25/11/2006
RENCONTRE SUR LA LAÏCITE
|
La version bêta de Windows Live Mail, le futur de MSN Hotmail ! | |||||||||||
|
14:55 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (10)
23/11/2006
LES NEO-REPUBLICAINS FRANCAIS SONT-ILS LES HERITIERS DES LUMIERES?
Dans son dernier ouvrage : Aveuglantes Lumières (Gallimard) Régis Debray constate un « litanique et revendicateur « Voltaire reviens ! » aussi bien ressassé dans les pages du livre d’or de l’exposition récente : « Lumières ! Un héritage pour demain » que dans de nombreux articles de journaux. Ces derniers temps, cette référence à Voltaire s’est multipliée, effaçant celle à Condorcet, qui a été longtemps consensuelle dans les milieux laïques. D’une manière générale on oppose « l’esprit des Lumières » à…. La situation actuelle qui serait marquée par un obscur obscurantisme…
Cela montre bien qu’on ne peut pas s’empêcher de se référer au passé, à une période fondatrice, alors même que l’on reproche aux religions de le faire. Il faut savoir alors si c’est avec raison, cela d’autant plus qu’il me semble me souvenir que savoir et raison faisaient partie des idéaux des Lumières.
Nous allons donc examiner cela d’un peu plus prés.
La première chose qui me frappe est que, de Condorcet à Voltaire, la référence est faite aux Lumières françaises. La laïcité serait « gauloise », franco-française, contrairement à la « tolérance » qui serait anglo-saxonne.
Amusons nous un peu : Albert Bayet, qui fut, pendant une partie de la IIIe république et pendant la IVe République, un leader laïque respecté, voyait justement l’origine de la laïcité chez nos « ancêtres les Gaulois ». Je vous raconterai cela une autre fois.
Aujourd’hui, je voudrais vous indiquer que s’il existe une (certaine) filiation de la laïcité française, en tout cas de la séparation et de la fameuse loi, unanimement célébrée l’an dernier lors de son centenaire (mais au prix, nous l’avons vu, de nombreux impensés !), cette filiation NE CONCERNE GUERE LES LUMIERES FRANCAISES … mais beaucoup plus un penseur de la ‘perfide Albion’. Mais oui, M’sieurs dames, un Anglais ! Horrible, n’est-ce pas !
En effet, ce que Jean Boussinescq appelle avec justesse, « la philosophie de la loi de 1905 »[1] s’enracine dans les théories séparatistes de John Locke, telle qu’il les a exposées dans sa célèbre Lettre sur la tolérance, publié en 1689, au moment de l’émergence des Lumières[2]. Il faut préciser que cette notion de « tolérance » est à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, beaucoup plus globale qu’aujourd’hui et elle peut donner lieux à des réflexions sur les thèmes qui sont maintenant ceux de la laïcité.
Aller, vous prendrez bien un peu de philosophie politique en sirotant votre whisky ou votre jus d’orange (je ne parle pas de coca, je vais déjà assez être accusé de complicité avec ces monstrueux démocrates anglo-saxons, inutile pour moi d'en rajouter)
Locke affirme la « nécessité absolue » de distinguer « ce qui regarde le gouvernement civil de ce qui appartient à la religion et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre ».
L’Etat, écrit-il, « est une société d’homme instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils » Ces intérêts civils sont « la vie, la liberté, la santé du corps, la possession des biens extérieurs. ». Le magistrat (= celui qui dispose d’un pouvoir sur les autres) dispose, à cette fin, de la « force extérieure », mais il ne peut l’étendre au-delà : le domaine de la religion est celui de la « persuasion intérieure » ; « le soin des âmes » échappe donc au pouvoir du magistrat. Le pouvoir de ce dernier est déjà limité dans les domaines qui sont pourtant de son ressort (si « les lois s’efforcent de protéger les biens et la santé des sujets (…) nul ne peut être forcé, contre sa volonté à se bien porter ou à s’enrichir »), à fortiori n’en a-t-il aucun pour le domaine du « ciel » qui n’est pas de sa compétence. Voila comment Locke envisage l’Etat, et à l’époque, cela n’a rien d’évident, au contraire.
Or, la loi de 1905, et cela va lui être vivement reprochée, enlève à l’Etat, de nombreux moyens d’actions à l’égard des Eglises. Pour dire les choses de façon synthétique, on passe d’une surveillance a priori a un contrôle a posteriori, en cas d’infraction à la loi, loi, par ailleurs devenue nettement plus libérale (il s’agit de libéralisme politique, et le terme était positif, jusqu’à ce qu’on n’ose plus parler de « capitalisme » et de critique du capitalisme… et faute de pouvoir et savoir critiquer réellement le capitalisme, on va tomber à bras raccourci sur le « libéralisme anglo-saxon »).
Pour prendre deux exemples, dans le système des « cultes reconnus » antérieur à 1905, un évêque n’avait pas le droit de quitter son département sans l’aval du préfet et les assemblées épiscopales ne pouvaient avoir lieu sans l’autorisation du gouvernement. Or, au cours du XIXe siècle, aucun gouvernement, même les plus cléricaux, n’avait permis la tenue de telles assemblées. L’article un de la loi de séparation où la République s’engage non seulement à assurer la liberté de conscience mais aussi à garantir le libre exercice des cultes, se situe tout à fait dans la ligne définie par Locke.
On trouve également chez Locke, une définition de l’Eglise comme organisation religieuse. Chez lui, « absolument distincte et séparée de l’Etat et des affaires civiles, l’Eglise est « une société d’hommes qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. » C’est « une société libre et volontaire ». Cette représentation de l’Eglise est marquée par l’effervescence ecclésiale pluraliste qui a marqué la première Révolution anglaise (car, on ne veut pas le savoir en France, mais ce sont les Anglais qui ont les 1èrs jugé, condamné à mort et exécuté un roi, en 1649, et fait la révolution avec toute ses effervescences).
L’Eglise n’est plus considérée comme une institution dont on naît membre, « autrement, indique Locke, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres » on ‘entre’ et on ‘sort’ donc librement d’une Eglise : « chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il y a été d’y entrer ? »
Explicitation de l’objectif : obtenir le salut ; et chacun est juge personnellement du moyen le plus approprié pour arriver à cette fin. On n’est plus du tout dans une société organique, dans le système de la société de chrétienté (l’individualisation du religieuse : phénomène dit de l’ultramodernité pour beaucoup de sociologues est en fait pensé par Locke, à partir de cette 1ère révolution anglaise). On n’est pas plus dans une perspective de l’utilité sociale de la religion qui va être dominante dans les Lumières françaises, que dans la perspective de la religion auxiliaire et légitimatrice du politique ou dominant celui-ci.
Là encore, la loi de séparation française de 1905 correspond à une telle vision. L’article deux en mettant fin au système des « cultes reconnus » qui distinguaient certains cultes (et notamment l’Eglise catholique, privilégiée par le Concordat) d’autres cultes et leur accordait une reconnaissance publique, rompt avec une vision institutionnelle et statique de la religion où, tendanciellement, on a une appartenance religieuse fixe de sa naissance à sa mort et où l’institution religieuse (au XIXe siècle) est protégée par l’Etat à cause, non plus de sa vérité dogmatique (comme cela était le cas, sous l’Ancien Régime) quand la souveraineté était sacralisée par la religion, mais de son utilité sociale.
Désormais, les Eglises sont considérées comme des réalités associatives, où l’engagement et le désengagement sont « libres et volontaires ». La proximité de la loi de 1905 avec celle de 1901 est très significative à cet égard.
La loi de séparation de 1905 est d’inspiration lockéenne sur plusieurs autres points. Si vous êtes pas fatigué (reprenez un peu de whisky ou de jus d’orange pour tenir le coup), acceptez que je mentionne deux d’entre eux :
A° Locke conserve aux Eglises le pouvoir d’excommunier leurs membres, c'est-à-dire d’exclure celui qui, « malgré les avertissements, s’obstine à pécher contre les lois établies dans cette société ». Autrement dit : une Eglise, pour le philosophe, n’est pas une simple juxtaposition d’individus, elle a sa consistance propre en tant qu’ensemble collectif à condition, précise-t-il, qu’il ne soit fait « à l’excommunié aucun tort civil. » ce qui sauvegarde la logique séparatiste. Chaque être humain, quels que soient la religion ou les rites qu’il pratique doit avoir comme « des droits sacrés (…) tous ses droits d’homme et de citoyen ». Cette logique est tout à fait celle du fameux article 4 (on en a beaucoup causé l’an dernier et si vous voulez une piqûre de rappel, lisez cet ouvrage que, nul ne sait pourquoi je vous recommande régulièrement : vous savez il s’appelle L’intégrisme républicain contre la laïcité).
Bref l’article 4 de la loi de 1905 demande la conformité avec « les règles générales d’organisation du culte » et il a provoqué les débats entre Buisson et Clemenceau pour qui l’instauration d’une instance collective libre devait être compris comme le prolongement de la liberté individuelle, et Briand et Jaurès, qui conçoivent cette instance collective comme une dimension de la liberté individuelle.
B° Locke applique à la religion une règle simple : elle consiste à la mettre dans le droit commun aussi bien pour ce qui est permis que pour ce qui est interdit. Cela signifie une large liberté, une certaine égalité des religions (égalité dans la liberté, une non discrimination). Locke ne parle du fait qu’une religion puisse avoir des avantages positifs que d’autres n’auraient pas et ce silence peut être interprété de 2 manières = ce qui va être la manière anglaise et ce qui va être la manière américaine. Mais on peut retenir que la tolérance chez Locke inclut cette égalité dans la liberté (à la différence de Voltaire)
Egalité dans la liberté :
- Pour ce qui est permis : « est-il permis d’adorer Dieu à la façon de Rome ? précise Locke, Que cela soit permis aussi bien qu’à la façon de Genève. Est-il permis de parler latin en public ? Que cela soit aussi permis dans les temples (…) Et que tout ce que l’on est libre de faire dans la vie commune conformément à la loi, que chacun, à quelque église qu’il appartienne, demeure libre de le faire dans le culte divin ».
Locke met au bénéfice de la liberté des opinions (qu’il dit juger, ainsi que l’opinion anglaise largement dominante) « fausses ou absurdes » comme celle du « papiste {qui} croit que ce qu’un autre appelle du pain est le corps du Christ » n’ont pas à être réprimées car « les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’Etat.» Par ailleurs « l’idolâtrie » est peut-être un « péché » (tout le monde ou presque le pensait à l’époque) mais la loi ne punit pas l’avarice, l’absence de charité ou la paresse qui sont pourtant « tenues pour des péchés d’un consentement universel. » Si une « discrimination » était faite contre « ceux qui ont des cheveux noirs ou des yeux gris » ne deviendraient-ils pas des séditieux ? Loin de croire que l’on se défend légitimement contre une menace par la répression, il faut supprimer l’hostilité aux assemblées religieuses pour leur enlever tout danger.- Pour ce qui est interdit : « Si quelque agitation se produit dans une assemblée religieuse contre la paix publique, elle doit être réprimée, non pas autrement, mais de la même façon que si cela s’était produit dans une foire. Si au cours d’un prêche, il est dit ou fait quelque chose de séditieux, cela doit être puni comme si cela était arrivé sur la place publique. »
Cette règle s’applique aussi aux actes du culte : immoler un enfant ou s’adonner à des prostitutions rituelles sont des actes interdits dans la vie civile et donc n’ont pas à être tolérées dans une assemblée religieuse ; par contre il doit être permis d’immoler un veau puisqu’on aurait tout aussi bien pu le consommer dans un festin.
La loi de 1905, suit cette règle, pas toujours de façon absolue car la propriété publique des édifices cultuelles empêche de réaliser une séparation aussi totale que celle prônée par Locke, mais, pour l’essentiel, la religion est bien mise dans le droit commun, alors que cela n’était pas le cas dans la situation antérieure.
En revanche, la loi de 1905 est plus libérale que Locke quand au danger politique entraîné par l’allégeance au pape du catholicisme. Contrairement à une opinion courante, Locke est favorable à la liberté du culte et du dogme catholique, mais, à partir de son refus des empiétements politiques d’une religion contre le pouvoir civil, il ne pense pas possible que le magistrat accepte que des citoyens soient « ipso facto au service et dans l’obédience d’un autre prince ». Il s’agit naturellement du pape, chef temporel (inséré dans des jeux d’alliances au niveau international) et spirituel à la fois et qui avait, à partir de cette confusion des pouvoirs, excommunié et déposé la royauté anglaise en 1570.
Contrairement à certains projets antérieurs, la loi de 1905 n’impose pas de limitations aux rapports du catholicisme français avec le Saint Siège. Il est vrai qu’entre temps (plus de 2 siècles), le pape a perdu ses Etats et que Léon XIII avait admis la légitimité du régime républicain. La différence semble très explicable.
Cette différence entre la loi de 1905 et Locke est beaucoup plus structurelle (je cause bien quand je veux) en ce qui concerne les athées. Locke, au contraire de Bayle (dont nous avons déjà parlé), écrit : « la parole, le contrat, le serment d’un athée ne peuvent former quelque chose de stable et de sacré, et cependant ils forment les liens de toute société humaine ; au point que la croyance en Dieu elle-même supprimée, tout se dissout ».
Il faut remarquer que là avec la fin de la citation donnée sur l’athéisme, le raisonnement de Locke bascule. On n’est plus en effet, comme cela était indiqué pour le catholicisme romain dans une allégeance à un chef d’Etat étranger, on n’est plus non plus dans une dialectique où on a le droit de choisir n’importe quelle voie (y compris à travers des « opinions fausses ou absurdes »). La logique de ce droit devrait poser la question du droit de ne pas vouloir son salut, et conduire à répondre qu’en effet, c’est un droit.
Mais Locke, de façon illogique, retrouve le lien qu’il avait pourtant distendu du politique, du social et du religieux : le lien social chez lui n’est certes plus assuré par aucune institution religieuse, il reste assuré cependant par une croyance consensuelle en Dieu, déconnectée de l’institution religieuse, puisqu’à partir du moment où l’on croit, on peut croire dans n’importe quelle Eglise (et elles sont multiples !).
Peut-être que Locke a fait là une concession à la mentalité ultra dominante du temps, car une pensée, pour être crédible doit toujours avoir un point d’accroche avec cette mentalité dominante. Il n’empêche, on constate là une congruence entre la pensée de Locke, l’univers mental des auteurs des Déclarations des droits américaines et une situation socio-culturelle qui persiste jusqu’à aujourd’hui aux Etats-Unis où la pensée dominante a toujours de la peine à considérer l’athéisme comme légitime (et bien sûr, cela est nettement plus craignos qu’en 1689 !).
La loi de séparation de 1905, en affirmant que la République assure la liberté de conscience établit (quoi qu’implicitement) la liberté égale de croire et de ne pas croire. Non seulement plus de deux siècles après la rédaction de l’écrit de Locke, mais la Révolution française et la radicalisation du conflit des deux France dans la seconde moitié du XIXe siècle a donné à l’athéisme une légitimité culturelle que celui-ci possède moins dans d’autres pays.
Ouf, quand même, je savais bien que les Français ne pouvaient être que les meilleurs (c’est un don du ciel, en toute laïcité !), mais cela fait du bien de le constater à nouveau. Allez, pour fêter cela, un peu de whisky ou de jus d’orange supplémentaire, plus quelques amuses gueule.
Mais, avouez (si vous avez la chance infinie d’être Français) que vous avez transpiré : où nous mène-t-il ce Baubérot de malheur. Il va quand même pas nous faire croire que l’universelle France a été à la remorque de la particulariste Angleterre !
J’ai une circonstance atténuante : La Lettre de Locke a été écrire en fait en 1686, quand Locke était exilé en Hollande. Elle a été publiée en 1689, au moment de la seconde révolution anglaise. Ah, merdrrre, cela signifie que les Anglais on fait deux révolutions, avant que la seule légitime ne commence en 1789. Damned !
Bon, OK pour Locke et 1905 : mais Voltaire… (À suivre).
11:40 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (4)
13/11/2006
"BONNET D'ANE": LE DOUBLE JEU DE L'INTEGRISME REPUBLICAIN
APRES DEMAIN JEUDI 23 NOVEMBRE: UNE NOUVELLE NOTE: LES NEO-REPUBLICAINS SONT-ILS LES "HERITIERS" DES LUMIERES ?
ET QUE PEUVENT NOUS "APPRENDRE" LES LUMIERES SUR NOTRE AUJOURD'HUI?
Depuis la parution de mon ouvrage sur L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube) j’ai reçu beaucoup de questions, d’échos, soit à l’occasion de signatures (comme à Blois pour les Rencontres de l’histoire ou samedi dernier à Marseille pour les Rencontres d’Averroès), soit indirectement, ou sur mon mel, etc. Je regrette que mes interlocuteurs ne se soient pas plus exprimés sur le Blog lui-même à propos de l’ouvrage. Il comporte un aspect de forum de discussion. Mais qu’importe.
Je passe sur les éloges, toujours agréables à entendre ; je mentionne juste, au-delà de cet aspect, que les propos tenus montrent que ce livre aide bien des lecteurs à vérifier leurs intuitions, à informer et structurer leurs idées. J’en viens aux remarques critiques.
D’abord le titre a fait…tiquer. Des personnes qui n’avaient pas encore lu l’ouvrage m’ont reproché d’ « abandonner le plan scientifique » pour céder à la polémique. Par contre d’autres, au vu de ce titre, s’attendaient à un pamphlet, à des attaques personnelles dont ils auraient fait leurs choux gras, ils ont été déçus de trouver un contenu « sérieux », ne s’attardant pas à la polémique même si elle n’est pas absente.
Je voudrais dire d’abord que l’optique fondamentale du livre est très simple : la France aujourd’hui est beaucoup plus obsédée par le « communautarisme » que par les discriminations, par les « dérives religieuses » que par le racisme. Je crois que tant qu’il en sera ainsi non seulement discriminations et racisme pullulent, et la lutte contre ces fléaux n’est pas véritablement engagée, mais qu’en plus, on ne se met pas en posture pour faire face efficacement au dit communautarisme et aux dites dérives religieuses.Les raisons de cette obsession contre productive sont, à mon sens, à rechercher dans un discours, une vulgate qui fait semblant d’être LE discours républicain, alors qu’il n’en est rien. Ce républicanisme exacerbé, cette référence aux pires erreurs de la Révolution française (comme la loi Le Chapelier refusant tout intermédiaire entre l’individu et l’Etat qui était une loi antisociale) n’est certes pas le discours des fondateurs de la laïcité (faut-il le rappeler : Jules Ferry considérait le jacobinisme comme aussi dangereux que le bonapartisme, et j’ai suffisamment parlé, dans le Blog, en 2005, de Briand, pour qu’il ne soit pas la peine d’y revenir) mais plutôt d’adversaires jusqueboutistes qui n’ont eu aucune efficacité historique et contre qui la laïcité a du lutter pour pouvoir triompher. Quand à une période plus récente, beaucoup s’y réfèrent de façon idyllique à partir … de leurs souvenirs, mais n’importe quel « historien du temps présent » (c’est maintenant une spécialité de la science historique) vous dira que cela ne correspond pas à la réalité.
Surtout, cela montre un rapport au savoir assez délirant. On va y revenir.
Pour le moment, deux mots sur le titre : d’abord, il veut attirer l’attention sur un durcissement du discours. Durcissement de plus en plus grand au fur et à mesure que ce discours est décalé à l’égard de la réalité. Ensuite, employer le terme d’intégrisme, au départ, n’est pas ma tasse de thé. Je suis plutôt sobre sur ce point. Mais puisque le terme est utilisé à tort et à travers partout, je me suis dis : allons y, faisons notre travail de sociologue qui peut consister à prendre des notions utilisées socialement et à réfléchir aux conditions qui peuvent les rendre pertinentes. J’ai donc défini ce que peut être, pour un sociologue, les caractéristiques d’un discours intégriste (cf. le chapitre introductif, pages 15 à 25), sa façon de fonctionner.
Cela est valable quelque soit le contenu. Ce contenu peut être religieux, et il est possible de se servir du portrait robot, de l’instrument de mesure (de l’idéal type en langage sociologique) ainsi dégagé pour évaluer des discours religieux et savoir s’ils sont « intégristes » ou, plus exactement, s’ils sont plus ou moins intégristes. Au nom de quoi, le discours néo-républicain échapperait lui, par miracle, par un coup de baguette magique de la fée Clochette, à cette évaluation des discours ? Parce qu’il s’agit là du discours des « bons » alors que le discours religieux est celui des « méchants » ? Amis néo-républicains, vous regardez trop la télé !
J’ai parlé de « discours plus ou moins intégriste » : en effet le portrait robot construit est un instrument d’évaluation. Il n’aboutit pas à avoir un regard communautariste sur qui que ce soit, qu’il s’agisse d’adeptes de discours religieux ou d’adeptes d discours néo-républicains.
Là encore qu’est-ce qu’un regard communautariste ? Celui qui englobe l’individu, qui le classe en le réduisant à une de ses caractéristiques devenue englobante. Le discours communautariste fige les gens, essentialise c'est-à-dire fait comme si leur existence, leurs actions et leurs propos divers n’étaient que les manifestations concrètes d’une essence fixe et figée. L’intégriste serait tel en tous lieux, sur tous les sujets, et quoiqu’il fasse, qu’il dise, quelle que soit ses évolutions, il resterait toujours un (sal) intégriste. S’il tient des propos qui manifestement ne le sont pas, ce ne peut être que ruse, perversité,et cela le rend d’autant plus dangereux.
Aux moments chauds des affaires de foulards, plusieurs néo-républicains m’ont déclaré que Dounia Bouzar était plus dangereuse que les femmes voilée puisqu’elle avait accepté de dialoguer avec l’une d’entre elles dans l’ouvrage L’une voilée, l’autre pas (elle était la non voilée de ce dialogue). Et quand j’indiquais qu’elle disait des choses qui me semblaient intéressantes, on me répondait que ce n’était pas le problème, au contraire. Quand on envisage les gens comme des ennemis a priori, plus ils sont intelligents, plus ils sont dangereux, surtout (ajouterais je, avec ma méchanceté bien connue !) quand soi-même on ne brille pas de mille feux sur ce plan là !
Oui, effectivement, je pense qu’à force de raisonner de façon complètement idéologique, à force de diviser le monde en deux camps, et de se croire les chevaliers du bien combattant pour la vérité et la justice, on risque fort de s’abêtir. C’est pourquoi, il ne s’est pas agis pour moi de traiter les néo-républicains comme ils considèrent eux-mêmes leur ennemis. Si j’emploie à leur égard le terme neutre de « néo-républicains » (on est bien obligé de désigner ceux dont on parle, n’est-ce pas) c’est parce que je ne veux pas les qualifier, les figer, les englober par le terme d’intégrisme, bien que certains fassent (presque) tout pour mériter cette appellation. Voilà d’ailleurs ce que j’écris dans mon livre à ce sujet :
« Il faut espérer que les dits « républicains » sont autres que les stéréotypes éculés et répétitifs qui peuvent sortir de leur bouche laisse à entendre. Que lorsqu’ils vivent une relation amoureuse, ils parlent vraiment, inventent des phrases merveilleuses qui leur appartiennent. Qu’ils savent faire l’amour en artistes. Qu’ils sont souvent joyeux et plein d’humour. Que sur des tas de sujets ils tiennent des propos passionnants[1]. C’est tout le mal que je leur souhaite. Je ne les considère nullement comme mes « ennemis ». Je pense même que désabsolutisés, désintégrisés (néologismes nécessaires), et en triant, on peut trouver du grain à moudre dans leurs dire. Ils parlent tellement de république et de laïcité qu’il leur arrive même, entre des oukases insupportables, d’énoncer des choses justes. Etonnant, non ? » (page 24).
Il ne s’agit donc pas de tomber dans le piège des frères ennemis et ceux et celles qui ont cru, au vu du titre, que cela m’arrivait en seront pour leur frais. Il ne s’agit pas de retourner un dogmatisme contre un autre, un sectarisme contre un autre. Il ne s’agit pas de discalifier la totalité d’un discours sous prétexte qu’il comporte des aspects déconnants. Trions camarades, trions : c’est cela la laïcité de l’intelligence. Et cela n'empêche pas la polémique, à condition de garder un peu d'humour (l'humour désabsolutise).
Car un des reproches que l’on peut faire aux néo-républicains, sans invalider totalement leur discours, c’est le fait qu’ils pratiquent le double discours. Un exemple : ils se veulent les hérauts du savoir contre le vécu, le pédagogisme, etc. Le savoir n’est pas tout certes, mais effectivement on peut dire que dans la société du tout média, du scoop et du sensationnel, dans la « société du spectacle pour reprendre l’expression de Guy Debord, le savoir est menacé et que le défendre est nécessaire. Seulement, à partir de là, nos néo-républicains ont tendance à tricher. Et la vulgate intégriste[2] dont ils se servent très souvent consiste à défendre, dans le lieu très précis de l’école, un certain savoir, celui d’une culture franco-classique, connaisseuse des humanités grecque et latine puis des écrivains et philosophes français (là encore pour indiquer un schéma, et après on évalue si les individus collent plus ou moins à ce schéma) et à piétiner allègrement tous les savoirs qu’ils ne maîtrisent pas, à les mépriser, à refuser de les prendre en compte et… tout à coup, à transformer en savoirs leurs propres souvenirs, leur vécu (alors qu’ils reprochent au « pédagogisme » de le privilégier), leurs réminiscences scolaires, les vagues informations qu’ils peuvent avoir sur tel ou tel sujet et qui, pour des spécialistes de ces questions, sont le plus souvent archi-fausses.
Je ne leur reproche pas, naturellement, de ne pas tout savoir, je leur reproche d’une part de ne pas savoir qu’ils ne savent pas, d’autre part (pour employer un français soutenu) de s’en foutre comme de l’an quarante car au bout du compte, ce qui leur importe c’est le combat idéologique, c’est de disqualifier l’adversaire.
Exercice pratique : pour savoir si un néo-républicain tient un discours qui est plus ou moins dans cette vulgate intégriste, soyez attentifs, quand vous le lisez, à remarquer s’il cite ou non des historiens, des acquis actuels de la démarche historique quand il parle du passé : bref s’il en parle sérieusement, en se situant par rapport au savoir d’aujourd’hui sur les questions dont il parle, où s’il fonctionne à partir de vagues souvenirs scolaires ou des stéréotypes colportés allègrement par les médias. Vous trouverez une histoire de la laïcité, faite par un non historien, qui réussit le tour de force de ne jamais citer d’historien et de ne pas prendre en compte leurs travaux.
Vous pouvez faire le même exercice à partir du discours tenu sur la société actuelle et notamment la société française, par rapport aux travaux des sociologues, des spécialistes de sciences humaines. Quand un néo-républicain parle de l’islam, si les travaux des islamologues sont pris en compte, etc…
Et il ne s’agit pas là de défendre le savoir pour le savoir : cette ignorance qui s’ignore, qui veut s’ignorer, ces Docteurs es-ignorance, du coup ont des ennemis boucs-émissaires : le « communautarisme » (non défini), l’islam, les sectes, le protestantisme évangélique assimilé aux dites sectes. Dans mon ouvrage (il faut bien revenir à un peu de pub !) je montre que « l’islam » ou « un certain islam » n’est nullement la cause de « ce qui va mal », mais bien plus une caisse de résonance de difficultés engendrées par des mutations sociales non maîtrisées. Et comment voulez-vous les maîtriser si vous vous obstinez à ne pas les connaître ? Alors certains, acceptent de les connaître plus ou moins au niveau socio-économique (cf. le Rapport Obin, par exemple), mais dès qu’il s’agit de mutations culturelles, institutionnelles, politiques, alors là, on ne veut plus rien savoir. Tout comme on prône la raison, le rationnel, mais dès qu’il s’agit de sectes...; (cf le chapitre 4 : « Aborder rationnellement le problème des sectes »).
Et le refus de savoir, le double jeu ne tarde pas à tourner à la mauvaise foi.
Pour terminer deux exemples qui me concernent :
D’abord celui de l’affaire Redeker : on noie le problème que j’ai soulevé dans ma tribune du Monde en parlant du droit de « critiquer l’islam » Cf. entre autres un internaute en commentaire de la Note sur ce sujet. Mais si seulement il s’agissait de « critique »,… Et nulle part personne ne m’a répondu sur mon argument clef : un professeur qui a tronqué, et interprété de façon intellectuellement non soutenable, un écrit de Maxime Rodinson. Qui est allé comparer le texte de Rodinson et les citations qui en sont faites par Redeker ? C’est vraiment au poil d’être un chevalier du bien, cela dispense de tout travail intellectuel : on a priori raison, pas la peine de se prendre la tête !
Et d’une manière générale, vous pouvez examiner, dans les commentaires de ce Blog, ceux qui argumentent, discutent, et ceux qui procèdent par insinuation, tentent de mettre un soupçon global, faute d’être capables discuter de ce qui est écrit.
Ensuite, parfois cela devient : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose… »
Un exemple précis, la perle que me signale un Internaute : Dans son Blog, J. Cl Brigheli écrit (21 octobre) dans une Note intitulée : « Pour solde de tout compte » les propos suivants :
« Dialoguant avec Jean Baubérot, spécialiste officiel de la laïcité, le seul à ne pas avoir voté le rapport final de la Commission Stasi sur les signes religieux à l’école (voir le Point du 19 octobre), j’ai appris -un peu stupéfait tout de même- que la République ne respectait pas les femmes, puisqu’elle ne les distinguait pas en tant que femmes. Mais qu’une religion qui est voile, ou qui les engloutit sous une burka, qu’elle les reconnaît comme femmes, quand elle ne les lapide pas, les respecte davantage… » Un peu plus loin : « Et je m’étonne que des féministes convaincues, qui brûlaient leurs soutiens-gorge à l’aube des années 1970 parce qu’elles y voyaient un signe d’aliénation, tolèrent tant de voiles sur la tête des jeunes femmes d’aujourd’hui. Le progrès, ces temps-ci, avance à reculons (….) Encore un effort, et nous retournerons à l’âge de pierre. » Et il conclut en citant Laclos : « les vices se sont changés en mœurs » et en annonçant, face à ses détracteurs : « j’abandonnerai ce blog après les élections, parce que j’en ai un peu marre de me faire insulter par des cloportes. »
Quel beau commentaire de texte, les profs peuvent proposer à leurs élèves à partir de cette anthologie !
D’abord, si vous vous reportez à l’article cité du Point, vous ne trouverez pas bien sûr, le moindre début de commencement des propos qui me sont attribués. Brighelli fait donc référence à son souvenir (non vérifiable) de la partie de la discussion non publiée (elle a duré près de 2 heures, et la journaliste disposait de 2 pages) et son souvenir est complètement faux (ce qui donne à penser sur les autres,…) : on peut facilement le vérifier en lisant le passionnant, le sublime, le magnifique chapitre 1 de mon livre (que j’ai résumé, puisque c’était le deal de l’entretien : chacun résumait les thèses de son ouvrage) : « la laïcité est-elle gage d’égalité des sexes » (p.29-54, et je reviens sur le sujet notamment aux chapitres 3 sur l’islam et 5 sur le multiculturalisme à la française)
Ensuite : quel bel exemple de pensée figée : le féminisme consisterait à répéter ce qui s’est fait il y a 30, 35 ans sans tenir compte des mutations sociales arrivées depuis (et dont parle le merveilleux livre que je ne saurais trop vous recommander, et que Brighelli venait pourtant de lire ce qui le rend naturellement d’autant plus impardonnable). En fait, il raisonne à partir d’un pseudo sens de l’histoire, conçu à la façon simpliste d’un progrès linéaire. Il devrait lire quelques ouvrages sérieux sur la question, cet homme… (il est « trop », ce Brighelli : d’habitude on nous menace seulement du Moyen Age, là c’est carrément l’âge de la pierre : il lit trop Rahan, le fils des âges farouches…, la BD de Pif)
Enfin, ce grand défenseur du savoir se garde bien de signaler ma compétence intellectuelle (là encore, je ai déjà signalé la même chose à propos de Seksig et son L’école face à l’obscurantisme religieux : c’est significatif de retrouver les mêmes procédés): le fait d’être titulaire de la chaire « histoire et sociologie de la laïcité » à l’EPHE et d’avoir écrit plusieurs ouvrages sur la question. Il parle de « spécialiste officiel » : extraordinaire aveu : pour ne pas prendre en compte le savoir, on en fait un discours officiel, comme si j’avais été nommé à mon poste par des politiques et non élu par des universitaires, à partir d’un dossier scientifique, de doctorats, et selon les procédures de recrutement ! Quelle mauvaise foi. Ensuite, il mentionne ce qui pour lui est discalificateur a priori : ma position lors de la Commission Stasi sans s’apercevoir qu’il se contredit : car cette position est justement le contraire de celle d’un « spécialiste officiel » ! Mais qu’importe les contradictions quand on est un chevalier du bien !
Enfin (bis), je laisse aux Internautes bien-aimés qui me font l’honneur de me lire, d’ apprécier les qualités de grand humaniste d’un auteur de Blog qui traite de « cloportes » ceux qui le lisent en ayant l’outrecuidance blasphématoire de le contredire. Les injures sont révélatrices : Frèche a parlé de « sous hommes », lui de « cloportes ». Bravissimo.
Ah j’oubliais : le Blog de Brighelli s’intitule : « Bonnet d’âne »… avec un dessin le représentant. Mais pourquoi donc a-t-il oublié son bonnet ?PS: le nec plus ultra des néo-républicains consiste à se proclamer "voltairien". Nous allons examiner cela de plus près...
[1] Etant frimeur comme pas d’eux, je ne résiste pas (longtemps) à rapporter le propos (très complaisant, of course) d’un ami : « mais c’est tout toi que tu décris là ». Merci, merci. J’aime bien les fleurs.
[2] J’explique bien sûr dans l’ouvrage ce que j’entends par là : je ne vais quand même pas tout vous dévoiler ici !
09:25 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (4)
04/11/2006
TIENS, VOILA DU BOUDIN: LA SUITE ET LA FIN DU RAPPORT OBIN, OUF!
Cher(e)s Internautes,
Comme promis, la suite et la fin du « Rapport Obin » ; quelques commentaires sur l’ouvrages qui le publie et, enfin, un dialogue avec celles et ceux qui ont fait des commentaires, soit sur les dernières Notes, soit sur mon livre L’intégrisme républicain contre la laïcité.
I Le Rapport Obin (suite et fin)
Nous avons vus dans les 2 dernières Notes (cf. ci après : comme le monde est tête à l’envers ; les Notes du Blog le sont aussi) les carences du Rapport Obin (Rapport de l’Inspection de l’Education Nationale sur Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les Etablissements scolaires) et comment ces carences aboutissent logiquement à un obscurantisme fonctionnel.
En effet, le Rapport en vient à désavouer l’ « apport de connaissances historiques et/ou philosophiques » sur la laïcité donné dans certains IUFM et voudrait que l’on concentre cet apport sur « les religions et les groupes qui influencent aujourd’hui les élèves ». Comme le note très justement Esther Benbassa (p. 266), un tel apport (surtout après le refus de l’enseignement de connaissances un peu plus distanciées) risque fort d’avoir en « arrière fond la projection d’un certain nombre de fantasmes véhiculés par la propagande antimusulmane ». Ceci est d’ailleurs confirmé par l’analyse interne du rapport qui cite un ouvrage polémique de journalistes de Charlie-Hebdo et passe sous silence des analyses d’ordre scientifique d’universitaires et de chercheurs.
Un chouia d’insistance encore sur la gravité de ce refus d’un apport de connaissances historiques, sous prétexte qu’elles seraient abstraites et inutiles pour aujourd’hui. Les Inspecteurs feraient bien de lire Mona Ozouf et ses travaux sur l’école laïque de la IIIe République. Cette grande historienne nous apprend que les instituteurs laïques, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus, « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. »
Et Mona Ozouf nous apprend aussi que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures »[1]. Ils ont pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues ; elle conclut que leur pratique laïque « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société. (…) Au total ils ont vaincu en eux ce qui, depuis Sieyès, est une tentation du républicanisme français : unir mais en excluant l’élément impur ou gênant. Eux ont su hiérarchiser c'est-à-dire ne pas exclure.[2]».
Depuis Sieyès (c'est-à-dire les débuts de la Révolution française) : eh oui, on ne vit pas dans l’immédiat et le scoop (c’est pourquoi, prétendre qu’il faut seulement enseigner des connaissances sur l’aujourd’hui me paraît stupide) ; on vit (sans en avoir forcément conscience) dans l’historicité, dans une pesanteur d’histoire, et si l’Education Nationale d’aujourd’hui n’est pas aussi vigilante que celle d’hier, elle tombe, cul par-dessus tête, dans cette « tentation du républicanisme français » : vouloir « unir en excluant l’élément impur ou gênant ». L’absence de mise en perspective, de démarche d’objectivation, d’intégration des allusions un peu critiques dans les propositions, de hiérarchisation dans les incidents rapportés font que le Rapport ne peut qu’être influencé par cet « intégrisme » que décrypte Mona Ozouf.
En effet, j’aurais voulu terminer l’analyse du Rapport en donnant des aspects positifs, mais ceux-ci sont tronqués.
D’abord, le Rapport consacre une seule page sur les 75 qu’il compte (en enlevant les annexes) aux établissements « parmi les plus exposés » qui « ont su traiter avec une remarquable efficacité les tentatives dont ils ont été l’objet » (p. 370). Une page sur 75 ! Pourtant le non-événement pacifique est un construit et il aurait été diablement intéressant d’analyser avec minutie comment s’effectuent les « éléments de ces réussites ». Cela aurait donné une autre tonalité au Rapport. Celui-ci se contente de quelques indications sommaires, où manifestement les auteurs ont sélectionné ce qui allait dans leur sens et où ils n’entrent absolument pas dans le concret dont ils nous abreuvent par ailleurs. On nous parle d’un « important travail collectif en interne » : quel est-il ? On aimerait avoir des exemples. On nous dit : « jamais de transaction sur les principes ». OK mais peut-être alors des transactions sur ce qui n’est pas vraiment de l’ordre des principes, non ? Etc.
Ce n'est pas par hasard que le Rapport accorde aussi peu d'importance à ce qui est pourtant essentiel : la construction d'une situation maitrisée par l'ensemble du personnel éducatif. En effet, le postulat de leur "enquête" était , dés le départ, complètement orienté idéologiquement, et donc réducteur. "Nos hypothèses de départ étaient que les manifestations d'appartenance religieuses, individuelle et collective, avaient tendance à se multiplier et à se diversifier, avec une rapidité et une dynamique forte" (p. 296). On peut donc dire que nos Inspecteurs chéris ont trouvé ... ce qu'ils estimaient savoir dés le départ.
Outre qu'une enquête sérieuse ne doit JAMAIS procéder ainsi, mais doit toujours ce donner les moyens d'infirmer son hypothèse de base, il faut remarquer qu'ils ne se posaient pas la question clef de la maîtrise de la situation par certains établissements et des moyens mis en oeuvre pour y parvenir . Or c'est cela le plus intéressant. Que la situation soit difficile, OK (mais pour des tas de raisons objectives qu'il aurait fallu mieux mettre en lumière), et cela a déjà été indiqué à diverses reprises (sans que l'on ne puisse jamais cependant savoir vraiment ce qu'il en est, car pour le savoir il faudrait utiliser une autre méthode que l'accumulation d'exemples). La véritable enquête (et ce ne sont pas des supérieurs hiérarchiques qui ne sont pas des chercheurs qui pourraient la mener) consisterait à savoir pourquoi certains établissements sont débordés et pourquoi d'autres ne le sont pas.
Ensuite, il y a dans le Rapport 6 lignes qui auraient pu constituer le début d’une mise en perspective, l’amorce d’une analyse, mais qui, malheureusement, tournent court. Le Rapport écrit : « La réalité semble bien, en effet, être la suivante : pour la première fois dans notre pays, la question religieuse se superpose –au moins en partie- à la question sociale et à la question nationale ; et ce mélange à lui seul détonnant, entre en outre en résonance avec les affrontements majeurs qui structurent désormais la scène internationale. » (p. 364).
Voila qui est intéressant. On peut, bien sûr, débattre sur ce diagnostic qui aurait du être complexifié (ainsi on ne saurait parler de la « question nationale » sans insister sur le fait qu’avec la construction de l’Europe et la mondialisation/globalisation, le développement d’outils technologiques permettant une communication de masse à l’échelle de la planète, cette « question » est en complète mutation). Mais au moins là, on trouve une certaine mise en perspective, qui aurait pu engendrer une analyse. Malheureusement ces lignes sont complètement isolées dans le Rapport : elle n’informent en rien l’exposé des faits, elles n’informent pas non plus les propositions faites[3].II, l’ouvrage : L’école face à l’obscurantisme religieux (ou le rapport Obin se trouve en "Annexe")
Il n’est donc pas étonnant que ces 6 intéressantes lignes ne soient pas reprises dans l’ouvrage qui, AVANT de nous donner le Rapport lui-même, en fait le commentaire, l’interprétation. Publié sous le titre significatif de L’école face à l’obscurantisme religieux, avec l’indication en couverture que le Rapport est « un rapport choc », bref avec toutes les règles de l’inflation idéologique qui conduit à la délégitimation de l’enseignement scolaire (les pompiers sont donc des pyromanes !), le livre manipule le Rapport à qui mieux mieux.
On nous livre 20 commentaires, de « personnalités » (dont certaines le sont uniquement grâce à la méthode Coué !) soigneusement choisies. Près des ¾ versent dans l’inflation idéologique (quelques autres sont plus nuancées, mais on sait très bien que la règle médiatique basique est que les propos « chocs » frappent plus que les autres) et elles citent le Rapport en le tirant vers la dramatisation que celui-ci prétend vouloir éviter. « Pitié pour les filles » ; « Les compromis suicidaires » ; « La colère et le dégoût » ; « Le communautarisme voilà l’ennemi ! » ; « Un climat d’intimidation permanente » ; etc : voilà quelques titres bien alarmistes pour mettre le lecteur dans l’ambiance (avec, ensuite, un contenu conforme au titre !) et neutraliser les précautions indiquées au début du Rapport lui-même. Je ne développe pas : feuilletez cela sur le comptoir d’une librairie, vous serez édifié(e).
Juste deux exemples, tirés de la prose de Jean-Paul Brighelli.
Le premier montre la manière dont on met le lecteur en condition avant de publier le Rapport Obin : « le rapport Obin énumère cette mise en tutelle {des jeunes femmes} morale et physique avec une insistance et une précision telles que l’amateur de thriller satisfera à sa lecture, sa fascination pour l’horreur » (sic) (p.97).
Le second exemple, typique des références idéologiques au passé, auxquelles le Rapport donne un monopole puisqu’il est contre l’apport de connaissances historiques : Brighelli met ensemble la laïcité scolaire des lois Ferry et des lois Combes (p. 100), comme s’il s’agissait de la même laïcité, alors qu’il s’agit de deux types divergents de laïcité et que la « laïcité intégrale » des partisans de Combes se définit explicitement CONTRE les accommodements de la laïcité de Ferry. Mais nos orthodoxes laïques veulent cacher qu’il a existé différents types de laïcité.
D’une manière générale, dans la majorité des commentaires, la méthode est toujours sempiternellement la même : accumuler des exemples (certains cités 3 fois pour bien en imprégner le lecteur), exemples extraits du Rapport ou ajoutés à lui, exemples toujours donnés au premier degré, de façon littéraliste, sans aucun décryptage ni pondération. C’est cette méthode qu’emploie d’ailleurs, dés son long exposé mis en tête du livre, un de ces deux éditeurs, Alain Seksig racontant des « Choses vues à l’école laïque (1989-2006)».
Il faut dire et redire que l’accumulation d’exemples, que chaque auteur rapporte de la façon qui l’arrange (et Seksig, très naïvement, polémique contre le « vain et sot projet » de profs qui font raconter leur « vécu » à leurs élèves, p. 22 et 35, alors qu’il passe son temps à raconter le sien, voire celui des autres –cf. p. 23, 39s, 42,… !!) et sans que l’on puisse vérifier le moindre dire, ne constitue en rien, pour les sciences humaines, une preuve de quoi que ce soit.
Il existe des règles minimums à respecter et sur lesquelles (comme le dit le Rapport 0bin p. 370, mais uniquement contre les élèves !) on ne peut « transiger ». Bien sûr, Seksig est assez futé pour que ses divers souvenirs n’aillent pas tous dans le même sens, mais (on l’aura compris) il ne s’agit pas de récuser ou d’approuver des contenus. Non, c’est l’approche elle-même, le genre littéraire adopté qui n’est pas pertinent.
Seksig ne respecte pas les règles minimales qui feraient de son propos un exposé de l’ordre d’une démarche de connaissance. Ainsi, il fait parler et croit réfuter (!!!) des personnes, auxquelles il s’est bien gardé de demander de rédiger un des 20 commentaires, comme Wieviorka et moi-même (pages 43-47 pour M. W. et 23-27 pour votre très humble serviteur). Faisant comme si nous n’avions jamais écrit d’ouvrages sur les questions qu’il traite, Seksig cite un entretien donné par Wieviorka à un mensuel, et pour moi il se réfère à des propos oraux que je lui ai tenus, qu’il raconte selon un vague souvenir qui ne correspond pas au mien (ce qui montre que ses « choses vues » sont à prendre avec de longues pincettes)[4]. Il offre ainsi à ses lecteurs deux réfutations monologues : c’est plus facile bien sûr en nous réduisant au silence qu’en nous donnant la possibilité de nous expliquer, mais cela montre que quand Seksig parle de «la mauvaise foi voire la manipulation » (p. 29), il tient des propos totalement boomerang !
Aller un peu d’humour : avant de me mettre en scène de façon tendancieuse, Seksig me définit comme membre de la Commission Stasi « le seul à s’être abstenu lors du vote final sur la proposition d’une loi sur la laïcité scolaire » (= la loi d’interdiction des signes religieux). Cette précision montre qu’il veut informer ceux qui ne me connaissent pas. Le faire de cette seule manière (un engagement) est très significatif : rien sur le fait que je suis titulaire de la seule chaire spécialisée sur la laïcité dans l’enseignement supérieur français ; rien sur le fait que j’ai écrit une bonne demi-douzaine d’ouvrages sur la laïcité, bref rien sur les raisons qui ont fait que j’ai été membre de la commission Stasi. Pour lui, ces raisons n’existent pas. Cela signifie sans nul doute que, selon lui, j’ai été membre de cette Commission uniquement parce que je suis extraordinairement sexy et adorablement mignon. Mesdames internautes, tenez vous le pour dit !
Les éditeurs, voulant une caution sociologique du Rapport Obin, l’ont demandée à Dominique Schnapper : ils ont bien fait car elle se montre très complaisante : devant dire (bien sûr) que le Rapport n’a pas de validité quantitative, elle prétend qu’il s’agit d’une « recherche sur le terrain que les spécialistes appelleraient qualitative » (p. 279). Vraiment ? Quand on multiplie (comme le fait le Rapport) l’usage de formules comme « on a parlé de… », « on nous a dit que… », « nous ont été décrits comme…», « dans telle cité… », « dans tel lycée… », « il ne semble pas… », etc dans quel genre littéraire sommes nous ? Certainement pas dans la recherche qualitative. Le qualitatif ne permet JAMAIS de connaître indirectement des faits, par ouïe dire: le qualitatif permet d'étudier le discours des personnes que l'on questionne. Or un des (multiples) aspects frappants de cette "enquête" est que jamais les élèves sont questionnés. On parle d'eux, mais ce qu'ils pensent, on ne veut pas le savoir. Comment voulez-vous, dans cette optique, que leurs actes fassent sens?
Vraiment du « qualitatif » de cet ordre (cf. aussi tout ce que j’ai déjà indiqué précédemment) permettrait-il à un étudiant d’obtenir un master ? Pas chez moi, chère Dominique. Il revient donc à Esther Benbassa, une des deux voix dissidentes (sur 20 contributions) que se sont autorisés, dans leur (trop !) grande largeur de vue les éditeurs, d’effectuer les indispensables critiques qui s’imposent (p. 258ss) : certaines rejoignent en bonne part les miennes, d’autres les complètent.
Deux remarques conclusives :
Pour devancer tout de suite (je cite) « l’erreur ou la mauvaise foi de ceux qui récusent la validité de ce rapport au prétexte qu’il pourrait être récupéré politiquement » (présentation, p. 15), Anne Coulon, multiplie les références sur ce qui est dit du « terreau social sur lequel se développent ces évolutions » (p. 178ss.) (cf. ma 1ère Note). Mais les bonnes intentions des auteurs ne ont pas en cause, seulement on ne fait pas un bon Rapport avec de bonnes intentions et si les éditeurs avaient été honnêtes dans leur choix de « personnalités », c’est ce que beaucoup auraient souligné. C’est par ses faiblesses intellectuelles et par son instrumentalisation avec l’inflation idéologique qu’effectue l’ouvrage qui le publie, que ce Rapport fait le jeu de l’extrême droite. Ce n’est pas par la mise en lumière de faits (si seulement ils étaient mis en lumière !!!)
Autre remarque : alors que les auteurs du Rapport ne veulent pas que l’on donne aux futurs profs des connaissances historiques sur la laïcité, et sans critiquer cela en aucune manière, Seksig affirme à la fin de son propos que « il n’est [pas] de tâche plus urgente (…) que de revenir aux sources de la laïcité républicaine » (p. 49).
Contradiction ? Hélas je ne le pense pas car l’importance donnée aux « souvenirs, souvenirs… » (selon le titre d’une chanson des années yéyé ; vous voyez moi aussi j’ai des souvenirs !), l’absence complète de références aux ouvrages qui traitent des sources de cette laïcité, le fait qu’aucun historien de la laïcité ne soit parmi les 20 « personnalités » (non plus que d’islamologues, de sociologues de la religion, etc… d’ailleurs) et ne puisse donner une analyse de ces « sources », tout cela montre qu’il s’agit de la « laïcité républicaine » selon l’idée reçue dominante (on ne cherche pas à savoir quelles sont ces fameuses « sources » qu’il faut pourtant retrouver de toute urgence).
C’est, dans ces conditions, pour que cette idée reçue dominante ne puisse pas être mise en cause que la Rapport polémique contre les maigres connaissances historiques données aux futurs profs. Lyssenko pas mort ! Derrière ce mépris du savoir, cette coupure avec la culture universitaire et avec la recherche, derrière cet obscurantisme fonctionnel existe une volonté d’emprise idéologique. Encore une fois, dans cette voie là, nul doute que l’institution Education Nationale ne soit pas capable d’apporter les solutions que les défis actuels imposent. Voilà, s’il ne se produit pas un réveil des intelligences, ce qui nous promet un Rapport Obin bis (d’un émule, bien sûr), dans 10 ou 20 ans. L’obscurantisme n’est pas forcément là où on le croit.
PS : Damned ! Une fois de plus, je me suis laissé entraîné, j’ai été plus long que prévu et donc, si j’en ai au moins fini avec ce satané Rapport Obin, je n’ai plus le temps d’écrire la IIIème partie prévue, de dialogue avec les Internautes. Ce sera pour la prochaine fois.
Mais, quand même, voici 2 poires pour la soif :
D’abord, la nouvelle formule de ce Blog est un beau succès : 5631 visites en octobre. Environ 200 souvent les jours de semaine et un peu moins le week-end : petits coquins : est-ce que vous allez sur ce Blog pendant votre travail ? Vous ne serez ‘pardonnés’ que si vous faites du bouche à oreille pour faire connaître ce Blog à vos amies et amis. Notamment, les Notes sur le Rapport Obin intéressent des profs qui tombent sur le le Blog par une chance hasardeuse. Alors faites que 'on ne viendra plus sur le Blog par hasard' (mais grâce à vous)..
Ensuite, on m’a demandé ce que je pensais de la dernière loi sur le génocide arménien, et plus globalement de ce type de loi. Toujours à la pointe de l’actu., je vous livre la future loi que nos députés ne vont pas manquer d’adopter, à l’unanimité plus 4 voix. Elle provient d’un distingué collègue universitaire (si, si) dont je livre les initiales : a. h. :
Proposition de loi : Exposé des motifs : Vu le texte biblique affirmant que lorsque Il " vit que la méchanceté des hommes était grande sur terre (…) l'Eternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre [et dit] J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé " (Genèse 6,5). Ce qu’Il fit promptement en provoquant le Déluge ; L’Assemblée nationale adopte la loi suivante : Article unique :
« La République reconnaît le génocide de l’Homme provoqué par le Déluge. Toute négation sera punie d’une lecture obligatoire de la Bible ou au choix, dix cours de natation ou de secourisme. »
[3] Encore une fois, celles-ci ne reprennent pas les allusions faites aux manquent de l’Education Nationale. Bien sûr est demandée une « action positive d’ensemble » contre les discriminations. Mais ce ne sont pas de telles généralités déjà mille fois dites qui peuvent être efficaces, mais des propositions précises et critiques qui concerneraient l’Education nationale comme institution.
[4] Le mien ne fait pas plus foi que le sien, mais il rappelle qu’il en est toujours ainsi avec les souvenirs : on sélectionne, on déforme, on idéalise le passé (exemple très significatif p. 42). On connaît très bien la fragilité des témoignages (rappelez vous celui du RER D, où on a ému la France entière avec une fabulation. Même il n’y a pas fabulation, les témoignages sont au mieux des réalités arrangées). Cela ne signifie pas qu’il faille refuser tout témoignage ou souvenir, mais il faut savoir les décrypter (souvent ils en disent au moins autant sinon plus de la personne qui les énonce que de ce dont elle parle), les relativiser, les vérifier, les analyser, les mettre en perspective. C’est la (non) pensée-télé qui fonctionne de façon dominante au témoignage.
16:15 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (4)
28/10/2006
L'OBSCURANTISME FONCTIONNEL DU RAPPORT OBIN (suite)
Tout d’abord, quelques ouvrages qui me semblent fort intéressants.
Ensuite, la suite (cf la Note : « Les carences du Rapport Obin », que vous trouverez ci-après si vous ne l’avez pas déjà lue) de l’analyse du Rapport Obin et de l’ouvrage (L’école face à l’obscurantisme religieux) qui le publie.
Enfin, la réponse à quelques questions et commentaires d’Internautes sur le Blog et sur mon propre ouvrage : L’intégrisme républicain face à la laïcité.
I Quelques ouvrages intéressants
(publicité gratuite !)
Déjà signalé par une Internaute du Blog : une somme de 1200 pages en courts chapitres très lisibles : Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, chez Albin Michel : 72 spécialistes se sont livrés à ce que l’on appelle de la « haute vulgarisation », sous la direction de Mohammed Arkoun. Le prix de lancement est de 49 € : ce n’est pas cher, étant donné la taille de l’ouvrage et ses nombreuses illustrations en noir et en couleur (ce qui fait qu’en plus c’est un beau cadeau pour les fêtes de fin d’années qui arriveront très vite !). De la dite « bataille de Poitiers » à l’actualité d’aujourd’hui, l’islam est présent en France sous diverses formes et on y apprend pleins de choses passionnantes. Je n’en dis pas plus car vous trouverez facilement de substantiels comptes-rendus de presse.
Un complément plus qu’utile pour celles et ceux qui veulent réfléchir à l’attitude de la République française face aux musulmans : Sadek Sellam : La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane 1895-2005 chez Fayard (en fait l’auteur remonte jusqu’en 1830, date de la conquête de l’Algérie). On y constate une certaine continuité entre la politique religieuse française à l’égard des « département français d’Algérie » et celle qui touche les musulmans vivant dans l’hexagone. L’auteur, très justement, montre notamment comment le refus d’appliquer la loi de 1905 à l’Algérie a eu des conséquences dans la longue durée puis comment le problème de la « citoyenneté », posé depuis 1947 s’est trouvé lié à une gestion policière de l’islam et des musulmans. Bref une indispensable mise en perspective pour toutes celles et ceux qui ne veulent pas se contenter du déversement d’informations (sélectionnées par les médias) sur l’islam et les musulmans en France, mais veulent comprendre ce qui se passe (nous verrons plus loin que ce n’est pas tout à fait le cas des auteurs du Rapport Obin !)
Enfin, puisque nous allons revenir au Rapport Obin, je recommande aussi l’ouvrage collectif très documenté sous la direction de D. Denis et P. Kahn : L’Ecole de la Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Peter Lang, 2006. Voila une démarche de connaissance sur les fondements intellectuels de l’école publique laïque (Le Dictionnaire de Pédagogie de Buisson a été le livre de chevet des instituteurs, institutrices, voire professeurs des années 1880 (laïcisation de l’école publique) à l’entre-deux guerres. Pierre Nora l’a qualifié de « cathédrale de l’école primaire ». Toutes les contributions sont fort intéressantes. Concernent très spécialement notre sujet la partie sur « Laïcité, spiritualité et religion dans le Dictionnaire et celle sur ses « enjeux politiques et sociaux ». Ce dernière partie comporte un chapitre conclusif de Daniel Denis et Pierre Kahn qui montre très bien la pluralité des conceptions républicaines de l’école, notamment sur les rapports entre instruction et éducation, et la façon dont les « néo-républicains » prennent une de ces traditions pour en faire (démarche typique de l’orthodoxie religieuse), LA conception républicaine de l’école.
II Les carences du Rapport Obin et la mystification opérée par l’ouvrage qui le publie :Nous avons vu, dans la Note de la semaine dernière comment le rapport Obin prétend suivre une démarche « ethnologique » sur la présence de « signes et de manifestations d’appartenance religieuse dans »… des établissements scolaires de quartiers dits ‘sensibles’ (c’est ce qu’on l’apprend au début du dit Rapport qui multiplie les phrases indiquant que l’ « enquête » effectuée n’a observée les phénomènes qu’elle décrit que dans « un petit nombre d’établissements » et donc qu’elle ne prétend en rien être représentative). Mais pourquoi, alors, le titre du Rapport n’est pas celui que je viens d’indiquer mais parle des « signes et manifestations d’appartenance religieuses dans LES établissements scolaires ». Double discours… où le Rapport lui-même montre qu’il a envie d’être récupéré par des gens peu scrupuleux qui vont effectuer la généralisation que le Rapport, en pseudo innocence virginale, affirme qu’elle ne doit pas être faite.
Nous avons vu également comment ce Rapport préfère (mis à part quelques considérations qui répètent de l’archi-connu sur le contexte socio-économique), de loin, les références à la police politique des RG, au journalisme à la Charlie-Hebdo et aux médias comme pseudo « écho » de la réalité (+ d’autres rapports administratifs : on voit bien à les lire que leur culture est en partie bureaucratique et, de plus, fort influencée implicitement par les médias) à la mise en œuvre et les références à une démarche scientifique du type de celle que tente les sciences humaines. Max Weber définissait la démarche des sciences humaines par la compréhension de l’objet d’études (ici les élèves d’établissements scolaires de quartiers dits ‘difficiles’) et par l’analyse des interactions entre les différents acteurs. Prétendant s’en tenir à de pseudos « constats », le Rapport n’effectue ni une démarche compréhensive ni une démarche d’analyse.
Et je vous avais laissé (exprès : ma perversité bien connue consiste à vous empêcher de dormir !) sur un insoutenable suspens : il y a, à la fin du Rapport, une sorte de « déclaration de guerre au savoir ».Maintenant je dois concrétiser cette affirmation: ce que je vise se trouve p. 368 (du livre). Nos distingués inspecteurs estiment que les « formations portant sur le thème de la laïcité {qui} se sont développées ces dernières années dans les IUFM » constituent des « apports de connaissances {…} inutiles ». Et pourquoi donc, s’il vous plait ? Parce que, nous disent-ils « elles prennent en général la forme d’un apport de connaissances historiques et/ou philosophiques et sont souvent abstraites ». Et ils commentent en affirmant que les « jeunes professeurs » « ne voient pas en quoi savoir comment se sont conclus il y a un siècle les conflits qui ont opposé la République à l’Eglise catholique peut les aider à traiter les problèmes provoqués par les Frères musulmans, le Tabligh ou le Bétar[1] dans leur classe ».
Alors là, pincez-moi, je rêve, non je cauchemarde….
Hélas, je ne rêve pas. Alors, je sens que je vais devenir méchant car de tels propos sont absolument inacceptables. CE N’EST PAS « L’ECOLE FACE A L’OBSCURANTISME RELIGIEUX », C’EST L’OBSCURANTISME INSPECTORAL FACE A LA LAÏCITE.Si l’Inspection générale, qui devrait aider et éclairer les dits « jeunes professeurs », ne se rend même pas compte de l’intérêt d’un savoir historique et philosophique sur la laïcité (et précisément sur l’exemple donné) l’Education Nationale ne va jamais arriver à progresser dans la solution des difficultés rencontrées.
D’abord, que signifie ce mépris des connaissances abstraites, cette équivalence mise entre connaissances abstraites et connaissances inutiles, s’agissant, en plus de la formation d’adultes (des étudiants, de presque professeurs) ?
Une des missions principales de la formation des professeurs ne consisterait-elle pas à montrer que des « connaissances abstraites » (et/ou dites telles), se révèlent ensuite des cadres de pensée non seulement « utiles » mais indispensables. Et ne serait-ce pas un des premiers rôles des Inspecteurs généraux d’expliquer cela, de le promouvoir, de défendre l’école comme toutes les tentatives d’en faire un clone de la télévision, de la (non) pensée-télé,… ?
On voit là un lien étroit entre la façon dont ces Inspecteurs ont mené leur travail (ne pas prendre véritablement connaissance des études déjà disponibles, de « l’état des lieux » ; s’en tenir à de pseudos « constat » sans comprendre ni vraiment analyser) et leur pensée profonde : la connaissance abstraite, la connaissance historique et philosophique ne valent pas un rapport des RG ou une information médiatique. Bien sûr, on va crier et me dire que ce que ce n’est pas ce qu’ils pensent. OK, je veux bien, mais c’est pourtant ainsi qu’ils fonctionnent : « Et pourtant, elle tourne »… comme dirait quelqu’un qui était (lui) passionné de connaissances (alors) on ne peut plus abstraite !
Ensuite, quand je lis l’exemple qui est donné, j’ai le cul qui tombe par terre ! Je vois, en effet, mes pires appréhensions confirmées. Nos Inspecteurs généraux considèrent comme de la « connaissance abstraite » et « inutile », la façon (très concrète) dont la laïcité a résolu les conflits (très concrets) qui l’a opposée à l’Eglise catholique ! Donc en fait, pour eux, semblet-il, tout ce qui ne traite pas de l’immédiat, devient « connaissance abstraite ». Inouï !
On me permettra d’abord quelques lignes d’auto publicité : dans mon Que sais-je ? Histoire de la laïcité en France (3ème édit., 2005, mais c’est déjà dans la 1ère parue en 2000) j’ai un passage (p. 50-53) qui s’intitule : « Pourquoi et comment l’école laïque a-t-elle gagnée ? » où je montre comment l’école laïque a su articuler fermeté et conciliation, a su aussi inscrire sa démarche dans un processus, une durée. Non seulement cela n’a rien d’abstrait, mais cela s’avère fort intéressant pour l’aujourd’hui, à condition de ne pas en faire une recette et du prêt à penser, mais de raisonner par analogie.
La Commission Stasi, a aussi estimé que la connaissance historique n’est ni abstraite ni inutile ; elle se réfère aux « accommodements raisonnables » effectués, notamment, par Jules Ferry pour concilier neutralité de l’Etat et exercice de la liberté religieuse[2]. Son propos va tout à fait dans le même sens. Tout le débat (démocratique et fort intéressant) consiste à trouver les limites les plus justes (au double sens de justesse et de justice) entre l’accommodement raisonnable et l’accommodement déraisonnable (soit parce qu’il empêcherait l’école, ou toute autre institution de fonctionner, soit parce qu’il mettrait en cause un principe essentiel en démocratie).
Pourquoi donc ce refus de savoir comment les conflits mettant en cause la laïcité scolaire ont été résolus ? Je fais le crédit aux Inspecteurs généraux qu’il ne s’agit pas de défendre l’obscurantisme pour l’obscurantisme (je suis vraiment très très gentils). Non, il s’agit d’un OBSCURANTISME FONCTIONNEL : ils ne veulent pas savoir comment la laïcité est devenue à la fois hégémonique et pacificatrice car cela perturberait trop LEUR laïcité, leurs croyances propres (qui sont donc du type d’une orthodoxie religieuse !). En effet, ils ne veulent pas aller véritablement dans le sens des accommodements raisonnables et, refusant (avec raison, du point de vue de l’accommodement raisonnable) la « stratégie de la paix et du silence à tout prix » (p ; 371), ils ne donnent pas pour autant de piste concrète qui permettrait d’allier fermeté ET conciliation. En demandant, de façon unilatérale de « piloter plus fermement à tous les niveaux » (idem), ils refusent, en fait, de s’inscrire dans la filiation de la laïcité ferryste. LEUR laïcité est bien davantage proche de la « laïcité intégrale »[3] qui a fleuri juste avant la séparation et à laquelle la loi de 1905 a tourné le dos. Mais, chut !, il ne faut surtout pas que cela se sache et donc, selon nos Inspecteurs chéris, pas de savoir sur la laïcité, son histoire, la philosophie de la loi de 1905,… dispensé aux futurs professeurs.
Les Inspecteurs prônent de « centrer les apports de connaissances, qui ne sont pas inutiles, sur les religions et les groupes qui influencent aujourd’hui les élèves, et d’organiser une formation pratique centrée sur les études de cas précis » (p. 368). Que signifie cette proposition, à partir du moment où elle s’inscrit CONTRE les « connaissances historiques et/ou philosophiques » sur la laïcité, et non en lien étroit avec elles ? Implicitement mais clairement que ne sera mené aucune réflexion d’ensemble, qu’on n’examinera pas les interactions entre la façon dont on concrétise aujourd’hui la laïcité en France (en la transformant, de façon dominante, en religion civile républicaine) et les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Non, on mettra simplement sur la sellette religions et groupes, et finalement on sera incliné à les considérer comme des empêcheurs de tourner en rond[4].
Car derrière cela, il y a l’idée que finalement il n’existait pas de perturbations de la vie scolaire dues à des raisons religieuses, avant que des groupes musulmans ou d’autres minorités religieuses ne s’y mettent. Je suggère à nos bien aimés Inspecteurs de lire, non pas de lire, excusez-moi (ce serait beaucoup trop abstrait, bien sûr), de (re)voir le film La guerre des boutons : les deux bandes d’élèves qui se font la guerre sont issus de l’école laïque d’une part, de l’école catholique de l’autre. Les historiens de l’histoire française contemporaine, ces abstractions faites humains !, savent que les bagarres à coups de poings et à jet de pierres, les mots d’oiseaux et les insultes, liées à la laïcité scolaire furent fréquents.
Ne me faites pas dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Je dis seulement que le refus inspectoral de la mise en perspective historique (et philosophique : mais là ils n’ont pas donné d’exemple) non seulement contribue à renforcer la méconnaissance sociale induite par la société du scoop, de l’actualité permanente, du toujours nouveau, non seulement contribue à la dévalorisation du savoir, mais rend incapable de trouver des solutions. Bienvenue, dans 5 ou 10 ans, au Rapport ‘Obin II, le Retour’, qui affirmera doctement que la situation s’est aggravée !
Mais les « Républicains », celles et ceux qui veulent une école de « pur savoir », comment réagissent-ils à un rapport qui va contre le savoir ? C’est ce que nous verrons dans une semaine, avec la suite et la fin de ce (j’espère passionnant) feuilleton.
A plus, les ami(e)s.
[1] Deux groupements musulmans et un juif (d’extrême droite) sont donc cités. Je note qu’alors que le Rapport de l’International Crisis Group (organisme international subventionné notamment par la France pour étudier les situations de crise et examiner comment les résoudre) sur La France et ses musulmans met les organisations proches des Frères musulmans du ‘bon’ côté de la frontière démocratique et au contraire le salafisme jihadiste du ‘mauvais’, le Rapport cite les premiers et pas les seconds. Etrange.
[2] Laïcité et République, Commission présidée par B. Stasi, La Documentation française, 2004, 53-54. Le terme québécois/canadien d’accommodements raisonnables est utilisé à 4 reprises dans le rapport de cette Commission. Il s’agit d’une méthode qui permet de sortir de la logique (désastreuse) du tout ou rien. Beaucoup d’enseignants pratiquent en fait l’accommodement raisonnable intuitivement, mais pour en savoir plus, je vous renvoie à mon ouvrage, Laïcité 1905-2005 entre passion et raison (Seuil, 2004), pages 236-240.
[3] Là encore, je suis (délicieusement) obligé à renvoyer à mes œuvres immortelles : « la laïcité intégrale » je raconte ce que c’est soit de façon romancée (dans Emile Combes et la princesse carmélite : improbable amour, Aube, 2005) soit de façon plus classique (dans L’intégrisme républicain contre la laïcité, Aube, 2006, la seconde partie : « Les impensées du centenaire de la loi de 1905 et leurs conséquences pour aujourd’hui »). Mais, bon, je ne suis pas le premier (et, j’espère, pas le dernier !) à en parler.
[4] Le fait qu’aucune des allusions à des disfonctionnements de l’institution (notamment le fait que ce sont de jeunes professeurs, professionnellement non expérimentés, qui doivent faire face aux situations les plus difficiles)
ne donne lieu à des propositions de changement corrobore, bien sûr, le fait qu’on ne veut pas prendre en compte une situation globale et les interactions qu’elle comporte dans la recherche des solutions.
13:40 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (5)
21/10/2006
LES CARENCES DU RAPPORT OBIN
J’aimerais parler de choses plus agréables. J’aimerais pouvoir faire mon travail d’historien et de sociologue de la laïcité dans la sérénité. C’est impossible car il faudrait ignorer ce qui occupe le devant de la scène médiatique. Entre autres, le « rapport choc » (sic, la couverture) dit « Rapport Obin » concernant « les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » (titre officiel), publié sous le titre significatif « L’école face à l’obscurantisme religieux ». Pas besoin de vous faire un dessin je suppose….
Ce Rapport est le résultat d’une « enquête » (on le verra, le terme n’est pas vraiment approprié) menée d’octobre 2003 à mai 2004 par 9 inspecteurs généraux ou chargés de mission de l’Education Nationale.
Me taire est d’autant plus impossible que je suis mis en cause, mis en scène dans ce livre d’une façon vraiment significative du type de manipulations opéré ; cela m’autorise à dire que ce qui est « inquiétant » (qualificatif de la 4ème de couverture) c’est d’abord le rapport obscurantiste au savoir qui se manifeste à diverses reprises, avec une parfaite bonne conscience.
L’ouvrage est construit de façon très significative : on vous livre ce que pensent « vingt personnalités » du Rapport AVANT le Rapport lui-même, afin que vous sachiez ce qu’il faut en penser, afin de vous imprégner d’une interprétation alarmiste. Bref, la cause est entendue avant les propos relativement prudents donnés au début du Rapport lui-même.
Comparons : Jean-Pierre Obin écrit au début de son Rapport : « Le panel d’établissements visités ne constitue en aucun cas un échantillon représentatif des établissements français, ni sur le plan de l’étude ni d’ailleurs sur aucun autre ». Et un peu plus loin : « Cette étude ne peut prêter à généralisation et à dramatisation excessive : les phénomènes observés l’ont été dans un petit nombre d’établissements.»
Cette citation…. pages 299-300 du livre après les 20 commentaires (dont la grande majorité penche, devinez où…) ; le premier, du à Alain Seksig, coordinateur de l’ouvrage, commence ainsi : « Ces dernières années, au nom de la ‘liberté religieuse’, on a assisté, au sein même des établissements scolaires, à une véritable surenchère de passages à l’acte et de revendications » et suit une accumulation d’exemples (je vais revenir sur cette ‘méthode’) qui ont pour but, précisément, de générer généralisation et dramatisation. Véritable opération de transsubstantiation (opération religieuse s’il en est…et qui devrait être absolument interdite à un inspecteur de l’éducation nationale) !
Nous nous trouvons donc avec une fusée à deux étages.
Premier étage : le Rapport Obin lui-même, avec ses carences, son rapport parfois obscurantiste au savoir, rapport « inquiétant » en ceci que, déjà, à la lecture, on se dit que si des inspecteurs généraux de l’éducation nationale en sont là, l’école en France ne pourra jamais s’en sortir. Cela est vraiment déprimant !
Second étage : l’ouvrage qui publie le Rapport et qui, selon l’astuce mille fois utilisée prétend défendre une école dispensant du savoir, une école refusant d’être le reflet de la société, tout en se moulant dans les procédés médiatiques de dramatisation émotionnelle, de mise en spectacle, de combat des bons contre les méchants,… en n’effectuant pas une démarche de savoir. C'est encore plus "inquiétant"!
Bref, l’arroseur prétend être arrosé. Et, naturellement, certains médias, reconnaissant là leurs frères et sœurs en société du spectacle, frétillent d’aise, en rajoutent encore une louche : à une émission de télévision, les anecdotes devenaient de l'inflation idéologique. J’ai du imposer presque physiquement mon propos à l’animateur (qui voulait tout le temps m’interrompre) pour pouvoir indiquer quelques éléments basiques. La situation médiatique est telle, qu’on se demande toujours s’il faut aller ou pas dans ce genre d’émissions : ne pas y aller signifie laisser prospérer la pensée unique ; y aller implique souvent de faire face à des traquenards.
Voyons d’un peu plus prés les choses. Pour ne pas sombrer dans la dépression, je vais faire preuve d’un peu d’humour (avant de redevenir sérieux, vous me connaissez quand même !). Il faut dire que l’on me tend (involontairement) la perche : les inspecteurs généraux du Rapport ont, selon son auteur, suivi une démarche « ethnologique » p. 305). Ont-ils reçu une formation d’ethnologues ? Que nenni. Mais si aujourd’hui, on ne s’improvise pas ethnologue, on reçoit des années durant une formation appropriée, il n’en était pas de même au XIXe siècle, lors des débuts de l’ethnologie quand de courageux explorateurs allaient, à leurs risques et périls, dans des contrées lointaines peuplées d’être humains inconnus et étranges.
Reprenant cette démarche, nos courageux inspecteurs, ont visité des établissements, qui (à défaut d’être représentatif de l’ensemble) « constituent, sans doute, un panel assez représentatif (…. de ceux) des quartiers dont la ‘ghettoïsation’ est largement entamée, voire achevée » (p. 300). Comme les premiers ethnologues, ils ne sont guère entrés directement en contact avec la population qu’ils voulaient ethnologiser (trop dangereux peut-être) mais ont choisi des informateurs, et en premier lieu des « chefs d’établissement » dont, précise une note, la connaissance en matière de géographie religieuse du quartier provient « le plus souvent » des « renseignements généraux » (pour les internautes canadiens, belges, japonais[2] et autres qui n’ont pas la chance de vivre en République, et doivent se contenter d’une piteuse démocratie, voila comment l’Encyclopaedia Universalis, ouvrage très subversif je le reconnais, commence son paragraphe sur les RG : « Très curieusement la police politique, après avoir été clouée au pilori sous le règne de son théoricien, Napoléon III s’exerce aujourd’hui au grand jour, sans que la plupart des Français s’en aperçoivent vraiment. »[3] ).
Après un long processus, l’Etat a mis en place un Conseil national et des Conseils Régionaux du Culte Musulman qui, contrairement à l'encadrement de certains autres cultes, sont issus d’élections. L’idée est de pouvoir plus facilement se concerter. Comme la majorité des cas visés par le Rapport sont référés à l’islam, il eut été peut-être plus utile de s’adresser à des représentants élus qu’à des membres de la police politique. Qu’en pensez-vous chers internautes ? Je ne fais que suggérer timidement : devant d’aussi distingués ethnologues, on est forcément très prudent….
J’aurais pu bien sur pousser le bouchon de ma comparaison plus loin et dire, en clair, que cela manifeste une mentalité néo-coloniale inconsciente. Je n’irai pas jusque là, ce serait tourner au procès d’intention.
Pour moi, se manifeste surtout une naïveté épistémologique (excusez le gros mot) que l’on retrouve dans d’autres passages. Si les inspecteurs se sont prétendus ethnologues et non sociologues c’est peut-être parce qu’ils sont au courant que des études sociologiques concernent d’assez prés leur sujet ( ne pouvant tout citer je donnerai quelques noms : Nacira Guérif-Souilamas, Farhard Khosrokhavar, Françoise Lorcerie, Bérengère Massignon -exactement sur le même sujet ![4]- Nancy Venel, etc ; pour ne pas parler des sociologues de la religion[5])… et que ces Messieurs-dames ne voulaient pas en tenir compte. Or, la première chose à faire quand on veut traiter une question sérieusement consiste à dresser un « état des lieux »: ce qui a été déjà fait et sur lequel on peut s’appuyer. Or le Rapport se contente au tout début (p. 296) de citer quelques ouvrages très généraux (un seul sur la laïcité) sans en tirer d’analyses[6].
Ensuite, quand il s’agit de traiter des « évolutions religieuses », le Rapport a une fâcheuse tendance à confondre journalistes de Charlie-Hebdo et directeurs de recherche au CNRS (cf. p. 312). Sans doute veulent-ils participer à cette « culture jeune » qu’ils dénoncent par ailleurs (p. 341)! En fait, les références à la sociologie ne sont pas complètement évitées (cf. p. 310, où les politiques publiques sont critiquées), elles restent très marginales et se cantonnent au contexte socio-économique.
Car le principal défaut du Rapport consiste à énoncer des faits déjà connus (ils « ne m’ont rien appris de nouveau » écrit B. Lefebvre p. 65), avec toujours la même erreur de méthode (présente en pire dès le 1er commentaire d’A. Seksig) : outre qu’on juxtapose des faits rares et d’autres qui le sont moins, outre que l’on ne hiérarchise pas la gravité de ces faits (on ne distingue pas les formes « licites » des formes « illicites » ! p. 304), on n’effectue pas d’analyse, de mise en perspective qui permettrait de comprendre et de saisir à partir de quelles interactions ces faits prennent sens. Je nuance tout de suite mon propos : ce qui distingue quand même le Rapport du texte de Seksig et de la littérature de dénonciation dont on nous abreuve, c’est une attention à la ghettoïsation socio-économique (« quartiers de souffrance et en souffrance » et les propos des pages 308-310), des notations qui ne manquent pas d’intérêt (on va y revenir) et un ton relativement serein.
Donc acte. Mais je suis très loin d’être satisfait pour autant. Cela pour deux raisons. D’abord parce qu’à des problèmes de l’ordre du symbolique, il est totalement insuffisant de se contenter d’une mise en perspective socio-économique. Il faut donner des pistes d’analyse de ce qui se passe actuellement au niveau du symbolique. Et là,… pratiquement rien à se mettre sous la dent. Ensuite, les notations intéressantes sont oubliées quand le Rapport passe aux propositions. Là apparaît un choix idéologique conscient, puisque le Rapport énonce une sorte de déclaration de guerre au savoir.
Première raison : l’absence de mise en perspective du symbolique, de l’expression par le symbolique, l’absence de décryptage de ces fameux « faits » qu’on nous répète à satiété. Pour faire vite, un seul exemple mais caractéristique : les « prescriptions rigoureuses » que, pour le Rapport (ce n’est pas faux, mais il faudrait complexifier : c’est parfois aussi un choix des jeunes filles elles même et, là, c’est plus perturbant), les « frères » imposent aux élèves filles : « comme le maquillage, la jupe et la robe sont interdites, le pantalon est sombre, ample style « jogging », la tunique doit descendre suffisamment bas pour masquer toute rondeur » (p. 315). Et le Rapport complète ceci par une remarque plus générale : « l’obsession de la pureté est sans limite » (p. 318).
Franchement, peut-on faire comme si cela se passait dans un vide socio-symbolique ? Comme s’il ne s’agissait pas d’une imprégnation, d’une dépendance et d’une réaction (extrême) à une société d’exposition marchande des corps, une société de construction médiatique d’une ‘culture porno’, et plus largement d’une sexualité marchande. Je renvoie, notamment, aux ouvrages de Michèle Marzano (du CNRS et non de Charlie Hebdo, elle, il est vrai)[7] qui montre comment s’impose socialement un imaginaire pornographique. On peut compléter cela par l’ouvrage d’Anne Steiger, La vie sexuelle des magazines (Michalon, 2006) qui montre de façon très précise comment se construit socialement une libido formatée, pour le plus grand profit (dans tous les sens du terme !) de certains. Ne serait-il pas possible de se poser ne serait-ce qu’une fois la question : et si la société dominante avait la contestation qu’elle mérite ?Car, naturellement, ceux qui n’ont pas vécu avant le développement social de cet imaginaire, ceux qui ont comme culture dominante les input d’un univers médiatisé sont d’autant plus imprégnés, dépendants, et parfois réactifs (et bien sûr les 3 peuvent être liées). Ne pas replacer les faits cités dans les transformations de l’intimité, des représentations sociales de la sexualité, de l’amour et de l’érotisme dans les sociétés de la modernité tardive, c’est je l’écris tout net, extrêmement inquiétant. Arrêtons de faire comme si la sexualité était « libre » dans notre société et que seulement « l’islam » (ou les religions) avait des problèmes de ce côté-là. C’est franchement débile !
Puisque le Rapport tire des constats du « simple fait de déambuler aux abords d’une école ou d’un collège » (p. 314), les inspecteurs généraux pourraient faire un pas de plus : feuilleter chez les marchands de journaux Choc, Entrevue, Guts, Newlook (qui vise de + en + une clientèle d’ados), etc, etc. Ils ne parleraient plus alors de « culture jeune » mais d’une culture médiatiquement imposée. A lire cette presse, à regarder et écouter des émissions de radios et de télé, ils s’étonneraient moins de la banalisation de la grossièreté et des injures dans les établissements scolaires et ils poseraient peut-être des questions à la société globale. En fait, dans le Rapport, « les médias » constituent une référence (plus que le CNRS !) et sont considérées comme un « écho » de la réalité (p. 341), et non comme un paramètre important de la construction sociale de cette réalité. La démarche des sciences sociales n’est pas prise en compte.
Et je pourrais continuer longtemps en prenant d’autres exemples. Mais, vous l’avez compris, mon propos c’est en substance : « arrêtez de nous abreuver de faits bruts et chercher à comprendre, à analyser, occupez-vous de la signification de vos pseudos ‘constats’ »
Seconde raison : plus ou moins allusivement, le Rapport est parsemé de notations qui pourraient, si elles étaient structurées, décrire une partie du contexte. Par exemple :
- l’existence pour le catholicisme d’aumôneries et d’écoles privées (p. 303),
- la moyenne d’ancienneté des professeurs inférieure à 3 ans dans des collèges particulièrement difficiles (p. 319), les « jeunes professeurs » y sont nombreux (p. 353), « mal préparés à affronter ces situations, laissés sans directive ni soutien » (p. 362)
- le calendrier scolaire « qui intègre les principales fêtes catholiques et ne laisse aucune place aux fêtes et jours fériés d’autres religions » (c’est «le 1er objet de contestation ») (p. 333),
- les chapelles catholiques « sises le plus souvent à l’intérieur de lycées prestigieux, et où se dit régulièrement la messe » (p. 335),
- Ben Laden comme « figure emblématique d’un Islam conquérant, assurant la revanche symbolique des laissés-pour-compte du développement » (p. 345). Ben Laden = nouveau Staline : s’il avait été jusque là, le Rapport aurait du se poser d’épineuses questions : une partie du corps enseignant a été plus ou moins stalinienne, et la France n’en est pas morte !
- Les chefs d’établissements, recteurs, inspecteurs d’académie sont « mal » ou « très inégalement informés» de ce qui se passe dans les classes (p. 363)
Etc.
Pourtant ces diverses observations ne conduisent pas à des « propositions » qui remettraient si peu que ce soit en cause l’inégalité entre les cultes (que B. Massignon montre encore plus clairement dans son article) – bien au contraire[8]. Elles ne conduisent pas davantage à réformer cette école dite républicaine, en fait largement encore napoléonienne, sa hiérarchie figée, le système désastreux qui conduit à mettre de jeunes nouveaux profs dans les endroits les plus difficiles, système pourtant largement responsable des difficultés actuelles. Non, les propositions faites ne sont en rien une prise en compte de la situation globale et de ses interactions, elles visent à « régénérer chez ces jeunes le sentiment d’une appartenance à un ensemble politique capable de transcender leurs autres appartenances » (p. 366). L’emploi de 2 termes très religieux (« régénérer » et « transcender ») est-il conscient ? En tout cas, il ne doit rien au hasard : le Rapport prétend « défendre la laïcité », en fait il prône une religion civile républicaine, comme cela se fait depuis 16 ans avec le succès que l’on sait.
Et cette religion civile ne fait pas bon ménage avec une démarche de connaissance. Il y a, à la fin du Rapport, une déclaration de guerre au savoir. (A SUIVRE)
[1] A. Seksig, instituteur puis directeur d’école à Paris 20e, fut conseiller du Ministre Jack Lang (2000-2002) et est maintenant inspecteur de l’Education Nationale.
[2] Si, si, il y en a et je les salue.
[3] Encyclopaedia Universalis, Police et société, par M. Le Clère, tome 18, p. 539, édit de 1992 (si vous vouliez une édition plus récente, chers internautes, il fallait me l’offrir !)
[4] B. Massignon, « Laïcité et gestion de la diversité religieuse à l’école publique en France », Social Compass, n° 47/3, 2000, p. 353-366 ; cet article se fonde sur un DEA plus développé : Laïcité et gestion de la diversité religieuse : la prise en compte des demandes d’expressions des appartenances religieuses dans les établissements secondaires publics, EPHE, 1999 (bien sûr, personne ne sait tout… mais l’auteur du Rapport me connaît et il aurait suffit qu’il me demande ce qui existait sur le sujet). B. Massignon a également fait, fin 2003, (cad au moment même du début de l’enquête) un rapport pour le Ministère des affaires étrangères donnant une comparaison internationale sur le port des signes religieux dans les écoles publiques.
[5] J’y reviens presque tout de suite
[6] Ainsi le rapport cite L’Islam mondialisé d’O. Roy (Le Seuil) sans s’en servir ensuite.
[7] Penser le corps (PUF, 2002), La pornographie ou l’épuisement du désir (Buchet Chastel, 2003), Malaise dans la sexualité (JC Lattès, 2006)
[8] Comme le Rapport propose de durcir la laïcité à l’égard d’adeptes de religions minoritaires sans corriger en rien les inégalités signalées au passage (ainsi la proposition de la Commission Stasi sur la modulation des jours fériés n’est pas reprise alors même qu’il est dit que le calendrier scolaire est le 1er problème), en fait adopter ces propositions aboutirait à aggraver les injustices : comme on le constate, il s’agit donc de solutions morales et réalistes !
20:05 Publié dans Laïcité et crise de l'identité française | Lien permanent | Commentaires (5)
16/10/2006
LIBERTE D'EXPRESSION, INFLATION MEDIATIQUE ET LIBERTE DE PENSER
Par ma tribune dans Le Monde (cf la Note : « La liberté d’expression et les chiens de Pavlov ») et mon intervention à « Ce soir ou jamais », j’ai contribué à un débat. Le débat suppose l’absence d’unanimisme, de pensée unique et aussi de pensée dominante qui étouffe ou délégitime toute contestation. Cela on le clame partout et on ajoute que c’est précisément la possibilité d’exercer son esprit critique qui distingue la démocratie du totalitarisme et de l’intégrisme.
Et pourtant, à la première difficulté, les choses fonctionnent tout autrement. J’en ai fait l’expérience, de plusieurs manières, avec la prise de position que j’ai prise :
D’abord, des dizaines et des dizaines de gens sont venus me dire (notamment à Blois, aux Journées de l’Histoire, au hasard de rencontres aussi), m’écrire, m’envoyer des mels pour me dire : « vous avez entièrement raison », etc. Beaucoup de « bravo » que je ne sollicitais pas. Mais significativement, certains ont ajouté : « Vous avez dit tout haut ce que nous sommes nombreux à penser tout bas. »En général, ce dernier propos émanait de personnes qui s’expriment dans les médias. Pourquoi, sauf exception (une personne avait eu un article refusé ; la Ligue des droits de l’homme a publié un communiqué auquel peu de place a été accordé,…), ces individus se taisent-ils sur un tel sujet ? Quelqu’un a répondu franchement à mon interrogation en me rétorquant : « Tu es naïf ou quoi ? As-tu idée de la puissance médiatique des signataires de la lettre ouverte que tu as critiquée ? ». Et il m’a regardé d’un air un peu triste, comme si je m’étais suicidé en tant qu’auteur qui a, comme les autres, besoin de comptes-rendus pour que les lecteurs potentiels aient connaissance de ses écrits. D’autres interlocuteurs ont été plus allusifs, mais cela revenait au même.
Non, je n’étais pas tout à fait naïf, je savais bien qu’il était plus confortable de se taire. Mais plusieurs m’ont donné des détails montrant que, dans certains cas, c’était pire que ce que j’imaginais. Comme quoi, on apprend toujours quelque chose… Mais cela ne signifie-t-il pas que, comme l’iceberg, la liberté d’expression a 9/10 de ses aspects qui sont immergés ? Attention donc à ne pas réduire la réalité à l’écume des choses.
Ensuite, bien sûr, j’ai aussi reçu des critiques… et eu des échos de critiques qui s’effectuaient derrière mon dos. Je passe sur les injures, genre un dessin représentant 2 cochons : un musulman et moi.... Je passe aussi, sur les critiques qui, en fait, tordaient complètement la lecture de mon article puisque je m’associais pleinement à la défense de la sécurité de Redeker et je protestais, moi aussi, contre la suppression de son traitement si elle a eu lieu[1]. Je ne réclamais aucune censure, je contestais seulement le fait que la défense de Redeker inclut la sanctuarisation de ses idées (« quel que soit le contenu de l’article »).
Les critiques ‘sérieuses’ tournaient autour de 2 idées forces : « la défense de la liberté d’expression est inconditionnelle » et « il faut hiérarchiser les problèmes et ce n’était vraiment pas le moment de dire ce que vous avez dit ».
Qu’entend-on par « défense inconditionnelle de la liberté d’expression » ? Encore une fois le débat porte sur le fait suivant : doit-on pour soutenir R. R. vouloir ignorer ce qu’il a dit ou bien : le soutenir peut-il, doit-il, s’accompagner du libre-examen de ses propos ? Si on supprime le droit au libre-examen des propos de quelqu’un, à raison que quelques fous le menacent sur Internet, alors qu’en est-il de la liberté d’expression ? Elle n’est certainement plus inconditionnelle.
Certains de mes interlocuteurs critiques l’ont bien compris, et c’est pourquoi ils ont placé leur argumentation non sur les principes (car là, la liberté d’expression des uns ne va pas sans la liberté d’expression des autres) mais sur l’opportunité : il n’est pas opportun de critiquer quelqu’un quand il est menacé ; ce n’est vraiment pas le moment.
Je reçois tout à fait cette critique. Je m’étais moi-même posé ce genre de question avant d’écrire mon propos. Je ne prétends nullement à l’infaillibilité, mais je voudrais expliquer pourquoi j’ai choisi quand même de m’exprimer dans la mesure où cela conduit à une réflexion qui dépasse de beaucoup l’affaire Redeker.
Un premier aspect est que l’on n’a pas vraiment le choix. Supposons que l’on fasse silence en se disant qu’effectivement, « ce n’est pas le moment ». On se réserve donc pour s’exprimer dés que, l’affaire sera retombée et que Redeker reprendra une vie normale (ce que, bien sûr, j’espère pour très bientôt). Mais là, quel quotidien, ayant une audience équivalente au Figaro va publier une réfutation de l’article de Redeker? Aucun : car, alors, ce ne sera plus le moment. La réflexion, dans le système de communication de masse n’existe pas en soi et ne se fait pas à froid. Elle n’est effective qu’accrochée à l’événement. L’événement une fois passé, vos dires n’intéressent plus personne. Mille fois, je me suis heurté à ce mur de verre, en voulant laisser décanter les choses et je ne suis certes pas le seul !
L’événement n’est pas seulement roi, il est tyran. Si ce n’est pas le moment quand les propos de Redeker sont d’actualité (et que la menace qu’il subit contribue à ce qu’ils soient diffusés, connus le plus largement possible), ce ne sera jamais le moment. Le système de communication de masse est très contraignant et, dans les contraintes qu’il génère, la liberté d’expression est très relative. Je me suis exprimé à ce moment là parce que c’était le seul moment où je pouvais le faire et, vraiment, j’aimerais beaucoup qu’il en soit autrement.
Surtout que le système de communication de masse (et dans ce système il y a, à égalité, les producteurs de la consommation de masse, avec leur hiérarchie interne, et les consommateurs de ce système, c'est-à-dire nous tous) privilégie tout ce qui provoque un choc. Que de fois des journalistes m’ont dit (ou on dit à des collègues) : « vos propos sont très intéressants, mais trop subtils (variante : trop nuancés, pas assez émotionnels, etc) pour mon rédac’chef ».
Le type d’article qu’à écrit Redeker est lui typiquement médiatique, car il cogne. Et, actuellement, cogner sur l’islam = audimat garanti ! L’organisation du débat (et, bien sûr, nettement plus encore à la télévision que dans la presse écrite ; mais la télévision donne implicitement la norme) ressemble de plus en plus à un match de catch, du moins pour ce qui concerne des questions dites de « société ». Ceux qui ont regardé « Ce soir ou jamais », et ont vu (oui, il faut employer le verbe « voir » et non pas « entendre ») Romain Goupil m’insulter et m’empêcher de parler, en ont eu là un bon exemple. Mais, pour ne pas quitter le service public pour lequel nous payons une redevance, le magazine de Stéphane Bern « L’arène de France », « incroyablement affligeant » (Télérama, n° du 4 octobre), fait systématiquement ce qui n’a été peut-être (j’espère en tout cas) qu’un accident de parcours de « Ce soir ou jamais ».
De plus en plus, vous avez un double discours : la laïcité, la république française, ce serait l’esprit critique, les Lumières, le débat dans le respect des personnes (versus l’intégrisme religieux et spécialement musulman)… et, en fait, dans la réalité concrète, c’est exactement l’inverse : silence l’esprit critique, place aux propos les plus extrêmes possibles car ils sont « vendeurs » (et là, notre responsabilité de « consommateurs » est engagée) ; silence à la réflexion, place au pur émotionnel, aux petits reportages dont la mise en scène et le montage sont fait exprès pour dramatiser, place aux indignations primaires, etc.
Cela à haute dose, cela chaque jour. N’avons-nous pas, dans cette inflation médiatique, dans ce formatage d’une non-pensée, la menace la plus grande pour la liberté d’expression ? Si on continue, le jour viendra (il n’est peut-être pas loin) où toute pensée tant soit peu rationnelle ne pourra plus s’exprimer publiquement. Trop nuancée, impropre à l’audimat. Avec une pensée rationnelle, les plages publicitaires ne peuvent être vendues au prix que leur donne une bonne émotion, une bonne peur !
Par ailleurs, j’avais quelque chose à dire à propos duquel je n’ai reçu aucune critique. Au contraire, toutes les personnes qui m’ont critiqué ont fait comme si ce passage de mon texte n’existait pas. Il s’agit de la manière dont Redeker a transformé l’article de Maxime Rodinson dans l’Encyclopaedia Universalis en charge haineuse contre l’islam. Rodinson, qui a été un des éminents professeurs de l’établissement que j’ai présidé[2], est mort récemment. Je suis persuadé que jamais une lecture aussi fallacieuse n’aurait pu être écrite du vivant de Rodinson, sans s’attirer une réplique cinglante de ce dernier. Je suis persuadé que ce n’est pas un hasard si c’est après sa mort que l’on tord ainsi ses propos.
Il existe des règles élémentaires de lecture des textes et ce fut précisément l’objectif de l’école laïque de les enseigner pour instruire à la liberté de penser. Qu’un professeur de philosophie, arguant de son titre, tronque ainsi et la forme et le contenu d’un texte, est-ce admissible ? A cette question personne ne veut répondre parmi celles et ceux qui critiquent mon texte. Tous jouent à « cacher cette question que je ne saurais entendre ». Cherchez l’erreur !
Car la forme du propos (et le type de contenu) de l’article de Redeker ne sont nullement isolés et c’est la dernière raison qui faisait que je ne pouvais me taire. De plus en plus, il se joue un autre double jeu que je tente d’analyser dans mon ouvrage sur L’intégrisme républicain contre la laïcité[3] : d’un côté on clame que l’on défend une école enseignant le (pur) savoir, on prétend faire de cette école un lieu de résistance à la société globale où règne le libéralisme marchand, bref on prône des choses excellentes à condition de ne pas être proférées de façon unilatérale (dans mon livre j’explique que « l’école doit former à l’exigence intellectuelle en tenant compte de la diversité des élèves : si elle abandonne un des deux objectifs, elle trahit sa mission ») et, à côté de cela, une partie des mêmes jouent le jeu de la dramatisation émotionnelle, du spectaculaire, du propos tranché, quand ce n’est pas du propos purement et simplement faux, notamment quand on invoque l’histoire de la laïcité (nous en reparlerons d’ailleurs). Ce ne sont même plus des intellectuels médiatiques, l’heure est venue des pseudo professeurs show-biz. L’heure est venue du mépris triomphant de la pensée. Et, selon une recette éculée, plus c’est gros, plus cela marche.
Enfin, je voudrais dire à Fabien, internaute roumain qui a écrit plusieurs commentaires critiques que, si je comprends son propos par rapport au totalitarisme que la Roumanie a vécu jusqu’à une date récente, la démocratie est, comme l’indiquait Churchill « le pire des régimes excepté tous les autres » (et le totalitarisme est en très bonne place parmi ces autres !). Et donc, pour être vivante, la démocratie a besoin de critique interne sur son fonctionnement.
Je ne connais pas assez la Roumanie pour en parler, mais je sais qu’en Bulgarie, pays voisin et qui sort lui aussi du communisme, on a tellement voulu protéger les liberté individuelles et les droits des accusés que l’on se retrouve avec un problème grave : des pratiques mafieuses prospèrent sans que l’on arrive à condamner leurs auteurs, trop bien protégés par ces mesures prises dans d’excellentes intentions. Eh bien, voyez vous, cher Fabien, c’est un peu ce qui, à un autre niveau, risquerait arriver en France si l’on n’y prenait pas garde : des personnages douteux qui instrumentaliseraient la liberté d’expression, en imposant une FORME D’EXPRESSION qui est la négation de la liberté de penser.
PS: Merci aux différents commentateurs. Certains sont très argumentés et fort intéressants. Tous, en tout cas, montrent que ce blog peut également servir à une libre discussion, y compris entre ceux et celles qui le fréquentent. Une seule règle: chercher à expliciter sereinement sa position et l'argumenter la plus rationnellement possible. C'est cela la culture laïque. Et il ne s'agit pas d'adorer une Déesse Raison pour autant, c'est pourquoi il s'agit d'une "laîcité inclusive": qui inclut dans le débat la diversité religieuse et culturelle.
[1] Honnêtement, j’aimerais que ce point soit vérifié : ayant été président d’établissement, je sais d’expérience à quel point la machine administrative est lourde et longue à se mettre en route. Une suppression dans d’aussi courts délais m’étonne. Raison de plus pour protester si jamais celle-ci a eu lieu.
[2] L’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
[3] L’article de Redeker étant lui-même une illustration presque parfaite du portrait robot que je fais dans cet ouvrage du discours intégriste, et son contenu une illustration également presque parfaite de ce que j’analyse : la montée d’un courant néo-conservateur à la française.
19:25 | Lien permanent | Commentaires (13)
15/10/2006
DEMAIN LUNDI
Nombreux commentaires sur les deux dernières Notes du Blog. Merci
De même j'ai eu beaucoup d'échos (à la fois des soutiens et des questions) par d'autres biais
J'ai rencontré aussi des lectrices/lecteurs aux Journées d'histoire de Blois.
Je rumine tout cela et
Demain lundi, vous aurez un nouvelle Note.
20:56 Publié dans CONTRE L'OBSCURANTISME | Lien permanent | Commentaires (1)