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16/12/2006

LES NEO-REPUBLICAINS SONT-ILS VOLAIRIENS OU OBSCURANTISTES?

Amis internautes qui venez sur ce blog, vous êtes très sérieux, trop sérieux à mon goût puisque chaque fois que j’écris une Note ‘légère’ (mais comportant « la morale de l’histoire »), comme celle de la semaine dernière (« Miss République 2007 ou le courage d’être seule ») la fréquentation chute (relativement, mais chute quand même : environ de 200 à 150 visites par jour). Ce blog, vous le voulez intello ; et quand il montre des « signes ostensibles » d’amusement… cela ne vous plait guère.

 

Mais, permettez une question : comment faites vous pour le savoir ? Mystère. Que le nombre de pages consultées chute, soit (« Baubérot parle des Miss cette semaine, sans mettre de photos… je ne vais pas m’attarder »), mais les visites. Comment savez-vous que je rigole avant même d’aller sur le blog ? Il y aurait-il du bouche à oreille ? En tout cas me voila bien, moi qui espérais crever l’audimat, pouvoir vendre à TF1, comment il a dit déjà le PDG ? : « de la cervelle disponible pour espace publicitaire » (ou du décervelage….) et ainsi pouvoir passer les fêtes de fin d’année aux Bahamas, c’est complètement raté. Cela m’apprendra à préférer Miss Limousin à Kant ou Heidegger !

Pourtant, si on ne peut plus s’amuser par le moyen d’un blog…

 

Enfin, que ne ferais-je pas pour vous reconquérir ! Je vais donc être (ou du moins apparaître !) de nouveau sérieux, reprendre ma réflexion sur les Lumières, les néo-républicains et Voltaire (à ce propos, le philosophe aimait séduire les belles, lui qui a dit : « donnez moi cinq minutes pour leur faire oublier que je suis laid »).

Mais comme je l’ai très fâcheusement interrompue, voici le résumé des chapitres précédents : après avoir vu (Note du 23 novembre) que la loi française de séparation des Eglises et de l’Etat se situait dans la filiation des théories de John Locke sur le « gouvernement limité » et la séparation du religieux et du politique, nous avons comparé La Lettre sur la tolérance du dit Locke et le Traité sur la tolérance de Voltaire (Note du 3 décembre), pour aboutir à la question : « Voltaire est-il l’ancêtre des néo-républicains ? ». Je vous ai laissé sur ce suspens insupportable et au lieu d’y répondre, j’ai vagabondé avec les Miss[1] et vous vous êtes sentis délaissés. Desesperates Houseblogeurs !

 

Alors maintenant me voici au pied du mur.

Je pars du constat suivant : les néo-républicains invoquent Voltaire : pour faire passer la pilule de ses propos islamophobes Redeker se réfère à lui, Brighelli également s’affirme voltairien, ainsi que des milliers d’autres. D’ailleurs, quand la Bibliothèque Nationale organise une exposition « Lumières ! Un héritage pour demain » un « litanique et revendicateur « Voltaire, reviens ! » griffe toutes les pages du livre d’or situé dans le couloir à la sortie »[2]

Nous comprenons facilement pourquoi : on estime qu’existe aujourd’hui un « retour » de « l’obscurantisme religieux » que Voltaire a combattu sa vie durant. On veut, comme lui, combattre « obscurantisme » et « fanatisme », lutter non seulement pour la « tolérance » (le mot n’a plus si bonne presse) mais pour « l’impertinence ».

 

Tiens, tiens, j’ai du après avoir utilisé le terme de « tolérance » mettre une parenthèse restrictive : cela signifie-t-il que la société ayant changé, depuis le XVIIIe siècle, on ne pourrait plus tenir les même propos ? De fait, rappelez-vous la Note du 3 décembre : pour Voltaire un « athée » est aussi pernicieux qu’un « superstitieux sanguinaire ». Il est, selon lui, « bien plus utile et raisonnable » de « sacrifier aux faunes » que de se « livrer à l’athéisme ». En effet, « partout où une société est établie, une religion est nécessaire », etc.

Pouvons-nous répéter Voltaire ? Et s’il « revenait » (puisqu’on écrit « Voltaire revient ») ne serait-il pas choqué par la laïcité (fondée sur le très précieux postulat que la religion est un choix personnel et qu’une société peut être établie sans reposer sur un fondement religieux) que par certaines manifestations des religions ? La référence à Voltaire ne serait-elle pas boomerang ?

Alors, on va prétendre naturellement que Voltaire était un « homme de son temps », on va trier dans ses propos entre ceux qui seraient propres aux préjugés du temps et ceux qui seraient… éternel (osera-t-on le terme ?).

Autrement dit, on va faire exactement la même chose que ce qui est fait dans les religions révélées : affirmer qu’il existe un message permanent, transhistorique au-delà de ces propos datés historiquement, et que c’est ce message qui importe.

Mais si les religions révélées disent cela en cohérence interne, en rationalité interne avec ce qu’elles affirment être (des religions révélées, précisément), quelle cohérence, quelle rationalité cela peut-il avoir pour un discours laïque ?

Un discours laïque doit-il être une pâle copie d’un discours religieux ou doit-il être un discours d’un autre ordre ?

« Voltaire revient » : n’est-ce pas le type même de l’injonction religieuse ?

La laïcité prône, en séparation avec la religion (dont elle laisse la responsabilité à chacun) la nécessité d’un discours critique pour le débat démocratique. Un discours critique implique de s’interroger sur ce que l’on dit, sur son contenu et la manière de le dire. Or, vous connaissez l’adage : « Le premier poète qui compare la femme à une rose est génial »… alors que le millième ne fait que radoter un stéréotype[3] De même répéter Voltaire aujourd’hui (même en triant) c’est être (pour citer un néo-républicain) un « crétin », un sinistre crétin prétentieux.

Cela ne signifie naturellement pas que l’on ne puisse pas se nourrir intellectuellement de Voltaire, à condition de ne pas en faire un maître à penser, une référence quasi unique, de comparer Voltaire, par exemple, à Locke, par exemple à Bayle (cf la Note du 21 septembre : « A propos de Pierre Bayle »). Tiens Bayle, lui, qui vivait pourtant avant Voltaire (il est mort en 1706, il y a 300 ans) ne partageait nullement son opinion négative sur les athées. Bayle pensait qu’une société peut exister sans qu’une religion lui fournisse de fondement unitaire. On pouvait donc être de ce temps là et ne pas partager les idées, les préjugés de Voltaire.

De même (nous l’avons également vu avec Locke), on pouvait penser la séparation des religions et de l’Etat, plus que la suprématie du politique sur le religieux (c’est cela la ligne dominante du Traité de la tolérance, comme nous l’avons vu).

Donc Voltaire n’est pas un si merveilleux penseur que cela….

Donc on peut prendre du grain à moudre chez Voltaire, à condition d’en prendre aussi chez beaucoup d’autres penseurs,… et à partir de là d’élaborer une réflexion personnelle. D’ailleurs, c’est exactement ce que fit Voltaire : il ne se situait pas en référence à quelqu’un d’autre, il lisait beaucoup d’auteurs, ruminait ce qu’il lisait, et se montrait ensuite inventif.

 

Rappelez-vous ce qu’affirmait Marx : « je ne suis pas marxiste » (la suite a montré à quel point il avait raison !!!). De même Voltaire n’était pas voltairien. Surtout pas : il était trop intelligent et caustique pour l’être.

Se dire « voltairien » signifie que l’on englobe sa pensée par celle de Voltaire, or (comme je le montre dans mon si sublime, si merveilleux ouvrage L’intégrisme républicain contre la laïcité), laisser englober son individualité, c’est cela le communautarisme. Se dire voltairien, c’est ni plus ni moins que du communautarisme intellectuel. Se dire « voltairien » c’est en tout cas nullement se situer dans la filiation de Voltaire, au contraire. Des personnes influencées par Voltaire ont fait, à leur époque, du « despotisme éclairé », mais deux siècles et de demi plus tard, en rester à Voltaire, c’est du despotisme tout court.

 Un exemple, un seul qui fait qu’être voltairien aujourd’hui c’est, contrairement à Voltaire, ne pas se servir de sa cervelle, se vautrer dans la paresse intellectuelle, et vouloir imposer aux autres une pensée complètement figée.

Nous avons vu que, chez Voltaire (contrairement à Bayle et Locke) existait une certaine philosophie implicite de l’histoire, une croyance dans la marche en avant du progrès. Une part importante de son argumentation est fondée là-dessus. Ce n’est certainement pas l’aspect le plus novateur, original de Voltaire mais, du moins, à l’époque, existaient des indices  qui allaient dans ce sens. Dire qu’une certaine intolérance était compréhensible au XVIe siècle et ne l’était plus au XVIIIe à cause du progrès des idées (cf Note du 23 novembre) était alors un propos qui possédait sa raison d’être (même si maintenant les historiens n’en parleront plus ainsi).

Nous retrouvons, chez ceux et celles qui se disent « voltairiens », la même croyance dans la marche en avant du progrès (du coup, le renouveau de certaines religions tend à apparaître, avant même toute attitude antidémocratique ou violente comme « rétrograde », « obscurantiste », parce que privée de significations ).

Mais, maintenant, être cette croyance, est devenu super naïf. Et vouloir faire de la croyance dans la marche en avant du progrès une croyance commune obligatoire dans le débat démocratique, c’est du terrorisme intellectuel de bas étage.

 

En effet, et ce n’est pas seulement Superbaubérot  qui vous le dit mais toute la réflexion diverse sociologique et philosophique sur l’ultramodernité, la post-modernité, la modernité tardive, etc (la différence des termes montre les différentes manières d’aborder la chose), il  s’est développé un regard critique sur cette croyance de la modernité. Voltaire tenait compte de la pensée de son temps ; les voltaire-à-rien(s) d’aujourd’hui l’ignore ou veulent l’ignorer, puisqu’ils passent leur temps à regarder vers le passé.

On voit bien d’ailleurs la contradiction : s’il y a progrès, il est complètement stupide de se réclamer d’un penseur mort il y a plus de deux siècles ! La pensée de Voltaire se voulait liée à un devenir, celle des voltairiens cautionne une nostalgie du passé, elle est passéiste.

 

Pour ma part, je découperai la modernité, dans son rapport au progrès, en trois phases :

-         la modernité ascendante : la confiance dans le progrès est dominante et apparaît assez raisonnable car le bien être s’accentue et la société devient moins violente : le programme des Lumières de poursuite du bonheur  grâce à la mise entre parenthèse  sociale du ciel et à la maîtrise de la Nature a d’indéniables résultats, même s’il génère des contradictions (notamment entre son aspect universaliste et son darwinisme social pour dire les choses rapidement, qui fait que la femme, le colonisé, etc sont plus dépendants et marqués par la Nature que l’homme blanc)

-         la modernité établieles limites de la conjonction des progrès (en France, itinéraire de Brunetière à la fin du XIXe siècle : il y a « faillite partielle » de la science) puis l’ambivalence du progrès (les deux guerres mondiales) crée un dédoublement entre un bon progrès (pacifique) créateur de vie, et un mauvais progrès (guerrier) créateur de mort : Auschwitz et Hiroshima étant les sinistres, terribles symboles de ce mauvais progrès. De même sur le plan du bien être la version libérale et la version socialiste non social-démocrate s’opposent en grands récits politico-idéologiques avec des bons et des méchants.

-         La modernité tardive où il y a  (à mon sens) non seulement déconnection du progès « scientifico-technique » et du progrès social et moral, mais déconnection entre le progrès scientifique et le progrès technique.

 

Jean Paul Willaime voit le passage de la « modernité » à « l’ultramodernité » (l’équivalent chez lui de ce que j’appelle la ‘modernité tardive’) comme le « passage de la logique de certitudes à la logique d’incertitudes lié à la généralisation de deux dimensions essentielles de la modernité : l’individualisation et la réflexivité ».
Là encore, creusons un peu.

La  réflexivité, rappelle Wilaime, induit un questionnement généralisé. Dans ce cadre la science se met à questionner ses propres applications techniques (renversement par rapport aux Lumières qui émergent quand  la science d’amusement se met à avoir des effets techniques) : les interrogations actuelles sur le nucléaire (même civil), le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques etc proviennent de débats au sein de savoirs scientifiques actuels (avec de possibles instrumentalisation idéologique, naturellement). Il y a non plus ambivalence du progrès mais véritable déconnection entre un progrès des savoirs scientifiques et un progrès technique, le second étant plus pou moins mis en cause par le premier.

 

Il y a un an, Télérama avait fait un très intéressant dossier (n) du 14 décembre 2005) sur ce que cet hebdomadaire nommait très significativement le «catastrophisme éclairé ». Voilà ce que Vincent Remy écrivait en introduction à ce dossier : « Devant la multiplication des désastres de grande ampleur, se développe, chez les philosophes mais aussi chez les scientifiques un « catastrophisme éclairé » qui pose le problème de la responsabilité humaine face au progrès et à ses conséquences. »

En même temps on a l’impression parfois d’un engrenage où seul un surplus de progrès… permettrait de vaincre les aspects contre-productifs du progrès. Mais on en n’est pas sûr, car il est fort plausible que ce surplus de progrès aura lui-même des aspects contre productifs.

D’où un doute : solutions ou nouveaux dilemmes ? Le nucléaire civil, mais aussi la bioéthique  montre bien l’aspect dilemme, générateur d’incertitudes. La mutation de la « vérité » sociale (à la base de la société) de la vérité religieuse (et notamment des religions où la vérité est « révélée » et transhistorique) à la vérité scientifique qui est une vérité en débat et fortement historicisée où la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain (on a imposé plein de radiographies obligatoires par la médecine du travail : « on ne savait pas et maintenant on sait » nous expliquent les « docteurs » clercs de la modernité triomphante. Réponse informulée : et aujourd’hui, qu’impose-t-on de nocif parce que ‘on ne sait pas encore ?)

 

L’individualisation : au niveau de l’institution religieuse, l’individualisation s’est déploiée dés la modernité triomphante; mais dans la nouvelle conjoncture de la modernité tardive s’instaure aussi un processus d’individualisation à l’égard d’institutions séculières, comme l’école ou la médecine, qui ont formé historiquement l’encadrement autoritaire de la recherche du progrès-bonheur (et qui ont eu d’indéniables réussites : pour prendre un exemple la diminution de femmes mortes en couche et de mortalité infantile) mais qui maintenant sont atteintes par la création d’incertitudes liée à l’avancée de la réflexivité. De là le développement de ce que l’on appelle le « consumérisme » (médical, scolaire, etc) et de revendications de type identitaires, voire religieuse à l’intérieur même de ces institutions, ce qui est une conséquence de cette prise de distance à l’égard des institutions, de cette individualisation qui atteint l’ensemble des structures institutionnelles, dans la conjoncture du « catastrophisme éclairé » où les institutions ne peuvent plus réclamé la même déférence.

 

Je ne dis pas que cela est « bien », mais avant de porter un jugement de valeur, il faut être capable d’analyser et de comprendre le pourquoi et le comment d’une situation. Ce que sont incapables de faire ceux qui se disent « voltairiens ». Invoquer Voltaire est un prétexte pour être dans la pure dénonciation, sans se fatiguer à analyser, et sans avoir le courage d’affronter les problèmes d’aujourd’hui. On peut alors vitupérer, jouer les fiers à bras. C’est complètement pipeau.

 

(à suivre : j’ai plein de futures Notes dans la tête : vous expliquer pourquoi les néo-républicains prônent en fait une religion civile, parler du rapport Machelon : j’aurais du le faire depuis longtemps, mais comme ce rapport risque de resurgir dans la campagne électorale il est encore temps d’en parler. Et puis, je viens de recevoir aujourd’hui la Lettre trimestrielle du Comité Contre l’esclavage moderne, et je voudrais aussi relayer les informations importantes que donne le CCEM sur ces nouvelles formes d'esclavage. En attendant de le faire, je donne son adresse : 31 rue des Lilas, 75019 Paris)

 

  

 



[1] De façon virtuelle malheureusement (pour moi). Ceci dit  une des choses qui m’a toujours fasciné dans le concours de Miss France est, outre sa continuation dans une société française où s’il y avait la moindre cohérence, il ne devrait plus exister, est donc le fait que ces Miss, d’accord, sont jeunes et jolies…. Mais ni plus ni moins que mille deux cent dix neuf  femmes rencontrées chaque jour dans le métro, le bus ou la rue.

[2] R. Debray, Aveuglantes Lumières, Gallimard, 2006, 22.

[3] Comparer la femme à une rose… nous ne sommes pas très loin de Miss France. Ah, ah, je vous ai bien eu, j’ai fait semblant de virer philosophe, et en fait je suis toujours obsessionnel des Miss, décidément peu sérieux !

21/09/2006

TOLERANCE, LIBERTE, LAÏCITE

A PROPOS DE PIERRE BAYLE

Cette année est celle du troisième centenaire de la mort de Pierre Bayle (1647-1706). Qui était Bayle ? Un précurseur des Lumières dit-on, je dirai plutôt qu’il est avec John Locke le philosophe de l’émergence des Lumières et le premier théoricien d’une liberté de conscience pour tous. Vous allez pouvoir constater, avec le texte qui suit que parler de Bayle peut être un levier pour mettre en question les conformismes d’aujourd’hui et continuer à aborder le problème des évidences sociales (cf. la Note précédente).

Mais d’abord, quelques renseignements sur la vie et l’œuvre de Bayle.

Dans son ouvrage Dieu et Marianne (PUF), Henri Pena-Ruiz met des phrases de Bayle en exergue de deux de ses chapitres. Il a raison car Bayle, fait rare à l’époque, étendait la tolérance aux athées. Locke partageait encore l’idée (qui va rester dominante dans la philosophie des Lumières) que l’athée est un être asocial, dangereux pour la morale publique et ne peut donc être toléré. Dans la situation anglaise, où le pape avait excommunié le roi d’Angleterre et délié ses sujets de leur devoir d’obéissance, Locke refusait également la tolérance pour les catholiques. Il la refusait, non pas à cause de leur doctrine (contrairement à Rousseau qui était contre la tolérance des catholiques à cause de leur intolérance théologique), mais parce qu’ils ne pouvaient pas (selon lui) être de bons sujets vu le conflit de pouvoir entre le pape et le roi d’Angleterre.

Bayle, fils de pasteur, s’était converti au catholicisme en 1669, alors qu’il était élève du collège de jésuite de Toulouse. Mais il s’aperçu que, de son point de vue, il s’était trompait et redevint protestant 18 mois plus tard. Or, Louis XIV interdisait le retour au protestantisme. Considéré comme « relaps » Bayle va donc être passible de poursuites judiciaires. Il échappa à ces poursuites, d’abord en changeant l’orthographe de son nom (devenu Bêle), ensuite en se réfugiant en Hollande, à Rotterdam où il enseigna la philosophie et l’histoire. Il publia aussi le périodique  Les Nouvelles de la République des Lettres. Son histoire personnelle lui fit comprendre l’absurdité de la contrainte en matière de conscience.

Bayle écrivit plusieurs ouvrages qui le rendirent célèbre et fit qu’il fut très lu tout au long du XVIIIe siècle (Voltaire le cite souvent). Entre autres Pensées diverses sur la comète (qui, en attaquant la ‘superstition’ cherche à atteindre le catholicisme) en 1682, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le grand et le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « contrains-les d’entrer » en 1686, peu après la révocation de l’Edit de Nantes, critique virulente du refus du pluralisme et de la liberté de conscience, plaidoyer pour les droits de la « conscience errante » (ces ouvrages entraînèrent, par représailles, l’arrestation et la mort de son frère Jacob), Dictionnaire historique et critique (1ère édition 1696, 2ème 1701) qui fut son œuvre la plus célèbre.

Les ouvrages de Bayle circulèrent clandestinement en France où ils étaient interdits. Ainsi la lecture du Dictionnaire ne fut autorisée qu’en 1720.

Bayle, exilé, se brouilla avec son ami le pasteur Jurieu et d’autres pasteurs du refuge huguenot car ces derniers espéraient que les adversaires de la France, les coalisés de la Ligue d’Augsbourg allaient vaincre Louis XIV et l’obliger à rétablir l’Edit de Nantes. Bayle jugeait cela complètement irréaliste, et  les écrits qui allaient dans ce sens dangereux  pour les néo-catholiques (= les protestants obligés d’être en apparence catholiques) restés en France. Jurieu appliquait les prophéties de l’Apocalypse à la situation de son époque et Bayle avait un raisonnement plus rationnel et critique.

Ce préambule était nécessaire pour comprendre le texte qui suit. En effet, il s’agit d’une intervention que j’ai faite à une table ronde publique d’un colloque sur Pierre Bayle, et qui a eu lieu les 15 et 16 septembre dernier et elle est forcément un peu allusive. Mais, grâce aux informations que je viens de vous donner, vous devriez facilement vous y retrouver.

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Avant d’envisager le rapport de Bayle à la laïcité, il est intéressant de l’inscrire dans la lignée des fils de pasteurs qui, dans les pays de culture protestante, ont joué un rôle historique important dans le processus de sécularisation. Juristes, médecins, éducateurs, intellectuels, ces fils de pasteurs (et peu à peu aussi des filles de pasteurs, à une période plus récente) se sont montrés des médiateurs entre un univers culturel religieux (et plus spécifiquement biblique) et les mutations culturelles de la société (par exemple : au XIXe siècle, le médecin Simpson, fils d’un pasteur méthodiste, inventeur de l’accouchement sans douleur, affirmant que la bonne traduction de la Genèse est : « tu accoucheras avec effort » et  faisant de Dieu, le 1er anesthésiste quand il endormit Adam).

Dans les pays de culture protestante, le rôle de ces enfants de pasteurs constitua une contribution décisive à la dominante du processus de sécularisation sur celui de la laïcisation. Dans le 1er cas, les changements sont dus avant tout à la dynamique sociale ; dans le second à un combat politique. Non que les pays où la sécularisation fut dominante soient des pays de consensus, tendanciellement, il exista des conflits internes (parfois durs) au champ religieux, ou internes au champ politique et civil mais, grâce aux différentes médiations, il n’existe pas  d’affrontement global entre la société religieuse et la société politique et civile. Le conflit entre Bayle et Jurieu et d’autres pasteurs est typique du conflit interne. Mais il se place en exil, aux marges de la société française et Bayle, en fait, a du subir et le conflit interne de la sécularisation et l’affrontement politico-social du refus de la laïcisation (« la France toute catholique »).

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Faute d’avoir su et pu changer par le processus réformateur de sécularisation, la France a donc connu, de façon dominante, la laïcisation avec des périodes d’effervescences révolutionnaires, et d’autres de retour conservateur. Le résultat est non seulement une coupure plus importante entre la culture religieuse et la culture globale, une situation plus marginale des institutions religieuses, mais aussi (et peut-être surtout) un transfert aveugle de religieux dans la culture globale, et spécialement une sacralisation d’institutions séculières, d’institutions de socialisation comme la médecine ou l’école. Il n’est pas étonnant dés lors, qu’à l’époque de la modernité tardive où la sacralisation et la sanctuarisation de l’école et la médecine ne peuvent plus fonctionner, la France a (ou croit avoir) des « problèmes de laïcité » dans ces (et « ses ») institutions.

 

Or la pensée de Bayle peut servir d’analyseur pour décrypter des éléments de la crise actuelle de la laïcité et trouver des pistes qui permettraient de sortir des ornières dans les quelles elle se perd.

 

En premier lieu, en restant sur le plan des institutions séculières, rappelons que chez Bayle il n’existe aucun sens de l’histoire, celle-ci est « un véritable jeu de bascule ; tour à tour on y monte et on y descend ». Voila qui contraste avec la pensée d’un Condorcet  où les progrès déjà historiquement accompli apparaissent comme des gages des progrès futurs, d’une « perfectibilité indéfinie » de l’espèce humaine. La sacralisation, la sanctuarisation des institutions a été liée à cette croyance dans le progrès, dans la conjonction des différents progrès, où (comme l’affirmait Victor Hugo) en ouvrant une école on fermait une prison et où la prolongation de l’espérance (le terme est significatif) de vie remplaçait socialement l’espérance de l’au delà. Comme la cigale de la fable, les institutions scolaire et médicale en France se trouvèrent fort dépourvues, quand la désillusion fut venue. Elles le sont toujours.

 

En second lieu, la vision de Bayle d’une histoire en zigzags s’accompagne du refus de l’absolutisation de l’éthique, du refus d’une posture où l’on croirait pouvoir se situer dans la pure éthique de conviction, faisant fi de l’éthique de responsabilité. « Telle est la condition du genre humain, affirme Bayle, qu’il n’y a pas a choisir entre le bien et le mal mais entre le mal et le pire ». Aujourd’hui pullulent de petits chevaliers du bien, qui, en dépit de leur faible capacité d’analyse, prospèrent dans la société caviar, en se situant dans la pure dénonciation de la « tentation obscurantiste », du « tir croisé » des intégrismes, et il suffit d’être seulement un croyant orthodoxe pour se trouver ainsi diabolises.

Ces idéologues ignorent l’avertissement de Pascal : « qui veut faire l’ange fait la bête » et émettent des prophéties auto réalisatrices où ils contribuent à faire advenir ce qu’ils prétendent dénoncer.

En même temps, ils profèrent un double discours constant, car ils ne dénoncent que le mal qui se situe dans les marges de la société, ou dans des tentatives plus ou moins extrêmes de contre société. Mais le mal, le pire qui gît au cœur du social ne les dérangent guère. Prendre une distance critique serait socialement bien trop coûteux.

La position de Bayle est exactement l’inverse ; il en a payé le prix et par l’exil et par l’inconfort intellectuel de la solitude au sein même de cet exil. Il affirme que « l’énorme bigarrure de sectes défigurant la religion qu’on prétend qui naît de la tolérance » est « un moindre mal ». Il inclut, contrairement à Locke, les athées dans la tolérance. Or, il faut tenter d’imaginer à quel point, à l’époque, l’athée pouvait être épistémologiquement considéré comme un être asocial et dangereux.

Bayle peut renverser l’argument affirmant que la tolérance est un signe de faiblesse car il ne se situe nullement dans le combat manichéen (et forcément hypocrite, multipliant des impensés boomerang) du bien contre le mal mais dans le réalisme éthiquela tolérance du mal, peut permettre d’éviter le pire. Le pire, c’est « Ce qu’est la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand », persuadé d’avoir regagné les territoires perdus de la monarchie et conjurer la menace hérétique (l’hérétique étant, hier, le nom de ‘l’intégriste’ ou sois disant tel), le pire, ce sont les bons chrétiens qui appliquent le « contrains les d’entrer » à la manière de Saint Augustin, en toute bonne conscience puisqu’ils partagent les valeurs dominantes du temps. Le pire gît donc au cœur de la légitimité politique, sociale, religieuse. Le pire c’est ce qu’occulte le combat du ‘bien’ contre le ‘mal’,  aujourd’hui comme du temps de Bayle.

 

Certes, aujourd’hui le pire n’est plus la persécution ; le pire c’est la manipulation publicitaire, journellement assénée partout, pour vous obliger à croire que l’accomplissement de l’être humain se trouve dans la consommation, le pire ce sont les pseudo humoristes, comme le sinistre Guy Carlier, qui sévit sur France-Inter, débitant chaque matin des stéréotypes de débile. Le pire c’est le rien érigé en modèle de société, quitte ensuite, comble de bêtise, à s’étonner des durcissements identitaires.

 

En troisième lieu, la posture de Bayle ne le conduit nullement à prôner le relativisme : « faire preuve de tolérance ne revient pas à juger équivalents tous les systèmes de valeurs, commente Hubert Bost, c’est admettre que quelqu’un ne change pas d’idée s’il est persuadé de la vérité de ce qu’il croit. » Bayle défend les droits de la « conscience errante ».

La théologie glosait sur « l’errance » plus que sur les droits de la conscience. La loi de 1905 a proclamé, elle, la « liberté de conscience », sans garder l’adjectif « errante ». Cela devrait signifier qu’il n’y a pas de vérité d’Etat et, certes, c’est cela la laïcité. Mais le risque est grand de croire alors que nulle vérité n’existe. Qu’il n’y a donc pas d’errance, de cheminement possible à ses risques et périls, puisqu’il n’y a nul espace-temps ou rechercher la vérité. Tout un chacun doit donc emprunter les autoroutes bien balisées de l’information, et du conformisme social qui y circule à haute dose.

Significativement, l’expression de « conscience errante » ne fut guère comprise du temps même de Bayle, pas vraiment reprise par les Lumières et ne fut jamais  socialement utilisée. Elle est incompréhensible pour un média de masse qui ne connaît que les opinions. Ce n’est pas Bayle mais notre société qui se montre totalement relativiste dans son cercle de légitimité sociale, quitte à être d’autant plus dogmatique et sectaire envers sa périphérie.

La quête de la vérité appartient à la grandeur de l’être humain, alors même que (dit Bayle) l’on peut « embrouiller les vérités les plus capitales ». Aussi bien Bayle ne construit pas un système, une pensée qui pourrait localiser et englober une vérité sagement immobile, il est dans la « pluralité des grilles interprétatives », il avance « certains arguments que l’on croit alors définitifs », pour les « combattre aussi librement ensuite ». Son anthropologie est « existentiellement éclatée » voire « écartelée », nous dit encore Hubert Bost. A mon sens, il s’agit moins d’un écartèlement, que de la nécessité de se déplacer mentalement, d’être intellectuellement mobile, de changer plusieurs fois d’angles de vue puisque, Husserl nous le rappelle, d’aucun angle on ne peut voir un cube dans sa totalité, surtout si ce cube se déplace. La vérité est métaphoriquement un cube mobile : il faudrait un Calder pour la symboliser.

 

Là encore, nous sommes renvoyé à une laïcité laïque et non sacralisée. Celle que Ferdinand Buisson (l’ex adjoint de Jules Ferry) défendait, en 1903, contre les partisans du monopole de l’enseignement laïque. La laïcité, affirmait-il, implique que l’être humain  puisse « penser par lui-même », n’accorder « ni foi ni obéissance à personne », puisse finalement « chercher la vérité et non pas la recevoir toute faite d’un maître ». On entend tout de suite la réplique des religieux de la laïcité : Mais seule l’école laïque réalise cela, elle est le lieu où « le maître apprend aux élèves à se passer de maître ».

Le maître qui apprend à se passer de maître ! Que de fois cette phrase a été ressassée, ramassée dans une poubelle de la non-pensée pour être jeter en pâture à des humains formatés en clones.  Or ce qu’énonce Buisson est que même le meilleur maître n’éveille pas à la liberté s’il n’inclut pas son contraire. Ainsi l’école laïque devait supporter l’école catholique, qu’elle considérait alors comme dogmatique et obscurantiste, pour être réellement l’école de la liberté. Buisson se montre là très proche de Bayle.

 

En effet, quatrième point, tant qu’on refuse l’errance au risque de se perdre, la liberté sera fort limitée par tout un ensemble d’évidences sociales. Le débat ne s’effectue pas dans le vide. Il est préconstruit. A l’époque, on qualifiait ce soubassement de « consentement des peuples ». Bayle se méfie d’une tel consensus aussi bien théologiquement (on évacue ainsi, selon lui, le péché originel que l’on affirme croire par ailleurs) que scientifiquement  (le système de Copernic, rappelle t-il, était contraire à « l’opinion générale »). Bayle met en question ce conformisme mimétique. L’universalité d’un propos, son évidence sociale ne constitue en rien une preuve de sa véracité.

Cela le conduit à adopter des points de vues très novateurs comme celui d’affirmer (contrairement à ce que sera la pensée dominante des Lumières) qu’un athée peut être moral, propos alors à la limite du blasphème et qu’il est pratiquement seul à dire. Mais il a le courage de penser que la vérité est le plus souvent minoritaire.

Pourtant, malgré ses positions d’avant-garde, quand les protestants du XIXe siècle, réintégrant la société française, ont voulu démontrer (parfois laborieusement) qu’ils avaient été parmi les précurseurs de la liberté de conscience et de la démocratie,  ils ne se sont nullement référés à Bayle.

Pourquoi ? Sans doute, en bonne part, parce que sa défense de la monarchie absolue apparaissait gênante. Bayle n’est là nullement original et reprend à sa manière une idée reçue de l’époque. Mais, fidèle à la méthode de Bayle, il est possible de défendre les évidences sociales après les avoir fortement critiquées. On vit en se servant d’elles comme points d’appui, car il est impossible d’exister à tout moment dans une contestation tous azimuts. La vie quotidienne, le vivre-ensemble serait impossible sans pensées et comportements routiniers. Toute relation avec autrui comporte de l’acquis, du commun stéréotypé.

La vision de l’absolutisme de Bayle constitue son point de contact avec les idées reçues de son époque[1]. Elle lui permet de ne pas s’enfermer -comme Jurieu- dans la pure utopie et doit, à mon sens, être interprétée, en cohérence interne avec le reste de ses dires, comme étant le mal qui prévient le pire : un pouvoir fort seul peut empêcher un cléricalisme persécuteur. Mais ce pouvoir fort est également, chez Bayle, un gouvernement dont action ne concerne que le temporel, ce qui (implicitement) constitue une façon de la limiter. Cependant, dans son ordre propre, il a le droit d’exiger, hier le loyalisme, aujourd’hui le civisme, et de punir crimes et délits. Ces actions punissables, Locke le dira plus explicitement encore, ne peuvent être au bénéfice de la liberté de conscience. C’est la même limite qui permet aujourd’hui de réclamer la liberté pour les mouvements religieux qui apparaissent bizarres ou crédules sans admettre pour autant les atteintes à un ordre publique démocratique.

 

En fait, pour revenir au XVIIe siècle, il s’avérait impossible de revendiquer la liberté pour la conscience errante, d’affirmer que les croyances des huguenots ne comportent aucun danger pour une monarchie qui renonce à régenter les consciences et de se déclarer antimonarchique. Si la pure utopie constitue, elle aussi,  du pire à éviter, la raison en est simple : son radicalisme unilatéral en fait une menace virtuelle, exact négatif de  la répression conservatrice qu’elle conteste, car elle ne pourrait se réaliser que par un bouleversement total d’une violence extrême. La position de Jurieu se situe dans le mimétisme des violences, alors que celle de Bayle cherche à rompre avec cet engrenage liberticide. Son réalisme est, paradoxalement, un part importante de sa radicalité. Et sa défense de la monarchie absolue, étant donné le contexte français d’alors, la condition même pour pouvoir penser véritablement la liberté de conscience.

 

En définitive, Bayle nous invite à nous distancer de toute pensée globale, totalisante car une telle forme de pensée non seulement ne chemine pas, est sans risque d’errance, mais elle n’est même pas une production de la conscience. Tout au plus une intériorisation fadasse d’un univers mental prêt à penser. Là ce ne sont pas seulement les extrémismes politiques et religieux qui se trouvent en cause, c’est aussi et surtout, la douceur totalitaire de l’extrême centre.

 

PS : On annonce ce matin la très prochaine publication du rapport Machelon. Naturellement, ce blog sera l’occasion d’en parler à partir du problème de la « reconnaissance ». Mais je voudrais le lire avant, et non pas me fier à quelques extraits que vont en donner les medias.

 



[1] C’est la méthode qu’il adopte dans son Dictionnaire où les notices elles-mêmes ont un contenu classique, convenu, alors que les notes (qui sont beaucoup plus longues que ce texte lui-même) pétillent de mises en doute, de contestations souvent radicales.