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11/01/2006

COMMISSION MACHELON SUR LA LAÏCITE

ANNONCES

1) Je donne une conférence ouverte au public (à Paris)

Le 20 janvier à 20 heures, au FIAP- Jean Monnet, 30 rue cabanis, Paris XIVe

LAÏCITE, FEMMES, RELIGION

LA LAÏCITE EST-ELLE UN GAGE D'EGALITE?

2) Mercredi 18 janvier: 2 nouvelles Notes sur le Blog:

-Les nouvelles rubriques du Blog en 2006

-Comment lutter efficacement contre la loi

de février 2005 sur l'enseignement positif

de la colonisation?

3) Réponse au commentaire de Jo (bas de la présente Note) : Il ne faut pas avoir peur de la liberté. En 1905 (cf Les Notes sur les Impensés du Centanaire) existait la peur de l'Eglise catholique, justement parce qu'elle avait un pape à sa tête et qu'elle semblait une armée en bon ordre de marche...pouvant donc d'autant plus facilement marcher contre la République que l'Etat abandonnait sa surveillance avec la loi de séparation. Au contraire les Républicains d'alors louaient l'islam et le protestantisme qui leur paraissaient des religions nettement moins "cléricales". Maintenant certains ont tendance à penser juste le contraire et à avoir peur de la diversité musulmane ou protestante. Or la peur est toujours mauvaise conseillère: la liberté de religion, garantie par le droit européen et international  est inséparable de la démocratie et le droit commun permet de sévir quand des délits prétendent se parer d'une couverture de liberté religieuse.

***

DEUX REMARQUES ET QUATRE QUESTIONS

A PROPOS DE LA COMMISSION MACHELON

Le 21 octobre dernier, le Ministre de l’Intérieur qui, en France, à la charge des « cultes » (désignation juridique pour parler des religions) a confié au professeur Jean-Pierre Machelon , qui est un éminent juriste et historien des institutions européennes, la mission de former une Commission pour examiner la loi de 1905. Cette Commission a été constituée et rendra son rapport en juin prochain.

Comme beaucoup de journalistes (et autres personnes) m’interrogent sur cette Commission, il me semble que le mieux est de donner ici ma position personnelle, ainsi tout le monde pourra facilement la connaître, et en discuter si besoin.

D’abord, deux remarques et, ensuite et surtout, quatre questions que je  me pose à propos de cette Commission.

Les deux remarques :

1) Pas de procès idéologique. Un seul exemple, Charlie Hebdo (30 novembre 2005) s’indigne de la nomination de Jean-Pierre Machelon comme président de la commission. Pensez donc, il a écrit un ouvrage intitulé : La république contre les liberté ?, ce qui prouve à l’évidence, pour Charlie, décidément devenu beaucoup plus bête que méchant,  qu’il est un antilaïque ! Réaction typique de l’indignation moraliste primaire. L’auteur de l’article, dans sa béate ignorance crasse, dans sa volonté d’imposer une histoire républicaine politiquement correcte n’a jamais passé une journée aux archives et ne sait pas, ne veut surtout pas savoir, que les faits relatés par Machelon dans cet ouvrage sont tout à fait réels.

Un exemple, au tournant du XIXe et du XXe siècle, c’étaient des juristes catholiques qui réclamaient la constitutionnalisation des droits de l’homme et des républicains bon teint qui l’ont obstinément refusée. Dans leur lutte contre les congrégations, ils écornaient les droits de l’homme et voulaient pouvoir le faire. Charlie est donc dans la défense obscurantiste de la légende dorée pour enfants sages et dans le refus de la démarche de connaissance. « Et pourtant elle tourne » déclarait Galilée…

Conclusion : Il ne sert à rien de lutter contre la loi de février 2005 (sur les « aspects positifs de la colonisation : on en reparlera très bientôt), si on ne lutte pas, en même temps, contre le nouveau négationniste du savoir.

2) Il faut donc laisser la Commission effectuer son travail en paix et se tenir à distance de considérations idéologiques et électoralistes : « Sarko » est, bien sûr, l’homme à abattre dans la perspective de la prochaine présidentielle. Cela ne doit pas, si on recherche une démarche de débat démocratique de qualité, disqualifier a priori le travail de la Commission et faire que quelque soit son résultat, qu’elle dise blanc ou noir, on soit forcément contre.

Cela n’empêche nullement la réflexion et pour ma part, je me pose quatre questions à propos de la Commission

1)  La loi de séparation des Eglises et de l’Etat a été unanimement saluée lors du centenaire comme un élément fondamental de la République. Même ceux qui ont proposé un « toilettage » ont assuré, à de nombreuses reprises, qu’il s’agissait de modifications qui n’en altéraient nullement l’esprit mais opéraient des adaptations nécessaires un siècle après. Le fondement de la loi : l’article 1 (liberté de conscience et libre exercice du culte sous les seules restrictions de l’ordre public) ; l’article 2 (qui met fin au Concordat et au système dit des « cultes reconnus ») et l’article 4 (qui respecte l’organisation propre de chaque Eglise) ne sont nullement mises en cause…sauf que, l’article 2 n’est toujours pas appliqué sur tout le territoire de la République. En Guyane (cela paraît loin, vu de métropole, mais cela fait partie de la France au même titre que Paris !) c’est une Ordonnance datant de 1828, qui a force de loi : le catholicisme est là un « culte reconnu »,  et les prêtres sont salariés par l’Etat. Rien n’oblige à la perpétuation de cette situation.

En Alsace-Moselle, le catholicisme, le judaïsme et le protestantisme sont des « cultes reconnus » et les « ministres du cultes » sont salariés par l’Etat. La situation est plus complexe puisqu’il y a là maintien du Concordat signé en 1801 entre le pape et le premier Consul, Napoléon Bonaparte. Changer la situation implique des négociations. Mais le paradoxe est qu’alors que d’autres pays ont renégocié (et allégé) leur Concordat après Vatican II (l’Espagne, l’Italie, le Portugal par exemple), en France la situation semble bloquée, on ne veut surtout rien changer. Va-t-on « modifier » la loi de 1905 et laisser tel quel le Concordat de 1801 ? Avouez que cela serait fort de café ! On peut, sans être forcément partisan d’une uniformisation immédiate et complète, estimer que c’est surtout là qu’il faut entrer dans un processus de changement. AVANT DE SONGER A « MODIFIER » LALOI DE 1905, IL FAUDRAIT PEUT-ETRE SONGER A MIEUX L’APPLIQUER.

2) Il va se poser à la Commission un problème de méthode. La célébration aseptisée du Centenaire a eu, nous l’avons vu dans ce Blog, de nombreux impensés. Mais je ne prétends pas les avoir relevés tous et par exemple je n’ai pas eu l’occasion d’indiquer que la loi a été critiquée au moment même où elle a été votée comme étant parfois imprécise et, plus grave encore, comportant certaines « contradictions ». Or ce sont précisément ces caractéristiques qui se sont révélées, à l'épreuve du temps, faire la force et la solidité de la loi. D’autant plus que les contradictions n’en sont pas vraiment si on lit attentivement le texte. Ainsi le fait que dans l’article 2, celui-là même qui dit qu’on ne reconnaît, salarie et subventionne aucun culte, on prévoit des aumôneries payées sur fonds publics pour les lieux clos (prisons, hôpitaux, etc). Et ensuite, on met à disposition gratuitement des milliers d’églises pour l’exercice du culte. Cela signifie clairement que, quand il y a risque de contradiction, le principe de liberté de culte l’emporte sur le principe de non subventionnement. L’important est que les Eglises (= les religions) ne soient officielles, ne redeviennent pas des institutions publiques. En ce sens, aider à la construction d’un lieu de culte, pour que les gens disposent d’un endroit décent pour prier, est structurellement différent du fait de salarier un « ministre du culte ».

D’ailleurs, dés les années 1920, il y a l’érection de la grande Mosquée de Paris qui s’effectue, sous l’égide d’ Herriot, le maire radical de Lyon, laïque considéré comme intransigeant (il a, en tout cas, tenté d’appliquer la loi de 1905 en Alsace-Moselle quand il est devenu président du Conseil) avec une subvention de la ville de Paris et une autre de l’Etat.

Donc je suis en plein accord avec la méthode proposée, dès 2003, par Guy Coq : il ne s’agit pas de nier les problèmes que rencontrent notamment les protestants dans l’application (administrativement durcie ces dernières années) de la loi de 1905 et ceux que peut avoir les musulmans qui n’ont pas toujours des mosquées décentes à leur disposition, mais avant de vouloir modifier la loi, il faut bien s’assurer que les problèmes qui existent ne sont pas solubles dans le cadre de la loi (des lois, puisqu’en fait, il y a eu des lois complémentaires en 1907 et 1908) et de la jurisprudence subséquente.

POUR MA PART, JE SUIS LOIN D’ETRE PERSUADE QU’UNE SOLUTION SATISFAISANTE DES PROBLEMES QUI SE POSENT RECLAME UNE MODIFICATION DE LA LOI.

3) La loi de 1905 n’est pas, contrairement à ce que l’on a dit de façon assez plate, un « compromis ». En effet, elle est d’abord une loi de rupture en ceci qu’à partir de 1905, l’identité nationale ne comporte plus de dimension religieuse et les religions n’ont plus rien d’officiel. La loi de 1905 est d’abord une victoire de la laïcité, ne l’oublions pas (et le recours au terme de « compromis » peut nous faire croire que c’est un match nul). Voila pour le contenant. Ensuite le contenu lui, établit un équilibre et notamment met à égalité la liberté de croire et de ne pas croire. Sans en rien sacraliser la loi (et c’est pour cela que je ne ferme pas la porte à son examen par une Commission de « Sages »), il ne faut pas oublier qu’elle instaure un équilibre fragile, ce que j’ai appelé un « pacte laïque » sur des questions qui sont toujours très passionnelles.

Si on estime nécessaire de faire des modifications, il faudra donc soigneusement veiller à trouver un nouvel équilibre, qui soit (autant que le précédent) acceptable par tous. Ce n’est pas facile et, si elle s’engage dans cette voie, je souhaite vraiment « bon courage » et « bon travail » aux membres de la Commission pour y parvenir.

En particulier, il faudra veiller à ce que l’équilibre entre les convictions philosophiques non religieuses et les religions soit maintenu, voire (sinon cela ne vaut pas le coup de changer) amélioré. DONC ATTENTION A BIEN RESPECTER L’EXIGENCE D’EGALITE.

4) Enfin, il y a un problème de « timing ». La Commission doit rendre son rapport en juin. Mais quand : début ou fin juin ? Si son rapport est publié juste avant la coupure des vacances et que des mesures (de type réglementaire par exemple) sont prises pendant l’été, ne sera-t-on pas frustré d’un débat démocratique ?

S’il est logique qu’une Commission réunissant des personnes compétentes et qui, le plus souvent, travaillent ces questions à plein temps fasse des propositions, il faut qu’entre le temps des propositions et celui de la décision, il y ait un moment de débat démocratique où les différents points de vue puissent s’exprimer et où l’on puisse réfléchir aux propositions qui sont faites. Trois temps donc. Un court-circuit entre ces trois temps serait fort malencontreux. DONC UN DEBAT DEMOCRATIQUE EST NECESSAIRE ENTRE LE RAPPORT DE LA COMMISSION ET D’EVENTUELLES DECISIONS.

Voila, en gros, ce que j’ai répondu à des journalistes qui m’interviewaient sur ce sujet. Qu’en pensent des internautes qui visitent le Blog ?

(d’ici la fin de la semaine : la seconde partie de la Note sur « Quelle approche de la laïcité »)

 

PS: Merci beaucoup Stella, pour votre commentaire et votre intéret.

20:30 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (5)

04/01/2006

QUELLE APPROCHE DE LA LAÏCITE ?

BILAN DU BLOG EN 2005, L’APPROCHE DE LA LAÏCITE QUI Y EST DEFENDUE, LA «MAUVAISE » ANNEE 2005, LES PROJETS DU BLOG POUR 2006.

1) Bilan du Blog en 2005 :

Ce Blog a été créé à la fin de 2004 dans l’optique de la célébration du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Il ne devait pas forcément continuer ensuite. Il s’agissait, pour moi, d’utiliser les nouveaux moyens de communication offerts par internet  pour pouvoir exposer de façon plus souple et plus directe que par les médias (et de façon complémentaire) quelques idées sur la laïcité. Cela de façon double : vulgariser un savoir et prendre part à un débat.

Il s’agissait aussi d’une aventure  et certains m’avaient mis en garde : les blogs étaient un moyen pour des ados d’exposer leurs état d’âme qui ne convenait guère à un professeur ni sur le plan de l’efficacité ni sur le plan de (disons) la dignité  de la fonction professorale(ce second point n’était pas forcément dit explicitement, mais transpirait des propos tenus).

Je n’ai jamais pensé que la fonction professorale nécessite une relation verticale ; par contre pour l’efficacité je me disais : on verra bien. J’ai eu la réponse. Après le démarrage de fin décembre (24 visites), le Blog a tout de suite rencontré un certain impact puis qu’en janvier 2005 il dépassait déjà les mille visites. Au total il y a eu 3675 visites pour le premier trimestre ; 7973 pour le second, 9661 (malgré les vacances) pour le troisième… et 17372 pour le dernier trimestre, chaque mois établissant un nouveau record de visites : 4974 en octobre, 5143 en novembre.
Décembre était le mois de vérité : la date anniversaire étant le 9 décembre,  une baisse pouvait intervenir ensuite. Il n’en a rien été et le record a été pulvérisé avec 7255 visites. Soit un total de 38681 visites pour l’année. Même si cela signifie que l’élan du centenaire continue (pour ma part, j’ai encore beaucoup d’interventions en janvier), c’est un signe très encourageant, une obligation à continuer ce Blog au-delà de l’année du centenaire, puisque visiblement il intéresse et qu’il touche un public d’internautes à la fois large et régulier : 2697 visiteurs pour les 5143 visites de novembre et 4354 visiteurs pour les 7255 visites de décembre. On peut donc tabler sur une moyenne d’environ 2 visites par mois pour chaque ami(e) du Blog. Ces visites sont  approfondies : les pages du Blog sont longues, or environ 12000 pages ont été lues chaque mois de septembre à novembre et 23783 pages en décembre.

Les statistiques ne sont pas tout ; d’autant plus que je m’attends quand même à une certaine retombée et à un rythme de croisière en 2006. Deux autres raisons me poussent à continuer ce Blog.

D’abord, il semble, avec les « Impensés du Centenaire », avoir trouvé un langage pas trop universitaire, un peu ludique et cependant sérieux au niveau de ce qui est transmis, un langage qui convient bien à l’instrument qu’est le Blog, mais aussi à ma manière d’être. Et je vous préviens : en 2006, j’ai envie de m’amuser tout en vous prenant très au sérieux.

Ensuite, et surtout, je trouve que 2005, de façon dominante, n’a pas été une bonne année pour la France et une année pas terrible non plus au niveau du monde. Je vais y revenir à la fin de cette Note. Or ce Blog constitue un engagement citoyen. Il veut, à son niveau, contribuer à un débat démocratique qui a un besoin urgent que mille fleurs s’épanouissent.

2) Quelle approche de la laïcité ?

Le Blog défend une certaine approche de la laïcité, celle qui veut commencer par une démarche (objectivante) de connaissance AVANT d’en arriver à l’engagement citoyen.

Dans une perspective de connaissance, on peut définir sommairement la laïcité comme un ensemble de pratiques sociales référées à certains principes.

Je tiens à commencer par cette perspective de connaissance (les pères fondateurs de la laïcité ne se réclamaient-ils pas de la science et de la raison ?). Et c’est là que prend sens le sous titre du Blog. Je m’en suis déjà expliqué mais, périodiquement, un nouvel internaute me questionne à ce sujet, trouve ce sous-titre insupportable, prétentieux, tout ce que vous voulez. J’ai, bien sûr, un ego très surdimensionné. Au-delà de ce vilain défaut, le sous-titre du Blog veut tout de suite annoncer la couleur : une chaire (en Sorbonne) ; bigre de bigre : les internautes  sont prévenus ; ils vont trouver avant tout, dans ce Blog,  la vulgarisation d'une démarche de connaissance pour parler de la laïcité. Quant au fameux « la seule chaire » qui fait tiquer certains : c’est d’abord un constat : il n’existe qu’une chaire et qu’une maîtrise de conférences (à ma connaissance) spécialisée dans la laïcité en France, je ne demanderais pas mieux qu’il y en ai 10, 20, plus. C’est aussi, bien sûr, une pierre lancée dans le jardin de ceux qui parlent (notamment) de l’histoire de la laïcité sans avoir jamais passé une journée aux archives et lu des documents de première main.

Rassurez vous, cela ne prétend à aucun monopole interprétatif. J’aime trop le débat pour cela. Mais il se trouve que l’année 2005 a montré l’importance citoyenne de la revendication de cette démarche de connaissance avec la loi de février dictant aux historiens comment ils doivent enseigner la colonisation. Cette loi n’arrive pas ex-nihilo : elle est le summum d’un nouvel obscurantismeles jugements moraux (quels qu’ils soient, ils sont mauvais en plus dans ce cas précis, mais même quand ils sont bons, ce n’est pas mieux au niveau de la démarche elle-même) prétendent suppléer à la connaissance : or c’est précisément cela le moralisme. Nous y reviendrons bientôt.

Pour le moment, précisons un peu la définition donnée de la laïcité, elle comporte deux éléments en interaction étroite : des pratiques sociales et un référentiel symbolique. Nier l’importance du « référentiel symbolique » (= la référence à certains principes) serait faire du marxisme primaire (cela ne se pratique plus beaucoup explicitement mais il peut y avoir des restes…) mais nier ou minimiser les pratiques sociales, ce qui est dominant aujourd’hui, y compris chez d’anciens marxistes, signifie avoir une approche essentialiste, et souvent finalement parareligieuse.

Cette dernière approche se marque par le fait qu’à chaque examen critique de pratiques sociales laïques, on vous répond : « mais ce n’est pas cela la laïcité » ou « mais ce n’est pas la vraie laïcité ». Et, alors, on oppose une laïcité idéale, fonctionnant dans le pur ciel des idées, aux religions réelles, et/ou à d’autres réalités sociales. Cela s’est beaucoup pratiqué quand on opposait un communisme idéal au capitalisme réel ou une démocratie idéal au communisme réel. On truque le jeu de manière à être à tous les coups gagnant. On est dans le premier degré, tout comme les fondamentalismes que l’on prétend combattre.

Comment repérer les personnes qui, souvent à leur insu, se trouvent englués dans cette approche essentialiste ? A leur manière de parler de la laïcité et notamment, à la façon dont ils répètent, ce stéréotype qui traîne dans toutes les poubelles : on n’a pas le droit (sous peine d’être un traître à la laïcité) d’ajouter un adjectif au mot laïcité.

Mais non, espèces de gros bêtas, mettre tous les adjectifs que l’on veut n’est en rien attenter à l’honneur de la laïcité : la laïcité n’est pas un sacré  (elle "n'est pas un nouvel Evanglie", selon l'expression de de Jules Ferry) que l’on profanerait en lui ajoutant un adjectif. Et ce que l’on indique ainsi, ce sont des pratiques sociales de la laïcité. Ainsi, une pratique de la laïcité peut être plus ou moins « ouverte », pour prendre l’adjectif qui fait le plus débat, mais cela ne signifie pas non plus que plus elle est « ouverte » mieux elle serait. Car à force d’être trop ouverte, elle peut perdre toute consistance dans ses références propres. Et, surtout, ouverte à quoi ? L’adjectif est à préciser[1]. Bref, comme vous le constatez, on entre là dans une argumentation qui va tenter d’être rationnelle et l’on quitte le régime de l’excommunication pour cause de blasphème.

Pour ma part, je préfère examiner les pratiques sociales de la laïcité par les termes de « laïcité inclusive » ou de « laïcité exclusive ». Il s’agit de ce que les sociologues appellent des « idéaux types » (= des sortes de portraits robots) et les pratiques sociales sont plus ou moins inclusives ou exclusives. Car toujours, dans une situation donnée, différentes conceptions de la laïcité s’affrontent ; telle ou telle référence est privilégiée.

La laïcité est toujours l’enjeu d’un débat social. C’est dans le cadre de ce débat, et pour délégitimer ceux qui ne pensent pas exactement comme eux, que certains refusent tout adjectif accolé à "laïcité" tout en ne se privant pas, eux (les petits coquins !), d’en utiliser allègrement un, puisqu’ils parlent tout le temps de « laïcité républicaine » (ce qu’Hervé Hasquin et de nombreux laïques belge dénoncent comme une captation française de la laïcité). D’autres répliquent alors, par un autre stéréotype, ramassé dans une autre poubelle, la laïcité disent-t-ils « a aussi ses intégristes ». Et quand vous êtes traité d’ « intégriste de la laïcité », votre parole est également délégitimée, sans que l’on examine vraiment votre argumentation

Ne soyons donc pas dans le premier degré, et commençons par une analyse froide (même si, le Blog n’étant pas un cour en Sorbonne, je la colorie un peu).

Donc diverses pratiques sociales laïques. En quoi sont-elles laïques ? On pourrait dire (en première réponse) : parce qu’elles se réclament de la laïcité. Et ce n’est pas faux. Mais il faut aller plus loin et déconstruire cette référence laïque. Car nous trouvons de la permanence et de la variation. Il me semble (mais c’est une hypothèse de travail) que l’on trouve trois éléments relativement permanents, ou plutôt (car on ne s’y réfère pas de la même façon suivant les période, les pays, les situations,…) relativement récurrents et déjà présents dans le premier exposé systématique sur la laïcité, celui de Ferdinand Buisson[2] :

-         la non domination de la religion sur l’Etat, les institutions et la société civile
-         la liberté de conscience, de culte, de religion et de conviction non religieuse

-         l’égalité entre les différentes religions et les religions et les convictions.

Mais on peut ne pas se référer à la totalité de ces 3 paramètres (ainsi Maurice Allard était, affirmait-il en 1905, beaucoup favorable à la liberté de conscience qu’à la liberté de religion et c’est encore le cas aujourd’hui de certains ; d’autres sont fort peu sensible, au contraire, à l’égalité des convictions non-religieuses et des religions) ; d’autre part il existe  d’autres paramètres qui sont invoqués, mais de façon moins générale, moins récurrente (ainsi on parlera moins, aujourd’hui, de la science qu’il y a un siècle. Par contre on invoquera beaucoup plus l’égalité homme-femme et l’élargissement du troisième paramètre à la lutte contre toutes les discriminations).

Cette déconstruction de la référence à la laïcité en trois éléments, permet de ne pas se borner à reproduire le discours des acteurs sociaux. Des pratiques sociales peuvent relever de la laïcité sans utiliser le terme ; des pratiques sociales peuvent se réclamer de la laïcité et relever, pour l’historien et le sociologue, aussi d’autres notions : la sécularisation, le régalisme, la religion civile, etc[3]

Vola pour la démarche de connaissance. On pourrait en rester là, étudier la laïcité uniquement dans le cadre d’une démarche de connaissance. C’est ce qu’on appelle la « recherche fondamentale ». Mais dans les sciences dures comme dans les sciences biologiques ou environnementales, il y a aussi la « recherche appliquée », la transformation du savoir en un objet social. Et là, le chercheur devient lui-même un praticien social.

Dès que l’on accepte d’être interviewé par les médias et de répondre à leurs questions, le plus souvent "engagées", de jouer un rôle d’expert, etc on est, plus ou moins, dans un court-circuit entre sa compétence propre et sa pratique sociale, ses choix d’individus et de citoyen.

Certes, il y a un lien entre les deux dans la mesure où l’on tente d’utiliser sa compétence pour effectuer les meilleurs choix possibles, mais il y a toujours des critères autres que la connaissance qui entrent en jeu. Et, comme citoyen, on n’examine pas seulement les différentes représentations possibles de la laïcité, on privilégie l’une d’entre elles, que l’on pense être la meilleure. Mais si on n’oublie pas ce que l’on a appris par la démarche de connaissance, on saura :

1)      que l’on est là dans la pratique sociale engagée, acteur au milieu d’autres acteurs,

2)      que sa vision est une vision en situation, opérée dans un certain contexte

3)      qu’il faut donc, périodiquement, passer sa conception des choses au crible de la démarche de connaissance

Et, comme l’indiquait Max Weber, la démarche de connaissance implique d’affronter les « faits désagréables », de ne pas sélectionner ou privilégier uniquement ceux que l’on peut interpréter dans un sens qui conforte sa propre opinion.

Le débat, les objections, les critiques, les points de vue autres sont très féconds pour ne pas s’enfermer dans le dogmatisme de ses idées propres.

4)      que ses choix relèvent aussi d’une stratégie : ainsi je suis partisans d’une « laïcité inclusive » parce que je pense, non seulement qu’ainsi elle est plus tolérante, mais aussi (et peut-être surtout) qu’ainsi elle est plus intelligente, elle a de meilleures chances d’être hégémonique et dynamique, créative. C’est ce que racontait déjà La Fontaine dans le chêne et le roseau. Celles et ceux qui défendent une laïcité – chêne multiplieront les imprécations contre les « adversaires » de la laïcité, en élargissant le cercle des adversaires à tous celles et ceux qui ne comprennent pas la laïcité comme eux, et qui, ainsi, la mettraient en danger. Je pense qu’ils contribuent à mettre la laïcité en danger avec leur laïcité bloc, peu résistante aux intempéries, leur laïcité pas assez subtile, pas assez intelligente.

Je sais bien, on  va (encore) me trouver très présomptueux de critiquer l’inintelligence, car ce serait se mettre du côté des intelligents. Je répondrais

1)      que le combat pour tenter d’être intelligent est un combat de tout instant, jamais gagné et dont la condition sine quoi non est justement de ne pas se croire intelligent une fois pour toutes.

2)      Que ce combat est nécessaire et que c’est un piège de la société marchande de le disqualifier :  la consommation de masse, l’extension à la culture et à l’éducation de la marchandisation et de sa logique massificatrice implique d’avoir une société d’individus d’intelligence très moyenne (et qui ont renoncé aux efforts à faire pour devenir plus intelligents).

3)      Que le summum de la duperie est ce que j’appelle le moralisme : des jugements moraux sommaires, péremptoires et qui ne seront pas passés par la prise de distance avec le premier degré, les « témoignages » pris pour argent comptant et non mis en perspective, les soi-disant « bonnes » émissions de télévision gobées tout crues, etc, etc. De plus en plus ce moralisme tente de disqualifier celles et ceux qui cherchent à ne pas être dans le premier degré.

Bon ce n’est pas tout cela : vous êtes bien sympas mais j’ai des chapitres de thèse à lire et à critiquer, des cours à préparer, des tonnes de lettres et de mels en retard, des recherches sur le feu. Bref, j’ai « fait plus long » que je ne pensais au départ. Donc, la suite la semaine prochaine…


[1] Ceci dit, le terme de « laïcité ouverte » est socialement bien accueilli quand les gens ont l’impression que les militants laïques ont une pratique sociale plus ou moins « fermée », « sectaire », etc. Bref certains prétendent que la laïcité est ignoblement attaquée, tout simplement parce que EUX sont mis en question, leur virulence s’explique en bonne part ainsi.
[2] Je renvoie là à mon sublimissime ouvrage Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Le Seuil 2004) qui vous en dira beaucoup plus : non mais, vous n’allez pas tout savoir sans rien payer, quand même !

[3] Là encore, c’est expliqué en long, en large, en travers, dans le sublimissime ouvrage cité note 2 : décidément, qu’attendez-vous pour le (re)lire…quitte après, pour vous détendre, de (re)lire, mon roman  Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour, la plus belle des histoires de princesse aux éditions de l’Aube.

15:15 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (0)

02/01/2006

VIVE 2006, ANNEE LAÏQUE

2005 EST MORT, VIVE 2OO6 ET QUE CE SOIT UNE ANNEE LAÏQUE

LE BLOG A PULVERISE SON RECORD DE VISITES EN DECEMBRE; IL CONTINUE.

PREMIERE NOTE DE 2006, MERCREDI SOIR 4 OU JEUDI MATIN 5 JANVIER.

ET NORMALEMENT DEMAIN MARDI 3, UN REBOND DANS LIBERATION

En attendant, faites un petit tour pour lire (ou relire) quelques Notes du Blog

TRES BONNE ANNEE

19:35 Publié dans EDITORIAL | Lien permanent | Commentaires (2)

28/12/2005

LA LAÏCITE VUE DE "L'ETRANGER"

SEIZIEME ET DERNIER IMPENSE

   Pour le dernier impensé, je vous propose d’examiner la laïcité française vu d’ailleurs, de ce qu’on appelle  en France « l’étranger » (réciproquement, la France est l'étranger des autres pays!). Là, contrairement aux autres impensés, il ne s’agit ni d’un travail d’archives ni d’une enquête systématique, mais d’un propos fondé sur mon expérience. Les fidèles de ce Blog qui ne sont pas Français sont donc spécialement invités à faire des commentaires sur cet Impensé.

Depuis que je suis titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », j’ai donné des cours et des conférences dans 28 pays. Dix sept d’entre eux ne sont pas membres de l’Union européenne et il s’agit notamment des pays où je me suis rendu le plus souvent (à 15 reprises au Japon, 10 reprises au Canada, 7 aux Etats-Unis, 6 en Russie et 5 au Mexique). Pour la seule célébration du centenaire, je suis allé dans onze pays[1].

   J’étais invité pour apporter un savoir, mais j’ai beaucoup reçu aussi et ces missions m’ont permis de me dégager des débats trop franco-français. Un seul exemple,  voila la première question qui m’a été posée lors de mon premier cours à Kyoto : « Vous vous dites sociologue de la laïcité, est-ce que vous mettez Dieu en perspective sociologique ? » Ce genre de question décapante induit un décentrement que j’oserai qualifier de ‘salutaire’ !

Une dernière précision préalable : mon public n’était naturellement pas constitué par ce que l’on pourrait appeler des ‘étrangers moyens’. Il s’agissait, avant tout de collègues et d’étudiants. Cependant, souvent, cours et conférences ont alterné, j’ai donc pu aussi toucher un public plus vaste même s’il s’agissait toujours d’un ‘public cultivé’.

   Le bilan de ces missions ne correspond pas du tout à l’idée que, spontanément, on s’en fera en France. Au retour de l’une d’entre elles, un collègue français m’a déclaré : « Vous leur avez parlé de la laïcité, ils n’ont rien du y comprendre ».Or, parler de la laïcité française (ou/et de la laïcité en général) à l’étranger ne présente ni plus ni moins de difficultés que de traiter de tout autre sujet. Il est même possible de dire que, sauf  certains cas, qu’il est plus facile d’aborder la laïcité à l’étranger qu’en France. Plus on s’éloigne de la France, géographiquement et culturellement, plus (quel bonheur !) on vous attend sur un terrain d’argumentation de la preuve sans chercher à interpréter immédiatement vos propos en les ramenant sur un terrain idéologique, convictionnel. On vous demande de ‘tenir la route’ comme universitaire en abordant ce sujet avec les mêmes critères, les mêmes exigences que l’on considère tout autre objet d’enseignement.

   Ceci indiqué, l’objet de cet impensé n’est pas de parler de théorisations savantes. Il s’agit, à travers les échanges, débats, discussions informelles que j’ai pu avoir, de percevoir les conceptions implicites ou explicitées de mes interlocuteurs. Entendons nous bien : indiquer ces conceptions ne signifie pas automatiquement les partager ; c’est seulement refuser de faire la politique de l’autruche, comme c’est trop souvent le cas en matière de laïcité, ce qui est déjà beaucoup.

A partir d’une typologie sans prétention, je distinguerai quatre représentations de la laïcité que j’ai souvent rencontrées dans divers pays.

   La première représentation de la laïcité française la rapproche de l’athéisme d’Etat et/ou suspicion envers la religion. Une petite anecdote  significative à ce sujet : au milieu des années 1990, trois étudiants d’une université de Russie viennent m’attendre à l’aéroport de Moscou. Leur attitude est correcte, mais je ressens une froideur inhabituelle dans l’accueil. Je cherche à en comprendre la raison, commence à discuter avec eux de mes cours. Soudain, l’un d’eux lâche : « la laïcité, c’est la forme française de l’athéisme scientifique »[2].

   Ce n’est d’ailleurs pas seulement en Russie et dans des pays de l’ex bloc de l’Est que l’on rencontre l’idée que la laïcité (française) est une lutte plus ou moins sournoise contre les religions, ou certaines d’entre elles. On la retrouve dans l’Europe du Nord et, parfois aussi, aux Etats-Unis ou même au Canada.

   Avant de  dire qu’il s’agit d’une diabolisation, d’une confusion, ou -au minimum- d’une réduction, il faut prendre au sérieux de tels propos, pour ne pas être soi-même dans l’incantation, il faut écouter les arguments de vos interlocuteurs. En voici quelques uns parmi d’autres:

- la laïcité française a tendance à mettre la religion hors de la culture (critique notamment d’étudiants anglais mais également formulée dans d’autres pays)

- la laïcité française a fait preuve de violence et d’intolérance : des étudiants de l’Université libre de Bruxelles -l’Université laïque !- font remarquer que pendant la Révolution la Belgique fut « envahie » et des prêtres belges tués ; des Canadiens que des congréganistes sont venus chez eux, au début du XXe siècle, chassés par les lois anticongréganistes

- l’attitude française envers les Nouveaux Mouvements religieux et les « sectes » est souvent très sévèrement jugée, notamment à l’époque de la MILS d’Alain Vivien[3] : des professeurs Américains affirment que ce dernier n’a pas voulu recevoir une délégation américaine prétextant qu’un de ses membres était un scientologue alors qu’en fait il s’agissait d’un baptiste ; des professeurs japonais se sont déclarés choqués par le fait qu’une délégation de la MILS venue à Tokyo pour enquêter sur la Soka Gakkai n’a voulu voir aucun d’entre eux mais a longuement rencontré l’organisation religieuse avec laquelle la Soka Gakkai a rompu. « C’est comme si on était allé demander à Rome des renseignements sur Luther », m’a précisé l’un d’eux. D’une manière générale, beaucoup de mes interlocuteurs de différents pays (dans la période 1996-2002 surtout) développaient le propos suivant : « En France, la lutte antisecte est limitée par un dispositif juridique libéral et des traditions démocratiques, mais quand on veut exporter le modèle français en Europe de l’est et en Chine, c’est la liberté religieuse elle-même qui se trouve menacée »

- « la laïcité française est intolérante envers les femmes » : d’Amérique du Nord au Japon, que de fois ai-je entendu dire cela de la part d’étudiantes ou de femmes adultes féministes. La loi de 2004 n’a naturellement pas arrangé les choses. Il a fallu rappeler que le voile était interdit uniquement à l’école publique (et non partout, comme parfois certaines le croyaient[4], ce qui n’empêche d’ailleurs pas le maintien du désaccord. J’ai émis, à plusieurs reprises, le souhait d’un dialogue entre des féministes de différents pays et notamment entre des féministes américaines et françaises, parfois aussi péremptoires (avec des certitudes opposées) les une que les autres. Ainsi, des féministes mettaient en avant que la « Commission Stasi » n’ait pas été paritaire alors qu’elle prenait une décision concernant au premier chef des femmes. Il a fallu leur expliquer que, vu la position féministe dominante en France, cela n’aurait probablement rien changé (ce qui leur a paru étonnant). Il n’empêche, cela les choquait.

   A l’argument : « il existe des foulards contraints, imposé par des frères, maris ou pères », une étudiante américaine, approuvée par ses camarades, m’a rétorqué : « si une femme préfère obéir au petit phallus de son frère, son mari ou son père plutôt qu’au grand phallus de l’Etat, c’est son droit le plus strict ». On m’a raconté également l’histoire d’une pakistanaise, présidente d’une importante association contre l’intervention anglaise en Irak, interloquée quand, lors de l’une de ses tournées en France, on lui a dit qu’elle était sous la domination de son mari parce qu’elle portait un foulard. Elle aurait répondu : « Mon mari, je l’ai choisi et il garde nos enfants pendant que je parcours la planète au service de la cause que je défends ».

   La seconde représentation de la laïcité française la perçoit comme une sorte de religion (civile) républicaine. Cette perception, complémentaire de la première, est exprimée de façon plus ou moins sommaire ou élaborée suivant les publics. Certains d’ailleurs, comme l’anthropologue  Paul A. Silverstein, l’ont plus ou moins théorisée sous une forme un peu plus nuancée  (« French laïcité operates much like a religion »)[5].

   On retrouve dans beaucoup de pays cette idée d’une laïcité française presque religieuse. Et il est significatif de constater que les impensés des uns sont, parfois, l’inverse des impensés des autres. Je me souviens d’une séance avec des étudiants américains  où, par un jeu d’entraînement, chacun surenchérissait sur l’autre pour décrire la laïcité comme la « religion de la France ». Je les ai laissés s’exprimer puis leur ai rétorqué, en souriant, que les Français, eux, se montrait particulièrement sensibles à la religion civile américaine, leur donnant différents exemples dont celui de l’inscription « In God we trust » sur les dollars. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de m’entendre répondre que je me trompais, qu’il n’y avait nullement marqué un tel propos sur les billets verts. Réponse qui recueillait l’assentiment général. J’ai du les obliger à prendre un billet de banque et à le regarder attentivement pour qu’ils se rendent compte de leur erreur. Et même l’erreur démontrée, ils n’accordaient pas plus d’importance que cela à la chose [6]. Ainsi, dans chaque pays, existent des réalités que l’on ne veut pas voir, et quand on vous oblige à les regarder en face, on minimise, autant que faire se peut, leur importance. Par contre, vue d’ailleurs, l’importance accordée est grande, voire parfois peut-être disproportionnée.

   Souvent, il m’a été dit, surtout Outre-atlantique : « ce n’est pas parce que  Dieu n’est pas invoqué qu’il n’existe pas, en France, du sacré républicain ». Et cela, en Europe du Nord également, fait penser que la laïcité française est trop radicale. Mais quand on fait préciser les choses, il s’agit beaucoup plus de la mise en cause d’une mentalité suspicieuse à l’égard des religions,  de propos ou d’écrits dont on a entendu parler que de la critique du dispositif juridique laïque français. Certes, en Angleterre, Allemagne ou dans des pays scandinaves, l’absence de budget des cultes est parfois mal vue. Mais, souvent, les aides indirectes et notamment la mise à disposition gracieuse et l’entretien d’édifices du culte ne sont pas connues. Dans le cas contraire, certains peuvent réagir alors comme une collègue anglaise qui affirmait à l’un de mes cours qu’il valait mieux, financièrement, être dans la situation de l’Eglise catholique en France que dans celle de l’Eglise établie d’Angleterre.

   En Europe du Centre et de l’Est, la France semble avoir en partie raté le coche de la sortie du communisme. La situation belge de la laïcité, famille de pensée à côté des religions, est souvent jugée plus attractive que la conception française, à la fois trop globale et, pour certains, ne donnant pas (paradoxalement) de place véritable à l’agnosticisme et à l’athéisme[7]. A mon sens, les deux aspects peuvent être complémentaires et la France doit impérativement prendre des mesures qui réalisent mieux l’égalité des convictions face aux religions.

Dans d’autres milieux, notamment dans les Balkans (Bulgarie, Roumanie,…), le désir d’une nouvelle officialité de la religion majoritaire rend la laïcité française suspecte de ne pas en accorder assez aux croyances. Souvent, mes conférences ont permis un débat entre personnes d’un même pays, d’opinions divergentes voire parfois franchement opposées (encore dernièrement en Slovaquie). J’ai joué un rôle de catalyseur.

   Dans différents pays, mes interlocuteurs m’ont  demandé si cette séparation « trop radicale » ne serait pas en partie à l’origine des difficultés françaises face à l’islam. « La façon dont vous percevez le communautarisme vous amène à en récolter les ‘mauvais’ côtés et pas les  bons’ » m’a-t-on affirmé. On estime aussi que l’allégeance demandée à la « R »épublique montrait l’aspect « néo-colonial » de la laïcité française, que la France écartèle les individus entre leurs différentes identités et que « les Français n’ont pas encore compris que l’avenir est à ceux qui sont porteurs de deux cultures ». On m’a également déclaré : « la France se veut la championne de la diversité culturelle sur le plan international mais la refuse chez elle ». Et un collègue ne m’a pas caché qu’il trouvait notre abord de l’histoire « étroitement national », sous estimant les apports que la France a reçu d’autres pays.

   La « radicalité » réelle ou supposée de la laïcité à la française est, par contre, perçue plus favorablement, voire approuvée dans des pays latins comme l’Espagne, l’Italie, le Mexique ou le Brésil. Parfois aussi, elle est considérée comme une via media qui permet de sortir de l’athéisme officiel sans retomber dans des conflits religieux ou dans la dépendance de la religion majoritaire. Ainsi j’ai trouvé de bons échos en Ukraine où la diversité religieuse est forte (maintien de l’agnosticisme, orthodoxie divisée en trois, catholiques uniates, divers protestantismes qui maintenant égalent en nombre les uniates) et également au Kirghizstan où la situation est parfois tendue entre une bourgeoisie russophone et une population musulmane.

   Une troisième représentation consiste à affirmer que « la France est moins laïque qu’elle ne le pense ». On peut trouver semblables propos dans les pays latins que je viens de citer, particulièrement au Mexique, mais aussi en Belgique, Pays-Bas, au Japon, aux Etats-Unis. Dans ces deux derniers pays, ce sont souvent les fortes subventions accordées aux écoles privées sous contrat qui étonnent, voire choquent certains. On m’a fait également remarquer que, si attaqué soit-il pour le mélange qu’il opère entre politique et religion, le président Bush ne va pas aussi loin dans ses projets d’aides à des écoles plus ou moins confessionnelles. Et si on veut faire jouer l’argument de non-équivalence, alors il faut cesser, en France, de s’indigner de la place occupée en Amérique par les églises comme « lieu de sociabilité ».

   Autre sujet de critique, aux Etats-Unis mais pas seulement, le Concordat en Alsace-Moselle, « le plus archaïque des Concordats » m’a dit un interlocuteur. Au Mexique, au Canada et en Amérique latine, ce sont aussi l’existence de cérémonies officielles dans des églises catholiques, lors de certains événements, qui se trouvent mises en cause.

   Cette troisième représentation est moins fréquente que les deux premières, peut-être parce qu’elle implique une bonne connaissance empirique que la laïcité française. Je l’ai cependant rencontrée, énoncée de deux manières différentes ; soit sur un mode plutôt ludique : des étudiants voulant montrer à leur professeur français que la France, finalement, n’a pas de leçon à donner en matière de laïcité ; soit sur un mode plus agressif ou dramatique comme cette auditrice belge qui posait la question : « la laïcité française n’est-elle pas un masque face aux discriminations indirecte subies par les minorités ? ». Il est même arrivé parfois qu’après avoir effectuer des analyses les plus objectives possibles, j’ai du indiquer mes propres positions pour pouvoir mieux dialoguer avec mes interlocuteurs. Ainsi au Japon, dans un amphithéâtre composé pour les trois quarts d’étudiantes, je devais expliquer les raisons de la loi de mars 2004. Je l’ai fait en donnant les arguments des promoteurs de la loi et mon cours fut accueilli avec une certaine froideur. La question, à laquelle je m’attendais, est très vite arrivée : une étudiante m’a demandé si je ne pensais pas que la laïcité française, telle qu’elle se manifestait par cette loi, traitait mieux le christianisme que l’islam et se montrait « intolérante ». J’ai répondu que l’on changeait de registre et j’ai expliqué ma position personnelle. Les applaudissements se montrèrent alors beaucoup plus chaleureux[8].

   La quatrième représentation, elle, n’est rien moins qu’une perception ‘amoureuse’ de la laïcité française et de la France. Loin de se montrer toujours critiques envers notre pays, certains étudiants et (surtout) des auditeurs adultes de mes exposés ont souvent manifesté une affection, voire une admiration pour la France, cela spécialement dans d’anciens pays colonisés comme la Tunisie ou le Vietnam, mais aussi en Europe de l’Est, en Russie, au Japon. Le thème de « la France pays des droits de l’homme », la vision de la laïcité, invention française située au cœur de ces droits, restent indubitablement présents. Pour certains, la France constitue encore un modèle de démocratie, la laïcité française représente un vivre-ensemble exemplaire. Certains commentaires élogieux sont lyriques, voire idylliques. La référence à la France sert également de levier pour pouvoir critiquer ce qui ne va pas dans son propre pays. Et là votre propre discours empreint d’esprit critique loin de désenchanter l’atmosphère renforce plutôt cet amour de la France : on magnifie le fait que quelqu’un d’aussi libre de ton ait pu faire partie d’un cabinet ministériel ou avoir des responsabilités de direction dans l’institution universitaire…

   L’exemple du Japon est particulièrement significatif. Pour une génération, la France a représenté un idéal pour celles et ceux qui ne voulaient être ni proaméricains ni procommunistes. Le rayonnement de la littérature et de la culture française, la connaissance de l’histoire de France sont sans commune mesure avec ce que l’intelligentsia française sait du Japon. Et la curiosité intellectuelle, souvent laudative envers la laïcité française, de désir de savoir et de comprendre se rencontre dans divers milieux.

   Cette représentation amoureuse est parfois émouvante ; elle pose cependant trois problèmes.

   D’abord, je l’ai évoqué, on la rencontre davantage chez des personnes relativement âgées que chez des étudiants  même si elle n’est pas complètement absente chez ses derniers. On peut se demander si la France ne vit pas sur l’acquis d’un « glorieux » passé.                Paradoxalement, ensuite,  cette attitude explique la vivacité de certaines critiques : j’ai souvent rencontré des réactions d’amoureux déçus[9]. Enfin, même ceux ne vont pas jusque là, aimeraient voir la France, et spécialement la laïcité française, plus audacieuse : dans de nombreux pays, en Europe spécialement mais aussi parfois ailleurs, on m’a souvent dit : « Quand est-ce que vous allez vous décidez à développer véritablement cet enseignement laïque des religions qui pourrait nous servir de modèle ? »

   Au début de 2005, le CNAL a demandé à l’institut csa d’effectuer un sondage pour savoir ce que les Français pensaient de la laïcité. Pour la définir, cinq items étaient proposés et une seule réponse acceptée. Les trois principaux choisis ont recueillis 88% des réponses :

-         mettre toutes les religions sur un pied d’égalité (32%)
-         séparer les religions et la politique (28%)
-         assurer la liberté de conscience (28%)

   Ce triangle laïque ne présente rien d’étrange ou d’incompréhensible dans aucun coin de la planète et, une fois encore, il n’est pas plus difficile de parler de la laïcité que de n’importe quel autre sujet.

   Une démarche comparative montre que, dans des contextes historiques, culturels, politiques différents, des questions analogues se posent en matière de laïcité. Il faut donc mettre fin à deux légendes, un brin xénophobes. La première serait que « les étrangers ne comprennent pas la laïcité ». IL FAUT ARRETER DE PRETENDRE QUE LES ETRANGERS NE PEUVENT PAS COMPRENDRE LA LAÏCITE. Quand ils font des critiques, ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas ; c’est qu’ils ne sont pas d’accord !  Assez souvent, ils ne sont pas d’accord avec ce qui est présenté en France comme la laïcité (les lois de 2001 et de 2004 par exemple).

   Ce stéréotype d’une laïcité que les non-Français ne pourraient pas comprendre, ce repli identitaire sur une laïcité incomprise ne signifie-t-il pas une sacralisation de la « laïcité française », une croyance naïve qu’elle est une réalité ésotérique, et par là une tentative de  mettre à l’abri de toute critique la façon dont elle se concrétise en France ?
   La seconde légende, complémentaire à la première, consisterait à croire que la laïcité est une « exception française », que la France serait la fille aînée, que dis-je, la fille unique de la laïcité. La France n’est pas un peuple d’initiés perdu dans un monde profane, incapable de s’approprier des formes diverses de laïcité. La laïcité peut être une réalité partagée comme le montre, entre autres, la Déclaration universelle sur la laïcité.

TRES BONNE ANNEE.

Rendez-vous au tout début de 2006 pour une conclusion sur le centenaire et de nouvelles rubriques. 

    

  



[1] Pendant les 15 mois de la commémoration du centenaire de 1905, je suis allé en Allemagne, Belgique, Bulgarie, Canada (2fois), Etats-Unis (2fois),  Italie,Japon (4 fois), Russie, Mexique, Royaume Uni, Slovaquie.

[2] Un collègue russe, à qui je rapportais cette anecdote, m’a rétorqué : « Que voulez-vous, dans cette université, les parents sont mafieux et leurs enfants sont orthodoxes » !

[3] Cela s’était fortement atténué depuis 2002, mais risque de recommencer avec le virage que vient de prendre la MIVILUDES (cf ; Les Nouvelles du 23/12/2005 dans la catégorie « Actualité »)

[4] On dira, comme on l’a dit lors de la « crise des banlieues », que des medias présentent la France de façon caricaturale. Peut-être, mais beaucoup de média s françaises font exactement pareil quand ils parlent de ce qui se passe ailleurs.

[5] Lors d’une manifestation organisée à l’Assemblée Nationale par le PS, un intervenant a provoqué une facile réaction d’indignation moraliste primaire en stigmatisant un article du Monde titré : « la laïcité, une religion française ». Populisme facile… mais qui évacue les questions gênantes. Ce n’est pas ainsi que le PS sortira du bourbier idéologique dans lequel il est enfoncé.

[6] L’étudiant qui était l’auteur de l’intervention s’en est alors tiré par une pirouette : pour lui, la signification de la phrase incriminée était en fait : « en Dieu nous avons confiance… et tous les autres doivent payer cash ! »

[7] Rappelons, à ce sujet, que la France a reçu un avertissement de la Commission européenne des droits de l’homme a la suite d’une plainte de l’Union des Athées.

[8] Cela m’a semblé particulièrement intéressant car, vu l’âge de ces étudiantes, ce sont elles qui, il y a quelques années ont, comme le résumait un collègue de Tokyo, « pris des ciseaux, raccourci nettement les jupes de leurs uniformes scolaire, et personne n’a rien pu faire ».

[9] J’ai spécialement ressenti cela, au tournant du XXe et du XXIe siècle, face aux activités de la MILS.

23/12/2005

NOUVELLES : GAMBETTA GUILLOTINE ET LA FRANCE CONDAMNEE

GAMBETTA GUILLOTINE
VOTRE BLOG FAVORI A UN AN
LA MIVILUDES DEVIENT LA MIVOLUDES
LA FRANCE CONDAMNEE PAR LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
(Après cette Note, vous trouverez le 15ème Impensé du Centenaire)

Comme les surfeurs du blog le savent, la « laïcité ouverte » n’est pas ma tasse de thé (cf la catégorie : Point de vue) ; cependant l’interdiction faite d’utiliser des adjectifs quand on parle de la laïcité m’amuse beaucoup : accoler un adjectif à côté de laïcité pour les prétendus « républicains » relève du blasphème et ils sont, à ce niveau, POUR l’interdiction du blasphème.

Précisons les choses : j’aime bien Pena-Ruiz, il a travaillé la question, il a une forte cohérence interne et à la Commission Stasi, il a défendu avec talent ses idées et voté selon ses idées, ce qui n’a pas forcément été le cas de tout le monde. Je l’estime donc beaucoup (sans être d'accord avec lui, naturellement), et, à mon sens, il a un petit défaut : dire de façon grandiloquente, conférence après conférence, que parler de « laïcité ouverte » c’est « insulter » (sic) la laïcité, car c’est insinuer qu’elle pourrait être fermée (la laïcité n’est pas fermée, mais certains laïques sont bouchés !). Alors, cher Henri, sache que Gambetta parlait de « REPUBLIQUE OUVERTE ». Gambetta insultait donc la République. Je propose, pour finir en beauté, l’année du centenaire, que l’on applique à ce social traître la sentence révolutionnaire qui s’impose : la GUILLOTINE.

Trèves de plaisanterie ; voici une grande Nouvelle que les médias, vendus au Grand Capital, vous cachent soigneusement : votre Blog favori vient de fêter son premier anniversaire… et il a de plus en plus de visiteurs. Je craignais la chute après le 9 décembre. Pour le moment il n’en est rien : le 23 du mois le record mensuel des visites est d’ores et déjà battu ( après des records battus en septembre, puis en octobre puis en novembre où les 5000 visites ont été dépassées) et, sauf si vous vous endormez tous/toutes jusqu’au 31 nous devrions franchir allégrement les 6000 visites.

Autre nouvelle, absente de certains médias, la MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives sectaires) était devenue, après les graves dérives de la MILS, à peu près rationnelle dans son travail. Elle avait notamment mis sur pied une série de rencontres où différents points de vue avaient pu s’exprimer (cf. l’ouvrage Sectes et laïcité publié par la Documentation française) et avait fait un contrat avec l’Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales pour étudier et analyser les choses avec le plus d’objectivité possible.

Pendant ce temps là, avez-vous remarqué une détérioration de la situation ? Quelque chose qui aurait montré que la « vigilance » de la MIVILUDES était prise en défaut ? Que nenni : la situation a été remarquablement calme. C’en était trop pour les excités de la lutte anti secte : ils ont, par des propos injurieux, poussé la seule sociologue du Conseil de la MIVILUDES à démissionner ; le contrat avec l’EHESS a été rompu. Bref, la MIVILUDES  est devenue la MOVILUDES : la Mission Obscurantiste….
L’historienne qui, en 2106, a travaillé sur le bicentenaire de la loi de 1905 vous dira tout à ce sujet dans les Nouveaux Impensés du Blog, très bientôt.

En attendant, voici, sur le même sujet, une autre nouvelle que les médias vous livrent en quelques lignes pour que surtout peu de personnes la connaisse : la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, à l’unanimité (donc avec « opinion concordante » du juge français Jean-Paul Costa) pour avoir condamné Christian Paturel (et son éditeur), auteur de Sectes, religions et libertés publiques où il polémiquait avec l’association antisecte UNADFI. La Cour européenne a estimé que la liberté d’expression avait été bafouée.

Je précise en 2 mots ma position : les associations antisectes ont bien le droit d’exister et de poursuivre les buts qu’elles se donnent. Ce qui n’est pas normal, par contre, c’est que l’Etat républicain prenne pour argent comptant leurs propos et accepte d’être instrumentalisé par elles, au lieu d’être impartial et de s’intéresser aux recherches internationales sur ces questions.  Cela induit des « dérives sectaires » telle que l’atteinte à la liberté d’expression que la cour européenne des droits de l’homme vient de condamner. Je sais qu’il n’est pas populaire de défendre la démocratie et la laïcité quand il est question des sectes. Mais, ce Blog n’est pas un Blog populiste et ne le sera jamais.

Allez, bonnes fêtes, mangez bien ,recevez et faites des cadeaux, échangez des sourires: les sourires cela échappe à l'économie marchande et fait du bien, reposez vous... sans oublier votre Blog favori qui vous dévoilera encore bien d'autres nouvelles en exclusivité mondiale, que dis-je interplanétaire.

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COMMENT LES REPUBLICAINS ONT MAINTENU LE PACTE LAÏQUE MALGRE LE REFUS CATHOLIQUE DE LA LOI

QUINZIEME ET AVANT DERNIER IMPENSE:

Briand avait annoncé, le jour du vote de la loi par les députés, que le contenu libéral de la loi de séparation rendait facile l’application de cette loi. En était-il réellement persuadé ou cherchait-il à bien montrer qu’un refus serait la manifestation d’un mauvais vouloir de l’Eglise catholique ? Les deux explications ne sont pas incompatibles. Il est probable que Briand s’attendait à une condamnation de principe de la loi et à son acceptation de fait. Après tout Rome n’avait jamais admis les Articles Organiques et cela ne les avait pas empêché d’avoir force de loi.

Le pari de Briand fut bien prés d’être gagné puisque les évêque entrèrent tout à fait dans le cas de figure prévu : condamnation quasi unanime du principe de la séparation ; large majorité pour des associations « canonico-légales ».

Mais en août 1906, l’Encyclique Vehementer Nos demande aux catholiques de désobéir à la loi en ne formant pas d’associations cultuelles. Le pape fait comme si l’article 4 n’existe pas et comme si la condamnation de principe des évêques avait été un refus de se conformer à la loi.

Si les historiens français du catholicisme se montent souvent gênés pour analyser ce refus du pape, ce n’est pas le cas de l’historien anglais du catholicisme Maurice Larkin qui se montre sévère sur la manière dont Pie X a faussé les votes de l’épiscopat.

Mais nous avons vu tout cela dans le neuvième impensé et je vous y renvoie pour avoir plus de précisions.

A ce moment là, l’attitude des catholiques avait été attentiste ; seules quelques associations avaient été créées qui pouvaient se compter sur les doigts de deux mains. Mais dans les mois suivants, environ 150 associations voient le jour, ce qui est loin d’être une déferlante mais n’est pas absolument négligeable non plus.

Le gouvernement, légitimé par les élections de mai 1906, qui avait largement reconduit une majorité de gauche est au pied du mur. Lors de la « campagne du Siècle », Raoul Allier avait indiqué qu’un des avantages d’une loi libérale était qu’en cas de refus catholique, les paysans ( la France est encore à majorité rurale) pourraient se grouper autour de prêtres décidés à marcher avec leurs fidèles plutôt qu’avec Rome. De fait, l’abbé Frémont indique à son collègue l’abbé Lemire (également député) : « les trois quart des Français sont d’ores et déjà convaincus que le pape a tort et que le gouvernement a raison ». La victoire électorale, l’éloignement des prochaines élections, la crédibilité du gouvernement Clémenceau-Briand, …et le simple souci de montrer que la République ne recule pas quand ses adversaires conteste ses lois, autant d’atouts et de raisons qui poussent à favoriser les associations qui veulent appliquer la loi.

Il faut d’ailleurs se décider car le délai de formation des cultuelles est d’un an à partir de la publication de la loi ; le terme prévu est donc le 11 décembre 1906.

Jean-Pierre Chantin, dans deux études récentes[1], indique que deux tentatives d’organiser des associations cultuelles catholiques se firent jour :

- une Association cultuelle catholique nationale, animée par l’ex prêtre Félix Meillon, devenu protestant et qui s’occupait jusqu’alors de faciliter l’entrée dans le protestantisme des prêtres qui quittaient « l’Eglise » (écrit Chantin, comme s’il n’y en avait qu’une légitime !), le catholicisme. C’est donc une association qui peut être soupçonner de vouloir profiter de la séparation pour entraîner des éléments du catholicisme vers un protestantisme élargi (il y a, au même moment du côté protestant des tentatives de créer une association large de « libres croyants »)

- une Ligue des catholiques de France fondée par le publiciste Henri des Houx qui veut mettre Pie X devant le fait accompli car il estime que le pape est trompé par son entourage (toujours la vieille antienne du prince mal conseillé). L’idée consiste à rester soumis à Rome quant à la doctrine mais à obéir à la loi. Malgré l’article 4, le refus pontifical crée un espace pour ce ‘catholicisme républicain’.

Clemenceau (qui va devenir président du Conseil en novembre) est favorable à la première association, Briand à la seconde ; pourtant ils vont préférer la recherche d’une solution d’ensemble à un soutien à ces associations. La logique de l’article 4 continue malgré le refus d’obéir à la loi. Dés le 28 octobre Briand fait adopter par le Conseil des ministres l’application de la loi (très libérale) de 1881 sur les réunions publiques qui supprimait la nécessité d’une obligation préalable au profit d’une simple déclaration préalable (l’administration pouvant alors vérifier la salubrité et la sécurité des locaux). Une circulaire indiqua aux préfets que dans le cas de réunions pour l’exercice du culte, une simple déclaration annuelle suffisait.

Seulement quelques jours avant l’échéance du 11 décembre, le pape, jouant la politique du pire, interdit aux prêtres de faire la moindre déclaration. Au terme du délai fixé par la loi, rien n’était en place pour permettre l’exercice légal du culte catholique, sa célébration relevait désormais du « délit de messe ». (Conseil des ministres du 11 décembre). En même temps la saisie des fiches de Mgr Montagnini (l’auditeur de nonciature) prouve (une nouvelle fois) « l’ingérence pontificale dans la politique française »[2].

Le conflit aurait pu s’aggraver et l’interruption du culte catholique, conséquence logique des refus du pape, aurait pu sembler à certains croyants une « persécution ». C’est d’ailleurs ce que le pape espérait provoqué par son attitude intransigeante. Mais Buisson, au Congrès du parti radical avait défini une ligne de conduite qui va être suivi : « ni capitulation, ni persécution ».

Ni capitulation : Les départements et les communes reçoivent la libre disposition des archevêchés, évêchés, presbytères et séminaires qui sont leur propriété et dont la jouissance n’a pas été réclamée par une association cultuelle. Les biens des établissements ecclésiastiques non réclamés par ces associations sont attribués à des établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance. Cela n’aurait pas été le cas (dans les 2 cas de figure) si les catholiques avaient formé des associations conformes à la loi, et c’est une simple application de ce qu’avait prévu la loi dans son article 9.

Ni persécution (ou ce qui en aurait l’apparence) : la déclaration préalable est supprimée et l’affectation cultuelle est conservée aux églises en dépit des deux refus opposés et les prêtres vont célébrer les offices dans les églises comme simples occupants sans titre juridique.

Une nouvelle loi est adoptée le 2 janvier 1907 pour avaliser ces mesures. Présentant cette loi à la Chambre des députés, Briand reconnaît que l’Eglise catholique a « violé la loi » et il poursuit : « Aujourd’hui, l’ayant fait constater dans tous le pays, nous vous disons : pas de représailles, ni de violence ni de brutalités inutiles ; nous venons vous demander de faire une législation telle que, quoi que fasse Rome (…) il lui soit impossible de sortir de la légalité ».

Et au Sénat, Briand insiste : « la loi que nous vous demandons de voter aura pour effet de mettre l’Eglise catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (…) Quoi que fasse l’Eglise catholique, il lui sera impossible de sortir de la loi ; elle sera dans la légalité malgré elle ».

Le pape répondit le 6 janvier 1907 en prétendant que la République persécutait et spoliait l’Eglise catholique.

J’arrète là l’exposé des faits car, durant l’année 2006, le Blog donnera beaucoup plus en détail ce qui s’est passé de 1906 à 1908, de la crise des inventaires au désaveu par le Conseil d’Etat des associations catholiques qui se sont conformées à la loi et aux incidents qui ont accompagné ce désaveu, provoquant mort d’homme (comme les inventaires, mais on parle toujours de l’homme mort lors les inventaires et jamais du second : significative sélection !).

Je voudrais cependant faire un commentaire sur la façon dont des historiens traitent la crise de la fin de 1906 ; c’est très intéressant car c’est à front renversé :

J.-M. Mayeur, historien du catholicisme fait un exposé des faits, signale sobrement la divergence qu’il y a eu entre Buisson (qui a poussé à l’application de la loi de 1905 en ce qui concerne les bien non affectés à l’exercice du culte) et Briand qui « eût préféré rester dans le provisoire » (ouvrage cité). Il cite longuement les propos de Briand présentant la loi du 2 janvier 1907.

Au contraire, l’historien dit « républicain », Jean-Paul Scot, co-auteur d’un ouvrage avec H. Pena-Ruiz et qui a été choisi par Y.-C. Zarka (qui représente une ligne dite « républicaine » assez hostile à l’islam) pour faire l’historique de la loi dans l’ouvrage Faut-il réviser la loi de 1905 (PUF), tient des propos assez ahurissants : il parle de « sanctions » à propos de l’application de l’article 9, comme si on n’aurait pas du appliquer la loi, il voit une « contradiction » dans cette application et l’abolition du « délit de messe » malgré le refus et des associations cultuelles et de la simple déclaration, il prétend que cette abolition est « la seule ouverture » de la loi, comme si la laïcité qui fait une loi spéciale pour maintenir dans la légalité le catholicisme qui s’en est doublement écarté, n’était pas assez « ouverte » à ses yeux. Il donne un très très bref extrait des propos de Briand en les   euphémisant le plus possible (« Briand a réaffirmé sa confiance en une issue légale »). Un peu plus loin, il parle des « anticléricaux intolérants qui ont imposé l’article 8 et la loi contradictoire du é janvier 1907 », des « antireligieux impénitents »[3].

Bref, J.-P. Scot revient aux pire affirmations d’une historiographie confessionnelle catholique pour qui il n’y a jamais assez de concessions faites à l’Eglise catholique et pour qui l’Etat républicain est forcément dans son tort.

Extraordinaire, si on comprend bien, si la République faisait une loi pour que l’islam « quoi qu’(il) fasse » soit « dans la légalité malgré (lui) », cela n’en serait pas assez  aux yeux de J.-P. Scot !!!

Extraordinaire vraiment car on voit bien là que les tenants de l’universalisme abstrait républicain, malgré leurs beaux discours sur l’égalité, ont deux poids deux mesures et n’envisagent pas du tout de la même manière ce qui concerne la majorité catholique et ce qui concerne les minorités religieuses.
Pour ma part, je m’en doutais déjà un peu, mais je ne pensais pas que cela irait jusque là et j’ai du lire à deux fois ces propos pour me convaincre que je ne rêvais pas.

En tout cas, quel FORMIDABLE IMPENSE !!!

(mercredi 28, 16eme et dernier Impensé, en attendant les nouvelles rubriques de 2006 et notamment la nouvelle série d'Impensés: La france laïque de 2006 vue par une historienne écrivant en 2106, à la fin du bicentenaire de la loi de séparation)



[1] J-P. Chantin, « Les cultuelles : des catholiques contre Rome ? »,  in La Séparation de 1905, les hommes et les lieux,  Paris, Les éditions de l’Atelier, 2005, 109-123 et « Les groupes dissidents et la Séparation », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, tome 151, oct-décembre 2005, 633-648.
[2] J.-M. Mayeur, La séparation des Eglises et de l’Etat, 3ème édition, Paris, 2005 (l’ouvrage date de 1965, mais il est toujours très intéressant à lire),185.
[3] J.-P. Scot, L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle, Comprendre la loi de 1905, Le seuil, 2005, 294s., 300.

19/12/2005

LA FRANCE LAÏQUE ET LES MINORITES

QUATORZIEME IMPENSE.

(Ce 14ème impensé est un élément de réponse à la question d'un blogeur, remarquant que l'application de la loi de 1905 défavorise les minorités relgieuses. Je tâcherai de lire, lors des "vacances de Noël", qui pour moi serons surtout la semaine prochaine, les divers commentaires des blogeurs et j'y répondrai globalement. Par ailleurs, les nouveaux impensés qui constitueront le feuilleton de 2006,  avec d'autres Notes, parlera de l'islam, des banlieus,des "sectes", etc, etc.; bref de tous les problèmes qui fâchent...en attendant vous n'avez plus que quelques jours pour offrir à vos amis, lors des fêtes de fin d'année, LE seul roman historique de la séparation, histoire d'amour de princesse et de laïcité, écrit par votre serviteur à partir de faits réels: Emile Combes et la princesse carmélite, aux éditions de l'Aube. Et bonnes fêtes à toutes et tous).

Lors du centenaire de la séparation, beaucoup de journalistes ont parlé de « la séparation de l’Eglise et de l’Etat », et non « des Eglises et de l’Etat ». Significatif singulier qui montre que pour beaucoup de Français le catholicisme reste, quelle que soit sa position personnelle par rapport à la sphère religieuse, la religion par excellence (voire la seule légitime), le prisme à travers lequel on envisage toute religion. Chez certains, il y a « l’Eglise » et les religions et le poids de légitimité n’est pas le même, même quand on conteste (on croit contester) cette « E »glise.

Le catholicisme est, certes, la religion majoritaire de ce pays, mais pour beaucoup elle est aussi, de façon inconsciente ou non,  la religion « normale », tout comme s’appeler Pierre ou Jacqueline est plus normal que s’appeler Mohammed ou Malika. Sous couvert d’universalisme abstrait, la France n’est guère pluraliste, or de façon générale, la situation des minorités (religieuses ou non) constitue un élément essentiel pour évaluer le degré de liberté d’un pays. Je rappellerai très sommairement les deux caractéristiques essentielles, d’un point de vue sociologique, de la « minorité »

-être inférieure en nombre dans un groupe ou une société donné

-être dominée plutôt que dominant (les femmes ont, longtemps, constitué en France une « minorité », même si elles étaient quantitativement…majoritaires, et je ne suis pas sur que cette situation soit complètement dépassée).

La première caractéristique appartient au sens commun, la seconde n’en est pas moins importante, notamment pour le sujet qui nous concerne.

En 1905, on abolit non seulement le Concordat, mais le régime juridique des « cultes reconnus » (et c’est pour cela que l’on déclare, dans l’Article deux, que « La République ne reconnaît aucun culte »). Il existait quatre cultes reconnus : le culte catholique, deux cultes protestants (luthérien et réformé) et le culte israélite (= le judaïsme). 

Cette situation était issue de la Révolution, mais celle-ci fut beaucoup moins favorable aux minorités religieuses qu’on ne le croit souvent. Certes, en 1789, l’article X de la Déclaration des droits proclame la liberté religieuse en réduisant la religion à l’opinion : cette perspective très individualiste est voulue par des partisans du catholicisme. En effet, « l’opinion même religieuse » à laquelle on accorde à la limite (« même ») la liberté, c’est celle qui est différente de la religion majoritaire, qui elle n’est pas considérée alors comme une simple « opinion ». L’article X réservait la possibilité de ne garder qu’un seul culte public, le culte catholique, et de n’accorder qu’une liberté de conscience individuelle aux non-catholiques, jusqu’alors réprimés (=les protestants) ou discriminés (=les juifs). C’est pourquoi, l’article X fut compris, sur le moment, comme une défaite par les partisans de la liberté religieuse même si, aujourd’hui, il est magnifié.

   Quant à l’émancipation des juifs (en 1791), on connaît la fameuse phrase prononcée à l’Assemblée Constituante par Clermont Tonnerre : « Tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus ». Mais il faut ajouter que la même Révolution va demander aux (seuls) juifs de prêter serment de façon communautaire (le rabbin s’engageant au nom de tous), entrant dans un double jeu (non pas constant mais) récurrent caractéristique de l’attitude française dominante face aux minorités. On leur demande aux minoritaires de se comporter en individus abstraits déconnectés de leur appartenance quant à leurs devoirs, on a tendance à ne pas les considérer comme des individus abstraits et à les percevoir à travers leur appartenance communautaire quant à leurs droits. Est-ce totalement différent aujourd’hui ? Je n’en suis pas sur !

Pour la période 1802- 1905 on parle le plus souvent de « période concordataire »; il serait plus exact, nous l’avons vu, de parler de « système des cultes reconnus ». Parler uniquement du Concordat, laisse dans l’ombre l’expression (utilisée officiellement à l’époque) de « cultes reconnus » et revient à rejeter dans l’impensé la tentative propre à cette époque de construire un certain pluralisme religieux. Mais si le catholicisme est largement dominant, même si le processus est plus lent pour le judaïsme que pour le protestantisme ( dès 1802 il y a égalité du juridique du protestantisme, par contre -pour le judaïsme-  cela s’opère en différentes étapes1808, 1818, 1831), même si le catholicisme reste souvent le critère mental implicite de la normalité religieuse, l’égalité juridique des CULTES (et pas seulement des individus) constitue une tentative qui, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent dans l’histoire de France, de bâtir une société religieusement pluraliste, alors que les minorité sont quantitativement des micro-minorités :  en 1905,avec la « perte » de l’Alsace-Lorraine, il y a environ 600 à 700000 protestants et 100000 juifs. (mais parfois, dans le dernier quart du siècle, ont réussi à relativiser la domination qui pèse sur eux, par leur stratégie d’alliance avec les laïcisateurs).

   Certes, cela ne va pas sans normalisation, notamment pour le judaïsme. Mais les analyses d’Esther Benbassa mettent en lumière la « stratégie juive » qui permet une acculturation sans une complète assimilation : la société issue de 1789 est considérée comme incarnant des valeurs bibliques (cf. le « franco-judaïsme »).

Quant au protestantisme, malgré son petit nombre, il a le statut  culturel de « seconde religion de France » Minorité dynamique, il catalyse des peurs catholiques, un peu comme aujourd’hui l’islam catalyse des peurs françaises : certains protestants, en 1830, s’imaginent eux-mêmes majoritaires dans cinquante ans. Près d’un demi siècle plus tard, plusieurs protestants déclarent que si la « France (n’est pas devenue) protestante », elle s’est imprégnée de « l’esprit protestant ».

De fait, jusqu’à l’établissement de la solution laïque, le critère d’ « utilité sociale de la religion »  et l’idée qu’une religion est nécessaire à toute vie en société, font penser à des milieux libéraux et à certains milieux républicains que le protestantisme est une religion socialement utile (alors que le catholicisme est socialement nuisible). De manière plus générale, le protestantisme apparaît socialement acclimaté, en congruence avec les valeurs post-révolutionnaires. La construction politique d’un certain pluralisme favorise un climat de concurrence religieuse. Le protestantisme l’utilise à son profit, même s’il subit un antiprotestantisme parfois larvé, parfois virulent qui a précédé et qui accompagne la montée de l’antisémitisme (encore plus virulent lors de l’affaire Dreyfus).

Quand arrive le temps de la séparation des Eglises et de l’Etat, protestantisme et judaïsme se trouvent dans une position extrêmement ambivalente.

En tant que minorités religieuses (religieuse/ethnique au sens anglo-saxon, pour le judaïsme), ils peuvent dire eux aussi : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ». Loin de calmer le jeu, le Ralliement effectué dans les années 1890 l’exacerbe : un certain catholicisme dénonce moins la République en tant que telle, et concentre ses attaques sur les minorités juives, protestantes et maçonnes qui capteraient la république à leur profit. Par ailleurs, pour les protestants, la séparation signifie une possibilité plus grande d’égalité à la fois parce que certaines communautés protestantes ne sont pas dans le système des cultes reconnus, et ensuite parce que l’Eglise catholique perdra l’aspect semi-officiel que lui confère le Concordat.

Mais comme « cultes reconnus », bénéficiant –en tant que « cultes » d’une certaine officialité alors qu’ils ont été des siècles durant persécutés, émargeant au budget des cultes, bénéficiant de cette égalité formelle (même si elle n’est que formelle) avec le catholicisme, judaïsme et protestantisme vont être déstabilisés par la séparation et risquent se retrouver dans leur fragilité de micro minorités.

Bien plus, ils risquent faire les frais de l’exacerbation du conflit des deux France : l’égalité formelle dans les privilège risque de devenir l’égalité dans la répression. « Ce n’est pas une idylle qui se prépare avec la séparation, c’est un drame » écrit le pasteur Louis Lafon, pourtant favorable au principe de séparation : « l’Etat ne pourra être souverain que si l’Eglise (catholique) est asservie » et comme la loi sera la même pour les différentes religions, elle comprendra des « excès despotiques » contre toutes ces religions (La Vie Nouvelle, 15/11/02). Et quand arrive le projet d’Emile Combes, un autre pasteur, Jules Pédezert titre significativement dans Le Christianisme au XXe siècle : « Les innocents plus maltraités que les coupables ». Les juifs,  subissant l’antisémitisme et échaudés par l’affaire Dreyfus, se montrent plus discrets mais leur presse ( Les Archives israélites) indique son accord avec les initiatives protestantes prises pendant l’hivers 1904-1905.

Parmi elles, la déposition d’une délégation protestante devant la Commission parlementaire : ce fut une surprise pour nombre de membres de cette Commission de savoir que des Eglises protestantes (minoritaires dans la minorité) s’étaient elles-mêmes, par conviction théologiques, séparées de l’Etat). Cela renforça le poids du protestantisme français qui disposait de réseaux dans les milieux républicains. Nous avons déjà parlé (dans les fiches sur Emile Combes) de la campagne menée par le philosophe Raoul Aller dans le quotidien républicain Le Siècle en faveur d’une séparation libérale, une séparation dure menaçant encore plus les minorités dans leur existence même que le catholicisme.

Si les minoritaires ressentent des menaces possibles dans un certain type de séparation, au contraire, pour les Républicains, a priori, s’il y a un problème catholico/clérical il n’y a pas de problème protestant et juif : ces « Eglises » sont considérées comme de petites minorités acclimatées à la République et qui s’accommoderont facilement de la loi.

Les historiens insistent parfois sur le rôle de deux collaborateurs d’Aristide Briand : Louis Méjan, protestant fils et frère de pasteurs et Pau Grunebaum-Ballin, d’origine juive mais libre-penseur. Sébastien Fath, dans un article très intéressant pour notre sujet, écrit notamment : « force est de constater que la séparation s’est imposée dans les faits, sur une base libérale, et sous l’influence croisée de républicains issus du judaïsme comme du protestantisme »[1].  C’est exact, mais il faut ajouter que la séparation n’a guère été profitable aux minorités religieuses, mais si, contrairement au catholicisme, elles se sont immédiatement conformées à la loi.

A cela, plusieurs raisons :

1) Il est fort peu question des minorités religieuses dans les débats de la Chambre sur la séparation. Et quand on les invoque (des 2 côtés) c’est parce qu’il y a nécessité de le faire pour développer une argumentation dont le but est de justifier une attitude prise envers le catholicisme. Mais les minorités ne sont pas vraiment prises en compte pour elles mêmes : quand des députés protestants (et amis) déposent un amendement pour tenir compte des veuves et des orphelins laissés par des ministres des cultes (non catholiques) morts avant la fin de la pension versée par la République aux ministres des cultes ayant plus de 20 ans de service, cet amendement passe (nous l’avons vu) avec une cinquantaine de voix de majorité, alors qu’il s’agit d’une question de simple justice !

2) Le système des cultes reconnus avait un souci d’équilibre pluraliste qui n’a plus cours avec la séparation : ainsi  le 27/6 Réveillaud propose, à propos des processions, un amendement ainsi conçu : « Toutefois les dispositions de l’article 45 de la loi de germinal an X sont maintenues. » Cela signifiait l’interdiction de processions dans les localités, ou quartiers où il y avait des temples protestants, voire des synagogues. Cet amendement est repoussé par l’assemblée. Certes, cela se fait dans la perspective de donner plus de liberté, mais le souci d’un certain équilibre ne se manifeste pas dans les débats.

Même si on a dit ensuite que la séparation permettait l’égalité des cultes par la disparition de la distinction entre « cultes reconnus » et « cultes non reconnus », cela n’a en fait pas du tout était la préoccupation de la Commission puis de la Chambre. La préoccupation majeure a été à la fois la laïcisation par fin de tout caractère officiel et la fin des entraves dites « concordataires » à la liberté des cultes, sans nuire à l’ « ordre public ».

3) le moment clef des débats parlementaires, nous l’avons vu (3ème impensé) est constitué par les séances du 21 et 22 avril 1904 autour de l’article 4. Le propos de  Jaurès « la France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire », souvent loué, est lourd de sens

-les protestants lors de la Révolution ne constituent pas une confession religieuse minoritaire, ce sont (encore !!, plus de deux siècle après la Réforme) des « schismatiques » (sous entendu inconscient : la véritable Eglise est la catholique).

-la Constitution civile du clergé est un complot jansénisto-protestant (il le dit explicitement)

-la France est ceci (révolutionnaire), elle n’est pas cela (schismatique) : la France est un grand tout organique qui, de façon transhistorique, est une personne qui fait un choix (pas celui de la Réforme, afin de pouvoir faire 2 siècles après celui de la Révolution). On admire le lyrisme, mais cela n’en reste pas moins une façon déterministe pas du tout scientifique d’écrire l’histoire et un député radical (protestant et maçon) Réveillaud tente de ramener les choses à une empirie basique, sans succès !

Les protestants auraient naturellement eu tout intérêt à ce que l’article 4 ne soit pas modifié dans un sens qui verrouille la situation au profit de l’Eglise catholique, même si cette modification est allée dans le sens de l’apaisement.

4) La laïcisation opérée par la loi de 1905 concerne le présent et l’avenir, pas l’épaisseur historique de la France, ce qui va redonner au catholicisme une plus value de légitimité et marquer la fin de la construction d’un système pluraliste.

Ce refus d’une laïcisation de cette épaisseur historique se marque  notamment:

-par une invocation récurrente des « habitudes «  et de « traditions » « respectables » (versus la construction de l’homme nouveau par l’arrachement à son passé qu’avait tenté la Révolution)

-le refus de laïciser, même partiellement, le calendrier (rejet par 466/60 de la proposition Allard de laïciser les jours fériés en gardant le dimanche comme jours de repos et l’article 42 indique explicitement que les « dispositions légales relatives aux jours actuellement fériés sont maintenues »).

Un  autre article de la loi est également emblématique à ce sujet : « Il est interdit, à l’avenir (souligné par moi J. B.), d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Plus généralement, on peut dire qu’à partir de 1905 (mais en fait déjà largement depuis 1882) la question de l’utilité social de la religion et de la comparaison des religions quant à leur utilité social ne fait plus partie du débat public institutionnel. La religion est censée faire partie de la sphère privée. Mais bien sûr, en fait, la religion ne disparaît pas comme phénomène social

Et donc, implicitement, chaque religion vit, plus ou moins, à partir de la légitimité historique qu’elle a acquise (de son épaisseur historique dans le pays, des traces historiques qu’elle a laissées) et de sa taille numérique, du poids de sa présence empirique (troisième critère ambivalent : son pouvoir de nuisance, la peur qu’elle peut inspirer est aussi une façon d’occuper une place).

C’est dans ce contexte qu’au XXe siècle, il se produit un changement de la stratégie dominante du protestantisme qui passe, schématiquement, d’une stratégie où on pensait que laïcisation et protestantisation allait de pair, à une stratégie œcuménique.

5) On dit et on écrit souvent que la France est DEVENUE pluraliste ces dernières décennies avec l’irruption de l’islam (voire l’arrivée des sépharades, l’implantation d’une communauté bouddhiste). Double erreur significative :

 -d’une part, on oublie le régime pluraliste des cultes reconnus, tel qu’il a existé au XIXe siècle (non seulement mémoire collective, mais historiographie dominante et appellation de « situation concordataire » aujourd’hui pour  Alsace-Mozelle où ce régime subsiste), 

-d’autre part, on oublie également la non application de la loi de séparation aux départements français d’Algérie (malgré et grâce à,…) l’article 43 (cf l’Impensé sur 1905 et l’Outre-Mer).  Exception musulmane produite par la pratique  administrative où l’on veut garder une relation de contrôle et d’assistanat à l’égard des « musulmans » dans une vision d’ailleurs plus ethnique que religieuse (arrêt de la Cour d’appel d’Alger de 1903 parle de « musulmans chrétiens » et appellation de « Français musulmans », en vigueur jusqu’aux années 1980). D’ailleurs, au tournant du XIXe et du XXe siècle a coexisté cette volonté de maintenir les dits « musulmans » dans un statut de « sujet » et une (relativement) bonne réputation de l’islam considérée comme une religion plus éclairée (sans dogmes absurdes), moins cléricale (sans hiérarchie épiscopale) et plus tolérante (sans Inquisition) que le catholicisme. Dire que la France était (aussi) une « puissance musulmane » participait de la stratégie de puissance impériale et permettait de relativiser l’aspect (historique) « France fille aînée de l’Eglise ». Les musulmans faisaient partie de la France quand ils étaient sujets hors de la métropole ; les musulmans sont perçus (encore) comme une réalité extérieure à la France quand ils sont en métropole et majoritairement citoyens !

Bref, l’attitude de la France laïque par rapport aux minorités qui existent sur son territoire comporte beaucoup d’impensés. Sait-on, pour ne prendre qu’un exemple, que la France compte aujourd’hui plus de 300000 hindouistes (la plupart vivent dans le département de la Réunion) ?

A vendredi 23 le 15ème et avant dernier impensé sur la façon dont le pacte laïque de 1905 a tenu bon, malgré le refus catholique de se conformer à la loi.


[1]« Juifs et protestants face à la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat », Les cahiers du Judaïsme, hiver-printemps 2001, n°9, 104-120

14/12/2005

TREZIEME IMPENSE

D’abord, information pour celles et ceux qui ne le savent pas encore, précision pour les autres, à partir de janvier 2006, dans votre blog favori, et en première mondiale, un nouveau feuilleton d’impensés : le manuscrit d’une historienne ukrainienne (mais l’Ukraine est devenue un des Etats fédérés des Etats Unis d’Europe) qui, en 2106, peu après la célébration du bicentenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat, étudie la société française du début de XXIe siècle à travers le prisme des problèmes de laïcité (normal : elle est la 7ème titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité qu’un siècle auparavant J. Baubérot occupait à l’Ecole Pratique des hautes Etudes, mais elle vous expliquera cela mieux que moi dans un peu plus de 15 jours) : 2006 vu en 2106, ce n’est pas triste ! Domptez le temps avec le blog baubérotesque.

En même temps, le blog n’abandonnera pas le récit de la séparation. Nous avons déjà vu le refus catholique ordonné par le pape (9ème impensé), nous verrons très bientôt comment Briand et les autres républicains laïques ont fait face à ce refus (ce sera le 15ème et …avant dernier impensé, car les 15 impensés seront 16 !). Mais nous reprendrons les événements de 1906 à 1908 plus en détail l’an prochain et, par exemple, en janvier, nous consacrerons une Note spécifique sur la crise des inventaires. De nouvelles études sont parues à ce sujet en 2005 et elles changent la perception de cet événement.

Revenons à notre sujet d’aujourd’hui.

QUEL EST LE SENS DE LA LOI DE 1905 ?

Nous avons vu, la semaine dernière (cf le douzième impensé), que la loi de séparation est aussi importante par ses refus que par son contenu lui-même. Plus exactement, on peut dire que ce contenu (très technique la plupart du temps à la lecture immédiate) prend sens à partir des débats, et notamment des amendements ajoutés ou refusés. Une telle approche de la loi de séparation rompt avec l’idée que, finalement, seuls compteraient les deux premiers articles, le reste  n’étant que dispositions transitoires ou technicité juridique. Il y a bien, en fait, une philosophie de la loi de 1905, et beaucoup, parmi ceux qui, aujourd’hui, magnifient la loi ne la partagent pas vraiment.

Bien sûr, la loi de 1905 n’a rien d’un absolu, mais d’une part attention au double jeu : la porter aux nues en développant par ailleurs des arguments contraires à son esprit ; d’autre part vouloir la modifier n’a de sens que si on est apte à l’améliorer, à créer un nouvel équilibre ou tout le monde est gagnant, ce qui n’est vraiment pas facile et en tout cas ne correspond pas (à mon avis) aux propositions qui ont été faites jusqu’à présent. Nous y reviendrons avec le dernier impensé.

La semaine dernière, nous avons vu 10 dispositions refusées par la loi, sur le mode : voilà à quoi nous avons échappé ; nous continuons :

Nous avons échappé :

11) à l’imposition par l’Etat de la démocratie dans les religions (en fait, c’était l’Eglise catholique que certains voulaient démocratiser en faisant émerger un « catholicisme républicain »)). Cela peut choquer, mais c’est comme en Irak : on impose pas la démocratie de l’extérieur par la force…même si c’est la force de la loi. Buisson, le président de la Commission, propose que les associations prévues pour l’exercice des cultes soient obligatoirement ouverte à tous les membres de la religion concernée, et qu’en cas de contestation le tribunal civil statue. Il veut, dit-il, empêcher un « comité clérical » et donc qu’une association « soit ouverte à des catholiques de toute nuance et de toute opinion ». La peur de l’Eglise catholique était qu’ainsi des catholiques pratiquants très irréguliers ou non pratiquants, voire des libres penseurs baptisés catholiques, s’emparent des associations cultuelles  et y fassent la loi. Camouflet terrible pour le président de la Commission, l’amendement est rejeté le 15 juin par526 voix contre 42.

12) à l’impossibilité d’unions nationales : Le projet Combes prévoyait que les unions d’associations cultuelles ne pourraient dépasser la limite d’un département : en clair on aurait pu avoir l’Eglise catholique de la Lozère ou l’Eglise réformée de la Manche, mais pas au delà et donc pas de possibilité de parler et d’agir au niveau national, et…d’avoir des caisses communes au niveau des finances où les départements riches peuvent aider les plus pauvres. Bienvenu-Martin (le ministre des cultes) avait lui proposé des unions pouvant regrouper 10 départements. La Commission propose des unions nationales et repousse, le 20 juin, 2 amendements : l’un de Vaillant (socialiste) refusant de telles unions (par 486/102) et l’autre de Bepmale (radical) voulant que ces unions n’aient pas la « personnalité civile » (425/155). Ainsi, fait nouveau, et scandaleux pour une partie des laïques, les Eglises ont la personnalité juridique et peuvent agir en justice, y compris contre l’Etat. Briand déclare, pour contrer ces amendements, « une loi n’a jamais pu, heureusement,  réussir à réduire ni les individus, ni les groupements d’individus, encore moins leur pensée, à l’impuissance »

13) à une forte limitation de la constitution d’un fond de réserve. Un amendement proposé par la droite (réfuté par le gouvernement, et comme souvent en pareil cas, c’est Bienvenu-Martin qui monte au créneau tandis que Briand ne se mouille pas dans l’affaire, ce qui est une façon de montrer qu’il n’est pas vraiment hostile à un assouplissement de la proposition initiale). L’amendement est adopté le 21 juin par 294/279) : le fond de réserve pourra être à 3 fois le revenu annuel pour les unions et associations ayant plus de 5000 f  (or !) de revenus et à 6 fois les dépenses annuelles pour les autres. Cette constitution d’un fond de réserve inquiétait beaucoup la gauche, qui craignait son utilisation politique anti-républicaine, en même temps elle paraissait indispensable à la droite pour faire face aux dépenses provenant de la disparition du budget du culte. La solution a été d’autoriser un fond de réserve important en prenant quelques mesures de contrôle pour veiller à ce qu’il serve à des buts religieux et ne soit pas détourner à des fins politiques.

14) à l’interdiction des processions sur la voie publique. Le débat a été vif car certains députés de gauche faisaient remarquer que les manifestations ouvrières étaient souvent réprimées. Ainsi Paul Constans lance aux députés du centre et de la droite : « demandez la liberté pour le drapeau rouge et les manifestations de notre parti et nous subirons vos manifestations religieuses ». Un député lieutenant colonel s’insurge : « le drapeau rouge n’est pas le drapeau de la France » ; mais l’abbé Gayraud déclare alors : « je serai avec M. Constans ». L’amendement proposé par les députés Noulens et Ribot, malgré l’opposition du ministre Bienvenu-Martin (encore une fois Briand le laisse monter au créneau) qui indique que ce qui est proposé va « au delà de la législation actuelle » (qui limitait assez strictement la possibilité de processions sur la voie publique) est adopté par  294/255 le 26 juin. Sur ce point encore la séparation donne plus de liberté aux Eglises dans l’espace public (qu’elles ne peuvent cependant plus régenter).

15) au durcissement de la laïcité ferryste (du nom de Jules Ferry). Au tournant du XIXe et du XXe siècle, un des grands mots d’ordre avait été la fin des accommodements ferrystes et la nécessité de promouvoir une « laïcité intégrale ». Un amendement de Constans proposait une accentuation de la laïcité scolaire, légère en apparence, mais symboliquement importante : interdire l’enseignement du catéchisme non seulement pendant les heures de classe mais pendant les jours de classe. L’amendement est repoussé le 28 juin par  378/142. Par contre, les débats font apparaître que certains prêtres donnent encore le catéchisme pendant les heures de classe. On craint que cela fasse tache d’huile après la séparation  et on réaffirme l’interdiction. Ainsi 23 ans après la loi du 28 mars 1882, celle-ci n’est pas complètement appliquée. Cela montre bien que les changements socio-religieux prennent pas mal de temps.

15) à la minimisation de l’interdiction d’interrompre ou d’empêcher la pratique d’un culte. Cela s’est fait sans grande discussion, juste Allard a prétendu que c’était un « nouveau privilège «  donné aux religions et que le droit commun des réunions devait suffire. L’article 29 (devenu dans la loi l’Article 32) qui puni de peines identiques « ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causé dans le local servant à ces exercices. », aux peines qui frappent ceux qui auront fait des pressions pour obliger les gens à pratiquer un culte ou à s’abstenir de le pratiquer, est adopté le 28 juin de façon pratiquement consensuelle : 536/43. Je pense que les députés ont eu raison puisque l’article 1 dit que la « République GARANTIT le libre exercice du culte ». Je pense aussi que M. J.-P. Brard aurait bien fait de relire la loi avant d’interrompre des cultes à Montreuil.

16) à maintien de l’inéligibilité des ministres du culte dans la commune où ils exercent leur fonction. L’amendement déposé par Albert Le Roy qui allait en ce sens est retiré le 30 juin. L’inéligibilité est prolongée pendant les 8 années où les ministres du cultes recevront encore une partie (décroissante) de leur traitement. Elle prendra fin , dès qu’ils ne seront plus du tout salariés par l’Etat :  on voit bien là le lien entre  la fin de l’officialité des religions et l’augmentation de leur liberté.

Nous avons déjà parlé du refus d’interdire le port du costume ecclésiastique en dehors des services religieux, avec un échange d’arguments d’une étonnante actualité (6ème impensé : « 1905 et les tenues ostensibles ») et du 43ème article sur l’Algérie et les colonies (7ème impensé : la séparation et l’Outre-Mer). Le 44ème et dernier article indique ce qui est abrogé par la loi. Nous en arrivons donc à la fin des débats à la Chambre des députés, qui a lieu le 3 juillet 1905.

Aristide Briand, qui a connu des moments difficiles, a réussi à dompter cette assemblée, à rendre la majorité de gauche favorable à des accommodements raisonnables, à obtenir de l’opposition, des députés  du centre et de la droite de ne pas faire la politique du pire et de collaborer à l’élaboration de la loi, même quand ils sont contre le principe même de la séparation. Il est donc très satisfait et n’imagine pas que de nouvelles difficultés l’attendent (cf le 15ème impensé, prochainement sur votre blog). Il fait un grand discours qui va être affiché sur les Mairies de toutes les communes de France. En voici quelques extraits :

(L’opposition de droite avait dit) « Nous ne pouvons pas attendre de vous aucune justice ; vous n’avez pas l’esprit libéral » et, s’adressant directement à cette opposition « Vous êtes allés à travers le pays, inquiétant la conscience des catholiques, leur disant « Prenez garde ; une législature se prépare qui va fermer vos églises, persécuter vos prêtre, proscrire vos croyances. » (…) Eh bien ! nous voici à fin d’œuvre et nous vous disons : Trouvez dans cette loi une disposition qui justifie vos griefs, montrez un seul article qui vous permette de dire aux électeurs : « Vous voyez, nous avions raison de vous mettre en garde. C’en est fini du libre exercice du culte dans ce pays. » Non, vous ne pouvez plus dire cela car manifestement ce ne serait pas vrai. (…) Et la loi que nous avons faite, après cinquante séances consacrées à une discussion ample, aussi courtoise aussi consciencieuse que vous pouviez la désirer, vous êtes obligés vous-même de reconnaître qu’elle est finalement, dans son ensemble, une loi libérale. (…) Oui, nous avons le droit de la proclamer, c’est bien une loi de liberté (…) qui fera honneur à la République.

(Et Briand s’adresse ensuite aux membres de la majorité de gauche déçus par le fait que la loi tourne le dos à l’anticléricalisme d’Etat qui était de règle) « Dans ce pays où des millions de catholiques pratiquent leur religion, (…) il était impossible d’envisager une séparation qu’il ne puisse accepter. Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de républicains qui se sont émus de nous voir préoccupés de rendre la loi acceptable par l’Eglise. » Il précise : « on ne fait pas une réforme contre une aussi notable proportions du pays » et indique : « Nous n’avons pas le droit de faire une réforme dont les conséquences puissent ébranler la République ».

Voila ce que j’entend par pacte laïque : non pas bien sûr, une convention en bonne et due forme avec l’Eglise catholique (cela n’est pas un pacte laïque mais un pacte concordataire, quand il y a deux mots dans une expression, si on n’est pas analphabète, on lit les deux mots et on ne fait pas comme s’il y en avait un seul !) mais une attitude, une action politique qui vise à rendre la laïcité inclusive, qui comprend qu’il faut tenir compte autant que faire se peut des croyances et des pratiques religieuses pour que l’on puisse tranquillement vivre sa religion à l’aise dans la laïcité.

Vous avez remarqué que Briand navigue un peu entre « les catholiques » et « l’Eglise catholique ». Comme je l’ai déjà expliqué (cf le 3ème impensé notamment) dans la perspective de Briand et de Jaurès la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle, alors que dans l’optique catholique de l’époque la liberté collective est englobante : ce n’est pas le cas aujourd’hui chez la grande majorité des catholiques : ils peuvent pratiquer la contraception par exemple tout en allant régulièrement à la messe le dimanche. Ils obéissent à leur conscience avant tout, mais en 1906 ils vont accepter l’ordre du pape de ne pas se conformer à la loi, ils vont se laisser englobés par une structure collective. C’est pourquoi le pacte laïque n’a rien d’un consensus et Briand, à la fin de son discours, va se montrer d’un optimisme que les évènements vont démentir. Il affirme, en effet : « A l’heure actuelle, quel est l’homme politique qui pourrait nier sincèrement que la réforme ainsi faite soit d’une application facile ? »

La non conformation des catholiques à la loi va rendre, au contraire, l’application de la séparation extrêmement difficile. Briand n’est pas au bout de ses peines ! Le pacte laïque va-t-il tenir dans la tourmente provoqué par le refus du pape ? C’est ce que vous saurez très prochainement, grâce à la suite de ce passionnant feuilleton (j’espère quand même que le suspens ne vous empêchera pas de dormir).

Prochains impensés prévus :

le 14ème lundi 19 décembre

le 15ème vendredi 23 décembre

le 16ème (et dernier) mercredi 28 décembre

 

JOYEUSES FÊTES DE FIN D’ANNEE.