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03/08/2010

Michael Ferrier (bis) et la France aux mille visages

D’abord, merci aux Internautes, toujours fidèles au Blog : presque 10500 visites en juin (10459), et en juillet, mois de « vacances » où la fréquentation est traditionnellement basse, un peu plus de 9000 (9031 exactement).

 

La présentation du roman de Michael Ferrier, Sympathie pour le fantôme, a suscité des critiques de 2 ordres différents.

 

Avec Gigi 3, cela risque fort d’être le dialogue de sourds. Mais, allons y quand même.

Voici des extraits de ce qu’elle écrit[1] :

«(…) les "trois histoires" déterminantes pour l'identité nationale ne mettent en scène que des héros de "couleur". Je veux bien croire qu'ils ont contribué en tant que "marges" selon votre expression. Mais un tel livre n'intéressera que les gens qui s'y reconnaîtront, pas les "souchiens" qui ont d'autres ancêtres et qui trouvent qu'en ce moment, on les oublie trop souvent et qu'on ne vise qu'à les enterrer définitivement.

Ce roman est communautariste, il peut être bien écrit, mais ce qu'il dit aux "souchiens" est : vous êtes racistes si vous ne reconnaissez pas que nous avons joué un rôle égal à celui de vos aïeux. » (…)

 Césaire «  évoquait pour la Guadeloupe et les Antilles en général "un génocide par substitution" à propos de "l'invasion des blancs" sur la terre ancestrale. Alors, ce qui est racisme pour les blancs, ne le serait pas pour les adorateurs de Césaire ? Faut nous expliquer ça. »

 

D’abord, il faut apprendre à lire, Gigi 3. J’ai écris : « trois récits s’entremêlent dans le roman. Trois récits décalés : la France construite par ce que l’on croit être ses marges. » Donc il est clair que je ne prends nullement à mon compte (et Ferrier non plus d’ailleurs), l’expression de « marge ».

Il n’y a de « marges » que parce qu’il y a des gens qui marginalisent, et qui se croient au centre.

Et précisément, le roman de Ferrier intéressera tous ceux/celles qui pensent autrement qu’en termes de « centre » et de « marges ».

Ce ne sont pas parce qu’ils sont « de couleur » que Ferrier s’intéresse à ces trois héros, mais parce qu’étant « de couleur », leurs apports à l’histoire de France ont été « rejetés », « dédaignés », « ignorés ».

Ce qui l’intéresse, ce sont « ceux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on a pas laissés entrer ». Les « oubliés du destin, les morts pour rien ».

C’est l’exact contraire du « communautarisme », puisque cela vise à englober tout le monde. « Communautarisme » qui est précisément votre logique, en séparant les gens en « souchiens » (expression vraiment étrange) et autres.

Autrement dit, ce serait la naissance qui cliverait les gens : 1789 et l’abolition des privilèges dus à la naissance, il faudrait peut-être s’en souvenir.

Césaire parlait d’une domination, justement de ce qui a privé certains de reconnaissance. C’est un cas de figure tout à fait différent.

 

Et d’ailleurs, Ferrier vous répond dans le roman lui-même : le dit Jean-Christophe reproche au personnage principal :

« Vous croyez à une France multiculturelle coupée de ses racines, c’est ça ? »

Et le dit personnage de répondre :

« Mais non. Je suis à l’écoute de quelque chose de plus lointain. Ce sont, comment dire ? Des essais de littérature parallèle. Petits portraits, situations vécues… (…) Tout un peuple de brassage, de montage… Cela donne des être uniques, forcément. Dérangeants. »

 

En 1985, le Figaro Magazine, se situant tout à fait dans les mêmes eaux de vous, prédisait que la France serait « musulmane » dans trente ans… c'est-à-dire en 2015 !

Rendez-vous dans 5 ans, pour constater qu’on a attisé des haines.

Alors qu’ « il y a tellement de façons d’être Français ».

 

Mais plus profondément, ce que vous pourriez retirer de Ferrier, Gigi 3, c’est que les 3 héros mis en scène, et beaucoup d’autres bien sûr (il s’agit d’un roman, pas d’un manuel !), contribuent, par ce qu’ils ont faits, à enrichir votre vie actuelle.

La peinture, la poésie, le goût de la vanille !

Si vous ne comprenez pas cela, Gigi3, je vous plains.

 

 

 

Un autre commentaire provient de ‘Diane chasseresse’ :

 

 

« (…)  je ne sais pas si ce que vous avez écrit est fidèle au livre, mais je note que dans 2 des 3 histoires racontées, les personnages -2 hommes- sont actifs tandis que dans la troisième histoire le personnage -comme par hasard il s’agit d’une femme !- est simplement

« l’inspiratrice » d’un homme en l’occurrence Baudelaire.

Curieuse conception de l’égalité homme-femme !

Mon malaise est renforcé quand vous écrivez que l’auteur aime la ville de Tokyo, « comme on aime une femme ». Là encore le point de vue est masculin.

D’ailleurs ce n’est pas la première fois que vous parlez très favorablement du Japon. C’est votre goût du paradoxe car vous vous voulez non conformiste et le Japon est un pays où règne l’esprit de groupe. Mais l’art du paradoxe suffit-il à faire une pensée ? Je ne le crois pas. »

 

J’espère avoir été fidèle au roman. Si Michaël Ferrier veut intervenir, il le fera. Mais je voudrais déjà répondre.

D’abord pour Jeanne Duval, la « belle d’abandon », je pense qu’il y a maldonne. Ferrier célèbre, au contraire une femme libre, et il n’y a pas tellement de différence entre elle « inspiratrice » de Baudelaire, et Ambroise Vollard qui n’est pas peintre, mais permet à des peintres de donner leur mesure.

Vous avez entendu parler de Jeanne Duval ? Pas moi avant Ferrier. Et mon édition des Fleurs du mal commence par une présentation de la vie de Charles Baudelaire où il n’en est nullement question.

Jeanne accumule les handicaps dans la société du milieu du XIXe, de la croyance en des« races supérieures », en des « classes cultivées » et en… un sexe  supérieur.

Le XIXe siècle est un des pires siècles pour les femmes. Les voies de libération sont peu nombreuses.

Claude Langlois a montré qu’être religieuse permettait de sortir du carcan dans lequel de Code napoléonien confinait les femmes.

 

Jeanne Duval a choisi une voie plus « scandaleuse »,  moins « légitime », que Ferrier magnifie. Je ne pense pas qu’on puisse lui en faire grief.

De même, quand on pense que « l’individu abstrait » est un mirage où l’on tente de marginaliser, le dominer, voire de refuser l’autre en donnant valeur universelle à sa particularité, alors on assume cette particularité.

Quand on est un homme, on peut avoir un « point de vue masculin ». L’important est de le vivre comme tel, en le sachant particulier. En donnant autant de légitimité au point de vue de l’autre.

Avoir des rapports sexués entre individus fait partie des charmes de la vie. Ce qui serait ‘craignos’, en revanche serait d’englober les autres dans une de leur caractéristique, quelle qu’elle soit.

Mais que serait la littérature, les romans, si les rapports entre les humains étaient abstraits,  exempts de sensualités, de désirs ?

Et la vie elle-même n’aurait-elle pas beaucoup moins de charme.

 

 

Enfin, le Japon. Effectivement depuis longtemps, je subis des critiques analogues à celles que vous me faites.

Mais je tiens bon, car « l’esprit de groupe », ce n’est qu’une vue très partielle du Japon, des Japonais.

Une vue qu’il faut transpercer pour découvrir, non pas la « vraie » réalité, mais une autre réalité.

Et de cela aussi, Ferrier parle de façon magnifique.

Alors je vais lui laisser le dernier mot :

Tokyo « Ville sans cesse et depuis des siècles quadrillée, fichée, policée, et depuis des siècles rebelle à toute base de données, à tout moteur de recherche, à toute mise à l’index. Ville peuplée de salarymen au costume monotone et pourtant irréductible aux conformismes du vêtement et de la pensée. (…)

Ville traversée de toutes part de lignes, de couloirs, de ponts, de réseaux, de voitures et de vélos,de véhicules, de trains, et qui connaît finalement un monde de transport privilégié l’errance, et un mode de vie : le questionnement.

Ville où des millions d’histoires, des millions de voix dans l’air, sous terre, au large s’interpellent. Chacun, avec le mode de vie qui lui appartient ou qu’il est en train d’inventer.

Ville fantôme, tout en apparitions, en disparitions, en rencontres diasporiques… »

 

 PS: Sur les déclarations de Sarko: cf. la tribune d'Esther Benbassa  sur "Rue 89" et intitulée : "Inventer des « sous-Français », jeu dangereux de Sarkozy" ?



[1] Texte complet dans les commentaires de la précédente Note.

27/07/2010

Michaël Ferrier: un autre regard sur l’identité nationale et l’intégration

A PROPOS DE SYMPATHIE POUR LE FANTOME

Roman publié chez Gallimard.

 

Je ne sais plus dans quelle Note de ce Blog, j’avais indiqué qu’il ne fallait pas fuir le débat sur l’identité nationale, mais en présenter une toute autre vision que celle d’Eric Besson.

Mes vœux viennent d’être comblés à 200% par un roman que je vous recommande chaleureusement d’emporter dans votre bagage de « vacances » :

Sympathie pour le fantôme de Michaël Ferrier, qui vient de paraître chez Gallimard.

Les vacances, c’est du temps de cerveau disponible… pour autre chose que coca cola !

 

A sa manière, celle d’un écrivain à la prose jubilatoire, Michaël Ferrier intervient dans le débat sur l’identité nationale, et en subvertit la forme et le fond.

 

La forme car l’ouvrage est d’abord un savoureux roman, à l’écriture élégante et alerte,

«  un regard diamanté » sur les gens et les choses, pour reprendre une citation de Baudelaire faite par Ferrier lui-même.

Ce roman raconte les aventures d’un professeur français à Tokyo. Est-ce l’auteur lui-même, professeur de littérature l’Université Chûô à Tokyo ?

Certainement oui, puisque le 'héros' s’appelle aussi Michaël. Sûrement non pourtant, car le travail d’écriture éloigne de toute confession et c’est bien un personnage de roman que nous suivons, pas à pas, à la rencontre d’autres personnages :  

 

En premier lieu, la rayonnante, la charmeuse Yuko, responsable d’une émission de télévision Tokyo Time Table, dont le moindre petit geste -celui de sa main qui dégage « ses cheveux légèrement emmêlés sur sa nuque »- suscite un tendre et joyeux désir

Mais aussi la baudruche professorale, Nezumi (où chaque universitaire possédant quelque notoriété pourra grimacer en contemplant son image),

Jean-Christophe, dit « Le Gorille », le communicant type, assassin de tout sens, de toute saveur, de toute vie,

Un envoyé de l’Ambassade de France, qui « a tout du coléoptère. Sérieux jusqu’à la racine du concombre »

Et d’autres plus sympathiques comme le patron, manchot et virtuose de dextérité, d’un bar de Kabuki-cho, le quartier des plaisirs de Tokyo.

 

Tokyo, « ville de l’aube toujours naissante, sans cesse renouvelée », « structure métabolique », « espace qui ne commence nulle part et ne finit jamais », Tokyo qui n’est pas le moindre des personnages de l’histoire, au contraire.

Tokyo dont, d’ouvrage en ouvrage, Ferrier raconte les palpitations diurnes et nocturnes en amoureux lucide.

Une ville, c’est comme une femme, quand on l’aime vraiment, même ses défauts ont du charme. Elle peut-être pour lui tout autant la « ville la plus laide» en ses abords et « la plus poétique du monde » par ses affinités « avec le rêve et plus encore avec le rébus ».

 

Nous nous délectons à goûter la sensualité qui se dégage de cette œuvre, sensualité affichée quand il s’agit de nourriture (la dégustation d’une prune par exemple), sensualité douce et tendre (à part une plaisanterie rabelaisienne quant à l’émoi d’un professeur aux étudiantes trop charmantes) pour célébrer la vie à « l’ombre des jeunes filles en short ».

 

Je ne résiste pas à vous citer un passage célébrant le plaisir de l’attente :

 « Nous le savions, nous attendions le soir. Nous savions bien que cela allait arriver. Toutes les histoires d’amour commencent ainsi, à la nuit, comme s’il fallait attendre qu’enfin le jour se taise, qu’il emporte avec lui les bruits, les bavardages et que revienne doucement le règne des caresses. Pour qu’enfin, au loin, dans une aube renversée, le murmure du matin puisse renaître, et que tout puisse recommencer. »

 

Je pourrais continuer longtemps cette si agréable promenade, mais je vous sens impatient et en train de vous dire : Quel rapport au débat français  sur l’identité nationale ? Quel rapport à l’intégration ?

 

L’identité nationale : Trois histoires s’emboîtent dans l’histoire de ce roman à tiroirs. Le prof. français  ayant critiqué  l’aspect convenu d’une émission de télévision Miroirs de la France est chargé par Yuko la magnifique, d’écrire trois textes  qu’elle mettra en images.

Trois textes qui présenteraient « l’Histoire de France sous un jour nouveau, original »

 

Alors trois récits s’entremêlent dans le roman. Trois récits décalés : la France construite par ce que l’on croit être ses marges. Trois récit pour « dérégler la mémoire nationale ».

Et même pas les « grandes figures » des dites marges « Toussaint ! Schoelcher… Césaire ! » Non  quelques uns des « rejetés », « dédaignés », « ignorés » ; « ceux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on a pas laissés entrer ». Les « oubliés du destin, les morts pour rien ».

« Ceux qui n’ont pas laissé de noms, et leur corps nulle part aujourd’hui… J’ai de la sympathie pour ces fantômes»[1] écrit l'auteur.

 

D’abord, l’histoire d’Ambroise Vollard, marchand d’art, né à la Réunion, qui va exposer Manet, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Picasso, Matisse. Souvent pour la première fois : « il conçoit les expositions comme des inaugurations, des épiphanies ».

C’est un découvreur, un révélateur, pas un saint (« Au Vollard ! Au Vollard ! » criait Forain qui l’adorait par ailleurs). Il n’a pas reçu d’éducation artistique mais possède « le flair, le sens du beau et celui du risque, le goût. »

« Qu’aurait été l’histoire de la France moderne sans ce géant créole aux yeux doux et aux mains de boxeur ? »

 

Ensuite, l’histoire de Jeanne Duval, la « belle d’abandon », « noyée dans le sommeil de France, perdue dans la nuit du temps. Mémoire dormante, parole de nuit, eau profonde.»

Jeanne Duval représente « tout ce que la bonne société de l’époque [le milieu du XIXe siècle] refuse : une femme belle, de couleur, et qui sait ce qu’est l’amour. »

Jeanne vilipendée, traitée de « sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, ignorante et stupide… »

Jeanne qui fut pourtant, « pendant des années, la grande inspiratrice du plus ensorcelant poète français du XIXe siècle », Charles Baudelaire.

« Leurs enlacements sont « comme des cascades », « orageux et secrets, fourmillants et profonds » (…) quand vers elle ses désirs partent en caravane, il écrit quelques-uns des plus extraordinaires poèmes du siècle… »

 

Enfin, l’histoire d’Edmond Albius, « le marieur des fleurs ». Un esclave, un de ces esclaves « pratiquement inconnus aujourd’hui dans l’histoire de France » et qui sont pourtant « un certain nombre à l’avoir changée en profondeur, à l’avoir façonnée avec courage, avec souffrance, avec intelligence. »

De père inconnu, de mère morte en couche, « ce petit négrillon » est donné par son propriétaire à Ferreol Bellier Beaumont, homme passionné par la botanique et les orchidées.

Edmond le « va-nu-pied » (« comme tous les autres esclaves, sous peine de trente coups de fouet, il n’a pas le droit de porter des chaussures »), à douze ans, découvre « la fécondation artificielle de la vanille ».

Je vous laisse le plaisir de découvrir comment s’effectue cette découverte, par un « geste enfantin », un geste « qui réclame toute la dextérité de l’enfance ».

Et la suite : comment l’affranchissement de l’esclavage en 1848 fut souvent, pour les anciens esclaves, un marché de dupes.

 

Et pendant que le prof. écrit les histoires d’une France oubliée, se prépare, puis se déroule LE grand colloque sur l’identité de la France. Je ne vous en dirai pas plus. Il ne faut pas en dire trop quand on présente une œuvre.

 

Voilà donc une réponse magnifique au débat calamiteux, parce que biaisé dés le départ, sur l’identité nationale.

Et Ferrier impulse du mouvement pour aller plus loin : si nous n’avons pas su être offensifs dans ce débat, c’est que nous n’arrivons pas à déconstruire la notion d’intégration.

Implicitement et sans jamais devenir un roman à thèse, Sympathie pour un fantôme, pulvérise doublement la manière dont la question de l’intégration est posée.

 

D’abord, la demande récurrente faite à ceux qui viennent d’ailleurs de s’intégrer à une nation homogène, comme si la nation n’était pas plurielle. Ferrié  ne se limite pas à la France, mais montre que, contrairement à la légende, « le Japon est cerné par les mélanges, les sang-mêlé. »

Le monde entier « doit apprendre qu’il est le monde, né du mélange, croissant, multipliant, au gré des courants et des continents, le même monde partout, c'est-à-dire divers infiniment… »

Et Yuko n’est jamais aussi éblouissante que lorsqu’elle « écoute un poème de Baudelaire interprété en reggae par des musiciens québécois. »

 

Ensuite, et là, c’est plus subtil mais pourtant c’est ainsi, du début à la fin, que je lis ce roman,  il faut s’intégrer pour dé-s-intégrer, c'est à dire pour créer, inventer.

Quand on ne met jamais son esprit critique dans la poche, quand on ne joue pas la télé contre l’université pédante ou l’université contre la télé superficielle, mais que, sans illusion aucune, on perçoit

que «la télévision et l’université se rejoignent, hagardes, béates, dans l’immensité vide de leurs savoirs réciproques… »

 (cela quand on est prof et que l'on 'passe à la télé' comme on dit , mais d'autres situations on peut trouver des facticités analogues) 

 

 

Alors on doit choisir.

- Le refus de s’intégrer, l’utopie de la contre-société, celle des moines, de Savonarole, de Lénine, des femmes en burqa°. L’utopie de ceux et celles qui croient pouvoir atteindre un monde pur.

L’utopie mortifère des purificateurs en tous genres : un autre monde, dans ce monde ci est possible, on va le construire et balayer tous les méchants, tous les gêneurs.

 

- Ou le renoncement cynique : il n’y a pas d’autre monde, alors soyons une copie qu’on forme. Ce sont les bêtes et méchants qui prospèrent,  acceptons nous aussi d’être formaté, tentons de  tirer profit au maximum des cartes qui se trouvent dans notre jeu.

L’idéologie mortifère de l’intégration complète, sacralisée.

 

Pas d’autre issue que cette alternative? Si, peut-être. « On est jamais tout à fait guéri de l’étrange manie d’espérer ».

Et cette étrange manie parcourt le roman

Même « vampirisées à la mesure de leur charme », Kimiko et Kate, deux éphémères héroines du livre, n’en restent pas moins ravissantes et rieuses.

Même quand « tout est réglé comme sur des roulettes », même quand « l’écran de contrôle » contrôle effectivement,  la télévision n’arrive pas tout à fait à tuer l’art : « le poème [lu] travaille par en dessous très vite, très loin… attention, il pourrait atteindre quelqu’un… ça arrive parfois. »

Et Tokyo, « ville de contraintes et d’ordre », «suscite en permanence de nouvelles façons d’être libre et de penser. »

 

Accepter l’intégration sans lui donner le dernier mot.

Tout est plus ou moins truqué sans doute, mais « quelque chose arrive par en dessous et de très très loin (…) Quelque chose qui troue la perception, saute  à pieds joints par-dessus le système. »

 

Il y a du Marivaux chez Ferrier. Rappelez-vous, Les fausses confidences ; la description terriblement lucide des rapports étroits entre sexe et argent. Un amour socialement impossible. Araminte et Dorante ne peuvent légitimement s’aimer.

Les choses devraient en rester là. Partout les situations sont piégées, les blocages règnent en maître.

Pourtant le valet Dubois n’en prend pas son parti. Artifices, duplicités, subterfuges constituent autant de manœuvres complexes et intelligentes pour prendre les obstacles à revers et construire, pour nos amoureux, une relation un peu authentique.

Sauf à s’illusionner ou à renoncer, il faut tenter de se montrer plus retors que la réalité établie. Trouver les artifices efficaces, les failles où s’engouffrer.

Ni refuser ni renoncer, mais transpercer. Et, comme Vollard, se montrer « stratège ».

 

 

 

 

 

 



[1] Ah dites vous, voilà la raison de ce titre un peu mystérieux. Détrompez-vous : il en existe deux autres que je vous laisse découvrir.

° Eh oui, je l'ai dit et répété à plusieurs reprises: je suis à la fois contre une loi et contre le port de la "burqa". mais pas parce que "la République se vit à visage découvert" et autres fadaises assez stupides. Pour la raison que j'indique là et qui me semble beaucoup plus fondamentale

28/05/2010

ELOGE DU DOUTE ET D'UNE CERTAINE MANIERE DE CROIRE

Attention : Note réservée à un public averti : moins de 18 ans d’âge mental s’abstenir.

 

(Cette Note et la suite et la fin de mon dialogue avec J.-M. Schiappa, de la Libre pensée ? Cf. la Note du 20 mai)

 

Le doute peut conduire :

  

-Sur beaucoup de points, à de l’agnosticisme plus ou moins prononcé, notamment tout ce qui concerne des réalités vérifiables, mais que l’on a ni le temps ni la compétence de vérifier, et où son opinion serait dépendante du savoir ou du pseudo savoir (allez savoir !) d’autrui, donc d’une foi d’autorité.

Pour ma part, je suis douteur sur beaucoup de points qui semblent évidents, soit à mes contemporains, soit à la couche sociale des intellos, soit à mes diverses familles de pensée,...

 

-Sur d’autres points, l’agnosticisme est impossible dans la pratique, car existe la nécessité de prendre des décisions pratiques, et l’impossibilité de vérifier scientifiquement la validité des décisions prises.

Donc l’idée est d’accepter (en gros) les croyances reçues jusqu’à preuve du contraire, tout en tentant quand même de trier un peu pour  tenter de prendre les moins bêtes, et d’être prêt à changer d’avis quand une qui semble plus intelligente se présente.

L’idée, aussi, est de savoir que l’on ne sait pas,  donc de savoir que l’on est forcément dans la croyance plus ou moins stéréotypée, faute de mieux et peut-être temporairement. Bref, d’être ouvert à des idées neuves.

 

-Sur d’autres points encore, mais dans des champs forcément limités, étant donné le temps, l’énergie, la compétence, et également la solitude intellectuelle que cela demande, en vous coupant des croyances de vos contemporains (mais c’est aussi le cas de l’agnosticisme déjà décrit) d'entreprendre une démarche de connaissance.

Cette démarche vous fait prendre quelque distance avec des croyances stéréotypées, des croyances dominantes… et souvent aussi avec la bêtise ou la médiocrité ambiante.

L’essentiel est qu’il existe au moins un domaine où votre savoir ne soit pas dépendant d’autrui. Ne serait-ce que parce que cela vous apprend ce que c’est que le savoir (à quel point, "ce n’est pas de la tarte" d’acquérir un peu de savoir !).

Et donc, cela vous apprend aussi, pour tout le reste, à savoir que vous ne savez pas. Cela vous apprend le doute méthodologique, art de vivre fondamental.

 

-Mais, vivre avec le doute méthodologique chevillé au corps n’est guère facile, ni socialement tenable.

Parfois il faut accepter d’être un pratiquant (occasionnel) non croyant des stéréotypes sociaux, par compromis avec the  famous « vivre-ensemble ».

Tel qu'on l'invoque aujourd'hui ce "vivre-ensemble" est, en fait, souvent, un compromis avec le conformisme moyen de la société ambiante en général, et aussi parfois de la bêtise satisfaite de ceux qui ont le pouvoir (économique, politique, culturel, etc) en particulier.

Bref,  il est assez normal de ne pas avoir envie de se faire tout le temps jeter, de passer pour  un asocial ou un fou. Même Galilée a accepté un compromis !  

Alors, il faut vaguement reprendre à son compte quelques stéréotypes. Cela rassure autrui, et fait partie de l’éthique compassionnelle, de la nécessité d’être bienveillant envers les handicapés du bulbe.

Mais cela n’empêche pas de garder son quant à soi et d’entretenir soigneusement le doute intérieur au sein même de cette pratique sociale plus ou moins obligatoire :

un peu comme les Marranes espagnols ou les Nouveaux catholiques de la France de Louis XIV

(il s’agit des protestants qui faisaient semblant d’être catholiques, puisqu’on les obligeait à vivre selon le principe « Une foi, une loi, un roi. Et, vous savez quoi, les choses n’ont pas totalement changé depuis lors.)  

 

-Mais, attention, point trop n’en faut et la vigilance s'impose : c’est que, vous leur donnez la main, ils veulent tout le bras, les cons !

Et quand ils ont le bras, ils vous réclament tout entier, corps et âme. Ils ne se contentent pas de cette conformité occasionnelle, ils voudraient que vous leur ressembliez, les petits salauds !

Ils ne sont pas complètement rassurés tant qu’ils ne vous ont pas réduit à leur propre bêtise. Il faut que vous soyez pareil à eux, avec les mêmes œillères, les mêmes angles morts. Ils vous veulent mouton de Panurge, pour pouvoir croire qu’il n’y a pas d’autre manière de vivre que le troupeau.

Ils n’assument pas la partialité de leur être.

 C’est d’ailleurs précisément en cela qu’ils sont un peu bêtes (et méchants de surcroît) :

s’ils assumaient la partialité de leurs « idées », ils ne seraient plus dans des stéréotypes sociaux, mais s’aventureraient peu ou prou dans l’itinéraire d’une pensée personnelle.

C’est donc moins une affaire de contenu que de forme. Comme l’a très bien (presque) dit un grand philosophe contemporain : « On peut communier aux valeurs républicaines, mais pas avec n’importe qui »

 

-Alors, pour ne pas risquer l’accoutumance à la pire des drogue : la conformité sociale bête (et méchante envers tous les minoritaires, les non conformes), tout à coup, de temps à autre, une « saine » colère  vous prend : 

vous rompez la communion factice et ambiguë avec ceux qui instrumentalisent honteusement les dites valeurs, et/ou retournent leurs vestes avec une facile amnésie sur ce qu’ils ont dit et fait (qui vous déconcerte toujours !).

Attention, en effet, à ce que la gentillesse ne vous rende pas prisonnier du conformisme ambiant.

La bêtise a toujours de solides barreaux. Il y a va de votre survie, il y va de votre liberté, même si la douceur totalitaire de l’extrême centre, de l’extrême stéréotype, de l’extrême évidence satisfaite, peut être bien tentante et induire reconnaissance sociale et notoriété.

 

-Mais ces moments de lucidité créent toujours peu ou prou de la gène sociale, il sont affectivement, physiquement, socialement très coûteux, alors disposez de votre arme secrète :

vivre un peu décalé, prendre les choses au troisième degré et non au second comme tous les intellos de mes deux.

Le second degré, c’est (pour les Français, les autres trouveront des équivalents) de préférer Arte à TF1, en écoutant Arte au 1er degré, en croyant qu’on a là des « bonnes émissions » de télévision, de l’information « sérieuse », et tout le baratin que peut vous faire très sérieusement l’intello lambda (c'est 10% exact et 90% faux).

Le 3ème degré, consisqte à préférer TF1, mais pas au 1er degré bien sûr. Le 3ème degré, c’est de bien rigoler en regardant les films que Télérama prend avec des pincettes, et auquel ce magazine (à lire par ailleurs) ne met pas le moindre T, sauf quand ces films ont 30 ans, ou 40 d’âge (eh oui, vérifiez !).

L’art de vivre au 3ème degré, c’est de savoir qu’on perd moins son temps à s’intéresser aux extravagance de Lady Gaga qu’à prendre au sérieux la  prose d’Elisabeth Badinter. D’abord c’est plus fun, ensuite c’est moins nocif. Et, dans le genre, c’est plus réussi.

Entre une pseudo intello show-biz et une vraie star du show-biz, choisissez la seconde. Mais, bien sûr, sans être dupe : le troisième degré vous dis-je.

 

-Et en même temps, sachez ne pas sacraliser votre attitude : on est souvent plus intelligent à plusieurs que tout seul.

Laissez-vous contester, accepter que l’on vous rentre dans le chou, ruminez les propos de ceux qui trouvent que vous exagérez.

Et puis, triez : mettez dans la corbeille à papier tout ce qui, décidément, vous paraît refléter la pensée moyenne, et faites votre miel de tout ce qui a rééquilibré votre partialité, de tout ce qui vous permet d’être plus dialectique, d’avoir une vue plus large des choses.

Tout ce qui vous permet de récupérer les éléments que vous avez été plus ou moins obligé de laisser en plan pour vous concentrer sur les angles morts.

 

-Enfin le gâteau doit obligatoirement avoir sa cerise : cette cerise, c’est d'avoir un peu d’humour sur soi-même : que votre doute, votre non-conformité soit votre instrument mais ne devienne jamais votre maître.

Ne vous laissez pas prendre à votre propre jeu.

Ne CROYEZ ni à votre doute, ni à vos contestations. Ne les transformez pas en certitudes à quatre sous. Sachez vous distancier de vous-même, vous regarder d’ailleurs en vous trouvant parfois un peu grandiloquent ou ridicule.

 

 

Voilà,  Cher Monsieur Schiappa, l’art du doute que je tente de cultiver, pour devenir, jour après jour, effectivement un peu libre, sans me CROIRE totalement libre pour autant.

Et, peut-être, sur le plan « spirituel », religieux ou philosophique, éthique ; bref sur les réalités supra-empirique, non vérifiables au niveau d’une démarche de connaissance[1], cette liberté se trouve liée à une croyance assumée, à une « profession de foi ».

Je vous le dis, puisque c’est là-dessus que vous m’avez interrogé.

Je suis protestant de naissance et dans mon adolescence, j’ai été tenté un temps me convertir au catholicisme, attiré par le judaïsme, pour lequel j’ai toujours beaucoup de sympathie.

Un peu plus tard, j’ai été agnostique, en gros de 1967 à 1975, puis suis redevenu protestant, autrement que par ma foi reçue.

C’est dire qu’il me semble être relativement au clair sur ce que je crois, et pourquoi.

 

Ce qui est idiot, c’est que (étant toujours au Japon, of course) j’ai oublié d’emporter avec moi, votre article de La Raison, point de départ de ces 3 Notes.

J’ai le souvenir, qu’à un moment donné, il était question du « Seigneur » (=Dieu), dans le sens où (si j’ai bien compris, je regrette de ne pas avoir le texte sous les yeux et je ne voudrais pas déformer) si on a un « seigneur », on ne peut pas être libre.

Là-dessus, il y a maldonne entre nous car je suis très proche de la théologie de la croix de Luther = le Seigneur, il meurt crucifié et abandonné, renié par Pierre (le symbole de l’Eglise !).

Avouez que, comme dominateur, on a trouvé beaucoup mieux, avant et après !

 

Ma religion ne m’interdit aucun doute, aucune mise en question, et en tout cas pas d’être le plus rigoureux possible quand je suis dans une démarche de connaissance.

Bien au contraire car en fait, le seul interdit c’est, pour employer un terme théologique, « l’idolâtrie », donc le fait de me prosterner (mentalement) devant une interprétation de la  réalité, une puissance, etc.

Bref, de faire allégeance à quoi que ce soit.

C’est donc l’exigence de ne rien absolutiser, de conserver toujours un sens critique.  Je CROIS  donc qu’il s’agit d’une croyance libératrice, ou d’un ordre qui me libère.

 

J’ai fait allusion aux Nouveaux Catholiques.

Ces protestants qui faisaient en moitié semblant après la Révocation de l’Edit de Nantes.

Ce n’est certes pas une référence glorieuse.

Chez les Huguenots, on préfère se référer aux Camisards, ces castreurs de porcs qui ont parfois exercé leur art sur les curés et les soldats.

On les invoque quitte, parfois,  à les embrigader dans de mauvaises causes (comme cela vient d’être fait par un protestant à propos de la burqa), contre la liberté et pour le conformisme satisfait de la société dominante.

C'est pourquoi j'aime mieux ne pas trop invoquer les Camisards.

 

Les Nouveaux Catholiques sont une référence beaucoup moins glorieuse, en aucune manière emblématique.

Et pourtant je les aime bien (même si j’ai –aussi- de la sympathie pour les Camisards, je ne joue pas les uns contre les autres). Car ils ne faisaient semblant que jusqu’à un certain point.

Jusqu’à ce qu’on cherche à les obliger à être idolâtres. A communier selon le rite de la transsubstantiation, pour eux le comble de l’idolâtrie.

Alors là, ils crachaient l’hostie, avec dégoût.

On était obligé de les faire communier entre deux dragons, rendant visible la contradiction de la société ambiante

Et ils s’arrangeaient quand même pour ne pas avaler l’hostie, ou alors à la macher (ce qui était un sacrilège) en marmonnant une injure.

 

Eh bien oui, je fais plein de compromis, chaque jour je tiens compte de la mentalité moyenne, je passe même souvent mon temps à être tolérant, à supporter les inepties ambiantes.

J’en ai, parfois, jusque là de l'invocation des nécessités du « vivre-ensemble »,

 d’avoir sois disant les mêmes « « valeurs » » que des hypocrites, des tricheurs, des profiteurs, et surtout des ceus pour qui l’invocation des dites « valeurs » n’est qu’un prétexte à ne pas réfléchir, à paresser dans les stéréotypes, parce que penser c’est bien trop fatiguant, qu’il vaut mieux bêler à l’unisson du troupeau.

Mais quand la coupe est pleine, quand on veut que j’idolâtre la religion civile rrrrépublicaine ou les racines chrétiennes de la France, alors je dis calmement, sereinement, mais fermement : NON.  

Envoyez moi vos dragons si vous voulez, et si vous l’osez. Mais vous ne me ferez pas avaler votre pilule.

Je la crache par terre.

Grattez un peu le Nouveau Catholique, et vous ne tarderez pas à trouver l’Hérétique.

 

 

.  

 

 

  

 

 

 

 

 



[1] Cela ne signifie naturellement pas que religion, philosophie, éthique, etc ne puissent pas être un objet d’étude, au contraire. Et là, bien sûr, on doit pratiquer l’agnosticisme méthodologique. C’est ce que j’explique au début de mon Librio sur la Petite histoire du christianisme. Et, (on dit d’habitude « sans vouloir me vanter », moi je dis : « en voulant me vanter »), comparez avec la concurrence et vous verrez que, tout « croyant » que je suis, mon approche est différente de celle des culs bénis !

20/05/2010

Croyance et liberté (réponse à J.-M. Schiappa, II)

Allez, on va s’extraire un peu des débats franco-français (pas complètement, vous verrez), et reparler de la question que m’a posée J.-M. Schiappa, dans l’organe de la Libre-pensée, La Raison : « Est-il possible d’être libre et de croire en même temps ? »

C’est bien plus intéressant que les ratiocinations gouvernementalo-sarkozystes sur la dite « burqa ».

  

Bien que, dans les cours que je donne actuellement à Tokyo, il y en a eu un (forcément) sur « Les débats autour du voile intégral en France », avec beaucoup de questions, tout à fait pertinentes des étudiants (et profs) japonais.

Les intellectuels japonais suivent cela de prés et l’ex image de la « France, pays des droits de l’homme » en pâtît une nouvelle fois.

Ainsi la résolution parlementaire a été très commentée par les journaux (du coup, cela fait plus de monde à mon cours : à petites causes, grandes conséquences !), alors que la presse française s’est intéressée aux présélectionnés de la Coupe du monde de foot (et moi, pauvre de moi, absent de mon pays, qui ne connais même pas le classement final du championnat de France, et la place d’Auxerre, mon équipe favorite !) ou à l’ouverture du festival de Cannes.

 

M’enfin, ici, au niveau des tenues, c’est plus Lady Gaga que « burqa ». D’ailleurs Lady Gaga, en fait, copie honteusement les jeunes Japonaises dont j’avais déjà constaté, à Shibuya et ailleurs, en 2008, les tenues extravagantes. Et depuis cela ne fait que croître et embellir. Elles sont d’ailleurs tout à fait nice et charmantes[1], et les yeux bridés, j’adorrre absolument !

La jeunesse japonaise a bien changé depuis 1992 (mes premiers cours). Mais j’éprouve toujours envers elle un peu d’amusement et beaucoup de tendresse.

 

Bon, et la croyance dans tout ça ?

J’avais indiqué dans ma Note (du 21 avril), qui commençait à répondre à J.-M. Schiappa, que mon point de vue sur la question comportait 3 points de départ :

 

-« Etre libre » n’est pas une mince affaire, que l’on se dise « croyant » ou « non-croyant ». Etre libre, plus exactement tenter de se libérer, est une entreprise constante où il faut soigneusement veiller à ne pas baisser la garde.

 

-Les croyances ne sont pas seulement religieuses, loin s’en faut. Personnellement, je n’ai jamais rencontré quelqu’un dont je puisse penser qu’il soit hors de toute croyance.

 

-Pour ce qui me concerne, je ne suis ni englobé par mon protestantisme, ni un protestant  honteux de l’être. Je suis protestant et, en même temps, agnostique sur plein de questions où la société actuelle déborde de croyants et de croyances (on va en reparler de façon plus précise, dans cette Note et surtout la prochaine).

 

 Et, ensuite, j’avais rappelé (formation permanente assurée gratos!) les analyses classiques de Durkheim, et la façon dont il distingue, 2 types différents de croyances :

 

- Celles qui concernent des réalités supra empiriques, symboliques, transcendantes, les « convictions », religieuses, philosophiques, morales (Durkheim indique qu’elles fonctionnent de la même manière et, depuis de nombreux travaux sociologiques l’ont confirmé).

 

- Celles qui sont immanentes et concernent au premier chef des réalités empiriques, des problèmes concrets, et qui (cf. Durkheim) doivent remédier sans cesse à l’aspect « fragmentaire » et incertain des démarches scientifiques.

 

Distinction importante, mais pas si absolue que l’on ne l’imagine, car (on va le voir) même pour les réalités empiriques, le sens que l’on donne aux choses est important.

 

 

Voilà, en gros, l’endroit où j’ai envie de reprendre le propos.[2] Cela, en indiquant qu’en deçà de la croyance, la psychologie sociale, l’anthropologie, la sociologie parlent de représentations sociales.

 

Quand vous êtes tout petit, tout baby que vous soyez, on va vous apprendre que tel objet est une « table », tel autre un « livre ».

Mais si ces mots désignent des réalités empiriques tangibles, ils s’insèrent également dans un ensemble qui donne sens et même (peut-on dire, consistance) à ces objets.

Un livre, ce n’est finalement le même objet, suivant que vous savez lire ou pas, que vous comprenez ou non la langue dans laquelle il est écrit.

Longtemps, chez moi, un livre (particulièrement indigeste !) a servi d’excellent cale-pied !

 

Quand on désigne « une table », « un livre », ou d’autres objets empiriques, il existe toujours le risque de ne pas sortir du substantialisme. Cela arrive, même aux meilleurs !

Ainsi, Hannah  Arendt avait CRU récuser les termes de « religion séculière » et de « religion politique » par une métaphore : le talon de ma chaussure n’est pas un marteau parce que je peux m’en servir pour planter des clous dans le mur (donc les « religions séculières ou politiques » ne sont pas des religions)

Excuse me, part’naire, mais c’est bien l’propos d’une philosophe un tantinet substantialiste !  En fait, au moment précis où je plante des clous avec, c’est, dans la réalité empirique hic et nunc, un marteau plus qu’une chaussure. C’est une « chaussure marteau »

Quitte à redevenir uniquement une chaussure trois minutes après.

 

Dans la durée, certes, cela reste principalement une chaussure qui a joué le rôle momentané d’un marteau (ou devenir une arme dans une autre circonstance, et être une chaussure arme).

 Mais si, régulièrement, je passe mon temps à taper des clous avec la dite chaussure, à la fin, cet objet risque de ne se déformer, donc de plus être une chaussure confortable. Il pourra servir, par contre, habituellement de marteau efficace : j’aurai pris le bon coup de main pour m’en servir.

Ou, dés le départ, il peut s’agir d’une vieille chaussure hors d‘usage ou passée de mode, ou que j’ai assez vu comme chaussure, ou l’ex chaussure de ma fille qui a grandi et changé de pointure,…bref un objet dont je me sers maintenant régulièrement comme marteau.

 

Une chaussure peut donc se transformer en marteau et devenir un marteau chaussure (tout comme une politique peut se transformer en religion politique)

D’abord, tout le monde a droit à une seconde chance, même une chaussure. C’est l’idéal démocratique ! (Cet argument, c’est uniquement pour le fun, bien sûr !)

Ensuite, c’est cela même le changement social, M’dame l’éminente philosophe.

Enfin, c’est très écolo, le recyclage ! Et c’est traditionnel aussi ; car ma grand-mère (dont je crois vous avoir déjà parlé à l’occasion !), question recyclage, elle était championne.

Et si Hannah Arendt était venue dire à ma grand-mère qu’une chaussure ne pouvait pas être un marteau, cette dernière lui aurait  vertement répliqué que, naturellement, une bourgeoise, ça ne sait pas grand-chose de la vie réelle du peuple.

 

La métaphore est donc très intéressante, très riche, à l’insu de son auteure !

Et pour en finir, avant que cette métaphore ne vous rende complètement marteau (tiens, voilà un « marteau » qui n’a pourtant empiriquement rien de tel !), on peut imaginer le dialogue suivant :

-« Tiens, tu as mis là une chaussure, mais elle n’est pas du tout à sa place et il n’y en a qu’une pourquoi  donc ? »

-« Parce que ce n’est pas une chaussure, c’est un marteau. »

 

Mine de rien, avec mes propos complètement marteaux, je vous ai conduit au cœur du problème de la représentation sociale, et même de la croyance sociale [3]: nous avons des perceptions qui proviennent de l’habitude, du sens déjà là, déjà établi, du savoir sédimenté, devenu plus ou moins stéréotypé. Nos perceptions sont immédiatement INTERPRETATIVES et nous CROYONS qu’elles désignent la réalité.

Pour la brillante Hannah (mais cela arrive à tout le monde d’être dans la naïveté et le premier degré), une chaussure, c’est une chaussure, ce n’est pas un marteau. Na !

Elle CROIT tellement énoncer une évidence, qu’elle ne pousse pas sa réflexion plus loin.

Du coup, elle tient un propos de Monsieur Tout le monde et, ce jour là, dit une bêtise, puis n’en démord pas.

 

Eh bien, c’est exactement ce qui s’est passé dans le discours rrrépublicano-jacobin sur les filles à foulard.

 Sauf que, là, c’est plus vicelard et vicié encore. Au lieu de dire : « une chaussure est une chaussure », on a dit « une femme à foulard est une femme soumise ». Là, l’interprétation était pourtant, dés le départ manifeste ; et donc matière à discussion. Mais on a nié être dans l’interprétatif pour pouvoir être péremptoire.

On s’y est tenu à cette équivalence, sans en démordre, en dépit de tous les démentis empiriques et des nombreuses enquêtes sociologiques.

(sur ces dernières, cf. le remarquable article de Valérie Amiraux : « L’“affaire du foulard” en France. Épure d’un fait social ou, retour sur une affaire qui n’en est pas encore une », Sociologie et sociétés, XLI (2), 2009, 273-298)

Mais il faut dire qu’entre temps, ce fut la big big big décadence dans une certaine philosophie : la preuve on est passé d’Hannah Harenth à Elisabeth Badinter. C’est dire !

Heureusement que ma grand-mère n’est plus « de ce monde » ; elle a déjà assez vu, et entendu d’horreurs pendant la guerre, la pôvre !

 

Bref, je continue mon propos épistémologique et de haute scientificité. Ma brillantissime et très frappante démonstration ne signifie pas que représentation sociale et croyance soient kif-kif. Ce sont, en psychologie sociale notamment,  deux notions distinctes.

Dans son ouvrage Vie et mort des croyances collectives (Paris, Hemann, 2006), Gérald Bronner dit (en gros) que 2 indicateurs sont communs aux 2 notions, et 2 autres spécifiques à celle de croyance.

 

Ce qui est commun :

1) Une représentation sociale, tout comme une croyance, possède ce qu’on appelle des « pouvoirs causaux », un « profil fonctionnel ». En termes plus simples, cela signifie qu’une représentation sociale constitue un élément opératoire pour prendre des décisions, choisir une option plutôt qu’une autre.  Elle constitue une vision des choses implicitement orientée à une finalité. 

2) D’autre part, le contenu d’une représentation sociale (et d’une croyance) a tendance à être « holistique » : elle a un contenu déterminé et pourtant elle tend à ne pas seulement impliquer un seul élément de la réalité mais à contenir implicitement une vision d’ensemble.

Une représentation sociale, comme une croyance, fait sens parce qu’elle inclut implicitement d’autres représentations sociales auxquelles elle est reliée, elle implique un ensemble de représentations.

 

Ce qui est spécifique aux croyances (pour Bronner) :

1) Les croyances ont des « contenus intentionnels ». Cela signifie que les individus ont des rapports « de validation volontaire à des énoncés qui peuvent faire sens pour autrui ».

Il y aurait donc un aspect plus actif dans les croyances que dans les autres représentations sociales.

2) D’autre part, les croyances sont des « états intentionnels de second ordre ». Cela signifie que même si toutes les croyances qui sont les nôtres ne sont pas « toutes présentes consciemment à notre esprit, elles pourraient le devenir, pour peu seulement que nous le voulions. »

Il y aurait donc un aspect plus explicite dans les croyances que dans les autres représentations sociales.

 

Mais la distinction n’est peut-être pas toujours aussi claire.

D’abord, bien des croyances sont passives, reflet d’une conformité sociale. L’historien, notamment, travaille beaucoup sur les croyances passives d’une époque passée, ce qui peut le mettre en alerte sur les croyances passives de la notre.

Ensuite, le « pour peu seulement que nous le voulions » serait à commenter longuement.

Là est tout le problème. Car, précisément, NOUS NE LE VOULONS PAS : un des éléments fondamentaux de la croyance sera de mettre énergie et ténacité à faire que nos croyances ne soient pas reconnues consciemment comme telles.

Tendanciellement, pour qu’une croyance soit assumée comme telle, il faut qu’elle ne soit déconstruite et, du coup, fragile,  non dominante. Les croyances dominantes tendent à ne pas VOULOIR être des croyances, car alors, il serait possible, dans une société démocratique et pluraliste, de ne pas les partager, de les mettre en question, d’en débattre.

Je ne sais ce que Bronner met dans son « pour peu que nous le voulions », mais pour moi, il y a là, toute la question de la domination de l’être humain par l’être humain.

 

Tenez, prenons un exemple, absolument au hasard : demandez à, mettons, Elisabeth Badinter si elle estime que ses propos sur le visage (et, hier, contre la parité femme-homme, qui devait immanquablement produire le pire « communautarisme ») relèvent de la croyance.

Demandez au député moyen, français ou belge, qui aujourd’hui élève le élisabethbadintérisme en idéologie d’Etat qui doit s’imposer par la force, s’il estime être dans une croyance. Demandez, et vous ne serez pas déçu !

Ces M’sieurs-dames estiment que ce qu’ils disent est seul légitime. Et quand, vous le mettez en cause, c’est la colère ou l’arrogance, et non le débat.

 

(Vous avez remarqué que j’utilise le verbe « estimer », même si en fait je ne les estime guère. Mais je ne vais quand même pas employer le verbe « penser » !)

 

C’est pourquoi, j’aurais tendance à modifier un peu la question de Jean-Marc Schiappa  pour la poser autrement :

 

Est-il possible d’être libre et de croire passivement ?

Est-il possible d’être libre et de croire aux croyances dominantes ?

 

Cela induit une autre question :

Est-il possible d’être libre et de refuser de douter ? Et cela de toute croyance, qu’elle soit convictionnelle (religieuse, philosophique, morale, politique) ou qu’elle se rapporte à des objets ou situations empiriques.

 

(à suivre : Promis, je ne vous ferez pas attendre un mois cette fois.  Aceux et celles qui en douteraient, sachez que justement, ce sera sur doute et croyance, et (bien sûr) je veux vous donnez des raisons de « croire » en moi !!!)

 

 

 



[1] Comme vous le savez, cette distinction vient  d’Husserl, a été reprise d’une autre manière par Heidegger, avant de sombrer, sous Sartre, dans l’être et le néant

[2] Je l’avais continuée, mais repartir de la fin de ma Note nécessiterait de disposer de ma documentation habituelle, or je n’ai pas tout transporté à Tokyo !

[3] Admirez mon art de la pédagogie, c’est d’ailleurs après m’avoir lu que, dégoutté par une telle maïeutique, Socrate a bu la ciguë en déclarant : « la relève est faite ».

29/12/2009

Poulidor le gaucher et la laïcité scolaire

(Nouvelle)

 

Une Note très inhabituelle (pour certains un tantinet déconcertante) en réponse aux questions métaphysico-orthographiques d’internautes habitués de ce Blog,  concernant son auteur !

 

Jean, occupé à lire les dizaines et dizaines de commentaires de sa dernière Note (et se proposant de répondre à certaines remarques lors de la prochaine) m’a refilé, une fois encore, la patate chaude, à moi, Mouloud, écrivain à mes heures.

Mais, je vous le promets, c’est la dernière fois de l’année que j’accepte.

Jean m’a fait une suggestion : « Présente la chose de façon romancée, invente un personnage. Il pourrait s’appeler Roger, être le petit frère de Raymond Poulidor[1]. Tu vois je te mâche le travail ! »

Je me suis mis à l’ordinateur, et voilà ce que cela a donné :

 

(La scène se passe le 3 avril 1992)

 

Saint Léonard de Noblat (Haute-Vienne). Prés de la Maulde, une ferme aménagée de façon moderne, bâtiment typique de la rurbanisation de la campagne. Dans une pièce, deux valises ouvertes, des livres et des classeurs qui jonchent le sol.

Un homme se prépare pour un long voyage à Tokyo. Il trie ce qu’il emporte, sort de sa bibliothèque un dictionnaire des synonymes, hésite à le prendre. Quand les cours sont traduits, ne vaut-il pas mieux répéter les mêmes mots ?

Une envie subite le prend : il feuille l’ouvrage, s’arrête à une page précise : celle de la lettre G.

Entre « gâtisme » et « gaudriole », il trouve l’adjectif « gauche » et, pour l’illustrer,  quelques joyeusetés synonymiques: « balourd, disgracieux, embarrassé, nigaud, pataud, raide »,…Suit un envoi opportun : « pour d’autres synonymes, confère bête ». Avec tact,  l’auteur n’a pas ajouté « et méchant »  même si l’association des deux qualités va de soi. Merci Hara-Kiri !

 

Devant « embarrassé », Roger reste de marbre. Il garde son sens de l’humour face à « pataud ». « Bête » ? Prenant son courage à main gauche, il se reporte à la page 66 pour en connaître les synonymes.

La liste est longue : « abruti, balluche, bêtasse, bovin » Il s’étonne : pourquoi les belle vaches rousses limousines seraient-elles aussi bêtes que gauches ? L’inventaire continue : « cucu, demeuré, enfoiré -d’Hara-Kiri nous passons à Coluche !- fada, gauche, jobard, niquedouille -plutôt mignon niquedouille-, patate, tartignole. Confère stupide. »

 

Là, main gauche ou droite, le courage manque un peu. Quelles nouvelles expressions vont fleurir ?

Il s’amuse, certes, mais pas totalement. Les mots souvenirs d’une gaucherie raillée n’apparaissent guère plaisants. S’il était femme, juif, homosexuel,… Mais qui va prendre au sérieux la plainte d’un gaucher ?

Gaucher honteux quand il se tait ; gaucher ridicule s’il en parle. La solution : oublier semblable alternative dans l’alcool ? Et si, prenant gauchement son verre, Roger tachait la moquette, comment l’expliquerait-il sinon de façon mal-à-droite ?

 

Un petit coup de spleen. Aucune raison pourtant d’en faire un drame. Il est « allé aux études », comme cela se dit ici. Il est même « monté à Paris » pour passer de l’agriculture à la culture. 

Belle mobilité sociale ! Elle n’évacue pas tout à fait la question qui le taraude : qui se trouve « bête » dans cette histoire ?

Le gaucher d’être gauche ? Le dictionnaire qui considère « gaucherie » et « bêtise » comme synonymes ? Le droitier qui prétend : « aucune importance ; quelle paranoïa d’en faire tout un plat ! » ? L’école laïque d’avoir voulu forcer les gauchers à devenir droitiers ?

 

Attention Ecole et… pas n’importe laquelle ! L’école laïque de la grande époque ; celle qui formait des citoyens, favorisait l’ascension sociale. N’en constituait-il pas lui-même un vivant exemple ? Né cul-terreux, devenu prof. d’université. Et des milliers comme lui.

L’Ecole laïque donc, d’avant les réformettes perpétuelles, d’avant la télévision pour tous. Une institution vénérable ; il n’arriverait jamais à convaincre personne en jouant au pseudo-justicier.

 

L’Ecole laïque connaissait son devoir, se donnait les moyens de le réaliser. Dés qu’en maternelle, dame institutrice avait aperçu un porte-plume dans une main gauche, sa vocation n’avait fait qu’un tour.

Et pan, un bon coup de règle (pédagogique !) sur « la mauvaise main » ; la parole autorisée la désignant telle, expliquant le geste et lui donnant sens.

Petit coup de règle et propos sereins pour l’adulte. Double gifle, double humiliation pour l’enfant. « Il fallait bien, lui précisera-t-on plus tard, inculquer les ‘bons’ automatismes. »

Oh, encore le porte-plume… Pan, un second coup de règle. Normalement, un seul aurait du suffire, mais puisqu’il n’en n’était pas ainsi…

Tu finiras bien, comme tes petits camarades, par te servir de « ta jolie main ».

 

La droite. La main normale. Celle imposée aux gauchers « contrariés » (quels synonymes indique le dictionnaire à « litote » ?).

Et pan, nouveau coup de règle. Un instituteur cette fois.

Pan, pan, jusqu’au jour où ils seront neuropsychiatrisés, les gauchers. Pas tout à fait embastillés. Vive 1789, et pan sur les doigts gauches. Il n’existe pas de Déclaration des droits d’enfant gauche.

« Un minimum d’attention, Roger, tu ne dois plus accomplir ce geste stupide où ton porte-plume passe de la bonne à la mauvaise main, dans le sens inverse du bon sens... Non mais, gamin, ne te mets pas à pleurnicher bêtement… » Tu as sept ans, peut-être huit, bientôt neuf. 

 

Pleurez ballots, bêtasses, niquedouilles, et autres petits synonymes ! Pleurniche tout ton saoul, gaucher de huit ans. Tu crois obéir, t’appliquer, être sage comme l’image que tu obtiendrais si…

Tout à coup, confusion extrême : les yeux en colère du maître indiquent, sans l’ombre d’un doute, que cette merde de porte-plume est encore repassé dans « la main honteuse ». Cette main, penses-tu, qu’il faudra finir par couper tant elle s’avère nuisible.

Quel horrible magicien peut jouer ce cruel tour de passe-passe ?

Personne d’autre que toi-même, Roger. Tu es coupable et réciteras trois Ave et cinq Pater.

Que nenni, je me trompe de France : nous sommes à ‘la Laïque’. Alors, mon enfant, tu écriras cent lignes, de la main droite bien sûr. Etre gaucher est ta faute, et ton orthographe de fautes est remplie.

 

Comment se soucier de l’orthographe ? Pan ; le coup, le regard, la voix. S’il lui en prenait le désir, le dernier de la classe pouvait se fixer comme but de devenir l’avant dernier, puis de progresser encore… Lui, aucune espérance de cette sorte, il le savait bien.

« Maître d’école qui es sur terre, que ta volonté soit faite dans la classe, si ce n’est au ciel. Epargne moi les coups de règle de ce jour. »Aucune chance de voir exaucée semblable prière.

Il ne serait jamais innocent. Il lui faudrait toujours affronter la main qui frappe, le regard dragon, la voix cinglante ou attristée (« tu me déçois énormément »)… Et le résultat de cette infirmité délictueuse : une écriture lamentable ; une orthographe impossible.

 

Vers quinze ans, pourtant, le corps enseignant annonça à Roger une bonne nouvelle : l’interdiction d’écrire de la main gauche était désormais abolie. L’école laïque vaque la nuit du 4 août et, malgré tout, sonnait l’heure de la libération.

Pourquoi ? L’obstination ? L’âge ? Ou tout simplement le passage du collège au lycée ?

Roger ne s’attarda guère dans une recherche des causes. On lui rendait sa main, c’était l’essentiel.

 

Impraticable liberté : personne ne lui avait appris à écrire de la main apte à le faire. Les premières tentatives s’avérèrent tâtonnantes, tel un aveugle décontenancé par la lumière soudaine.

Un professeur énonça alors doctement la conclusion logique : « En somme, vous êtes gaucher des deux mains ! » Fine plaisanterie : le quolibet « gaucher des deux mains » lui colla à la peau, même quand il devenait moins malhabile.

En fait, la « gaucherie » restait entière dans sa tête. Le sentiment d’être physiquement handicapé, moralement non-conforme. Sans avenir : pouvait-il envisager de demander un jour sa (belle) main à une éblouissante jeune-fille, lui qui n’en avait que des « mauvaises » ?

 

Gauche : synonymes non répertoriés : complexé, timide. « Embarrassé », certes, avec les demoiselles. L’une d’elles lui avouera un peu plus tard : « Quel pataud tu fais ! Je me demandais quand tu te déciderais enfin à m’embrasser sur la bouche. »

Il aurait pu lui répondre : « Mais, joie, j’ai osé, enfin. Il a fallu pour cela que j’obtienne le premier prix d’histoire au concours général des lycées… Malgré mon orthographe déplorable. »

 

Le pire n’est pas toujours sûr. L’école laïque qui l’avait tant malmené, avait fini par le récompenser. Elle n’était pas quitte pour autant.

Adulte, il s’était rendu compte, avec colère, qu’à l’époque où il usait ses fonds de culotte à l’école primaire, on savait très bien qu’il n’était en rien nécessaire d’obliger les gauchers à écrire à droite.

Qu’au contraire cela entraînait certains troubles : dyslexie, dysorthographie, bégaiements,… (et il avait tout subi).

Une docte revue, L’Education Nationale, avait même réalisé un numéro spécial sur la question.

Et il y avait belle lurette que les enseignants de la Perfide Albion ne « contrariaient » plus les gauchers.

 

Mais les instits de ‘la Laïque’ ne voulaient pas le savoir. Ils étaient les hussards noirs de la norme républicaine.

Ils n’allaient quand même pas suivre un modèle anglo-saxon !

L’école laïque devait être sans adjectif, non une école ouverte.

 

Nanti d’un statut ‘scientifique’, Roger possède la réputation d’un homme calme, au caractère plutôt heureux. Maîtrisant son passé, il réserve pour son jardin secret la commémoration de son souvenir.

Souvenir profond, tenace, fort. Mémoire vive d’une expérience fondatrice, âpre comme les coups drus reçus autrefois. De temps à autre la blessure resurgit un tantinet. Il la sent comme l’ancien opéré ressent parfois sa cicatrice.

Dans son dictionnaire intérieur, « bêtise »  rime avec « évidence », « certitude », « conformisme »,  « bonne conscience »… ou même « anticonformisme » estampillé comme tel.

 

Méfiance à l’égard d’intellectuels, combattants de toutes les bonnes causes… médiatiques. Doutes devant les propos des spécialistes és-Lumières. Ses anciens maîtres leur ressemblaient, en moins prétentieux.

Au bout du compte, il avait beaucoup appris : grâce à l’école laïque, malgré elle, contre elle.

Cela fait partie de sa vie même, de sa capacité à goûter la saveur de petits plaisirs.

Pour vivre heureux, vivons fragiles, vivons blessés ? Pas trop quand même !

 

Aller, il l’emporte ce satané dictionnaire avec quelques romans de gare, pour s’amuser -au troisième degré- de leur description de plantureuses blondes.

Assez gambergé, il faut reprendre les rangements. Faire ses bagages constitue toujours une opération délicate.

On risque d’oublier l’essentiel et, précisément, c’est ce que Roger allait faire : laisser à Saint Léonard les notes susceptibles de constituer la première version de ses cours.

 

Des notes écrites de sa main gauche. Il y repense, mais avec sérénité maintenant. Les petits moments dépressifs chez lui ne durent guère.

Hypothèses géniales, tissus de banalités ou propos ne méritant ni cet excès d’honneur, ni cette indignité, il a pu noircir des pages et des pages sans risquer de se faire taper sur les doigts.

Gloses griffonnées, avec toujours ses sempiternelles fautes, de sa chère main gauche, hier meurtrie, aujourd’hui reconnue dans ses œuvres jusqu’en Extrême Asie.

 

Décidément, l’optimisme reprend le dessus. La vie revêt un charme particulier. La difficulté de l’itinéraire, les obstacles vaincus permettent à Roger de goûter, plus intensément qu’un droitier, la douceur d’un sein de lune un soir de clair de femme.

 

BONNE ANNEE 2010 A TOUTES ET TOUS.

Et puisque vous êtes fidèles au Blog, je vais vous faire un cadeau : je vous promets d’augmenter la durée du jour dans (en gros) les 6 prochains mois.

Qu’on se le dise.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Ceux qui n’ont pas fait assez d’études pour savoir de qui il s’agit doivent, de toute urgence, consulter Internet pour connaître cette famous gloire limousine

24/06/2008

LAÏCITE, SCIENCE ET CROYANCE

Ma Note du 13 avril (« Agnostique et croyant ») qui, entre autres, commentait l’ouvrage d’H. Hatzfeld, Naissance des Dieux, devenir de l’homme, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) avait suscité une lettre réponse de l’auteur, publiée avec mon commentaire dans une nouvelle Note (même titre) du 31 mai. J’ai donné la suite de mon commentaire dans la Note du 8 juin (« Rationaliste et protestant, grand Dieu est-ce possible ? »). Je publie ici une nouvelle lettre d’H. Hatzfeld accompagné d’une nouvelle réponse de ma part. J’espère ainsi clarifier le débat, sans réduire la divergence (légitime) de nos positions.

16 juin 2008 

« Mon cher Jean, Je te remercie (…) pour les propos que tu as mis sur ton blog et dont certains me concernent.Je ne voudrais pas abuser de ton hospitalité mais, si tu le permets, préciser encore trois points.

Brièvement, je n’aime pas le mot athée parce qu’il désigne une « option philosophique » (comme tu dis) en n’évoquant que ce qu’elle exclut. En fait, il y a beaucoup d’athéismes. Savoir du reste de quel dieu il s’agit …

Sur l’humanisme, je sais que nombre de modernes utilisent ce terme comme désignant je ne sais quelle foi en l’homme. Je fais de ce mot un usage plus modeste en pensant à ces hommes des 15e  et 16e siècles qui trouvaient dans les lettres anciennes réconfort, plaisir, instruction : et ceci concernant non seulement les Saintes Lettres [= la Bible] mais aussi les Lettres humaines qu’ils voulaient lire dans de bonnes éditions et traduire dans les langues modernes.

Ils savaient que ces trésors peuvent aider à vivre mieux – à défaut d’une « foi dans l’homme » qui me semble-t-il, ne se gonflera que plus tard. Ne suffit-il pas de penser comme le sage chinois que j’ai cité, que l’homme est perfectible, qu’il peut progresser ? Il peut progresser

Le troisième point te concerne autant que moi. Je n’ai jamais pensé que l’homme puisse se contenter de la pensée rationnelle, scientifique dont il est capable (j’ai même dit explicitement le contraire). L’homme défié parce qu’il ignore, notamment par l’avenir dont il s’approche, doit inventer, imaginer, et de ce fait s’exposer au-delà de ce monde qu’il connaît. Il y a donc deux pensées ou plutôt deux moments de la pensée.

Il y a la pensée qui usant d’instruments solides parvient à se donner des certitudes durables. Et il y a la pensée qui doit nous donner un imaginaire « pour vivre » notamment des valeurs. Encore faut-il qu’il y ait compatibilité entre ces deux moments de la pensée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on s’imagine un avenir avec une société sans classes alors que tout ce que nous savons sur les sociétés exclut que cela puisse exister.

Je me demande aussi comment tu peux juger compatibles une explication théologique de la religion et une explication anthropologique telle que celle que j’ai proposée. Il me semble pour ma part que la mort et la résurrection du Christ donnent à choisir entre deux versions incompatibles.

Soit il s’agit d’un acte de Dieu et d’un miracle, révélateurs de l’Amour dont Il nous aime. Soit il s’agit d’un mythe sotériologique né de la réaction « conforme aux Ecritures » d’un groupe de disciples accablés et provoqués par l’assassinat légal de leur maître. Et quel assassinat !

Je ne vois pas très bien comment tu prends ce problème, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que le mythe, en tant que tel, n’ont rien à nous dire ….

Crois mon cher Jean à mon cordial souvenir.

            Henri Hatzfeld »

Réponse de Jean Baubérot :

Dont acte sur les deux premiers points. Je ferai juste remarquer à propos du second que déclarer : « l’homme peut progresser » est un pari, pas forcément « compatible » avec ce que l’on peut connaître à partir des démarches des sciences humaines.

Reste le 3ème point où Henri et moi pensons de façon différente. Il affirmait déjà dans sa lettre précédente la nécessité de « concilier ». Je répondais : il s’agit « de sphères différentes qui n’ont pas à se concilier ». Cela « peut se concilier ou ne pas se concilier qu’importe », ce n’est pas le problème.

Et j’ajoutais : « sur un point fondamental, cela s’articule bien. » Et ce point d’articulation était précisément l’objet de ma Note du 8 juin sur « Rationaliste et protestant. » Je pensais avoir été clair. Sans doute ne l’ai-je pas été assez. Donc, brièvement, voici une nouvelle explication :

Pour moi, je n’ai pas (et personne n’a) à rechercher de compatibilité de contenu entre une démarche scientifique et une démarche théologique. Chacune de ces démarches s’applique à un ordre différent : celui du « connaissable », celui de « l’inconnaissable ». Reprenant Durkheim, Hatzfeld parle, avec justesse, de se projeter en avant du connaissable. Mais si on se projette en avant, on est dans un autre paysage.

On a traditionnellement recherché cette compatibilité de contenu. Et classiquement cela s’appelle le concordisme.

Le concordisme peut être recherché soit en voulant qu’une démarche théologique impose sa logique à une démarche scientifique (et c’est pour l’erreur de départ des théories de l’intelligent design, qui –je le sais- est plus compliqué que ce que l’on appelle en France le « créationnisme », mais cette approche partage avec lui ce vice fondamental du concordisme), soit en voulant que la théologie s’accorde avec les « données de la science », et comme ces données changent, la théologie n’a plus eu sa logique propre.

Bref, la recherche de concordisme induit une domination d’une démarche sur l’autre ; ce qui est réducteur. C’est la double erreur du fondamentalisme et du libéralisme théologique.

Quand je parle d’articulation, il ne s’agit donc pas d’une conciliation de contenu, d’une « compatibilité » de contenu, mais plutôt d’une gymnastique intellectuelle, d’une interpellation réciproque qui empêche toute démarche de devenir totalisante, de sombrer soit dans le théologisme, soit dans le scientisme.

Il s’agit de ne pas réduire l’être humain a une démarche unique, à une unicité de discours, de paroles.

Toute ma Note du 8 juin  tentait de montrer comment des approches théologiques, en désacralisant toute réalité qui n’est pas de l’ordre de ce paradoxe (la transcendance de Dieu révélée par son contraire : la croix ou un être humain meurt abandonné de Dieu), rend libre de suivre totalement les démarches des sciences humaines, y compris quand celles-ci étudient la religion en général et le christianisme en particulier.

Bien sûr que ce n'est pas "compatible", mais pas seulement avec une démarche de connaissance moderne: si les récits des évangiles insistent autant sur la crucifixion, c'est parce que pour leurs lecteurs, cela était difficilement crédible. Paul parle en ce sens, de la "folie de la croix."

On peu être "fou" dans la croyance, "sage" dans la connaissance: c'est même particulièrement intéressant comme gymnastique intellectuelle.

Et plus que le "devoir de réserve" ou la "neutralité", la gym intellectuelle (celle là ou beaucoup d'autres, bien sûr), la prise de distance avec soi même constituent, selon moi, des caractéristiques fortes de la laïcité.

 

Un jour une revue préparait un numéro sur les « Interdits religieux » et m’a demandé quels étaient les interdits du protestantisme. J’ai répondu : à mon sens un seul : l’interdit de l’idolâtrie.

Pour moi, refuser d’entreprendre une démarche de sciences humaines, récuser tel ou tel de ses résultats autrement qu’en proposant un autre résultat qui puisse être reconnu comme ayant une scientificité plus grande, serait précisément de l’idolâtrie.

La laïcité est liée à la consistance propre et à la validité sociale des démarches de connaissance.

Je ne suis pas le premier ni le seul, loin de là à me situer dans un tel point de vue. Dans l’entre-deux guerre, de jeunes pasteurs de la revue protestante Hic et Nunc usent des savoirs sécularisés les plus modernes (d’alors).

Ses jeunes rédacteurs reprennent à leur compte la critique marxiste de la religion : la conscience morale et religieuse est, en fait, une conscience de classe : «un « homme bien » est un « homme qui a des biens » (n°1, 33). D’autre part, Durkheim est loué pour avoir montré que la « conscience de Dieu » provenait de la « conscience du groupe » (n°1, 32). Enfin la critique psychanalytique est adoptée : Freud a établi, affirme-t-on, l’identité entre sexualité et mystique (n°5, 32, cf. n°2, 47, n°8, 98,…)

Et Hic et Nunc cite, avec un malin plaisir, des phrases mystiques à connotations érotiques….

Je recherche la même liberté de penser, de critique même ravageuse. Mais, et je pense d’H. Hatzfeld en sera d’accord, cela n’induit en rien à une conception substantialiste de la démarche scientifique. L’objectif des sciences est de parvenir, chacune dans leur domaine, au savoir le plus élaboré possible d’un temps, ce qui est (déjà) magnifique.

Je ne parlerai donc de la démarche scientifique en terme de cheminement du savoir et  d’ « agnosticisme méthodologique », selon l’expression consacrée. Cet agnosticisme ne se prononce pas sur l’essence des choses. Il laisse cela au philosophe, au théologien, et aussi d’ailleurs à l’écrivain, à l’artiste,...

L’approche laïque de la connaissance ne cherche pas un savoir total et englobant, une certitude définitive qui voudrait que toute parole soit soumise à ses critères propres.

D’ailleurs, j’ai utilisé le terme de sciences au pluriel et ce n’est pas pour rien que l’on parle toujours des « sciences humaines » : il existe différentes disciplines, qui on chacune leurs champs, leurs méthodes, leurs instruments, etc. La science, au sens global du terme, n’est pas une réalité empirique.

Et même quand on pratique l’interdisciplinarité (je tente de le faire en adoptant une démarche de sociologie historique), on se situe à l’intersection de sciences différentes (pas de toutes), ce qui est toujours un lieu particulier.

Je respecte beaucoup la position d’Hatzfeld, qui raisonne en terme de « compatibilité » et estime qu’il n’y a pas compatibilité. Je récuse pour ma part le dilemme, l’alternative de la compatibilité ou de l’incompatibilité, le « soit...soit », qui me parait réducteur. Je préfère la circulation des points de vue, au sens quasi spatial de ce terme. Husserl expliquait que, quelque soit l’endroit où l’on se place, on ne peut pas voir un cube dans son entier.

La meilleure solution consiste alors à être mobile, à se situer à différents points de vue, y compris des point de vue hétérogènes. C’est cela la gymnastique intellectuelle

A mon sens, il n’y a pas que dans les relations entre sciences et croyances religieuses que cela joue. Cette gymnastique est importante dans toute relation sciences-croyances.

Et là, je ne peux que me répéter : toutes les précisions que donne Hatzfeld sur son « humanisme » sont fort intéressantes.

Il n’en reste pas moins qu’elles sont de l’ordre de la croyance, d’une vision de l’homme qui est extra-scientifique, qui a sa valeur propre, mais (même ramené à des prétentions modestes) n’est pas forcément « compatible »….

Et ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une vision de l’homme et non d’une vision de Dieu, que l’on est moins dans la croyance.

 

 

Dans les 2 cas, on est précisément dans ce qu’indique Hatzfeld : l’homme « s’expose au-delà du monde qu’il connaît. » Et quand il s’expose ainsi, lui demander que sa parole soit compatible avec ce qu’il peut connaître, n’est-ce pas le réduire ?

Le ramener dans un en deça qu’il a précisément dépassé ?

C’est pour cela, également, que je ne suis pas d’accord non plus avec le fait de poser une exigence de compatibilité avec une démarche de connaissance, à l’utopie d’une société sans classe.

Pour moi, le problème n’a nullement été cette utopie en tant que telle, mais le fait d’avoir pensé que la société sans classe était de l’ordre du savoir scientifique, de l’avoir intégré à un système qui se prétendait scientifique. D’avoir fait, là encore, du concordisme.

Ah, mes amis : on ne fait pas toujours ce que l’on veut dans la vie. J’envisageais une brève réponse à Henri Hatzfeld. Et voilà le résultat : il est tout sauf bref !

Mais, avec les différentes Notes, depuis le 16 avril, provoquées d’abord par la lecture du livre d’Hatzfeld, ensuite par ses 2 lettres, j’espère avoir répondu à l’injonction d’un ami (et à des attentes de certains des internautes qui consultent le blog).

Cet ami me déclarait : « je ne comprends pas. Tu laisses des gens écrire des commentaires désobligeants sur ton protestantisme, t’insulter parfois même. Tu ne réponds pas. Explique, une fois, ton rapport au protestantisme. Je suis sûr que cela intéresserait» (espérons qu’il n’a pas tort sur le dernier point !)

Eh bien voilà, c’est fait. Comme dirait Monsieur Michu[1] : « tout vient à point à qui sait attendre », « l’occasion fait le larron », etc, etc.

Et cela, en le reliant à la laïcité, à une approche laïque, ce qui est (quand même) l'objet central de ce blog.

 

Mais tout à un prix, chers internautes. Je reviens de Lima (Pérou) où j’ai participé à une session de formation sur la laïcité. Je voulais vous parler un peu de la laïcité en Amérique latine. Mais, là, il faut vraiment que je retourne à mon travail « normal».

Ce sera pour une prochaine fois. Il y a plein d’autres Notes en préparation, notamment des Notes sur 2 livres : Les filles voilées parlent (éditions La Fabrique, 64 rue Rébeval, 75019 Paris, lafabrique@lafabrique.fr) et Sécularisation et laïcité de J.-Cl. Monod (PUF).

Etc

Nous avons tout l’été devant nous !

A bientôt.



[1] C’est vrai, ça, pourquoi parle-t-on toujours de Madame Michu et jamais de Monsieur ?

31/05/2008

AGNOSTIQUE ET CROYANT (le débat avec Hatzfeld))

Le 13 avril, dans ma Note sur « Agnostique et croyant » je parlais positivement d’abord et globalement, en effectuant une critique ensuite, de l’ouvrage d’Henri Hatzfeld, Naissance des Dieux, Devenir de l’homme. Une autre lecture de la religion, publié aux Presses Universitaires de Strasbourg (Palais Universitaires, BP 90 020, F-67084 STRASBOURG CEDEX).

Suite à cette Note (les internautes intéressés s’y reporteront) j’ai reçu la lette suivante (que je publie intégralement, avec l’autorisation de son auteur). Elle me semble continuer le débat ouvert par ma Note, j’y réponds donc

De Henri Hatzfeld à Jean Baubérot

« Mon cher Jean,

… …Tu me permettras, j’en suis sûr, de reprendre telle ou telle de tes affirmations à mon propos, affirmations dans lesquelles je ne me reconnais pas. Peut-être ce dialogue nous permettra-t-il d’éclaircir nos positions réciproques.

Tu écris « Là où j’estime qu’Hatzfeld a radicalement tort et quitte le terrain scientifique c’est quand il glisse …Il glisse des religions qui seraient œuvre humaine à religions qui ne seraient qu’œuvre humaine, qui seraient totalement œuvre humaine. Là il prend une position convictionnelle qui n’a plus rien de scientifique. »

A dire vrai, je ne me vois pas du tout en athée convictionnel si tant est qu’un tel bipède existe – peut-être Michel Onfray. Pour moi je n’ai pas du tout envie qu’on me définisse par un alpha privatif.

            Qu’en est-il en fait ? J’ai tenté de comprendre la religion telle qu’elle est en tenant compte de faits évidents : les rituels d’abord et leur symbolisme ; le travail non pas individuel mais collectif, traditionnel, de l’imagination ; l’imagination comme réponse à l’inconnu voire à l’inconnaissable ; l’imaginaire institué : dogmes et croyances, pratiques et sociabilité.

                      Si l’on me demandait « Et dieu dans tout ça ?» je répondrais comme Laplace au Premier Consul : « Citoyen, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Entendons-nous : j’ai rencontré partout des idées de Dieu, des croyances en Dieu, mais Dieu lui-même, j’aurais été fort embarrassé de le rencontrer, moi apprenti sociologue : il m’aurait fallu redevenir théologien.

            Comprend moi bien. J’ai insisté dans mon livre sur l’inconnaissable. J’ai discrètement mais nettement dit le peu de bien que je pense de Changeux lorsqu’il dit « Pour moi, rien n’est inconnaissable. C’est un terme que j’ai depuis longtemps exclu de mon vocabulaire. » (p.61) Pour moi au contraire l’Ouverture du destin de l’Homme, la présence toujours actuelle de l’inconnaissable est un des éléments constitutifs de notre existence. C’est devant l’inconnaissable que l’homme, qui ne renonce pas, se bat avec les armes dont il dispose – et d’abord l’imagination.

Trois solutions ou positions sont possibles :

            Ou bien celle de Changeux : l’inconnaissable est une mauvaise question. Il n’y a pas d’inconnaissable.

            Ou bien celle du croyant : dans l’inconnaissable c’est Dieu qu’il pressent. De quelque manière qu’on exprime cela, l’inconnaissable pose une question à laquelle seule la foi peut vraiment répondre. Mais il me semble alors impossible que la religion ne se comprenne pas comme une conséquence d’une révélation et je ne vois pas bien comment cette explication – théologique – peut s’accorder avec l’explication sociologique ou anthropologique que j’ai tentée.

               Ou bien enfin – et c’est là ma position personnelle – on prend conscience que l’homme ne saurait, évidemment, ni tout comprendre ni tout maîtriser et que ce qui compte c’est l’attitude qu’il prend, la démarche qu’il adopte. Attitude et démarche qui ne sont nullement celle de l’individu angoissé, seul, entre les deux infinis. Mais celle d’un homme qui chemine parmi tant d’autres et après tant d’autres – et qui n’en finira jamais de s’instruire de leur sagesse et de leur folie. Leurs œuvres l’encouragent à continuer et à ne pas perdre courage – même après Auschwitz, même après le Rwanda. Certains jours – car les jours ne se ressemblent pas – il lui vient même à l’esprit ce mot plaisant de Montesquieu : « l’étude a été pour moi le souverain remède contre le dégoût de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. »           

De toute façon nous devons vivre entre notre passé et notre avenir et nous avons à tirer de l’un de quoi faire face à l’autre. Et l’on ne saurait, du passé, éliminer totalement sans dommage, cette source de pensée, d’assurance et de poésie qu’est la religion. Encore faut-il face à l’avenir oser faire le tri. Car cette institution humaine qu’est la religion porte en elle le meilleur et le pire.

J’ai été assez longtemps et assez sincèrement chrétien pour savoir qu’il y a un courage de la foi. Mais je sais tout autant qu’il y a un courage de ce qu’on peut appeler si l’on veut humanisme ou philosophie – mais s’il te plait : pas athéïsme, terme qui ne définit une pensée que par une amputation !

            Je te laisse le soin de voir comment tu concilies l’explication théologique et l’explication anthropologique de la religion. Cela me paraît difficile.

            Cordialement.  Henri Hatzfeld »

Voila la lettre. J’y ai répondu bien sûr. Malheureusement, bousculé par le temps, j’ai écris ma réponse dans le RER qui me conduisait à Roissy, si bien que je n’en ai pas de double. Mais comme je pense que mes idées n’ont pas beaucoup changé depuis 15 jours ( !) je vais reconstituer, en gros, ma réponse.

D’abord Hatzfeld ne souhaite pas que sa position soit qualifiée d’athée. Dont acte. Je préciserai seulement que ce terme n’a pour moi rien de péjoratif : l’athéisme est une option philosophique tout à fait respectable 2) relisez ma Note du 13 avril et si, effectivement, à un moment je qualifie la position d’Hatzfeld « d’athéisme convictionnel », ce n’est pas (et je vais y revenir) la pointe de mon propos.

Alors OK, j’enlève athéisme, je mets à la place « humanisme convictionnel » et il me semble que tout reste debout. En effet, la divergence amicale, mais divergence de fond entre Henri et moi se situe très exactement dans les 2 phrase de sa lettre : « je ne vois pas comment cette explication -théologique- peut s’accorder avec l’explication sociologique ou anthropologique que j’ai tentée.», telle est la première. « Je te laisse le soin de voir comment tu concilie l’explication théologique et l’explication anthropologique de la religion. Cela me paraît difficile», voilà la seconde.

Mais qui parle « d’accorder » ou de « concilier » ? Pas moi en tout cas (relisez la Note) : au contraire, ma démarche : agnostique et croyant signifie « agnostique » pour tout ce qui relève du connaissable, d’une démarche de savoir et « croyant » pour l’inconnaissable, ce qui est extrascientifique.

Et il ne s’agit nullement d’un partage de territoires (avec un mirador au milieu !). Si c’était cela, alors bien sûr, je ne pourrais pas être d’accord avec la démarche sociologique et anthropologique (au sens de l’anthropologie comme discipline des sciences humaines) qui consiste justement à étudier la religion à partir d’une démarche de connaissance.

Mais cette démarche de connaissance je la pratique moi-même depuis pas mal d’années, comme sociologue et historien. Donc je n’ai aucun problème avec tout ce qu’écrit Hatzfeld à ce niveau.

Moi aussi quand je fonctionne en historien ou sociologue , je n'ai nul besoin de "l'hypothèse Dieu", elle m'embarasserait. Je rencontre effectivement des idées de Dieu et pas Dieu lui même. Je peux mettre ces idées de Dieu en perspective historique et/ou sociologique et je ne m'en prive pas. C'est (par exemple) ce qui me passionne quand je vais au Japon, pays de culture non monothéiste.

 

Mais, quand Hatzfeld raconte, de façon tout à fait intéressante d’ailleurs, sa posture d’humaniste, ce qu’il appelle « humanisme ou philosophie », il n’est plus dans une démarche de connaissance. Ce n’est pas une démarche de connaissance qui lui permet de garder courage « même après Auschwitz, même après le Rwanda.»

Car, et il est fort intéressant qu’il donne une telle précision, Auschwitz, le Rwanda mais aussi Hiroshima et d’autres abominations constituent un démenti empirique à son humanisme et à tous ceux qui affirment « croire en l’homme » (et c’est cette posture générale qui m’intéresse, je ne sais si H. H. reprendrait à son compte cette expression, mais elle est assez typique d’un discours humaniste areligieux).

J’irai même plus loin et, au-delà des grandes atrocités, la bêtise ordinaire, l’arrogance des puissants, etc constituent également des démentis empiriques constants. Nous sommes bien dans de l’extra scientifique. Et si on veut poser la question de l’accord, de la conciliation, il serait possible de retourner la question : comment l’humanisme peut-il s’accorder, se concilier avec une démarche de sciences humaines, qu’il s’agisse de l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, etc.

Pourtant, Hatzfeld (et beaucoup d’autres) ne peuvent se passer d’une telle « position » : « l’homme ne saurait ni tout comprendre ni tout maîtriser », « ce qui compte c’est l’attitude qu’il prend » écrit-il significativement. On est là dans l’ordre symbolique et non dans l’ordre de la connaissance. Et les structures symboliques existent dans toutes les sociétés : il suffit d’ailleurs de lire Hatzfeld pour le comprendre.

Mon dissensus avec lui (et je le signalais dés ma Note du 13 avril), c’est que ce qu’il écrit de la religion n’est pas valable que pour la religion. C’est également valable pour tous les rituels, les croyances, les récits fondateurs, etc. Et cela qu’ils se donnent comme religieux ou comme irreligieux. Il manque à Hatzfeld, selon moi, la notion de symbolique. En effet, toutes les analyses qu’il effectue du religieux peuvent être élargies à l’ensemble de ce qui constitue le symbolique

Hatzfeld parle (à raison à mon sens) de « philosophie » pour qualifier sa position quant au sens de la vie. Il est là dans le croire et non dans le savoir. Face à l’option croyante philosophique qu’il adopte (et qui est tout à fait respectable), une option croyante théologique est tout autant légitime.

Elle se fonde, elle aussi, sur la finitude humaine. Elle est démarche de foi, qui ne se prétend pas scientifique mais refuse seulement le scientisme, c'est-à-dire que la démarche scientifique puisse croire tout comprendre et tout maîtriser. Elle ne cherche nullement à s’accorder et à ce concilier avec la science.

Il y a des moments où cela se concilie, d’autres pas. Dans les deux cas, la foi n’est ni confortée ni abolie car, comme la science d’ailleurs à un autre niveau, elle repose sur elle-même et uniquement sur elle-même.

C’est cela qu’à mon sens, du moins, on appelle, la « profession personnelle de la foi ».

Quand j’ai écris ma Petite histoire du christianisme (Librio), je n’ai pas commencé, comme la plupart des Histoires du christianisme par une vie de Jésus. Même l’ouvrage (intéressant par ailleurs) dirigé par Alain Corbin présente à mon avis ce défaut (positiviste) : Son premier propos titre : « Jésus de nazareth. Prophète juif ou Fils de Dieu ? »

Je récuse une telle question qui ne me semble pas pertinente dans une démarche historienne. J’explique dans mon introduction que l’historien, dans l’exercice de son métier, ne peut être qu’agnostique. Je commence donc par l’existence, dans l’empire romain de la seconde moitié du 1er siècle de notre ère d’individus qui se nomment chrétiens, qui se disent porteur d’un « évangile » et qui constituent peu à peu un canon d’ « écritures saintes » à partir de leur foi.

C’est cela qui est connaissable par l’historien. Et tout ce qui leur est arrivé (et ce qu’ils ont fait aux autres,…) ensuite pendant vingt siècles. Et on n’a pas fini d’investiguer pour connaître le plus précisément et le plus scientifiquement et rationnellement possible cette histoire.

 

Sur ce sujet comme sur 1000 autres, la démarche de connaissance rationnelle me semble indispensable et doit être défendue. C’est pourquoi je suis membre (depuis plusieurs années) de l’Union Rationaliste tout en m’affirmant « croyant ». Les statuts de l’Union me le permettent et je m’en explique dans le dernier n° des Cahiers Rationalistes (cf. mai-juin 2008, p. 41)

Donc il s’agit de 2 sphères différentes et qui n’ont pas à se concilier. J’ai écrit : que cela peut ne pas se concilier ou se concilier, qu’importe. Il se trouve que sur un point fondamental, en tout cas, cela s’articule bien. C’est ce que je vais expliquer dans ma prochaine Note.

(à suivre donc)

21/03/2005

AVEC OU SANS DIEU

Grace au Blog, vous allez pouvoir dialoguer avec l’écrivain
JEAN-PIERRE BRASSAC

Auteur de l’ouvrage
AVEC OU SANS DIEU
Vingt étudiants en Europe : religions et laïcité

Editions Autrement, 2005

Voici une proposition sympa. Je vous présente, grâce, à ce Blog, l’ouvrage de J.-P. Brassac
-en vous donnant la 4eme de couverture
-en vous donnant également ma préface
Si, comme je l’espère, cela vous intéresse, achetez le livre et, après l’avoir lu, faites des commentaires sur le Blog. L’ami Jean-Pierre les lira et m’enverra ses réponses qui seront publiées sur le Blog.
OK ?
Alors on commence par la 4eme de couverture :

Vingt jeunes Européens, vingt étudiants enthousiastes et curieux de tout, veulent savoir où en est leur continent de ses héritages spirituels, de ses pratiques religieuses, de la séparation des Églises et de l’État. « Quand nous employons les termes athée, agnostique, croyance, identité, sacré, laïcité, à quoi nous référons-nous dans chacun de nos pays ? Définissons les mots, dépoussiérons les notions accordons nos lexiques ! » propose l’un des personnages de cette aventure épistolaire, à la fois métaphysique et fraternelle.
Quelle est la véritable nature des liens entre les individus, les religions et l’État dans les pays de l’Union européenne ? Comment les croyances agissent-elles sur les sociétés, orientent leur évolution, cohabitent avec les démocraties ? Quelle est l’influence des cultes sur la vie culturelle, l’économie, la politique ? Comment, aujourd’hui en Europe, met-on en pratique la laïcité ?

Au fil d’une correspondance documentée, et à la faveur de rencontres internationales,
ils s’appliquent à définir et cartographier ce que l’on nomme aujourd’hui le fait religieux.
La diversité de leurs convictions, qu’elles soient « @vec ou sans Dieu », alimente tout au long de leurs échanges une réflexion de fond, tant sur la liberté de conscience que sur la situation des spiritualités et de la libre-pensée dans les démocraties d’Europe.

Rien n’est acquis d’avance : le chemin de la valorisation des différences et de l’humanisme est semé d’embûches.

Pierre-Jean Brassac est journaliste, romancier et essayiste. Il est passionné d’ethnologie et d’histoire de l’art. Il a publié Le royaume qui porte l’eau à la mer aux éditions Autrement en 2003.

On continue par la Préface


Un petit déjeuner dans les (alors nouveaux) locaux d’Autrement, en février 2003. Quelques personnes de la rédaction m’ont invité. Nous discutons. Moment agréable pour commencer une journée qui, comme les autres, va être bien remplie. C’est à cet instant précis qu’est née l’idée de ce livre, en réponse à la question : comment célébrer…autrement…le centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat ? Comment trouver une manière originale d’en parler, dans la forme comme dans le contenu ? Ne pas doubler ce qui va être fait, et parfois bien fait, ailleurs.
Avec comme règle du jeu que l’abstention prévaudra si une réponse satisfaisante n’est pas trouvée à ces questions. Autrement ne publie pas pour publier. C’est une des caractéristiques de la maison que j’apprécie fort.

Cela fait longtemps que je connais Autrement, et son directeur Henry Dougier. Les premiers contacts datent de l’après Mai 68. Il s’agissait alors d’une très jeune revue thématique. Sans tomber dans la nostalgie, comment ne pas garder un souvenir ému d’une période où ne régnait certes pas le « politiquement correct » ? Où les idées nouvelles, utopiques ou non, fusaient dans tous les sens. « Ce que nous voulons : tout », proclamaient mes amis de ce temps là. Certes, certains sombraient dans le dogmatisme, mais nous leur lancions alors : « Les prochinois en pro-Chine » !

Partie prenante de cette belle effervescence, Autrement possédait une place à part dans cet univers contestataire, privilégiant les analyses plurielles, propageant le souci d’inventivité, de création d’une nouvelle intelligibilité pour mieux analyser un monde que nous voulions remettre à neuf. Autrement constituait donc un instrument essentiel pour confronter et expliciter les idées qui surgissaient, approfondir la réflexion, accompagner l’action. Contrairement à Marx, ses lecteurs pensaient qu’interpréter le monde et le transformer allaient de pair
Nous étions de jeunes adultes qui désavouaient la génération précédente, celle des guerres coloniales, des institutions trop sures d’elles-mêmes, d’un universalisme occidentalo-centré. Nous voulions construire un monde plus ouvert, plus apte au partage, à l’égalité entre les sexes, les couleurs de peau et les croyances. Un monde où il serait possible d’être semblables et différents. Autrement nous a aidé à respirer le grand air du large.

Les années dix neuf cent soixante dix finirent. Le « vieux monde » avait, certes, changé mais pas autant que nous l’espérions, et il était loin d’être toujours allé dans le sens que nous souhaitions. Se posa alors, le problème de l’intégration, pas celle des immigrés, mais la notre ! Fallait-il refuser de jouer le jeu, au risque de devenir des « soixante-huitards » attardés et vieillissants, anciens combattants ressassant sans cesse d’antiques luttes ? Fallait-il abandonner toute contestation et devenir, chacun dans sa sphère, des décideurs dynamiques et fonctionnels, quitte à passer du compromis aux compromissions ?
Mais toute réussite sociale est-elle mauvaise ? Mais la marginalité constitue-t-elle une valeur en soi ? Ces questions nous ont taraudé, des années durant, alors que la contestation sociale se muait en, et se réduisait à l’alternance politique. Nous regardions, inquiets, autour de nous, ce qui arrivait à nos divers compagnons de route.
Pour certains l’aventure se terminait tragiquement en impasse, le suicide était au bout de la route. D’autres devenaient des citoyens, des pères et des mères de famille « poids moyens », menant une vie, en apparence du moins, sans grande saveur. Ils avaient, disaient-ils « jeté par-dessus bord leurs illusions de jeunesse ». D’autres, par contre, possédaient de longues dents et surenchérissaient dans les gages donnés à la société établie, comme pour mieux désavouer leur passé gauchiste. Entre ces extrêmes, une voie étroite… où l’on trie sans renoncer à ses fidélités de jeunesse.

Cette voie étroite, Autrement a su l’emprunter et la suivre. L’entreprise a réussi à grandir, se développer, se diversifier en gardant l’essentiel de son état d’esprit originel, de sa volonté tenace de promouvoir et de propager des idées et des œuvres originales. Elle a évolué sans se renier, sachant articuler changement et continuité. Dans une économie de marché aux contraintes lourdes, Autrement, aux yeux de l’observateur extérieur que je suis en tout cas, a conjugué l’inventivité de la pensée et le nécessaire réalisme d’une gestion rigoureuse et efficace.
Le passage de générations semble s’être bien effectué et, dans l’œil d’Henri Dougier, on constate toujours un brillant, une lueur qui montre l’envie de poursuivre des routes non balisées. Les diverses publications de la maison sont de qualité et abordent les problèmes… autrement… que l’idéologie implicite d’extrême centre qui domine la vie sociale. C’est pourquoi, si ma collaboration demeure occasionnelle (j’ai suivi mon propre chemin et il est bien rempli), elle s’effectue toujours avec plaisir.

Revenons à ce matin de février 2003. Les idées fusent, sont impitoyablement critiquées au plan intellectuel comme à celui de leur faisabilité, cela dans un climat joyeux. L’une d’elles résiste à cet examen aussi exigeant que convivial. Elle reste encore assez informelle, et je l’expose à peu prés ainsi : le grand livre de la morale laïque, a été Le tour de la France par deux enfants, par deux écoliers. Cet ouvrage a suscité de nombreux épigones, moins bien réussis car ils se sont contentés d’actualiser le concept.
En fait, il serait possible de le reprendre, de façon totalement différente. Non plus des écoliers, mais des étudiants, non plus un tour de la France, mais un tour de l’Europe. Non plus l’éducation à la morale laïque mais la confrontation des religions et des laïcités. J’explique à la petite équipe le fonctionnement d’Erasmus, qui permet à des étudiants et à des professeurs (je suis moi-même en partance pour Rome dans ce cadre) de cheminer dans la quête du savoir…et aussi de l’aventure, à travers différents pays européens.

L’idée lancée, l’ouvrage reste à écrire. Je suis en train d’en rédiger un, comparant la passion et la raison laïques en 1905 et en 2005, d’en diriger un autre, confrontant religions et libertés de par le monde. Je ne veux pas trop charger ma barque. Mais, sans doute, on pourrait trouver dans les écrivains de la collection Passion complice… Surgit alors le nom de Pierre-Jean Brassac. On me demande si j’ai lu, Le Royaume qui porte l’eau à la mer. Non, mais je ne demande qu’à réparer cette erreur.
Quand nous nous séparons, j’emporte un exemplaire du livre. Je le dévore, et partage l’enthousiasme de l’équipe pour le récit et l’écriture. Brassac aime les Pays-Bas de façon contagieuse. Il sait donner une saveur forte au quotidien, rendre au familier son épaisseur pleine d’inconnu, nous entraîner à sa suite dans des routes aux mille découvertes, inclure les informations de l’essai dans une forme littéraire romanesque. Or, l’idée est précisément cela. Pourvu qu’il accepte…

Un second petit déjeuner avec l’auteur pressenti. L’affinité est immédiate. C’est un peu comme si nous nous connaissions de longue date. Pierre-Jean Brassac rentre si bien dans le projet, qu’il le transforme immédiatement. Non, les étudiants ne se déplaceront pas physiquement, tant pis pour Erasmus ! Aujourd’hui, les voyages s’effectuent souvent sur le Web. Après s’être rencontrés, ou même avant, on échange par email.
Cette vue des choses me plait bien. Je connais des étudiants de différents pays, de différents continents même, qui se sont connus et, pour certains, ont formé un couple grâce à internet. Comme si, dans cette société qui a aboli les obstacles à la rencontre et notamment à la rencontre sexuelle entre jeunes (à mon époque, les jeunes filles devaient commander diaphragmes et stérilet en Grande Bretagne, subir souvent le regard désapprobateur du médecin prescripteur…), il fallait réinventer de la distance, permettre aux « âmes » de se mettre progressivement à nu avant que les corps ne le fassent.

Nous échangeons donc mille idées. Nous percevons presque physiquement une ébauche de livre prendre forme dans l’esprit de Pierre-Jean. Manifestement, le projet correspond à ses envies et il le fait très facilement sien. Imprudemment, je l’assure qu’il pourra toujours me demander des informations sur tel ou tel aspect, tel ou tel pays. Je veux bien jouer un rôle officieux de ‘conseiller scientifique’.
Débordé par mille sollicitations, s’ajoutant à la vie personnelle et au travail professionnel, embarqué dans la « Commission Stasi » et ses suites, non prévues à l’agenda, je me contenterai, en fait, de donner des indications bibliographiques.

Du reste, la lecture des premiers chapitres du futur ouvrage me convainc que mon nouvel ami se débrouille très bien tout seul et n’a nul besoin d’un quelconque mentor. Il effectue avec une grande aisance un beau parcours dans l’Europe des religions et ses personnages échangent, de façon heureuse, convictions, informations, interprétations et sentiments.

Le projet d’aborder, d’une manière originale, le fond commun laïque européen, qui -comme l’a bien montré Edgar Morin - est la confrontation permanente entre foi et raison, spirituel et temporel, religion et monde séculier, traditions religieuses et critiques de la religion, se concrétisait donc de façon heureuse. S’y ajoutait la restitution, à travers d’attachants personnages, de l’histoire tourmentée et complexe des différents pays d’Europe, de leur (souvent) brûlante actualité, des richesses de leurs arts et de leurs cultures, de la diversité de leurs mœurs, sans parler des itinéraires propres, des aventures personnelles des jeunes gens mis en scène.
Le jeu de l’aller et retour entre les lettres mels et les fichiers attachés échangés par les différents correspondants permet de diversifier la forme elle-même et de conjuguer ensemble plusieurs niveaux d’écriture et de contenu. Si bien qu’au fur et à mesure qu’elle se bâtissait, l’œuvre en donnait bien davantage que ne l’indique son titre et son sous-titre.

Le livre est maintenant fini et proposé au public. On peut parier que chaque lecteur va avoir ses étudiants préférés, ceux avec lesquels il se sentira en proche affinité. J’ai les miens, et je laisse ceux qui me connaissent deviner de qui il s’agit.
Ces prédilections n’empêcheront d’ailleurs personne d’apprécier chacun des vingt héros de l’histoire et de se laisser entraîner par leur itinéraire propre. Ils me semblent bien typiques de la jeunesse européenne, de préoccupations étudiantes d’aujourd’hui, même si, comme tout écrivain digne de ce nom, Pierre-Jean Brassac a imaginé leur personnalité et leur vécu en créateur, n’a voulu nullement construire des portraits-robots d’échantillon représentatifs, ce qui leur donne véritablement épaisseur humaine.

On peut parier également que chaque lecteur ne va pas tarder à réagir, à s’insérer dans la dialogique qui circule d’un bout à l’autre de l’ouvrage ; à se trouver en accord profond avec telle assertion ou description de situation ; au contraire à contester ce qu’écrivent d’autres personnages ; à considérer qu’un tel ou une telle exagère, qu’il n’est pas possible que… Comment le lecteur pourrait approuver la totalité ce qui est dit, les étudiants mis en scène eux-mêmes n’étant pas forcément d’accord entre eux ?
Mais justement, Pierre-Jean Brassac ne prône ni doctrine, ni croyance, idéologie. Il ne défend aucune dogmatique, religieuse ou séculière, même si, en filigrane, une certaine vision d’ensemble des rapports du religieux et du laïque se dégage peu à peu, même si son amour de la beauté des choses se trouve présent du début à la fin et si l’ouvrage est sous tendu par une éthique de la relation entre êtres égaux et différents, autonomes et solidaires.

Un des buts même de Avec ou sans Dieu consiste à promouvoir l’idée d’un nécessaire débat sur les question de sens de la vie et de spiritualité (au sens le plus large possible du terme), et à montrer que ce débat s’effectue de manière nouvelle, à distance des institutions qui ont, historiquement, imposé des normes et du sens d’abord, en traversant allègrement les frontières nationales ensuite, en mêlant des références différenciées enfin.
Cette novation ne fait nullement du passé table rase. Les traditions religieuses, culturelles, les contextes nationaux, régionaux et locaux, les ordres de discours enfin sont présents de façon constante ; personne ne peut en faire fi. Mais ces éléments divers sont perpétuellement travaillés, décomposés et recomposés par les individus eux-mêmes, dans l’autonomie de leur jugement et l’épaisseur propre de leur vie personnelle. C’est pourquoi, les connaissances et les savoirs de nos étudiants sont perpétuellement filtrés à travers leur ressenti, leur vécu.
Des lors des impressions propres, des événements singuliers, des itinéraires spécifiques balisent la route. Il ne servirait à rien au théologien de trouver étrange, voire paradoxale telle affirmation eut égard à ce que serait la « véritable » religion, ou au sociologue d’insister sur la particularité de telle situation et l’impossibilité de généraliser.
Le propos est autre : une œuvre littéraire donne vie à des possibles, elle ne prétend pas délivrer des paroles orthodoxes ni effectuer une mise en perspective globalisante. L’important pour elle, consiste à le faire avec talent, et le talent ici ne manque pas, si l’abondance et la richesse des pistes tracées.

Cependant, je l’ai indiqué, une certaine vision d’ensemble des rapports entre religion et laïcité émerge, et ceci constituait bien un enjeu de départ. Cette vision me semble en affinité avec la laïcité européenne telle que la définit Jean-Paul Willaime, directeur du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS-EPHE) :

- la double neutralité, c'est-à-dire d’une part, la neutralité confessionnelle de l’Etat et de la puissance publique, ce qui implique son autonomie, ainsi que celle des pouvoirs publics par rapports à tous les pouvoirs religieux et, d’autre part, le respect par l’Etat, dans les limites de l’ordre public et des lois, de l’autonomie des religions ;

- la reconnaissance de la liberté de conviction, ce qui implique non seulement la liberté religieuse et la liberté de non-religion, mais aussi la reconnaissance de l’autonomie de la conscience individuelle. Cette reconnaissance comporte la liberté personnelle de l’homme et de la femme par rapport à tous les pouvoirs religieux et philosophiques ; la réflexivité critique appliquée à tous les domaines (religion, politique, science, etc.), le libre-examen et le débat contradictoire ;

- le principe de non discrimination, c'est-à-dire l’égalité de traitement des personnes quelles que soient leurs convictions, la dissociation de leurs droits, en particulier de citoyens, et de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une religion ou à une philosophie. »

Notre univers public est envahi par le spectaculaire médiatique, la réification publicitaire, le fonctionnel bureaucratique et le politiquement correct. Nous sommes cernés par ce totalitarisme d’extrême centre sans camps de la mort ni barbelés mais qui nous incite à, voire parfois nous impose de penser en rond.
Dans ce contexte réducteur, dévoreur d’humanité, je me réjouis souvent de la fraîcheur intelligente de nombreux étudiants qui m’enrichissent par leurs expérimentations et leurs tâtonnements, par leur pensée en devenir, par les risques qu’ils prennent pour oser vivre. J’ai même parfois l’espoir, illusoire ou réel peu importe, qu’ils me transmettent une part de leur jeunesse et de leur ardeur. Que leur contact me facilite remise en cause et constructions de projets.
Etudiantes et étudiants ont compris quelque chose d’essentiel : ce qui est censé appartenir à la sphère privée n’a pas à être réduit au silence. Sphère privée signifie seulement que rien, dans ce domaine, ne peut, ne doit être socialement obligatoire, que les divergences ne présentent rien de troublant ou de grave et qu’aucun consensus n’a à être recherché. Par contre, confronter les itinéraires et les routes s’avère essentiel à l’humanisation de tous et c’est ainsi que chacun apprend lui-même et aide l’autre à vivre.

Par la richesse propre de son univers personnel, par ses qualité d’écrivain, Pierre-Jean Brassac nous ouvre ce monde d’artistes du sens. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.

Jean Baubérot
Président d’honneur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Chaire « Histoire et sociologie de la laïcité »