Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/07/2005

LES PREMIERS DEBATS A LA CHAMBRE

 

 

RESUME DES CHAPITRES PRECEDENTS

 

 Cadre général :

 

 En 1904-1905, la IIIe République existe depuis un tiers de siècle, c’est presque le double de la durée de vie des régimes les plus longs du xixe siècle. Elle a surmonté diverses crises. Elle devrait donc être solide, sinon apaisée. Or, il n’en est rien.  Les mesures prises entre 1901 et 1904 ont entraîné des résistances (mort d’un républicain en mai 1903 à Nantes) et sont allées de pair avec la montée du thème de « la République  en danger ». Il semble que le régime républicain soit emporté vers “ la guerre à toujours ” avec le catholicisme, situation que Ferry voulait éviter.

Effectuée dans un contexte très conflictuel et marquant une nouvelle rupture, la séparation des Églises et de l’État (1905) constitue pourtant un retournement de situation aux effets progressifs. Le refus du pape n’empêche pas sa réalisation pacifique (lois de 1907 et 1908) puis un accord d’application avec le Saint-Siège en 1923-1924. En 1946 la République deviendra constitutionnellement laïque. La victoire maîtrisée des Républicains a permis le passage d’une laïcité, bien exclusif d’une des deux France en conflit, à une laïcité qui peut inclure les membres des deux France. C’est de cette transformation dont rend compte la notion de pacte laïque.

Le processus immédiat de la séparation :

Une visite du président Loubet au roi Victor Emmanuel à Rome (avril 1904) provoque la protestation du pape : selon lui le chef d’Etat d’une « nation catholique » ne peut pas admettre la perte de Rome par le pouvoir pontifical et donc aller voir le roi d’Italie dans sa capitale. Cette vue des choses montre l’ampleur du désaccord : la France était toujours perçue comme la « fille aînée de l’Eglise » car une exigence similaire n’était pas réclamée de l’Empereur d’Allemagne. Or, face à ce dernier pays,  la France avait un besoin vital d’une entente avec l’Italie et le voyage de Loubet relevait seulement de la politique étrangère[1]. Par ailleurs, le nouveau pape, Pie X, convoque deux évêques français à Rome, sans l’agrément habituel du gouvernement. Les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège sont rompues (30 juillet 1904).

     En novembre 1904, Combes dépose un projet de loi : les Églises, séparées de l’État, seront soumises à une surveillance très étroite. Ainsi, les édifices religieux seront loués pendant dix ans aux associations affectées à l’exercice d’un culte. Ces locations “ pourront ” être renouvelées “ dans les limites des besoins ” – le Conseil d’État ou le préfet en étant juges. Les “ biens reconnus non utiles ” pour un culte “ pourront être concédés à un autre culte ou affectés à un service public ”.

D’autres épées de Damoclès sont placées sur la tête des Églises : les mesures de police des cultes sont sévères, facilitant l’engagement de poursuites judiciaires. Elles permettront de fermer des édifices religieux avant même tout jugement correctionnel. D’autre part, les unions d’associations devront être limitées au territoire d’un département (ainsi il existera une Eglise catholique de la Creuse sans lien avec celle du Rhône ou de l’Yonne) ce qui facilitera leur surveillance par le préfet, etc.

 

Avant Combes, une proposition de loi avait été déposée, en 1903, par un député socialiste Francis de Pressensé[2] (co-signée par Briand et Jaurès). Elle soumet les associations pour l’exercice d’un culte à des conditions nettement plus restrictives que celles régies par la loi de 1901. Les édifices religieux loués aux ex-cultes reconnus pourront servir à “ célébrer des fêtes civiques, nationales ou locales ” ; est-ce un retour à des pratiques de la Révolution ? Il est interdit de rattacher un diocèse à la juridiction d’un “ évêque ayant son siège en pays étranger ” et cela semble viser les liens avec le pape. Sur un seul point, le projet Pressensé tranche avec celui de Combes : il garantit “ la liberté de conscience et de croyance ”.

Dans un tel contexte, le processus de séparation des Églises et de l’État apparaît aux catholiques convaincus comme une nouvelle “ persécution ”. Dès 1901, les mesures anti congréganistes semblaient à Brunetière le signe qu’on allait vers une séparation qui serait, en fait, “ la séparation de l’Église et de Rome ”. À la catholicisation cléricale de la nation, tentée lors des années 1870, va correspondre la “ nationalisation ” anticléricale du catholicisme : une “ Église nationale ” qui devra épouser “ les préjugés, les passions, les intérêts ” du peuple.

Or, à la fin de 1905 et en 1906, Brunetière prend l’initiative d’une “ supplique aux évêques ” engageant l’Eglise catholique à accepter la séparation : la loi, écrit-il, ne nous empêche “ ni de croire ce que nous voulons, ni de pratiquer ce que nous croyons ”. Brunetière n’a nullement changé, mais les craintes qu’il formulait – et que les projets de 1903 et 1904 confirmaient – se révèlent infondées au regard du contenu de la loi. Un exemple : il avait écrit que “ jamais la République n’accepterait que les évêques puissent tenir des assemblées collectives : elle en aurait trop peur ! ”. Or, une semblable réunion, interdite sous le Concordat,  a lieu dès mai 1906.

 

Anticléricalisme d’Etat et séparation

 

Entre l’anticléricalisme d’Etat de 1899 à 1904 et la loi de séparation de décembre 1905, un renversement s’opère. Pourquoi ? En partie à cause de l’ambivalence de l’anticléricalisme : son combat s’effectue au nom des idéaux démocratiques et sa logique combative le conduit à s’éloigner de ces idéaux. La « laïcité intégrale » est comme l’horizon : on ne l’atteint jamais et l’échec relatif de chaque mesure oblige à en prôner une nouvelle plus restrictive.

Dans cet engrenage, laïcisation et démocratie s’éloignent l’une de l’autre. On semble en revenir au ‘pas de liberté pour les ennemis de la liberté’ révolutionnaire, or la mémoire républicaine (même si elle se réclame de la Révolution) n’ignore pas les dérives auxquelles cette conception de la liberté a abouti. Certains refusent alors « l’omnipotence de l’Etat laïque » où ils voient une « tyrannie » qui, pour « éviter la  congrégation, (fait) de la France une immense congrégation » (Clemenceau).

Il existe alors un lien étroit entre l’Etat républicain et la libre pensée au sens large du terme. Et laïcité et libre pensée tendent à devenir des synonymes.

Ainsi le directeur des Annales de la Jeunesse laïque,  indique pourquoi il «  hai(t) la religion »,  en signant « profession de foi d’un jeune laïque ».

 La vitalité de la libre pensée se manifeste par des Congrès internationaux (Genève, 1902 ; Rome, 1904) et par l’organisation d’une Grande Fête civique de la Raison le 17 mai 1903 au Trocadéro où défilent derrière des membres d’associations et de publications libre penseuses des représentants des groupes socialistes, du parti radical et radical socialiste, des jeunesses républicaines et des loges maçonniques. La séparation des Eglises et de l’Etat est réclamée et quand celle-ci devient probable il peut sembler que le mouvement libre penseur entraîne l’Etat républicain vers ses objectifs[3].

Pourtant le projet d’Emile Combes inquiète certains libres penseurs eux-mêmes par sa dureté, et notamment, Aristide Briand, rapporteur de la Commission parlementaire élue en juin 1903 et, de justesse (17 contre 16), favorable à la séparation.

Des protestants organisent une campagne de presse dans le quotidien anticlérical Le Siècle : minoritaires et républicains ils trouvent particulièrement injustes les dispositions de Combes. Elles leur semblent de plus inefficaces envers le catholicisme qui sera religieusement ligoté mais pourra, par le biais de la loi de 1901 sur les associations, avoir librement une action politique.

En janvier 1905, l’ “ affaire des fiches ” (c’est-à-dire la surveillance, avec l’aide de loges maçonniques, de la vie privée des officiers pour freiner ou accélérer leur promotion suivant qu’ils faisaient ou non acte de catholicisme) conduit Combes à démissionner  même si ce système de délation avait été mis en place sous Waldeck-Rousseau.

 

LES DEBUTS DU DEBAT PARLEMENTAIRE

 

Le débat s’engage à la Chambre le 21 mars 1905. L’abbé Gayraud, député démocrate chrétien, critique la situation concordataire : « l’Eglise (catholique) est reconnue non pas comme la vraie religion mais tout simplement comme la religion de la majorité des Français » mais désavoue encore plus le projet de séparation. Où « l’Eglise (catholique) deviendra dans ce pays une association semblable à toutes les autres ». Il avertit : « Au-dessus des lois que vous pouvez faire, il y a le droit de Dieu et la liberté de nos consciences catholiques ». Il demande la création d’une Commission extra parlementaire comprenant des « ministres des cultes reconnus » et se concertant avec le Saint Siège.

 Cela est refusé et, naturellement, la séparation n’est nullement un ‘pacte’ si on réduit ce terme à une entente formelle. Mais, la séparation est une mesure qui concerne la vie sociale des Français. Si une minorité d’entre eux vont régulièrement à la messe, baptêmes, mariages et enterrements religieux restent la norme. Principes démocratiques et réalisme électoral se conjuguent alors pour estimer que la loi doit se montrer accommodante, renoncer aux dispositions rigoureuses.

 

La proposition de la Commission va dans ce sens.

 Le 10 avril 1905, elle est combattue par Maurice Allard, député socialiste, qui estime qu’il y a différentes sortes de séparation. Celle que veulent les libres-penseurs est « celle qui amènera la diminution de la malfaisance de l’Eglise (catholique) et des religions ». Or, pour lui, le projet de la Commission ne va pas du tout dans ce sens. Au contraire, il  rompt avec la politique menée par le « parti républicain (…) depuis plus de trente années ».  Allard s’étonne qu’au moment du « combat décisif contre l’Eglise (catholique) », on demande de « déposer les armes  et d’offrir un projet dit libéral, tel qu’elle-même n’aurait jamais oser le souhaiter».

 Briand assume cette pacification et récuse l’alliance entre l’Etat républicain et la libre pensée : celle-ci devra compter, pour atteindre son but, « sur le seul effort de la propagande, sur la seule puissance de la raison ». Implicitement, il indique donc que la libre pensée, au même titre que les Eglises, sera séparée de l’Etat et que ce dernier va retrouver son rôle d’arbitre.

D’ailleurs le vocabulaire de Briand rompt avec la période précédente où la terminologie guerrière de la « République menacée » prédominait. Briand avait déjà dit à ses « amis » à la Chambre : « Ayez du sang-froid, sachez résister aux surenchères, ne craignez pas d’être taxés de modérés, d’opportunistes » (27 mai 1904). Là il déclare : « Je supplie (sic) mes amis de la majorité républicaine de résister au désire de faire (de la loi) une « manifestation anticléricale (…qui) pourrait mettre aux mains des ennemis de la République une arme dangereuse ».

Avant il fallait prendre des mesures répressives pour parer aux « dangers » encourus par la République ; maintenant ce serait la poursuite de telles mesures qui, indirectement, mettrait la République en danger[4]. On passe d’une vision exclusive à une vision  inclusive.


[1] La Note de protestation fut, en outre, transmise aux autres chefs d’Etat dit « catholiques » avec une phrase assez agressive qui ne figurait pas dans la version transmise au gouvernement français.

[2] Cf. R. Fabre,  Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme, Rennes, PUR, 2004.

[3] La séparation figurait depuis 1869 dans le programme républicain mais de Ferry, Gambetta et Paul Bert à Combes (en 1903), les responsables politiques l’avaient toujours refusée : libérale, elle faisait perdre au gouvernement ses moyens de contrôle, stricte elle risquait d’être mal acceptée par l’opinion.

[4] Sur les débats des Chambres,  cf. (Y. Bruley), La séparation des Eglises et de l’Etat, les textes fondateurs,  Tempus, 2005 et J.-M. Mayeur, La séparation des Eglises et de l’Etat, Les Ed. de l’Atelier, 2005.

12/06/2005

LE PARADOXE DE LA SEPARATION

DU MINISTERE COMBES AU PARADOXE DE LA SEPARATION

I LA FIN DU MINISTERE COMBES

(les 2 photos, que l'on peut agrandir, ont été prises au lycée de Rennes, un jour où les lycéens avaient le droit de s'habiller comme ils le voulaient)

Nous avons suivi les événements qui se sont déroulés des élection du printemps 1902 à la déposition du projet de séparation d’Emile Combes en novembre 1904. Ce projet est mal accueilli par certains politiques qui, faisaient pourtant partie de la majorité du Bloc des gauches. Clemenceau, par exemple, le désavoue. Buisson également.
medium_caq7o1qv.jpg
La Commission parlementaire a préparé son propre projet de séparation. Elle refuse de le retirer au profit du projet ministériel. Au pouvoir depuis 2 ans et demi (ce qui est très long pour la IIIe République), Combes est usé, même s’il est toujours très populaire dans le pays (mais justement, certains parlementaires lui reprochent cette relation directe avec les Comités républicains, par delà les représentants légaux). Des calomnies visant son fils Edgar, préfet et son conseiller au ministère de l’Intérieur, l’ont également atteint.

Combes va définitivement sombrer à cause de l’ « Affaire des fiches ». La vie privée des officiers (notamment leur pratique religieuse et celle de leur famille) était fichée, à partir de renseignements fournis non seulement par les canaux officiels mais aussi par certains membres de loges maçonniques. Les avancements des officiers tenaient compte de ces « informations » confidentielles.
Bien sûr, cette pratique n’est pas démocratique et il était tout à fait logique de la condamner quand elle fut révélée. Le contraire eut été très inquiétant. Mais il faut dire cependant que Combes n’avait fait que perpétuer une pratique qui datait du Ministère précédent, celui de Waldeck-Rousseau.

Pour expliquer, sans en rien excuser, une telle manière de faire, il faut bien avoir en tête le climat de l’époque où un certain catholicisme avait eu partie liée, au moment de l’Affaire Dreyfus, avec des entreprises factieuses, et notamment le coup d’Etat (lamentablement, certes) manqué de Déroulède en 1899.
Les souvenirs d’Abel Combarieu, le directeur de Cabinet du président de la République Emile Loubet, nous rapporte que Delcassé (ministre des Affaires étrangères) avait proposé au président Loubet de prendre la tête d’un mouvement qui, soutenu par le gouverneur militaire de Paris, aurait renversé le Ministère Combes. Loubet n’avait pas accepté et Combarieu commente : « C’était du Déroulède sans Déroulède ».

La Chambre se déchaîne contre Combes, qui ne l’emporte que de 2 voix (novembre 1904). Affaibli, considérant qu’il était inutile de « lutter pour vivre » alors que son but était de « vivre pour agir », Combes va quitter volontairement le pouvoir, SANS ETRE MIS EN MINORITE, en janvier 1905.
Cette façon de procéder permet de montrer que la majorité du Boc est toujours là et donc de maximaliser les chances de réussite du processus de séparation. De fait, même si le nouveau président du Conseil, Maurice Rouvier, n’est pas favorable personnellement à la séparation (il n’interviendra pas du tout dans les débats à la Chambre, et qu’une fois dans les débats au Sénat), ce processus s’avère irréversible. Le ministre de l’Instruction public et des cultes, Bienvenu-Martin, député de l’Yonne, est d’ailleurs un ami de Combes. Mais il ne jouera lui-même qu’un second rôle. C’est essentiellement Aristide Briand, le rapporteur de la Commission (soutenu par Jaurès en quelques moments clefs), qui va, de façon constante, dominer les débats.

Dans les prochaines fiches, nous suivrons les moments clefs des débats à la Chambre des députés, et nous clarifierons les enjeux. Cela est très important car, encore maintenant, certains historiens minimisent ce qui s’est passé et font de l’histoire des vainqueurs.
Un bon exemple est l’ouvrage, qui vient de paraître au Seuil, de Jean-Paul Scot : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Certes sur plusieurs points ce livre offre une excellente vulgarisation. Mais, et j’expliquerai pourquoi, sur un point capital des débats à la Chambre et au Sénat, je suis tout à fait en désaccord avec son interprétation, imprégnée de jugements de valeur.

medium_ca2riz6x.jpg
Les adversaires de Briand (Buisson, qui était quand même le président de la Commission, Bepmale, qui en était vice-président, Réveillaud, auteur d’un projet de loi, Clemenceau, qui fit une vigoureuse intervention au Sénat,…) sont traités dans ce livre d’ « anticléricaux intransigeants », de parlementaires « unis seulement par un anticléricalisme intolérant » (page 240). Or ils n’étaient pas plus « intolérants » que Briand et il ne faut pas ainsi disqualifier par un jugement moral un débat interne aux laïques OU LES DEUX POSITIONS SONT ESTIMABLES.
Il est d'ailleurs significatif que certains font comme si les positions les plus libétales envers envers l'Eglises catholique étaient, en 1905, les seules légitimes alors qu'ils adoptent eux mêmes des positions "intransigeantes" face à l'islam. Nous verrons donc à quel point leurs propos sont bopmerang.

NoUs reparlerons de tout cela. En attendant, avant d’analyser plus en détails, les moments clefs des débats, je vous propose tout de suite, à la demande de celles et ceux qui ont souhaité une brève synthèse, la transcription d’une intervention faite au Sénat et qui porte sur le « paradoxe de la séparation

II LE PARADOXE DE LA SEPARATION :

(Intervention au Sénat, 14 février 2005)

Merci, Monsieur le président. Beaucoup de choses ont déjà été dites. A la suite de ces différentes interventions, il reste tout de même une question : pourquoi la loi a-t-elle été libérale et, en même temps, inaudible par une grande partie des catholiques ? Les historiens disposent de matériaux pour le savoir, mais c'est peut-être cela qu'il faut expliquer ; c'est encore, pour un certain nombre d'entre nous, le paradoxe qu'il faut approfondir.
Pour cela, il faut revenir au contexte. Je ne vais pas reprendre ce qui a été déjà indiqué : un contexte très large a été donné à cette table ronde sur la loi de 1905. Je vais revenir au contexte le plus immédiat, c'est-à-dire aux années 1901-1904, dans la mesure où ce qui s'enclenche alors est d'abord une radicalisation de la laïcité scolaire. Le débat sur la laïcité est d'abord un débat sur l’école. La laïcité scolaire constitue un débat récurrent en France, qui a continué d’ailleurs après la loi de 1905.

Il s’agit, à cette époque, la lutte contre les écoles congréganistes, qui aboutit à la loi du 7 juillet 1904 ; mais il s’agit aussi de l'espoir d'un certain nombre de gens d’instituer le monopole intégral de l'État sur l'éducation : le congrès du parti radical le vote en 1903 et Buisson, qui est contre, est mis en minorité. Il existe des tentatives à la Chambre de l’imposer, contre lesquelles Clemenceau, par exemple, prononce un très beau discours contre « l'État Dieu », ...
On se trouve donc dans ce processus de radicalisation, avec le mot d'ordre de « laïcité intégrale ». Chaque mesure de laïcisation prise, au lieu d'être la dernière, amène la nécessité d'une mesure plus radicale.
Il se produit, à partir de la rhétorique de « la République menacée », un engrenage du conflit. On interdit aux congrégations l'enseignement, mais on n'est pas sûr qu'un congréganiste « sécularisé » se soit vraiment dépouillé de son imaginaire congréganiste, exactement comme on soupçonnait les marranes d'être toujours juifs, comme on soupçonnait les « nouveaux catholiques », après 1685, d'être toujours protestants. Quand on oblige quelqu'un à changer, il est ensuite suspect de ne pas avoir « intériorisé le changement ».

Pour parer à cette nouvelle menace, on tente de prendre une mesure encore plus grave contre les congréganistes sécularisés. Clemenceau l’arrête au Sénat, mais on a l'impression que chaque mesure induit logiquement, parce que la « menace » ne peut pas être étouffée, la mesure suivante. Car une fois qu'on aurait interdit aux congréganistes sécularisés d'enseigner, on se serait aperçu que cela ne résolvait pas le problème : les mêmes manuels « antirépublicains » se trouvant utilisés par des laïcs catholiques dans les écoles privées. L’étape suivante était donc le monopole de l'enseignement pour l'État demandé par le parti radical. Mais, en même temps, certains commençaient à dire que, dans l’école laïque elle-même, il existait des cléricaux larvés, qui déforment à leur gré la « cire molle » qu’est l’élève. Il faudrait donc épurer l’école laïque de tous les « cléricaux latents » qui existaient en son sein.
Finalement, on aurait donné raison à ce que dira Allard, à la Chambre, le 10 avril 1905 : pour lui, la véritable laïcisation, c'est la destruction de la religion. L'horizon de la laïcisation intégrale amène à se situer dans une logique qui n'est pas du tout la logique majoritaire chez les républicains, mais où un engrenage s’effectue.
Il est important de parler d'engrenage, parce que cela permet de dissocier ce qui s'est fait de la personnalité d’Émile Combes, qui n'est pas le borné, le « sectaire », l'homme limité et obsessionnel qu'on a dit. Émile Combes a combattu Allard au début de 1903, exactement comme Briand a combattu Allard en 1905.
Cet engrenage de la menace, de la nécessité ressentie de se défendre contre la menace – plus on se défend contre la menace, plus on prend des mesures radicales, plus le conflit s’étend – conduisait logiquement à une République totalisante ou à une « République absolue », pour parler comme Odile Rudelle. La séparation obligeait d’affronter frontalement ce problème parce que, si on faisait une séparation stricte, effectivement, on se trouvait en marche vers la laïcisation intégrale. Mais on devait alors s'éloigner du modèle démocratique.

Les congrégations avaient mauvaise réputations depuis le XVIIIe siècle, certaines régions avaient un peu bougé, mais il ne s’était pas produit de révolte générale. Avec la séparation, on s'attaquait non seulement au catholicisme militant, mais à un catholicisme de consommateurs, à tous ceux qui voulaient bénéficier des « secours de la religion », même s'ils n'obéissaient pas forcément aux normes édictées par l'Église catholique et si, dans le dogme, ils en prenaient, ils en laissaient. Ils avaient leur quant-à-soi religieux.
La séparation pose donc le problème suivant : jusqu'où voulez-vous aller dans la laïcisation ? Quelle sorte de laïcité voulez-vous réaliser ? Voulez-vous réaliser une « laïcité intégrale », selon l’expression utilisée explicitement à l'époque, ou une laïcité libérale ?

Mais cette laïcité libérale est alors un autre chemin que celui pris depuis la fin de l'affaire Dreyfus, depuis le gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau. Ce retournement était très difficilement crédible et audible pour les adversaires du Bloc des gauches. Un certain nombre d'adversaires de centre droit de la séparation, des républicains concordataires, et bien sûr surtout des membres de la droite disent en substance: « Nous ne serions pas contre la séparation si cela pouvait se faire de manière paisible, progressivement. Mais, dans le contexte actuel, que vous le vouliez ou non, la séparation va forcément continuer et accentuer la politique anticongréganiste. Cette voie-là va forcément amener de la spoliation, voire même de la « persécution » : même si vous ne le voulez pas, même si la loi ne le veut pas, vous serez obligés, parce qu'on ne sort pas facilement d'un engrenage. »

Ribot commence à se dire, le 21 avril : « Peut-être est-il possible de sortir du dilemme ? » Mais, avant ce jour là où la Commission présente une modification de l’article 4, ce n'est pas tout à fait plausible, même si Briand, depuis le début, s’éloigne de la logique combiste. Quand on fait une politique modérée, il faut souvent calmer ses troupes, il faut calmer les anticléricaux stricts. On multiplie alors des références idéologiques à la Révolution. Jaurès dit : « La France n'est pas schismatique, elle est révolutionnaire. » En fait, il tient ce propos pour légitimer une mesure qui va donner des garanties à l'Église catholique, mais si des esprits avertis le comprennent, pour le catholique moyen ce n'est pas forcément rassurant d’entendre dire cela.

Donc, cette séparation prenait politiquement un autre chemin, très difficile à suivre, semé d’embûches entre des peurs contradictoires. Car les rumeurs se multipliaient des deux côtés. On a gardé le souvenir des peurs catholiques d’une « persécutions », d’églises devant fermer. On a oublié, mais il faut aussi en tenir compte pour évaluer la difficulté de la situation, les peurs républicaines : certains voient déjà le pape nommer des jésuites, des membres congrégations interdites comme évêques et une Eglise catholique prenant sa revanche de la lutte congréganiste.

On voit là le poids des hommes en politique. Quelqu'un comme Briand a été un artisan du retournement de politique laïque et il fallait avoir de nombreuses qualités pour pouvoir le faire. Mais cela s’est effectué dans un climat idéologique, dans un contexte historique tel que ce retournement n'a pas été audible par tous et qu'on ne pouvait pas aller jusqu'au bout dans l'expression de ce retournement. La séparation libérale ne pouvait pas exprimer complètement, explicitement, sa philosophie. Quand on voit la façon dont Briand répond à Ribot le 21 avril, on se rend compte qu'il « marche sur des œufs » et qu’il est obligé de dire en substance : « Attendez, cette Église catholique n'est pas figée à jamais, elle va évoluer, nous espérons bien la voir évoluer ». Et finalement, on peut penser, alors, que continue le combat de la raison, de la libre-pensée, qu’on est toujours dans le combat des gens éclairés contre ceux qui ne le seraient pas, même si une analyse plus stricte montre à l’historien qu’il n’en est rien.

Car il s’est tout de même produit une rupture très nette : la République abandonne cette alliance avec la libre-pensée qui, jusqu'alors, avait été assez forte. Combes, en 1903, dans son discours à Tréguier (lors de l’inauguration du monument d’Ernest Renan), parle à la fois comme président du Conseil et comme libre penseur militant. Il dit être pour la liberté de conscience, mais il parle alors du sentiment religieux et il déclare : « L'ennemi de la religion, c'est le ministre du Culte ». Il ne dit pas : « Ce sont ceux des ministres du Culte qui ont trempé dans le légitimisme ». Il est obligé, par la logique de cet engrenage, de tenir des propos assez radicaux. Quand on dit qu'on garantit la liberté de conscience en évoquant le « sentiment religieux » individuel et que l’on polémique très vivement contre l’institution religieuse, les adeptes des « religions positives » ne peuvent évidemment pas se sentir rassurés : on garanti la liberté de conscience, mais pas forcément la liberté religieuse.
Ce qui se passe à partir d'avril 1905, sans être audible pour l'ensemble de l'opinion publique, c'est cette séparation de la libre-pensée et de la République, préalable à la séparation des Églises et de l'État. Et si on étudie finement la réponse de Briand à Allard, le 10 avril, on est dans l’optique où est prônée autant une séparation avec la libre-pensée qu’avec les Eglises. Mais ce virage n’est perceptible que pour une élite, la masse pense qu’il s’agit d’un leurre. Ne lui avait-on pas promis que l’application de la loi de 1901 serait libérale ?

Car, finalement, on n'a que l'affirmation de la volonté politique de Briand et d'un certain nombre de ses amis, comme Jaurès qui, comme vous dites, « fait les couloirs ». Mais comme Jaurès a été très combiste, est-il tout à fait crédible ? On voit bien des gens comme Brunetière, comme Denys Cochin, qui vont signer l'appel des cardinaux verts qui, bien informés, ont compris qu’un certain virage se trouvait pris. Mais le catholique moyen pouvait difficilement le comprendre, surtout après le moment où le pape dit en substance: « Non seulement je condamne la séparation – ce qui n'a étonné personne – mais j’interdis de constituer des associations cultuelles. »

La course-poursuite s'est accentuée après le vote de la loi, entre les années 1906 et 1908, pour arriver à tenir ensemble cette majorité républicaine composite. Il ne fallait pas que la guerre des deux France devienne une guerre interne à la laïcité et il fallait rattraper l'Église catholique dans son refus de la loi, à partir de la condamnation du pape, pour que la pacification puisse se faire. Malgré le souci de Briand de donner par la loi des garanties à l’Eglise catholique, l’application a été plus difficile qu'il ne pensait. Il croyait s'être donné toutes les garanties au moment du vote pour que l'application soit facile, mais l'application s’est avérée encore un rude combat.
Pour conclure, lorsqu’on examine le vocabulaire employé, notamment par Briand, cela est significatif. Briand parle de « sang-froid », de savoir « résister aux surenchères », de ne pas craindre « d’être taxés de modérés » ; ensuite il « supplie » de pas agir sous le coup de l'émotion. Ce n'est plus le discours de la République menacée, c'est, au contraire, la République qui se menace elle-même si elle ne réalise pas une séparation qui ouvre la voie à la liberté. « Soyons à distance de nos affects, soyons à distance de l'émotion, gardons notre sang-froid » déclare Briand et il ajoute : « On m'accuse de cléricalisme, on vous accusera d'être cléricaux, mais ce n'est pas grave, ne craignez pas ce genre d'accusation, c'est ridicule. » Finalement, c'est la République du sang-froid qui a gagné contre la République se croyant menacée, c'est sans doute encore une leçon pour aujourd'hui. Je vous remercie;

Philippe Levillain
Merci, Jean Baubérot. De l'utilité des colloques, parce qu'ils remettent dans le contemporain. Plus tard, on expliquera que la séparation a été finalement bénéfique à l'Église, à commencer par le Saint-Siège qui obtiendra la liberté de nommer les évêques qu'il voudra, ce qui sera le cas des premiers évêques de Pie X. Ultérieurement, il y aura d'autres explications, mais on voit dans l'instant, dans ce qui a été expliqué par Jean Baubérot, la difficulté de transaction, l'art de Briand, qui est connu, et, surtout, la non perception de ce qui a été la réalité d'un état de transaction qui était craint depuis très longtemps : un certain nombre de catholiques intransigeants voyaient cette séparation comme inéluctable dès les années 1875. Au moment où la loi de l'enseignement supérieur s'est mise en place, ils savaient qu'elle serait menacée par la suite du 16 mai. La parole est à la salle pour dix minutes.

Échanges avec la salle

Odile Rudelle
On a parlé de ces années 1870, 1905, sans prononcer les mots "défense nationale" et "guerre". Or, les catholiques étaient tout de même liés au second Empire, qui avait conduit à la défaite. Dans les années soixante-dix, on les a accusés de vouloir faire la guerre pour le Saint-Siège. Autour de 1900, 1905, le sentiment du danger change : d'un côté, la République se sent légitime, elle a gagné contre l'affaire Dreyfus et, en même temps, il y a une menace qui n'est plus une menace interne mais une menace externe et les catholiques sont toujours très fidèles pour voter le budget de la défense nationale au moment où les socialistes se retirent.
Ma question est pour Christophe Bellon : Aristide Briand, qui jouera sur la scène internationale le rôle que l'on sait, plus tard, avait-il déjà ce sens des équilibres internationaux dans la nécessité de récupérer les catholiques, pour une République qui n'est plus absolue, mais quasiment constitutionnelle ?

Christophe Bellon
Je ne crois pas, puisque l'expérience de Briand avant son arrivée au Parlement est essentiellement fondée sur son activité au sein des Bourses du travail : à l’occasion, il est avocat des milieux révolutionnaires et a fréquenté les pays étrangers seulement à l’occasion des comités, des congrès socialistes. Je ne pense pas, pour répondre à votre question, que Briand ait eu une connaissance ou une culture internationale antérieure, à son action sur la séparation.

Philippe Levillain
Mgr Dupanloup dénonce, à la suite du discours de Saint-Quentin de Gambetta, « la République à la fois grotesque, ruineuse et sanglante qui, pendant six mois, a infligé la guerre à la France. » Il dit à Gambetta : « J'ai le droit de vous demander compte, comme évêque, de la guerre qui va se déclarer à l'État et à la religion. »

Patrick Cabanel
Au sujet du paradoxe : au début du siècle, lorsque la République chasse les congrégations, leur interdit d'enseigner, etc., elle sait très bien que ces congrégations sont déjà implantées partout dans le monde et, en particulier dans le Levant et l’Amérique latine. Renforcées précisément par ces milliers d'exilés qui arrivent, ces congrégations en exil servent la langue française, servent la culture française. Chaque année, on vote donc de façon officielle, publique, une forte somme d'argent, qui est votée par les députés contre Allard et quelques autres, qui rêvent de faire supprimer ces fonds. La République laïque subventionne des écoles chrétiennes, des jésuites, des collèges en exil, parce qu’on sait qu’en exil, le catholicisme sert la France.

Jean Baubérot
Briand, effectivement, n'était pas encore préoccupé de questions internationales mais, dans les mémoires de Combes, nous trouvons quelque chose de tout à fait intéressant : il essayait de proposer à l’Allemagne de rendre l’Alsace-Moselle soit contre le Tonkin, soit contre Madagascar, pour créer une alliance franco-allemande. Il suivait de plus près qu'on ne l'a dit la politique des affaires étrangères. Il voyait bien la politique d'éviter l’encerclement par l’Allemagne et, au contraire, de faire différentes alliances, mais il espérait couronner cela par une entente franco-allemande et il a proposé cela à l'ambassadeur d’Allemagne : « Dites-nous ce que vous voulez, si vous voulez le Tonkin, si vous voulez Madagascar, on pourrait vous les donner contre l’Alsace-Moselle. Ainsi, vous auriez des colonies où mettre votre population excédentaire, nous récupérerions l’Alsace-Moselle, et l'antagonisme franco-allemand pourrait se dissoudre. »

J'ai trouvé, chez des journalistes français, l'idée qu'il faut une séparation libérale, à cause de la victoire du Japon sur la Russie. La victoire du Japon montre une nouvelle donne internationale, montre que le Pacifique est en train de remplacer la Méditerranée comme centre stratégique du monde, que la politique internationale de la France doit intégrer cette nouvelle donne et que, à ce niveau-là, il faut finir la guerre religieuse. Ce sont des gens de centre droit, mais cela correspond un peu à Jaurès disant aussi : « Il faut finir la guerre religieuse pour s'attaquer à la question sociale. » Dans le centre droit, il y a des gens qui disent : « Il faut finir la question religieuse et accepter une séparation si elle n'est pas persécutrice, pour pouvoir avoir enfin une grande politique étrangère française. » Effectivement, cela a pu jouer aussi, mais sans doute à la marge, tout de même.