25/04/2006
COMMENTAIRE SUR LE RAPPORT: LA FRANCE FACE A SES MUSULMANS
1er mai: Record battu, archibattu pour votre Blog favori: 8001 vistes pour le mois d'avril. Grosses bises sur les deux joues aux 2 internotes qui ont fait passer au blog le cap des 8000 visiteurs. Et d'ici quelques jours ( jeudi)une Note provoquante: La Déclaration des droits de 1789 n'est pas un texte universaliste.
Comme promis, voici quelques commentaires sur le rapport « La France face à ses musulmans » de l’International Crisis Group.
D’abord, je voudrais répondre à quelques questions qui m’ont été posées par des amis qui ont consulté les deux Notes où j’ai résumé ce rapport. On m’a demandé des précisons sur l’ICG, dont j’ai déjà indiqué qu’il est une ONG multinationale à but non lucratif dont l’objectif consiste à (autant que faire se peut !) prévenir et à résoudre les conflits meurtriers, grâce à des analyses de situation de haut niveau et des recommandations indépendantes destinées aux « décideurs internationaux ».
L’ICG a été fondé en 1994 et son président fondateur est George Mitchell, ancien leader des sénateurs démocrates américain. Dans son Conseil d’Administration de 40 membres, il y a notamment les anciens premiers ministres australien et français M. Fraser et M. Rocard, ainsi que Ted Turner, président de CNN. Son budget bénéficie de subventions publiques (16 pays dont les pays scandinaves, le Japon, Taiwan, la Suisse, le Canada, les USA et la France) et de subventions privées (Charities Aid Foundation, Federal Express, Nippon Foundation, Rockfellers Brothers, Soros Fund, Winston Foundation,…). Cette ONG a construit sa légitimité notamment en étant une des principales sources de renseignements et d’analyses sur le conflit dans l’ex Yougoslavie.
On peut dire que l’ICG partage les idéaux des démocraties occidentales et livre des informations fiables, dans cette perspective, en étant attentive à ce qui pourrait être « contre productif ». Les réformes sont considérées comme plus réalistes que la répression. Ainsi, pour prendre un rapport sur l’Islamisme, rédigé il y a un an, la politique américaine était qualifiée d’ « approche bulldozer », risquant de produire 2 « effets indésirables » :
- « le rapprochement des différents courants de l’activisme islamique, atténuant ainsi les divergences qui auraient pu être exploitées de façon fructueuse »
- « la mise hors-jeu des tendances modernistes et non violentes par les djihadistes ».
On retrouve ces préoccupations dans le rapport concernant « la France face à ses musulmans ». L’élaboration de ce rapport a été co-dirigé par Robert Malley, ancien conseiller de Bill Clinton pour le Moyen-Orient et par Patrick Haenni, chercheur en sciences politiques suisse, dont la thèse sur les banlieues périurbaines du Caire (soutenue à Sciences-Po, Paris sous la direction de Jean Leca) a reçu le prix de la meilleure thèse française sur le monde musulman (EHESS). P. Henni a, notamment, publié au Seuil : L’islam de marché, l’autre révolution conservatrice en 2005. On a là quelqu’un qui se trouve dans un rapport de proximité et de distance par rapport à la France, ce qui est une bonne situation pour effectuer une analyse ayant une bonne objectivité.
Le rapport cite les travaux des spécialistes français très connus de l’islam et de l’immigration, d’orientations différentes comme B. Etienne et M. Tribalat ou O. Roy et G. Kepel, mais aussi de spécialistes plus jeunes et moins connus, comme A. Boubekeur (auteure de la très intéressante étude sur Le voile de la mariée, L’Harmattan, 2004) , S. Amghar ou M. Khedimellah (dont j’ai apprécié l’étude sur les jeunes prédicateurs du mouvement Tablîgh, paru dans Socio Anthropologie, n° 10). D’après les indications précises données sur les entretiens et les observations faites, l’enquête de terrain a été menée, pour l’essentiel, du début de septembre à la mi décembre 2005 dans plusieurs villes de France (Dreux, Le Bourget, Le Man, Lyon, Marseille, Paris,…); les « jacqueries des banlieues », selon l’expression du rapport ayant éclaté pendant l’enquête et des entretiens téléphoniques complémentaires ont eu lieu au début de 2006, sans doute. Visiblement les moyens n’ont pas manqué.
Et maintenant quelques commentaires :
Ce rapport contient beaucoup d’informations importantes et sa thèse indiquant que l’on est plus dans la conjoncture des années 1990, mais dans une conjoncture nouvelle où « les territoires de la radicalisation sont de moins en moins les lieux de culte » me semble tout à fait intéressante. On apprend plein de choses : ou on a des confirmations ainsi sur un point qui concerne la laïcité, le fait que le résultat de la loi du 15 mars 2004, interdisant le port de « signes religieux ostensibles » à l’école publique, entraîne des collectes pour la création d’écoles privées musulmanes confirme ce que j’avais dit dés l’époque de la Commission Stasi. C’est un aboutissement logique. On peut se demander s’il ne rend pas la loi contre productive, même du point de vue laïque le plus militant.
J’ai, cependant, une petite insatisfaction : le rapport veut traiter de l’interface entre la France et les musulmans ; en fait il s’intéresse essentiellement aux musulmans qui habitent dans les « banlieues » (terme géoéconomique : il est clair que Neuilly n’est pas une « banlieue » en ce sens là !), au risque parfois d’établir une équivalence implicite entre habitants des banlieues et musulmans. A plusieurs reprises, il est questions de « classes moyennes », de « public éduqué », etc. Mais on a l’impression alors que ces musulmans là quittent le champ de vision du rapport qui reste focalisé sur les « quartiers ». Cela est du au fait que l’analyse vise à élucider le degrés de dangerosité politique et sociale et le titre du rapport est limité par le sous titre : « Emeutes, jihadisme et dépolitisation ». Mais c’est un peu dommage.
Car, seconde observation, ce qui transparaît du rapport c’est qu’aussi bien l’UOIF que les Jeunes musulmans proches de Tariq Ramadan, et même le salafisme shaykhiste dans une certaine mesure, ont une évolution analogue : leurs adeptes sont d’abord surtout des membres des classes populaires (ces fameuses « classes dangereuses », bien connues des historiens), ensuite il s’agit plutôt de classes moyennes (je schématise, naturellement, pour faire vite). Cette évolution semble à la fois due
1/au fait que ces mouvements constituent une voie d’ascension sociale pour certains de leurs membres et
2/qu’ils ne recrutent pas exactement dans les mêmes milieux à 10 ou 20 ans de distance.
On aimerait en savoir plus.
En effet, le 1er aspect, s’il est réel, relativise l’idée d’échecs à répétition présent dans le rapport (l’échec de l’islamisme politique rend la voie libre au salafisme shaykhiste, puis au jihadisme ou à la révolte des banlieues). Si les mouvements musulmans jouent un rôle d’ascension sociale pour une partie de leurs militants, alors on peut les rapprocher, à ce niveau, du Pentecôtisme protestant (un ami sociologue mexicain me disait que c’était pratiquement la seule réelle possibilité d’ascension sociale dans son pays) et d’autre mouvements protestants évangéliques (à ce propos, je vous signale la récente création d’un blog par un historien-sociologue spécialiste de ces mouvements : Sébastien Fath, auteur notamment de : Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison-Blanche, au Seuil). Son blog contient beaucoup d'informations et d'analyses intéressantes sur l'actualité en général et sur des sujets spévcialisés: le pluralisme religieux, l'ultramodernité et le protestantisme évangélique. L'adresse: http://blogdesebastienfath.hautefort.com/
Quant au 2ème aspect, il semblerait indiquer le (au moins relatif) développement d’une classe moyenne ‘musulmane’ en France (plus nombreuse qu’il y a 20 ou même 10 ans ?) puisqu’on peut recruter des adeptes en son sein. Je ne suis pas assez spécialiste de ces questions pour dire les choses de façon trop affirmative, mais ce que j’ai lu ici ou là me fait penser qu’il y a des indices dans ce sens.
Ma troisième remarque sera de souligner la complexité du problème : j’étais au Canada il y a peu de temps pour une série de conférences (je vous en reparlerai) et j’ai été frappé par une différence forte : la proximité (historique et géographique) de la France avec les lieux centraux du conflit : non seulement le Moyen-Orient, problème permanent, mais, outre l’histoire coloniale, la guerre civile algérienne dont on a peut-être pas assez souligné à quel point elle a contribué à engluer les affaires de foulards et dont le rapport de l’ICG montre qu’elle a empoisonné les relations entre les jeunes musulmans et les autorités administratives. Je comprends tout à fait les sentiments d’injustice et de rancœur que peuvent éprouver beaucoup de musulmans, et notamment les responsables associatifs qui ont lutté et luttent pour l’insertion et la reconnaissance mutuelle, mais mon travail consiste à tenter d’expliquer les choses et donc à souligner ces difficultés objectives.
Elles sont fortes car, autre remarque qui relativise également l’impression d’échec généralisé donné par le rapport : si (comme il l’indique) la menace terroriste n’a pas disparu et ne disparaîtra pas, en France (comme ailleurs) tant que les « drames politiques internationaux » actuels alimenteront le jihadisme, le rapport mentionne aussi qu’il n’y a pas eu d’attentat terroriste (dans notre pays) depuis 1996. Des arrestations préventives ont eu lieu : cela signifie une action efficace des services la police, dont on doit, certes, dénoncer les dérapages (et qui peut apparaître détestable à celles et ceux qui sont soupçonnés à tort), mais dont on ne peut nier ni la difficulté ni la nécessité.
Ceci écrit, l’aspect contre-productif qui est résulté, le rapport le montre bien, est la méfiance (voire plus) qui règne à l’égard des personnes qui peuvent jouer un rôle de médiateur et qui sont dans une position médiane entre une assimilation ‘béni oui-oui’ et le rejet systématique du mode de vie et de pensée occidental (là aussi en schématisant pour faire vite). Je suis profondément d’accord avec le rapport quand il indique que rechercher « à promouvoir un Islam modéré et contrôlable » est « inopérant » et qu’il est souhaitable d’ « adopter une attitude constructive par rapport aux formes d’affirmation politiques susceptibles de naître dans le prolongement du soulèvement des banlieues de 2005 ». Cela fait des années, que je répète que l’intégration des Polonais, Italiens, Espagnols, etc si souvent donnée en exemple, s’est effectuée souvent, au cours du XXe siècle, grâce aux deux forces qui contestaient les valeurs dominantes françaises : les mouvements catholiques intransigeants qui avaient des projets de « nouvelle chrétienté » et le Parti communiste et les mouvements qui lui étaient liés, à l’époque où ce Parti était stalinien.Le rapport est également très intéressant par l’inversion qu’il effectue : les musulmans sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement, la radicalisation, elle-même, « n’est pas dans l’exacerbation d’un repli communautaire » mais « dans la rupture avec la communauté » ; par contre, l’action des pouvoirs publics se situe, souvent, dans un « communautarisme républicain » qui, non seulement est contraire aux principes affichés, mais en plus « s’avère inadapté à la gestion de populations où l’individualisme domine et où les demandes à l’égard de l’Etat restent élevées ». Mais, parfois, le rapport me semble mélanger deux niveaux : celui (effectivement) d’un communautarisme où l’individu se trouve englobé par sa communauté (réelle ou supposée), et un autre niveau où l’appartenance communautaire constitue une dimension de l’individu. Autant je pense que les politiques publiques, comme le regard que tout un chacun porte sur celui qui, d’une manière ou d’une autre, lui semble ‘autre que lui, ne doit pas céder au communautarisme, à cet englobement ; autant il me semble nécessaire, pour pouvoir résister à l’englobement par la massification marchande, que l’appartenance communautaire (les appartenances, car elles peuvent multiples puisque l’individualité de chacun n’est, dans ce cas de figure, réductible à aucune d’entre elles) puisse être une dimension de l’individu.
Enfin, à lire le rapport et ces recommandations, je trouve la confirmation de ce que j’appelle une laïcité inclusive. La stratégie de l’ICG me semble clair : isoler le jihadisme. Au contraire, on doit malheureusement dire que l’obscurantisme républicain actuel va dans le sens inverse d’une laïcité exclusive qui confond le combat et le débat et a tendance à anathématiser celles et ceux qui voient les choses autrement qu’eux-mêmes.
20:30 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Président de l'Union des Familles de culture musulmane, administrateur à la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Aumônier des Prisons : Je vous félicite pour la pertinence et la hauteur de votre blog. Les analyses sont excellentes. j'attendais avec impatience le "COMMENTAIRE SUR LE RAPPORT: LA FRANCE FACE A SES MUSULMANS" et je n'ai pas été déçu. je corobore ces analyses à partir de mon expérience de terrain. Amicalement.
Écrit par : Benabadji | 01/05/2006
je vous ai mis en lien sur un de mes posts. Mais n'étant pas spécialisé dans les questions religieuses, vous voudrez peut-être discuter du traitement que je fais des informations que vous nous laissez.
http://tentative1.blogspot.com/2006/05/toujours-des-violences-masculines.html
Écrit par : clic | 09/05/2006
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