultat, ce qui n’est pas forcément le cas des enseignants (dont je suis). L’opposition ad aeternam (acceptée alors par Jaurès) n’est pas la cup of tea des avocats !
Mais Briand a une raison spécifique d’entrer dans le gouvernement : on est en train de lui saboter « sa » loi de séparation. Il y a urgence. Et il est logique qu’il ne refuse pas la difficulté d’aller au charbon pour qu’elle puisse réussir malgré les difficultés.
En définitive voilà l’explication que je donnerai : Briand a été, longtemps, un sobo, c'est-à-dire un socialiste bohème (comme vous avez maintenant des bobos, bourgeois bohème). Son univers était essentiellement ces milieux un peu marginaux, même s’il avait des relations dans d’autres milieux. Dans le monde bourgeois de l’époque, il se sentait lui-même un peu marginal. Donc il évoluait dans cet univers là, mais il ne faut pas oublier qu’il n’en appréciait pas le sectarisme, le dogmatisme, les querelles de clan qui y régnait assez souvent : ainsi il s’est vivement opposé à Paul Lafargue, le gendre de Marx, aux guédistes (partisans de Jules Guesde, qui avait toujours défendu la ligne oppositionnelle, classe contre classe).
Son élection comme député, puis sa nomination comme rapporteur de la Commission parlementaire sur la séparation le font rapidement changer d’échelle. Sans doute estime-t-il qu’il y a, parmi ses amis politiques, beaucoup de gens pas très intelligents. Ce n’est pas forcément mieux dans les autres milieux ! Mais partout des individualités émergent, cela y compris parmi les « adversaires » de droite, y compris parmi (horribile !) des prélats catholiques. La Commission sur la séparation, notamment, lui a fait faire l’expérience qu’il y avait des gens intelligents et raisonnables dans divers bords et que pour réussir des réformes, il fallait que ces gens là arrivent à s’entendre, en transgressant plus ou moins les querelles rituelles, les oppositions convenues. Bien sûr, mes propos sont très politiquement incorrects, il n’empêche, avant de me faire un procès idéologique, on ferait bien de réfléchir à cette expérience qu’a eu Briand qui a rencontré du sectarisme, des visions à courte vue, une rhétorique passionnelle, de l’inflation idéologique chez ses amis politiques et de la raison chez certains de ses adversaires.
Ainsi, au gouvernement, il va bien s’entendre avec Poincaré. Ce dernier devient sa « caution bourgeoise » alors que Briand lui apporte le frémissement des aventures faubouriennes…
Le climat est alors très passionnel. Voila comment le magazine catholique, Le Pèlerin en rend compte (de façon polémique) : « Donc les catholiques se font tuer. Les prisons commencent à regorger de catholiques. Partout, hâtivement des tribunaux, comme autant de comités de Salut public, fonctionnent et condamnent les catholiques. » (11 mars 1906). La suite est du même acabit. L’allusion aux Comités de Salut public veut rappeler les heures noires de la Révolution. Des cartes postales qui mettent en scène des affrontements en donnant le mauvais rôle aux républicains les qualifient de « combistes », voulant relier ce qui se passe aux expulsion des congrégations.
Mais Briand avait du flair. Clemenceau, laïque intransigeant, adversaires des accommodements de la loi de séparation, et notamment de l’article 4, va faire la politique de « recul » qu’il combattait auparavant ! Il avait écrit dans L’Aurore : « reculons aujourd’hui et nous aurons la guerre civile demain » (le 6 mars) ce qui était recycler le thème de « la république menacée ». Le 16, dix jours plus tard, ministre de l’Intérieur, il envoie une circulaire confidentielle aux préfets. Il commence par prôner une « inflexible fermeté », pour ajouter quelques lignes plus loin : « A la première manifestation de résistance, les agents chargés des inventaires se retireront sans recourir à la force. » L’inventaire n’aura lieu que lorsqu’il « pourra s’accomplir sans conflit. » Semblable circulaire aurait valu, certainement un article vengeur dans L’Aurore, indiquant que la république était mise en péril, si la circulaire avait été écrite par un autre. Cela montre bien qu’il faut, comme dirait Briand, garder son « sang froid » face aux effets de manche et aux inflations idéologiques. La république est plus solide que des républicains intransigeants voudraient nous le faire croire. Elle peut avoir la stratégie du roseau.
C’est d’ailleurs cette stratégie qui l’emportera et permettra à la loi d’être appliquée, malgré toutes les « menaces » et les « difficultés ».
Le 20 mars, la presse ayant fait état de cette circulaire, Clemenceau s’explique : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine. » Là encore on n’est nullement dans l’invocation inflationniste des grands principes. J’ai repensé à cette phrase lors de l’affaire des caricatures contre Muhammad. Certains journaux, que l’on a connu moins pressés de défende la liberté d’expression quand la France s’est trouvée concernée, ont prétendu trouver ces caricatures mauvaise mais se faire un devoir de les publier, pour « défendre la liberté d’expression ». Un moderne Clemenceau aurait pu leur rétorquer : « la publication de ‘mauvaises’ caricatures ne vaut pas une vie humaine ».
La situation s’apaise donc et, en bonne partie grâce à cela, les élections de mai 1906 sont un nouveau succès pour la gauche.
Les socialistes étaient 43 dans l’ancienne Chambre, maintenant il y a 54 socialistes SFIO et 20 socialistes indépendants dont Briand, Viviani, Millerand. Les radicaux et radicaux-socialistes étaient 233, ils sont maintenant 247, le centre gauche avait 62 députés, il en a maintenant 90.
Le suffrage dit « universel », en fait masculin (le pays légal) ratifie massivement la loi de séparation. Il a été convaincu que cette loi ne portait pas atteinte à la liberté religieuse et que les Eglises pouvaient, comme Briand l’avait indiqué, vivre « paisiblement » dans les règles qu’elle fixait.Maintenant une question se pose : si le suffrage avait été véritablement universel, si les femmes avaient voté, que serait-il arrivé ? La majorité aurait-elle été différente ? En 1906, en général les femmes ne votent pas encore, dans les autres pays, sauf parfois à des élections municipales, comme au Danemark. C’est vers 1915, 1920 qu’elles vont pouvoir voter en divers endroits… mais pas en France.
Mais posons nous quand même la question.
Répondre de façon péremptoire est impossible. On peut faire, cependant, trois remarques :
- le discours républicain justifiait le refus de donner le droit de vote aux femmes par le stéréotype de la femme « soumise » à l’influence cléricale (cela ne vous rappelle rien ?). Si on prend ce discours au pied de la lettre, alors il n’est pas sur que les résultats eut été identiques. Mais faut-il croire dans ce stéréotype à la fois laïque et antiféministe ? J’en doute.
- ce que l’on peut dire, c’est qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, des femmes entrent en politique, et elles y entrent des deux côtés : on trouve des femmes dans la résistance aux expulsions des congrégations, dans la résistance aux inventaires, etc. Mais on trouve également des femmes dans le camp laïque, voire anticlérical, dans la mesure où elles sont admises : dans les « Comités de dames » de la Ligue de l’enseignement, dans les banquets républicains (où elles ont du mal à se faire accepter parfois). Emile Combes affirmait qu’il était le président du Conseil qui avait embrassé le plus de femmes (et ce n’était pas pour lui déplaire !). Il s’agit, bien sûr, de minorités actives, mais des deux côtés
- quand les femmes auront, enfin, le droit de vote, les résultats n’en seront pas bouleversés. Il n’y aura pas un vote nettement plus à droite des femmes par rapport aux hommes.Toujours est-il qu’en mai 1906, la « majorité républicaine » gagne largement les élections. Mais ensuite
-quel est le bilan de la crise des inventaires ?-les catholiques vont-ils se conformer aux dispositions de la loi ?
Le terrible suspens continue…
Réponse dans 15 jours ou trois semaines car, je ferai retour, la semaine prochaine, aux problèmes actuels.
20:06 Publié dans LES NOUVEAUX IMPENSES DE L'APRES CENTENAIRE | Lien permanent | Commentaires (2)
04/05/2006
La DECLARATION DE 1789 est-elle UNIVERSALISTE?
( Rajout du 10 mai: DEMAIN 11 MAI, UNE NOUVELLE NOTE;
A demain donc.)
D’abord, quelques nouvelles : le Blog a, pour la première fois depuis sa création (fin décembre 2004), percé le mur des 8000 visites (8117 au bout du compte très exactement ), sans faire de « données corrigées » dues aux « variations saisonnières » ! On continue ? On continue…
Bon anniversaire à la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité des chances) qui a eu droit à sa première bougie. Espérons que les candidats à l’élection présidentielle auront dans leur programme de multiplier par 10 son budget.
Enfin, je n’oublie pas la suite des événements de l’année 1906 : on me la réclame. La loi de séparation va-t-elle tenir le coup malgré la tourmente des inventaires ? Pour Briand c’est mission impossible. Donc vous aurez prochainement une Note à très gros budget avec Tom Cruise (naturellement) dans le rôle de Briand…
Mais en attendant, voici la Note de cette semaine :
Le discours dit « républicain » met en avant la défense des droits et de la liberté des femmes Cette défense des droits et de la liberté de la moitié de l’humanité est, bien sûr, une cause essentielle. Cependant, deux pièges fonctionnent, et il ne faut surtout pas y tomber. Le premier piège consisterait de croire qu’il faudrait partager les conviction dites « républicaines », au sens étroit de ce terme, pour être partisan de l’égalité des genres ; le second serait de prendre ce discours au premier degré et de ne pas en interroger les impensés. En effet, la question du droit et de la liberté des femmes est la première question qui montre qu’on ne peut pas continuer à se réclamer aujourd’hui de l’universalisme républicain abstrait, en prétendant que ses « déficiences » seraient dues à l’écart qui existe toujours entre les principes et la pratique. Non, c’est structurellement que cet universalisme s’est montré antiféministe puisque, entre autres défauts structurels, c’est lui qui explique pourquoi la France est le seul pays démocratique moderne où les femmes n’ont voté qu’un siècle après l’instauration de ce que l’on a très significativement appelé : « le suffrage universel » car, très longtemps, il a considéré que « la » femme était trop dépendante de ses émotions et trop soumise au pouvoir clérical pour pouvoir constituer un véritable être humain abstrait. Et cet antiféminisme ne s’est pas miraculeusement évanoui ces dernières décennies. On le sait, le thème de la femme soumise continue de faire flores.
Une histoire des femmes en français en 5 volumes, est parue en 1991 – 1992, pour ce qui concerne l’Occident, dirigée par M Perrot et j’ai eu l’honneur d’y participer. Je voudrais me focaliser, aujourd’hui, sur un point d’histoire, mais qui est fondamental car il s’agit, précisément, des fondements de la démocratie en France : la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789.Marie Gouze plus connue sous le nom d’Olympe de Gouges (1748-1793) est l’auteure de la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne au début de la Révolution française (son texte a été réédité en 2003 aux éditions Mille et une nuits). C’est un texte admirable en ceci que son auteure avait tout compris : elle avait compris que la Déclaration des droit de Homme et du Citoyen qui se prétendait universelle ne l’était nullement, qu’en fait ce texte jouait un double jeu, qui va être typique de l’universalisme républicain dit « abstrait »[1]. Il prétendait parler de l’Homme au sens d’être humain, de l’essence humaine et, en fait, il s’agit d’un être humain très concret : celui qui a son zizi à l’extérieur (et non à l’intérieur, ce qui est l’apanage, comme le dit Olympe de Gouges, du «sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances maternelles », beau retournement du stigmate). Derrière l’universalisme affiché on trouve la domination masquée d’un particularisme. Nous avons là déjà le fond du problème dont la France n’arrive toujours pas à s’émanciper. Et tant qu’elle n’opérera pas cette libération intellectuelle (déconstruire ce qu’il y a derrière l’universalisme républicain abstrait), elle ira de crise en crise, de révolte en révolte. Ce n’est pas pour rien que j’ai annoncé que la question des femmes est la première question.
Qu’a fait Olympe de Gouges ? Elle a dévoilé le particularisme de la Déclaration de 1789 en l’écrivant au féminin en septembre 1791. Dés le Préambule de cette nouvelle Déclaration, l’imposture cachée de la Déclaration de 1789 éclate : « Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent d’être constituées en Assemblée Nationale », rappel que les auteurs de la Déclaration sont tous des mecs et que cela n’a nullement l’air de les gêner. Plus, ils ne s’en rendent même pas compte et confondent leur masculinité avec leur humanité. De là logiquement, l’article premier « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » qui ne ferait qu’expliciter l’article un de la Déclaration de 1789 si cette Déclaration était réellement universaliste, mais, en fait, en est l’inverse : le passage d’une Déclaration particulariste (sous couvert d’abstraction et, en fait, parce qu’abstraite) à une Déclaration réellement universelle (parce qu’elle prend en charge une discrimination concrète fondamentale) [2].
Et selon le même principe toute la Déclaration des droits de 1789 est réécrite. Ainsi, l’article 3 devient : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme : nul corps, nul individu, ne peut nul corps, ni individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Le « qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme » a été rajouté à l’article 3 du texte originel. Précision inutile si la Déclaration de 1789 promouvait une mentalité universaliste ; ajout indispensable et perçant à jour à l’hypocrisie de l’universalisme républicain abstrait qui fera de la France un des derniers pays démocratiques (le dernier ?) à « accorder » le droit de vote aux femmes.
L’article 10 de cette Déclaration énonce : « Une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également avoir le droit de monter à la tribune. » Là encore, le double jeu fondamental de l’universalisme abstrait est mis en lumière : les minorités[3] n’existent pas prétend cet universalisme, et donc on n’a pas a leur accorder des droits. « Ce serait du communautarisme » ajoute-t-on aujourd’hui. Double jeu, double discours : les minorités n’existant pas (dans l’abstraction), elles sont les mêmes devoirs et les mêmes sanctions : « une femme a le droit de monter sur l’échafaud ». Mais les minorités existent (dans la réalité concrète : ainsi la Nation est bisexuée) et, dominées, elles ne disposent pas des même droits et doivent les acquérir : une femme « doit avoir également celui de monter à la tribune ». On pourrait écrire aujourd’hui : un juif, un musulman, un orthodoxe a le droit de célébrer ses fêtes religieuses comme un catholique. Or, quand nous avons proposé, à la Commission Stasi d’individualiser en partie les jours fériés religieux[4], on n’a refusé tout débat public sur ce sujet et on a dit péremptoirement : «c’est du communautarisme ».
Pour en revenir à Olympe de Gouges, les Révolutionnaires firent exactement ce qu’elle avait dénoncé : ils ne lui avaient pas donné le droit de « monter à la tribune » mais ils lui donnèrent celui de « monter à l’échafaud » et la guillotinèrent le 3 novembre 1793. La feuille de Salut public écrivit : « Elle voulut être homme d’Etat. Il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertu qui conviennent à son sexe » (cité par Emmanuelle Gaulier, qui a écrit la postface de cette déclaration).
En somme, cette femme représente un premier féminisme laïque qui rencontre un échec complet et n’a aucun écho durable, à part le mouvement féministe lui-même: par exemple, la Grande Encyclopédie de Berthelot en 32 volumes, qui représente la grande œuvre intellectuelle de la laïcité française au moment de son établissement (elle paraît de 1885 à 1901), n’accorde à Olympe de Gouges qu’une toute petite entrée qui évoque ses oeuvres romanesques et théâtrales mais ne mentionne qu’au détour d’une phrase sa théorie du droit des femmes, sans véritablement parler de sa Déclaration. Michelet avait écrit qu’elle fut « le jouet de sa mobile sensibilité ». Il faudra attendre 1989 pour qu’elle trouve son biographe (Olivier Blanc, Olympe de Gouges, : une femme de libertés, Syros -Alternative ).
J’ai deux propositions à faire. La première consisterait à remplacer, dans la Constitution française, la Déclaration de 1789 par celle d’Olympe de Gouges, puisqu’elle contient tout ce qu’affirme cette Déclaration et y ajoute l’élément fondamental de l’égalité des genres. Ce serait logique avec l’instauration de la parité, non ? Olympe de Gouges pourrait d’ailleurs, bien mieux qu’Evelyne Thomas et tutti quanti[5], être portraitisée et devenir le nouveau buste de Marianne.
La seconde proposition serait que les « Indigènes de la République » ou d’autres écrivent une Déclaration des droits en s’inspirant de celle de Mme de Gouges et en l’appliquant à leur situation. Ce serait du bel ouvrage.
Revenons au droit des femmes. L’instauration d’un premier seuil de laïcisation en France, c’est à dire la Révolution Française et le recentrage napoléonien, n’apporte rien dans ce domaine, au contraire. La Révolution a accordé aux femmes certains droits civils et aux femmes mariées le droit de divorcer. Mais les « avancées » sont « de l’ordre du privé, dans la sphère familiale mais pas dans la sphère politique, comme le justifie Talleyrand en 1791 : ‘Si nous leur reconnaissons les mêmes droits qu’aux hommes, il faut leur donner les mêmes moyens d’en faire usage. Si nous pensons que leur part doit être uniquement le bonheur domestique et les devoirs de la vie intérieure, il fait les borner de bonne heure à remplir cette destination’ » (E. Gaulier, p ; 53). Au contraire, la Révolution signifie « l’exhérédation de la femme » : « sous l’Ancien Régime, les femmes nobles, à la tête de fiefs, pouvaient rendre la justice et étaient investies des attributs de souvereineté au même titre que les hommes ; les femmes du tiers-état participaient par ailleurs aux assemblées » (O. Bui-Xuan, Le droit public français entre universalisme et différencialisme, Economia, 2004, 42).
Le Code civil de 1804 (qui opère durablement une laïcisation juridique en rompant avec l’importance de la religion dans le droit personnel d’Ancien Régime) attache une importance extrême à l’héritage et à la filiation et peut être considéré comme un recul. Il annule les dispositions révolutionnaires en matière de droits civils pour les femmes mariées. L’inégalité de traitement qui leur est réservée est flagrante en cas d’adultère. Elles ont le même statut de totale incapacité civile que les mineurs, les délinquants et les aliénés. Les célibataires ou veuves ont quelques maigres droits mais pas celui d’être témoins d’actes civils et notariés ni celui d’être tutrices. L’accès à la plupart des activités professionnelles est rendu difficile.
Et cela a perduré longtemps : l’établissement de la laïcité n’a pas été accompagné de progrès décisifs pour les femmes. Leur accés, plus tardif que dans la plupart des pays démocratiques, au droit de vote n’a pas permis leur véritable entrée dans la sphère politique.
A la fin du XXe siècle, la parité a été instaurée (sans être pour autant vraiment respectée). Lors d’une prochaine note, nous examinerons les arguments échangés lors des débats concernant la parité, car ils sont extrêmement intéressants.
[1] Il faut d’ailleurs rappeler qu’en 1789, nous n’étions pas encore en République et qu’il s’agissait d’instaurer une monarchie constitutionnelle. Il serait empiriquement plus juste de parler de l’universalisme français abstrait, même si cela écorcherait les oreilles des pieux républicains.
[2] L’article 1er de la Déclaration de 1789 est ainsi conçu : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »
[3] La notion de minorité est loin d’être seulement quantitative : tant qu’elles sont opprimées, dominées, les femmes constituent une minorité.
[4] Je rappelle la proposition : « dans le monde de l’entreprise, le Kippour, l’Aïd-El-kébir, le Noël orthodoxe ou des chrétiens orientaux seraient reconnus comme jours fériés. Ils seraient substituables à un autre jour férié à la discrétion du salarié. Cette proposition serait définie après concertation avec les partenaires sociaux, et en tenant compte des spécificités des petites et des moyennes entreprises. Cette pratique du crédit du jour férié est déjà courante dans certains pays ou organisations internationale comme l’Organisation des Nations unies. » Et c’est cette instauration d’un crédit individuel d’un jour férié, simple atténuation d’une discrimination indirecte qui a été considéré comme de l’affreux communautarisme. Un indice parmi d’autre de la mentalité intégriste républicaine. Comment voulez-vous que les banlieues ne se révoltent face à des personnes qui ont de telles œillères !
12:25 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (2)
25/04/2006
COMMENTAIRE SUR LE RAPPORT: LA FRANCE FACE A SES MUSULMANS
1er mai: Record battu, archibattu pour votre Blog favori: 8001 vistes pour le mois d'avril. Grosses bises sur les deux joues aux 2 internotes qui ont fait passer au blog le cap des 8000 visiteurs. Et d'ici quelques jours ( jeudi)une Note provoquante: La Déclaration des droits de 1789 n'est pas un texte universaliste.
Comme promis, voici quelques commentaires sur le rapport « La France face à ses musulmans » de l’International Crisis Group.
D’abord, je voudrais répondre à quelques questions qui m’ont été posées par des amis qui ont consulté les deux Notes où j’ai résumé ce rapport. On m’a demandé des précisons sur l’ICG, dont j’ai déjà indiqué qu’il est une ONG multinationale à but non lucratif dont l’objectif consiste à (autant que faire se peut !) prévenir et à résoudre les conflits meurtriers, grâce à des analyses de situation de haut niveau et des recommandations indépendantes destinées aux « décideurs internationaux ».
L’ICG a été fondé en 1994 et son président fondateur est George Mitchell, ancien leader des sénateurs démocrates américain. Dans son Conseil d’Administration de 40 membres, il y a notamment les anciens premiers ministres australien et français M. Fraser et M. Rocard, ainsi que Ted Turner, président de CNN. Son budget bénéficie de subventions publiques (16 pays dont les pays scandinaves, le Japon, Taiwan, la Suisse, le Canada, les USA et la France) et de subventions privées (Charities Aid Foundation, Federal Express, Nippon Foundation, Rockfellers Brothers, Soros Fund, Winston Foundation,…). Cette ONG a construit sa légitimité notamment en étant une des principales sources de renseignements et d’analyses sur le conflit dans l’ex Yougoslavie.
On peut dire que l’ICG partage les idéaux des démocraties occidentales et livre des informations fiables, dans cette perspective, en étant attentive à ce qui pourrait être « contre productif ». Les réformes sont considérées comme plus réalistes que la répression. Ainsi, pour prendre un rapport sur l’Islamisme, rédigé il y a un an, la politique américaine était qualifiée d’ « approche bulldozer », risquant de produire 2 « effets indésirables » :
- « le rapprochement des différents courants de l’activisme islamique, atténuant ainsi les divergences qui auraient pu être exploitées de façon fructueuse »
- « la mise hors-jeu des tendances modernistes et non violentes par les djihadistes ».
On retrouve ces préoccupations dans le rapport concernant « la France face à ses musulmans ». L’élaboration de ce rapport a été co-dirigé par Robert Malley, ancien conseiller de Bill Clinton pour le Moyen-Orient et par Patrick Haenni, chercheur en sciences politiques suisse, dont la thèse sur les banlieues périurbaines du Caire (soutenue à Sciences-Po, Paris sous la direction de Jean Leca) a reçu le prix de la meilleure thèse française sur le monde musulman (EHESS). P. Henni a, notamment, publié au Seuil : L’islam de marché, l’autre révolution conservatrice en 2005. On a là quelqu’un qui se trouve dans un rapport de proximité et de distance par rapport à la France, ce qui est une bonne situation pour effectuer une analyse ayant une bonne objectivité.
Le rapport cite les travaux des spécialistes français très connus de l’islam et de l’immigration, d’orientations différentes comme B. Etienne et M. Tribalat ou O. Roy et G. Kepel, mais aussi de spécialistes plus jeunes et moins connus, comme A. Boubekeur (auteure de la très intéressante étude sur Le voile de la mariée, L’Harmattan, 2004) , S. Amghar ou M. Khedimellah (dont j’ai apprécié l’étude sur les jeunes prédicateurs du mouvement Tablîgh, paru dans Socio Anthropologie, n° 10). D’après les indications précises données sur les entretiens et les observations faites, l’enquête de terrain a été menée, pour l’essentiel, du début de septembre à la mi décembre 2005 dans plusieurs villes de France (Dreux, Le Bourget, Le Man, Lyon, Marseille, Paris,…); les « jacqueries des banlieues », selon l’expression du rapport ayant éclaté pendant l’enquête et des entretiens téléphoniques complémentaires ont eu lieu au début de 2006, sans doute. Visiblement les moyens n’ont pas manqué.
Et maintenant quelques commentaires :
Ce rapport contient beaucoup d’informations importantes et sa thèse indiquant que l’on est plus dans la conjoncture des années 1990, mais dans une conjoncture nouvelle où « les territoires de la radicalisation sont de moins en moins les lieux de culte » me semble tout à fait intéressante. On apprend plein de choses : ou on a des confirmations ainsi sur un point qui concerne la laïcité, le fait que le résultat de la loi du 15 mars 2004, interdisant le port de « signes religieux ostensibles » à l’école publique, entraîne des collectes pour la création d’écoles privées musulmanes confirme ce que j’avais dit dés l’époque de la Commission Stasi. C’est un aboutissement logique. On peut se demander s’il ne rend pas la loi contre productive, même du point de vue laïque le plus militant.
J’ai, cependant, une petite insatisfaction : le rapport veut traiter de l’interface entre la France et les musulmans ; en fait il s’intéresse essentiellement aux musulmans qui habitent dans les « banlieues » (terme géoéconomique : il est clair que Neuilly n’est pas une « banlieue » en ce sens là !), au risque parfois d’établir une équivalence implicite entre habitants des banlieues et musulmans. A plusieurs reprises, il est questions de « classes moyennes », de « public éduqué », etc. Mais on a l’impression alors que ces musulmans là quittent le champ de vision du rapport qui reste focalisé sur les « quartiers ». Cela est du au fait que l’analyse vise à élucider le degrés de dangerosité politique et sociale et le titre du rapport est limité par le sous titre : « Emeutes, jihadisme et dépolitisation ». Mais c’est un peu dommage.
Car, seconde observation, ce qui transparaît du rapport c’est qu’aussi bien l’UOIF que les Jeunes musulmans proches de Tariq Ramadan, et même le salafisme shaykhiste dans une certaine mesure, ont une évolution analogue : leurs adeptes sont d’abord surtout des membres des classes populaires (ces fameuses « classes dangereuses », bien connues des historiens), ensuite il s’agit plutôt de classes moyennes (je schématise, naturellement, pour faire vite). Cette évolution semble à la fois due
1/au fait que ces mouvements constituent une voie d’ascension sociale pour certains de leurs membres et
2/qu’ils ne recrutent pas exactement dans les mêmes milieux à 10 ou 20 ans de distance.
On aimerait en savoir plus.
En effet, le 1er aspect, s’il est réel, relativise l’idée d’échecs à répétition présent dans le rapport (l’échec de l’islamisme politique rend la voie libre au salafisme shaykhiste, puis au jihadisme ou à la révolte des banlieues). Si les mouvements musulmans jouent un rôle d’ascension sociale pour une partie de leurs militants, alors on peut les rapprocher, à ce niveau, du Pentecôtisme protestant (un ami sociologue mexicain me disait que c’était pratiquement la seule réelle possibilité d’ascension sociale dans son pays) et d’autre mouvements protestants évangéliques (à ce propos, je vous signale la récente création d’un blog par un historien-sociologue spécialiste de ces mouvements : Sébastien Fath, auteur notamment de : Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison-Blanche, au Seuil). Son blog contient beaucoup d'informations et d'analyses intéressantes sur l'actualité en général et sur des sujets spévcialisés: le pluralisme religieux, l'ultramodernité et le protestantisme évangélique. L'adresse: http://blogdesebastienfath.hautefort.com/
Quant au 2ème aspect, il semblerait indiquer le (au moins relatif) développement d’une classe moyenne ‘musulmane’ en France (plus nombreuse qu’il y a 20 ou même 10 ans ?) puisqu’on peut recruter des adeptes en son sein. Je ne suis pas assez spécialiste de ces questions pour dire les choses de façon trop affirmative, mais ce que j’ai lu ici ou là me fait penser qu’il y a des indices dans ce sens.
Ma troisième remarque sera de souligner la complexité du problème : j’étais au Canada il y a peu de temps pour une série de conférences (je vous en reparlerai) et j’ai été frappé par une différence forte : la proximité (historique et géographique) de la France avec les lieux centraux du conflit : non seulement le Moyen-Orient, problème permanent, mais, outre l’histoire coloniale, la guerre civile algérienne dont on a peut-être pas assez souligné à quel point elle a contribué à engluer les affaires de foulards et dont le rapport de l’ICG montre qu’elle a empoisonné les relations entre les jeunes musulmans et les autorités administratives. Je comprends tout à fait les sentiments d’injustice et de rancœur que peuvent éprouver beaucoup de musulmans, et notamment les responsables associatifs qui ont lutté et luttent pour l’insertion et la reconnaissance mutuelle, mais mon travail consiste à tenter d’expliquer les choses et donc à souligner ces difficultés objectives.
Elles sont fortes car, autre remarque qui relativise également l’impression d’échec généralisé donné par le rapport : si (comme il l’indique) la menace terroriste n’a pas disparu et ne disparaîtra pas, en France (comme ailleurs) tant que les « drames politiques internationaux » actuels alimenteront le jihadisme, le rapport mentionne aussi qu’il n’y a pas eu d’attentat terroriste (dans notre pays) depuis 1996. Des arrestations préventives ont eu lieu : cela signifie une action efficace des services la police, dont on doit, certes, dénoncer les dérapages (et qui peut apparaître détestable à celles et ceux qui sont soupçonnés à tort), mais dont on ne peut nier ni la difficulté ni la nécessité.
Ceci écrit, l’aspect contre-productif qui est résulté, le rapport le montre bien, est la méfiance (voire plus) qui règne à l’égard des personnes qui peuvent jouer un rôle de médiateur et qui sont dans une position médiane entre une assimilation ‘béni oui-oui’ et le rejet systématique du mode de vie et de pensée occidental (là aussi en schématisant pour faire vite). Je suis profondément d’accord avec le rapport quand il indique que rechercher « à promouvoir un Islam modéré et contrôlable » est « inopérant » et qu’il est souhaitable d’ « adopter une attitude constructive par rapport aux formes d’affirmation politiques susceptibles de naître dans le prolongement du soulèvement des banlieues de 2005 ». Cela fait des années, que je répète que l’intégration des Polonais, Italiens, Espagnols, etc si souvent donnée en exemple, s’est effectuée souvent, au cours du XXe siècle, grâce aux deux forces qui contestaient les valeurs dominantes françaises : les mouvements catholiques intransigeants qui avaient des projets de « nouvelle chrétienté » et le Parti communiste et les mouvements qui lui étaient liés, à l’époque où ce Parti était stalinien.Le rapport est également très intéressant par l’inversion qu’il effectue : les musulmans sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement, la radicalisation, elle-même, « n’est pas dans l’exacerbation d’un repli communautaire » mais « dans la rupture avec la communauté » ; par contre, l’action des pouvoirs publics se situe, souvent, dans un « communautarisme républicain » qui, non seulement est contraire aux principes affichés, mais en plus « s’avère inadapté à la gestion de populations où l’individualisme domine et où les demandes à l’égard de l’Etat restent élevées ». Mais, parfois, le rapport me semble mélanger deux niveaux : celui (effectivement) d’un communautarisme où l’individu se trouve englobé par sa communauté (réelle ou supposée), et un autre niveau où l’appartenance communautaire constitue une dimension de l’individu. Autant je pense que les politiques publiques, comme le regard que tout un chacun porte sur celui qui, d’une manière ou d’une autre, lui semble ‘autre que lui, ne doit pas céder au communautarisme, à cet englobement ; autant il me semble nécessaire, pour pouvoir résister à l’englobement par la massification marchande, que l’appartenance communautaire (les appartenances, car elles peuvent multiples puisque l’individualité de chacun n’est, dans ce cas de figure, réductible à aucune d’entre elles) puisse être une dimension de l’individu.
Enfin, à lire le rapport et ces recommandations, je trouve la confirmation de ce que j’appelle une laïcité inclusive. La stratégie de l’ICG me semble clair : isoler le jihadisme. Au contraire, on doit malheureusement dire que l’obscurantisme républicain actuel va dans le sens inverse d’une laïcité exclusive qui confond le combat et le débat et a tendance à anathématiser celles et ceux qui voient les choses autrement qu’eux-mêmes.
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