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20/08/2007

DIVERSITE CULTURELLE VERSUS LAXISME QUANT AUX DROITS; CONFERENCE; LA DECLARATION SUR LA LAÏCITE: DOCUMENT DE REFERENCE.

1°CONFERENCE A VILLLEFAVARD (Hte Vienne) 

2° LA DIVERSITE CULTURELLE (le multiculturalisme) N’EST PAS LE LAXISME QUANT AUX DROITS FONDAMENTAUX

3°LA DECLARATION UNIVERSELLE SUR LA LAÏCITE : UN DOCUMENT DE REFERENCE

Une Conférence de Nadia Garnoussi et Jean Baubérot à la Ferme de Villefavard (Haute-Vienne), le samedi 25 août à 16 heures.

Sens de la vie et nouvelles spiritualités. Les défis du XXIè siècle.

Nous assistons au développement de nouvelles manières de poser des questions de type « existentiel ». Ce phénomène multiforme est en lien avec l’effondrement des grands récits collectifs de transformation du monde et le déclin des systèmes religieux et symboliques traditionnels. La question du sens reste posée mais elle donne lieu à des quêtes individuelles. Celles-ci s’opèrent dans différentes directions.

D’abord, en France, des savoirs vulgarisés issus de la philosophie et de la psychologie « pratiques » sont aujourd’hui en pleine expansion ; ils se diffusent au travers de publications, de magazines, de conférences, de stages s’adressant à un grand public cultivé. S’inscrivant hors des frontières de la religion classique, ils proposent un modèle existentiel – une « manière de vivre »- englobant aussi bien l’expérience ordinaire qu’une certaine spiritualité. Est mis ainsi en évidence la généralisation d’une double demande de « mieux-être » et d’un sens supérieur à éprouver dans ce monde-ci. On assiste alors à l’émergence d’un nouveau « croire » concurrençant le « croire religieux », en lui prenant parfois des éléments, notamment certains aspects de religions et sagesses orientales. Ces spiritualités s’adaptent aux impératifs de la culture individualiste, en premier lieu, à ce que les sociologues nomment la « construction de soi ».

Ensuite, dans le contexte de la mondialisation, des formes émotionnelles et plus populaires de spiritualités se développent à distance des Eglises classiques. La mouvance pentecôtiste, en pleine expansion en Amérique latine, mais aussi en Afrique, Asie et Europe est également liée au processus d’individualisation de la religion. Mais elle aboutit à de nouveaux liens communautaires et à des mélanges de valeurs traditionnelles et modernes.

Dans quelles mesures ces différentes formes de spiritualités répondent-elles aux défis du XXIe siècle ? De quels changements sont-elles les signes annonciateurs ? Quelles représentations de la « dignité humaine » véhiculent-elles ? Quelle laïcité peut-elle assurer la liberté de tous dans une situation où coexistent des formes de croyances extrêmement différentes, allant de l’islam radical à des spiritualités informelles ? La conférence donnera des éléments de réponse à ces diverses questions.

Si vous habitez par le Limousin où passez par la N20 à votre retour de vacances, n’hésitez pas (c’est la sortie 23).

Le multiculturalisme (la diversité culturelle) n’est pas le laxisme quant aux droits fondamentaux.

Voici des extraits (je ne pense pas avoir le droit le publier le texte intégral) d’un récent édito du Monde :

«  C'est une bien étrange décision que vient de rendre la Cour de cassation italienne. Les plus hauts magistrats transalpins ont en effet confirmé l'acquittement des parents et du frère d'une adolescente musulmane qui avaient battu et séquestré cette dernière pour mettre fin à son comportement, jugé trop occidentalisé. Selon les juges, les sévices subis par cette jeune fille ont été commis " non pas pour des motifs vexatoires ou par mépris ", mais " pour son bien ". Confirmant une décision de la cour d'appel, les juges ont estimé que Fatima avait eu tort d'avoir " un style de vie non conforme à leur culture ". (…)L'Italie n'est malheureusement pas un cas isolé. Aux Pays-Bas, les tribunaux ont longtemps considéré que, dans les cas avérés de crimes d'honneur, il fallait tenir compte du " contexte culturel " dans lequel les violences faites aux femmes survenaient. (…). Au Canada, il a fallu que l'opinion publique se mobilise, en 2004 et 2005, pour que la province de l'Ontario renonce à reconnaître la validité de décisions rendues par des tribunaux islamiques, qui entendaient régler les différends familiaux survenus dans leurs communautés. Là encore, comme en Italie, ce sont surtout les musulmanes qui ont tiré le signal d'alarme.

Les relations entre les Etats et les religions sont complexes. Les débats apparus dans plusieurs pays autour du foulard islamique le prouvent. Si le respect de la pluralité des convictions religieuses - mais aussi agnostiques - s'impose, " l'autonomie de l'Etat implique la dissociation de la loi civile et des normes religieuses ou philosophiques particulières ", rappelle la Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, rédigée en 2005 par 212 universitaires venus de 29 pays. Selon ce document, officiellement présenté devant le Sénat français le 9 décembre 2005, " l'égalité doit se traduire dans la pratique politique par une vigilance constante pour qu'aucune discrimination ne soit exercée contre des êtres humains dans l'exercice de leurs droits ".Un principe que l'on aimerait voir appliquer dans l'Union européenne. Et au-delà. » Editorial : Le Monde 16 08 2007

Premier point. Il est nécessaire de souligner que tenir compte d’un « contexte culturel » ne signifie nullement renoncer à défendre les droits fondamentaux des personnes. Que par ailleurs le combat pour la diversité culturelle n’est pas le combat pour l’enfermement culturel. C’est effectuer une grave confusion que de faire coïncider ces 2 aspects.

Le théoricien canadien du multiculturalisme W. Kymlicka a parlé à propos de l’affaire de l’Ontario de « dévoiement du multiculturalisme » et la plupart de mes collègues universitaires canadiens pensent que, de toute façon, l’Ontario n’aurait pas pu reconnaître des décisions contraires à la Charte des droits qui a valeur constitutionnelle au Canada. Cela dit : « un tien vaut mieux que deux tu l’auras » et c’est très bien que des femmes et des hommes, des musulmanes/musulmans et d’autres se soient mobilisés pour être les garants concrets du fait que le multiculturalisme s’arrête quand commencent les droits fondamentaux

 

A propos de Will Kymlicka, il distingue deux sortes de revendications de la part des minorités culturelles (cf. La citoyenneté multiculturelle, Boréal, 2001, p. 59)

Les premières revendications visent à préserver des cultures minoritaires contre des décisions politiques et administratives qui ont des conséquences (voulues ou non) d’homogénéisation, d’uniformisation culturelle et sont destructrices de pans entiers de certaines cultures. Sauf nécessités forte imposées par le lien social, il souhaite que l’on fasse droit à ces demandes de protection culturelle. On pourrait dire, avec un humour un peu grinçant que l’on se soucie de plus en plus des espèces animales menacées ; on pourrait se soucier également des cultures humaines menacées !

Les secondes revendications visent, elles, à imposer à des personnes considérées comme membres de minorités culturelles des contraintes supplémentaires (ou des règles différentes) à celles qui découlent de l’ordre politique et administratif. A cela, Kymlicka oppose un refus net car, dans une démocratie libérale, chacun a le droit de se désengager de la culture d’origine, de se référer à différentes normes (ou logiques) culturelles. Dans l’affaire italienne, Fatima avait autant le droit que Carla  ou Marianne d’adopter tout « style de vie » autorisé par la loi.

Les partisans d’une laïcité, ou simplement d’une démocratie, qui puisse faire droit à la diversité culturelle, tous ceux qui combattent les discriminations doivent le dire haut et fort : C’est en fait le même combat pour la liberté. La liberté est en effet à la fois la liberté de… et la liberté par rapport à…

Que la diversité culturelle ne signifie pas l’enfermement dans la culture, nous en avons (heureusement) de multiples exemples. Un vietnamien d’origine habitant en Bretagne pourra se passionner pour la culture bretonne et apprendre la langue. Et inversement.

 

Philippe Lazar indique (Autrement dit laïque, Liana Lévy, 2003, 111ss.) qu’une distinction doit être faite entre un fait culturel et des groupes humains (à géométrie variable) qui sont à un moment donné porteurs de cette culture. Si l’attribution de la nationalité est régie par des règles qui déterminent de façon claire qui est Burkinabé, Canadien, Français,… « Tout fait de culture -la catholicité, la judéité, l’islamité, la corsitude, etc- peut être considéré comme un bien public global appartenant au patrimoine culturel de l’humanité ». Chacun doit pouvoir se « l’approprier au sens où l’on s’approprie une langue » sans être prédéterminé par le sang ou même l’histoire. Et si l’engagement culturel, au sens large doit être libre, il en est (a fortiori) de même pour le désengagement culturel. Chaque individu doit être libre de se désengager par rapport à sa culture, mais aussi de la réinterpréter, de la métisser en la mélangeant à d’autres, de la contester sur certains points et de la valider sur d’autres, etc. C’est d’ailleurs ainsi que les faits culturels sont eux-mêmes des faits vivants et non pas des pierres rigides

Second point. Revenons à Fatima. Le même numéro du Monde comporte une interview du président de la section italienne de la Ligue musulmane mondiale, M. Scialoja. Son propos est très net et vaut la peine d’être cité. Pour lui la justice italienne « semble avoir voulu tenir compte de la religion » alors que celle-ci « n’y est pour rien » : « Ce qui est arrivé à la jeune fille n’est que le résultat de pratiques ancestrales patriarcales étrangères à l’islam. » Et il ajoute « Vous ne trouverez pas un mot dans le Coran qui dise que l’on peut frapper des enfants pour leur montrer la voie à suivre. » Et il conclut : « Ce verdict nous rend un mauvais service puisqu’il pousse à considérer que ce genre de violences est justifié par de prétendues raisons religieuses. »

Voilà qui est on ne peut plus clair et il faut remercier le journaliste du Monde (Salvatore Aloïse) de cette mise au point. Sauf que…le titre de l’interview est le suivant : « M. Scialoja dénonce la « tolérance » de la justice italienne envers la charia »… ce qui est le contraire puisque justement l’interview dit que la « charia » (ou ce que l’on nomme ainsi en Occident) n’a rien à voir dans cette affaire.

Le titre remet l’islam dans le bain si je puis dire et conforte préjugés et idées reçues que l’interview combat. Pourquoi une telle contradiction que l’on rencontre de plus en plus dans les journaux, même « sérieux », entre le contenu de articles et leur titres ? Parce que les titres ne proviennent pas des journalistes mais sont choisis selon des critères de marketing. On rédige le titre le plus « vendeur » possible. Et c’est ainsi que l’on enfonce les gens dans des stéréotypes et des préjugés.

3° La Déclaration Universelle sur la laïcité est devenue un document de référence

L’Editorial du Monde se réfère à la Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle. Les  « fana » du Blog se rappellent peut-être qu’en 2005, pour le Centenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat, une Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle avait été signé par environ 250 universitaires (quand on avait arrêté les signatures) de trente pays des différents continents. Elle avait été présentée le 9 décembre 2005 au Sénat, sous la présidence de M. le Ministre Hervé Hasquin, ancien doyen de l’Université Libre de Bruxelles[2] Quelques uns, en tout cas, s’en souviennent et m’ont demandé ce qui était advenu de cette Déclaration.

La citation du Monde est une preuve parmi d’autres que ce document est devenu un document de référence. Certes, faute de moyens et de secrétariat, la Déclaration est devenue une sorte de bouteille à la mer[3]. Mais, régulièrement des échos nous parviennent qui montrent qu’elle vit sa vie propre

Ainsi elle a été éditée dans plusieurs pays. Diffusée au départ en 4 langues (anglais, espagnol, français, arabe), elle a été traduite (d’après les échos reçus) en totalité ou partiellement en plusieurs autres (iranien, japonais, vietnamien,…). Actuellement, elle est en train d’être traduite en chinois.

Par ailleurs, le continent où elle semble avoir le plus de succès semble être l’Amérique Latine. Elle a été étudiée en Bolivie, où la laïcité est d’actualité depuis la victoire du président Moralès, elle a été acclamée au Mexique, etc. Elle se trouve sur un Site très consulté et consacré à la laïcité édité par le Colegio mexiquense.

Et il est certain que nous sommes loin d’avoir toutes les informations.

Alors, nous convions toutes celles et tous ceux qui pourraient nous en donner à les transmettre à declarationlaicite@hotmail.fr (ou dans les Commentaires de ce Blog)

Je republie ci-après des extraits.

Préambule

Considérant les diversités religieuse et morale croissantes, au sein des sociétés actuelles, les défis que rencontrent les États modernes pour favoriser le vivre- ensemble; considérant la nécessité de respecter la pluralité des convictions religieuses, athées, agnostiques, philosophiques, et l’obligation de favoriser la délibération démocratique pacifique; considérant enfin que la sensibilité croissante des individus et des peuples aux libertés et aux droits fondamentaux invite les États à veiller à l’équilibre entre les principes essentiels qui favorisent le respect de la diversité et l’intégration de tous les citoyens à la sphère publique, nous, universitaires et citoyens de différents pays, proposons à la réflexion de chacun et au débat public, la déclaration suivante:

Principes fondamentaux

Article 1. Tous les êtres humains ont droit au respect de leur liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective. Ce respect implique la liberté d’adhérer à une religion ou à des convictions philosophiques (notamment l’athéisme et l’agnosticisme), la reconnaissance de l’autonomie de la conscience individuelle, de la liberté personnelle des êtres humains des deux sexes et leur libre choix en matière de religion et de conviction. Il implique également le respect par l’État, dans les limites d’un ordre public démocratique et du respect des droits fondamentaux, de l’autonomie des religions et des convictions philosophiques.

Article 2. Pour que les États soient en mesure d’assurer un traitement égal des êtres humains et des différentes religions et convictions, l’ordre politique doit être libre d’élaborer des normes collectives sans qu’une religion ou conviction particulière domine le pouvoir et les institutions publiques. L’autonomie de l’État implique la dissociation de la loi civile et des normes religieuses ou philosophiques particulières. Les religions et les groupes de convictions peuvent librement participer aux débats de la société civile. En revanche, ils ne doivent en aucune façon, surplomber cette société et lui imposer a priori des doctrines ou des comportements.

Article 3. L’égalité doit se traduire dans la pratique politique par une vigilance constante pour qu’aucune discrimination ne soit exercée contre des êtres humains, dans l’exercice de leurs droits, en particulier de leurs droits de citoyens, quelle que soit leur appartenance ou leur non-appartenance à une religion ou à une philosophie. Pour que soit respectée la liberté d’appartenance (ou de non appartenance) de chacun, des “ accommodements raisonnables ” peuvent s’avérer nécessaires entre les traditions nationales issues de groupes majoritaires et des groupes minoritaires.

La laïcité comme principe fondamental des États de droit

Article 4; Nous définissons la laïcité comme l’harmonisation, dans diverses conjonctures socio-historiques et géo-politiques, des trois principes indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective; autonomie du politique et de la société civile  à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains.(….)

Article 7. La laïcité n’est donc l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation, d’aucun continent. Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. Des processus de laïcisation ont eu lieu, ou peuvent avoir lieu, dans diverses cultures et civilisation, sans être forcément dénommés comme tels.

(…)

La laïcité et les défis du XXIe siècle

(…) Article 15. Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles. La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien

(…)

Article 18. Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins, l’apprentissage des principes inhérents à la laïcité peut contribuer à une culture de paix civile. (…) C’est une conception laïque, dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle. Cela lui permettra d’apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace mais plutôt comme une véritable richesse.

Pour avoir le texte complet, il suffit de cliquer sur Archives, au mois d’octobre 2005 (c’est entre la Note du 10 et la Note du 3 octobre).

N’hésitez pas à la mettre sur vos Blogs, sur vos Sites. Elle est faite pour circuler.



[1] Sur l’affaire de l’Ontario, lire l’article de S. Charles dans Le Débat, n° 142, nov-dec 2006, p. 32-43.

[2] Fondée sur le « libre-examen », cette Université a été un des hauts lieux de l’élaboration de la pensée laïque et continue à organiser des colloques et à publier des ouvrages sur la laïcité.

[3] Il faut rappeler que cette Déclaration a été élaborée, diffusée et signée pratiquement sans moyens. La Ligue de l’enseignement et d’autres organisations laïques ont permis de payer les voyages et les séjours de certains des universitaires qui ont présentés la Déclaration Quelques concours ont permis d’assurer un minimum de secrétariat pour préparer cette séance officielle et faciliter la diffusion (en plusieurs langues) de la Déclaration.

09:40 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (0)

11/08/2007

le feuilleton de l'été: LA MORT entre MEDECINE et RELIGION

J’ai fait une « grosse bêtise » en coupant ma dernière Note à un endroit qui rend difficile la reprise. Le début de ma Note d’aujourd’hui va donc être un peu hard. Tant pis, il faut assumer, alors j’assume. Je rappelle seulement que cette Note est donc la suite du feuilleton de l’été sur la mort entre médecine et religion (cf. les Notes du 26 juin, 20 juillet et 30 juillet). Et si la mort sert de fil conducteur, en fait, et cette Note le montre je crois, c’est la problème général de la laïcisation et de la sacralisation de la médecine en France que ce feuilleton tente d’aborder.

 

Donc je reprends en gros où j’avais laissé mon propos il y a 10 jours :

Les religieuses ont tendance à mêler pratiques religieuses et pratiques médicales : pour elles « la maladie est aussi un moment privilégié pour ramener les brebis égarées dans le droit chemin : les sœurs doivent empêcher les malades de prononcer des paroles blasphématoires, indécentes ou impies, instruire les ignorants dans la (bonne ! J. B.) doctrine, ramener à la pratique les infidèles, faire distribuer l’extrême onction aux mourants.» écrit l’historien de la médecine O. Faure sans s’apercevoir qu’il existe un aspect doublement conflictuel de ces pratiques.

D’abord, elles vont contre le pluralisme du 1er seuil de laïcisation, résultat de la révolution et du recentrage napoléonien, situation où non seulement tous les Français ne sont pas considérés comme catholiques (protestants et juifs appartiennent à des cultes reconnus) ; mais où, de façon certes, moins claire, il peut légitimement exister plusieurs manières d’être catholique, allant de la dévotion à l’indifférence en matière de religion.

 

Ensuite, parce qu’en voulant garder le mélange de préoccupations morale et religieuse et pratique médicale (et en mêlant effectivement les 2), la pratique  des religieuses va à l’encontre de la fragmentation institutionnelle de ce 1èr seuil, c'est-à-dire (pour notre sujet) du développement de la médecine comme institution autonome à l’égard de toute composante religieuse.

Enfin, l’historien Jacques Léonard expose (p. 46-52) les « cinq chefs d’accusation portés contre les religieuses » : « obscurantisme, incompétence, imprudence, négligence, goût du lucre, et démédicalisation de certaines contrées », accusations qu’il déconstruit et relativise plus ou moins fortement ensuite (p.52-56), mais qui montrent que les religieuses avaient souvent mauvaise réputation dans le milieu des médecin.

 

 

Et, in fine, les 2 historiens Léonard et O. Faure se rejoignent en concluant que les religieuses ont joué un rôle dans le processus de médicalisation (alors qu’elles ont été accusées de l’inverse. Cela montre bien qu’il faut avoir une vigilance constante face à toutes les évidences sociales de son temps : il y a de fortes chances qu’un siècle après elles apparaissent fausses !).

Citons O. Faure : « Entre l’automédication et le recours systématique au médecin, elles ont pu constituer une étape fondamentale, celle pendant lequel l’homme du peuple s’habitue à confier son corps et sa santé à d’autres que lui ou ses proches. Une fois accomplie cette mutation essentielle, la voie est libre pour le médecin. » (p. 33).

Léonard  est encore plus explicite et son propos va tout à fait dans le sens de la sécularisation transfert de sacralité de l’institution religieuse aux institutions séculières de socialisation comme la médecine et l’école (mon dada ! et l’hypothèse de départ de ce feuilleton estival, cf. la Note du 26 juin) : « En tout état de cause, écrit-il, les sœurs introduisent des médecins dans les familles humbles qu’elles connaissent. Elles inoculent la médecine au peuple des fidèles dont elles combattent parfois le fanatisme rural. Elles lui donnent l’habitude de considérer ce recours au médecin comme normal, et bientôt comme indispensable. Par leur attitude même, elles valorisent le « bon docteur », le « grand docteur », « le docteur a dit que », « le docteur veut que », ces petites phrases résonnent de la même manière que « Monsieur le curé a dit que »… Zélées et respectueuses, elles inspirent aux familles, par mimétisme, la même déférence et la même soumission. (…) D’où la complaisance empressée de nombreux médecins qui profitent de cette magnifique réclame, de cette passation de pouvoirs –du clérical au médical- pour emboîter le pas aux religieuses et s’infiltrer partout » (p. 57).

 

Donc les conflits religion-médecine ont existé et en même temps il y a eu des relais religieux à la légitimation, et même à la sacralisation de la médecine.

Quelle que soit sa conviction religieuse personnelle, le médecin français du XIXe siècle a des tendances virtuelle à être (en un certain sens) « anticlérical » : en effet, il n’a pas de compétence religieuse : c’est un laïc quant à la religion alors qu’il est un clerc quant à la médecine.

De façon consciente ou non, le médecin est porteur d’un double changement de mentalité, lié aux idéaux de la modernité.

D’abord, il diffuse peu à peu à l’ensemble de la population, l’idée que la guérison est une affaire humaine. Elle s’obtient par des moyens rationnels, par une pratique codifiée par des savoirs et des techniques. Cette idée récurrente de la médecine (mais qui était loin d’être partagée par l’ensemble du corps social) comporte, au XIXe, une signification neuve à cause du retournement épistémologique qui, Michel Foucault (1972) l’a montré, a donné naissance à la médecine moderne : la mort devient le point de référence par rapport auquel se comprend et s’explique la dégénérescence dont la maladie est la manifestation[1].

La pratique médicale va scruter le corps de plus en plus minutieusement en le comprenant, de façon organiciste, comme  un ensemble biodégradable cerveau-cœur-poumons-foie-reins-tube digestif-appareil génital. La mort est toujours (mais d’une toute nouvelle manière par rapport à la mort dans un univers à dominante religieuse) au cœur de la vie même, en une présence menaçante permanente

Or elle devient, second changement de représentation dont nous avons déjà donné des exemples, socialement la fin de la vie, et non plus le passage dans l’au-delà. Cette conception d’un passage dans l’au-delà est progressivement considérée par les médecins comme une  simple croyance privée. Elle ne doit pas perturber l’efficacité de l’activité du médecin. Cela signifie que le médecin veut ignorer la religion de son malade, non seulement parce que, dans son éthique propre, il doit soigner le malade quelle que soit sa religion, mais parce que (progressivement) il ne veut plus tenir compte, dans sa pratique professionnelle, de préoccupations d’ordre moral et religieux que ce malade pourrait avoir et aussi d’imposition normative religieuse sur le malade.

-         dans le 1er cas on trouve, par exemple les préoccupations de « pudeur ». Certains médecins en tiennent compte comme Laennec : l’auscultation des bronches se faisait en appliquant l’oreille sur la poitrine des patientes, ce qui gênait nombre d’entre elles. Laennec voulut faire droit à leur problème et il se souvint d’un problème d’acoustique connu : si on applique l’oreille à l’extrémité d’une poutre, on entend très distinctement un coup d’épingle donné à l’autre bout. Il invente alors le stéthoscope. Mais cet esprit novateur qui contourne l’obstacle en le respectant ne va plus être de saison : la pudeur sera de + en + considérée comme un facteur négatif qui gêne l’examen médical.

-         dans le second on retrouve le conflit entre les 2 conception de la mort : que la mort soit un moment décisif pour le salut était, nous l’avons vu, une croyance sociale. Cette croyance sociale ne se laisse pas facilement réduire à une opinion privée qui ne doit pas interférer avec la pratique médicale. L’historien P. Guillaume (1990, 34-37) donne plusieurs exemples Ainsi la césarienne va être un objet de litige : si l’accouchement « naturel » donne un enfant mort, certains ecclésiastiques (pas tous, l’Encyclopédie théologique, souligne Guillaume, p. 35, est d’un avis contraire) souhaite que l’on fasse une césarienne, une hystérotomie (section du muscle utérin) (au risque de tuer la mère) pour dégager le crâne de l’enfant et lui administrer le baptême et au moins « assurer la vie de l’âme de l’enfant ».  Un médecin belge invente une sonde qui permet des baptêmes intra utérins. La césarienne post-mortem que pratiquent certains ecclésiastiques ou sur leur conseil par toute personne présente pour pouvoir ondoyer le fœtus ne pose pas les même problèmes, mais sont considérés de + en+ par les médecins comme un exercice illégal de la médecine qu’il faut combattre. A fortiori les 1er avortements thérapeutiques (exemple d’1 prostituée qui subit 3 avortements de 3 médecins différents ; cela divise les médecins car il ne faudrait pas schématiser en tous les médecins d’un côté et tous les prêtres de l’autre : le conflit porte sur une vision où les normes religieuses peuvent (ou doivent) continuer à intervenir dans la pratique médicale et une vision où ces normes religieuses doivent disparaître de toute préoccupation du médecin..

Dans la citation de Pasteur : sans demander au malade « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant  donc une attitude de neutralité religieuse, le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83), une expression n’est jamais relevée, elle nous parait pourtant significative : « tu m’appartiens » (« tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai »). Normalement, c’est le serf, l’esclave qui « appartient » et non l’égal, « le frère », selon la terminologie (parareligieuse aussi, c’est significatif : on prétend ne pas être dans un rapport de clientèle).

Au non de sa capacité à guérir, à lutter contre la mort, le médecin réclame que le malade -son frère en humanité- lui « appartienne » ; il estime que l’objectif qu’il poursuit nécessite (et légitime) un pouvoir sans entrave. De façon moins explicite, l’expression qui va être utilisée socialement pour décrire la relation médecin-malade : « une confiance et une conscience » va dans le même sens. Des médecins revendiquent d’être un « homme dans lequel on doit avoir plus de confiance que dans le meilleur de ses amis » ; et d’autres ajoutent : « notre conscience n’a pas besoin de lois » (propos cités par A. Carol, 2004, 115, 119).

Et l’historienne de préciser qu’en fait ce sont « des modèles plus autoritaire, comme ceux du père ou du guide » qui prédominent, à partir du rôle du médecin : « lutter contre la mort ». Un médecin  précise d’ailleurs (in La Gazette médicale, mars 1914, 71) : « C’est sur ce pacte tacite qu’est basée la confiance des malades, et d’autre part, notre puissance morale sur eux

Cette prétention rend très difficile l’annonce au malade de sa mort prochaine ou même le fait que la maladie est incurable. En effet, à partir du moment où le médecin reconnaît son impuissance à guérir, « un rapport de force implicite s’inverse. L’autorité du médecin, incontestée lorsqu’il s’agit de soigner, vacille. Une autre logique prime, celle que l’affection, les habitudes, l’intérêt des proches imposent. Le malade échappe au médecin, en devenant un mourant »  (idem, 33).

Domine donc largement un « discours d’occultation » où on cache au malade son véritable état (idem, 19) où les médecins se confortent mutuellement sur la nécessité d’entretenir un malade incurable dans « de douces illusions » : « c’est faire oeuvre sainte que d’entretenir l’illusion de l’espérance » déclare l’un d’entre eux, tandis qu’un autre parle du « mensonge consolateur » et qu’un troisième affirme : « nul n’est plus autorisé que le médecin à mentir avec assurance ». Ce genre de citations pourrait être multiplié presque à l’infini (A. Carol, 80s., 22, 20).

Certes, ce « mensonge consolateur » va être justifié peu à peu par l’existence d’un infime espoir de guérison. Mais pourquoi, alors, les médecins eux-mêmes parlent en termes de « vérité » ou de « mensonges » ? Ils pourraient tout aussi bien communiquer leur diagnostic en reconnaissant qu’il comporte une marge d’incertitude. Mais ils semblent préférer penser qu’ils savent la « vérité » que le malade, lui, ne doit pas la connaître.

Cette occultation entraîne deux paradoxes.

-         D’abord, les médecins anticléricaux se présentaient volontiers comme les porteurs d’espérances « réelles » (chacun peut constater la réalité empirique d’une guérison) face aux prêtres qui, à leurs yeux, trompaient une population trop crédule par des espérances illusoires. Et voila ces médecins anticléricaux qui défendent la nécessité d’une « espérance » sans fondement.

-         Second paradoxe : les médecins qui, pendant longtemps, souhaiteront que la « vérité » soit dite au malade (avant de s’aligner, parfois, au XXe siècle, sur la position dominante) sont les médecins catholiques militants. Selon ces derniers, le médecin « ne doit pas tromper celui qui a mis en lui toute sa confiance, le nourrir d’illusions vaines, de promesses mensongères » pour ne pas voler le malade de sa mort et l’empêcher de recevoir les derniers sacrements (idem, 28). En effet, de plus en plus, il s’avère que le prêtre est appelé trop tard. Quand il arrive, il trouve un moribond sans conscience ou même une personne réduite à l’état de cadavre.

Cette occultation de la « vérité » s’effectue également dans des circonstances bien précises où les intérêts institutionnels des médecins et de la médecine sont en jeu.  Et là, l’affaire se complique car il faut pour pouvoir analyser les choses, croiser le conflit religion-médecine et les intérêts propres de l’institutionnalisation de la médecine. A ma connaissance, les historiens de la médecine n’opèrent guère un tel croisement, d’où l’aspect parfois un peu unilatéral de leurs propos : soit ils racontent l’histoire des vainqueurs, c'est-à-dire font l’histoire du point de vue des médecins soit ils se veulent critiques mais alors cette critique est un peu de la dénonciation morale.

Or il ne s’agit pas de distribuer les bons et les mauvais points mais de comprendre pourquoi les mutations actuelles du rapport médecin-malade, le (relatif) déclin de la médecine comme institution, la pluralisation des pratiques médicales sont particulièrement déstabilisantes en France et atteignent un type de laïcité qui rapproche laïcité et « religion civile » à la Jean-Jacques Rousseau.

 

 

Prenons deux exemples : anesthésie et contagion.

L’anesthésie est un enjeu conflictuel : le sort  du « pécheur » (et de la jolie pécheresse, of course dis-je de façon hyper machiste) dépend pour l’éternité des derniers instants de la vie, donc des remèdes qui sont de nature à insensibiliser le malade peuvent lui faire perdre son salut éternel. Et à cela s’ajoute un argument « moral » (religieux sécularisé ?) : pour un médecin comme Magendie : la perte de conscience, le fait d’être livré tout entier au médecin présente « quelque chose de dégradant et d’avilissant » (1847) (l’anesthésie est employée à partir de 1847 et elle est totale : l’anesthésie locale à l’aide de cocaïne ne sera utilisée qu’à partir de 1884).

Et pour l’accouchement, le médecin catholique (et défenseur des intérêts du catho dans la sphère médicale) George Surbled justifie l’interdiction (française, puisqu’en Grande Bretagne, nous l’avons vu, il en va différemment) des anesthésiques pour le travail de la femme en couche par un argument extramédical : « pourquoi enlever [à la mère] malgré elle, la joie amère de la souffrance qui sanctifie l’amour ? Pourquoi lui retirer la sublime auréole du sacrifice qui double ses liens avec l’enfant ? » (effectivement, on se demande bien pourquoi !!) (La morale dans ses rapports avec la médecine et l’hygiène, 1900) Donc, nous sommes là dans le conflit médecine-religion

Mais, d’autre part, longtemps au XIXe siècle, le chloroforme, malgré les précautions prises, provoquait des morts foudroyantes entraînant l’ouverture d’informations judiciaires. Mais le chloroforme permet au médecin de prendre son temps, « d’expérimenter des procédures qu’il ne peut pas toujours mener à bien » sans cela (Léonard, 106). Alors, le rapport de l’Académie de médecine, en 1848, « concluait contre toute évidence que le chloroforme n’était pas le responsable des morts soumises à l’examen » indique l’historienne Roselyne Rey.

Elle donne la raison de cette dissimulation : « la généralisation d’une pratique nouvelle (…) est (pour les médecins français d’alors) plus importante que la mort de quelques individus. (…) Le sacrifice de quelques vies individuelles, inacceptable du point de vue des individus eux-mêmes, est pourtant accepté dès lors que l’intention est bonne et la prévision impossible » (1993, 198, 200). Accepté et socialement nié tout à la fois pour des raisons d’institutionnalisation de la médecine qui visent à rendre cette pratique socialement obligatoire.

Mais on voit là le court circuit entre les 2 aspects : puisque les médecins nient les risques de l’anesthésie, le malade ne va pas recevoir les derniers sacrements  et donc il meurt en état de péché et, pour ses proches, risque fort de rôtir en enfer.

 

Seconde sorte de problème : la contagion. 

D’un côté, des médecins, lors de l’épidémie de choléra de 1832 se plaignent de leur impuissance à empêcher les rassemblements organisés par le clergé avec des processions expiatoires et des prières publiques qui tentent de lutter religieusement contre la maladie et risquent de l’aggraver en facilitant la contagion. Mais, d’autre part, pendant une grande partie du XIXe siècle, beaucoup de médecins  « nient effrontément la contagion », au risque de « l’aggraver » (J. Léonard, 1981, 97s).

Deux phrases semblables sont prononcées lors de séances de l’Académie de médecine : La 1ère : « même si le choléra était contagieux, le devoir serait de le taire » (p. 159) (1849)   (l’épidémie se propage à ce moment là. Des médecins, soucieux des intérêts du commerce, veulent protéger les armateurs du Havre et de Bordeaux contre les « tracasseries de la police commerciale »). La 2ème : « si la phtisie est contagieuse, il faut le dire tout bas » (1867).

L’historien Jacques Léonard explique ainsi les raisons de tels discours : « on a peur que l’opinion vacille sous le choc de ces révélations, que les malades soient alors séquestrés ou abandonnés, que la médecine préventive et l’administration sociale en soient durablement ébranlées » (159) et précise qu’il « faudra cinq invasions du choléra en France pour que sa transmissibilité par les déjections qui contaminent les eaux, les aliments et les habits devienne un acquis étiologique » (158)

 

Si on se place d’un point de vue éthique, il existe une certaine contradiction entre ces morts assumées et masquées et le discours médical officiel pour qui le premier devoir du médecin consiste à prolonger la vie, ne serait-ce que de quelques instants. Or ce discours fonde la légitimité morale d’une intervention médicale de plus en plus forte, au fur et à mesure des « progrès » de la médecine[2]. Cet objectif de prolongement de l’existence de malades incurables par tous les moyens en possession du médecin est, en général, bien accepté  des prêtres : le salut peut se jouer dans ces instants décisifs. Mais cette prolongation temporaire de la vie a souvent comme contrepartie une intensification de la souffrance. « Tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » affirmait, selon Pasteur, le médecin à son malade. En fait, le choix de la lutte pour un moment de vie supplémentaire est alors nettement  privilégié par rapport à la lutte contre la douleur.

On constate, là encore, une différence forte entre médecins britanniques et médecins français. Cette différence d’attitude par rapport à la douleur existe dès le XVIIe siècle et elle perdure jusqu’au XXe siècle.

Les médecins britanniques (et hollandais) du XVIIe siècle considéraient l’opium comme un « remède dont le Dieu tout-puissant (…) a fait présent aux hommes pour adoucir leurs maux ». Plus tard, la morphine sera utilisée. Les médecins français se montreront beaucoup plus réticents  face à de tels remèdes en en donneront des justifications médicales  constate Roselyne Rey (1993, 100-104). Elle ajoute cependant « qu’une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir toujours conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse ». En effet, longtemps dans le catholicisme, la douleur a été considérée comme ayant un rôle positif dans l’obtention du salut (ce qui n’est pas le cas dans le protestantisme). Ainsi, le médecin français peut se croire religieusement neutre dans sa pratique professionnelle sans que cela soit forcément le cas.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la médecine a acquis, dans la société française, une légitimité morale supérieure à la religion, ce qui n’apparaît pas être le cas en Grande Bretagne (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 207 s.)[3]. L’idée que l’être humain, « est un complexus de cellule en voie perpétuelle d’évolution, en marche vers la mort » et que, dès les débuts de son existence, « la mort se développe aux dépens de la vie » (La Grande Encyclopédie, 1901, volume 24, 368) est socialement admise, du moins chez les élites (les décideurs sociaux). La lutte du médecin contre la mort légitime non seulement qu’il soigne des malades, mais -à la limite- qu’il considère -comme l’écrira avec humour l’écrivain Jules Romain en 1923- que « tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Peu à peu  la seule mort socialement acceptable est la mort en état de vieillesse (et progressivement, l’on devient « vieux » de plus en plus tard).

La République des Républicains a induit une nouvelle importance des médecins et va affronter explicitement le problème d’une laïcité de la mort, ce qui met enjeu tout un ensemble d’acteurs sociaux.

Importance des médecins : Certes, il est sans doute excessif de parler de « bio-pouvoir » (M. Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, 84). Pourtant, on peut dire qu’avec l’école, la médecine devient une des institutions piliers de « l’esprit républicain », sans être pour autant lié à l’Etat comme la première.

Il est significatif que Nicolet, dont j’ai cité le propos pour élaborer mon hypothèse de départ, ne parle pourtant pas de la médecine quand il donne la liste des institutions qui incarnent l’Etat (Ecole, Armée, Justice, Administration,… Cf : La République en France, état des lieux, p. 71). C’est son point aveugle car la médecine devient l’illustration des « bienfaits de la science » et ses succès impressionnent.

On a vu l’établissement de l’anesthésie qui devient plus performante. De façon plus générale, la médecine met en œuvre des techniques (antisepsie, asepsie, rayons X…) sans commune mesure avec celles qui avait court un siècle avant (en 1803 par exemple, quand la loi établit l’ « exercice illégal de la médecine »). Par ailleurs, commence un processus de spécialisation qui fractionne les organes du corps. C’est avant tout la « révolution pasteurienne » (qui stimule les ambitions des médecins : ils se sentent désormais capables de faire reculer les infections, d’arrêter la contagion (donc ils n’ont plus besoin de la nier), de pratiquer des actes chirurgicaux jusqu’alors souvent mortels, de normer la vie sociale et personnelle de chacun à partir d’un idéal de santé, bref d’être les meilleurs agents du progrès moral et social.

Pasteur  (1822-1885) est de plus, une figure réconciliatrice des deux France alors que Laennec apparaît trop catholique aux uns et Claude Bernard trop proche des anticléricaux aux autres.

Pourtant Pasteur était chimiste (il a eu un laboratoire à la IIe section de l’EPHE), et non médecin, il fut soutenu par les vétérinaires alors que beaucoup de médecins, notamment les médecins matérialistes et transformistes, dont certains  se sont groupés autour de Charles Robin, prof. d’histologie à la fac. de médecine de Paris lui ont été hostiles au début. Ils sont très méfiants à cause de l’idée pasteurienne du caractère « vivant » des fermentations.

Ces médecins matérialistes veulent récuser toute barrière entre l’inerte et le vivant et ils espèrent que les progrès de la chimie organique vont prouver la justesse de leurs thèses. Les théories de Pasteur troublent tellement des médecins comme Naquet ou Clemenceau que (selon Léonard) elle les détourne de la médecine pour la politique. La traductrice de Darwin (philosophe, elle), Clémence Royer, fut aussi longtemps hostile à Pasteur. Dans les années 1880, arriveront les « pasteuriens de la onzième heure ». Et en fait Pasteur va être, paradoxalement, la clef du triomphe médical en France.

La médecine est alors considérée comme un « sacerdoce scientifique ». Il se produit un renversement de l’opinion. Les médecins étaient hués quand ils osaient intenter des procès pour exercice illégal de la médecine, dans les années 1840 ; ils deviennent l’objet, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d’une admiration qui tourne parfois à la vénération.

Les obsèques de certains d’entre eux sont notamment l’occasion de démonstrations collectives de reconnaissance émue, des sortes de rituels liturgiques d’hymnes à des sortes de saints scientifiques. Mais pour cela il faut non seulement que l’on reconnaisse au médecin son aspect « savant », mais aussi une exemplarité morale. Les journaux qui font l’éloge des médecins parlent de « bonté », « dévouement », modestie », « ardeur au travail », « non enrichissement », etc.

Les médecins constituent alors une des principales « couches nouvelles «  (disons même de son niveau supérieur)  dont Gambetta a salué l’événement et qui deviennent les cades, les notables, les assises sociales de la République. Il se produit un transfert de déférence de notables traditionnels (clercs religieux, notables de la naissance : bref les héritiers des 2  1er  ordres de l’Ancien Régime) vers des notables du savoir  (surtout du savoir moral, cf Cl. Nicolet) et (de ce qui est considéré comme) le travail de responsabilité en faveur du bien public : les médecins apparaissent en 1ère ligne dans ce sens.

Avec les avocats et les journalistes, ils deviennent des prescripteurs d’opinion, ils semblent des réformateurs sociaux, opposés à la morale dite de résignation de la religion ; ils s’investissent notamment dans le conglomérat de sociétés qui forme la Ligue de l’enseignement : sociétés protectrice de l’enfance, société de patronage des apprentis, sociétés de secours mutuels, etc.

Léonard écrit à juste titre : « Ils sont présents partout où s’élabore le nouvel esprit laïque. Ils s’intéressent aux sociétés sportives ou patriotiques, de tir, de gymnastique, ou de musique, qui cherche à améliore la condition physique et morale des futurs conscrits. » (« La médicalisation de l’Etat, l’exemple des premières décennies de la Troisième République », 313-320 ; note 315 in Annales de Bretagne, 1979).

 

On constate aussi une influence des médecins dans la maçonnerie : ce sont souvent eux qui sont à la tête du Grand Orient (président du Conseil de l’Ordre ou Grand maître).

Ainsi Henri Thulié, président du Conseil municipal de Paris et Grand maître en 1889-1892 et 1893-1894. Il est l’auteur d’un Catéchisme laïque (Paris, s.d.) dont le 1er commandement est : « Tu auras soin de ton corps, parce que la malpropreté est répugnante et engendre des maladies ». Il a également écrit un « essai de sociologie physiologiste » (ce n’est pas le seul qui veut partir de la physiologie pour élaborer une science de l’homme t de la société : c’est typique d’une démarche de pensée matérialiste de l’époque) : La femme, ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être (là aussi le titre est révélateur : le médecin sait et peut dire la norme) : Selon lui (je l’ai déjà raconté je crois, mais c’est tellement savoureux,…) l’embryologie a établi que l’embryon est d’abord femelle et ensuite mâle (d’où l’idée de l’ « arrêt de développement » pour expliquer l’existence des femmes !). C’est « le poumon » du médecin de Molière, sauf qu’il n’existe pas alors de nouveau Molière pour se moquer de cette élaboration scientiste de l’infériorité de la femme.

 

Autre médecin franc-maçon : le maire de Clermont-Ferrand, Antoine Blatin. Grand maître en 1894-1895, il se bat pour le droit à l’incinération, avec des arguments bactériologiques (mais il y a un fort enjeu symbolique). Lors de la discussion de la loi sur les funérailles (dont nous reparlerons), en 1886, il obtient de la Chambre un amendement donnant le droit « d’opter pour l’incinération ou l’inhumation ». Le Sénat retira cette phrase, mais un règlement d’administration publique sur la crémation fut publié en avril 1889.

Autres médecins maçons : Alfred Naquet, principal auteur de la loi sur le divorce ; Paul Bert, Emile Combes (dont ce blog vous a longuement parlé), Clemenceau,...

 

Mais pour notre sujet, le personnage le plus important est Désiré Magloire Bourneville (conseiller municipal de Paris en 1876, député en 1883, rédacteur en chef du Progrès Médical de 1878 à 1906 : une thèse serait à faire sur cette publication) qui fut le combattant de la laïcisation de l’hôpital.

Il déclara en 1881 au Conseil municipal de Paris : « C’est au nom de la liberté de conscience que nous n’avons cessé de réclamer la laïcité de l’enseignement. C’est au nom de cette même liberté que nous voulons la laïcité de l’Assistance publique ».

Autrement dit : pour éviter toute pression sur les consciences, notamment sur les malades proches de la mort, il faut une neutralité religieuse de l’hôpital et, plus généralement, de l’assistance publique.

Mais, cela pose un problème : la laïcisation de l’école publique veille au respect de la liberté religieuse en s’arrêtant, outre le dimanche, le jeudi pour favoriser le catéchisme, ailleurs qu’à l’école (maintenant c’est le mercredi). L’hôpital est un lieu plus clos que l’école : comment assurer la liberté de conscience de celles et ceux qui veulent se préparer religieusement à la mort ?

(à suivre. Je prévois encore 2 épisodes: le prochain va dériver sur 2 questions clefs: 1) la laïcisation partiellement avortée de la médecine à la fin du XIXe où pourquoi Bourneville a échoué là où Jules Ferry a réussi 2) médecine sexe et pudeur: comment la médicalisation a représenté une dépossession des femmes sur leur corps; le second reviendra sur la mort et abordera les nouveaux enjeux d'aujourd'hui: la mutation du rapport à la mort comme indice d'un nouveau seuil de laïcité.)



[1] On peut se demander s’il n’y a pas là, plus ou moins, une reprise sécularisée de l’idée traditionnelle de la mort comme moment décisif de la vie.

[2] Ce terme signifiait à la fois, alors, des progrès scientifiques et techniques et des progrès sociaux et moraux intimement liés aux premiers.

[3] On est entré dans un  second seuil de laïcisation.

30/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION (suite)

Merci à toutes/tous les internautes qui continuent avec constance de consulter ce Blog, malgré les « vacances ».

Puisque vous semblez ne pas vouloir bronzer idiot, je vais vous recommander un livre, certes un peu plus rude à lire que Voici ou Gala, mais tout à fait passionnant : Géohistoire de la mondialisation, le temps long du Monde, de Christian Grataloup, publié chez Armand Colin (non, je ne suis pas actionnaire ; ce n’est même pas un de mes éditeurs : vous voyez le conseil est absolutly désintéressé). Ce livre fait prendre un ‘sacré’ coup de vieux à Fernand Braudel et à ses thèses. Mais, so is life : le savoir est fait pour être dépassé. Je peux vous garantir que c’est écrit de façon très claire et même s’il y a beaucoup de personnages (des milliards et des milliards d’êtres humains), on s’y retrouve quand même car cela apporte du nouveau sur du connu (ou ce que l’on croit connaître).

Ce que j’apprécie particulièrement, c’est que la perspective géo-historique permet de désoccidentaliser l’histoire sans rien concéder au politiquement correct.  Bref, je ne le cache pas, j’ai été assez emballé.

 

 

Après, pour vous reposer un peu la bulbe, lisez Le Palais des courtisanes, le tome 3 des Nouvelles enquêtes du juge Ti de Frédéric Lenormand, qui est paru en poche cette année dans la collection Points. J’avoue que je n’avais qu’en moitié apprécié les 2 premières enquêtes ; il faut dire que succéder à Van Gulik est difficile. Mais celle là m’a bien plu.

 

 

Je reviens d’un colloque de sociologie qui a eu lieu à Leipzig. Je vous raconte cela (outre qu’à la rentrée de septembre, je vous livrerai une version « Blog » de ma communication qui portait sur « Violence, anticléricalisme et laïcité ») pour une raison précise : j’ai visité la « Thomas Kirche » où il y a le tombeau de Bach (Jean-sébastien pour les dames). Là, il y avait un petit prospectus indiquant que l’entretien de cette église luthérienne coûte 180000 € à la paroisse, et donc…à votre bon cœur Msieurs’dames. On trouve souvent, en France, horrible ce que l’on appelle « l’impôt ecclésiastique » allemand (prélevé par l’Etat auprès de celles et ceux qui se rattachent à l’Eglise protestante ou l’Eglise catholique), mais les réparations des églises, du coup, ne sont pas –comme dans notre sublime France laïque !- payée par les impôts de tout le monde, mais seulement par ceux qui acceptent de payer l’impôt ecclésiastique. Je ne dis pas que le système allemand est meilleur que le système français ; je dis que le système français décrit souvent encore comme une « laïcité stricte », une « séparation intégrale », etc… cache bien son jeu.

 

Un dernier mot avant de reprendre le feuilleton de l’été (cf. les Notes du 26 juin et du 20 juillet) : une internaute s’est étonnée de la pratique de bibles mises sous les oreillers des malades (ou des femmes enceintes d’ailleurs) dans un but thérapeutique (note 4 de la Note du 20 juillet). Cette pratique de religiosité populaire a été assez fréquente en Allemagne au XVIIe siècle, voie encore au XVIIIe, elle a disparu ensuite.

 

Bon, nous en étions au point suivant :

Exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré, dans le catholicisme[1], comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en  la conjonction de trois sacrements :

-         d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ;

-         ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ;

-         et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

La peine est l’enfer éternel si on meurt en état de « péché mortel » non remis par le sacrement (ou par une contrition parfaite) (orgueil, avarice, luxure, gourmandise, envie, colère, paresse) ou des « péchés véniels » commis à répétition ou dans certaines circonstances.

 

A propos de l’enfer,  puisque nous sommes en période de vacances, voici une histoire garantie authentique (bien sûr) : c’est un gus qui arrive dans l’au-delà et, chanceux, il a le droit de choisir entre l’enfer et le paradis. Pour l’aider dans son choix on lui passe un petit film sur un écran de télévision. Il commence par l’enfer. On y soit un mec vautré dans un big fauteuil, fumant un cigare, buvant du whisky 16 ans d’âge pendant que de splendissimes jeunes femmes le cajolent (et même plus, pour les internautes de plus de 18 ans). Tout émoustillé, il choisit illico d’aller en enfer. Là, à peine arrivé, il est mis dans une grande marmite d’eau bouillante. Brrrr… Il proteste. Et le diable d’éclater de rire : « Encore un qui croit à ce qui est montré à la télé ! »

Morale de l'histoire: à chaque époque ses croyances (naïves) et plutôt que de juger stupides celles de siècles passés, demandons nous comment les nôtres seront jugées dans 100 ou 200 ans. A mon (humble) avis, les grenouilles de bénitiers télévisuels ont remplacé les gernouilles de bénitiers de sacristie de manière encore plus prégnante sur la société globale. Voilà un nouveau cléricalisme à mettre en cause de façon urgente.

 Reprenons notre propos : le paradis ne se trouve pas garanti de façon mécanique par les « derniers sacrements ». Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire (dont J. Le Goff a raconté l’invention au Moyen-Age), lieu où selon le Catéchisme du Concile de Trente (1ère partie, article 5, 5) un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis.

Cela induit une double réalité symbolique.

-         d’abord les derniers sacrements n’effacent pas la crainte de la mort. La peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme[2] a longtemps en partie joué sur ce sentiment de crainte[3].

-         ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts, un lien mystérieux entre ceux qui sont morts et « ceux qui les aiment encore ». Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants[4]. Il existe, en France, encore au XIXe siècle un ensemble d’œuvres, une imagerie, des brochures et des journaux, comme l’Echo du purgatoire, qui par ce biais relient vivants et morts (pour les anticléricaux, le purgatoire constitue une source de profit évalué à 32 millions de francs or par an à la fin du XIXe siècle).

Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

 Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas. Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature, celle (dominante) du prêtre et celle (dominée) du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle puisque le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue de médecin, ces normes  religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ».

Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique  est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaudrait mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ».

 

Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares  et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements. Et donc, pour le système catholique, le médecin a (involontairement) provoqué la damnation éternelle de son malade. Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas, la peur de mourir ont existé, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements, était la mort la plus redoutée puisqu’elle risquait fort de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée  apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps ! (Admirez la subtilité de mes réflexion philosophiques : Kant et Hegel peuvent aller se rhabiller)  

La peur de la mort subite constituait donc un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Cet adjectif : « mortel » est très significatif : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, et en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans ce système symbolique, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.  

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme.  Auprès de la masse  du peuple il gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, naturellement également présents, faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

Nous avons déjà vu qu’en France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803, c'est-à-dire à un moment où lee médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). Cette institutionnalisation de la médecine française, cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale.

Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents  pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir  (J. Léonard, 1981, 76). Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause,  cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, lors de l’établissement du second seuil de laïcisation, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, beaucoup de médecins sont des fils de pasteurs et ils mêlent parfois dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques. Ainsi l’inventeur de l’accouchement  sans douleur affirme primo que Dieu est le premier anesthésiste (au début de la Bible , il endort Adam pour lui prélever une côte et créer Eve), secondo que le verset biblique où l’on prétend que Dieu a dit à Eve : « tu accoucheras dans la douleur » est mieux traduit de l’hébreu si on remplace cela par « tu accoucheras avec effort » (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.).

 

Le XIXe siècle est le grand siècle d’institutionnalisation de la médecine, dans un double sens de développement de l’institution et de son autonomisation : ainsi, les médecins deviennent, par exemple, des experts en matière judiciaire (développement) et en 1830, la police perd le droit d’obliger les médecins à dénoncer les blessés recherchés par les forces de l’ordre et qui recourent à leurs soins  (autonomisation): cela ne joue donc pas seulement face à la religion, mais cela joue d’autant plus aussi face à elle qu’après la forte désintégration institutionnelle qu’a connue la religion catholique, celle-ci est remise en selle en tant qu’institution (certes juridiquement dans certaines limites, mais entre le juridique et la réalité sociale, il peut y avoir des écarts.) et reprend donc de la vigueur : elle a tendance à vouloir réoccuper tout l’espace qui était auparavant le sien.

 

Dans le cadre du conflit des deux France, on assiste donc à un conflit inter-institutionnel : la réalisation de ce que j’appelle la fragmentation institutionnelle du 1er seuil de laïcisation ne peut s’effectuer sans conflit : il faut bouter hors du champ sanitaire les clercs religieux.

Henri Bon, médecin catholique du XXe siècle (qui a donc le regard rétrospectif d’un clerc de l’institution médicale dont le monopole de légitimité en matière de santé est devenu une évidence sociale) écrit en 1935 : « Nous connaissons des médecins pieux qui ont abouti à un véritable anticléricalisme, du fait de l’empiètement incessant de religieuses ou de curés sur le domaine médical, empiètement souvent nuisible au malade, très souvent nuisible à la réputation du médecin par des critiques plus ou moins explicites et qui arrivent même parfois à compromettre ou à rendre intenable la situation matérielle du praticien ».

Précis de médecine catholique, 1935, 580.

 

Deux remarques sur ce texte très significatif :

1) le passage du « souvent » pour le malade au « très souvent » pour le médecin et le fait que les nuisances dues à l’empiètement du religieux sur le médical sont traitées en 5 mots pour le malade et en 32 mots pour le médecin.

 On voit bien alors, deux aspects :

-         en premier ce qui est d’abord en jeu, c’est le développement d’une institution médicale autonome par rapport à la religion ;

-         en second c’est l’indication de la difficulté de cette autonomisation par rapport à la religion : Henri Bon dit avoir reçu des témoignages (donc il s’agit de la seconde moitié du XIXe siècle et non de la première) de médecins dont la réputation a été mise en cause avec succès par des clercs religieux, et comme il s’agit de « médecins pieux » devenus anticléricaux à cause de ces « empiètements », il est fort plausible que cela n’a pas concerné leur catholicité (style : n’allez pas chez ce médecin, c’est un franc-maçon). Ces « empiétements » sont, de façon plausible, soit que le clerc religieux estimait avoir une véritable compétence médicale et contestait le diagnostic du médecin, soit (de façon beaucoup plus vraisemblable, pour la seconde moitié du XIXe) que ce clerc trouvait, lui, que le médecin « empiétait » sur son propre domaine, ne lui faisait pas assez de place.

2) En effet, le partage de pouvoir sur le malade mourant potentiel (dans l’intérêt soit de sa santé, soit de son salut : et quel est le + important, that is the question ?) n’a rien d’évident et la fragmentation institutionnelle signifie la construction de frontières entre les rôles institutionnels et le pouvoir (pouvoir et pouvoir sur) qui leur est lié.

Il ne faudrait pas, cependant, en déduire que les relations entre les religieux (au sens large) et les médecins sont explicitement conflictuelles : dans l’immense majorité des cas, la partie émergée de l’iceberg est beaucoup plus une collaboration et le conflit, si conflit il y a est plus une tension implicite qu’un conflit ouvert.

Cela pour plusieurs raisons :

 

D'abord, il peut y avoir une évolution culturelle globale qui fait que les « élites » qu’elles soient religieuses ou médicales évoluent, en gros, au même rythme et donc partagent une façon analogue de voir les choses : la vision d’une Eglise catholique globalement « ennemie du progrès » est une vision polémique anticléricale. Par exemple, au début du XIXe siècle, il va y avoir une lutte commune pour acclimater la vaccination.

Au XVIIIe siècle, alors que la variole est une maladie mortelle et que l’inoculation progresse, à partir de 1720-1730, en Grande-Bretagne, Allemagne et Amérique anglaise, l’inoculation variolique est considérée en France par des médecins comme dangereuse et immorale, puisqu’elle consiste à infliger un élément de maladie à quelqu’un qui n’en est pas atteint (la tradition médicale française d’alors : il faut suivre la Nature, là on la force): encore en 1785, la Société royale de médecine indique comme moyen de lutter contre la maladie la mise en quarantaine. D’autre part, pour des théologiens, c’est le Diable qui a donné à Job la petite vérole  et l’inoculer = commettre un acte diabolique.

Indice parmi d’autre de la domination de la religion sur la médecine qui existe encore à l’époque des Lumières, un décret du Parlement de Paris de 1763, à un moment où l’épidémie fait rage, impose que toute inoculation soit soumise à l’accord préalable de la Faculté de théologie (catholique de la Sorbonne)

(J.-P. Peter, « Les médecins français face au problème de l’inoculation variolique et de sa diffusion (1750-1790) », Annales de Bretagne, 1979, 251-264)

A la fin du siècle Jenner inocule de la vaccine au lieu du pus humain et en 1800 Pierre Coze prof de clinique médicale à Strasbourg (point de contact avec l’Europe protestante) opère la 1ère vaccination réussie en France.

Quand Pie VII vient à Paris pour sacrer Napoléon, les membres du Comité central de la vaccine obtiennent que le pape approuve publiquement la découverte de Jenner. Dans la lancée, une douzaine de prélats font lire au prône du dimanche, par les curés, des lettres d’encouragement en faveur de la vaccination. Et Chantal Beauchamp (Forme et sens de la lutte sanitaire au XIXe siècle. Epidémies et endémies dans trois départements du Centre-Ouest, thèse EHESS, 1988) indique que des prêtres sont actifs dans les comités de vaccination de ces départements ;

Donc congruence qui fait que là on est dans une optique de sécularisation religieuse.

 

Autre cas où il semble y avoir une collaboration  explicite (malgré ce que dit Bon des « empiètements »): les religieuses.

Les congrégations hospitalières avaient été officiellement supprimées en août 1792. Mais les ci-devant religieuses étaient, assez souvent, restées en place et, dans un costume civil, avaient continué leur office.. Cependant, elles ne pouvaient plus recruter. Cela désorganisait l’administration des hospice et, désireuse de retrouver du personnel, elle avait fait prendre par le ministre de l’Intérieur Chaptal, une Circulaire (1 nivose an IX ; 22 décembre 1800) autorisant « la citoyenne Duleau, ci devant supérieur des Filles de la Charité (…) à former des élèves [= novices] pour le service des hôpitaux.

D’autres congrégations hospitalières  (not. les Filles de la Sagesse) obtiennent une autorisation semblable en 1801-1802.

Cependant, Portalis (le ministre des cultes de Napoléon) veut agir au cas par cas, sur le fondement de l’utilité sociale : la vie conventuelle n’est pas bien considérée, les vœux sont mal vus, mais la religion peut s’avérer socialement utile pour l’éducation, les hôpitaux, etc. (indice que la légitimité par l’utilité sociale peut faire tendre la religion vers une fragmentation institutionnelle…élargie).

Après 1815, le climat leur est assez longtemps favorable.

Cf. sur ce sujet : Claude Langlois, Le catholicisme au féminin, Le cerf, 1984, p. 115 notamment. Langlois montre que le fait d’être religieuse, pendant une partie du XIXe siècle donne la possibilité, pour des femmes qui possèdent une forte personnalité, d’avoir un certain degré d’autonomie sociale et d’activités dans la société.

 

Certaines de ces religieuses sont de milieux cultivés et sont instruites. Elles peuvent être filles, nièces, sœurs, cousines de médecins dont elles admirent le savoir, et dont elles voudront suivre l’exemple. Des livres de médecine sont écrits pour elles ; par exemple à Nantes, en 1836, Le manuel de médecine et de chirurgie à l’usage des sœurs hospitalières.

Elles assurent les soins les plus « répugnants » (comme la toilette et l’ensevelissement du cadavre) et le soutien des malades dans la souffrance et  l’agonie.. A noter qu’elles n’assurent pas seulement un service dans les hôpitaux, mais aussi « des visites à domicile et une pharmacie qui dessert la population locale en même temps que les malades alités » indique O. Faure (1993, 30). A partir du milieux du XIXe siècle certaines congrégations se spécialisent dans la garde des malades en milieu urbain (sœurs du Bon Secours, notamment). Et, dans les campagnes : petites communautés polyvalentes : mettons que 4 sœurs soient installées dans un village, 2 font l’école (aux filles), la 3ème visite les malades, la 4ème s’occupe des tâches matérielle.

 

L’historien Olivier Faure insiste sur la « complémentarité » et le fait que « dans les textes au moins, la religieuse est l’auxiliaire du médecin, pas sa concurrente » : « la religieuse doit se conformer à leur prescriptions, leur communiquer ses observations, préparer les remèdes sur leurs indications » (p. 33, 32). Effectivement, cela a du correspondre non seulement aux textes mais à bcp de situations empiriques.

Mais, tout en admirant les médecins, et en sachant tenir leur rang (le rôle subordonné de la femme !!) elles n’ont pas forcément toutes envies d’être soumises et obéissantes (cf les « empiètements » d’Henri Bon). Puis qu’être ‘bonne sœur’ est parfois un moyen détourné pour une personnalité féminine d’avoir un rôle social, ce n’est pas alors pour être l’auxiliaire toujours docile que voudraient les médecins : elles prétendent à une certaine légitimité, à un pouvoir sur la base de leur personnalité, de leur savoir autodidacte et surtout du fait que pour elles donner des soins est une manière d’accomplir leur ministère. L’historien Jacques Léonard (dans Médecins, malades et société dans la France du XIXe siècle, Sciences en situation, 1992,  33-61), au contraire de Faure, parle de « contentieux » entre les sœurs et les médecins

 

Les religieuses ont tendance (également) à mêler pratiques religieuses et pratiques médicales. D’abord, certaines font un tri moral entre des malades « dignes » de soins et d’autres qui en seraient moins dignes (les vénériens que les règles de certaines congrégations interdisent de soigner ; certaines « filles mères », prostituées, vénériennes qu’elles mettaient dans des dépôts de mendicité ou infirmerie de prison, et comme c’est au contraire ces catégories de femmes qu’auraient examiné les étudiants en médecine de province, liés aux cliniques hospitalières, cet enseignement est ainsi entravé). Les religieuses peuvent aussi donner un caractère rédempteur à la souffrance.

 

De façon plus générale (comme O. Faure l’indique lui-même), pour les religieuses, « la maladie est aussi un moment privilégié pour ramener les brebis égarées dans le droit chemin : les sœurs doivent empêcher les malades de prononcer des paroles blasphématoires, indécentes ou impies, instruire les ignorants dans la (bonne !) doctrine, ramener à la pratique les infidèles, faire distribuer l’extrême onction aux mourants.» A mon sens, O. Faure minimise un peu  l’aspect doublement conflictuel (virtuellement) de ces pratiques.

D’abord parce qu’il fait comme si c’était logique or cela va contre le pluralisme du 1er seuil où non seulement tous les Français ne sont pas considérés comme catholiques : protestants et juifs appartiennent à des cultes reconnus ; et d’autre part, de façon moins claire dans la logique du 1er seuil, mais quand même, il peut légitimement exister plusieurs manières d’être catholique, allant de la dévotion à l’indifférence en matière de religion. 

Ensuite….

(à suivre)

[1] Un sociologue à Leipzig ayant avoué son ignorance en la matière, je précise que les « derniers sacrements » n’existent pas dans le protestantisme

[2] Dans le protestantisme, la doctrine du « salut par la grâce », la disparition des « derniers sacrements » a, en partie dédramatisé l’angoisse de l’au delà, il en a été de même de l’esprit humaniste de la Renaissance. Mais ces changements ont d’abord concerné des élites. Sur ces évolutions de mentalité, cf. notamment M. Vovelle, 1983.

[3] Cf. les ouvrages déjà cités de J. Delumeau.

[4] Les messes pour les morts et, plus généralement, le rôle du bâtiment église (et du cimetière qui lui est lié) dans la perception d’une réalité symbolique composée de vivants et de morts du être pris en compte par la majorité républicaine du « Bloc des gauche » lors des débats parlementaires sur la séparation des Eglises et de l’Etat.

20/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION

La Note du 26 juin commençait le feuilleton de cet été. Il porte principalement sur laïcité, médecine et mort, mais à un moment, je vous rajouterai un peu de sexe, pour ne pas déroger aux critères élémentaires de captation de l’intérêt (en plus on est dans la période de l’année : sea, sex and sun ; enfin le sun, cela dépend des jours, et la sea n’en n’ai pas encore vu la couleur bleutée, mais qu’importe).

Bref soyons sérieux, après le lever de rideau effectué à partir d’un passage de l’historien Claude Nicolet, montrant qu’en France, la médecine est une obligation morale républicaine, on va aborder maintenant comment la laïcisation de la mort a opéré un transfert de la religion vers la médecine et les conflits auxquels cela a donné lieu.

L’idée est de comprendre le lien aujourd’hui entre crise de la médecine et durcissement de la laïcité, ou (si vous préférez) idéologisation de la laïcité, mise en avant de la laïcité pour cacher sa propre bêtise et le fait qu’on ne comprend pas les changements sociaux qui s’opèrent.

Donc des Notes qui retracent une histoire, mais pour avoir l’intelligence de l’aujourd’hui, bâtir cette « laïcité de l’intelligence » réclamée par Régis Debray en 2002 (il y a encore du chemin à faire !).

Allons y.

Le XIXe siècle, période qui va du 1er  au 2ème seuil de laïcisation (le 1er est  le résultat de la révolution et du recentrage napoléonien ; le second est lié aux mesures laïcisatrices de la Troisième république) va être celle de la « médicalisation », et de l’institutionnalisation de la médecine. A ce niveau, il faut prendre de la distance avec ce qui est devenu un ensemble d’évidences sociales pour pouvoir examiner la construction socio-historique de ces évidences. Et cette construction, cette « médicalisation » a durée un bon siècle.

La médicalisation « consiste à conférer une nature médicale à des représentations et à des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendées en ces termes » (D. Fassin in P Aïach – D. Delanoë, ed., 5).  Donc une nouvelle conjoncture culturelle, une mutation des mentalités, elles-mêmes liées à un faisceau de facteurs de différents ordres. L’institutionnalisation consiste, en médecine comme ailleurs, dans le fait que se façonne une structure close (avec un dedans et un dehors et des frontières définies), un système d’emprise spécialisé, comportant un corps professionnel hiérarchisé, avec des principes homogènes, des règles fixes  et qui s’imposent à tous et implique une certaine mise entre parenthèse du fonctionnement habituel de la vie sociale et personnelle quotidienne. Le résultat est que l’institution devient une évidence sociale. Ainsi, jusqu’à ces dernières décennies il ne serait pas venu à l’idée de la plupart de contester le fait que la médecine soit ce qu’elle est.

François Dubet (2002, 27) insiste sur l’aspect quasi-religieux de l’institution : « Le programme institutionnel est fondé, écrit-il, sur des valeurs, des principes, des dogmes, des mythes, des croyances laïques ou religieuses mais qui sont toujours sacrées, toujours située au-delà de l’évidence de la tradition ou du simple principe d’utilité sociale » L’institution se veut extérieure au social, et son extraterritorialité qui est une de ses marques essentielles, tend à être considérée comme un « sanctuaire »  qui autorise « le plus grand abandon des individus, comme dans la confession, la nudité des malades ou les confidences dues au travailleur social » (idem, 29). On sait que le terme de « sanctuaire » est utilisé à propos de l’école, aussi bien par Chirac, quand il « faisait président » (comme dirait Sarko) que par les néo-républicains. Ce n’est pas un hasard

Mais j’insiste aussi, pour ma part, sur une autre caractéristique, mise en lumière il y a plus d’un siècle par Max Weber : l’institution tend à l’obligation sociale. On pourrait dire plus il y a d’obligation sociale, plus il y a d’institution (différence idéal-typique entre le caractère institutionnel et le caractère associatif d’une organisation).

A propos, il faut quand même que je vous en raconte une bien bonne : il y a quelques années, une journaliste m’interviewait au téléphone, et après que j’ai répondu à ses questions, elle m’a demandé si je ne pouvais pas lui donner le n° de téléphone de quelques sociologues. Moi, vous me connaissez, je suis la serviabilité même ! Je lui ai donné ce qu’elle demandait, jusqu’à ce qu’elle veuille avoir le numéro de portable de Max Weber !

Bon, revenons à notre sujet.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci  doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. (aucune vérification médicale de la mort n’est prévue : 2 proches doivent faire une déclaration de décès à la mairie dans les 24 heures et l’officier d’état civil doit alors se transporter auprès du défunt et constater le décès)

On est dans l’évidence de la mort.

Le Code civil des français ne change pas la situation et ne remet pas le registre des sépultures au prêtre. C’est ce genre de décision qui stabilise des ruptures révolutionnaires et qui fait que parler du Consulat et de l’Empire comme un moment de « rechristianisation » à cause du Concordat est une vue complètement partielle des choses, qui tient plus à une vision traditionnelle de l’histoire religieuse (même quand elle est reprise par des néo-républicains) qu’à une histoire de la laïcité.

Donc voilà ce qu’indique le Code Civil de 1804 :

Articles 77  et 78: aucune inhumation ne sera faite (sans les formalités dont je viens de parler qui mettent au premier plan l’officier d’état-civil)

Article 81 : s’il y a une suspicion de mort violente, cela nécessite une enquête où un « docteur en médecine et en chirurgie » assiste l’officier de police.

Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (je vais y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas en général la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît guère de compétence dans ce domaine.  Enfin, l’officier d’état-civil, souvent, ne se déplace pas et donne le permis d’inhumer sans « voir » le défunt, il se fonde simplement sur la déclaration de 2 témoins (parents ou voisins).

Cette situation est, à l’époque, singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui décrète qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800 (A. Carol, 2004, 192). Il existe la crainte des inhumations « prématurée » (les morts vivants ! ; on n’avait pas Canal + pour diffuser des films d’horreur, mais on savait quand même être imaginatif !) On confie alors la vérification aux officiers de santé, et en 1806 aux « docteurs ». Mais la pratique sera contestée et mettra du temps à se généraliser.

Quelle était alors la situation de la médecine ?

L’édit de Marly de 1707 avait déjà théoriquement institué un monopole, mais sans grand effet car « le nombre des exceptions balance largement celui des interdictions » (F. Lebrun, 30) et encore à la fin du XVIIIe siècle, même à Paris, « les empiriques jouissent d’une tolérance de fait » et ils sont « innombrables » dans les campagnes  (idem, 98). Il faut dire qu’un médecin célèbre de l’époque, Louis Sébastien Mercier, affirme (in Le Tableau de Paris, 1779) : « Les empiriques guérissent et ne tuent pas plus de monde que les médecins endossant robe fourrée ».

Les soignants qualifiés d’« empiriques » = curés, religieuses, rebouteux, renoueux, guérisseurs ambulants personnes soignant les bêtes, sorciers, etc

Sous la Révolution, il y avait eu officiellement l’instauration d’un libre exercice de la guérison. Le décret du 2/2/1791, sous la Constituante, autorise tout citoyen à soigner ses semblables. La Convention en 1793 supprime le diplôme et les facultés de médecine : la pratique sanitaire doit dégager et récompenser le mérite intrinsèque : ces mesures portent « en fait le coup de grâce à une institution déjà agonisante » P. Tailleux, 704= je dirai que cette institution médicale n’était qu’embryonnaire.

Cependant les Lumières avaient fait émerger, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une sorte de ‘médecine philosophique’ qui considère l’être humain comme un objet d’observation et pense qu’il faut moins écouter les anciens et davantage les physiciens, chimistes et botanistes. Une nouvelle image du médecin émerge socialement (en tout cas parmi les « élites ») : celle d’un homme de raison et de science, figure morale qui se dévoue à la société et au progrès qui contribue au développement du savoir –cf. D. Roche, 1977).

Mais le paradoxe est que la Révolution désintitutionnalise cet embryon d’institution (constitué à la fin de l’Ancien Régime) au profit d’une utopie d’une médicalisation rationnelle : Michel Foucault (1963) parle de recherche « de la médicalisation de la société par une conversion quasi-religieuse »

Propos qui indiquent plus une visée qu’une réalisation concrète (c’est pareil pour l’école)

Mais les médecins, diplômés ou autoproclamés, profitent des mesures anticatholiques du début du conflit des 2 France sous la Révolution.

La : loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803)  crée l’exercice illégal de la médecine  « Tous les médecins doivent être diplômés et faire enregistrer leurs titres, de façon que soient dressées les listes officielles départementales des praticiens autorisées et que soient aussi désignés ipso facto comme guérisseurs illicites tous ceux qui n’y figurent pas » (cf J. Léonard, 48).

Ce monopole médical est attribué à 2 ordres de médecins

-les « docteurs », diplômés des écoles (devenues facultés en 1808) de médecine de Paris, Montpellier et Strasbourg, qui ont soutenu une thèse (en France, on va focaliser le terme de « docteur » sur les docteurs en médecine)

-les « officiers de santé » qui ont fait 3 ans d’études dans ces écoles, et/ou 5 ans de pratique à l’hôpital et /ou ont été 6 ans élève d’un « docteur »’ en exercice et sont reconnus  par un jury médical départemental. Ils ne peuvent exercer que dans le département pour lequel ils ont été reçus.

Mais, pour ménager une transition, l’Article 23 permet d’intégrer aussi des praticiens de fait, recommandés par le maire et deux notables de la commune où ils résident. Le sous-préfet peut leur donner un certificat qui leur teindra lieu de diplôme. En effet, on instaure le monopole médical à une époque  où non seulement il n’existe pas ailleurs, mais où on n’a pas vraiment les moyens de le réaliser.

Les historiens de la médecine ont tendance a insisté sur ce dernier point : La frontière, théoriquement « intangible » entre médecine et non médecine reste donc « très floue » écrit Olivier Faure (1993, 15). Mais, dans la perspective ouverte par Nicolet (et que ces historiens semblent ignorer), les choses n’en sont que plus significatives : il existe bien une volonté politique, qui se heurte au principe de réalité. Il y a donc bien une impulsion politique de la médecine pour des raisons idéologiques. On aura le même heurt entre volonté politique et réalité, en 1810 où un décret du 18 août contre les « remèdes secrets » est suivi d’un autre (le 28 décembre de la même année) qui revient un peu en arrière.

Il n’empêche, le politique impulse par la compétence étatique (le diplôme) et, de façon implicite l’argent (les frais de doctorat = 1000 f et des 3 examens d’officier de santé = 200 f) une institution médicale à un moment où les résultats de la médecine officielle ne se distingue guère de ceux des empiriques. Cela rejoint aussi la perspective de Nicolet. Mais, significativement, celui-ci, dans son ouvrage, gomme la période qui sépare la Révolution et la IIIe République : or, comme pour l’école, le recentrage napoléonien institutionnalise et étatise l’utopie révolutionnaire. Et la construction républicaine continuera cette institutionnalisation, poursuivie en fait aussi par la Monarchie de juillet et sous le second Empire

En fait, tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de la rupture entre politique et religion opérée par la Révolution, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. (là j’élargis le propos de Nicolet, même si les choses sont, bien sûr, plus accentuées par la République) Il faut donc que ces régimes puissent se réclamer, au moins implicitement, d’un autre fondement moral.

Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque[1]. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système va diffuser l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et va considérer que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

On peut comparer avec le Royaume Uni et les Etats-Unis : dans ces pays, la 1ère loi sur l’exercice illégal de la médecine date de 1858 (RU) et de 1875 (EU), mais dés 1803 (la même année que la loi française) est édité à Londres (et très largement diffusé et de nombreuses fois réédité, y compris aux Etats-Unis) un Code (Medical Ethics), écrit par l’Anglais T. Percival.

François Isambert écrit (1992, 318) à propos de cet ouvrage : « Réédité de nombreuses fois, il inspira (le Code) de multiples associations professionnelles de médecins qui se constituèrent au début du XIXe siècle et qui s’en servirent pour conquérir une respectabilité que les conditions par trop irrégulières de la formation scientifique et technique, permettaient difficilement d’acquérir autrement ». Isambert poursuit : « En 1847, L’American Medical Association publia son code d’éthique, au moment même où elle se fondait et ce code fut adopté par la plupart des sociétés locales. Dans un pays où l’exercice de la médecine n’était pas limité par la loi, l’adhésion au Code devenait le critère d’appartenance à la profession médicale. Lorsqu’en 1875 une licence d’exercice devint obligatoire, la prépondérance de l’éthique demeura longtemps dans le jugement appréciatif d’un ‘bon médecin’ »

La différence avec la France est frappante : une médecine institutionnalisée par l’Etat qui postule sa scientificité et sa technicité, pour des raisons idéologiques et politiques, bien avant que celle-ci existe vraiment. Une médecine donc qui est supposée politiquement et idéologiquement (de part un cléricalisme d’Etat) être efficace et donc morale d’un côté ; une médecine qui se structure sous une forme associative et à partir d’un référent éthique pour être consacrée par l’Etat quand elle a atteint un certain niveau de scientificité et de technicité de l’autre. Une médecine, donc, dans les 2 pays anglo-saxons, qui est beaucoup moins morale en soi et qui doit, en conséquence, beaucoup plus se poser le problème des règles morales de son exercice.

Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- avait voulu justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il avait employé une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France : « La religion fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer. Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte appartiennent à l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas du tout la même signification.

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ».Sous l’Ancien Régime, comme le précise O. Faure (1994, 11) « la vieille formule « je le touchai, Dieu le guérit » dit bien la modeste place dans laquelle les médecins sont confinés ». Or, dans le processus de laïcisation, désormais, le médecin est censé combattre contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme va le rappeler Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant  donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

Une double mutation s’opère donc durant le XIXe siècle : d’une part la mise entre parenthèse instrumentale de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (je reviendrai sur cet aspect) et d’opérer la guérison.

Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse, il devient fonctionnellement religieux[2]. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré  et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc, dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Cependant, la situation s’avère plus complexe, car le rapport à la mort des 2 clercs est structurellement différent.  La mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat depuis qu’il ne tient plus les registres des sépultures, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

Dès lors, la mort constitue un ensemble de 2 enjeux centraux entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical.

- enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ?

- enjeu de signification : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle apparaît comme un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, progressivement relégué au rang de croyance privée. 

 Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Dans beaucoup de cas, les médecins s’avéraient « impuissants à comprendre la maladie qu’à la guérir » (F. Lebrun, 1995 19)

Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel. La mort était socialement ritualisée et la vie ici bas était en partie consacrée à se préparer à l’acte essentiel du passage dans l’au-delà (J. Delumeau, 1983, 1999). La guérison elle-même se trouvait souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale[5] : au tournant du XVIIIe et du XIXe une centaine de saints bretons sont considérés comme ayant des pouvoirs curatifs (J. Léonard, 1978, 1291). La Vierge, elle, est généraliste : « Notre Dame de tout Remède » ; au Nord de la Haute Vienne actuelle, à la fin du XVIIIe il y a 90 sanctuaires qui servent de pèlerinage thérapeutique. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive (BSHPF, avril-juin 1988, 233s).

Bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin, d’autres plus instruits, avaient recours à des consultations faites par voie épistolaire (le médecin envoie un questionnaire au patient et établit son diagnostic à partir de ses réponses).Le « spectacle » de la mort est « permanent » : « un enfant sur quatre n’atteint pas son premier anniversaire, un sur deux meurt avant vingt ans » (O. Faure, 194, 19) Et, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

(à suivre)

Et si vous n’êtes pas sages, je vous donnerai même à la fin de ces Notes, la biblio des références citées. N’est-ce pas cool ?



[1] L’école, institution ascendante et structurée par différentes lois (loi Guizot en 1833, loi Falloux en 1850, et bien sûr loi Ferry de 1882 et loi Goblet de 1886), avec son idéal d’éducation et d’instruction et les espoirs d’ascension sociale qui lui sont liés, peut également donner un fondement légitimateur analogue.

[2] On sait qu’il existe des débats récurrents entre sociologues tenants d’une définition fonctionnelle de la religion et sociologues tenants d’une définition plus substantiviste.  En parlant de « dimension fonctionnelle » du religieux, je tente d’échapper le plus possible à ces querelles d’école, ne me reconnaissant complètement dans aucune des deux. : le sociologue doit, pour ce qui le concerne, se méfier de toute démarche substantiviste, mais il doit étudier les représentations comme une partie intégrante de la réalité sociale et les représentations sociales, elles, substantivent.

[3] Avant donc ce que j’appelle le ‘premier seuil de laïcisation’ (cf. J. Baubérot, 2004, 2005)

[4] Même si, en fait, les choses évoluait, l’Etat s’édifiant entre autres sur un contrôle collectif des corps s’autonomisant à l’égard du contrôle religieux (D. Salas, 1994)

[5] Importance des fontaines miraculeuses dans le catholicisme, bibles mises sous les oreillers des malades pour qu’ils guérissent dans le protestantisme,...

10/07/2007

LE PARTI SOCIALISTE, SA RENOVATION ET LA LAÏCITE

Mardi 17 juillet: prochaine Note, vendredi 20 juillet.

En attendant vous pouvez lire mon article dans le quotidien Le Monde (n° daté du 18 juillet): "Laïcité, la loi de 1905 mise en cause." 

J’ai hésité à parler dans ce blog de la rénovation nécessaire du Parti socialiste : de nombreux articles de journaux, des émissions de radio ou de télévision ont abordé le sujet et, a priori, que dire de plus ou de neuf ? Mais pourtant comment ne pas aborder ce sujet ? Au-delà de celles et ceux qui se réclament de la gauche, la question importe à celles et ceux qui, quelque soit l’endroit où elles/ils se trouvent dans le monde, sont attaché(e) s au bon fonctionnement de la démocratie en France.

Par ailleurs, la crise que traverse la laïcité en France est (en partie) liée à la déliquescence intellectuelle de ce parti. L’importance historique du socialisme français en matière de laïcité n’est plus à démontrer.

Enfin, si je ne suis pas membre du parti socialiste (j’ai été membre de l’Union des Etudiants communistes quand elle était en délicatesse avec la direction du PC, je n’ai jamais été, stricto sensu, membre d’aucun parti), je suis ce que l’on peut appeler un « compagnon de route » et j’ai pu observer l’évolution de ce parti, parfois d’assez près, notamment dans son rapport à la laïcité.

 

Je me sens donc motivé pour apporter ma (petite) contribution à l’indispensable remue ménage d’idées pouvant permettre qu’émerge un dynamisme neuf dans un PS menacé actuellement de coma profond.

Je vais tenter de compléter un peu des analyses qui me semblent pertinentes. Je vais partir du connu et, au fur et à mesure de mon propos, ajouter quelques commentaires de plus en plus personnels. Cela pour aboutir à une réflexion sur le rapport entre le PS, les mutations de la société et la laïcité.

 

 

Je partage l’analyse rappelée par Paul Quinio dans Libération (16-17/6/2007) : « la bérézina actuelle est en germe depuis le « bug » de 1999 ». Cela est essentiel : ce n’est pas en 2002, mais AVANT que le PS a raté son tournant. Jospin n’a pas voulu le comprendre, et son livre étonnant de 2005 (Le monde tel que je le vois) où il semble n’avoir à peu près rien repensé des années où il a été au pouvoir, contenait en germe son retour raté lors de la campagne interne au PS pour la désignation du candidat à la présidence. Certes, son bilan était honorable et il ne faudrait pas être oublieux de ce qui a été réalisé. Au reste, être premier ministre est toujours un rude travail.

Par ailleurs Jospin a joué de malchance : supposons qu’au 1er tour de l’élection présidentielle de 2002, il ait devancé Le Pen de très peu : Il a eu 16,18% des voix et Le Pen 16,86%. Supposons que Jospin ait obtenu 0,70% de plus, soit 16,88%. La gauche et le centre-gauche auraient senti souffler le vent du boulet, et se seraient unis et mobilisés pour le second tour. Il est alors fort probable que Jospin aurait gagné ce second tour, face à un Chirac déstabilisé par les « affaires » et 5 ans de cohabitation. L’espace entre déroute et victoire a été mince, environ 200000 voix.

 

Cependant, il faut expliciter les erreurs commises pour ne pas s’enliser. Or, au moins 4 erreurs ont préfiguré les impasses actuelles.

 

La première erreur est d’avoir différé la réforme des retraites. Le dossier était sensible, Jospin l’a estimé casse-gueule pour l’élection présidentielle de 2002 que légitimement il voulait emporter. Peut-être a-t-il eu raison tactiquement (bien que l’embellie économique d’alors lui donnait une marge de manœuvre). Mais, du coup, le problème n’a pas été affronté et le PS n’a eu ni à se poser ni à résoudre des questions difficiles qui réclamaient une réflexion d’ensemble sur la société française. Comme la droite a gagné en 2002 et a effectué la réforme à sa manière, le PS a pu se cantonner dans une attitude de refus, annonçant l’abolition de cette réforme s’il revenait au pouvoir. Il n’a pas expliqué comment il comptait résoudre une situation, dont Jospin était en partie responsable du pourrissement.

 

Réalisme, réflexion globale et inventivité ont manqué. Nous avons là une des raisons majeures de la défaite de Ségolène Royal. On l’a accusé d’être « floue ». Mais il est facile de se rendre compte qu’elle se montrait imprécise sur les points où elle se trouvait liée par le programme adopté par le PS, alors qu’il lui semblait que la position adoptée était irréalisable.

C’est une stratégie complètement contreproductive de verrouiller le ou la candidat (e) par l’adoption d’un  programme, tout en organisant une élection interne pour le/la choisir. Faute de pouvoir s’affronter sur des orientations clairement différentes, les prétendants socialistes à la candidature ont mis en cause la compétence de Ségolène Royal. Du petit lait pour la droite qui, elle, avait un candidat qui se préparait depuis longtemps (parfois de façon ludique, en plus, dans son entreprise de déstabilisation du clan Chirac).

 

Je ne m’attarderai pas trop sur la seconde erreur, la manière dont a été menée la réforme des 35 heures. Tellement de choses ont été écrites et dites sur le sujet. Je remarquerai brièvement l’ironie du sort : Sarkozy a pu gagner en proposant aux gens de travailler plus ! Plus fondamentalement, cette réforme, en partie ratée (là encore, ne tombons pas d’un extrême à l’autre), met le doigt sur la difficulté idéologique principale du PS : faute de savoir renouveler sa doctrine après l’effondrement du marxisme et d’avoir construit un véritable projet de société, il a « fait » dans le quantitatif. C’est encore pratiquement la seule manière pour lui de se distinguer de la droite. Proposer des améliorations quantitatives n’est pas mauvais en soit, bien sûr, mais cela devient vite proche du slogan « demain on rase gratis » !

 

Là encore, plutôt que reprocher à Ségolène Royal d’avoir critiqué certaines propositions (comme le SMIC à 1500 €), il faut affronter ce problème grave : fuir dans le quantitatif parce qu’on est incapable d’avoir un véritable projet s’avère une impasse.

D’abord parce qu’il y aura toujours des gens qui voudront en proposer plus (et pourront le faire, quand ils ne risquent pas  se retrouver au pouvoir). Tenez, très cher (e) s internautes : élisez moi président de la République et je vous promets de mettre le SMIC à 3000 € et (ne chipotons pas) de doubler vos salaires (« parce que vous le valez bien »).

Ensuite parce qu’il faut choisir dans le quantitatif, des mesures qui ne soient pas rapidement contre productives. Ce que l’on donne d’un côté est plus que repris de l’autre. Effectuer ce choix demande une analyse pertinente des différentes interactions dans la société mondialisée d’aujourd’hui. Ce n’est certes pas simple ! On ne réalise pas le changement par des promesses qu’un enfant de 7 ans serait capable de faire. Il est nécessaire de trouver des leviers stratégiques qui seront efficaces et permettront de changer véritablement les conditions de vie. C’est tout un art !

A ce niveau, n’oublions pas une proposition extrêmement intéressante (me semble-t-il) qu’avait faite Ségolène Royal : pluraliser l’indice des prix selon le principe qu’un jeune, un cadre supérieur ou un retraité modeste n’effectuent pas le même genre d’achat. Voila le genre de pistes à multiplier.

 Aller, toujours aussi mal pensant, je vais donner des verges aux dogmatiques pour me faire battre : on peut émettre beaucoup de critiques quant au projet de Tony Blair (outre l’Irak, à ce propos j’aimerais être absolument sûr que si la gauche avait été au pouvoir en 2002, elle n’y serait pas allée. Mais je suis loin d’en être certain). Il n’empêche, il a proposé quelque chose alors que le PS s’est contenté le plus souvent d’une posture de refus. Blair a lu et tenté de traduire politiquement (bien ou mal, peu importe pour mon propos, car je ne traite pas ici du Royaume Uni et l’évaluation à faire est complexe), des sociologues comme Antony Giddens. Ce dernier effectue une analyse de la modernité actuelle, pas de celle d’il y a un siècle ou plus.

Je crains que le mépris dans lequel les sciences humaines sont tenues en France, la prédominance, via l’Inspection générale, d’une philosophie dogmatique et médiocre, qui par corporatisme et mésintelligence, ignore les sciences humaines, voire les combat soit pour quelque chose dans cette paralysie doctrinale.

Quand on discute avec des responsables socialistes, on a assez souvent la désagréable impression qu’ils ne conçoivent pas vraiment ce qu’est une démarche de connaissance. Tout a tendance à se trouver réduit à l’opinion, opinion que l’on classe de façon sommaire selon sa signification politique supposée (là aussi, un enfant un peu doué saurait le faire). Et quand on met en avant des analyses rigoureuses mais idéologiquement désagréables, elles ont tendance à être disqualifiées à cause de cela.

 

La troisième erreur concerne le choix des alliances, révélatrices d’orientations privilégiées. Quinio insiste à juste titre sur ce point, Jospin « n’a pas su comprendre l’intérêt pour la gauche et le PS de donner de la place à son allié Vert, toujours sacrifié sur l’autel d’un PCF dont l’avenir était pourtant déjà derrière lui ». Peut-être le PCF, ou du moins ce qu’il représente, a-t-il encore un avenir (personnellement je l’espère) ; mais cela se fera (là aussi) au prix d’une profonde mutation, d’une rénovation substantielle et maintenir  le PCF (par exemple aux dernières élections, se désister à Montreuil et faire qu’au second tour J.-P. Brard soit le seul candidat en lice) à bout de bras, n’est certainement pas lui rendre service.

La sous-estimation, par une part du PS, des Verts et des problèmes écologiques fait partie de cet engluement dans une doctrine passéiste.

 

Je crains que le PC ait été privilégié parce qu’il représente des idéaux classiquement de gauche, le PS est en terrain archi connu, balisé. Point n’est besoin alors de se renouveler lui-même. On peut continuer sur sa lancée en morigénant (en plus) les hérétiques qui ne suivent pas les sentiers battus. Au contraire (là encore, bien ou mal, peu importe) Les Verts sont porteurs de questionnements nouveaux et le PS, s’il faisait convenablement son travail, devrait les incorporer dans une réflexion globale sur les changements récents, actuels et futurs de la société. Prendre au sérieux ces thèmes obligerait (notamment) à revisiter la notion de progrès.

Sur ce point, la campagne de Ségolène Royal en est restée à la revendication de la démocratisation du progrès (« le progrès pour tous »), alors qu’un des grands problèmes à affronter aujourd’hui (quelle que soit sa couleur politique) est l’ambivalence du progrès.

Le PS est d’autant plus fautif sur ce point que François Mitterrand avait ouvert la voie en créant, en 1983, le premier Conseil Consultatif National de (bio) éthique. Il avait compris que la réussite même du progrès technique et scientifique, loin d’apporter mécaniquement un progrès humain et social, aboutissait souvent à de nouveaux dilemmes. Cela fait des années que je m’escrime à faire comprendre de cela à des interlocuteurs socialistes. La réponse est (à peu près) toujours la même : « on est contre les Conseil d’experts qui empiète sur les pouvoirs du politique. »

Dire cela, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette. Pour deux raisons.

D’abord parce que le dit Conseil est consultatif, et rien n’empêche le politique de débattre à nouveau frais de ces questions. Encore faudrait-il que les parlementaires soient intellectuellement dignes d’estime. Quand on lit certains rapports de Commissions parlementaires et les grosses bêtises (pour ne pas dire plus) qui y sont écrites, on ne peut être que dans un mépris fonctionnel car démocratiquement salutaire. Si c’est cela le politique, nous sommes très mal barrés !

Ensuite, parce que ce ne sont pas les Conseils de ce type qui ont réellement le pouvoir idéologique, c’est le système médiatique, ses clowns et son simplisme manichéen. Ardisson ou Laurent Ruquier sont infiniment dangereux, pas Didier Sicard ! En juin, j’étais au Canada et sur la chaîne TV5 qui, normalement, sélectionne les meilleures émissions du (prétendu) service public, on pouvait voir et entendre une présentation en boucle de l’émission « On n’est pas couché »du dit Ruquier. C’était un extrait d’émission. Michel Pollack, avec un air mi scandalisé mi complice (donc complètement faux jeton) lui disait : « Avec vous, la politique devient de la merde ». Laurent Ruquier, absolument hilare et très fier de lui, répondait : « Je ne peux pas faire autrement et de toute façon, on me paye pour cela. ». Il aurait du ajouter : On me paye très grassement, sur la redevance imposée au cochon de téléspectateur/citoyen. En tout cas CQFD !

Il ne faut pas croire être indemne, nous sommes tous peu ou prou imprégnés de cet extrême centre médiatique (j’y reviendrai dans une Note ultérieure, car des internautes m’ont demandé des précisions). S’émanciper de la non pensée médiatique est une rude affaire ; cela demande une vigilance constante, quotidienne. Le PS devrait être dans ce combat là.

 

Vous attendez je suppose, la quatrième erreur, qui concerne la laïcité. Dans un premier temps, on peut prétendre qu’elle, n’est pas imputable à Jospin, mais date surtout du virage de 2003, quand Fabius a réussi à faire basculer le PS sur sa position d’orthodoxie laïque quant aux signes religieux à l’école publique.

En fait il s’agit de la même bêtise que celle que je dénonçais tout à l’heure : croire que la solution est dans le quantitatif. Et donc on serait plus laïque si on est contre le port du foulard ou de la kippa (etc) à l’école publique que si on les tolère dans certaines conditions (le Conseil d’Etat, il faut le rappeler, avait mis de sérieuses balises). Là encore, un enfant de 4 ans peut alors être un grand militant et penseur laïque. Pas besoin de se fatiguer les méninges ! Céline disait que l’amour est l’infini mis à la portée des caniches. La position dominante du PS met la laïcité à la portée de ceux qui ont usé leur cervelle à force de ne pas s’en servir.

 

On oublie d’ailleurs (pour ne prendre qu’un aspect) qu’en prenant cette position, on tourne totalement le dos (sans dire que l’on s’est trompé et expliquer le pourquoi du virage à 180 degrés, donc c’est de l’amnésie, pas du changement) à l’orthodoxie laïque d’hier (des années 1950 aux années 1980) qui consistait à combattre (officiellement) l’école privée confessionnelle.

En effet, la loi favorise le développement ou/et la création d’écoles privées juives et musulmanes. Les premières se trouvent déjà sous contrat, les secondes le demanderont logiquement. Les sikhs, qui n’y avaient jamais songé, projettent d’ouvrir (eux aussi) une école privée.

 

On peut accepter la liberté de l’enseignement (cela fait partie des droits fondamentaux), et (comme laïque) ne pas souhaiter favoriser les écoles privées, vouloir, qu’autant que faire se peut, l’école laïque soit une école pour tous. Ce n’est pas le choix qu’a fait le PS qui est passé d’un refus des comportements ostentatoires en milieu scolaire, à un refus des signes ostensibles. Ce glissement vers un essentialisme philosophique (là encore) n’a pas donné matière à réflexion. On a préféré prétendre que c’était cela LA position laïque.

Pourtant, une réflexion a été tentée. Jean Glavany a créé au PS une Commission laïcité où il a fait s’exprimer une pluralité de positions. Cela n’a nullement suffit et dans ses manifestations publiques, on voyait François Hollande arriver à la fin, n’ayant rien entendu de ce qui s’était dit, et prononçant un discours roublard, finaud, apte à rassurer les militants en leur signifiant que rien d’important n’était changé dans la doctrine.

Dommage : Hollande est plus intelligent que la réputation que certains lui font. Mais dix ans à être essentiellement en contact avec les militants et à devoir gérer l’appareil n’est pas la meilleure position pour comprendre les changements de la société et flairer les nouveautés importantes. Pour ma part, j’ai été frappé du décalage entre le public que réunissait le PS et ce qui se disait, se questionnait, s’ébauchait au même moment dans d’autres lieux, des lieux associatifs notamment. D’un côté, propos convenus entraînaient applaudissements prévisibles, des réactions style chien de Pavlov, de l’autre, de véritables interrogations prenant à bras le corps les nouveaux problèmes. Pourquoi, cela ne circule pas ?

 

Là encore, il faut malgré tout revenir aux années Jospin. Ce dernier (et personnellement, je lui en suis reconnaissant) a effectué 2 changements structurels dans la société française.

 

Le premier avec la loi sur la parité (femme – homme) a tourné le dos à l’universalisme républicain abstrait. En effet la signification de cette loi consiste à dire qu’en ne voulant voir que le citoyen abstrait, on cache de graves discriminations. Il faut relire les critiques récurrentes adressées alors à cette loi (dont je regrette, pour ma part, qu’on n’ait pas dit qu’elle était temporaire et que son but consistait à devenir, à terme, inutile) : « c’est du communautarisme » a-t-on crié sur tous les tons. Je ne développe pas car je traite cette question dans mon (excellent, of course) livre L’intégrisme républicain contre la laïcité. Non mais, vous ne croyez pas quand même que vous allez tout savoir sans rien payer !

Pourquoi Jospin, au moment même où il a fait voté la loi sur la parité, a refusé de faire droit aux 2 rapports qui conseillaient de créer une Haute Autorité de Lutte contre les Discrimination (cf. mon livre précité) ? Outre que cela montre que le politique fait ce qu’il veut des rapports d’experts (et que ceux-ci peuvent, pourtant, avoir de bonnes idées !), la grave erreur de Jospin a consisté à refuser de relier parité de genre et diversité ethnico culturelle. Il a refusé de considérer que les discriminations ne portaient pas seulement sur le genre (le sexe), mais aussi sur des caractéristiques ethniques et culturelles. Et qu’il fallait lutter contre ces 2 sortes de discriminations.

 Là aussi, j’ai eu de pénibles débats avec des militants socialistes. « La couleur de la peau ne compte pas plus que la couleur des cheveux » me rétorquait-on. « La couleur des cheveux n’empêche personne de trouver un logement ou un emploi, la couleur de la peau, le prénom et le nom si » indiquais-je alors. Là, pas de réponse, mais aucune réelle prise en compte non plus.

Conséquence logique: lors du remaniement opéré en 2000, on a retrouvé Lang et Fabius, mais il n’y avait aucun ‘non blanc’ dans une France qui, pourtant, se diversifiait.

Résultat : ce que la gauche n’a pas fait, la droite l’a réalisé. Chirac a créé la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité) en 2005 et Sarkozy a nommé 3 ministres ‘non blancs’ dont une à un ministère régalien (ce que les Britanniques n’ont jamais fait à ma connaissance). On peut crier au calcul politique, le fait est là. Le PS ne peut même pas dénoncer l’insuffisance de ces mesures. Indiquer par exemple que tous les Cabinets ministériels sont d’une blancheur à pâlir d’ennui. Non il ne peut le faire, puisqu’il n’a même pas  fait ce que la droite a accompli.

Or, aujourd’hui, la diversité culturelle est un défi essentiel pour la laïcité, comme l’a été le pluralisme religieux au XIXe siècle. L’articulation entre unité du lien social, nécessité de règles communes et diversité des cultures, et même (problème redoutable) des manières de vivre est la question sur laquelle il faut rapidement progresser si on veut ne pas être entraîné dans un choc des civilisations.

 

Le second changement structurel réalisé par Jospin a été la création du PACS, ce qui a tourné le dos à la représentation d’un ordre symbolique immuable. Là aussi, le débat a été vif et il continue de l’être, non sur le PACS lui-même qui est devenu un acquis, mais sur le passage au mariage entre personnes de même sexe, réalisé notamment au Canada et en Espagne.

Là encore il faudrait développer, je me bornerai à un constat que je trouve fait nulle part, et qui me semble pourtant capital : de toute façon, il se produit depuis quelques décennies, une mutation de grande ampleur dans l’ordre symbolique puisque le mariage (hétérosexuel) est largement déserté, que le fait de vivre en couple sans se marier n’est plus du tout socialement contestataire. Le paradoxe est là : les personnes de même sexe demandent à pouvoir se marier au moment même où (à part des prêtres) des personnes de sexe différent ne souhaitent plus tellement le faire.

Existe-t-il une morale naturelle valable pour tous les temps, tous les lieux, et quelle que soit sa croyance?  L’Eglise catholique répond oui. Le divorce, la contraception, la possibilité de l’IVG, la création du PACS sont autant d’éléments d’une réponse socialement négative (ce qui n’empêche personne de répondre oui, à titre personnel ; mais effectivement réduit cela à une opinion personnelle).

Le dissensus entre la société laïque et le catholicisme officiel est là, beaucoup plus que dans les « dogmes » du catholicisme, malgré ce qu’a cru Voltaire et (à sa suite) l’anticléricalisme dominant en France.

Le PACS est un aspect essentiel de ce que Danièle Hervieu-Leger appelle (d’un nom savant) l’ « exculturation » du catholicisme (Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard, 2003). Mais, au-delà du problème explicite de la morale naturelle, cela signifie qu’il n’existe pas de représentation immuable de l’ordre symbolique social, c'est-à-dire de la façon dont se structure les éléments de référence d’une société. La représentation du mariage fait partie de ces éléments de référence, mais aussi la représentation du public et du privé.

 

Quand il a été affirmé historiquement que la laïcité mettait la religion dans la sphère privée, cela signifiait qu’elle n’était plus imposée d’en haut, par le pouvoir politique, par l’ordre institutionnel mais qu’elle devenait un choix privé, une option personnelle. La religion ne faisait pas d’ailleurs (elle s’en est aperçue ensuite) une si mauvaise affaire : la sphère privée était en train de se développer et apparaissait symbole de liberté : l’individu ordinaire, étroitement encadré par des notables et diverses autorités dans la société traditionnelle, était en train de devenir un individu moderne (partiellement) maître et responsable de ses choix.

Il s’est produit une privatisation de l’institution religieuse. Mais cela n’a jamais signifié que la religion était confinée dans un espace privé (un espace domestique). Au contraire, avec la loi de séparation de 1905, la religion, comme réalité associative (c'est-à-dire sur une base volontaire et libre), a été beaucoup plus libre de se mouvoir dans l’espace public que sous le Concordat et les Articles Organiques. Avant 1905, les évêques français ne pouvaient s’exprimer librement, ils ne pouvaient pas se réunir. Après si, pour peu que le pape ne les empêche pas de le faire ! Et Eglises et religions prennent des positions publiques de façon récurrente.

Donc en général, quand on dit que la religion doit se cantonner au privé, on méconnaît la pratique constante de la laïcité Comme d’habitude, croire à un ordre symbolique immuable, abouti en fait à une représentation rétrécie (donc fausse) de cet ordre.

  

Ceci dit, il s’est produit d’importants changements ces dernières décennies. Historiquement, les institutions séculières (école, médecine,…) se sont vu transférer une partie de l’encadrement normatif qu’opérait les institutions religieuses (cf la longue citation de Nicolet faite dans ma Note du 26 juin). Et ces institutions séculières sont atteintes aujourd’hui par un (relatif mais réel) processus de privatisation qui change la donne et complique le rapport du religieux au privé et au public. Voila le second défi fondamental de la laïcité au XXIe siècle.

 

Cela vaut la peine de développer cet aspect, totalement non pris en compte par la gauche, et le PS en particulier, et qui s’avère une des causes les plus importantes de son déficit de réflexion en matière de laïcité. C’est pourquoi j’ai commencé, il y a quinze jours, une série de Notes sur les mutations de la médecine et (en particulier) du rapport médecine-religion quant à la mort. A partir de la semaine prochaine, ces Notes vont continuer et permettre de comprendre pourquoi il n’existe pas plus d’ordre symbolique immuable quant au public/privé que quant au mariage.

Je vous souhaite chaleureusement (en France, ces jours ci, on en a bien besoin !), un très bel et passionnant été.

Votre Jean Baubérot

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03/07/2007

JUSTICE ISLAMOPHOBE ?

Les tribunaux administratifs contre l’esprit et la pratique de la loi de séparation

MARDI 10 JUILLET : UNE NOUVELLE NOTE: LE PARTI SOCIALISTE, LA RENOVATION ET LA LAÏCITE.

Tout d’abord puisque les vacances arrivent ou approchent, je vous recommande les deux romans policiers historiques de Jacques Neirynck : Le crime du prince de Galles (10/18, collection : Grands détectives n°4046) ; La mort de Pierre Curie (idem, n° 4045).

Attention, malgré la numérotation, il vaut mieux les lire dans cet ordre : en effet Le crime du prince de Galles, dans l’histoire du héros détective créé par Neirynck (Raoul Thibaut de Mézières), est un épisode qui se passe AVANT  l’enquête sur la mort de Pierre Curie : il est probable que 10/18 a inversé l’ordre de la publication à cause de la notoriété de Pierre Curie qui est apparu un bon plan pour lancer l’auteur ; en tout cas c’est ainsi que cela fonctionne habituellement dans les maisons d’édition).

Les 2 livres sont de lecture agréable : d’une part les personnages s’avèrent bien campés et crédibles l’atmosphère de l’époque est bien rendue, le contexte politique, social, culturel évoqué juste ce qu’il faut ; la réalité historique et la fiction se trouvent mariés avec bonheur ; d’autre part l’écriture est alerte avec de fines pointe d’humour. Enfin le suspens, ingrédient indispensable de tout bon roman policier, est présent, même si ce n’est pas le plus important.

Passons maintenant à quelque chose de beaucoup moins réjouissant. Dernièrement, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé le bail emphytéotique signé entre la mairie de Montreuil et une association musulmane et qui devait permettre la construction d’une mosquée. Une autre affaire semblable existe à Marseille et des décisions similaires ont déjà été prises. Rappelons qu’un bail emphytéotique est un bail qui peut avoir une durée de 99 ans ; il peut être consenti (et c’était le cas dans les affaires de construction de mosquées) pour un loyer d’1 € symbolique (autrefois 1 Franc).

Je ne suis pas professionnellement juriste et je ne me placerais donc sur un plan historique : l’histoire de la rédaction de la loi et de son application. Il me semble que les tribunaux devraient prendre en considération ces 2 aspects dans leur interprétation de la loi.

Certes la loi de 1905, dans son article 2, refuse que la République salarie ou  subventionne les « cultes » (terme juridique désignant les religions en France). Ces deux aspects sont une application concrète du fait que cet article met fin au régime de cultes ou de religions reconnues. Cela est précieux et doit être conservé : il n’y a aucune religion (si peu que ce soit) officielle en France.

Comme on le sait, cet article 2 est précédé de l’article 1 indiquant que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte. Le verbe « garantir » est fort : la République ne fait pas qu’admettre ou respecter le libre exercice du culte. Non, elle est responsable de son bon fonctionnement : ce libre exercice fait parti des « valeurs de la République », si souvent invoquées ces dernières années.

Peut-il exister une contradiction entre la garantie du libre exercice du culte et le principe de non salariat et de non subventionnement ? Si oui, qui doit l’emporter ? Ces questions se sont posées dés le débat sur l’article 2. Et la réponse donnée a été claire : Oui, il peut y avoir une contradiction ; et là c’est l’article 1 (la garantie du libre exercice) qui doit l’emporter sur l’article 2 (le non subventionnement). Autrement dit : il peut y avoir des dérogations au principe de non salariat et de non subvention s’il s’agit, non pas d’officialiser une religion mais d’assurer son libre exercice qui ne fonctionnerait pas véritablement autrement.

En effet, l’article 2 lui-même après avoir posé le principe que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » indique : « Pourront toutefois être inscrites aux dits budgets les dépenses relatives à des services d’aumôneries et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices asiles et prisons ».  Cette phrase finale de l’article 2 est souvent (significativement) ‘oubliée’ quand on cite cet article. Elle en fait pourtant intégralement partie.

 

 

La liste indiquée n’est pas exhaustive (« tels que ») : elle a été étendue ensuite à l’armée (en 1905 l’affaire Dreyfus n’était pas encore terminée et donc mentionner explicitement l’armée aurait été inopportun). Tout au plus peut-on remarquer qu’il s’agit de lieux clos (les collèges et lycées comportaient alors pratiquement tous un internat). Quand on est malade, prisonnier, interne, soldat, il peut être difficile, voire impossible de se déplacer pour aller assister à un office religieux. Les législateurs de 1905 ont donc considéré, dans le souci que la garantie de la liberté de culte ne soit pas simplement formelle, qu’alors la République se devait d’assurer, en quelque sorte, à domicile, le libre exercice du culte.

 

On a raisonné par analogie lors du développement de la radio et de la télévision : les religions, qui possèdent un nombre consistant d’adeptes, ont droit à des émissions sur France culture et France 2. Cela rentre dans le cahier des charges du service public. On me chicanera sur mon expression de « nombre consistant d’adeptes » : c’est l’habitude, quand on veut paralyser une situation de se placer dans une logique absolue du tout ou rien.

Ainsi on va dire qu’il peut exister un nombre infinie de religions et donc qu’il est impossible d’accorder telle choses ou telle autre. Mais on n’est jamais dans le tout ou rien ni dans l’égalité absolue en prenant un seul paramètre : tout est pondéré dans la vie sociale. Il n’est pas pensable de traiter concrètement exactement de la même manière une religion qui a quelques centaines ou quelques milliers d’adeptes et une religion comme l’islam qui en a plusieurs millions. L’important est alors de se servir de critères qui, comme le critère quantitatif, n’impliquent pas de jugement de valeur.

 

 

Bref, de la fin de l’article 2 et de son application extensive, il ressort que principe de non subventionnement et même de non salariat est limité par le principe de libre exercice. Quand ce principe ‘ni salaire ni subvention’ empêcherait la République de garantir réellement le libre exercice du culte, il peut légitimement être transgressé et il l’est effectivement de différentes manières.

D’ailleurs, lors des séances consacrées à la loi de 1905, quand la Chambre a débattu de la mise à disposition de lieux de cultes ), édifices publics (églises, temples, synagogues) aux associations qui devaient se constituer pour l’exercice du culte, certains députés ont fait remarquer que seul le paiement d’un loyer serait conforme, stricto sensu au principe de non subvention. La majorité de l’Assemblée ne les a pas suivis et a voté la gratuité de cette mise à disposition (article 13).

 

 

Enfin pour terminer avec le processus de séparation lui-même il faut dire que des lois complétant la loi de 1905 ont été votées en 1907 et 1908. La loi du 13 avril 1908 énonce que « l’Etat, les départements et les communes pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifies du culte dont la propriété leur est reconnu par la loi » (article 5) ; mesure que la loi du 25 décembre 1942 (et qui n’a été abrogée à la Libération) étend cette possibilité aux autres édifices du culte (article 2).

Ainsi non seulement la mise à disposition est gratuite, mais les réparations sont faites par la collectivité publique. « Cette obligation, écrit le juriste Claude Durand-Prinborgne, dans un contexte d’urbanisation de la population, entraîne pour de nombreuses communes rurales des charges financières très lourdes »[1]. En fait, il ne s’agit pas stricto sensu d’une obligation, mais d’une pratique très habituelle dont profite principalement l’Eglise catholique et ses milliers d’églises.

 

La pratique libérale de la loi de séparation s’est aussi notamment traduite par des baux emphytéotiques consentis par des communes à des associations cultuelles et portant sur des terrains destinés à la construction de nouveaux édifices du culte. Cette pratique s’est développée dans les années 1930 sans que le gouvernement de Front Populaire dirigé par Léon Blum y trouve à redire, au contraire : « les instructions alors données par le ministre de l’Intérieur (sur les directives du président du Conseil) au préfet de la Seine ont été de ne pas faire opposition aux délibérations d’approbation des baux prises par les conseils municipaux soucieux de permettre l’exercice des cultes dans les agglomérations nouvelles »[2]

 

En 2004, le Rapport du Conseil d’Etat mentionne d’ailleurs ce précédent et indique que la pratique du « bail emphytéotique conclu pour un coût symbolique (…) est aujourd’hui encore d’application courante pour des églises, mais aussi des mosquées, des temples et des synagogues ».  Il précise, cependant que, « cet instrument efficace et précieux » se développe « dans un contexte juridique incertain »[3].

 

Briand avait indiqué qu’ « en cas de silence des textes (de la loi de séparation) ou de doute sur leur portée, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur ». Très curieusement les tribunaux administratifs tournent actuellement le dos à cette solution libérale, rendant impossible la continuation de pratiques qui ont cours depuis des décennies et ont permis de construire plusieurs centaines d’édifices religieux.

 

Les plaintes déposées ne le sont nullement par des organisations laïques. En effet celles-ci, légitimement vigilantes sur des subventions qui, de manière explicites ou sournoises, réintroduiraient une certaine « reconnaissance » des cultes, sont tout autant soucieuses que la République garantisse effectivement le libre exercice du culte. A juste titre, selon moi, elles préfèrent une application libérale de la loi de 1905 à sa modification.

Les plaintes émanent du parti d’extrême droite de Bruno Mégret, le Mouvement National Républicain, qui prétend lutter contre « l’islamisation de notre pays » en luttant contre un libre exercice réel du culte musulman. Il ne s’agit donc absolument pas de défense de la laïcité, mais bien plus d’islamophobie.

Il est donc étonnant que le tribunal administratif , au contraire du Conseil d’Etat, choisisse une interprétation de la loi de 1905 en contradiction complète avec son esprit, tel qu’il s’est manifesté et par les débats de l’époque et par la pratique subséquente et fasse droit à de telles plaintes.

Si l’application de la loi devient ainsi contraire à ce que la loi a voulu être, à ce qu’elle effectivement été pendant un siècle, il n’y aura plus d’autre solution que de rétablir « la pensée du législateur » en prenant les dispositions législatives nécessaires. Cela ne nécessite pas forcement une modification de la loi de 1905. Un simple complément suffit.

Pour respecter l’égalité entre ‘croyants’ et ‘non croyants’, je suggère que ce complément aille dans deux directions.

D’une part, après avoir rappelé que les associations cultuelles ne peuvent recevoir de subventions de l’Etat, des départements et des communes la disposition législative devrait indiquer que les baux emphytéotiques conclus pour un coût symbolique pour des édifices affectés au culte public ne sont pas considérés comme des subventions.

D’autre part  cette disposition devrait étendre, comme cela se fait déjà en Belgique, à des « conseillers humanistes » les dispositions de l’article 2 sur les aumôneries. Il serait normal que des malades où des prisonniers qui veulent réfléchir au sens de la vie, à des questions existentielles, en dehors des traditions religieuses puissent le faire au même titre que les « fidèles » des grandes religions.

Ainsi, sur un point essentiel, on pourrait mettre fin au débat sur la loi de 1905 que la décision du tribunal administratif a fait malencontreusement rebondir.

 

PS du 5 juillet : Merci à M. Lherbier-Levy pour son substantiel et intéressant commentaire. Je conseille à tous les internautes qui liront cette Note de lire aussi ce commentaire qui apporte le complément juridique indispensable. Je leur conseille aussi de cliquer sur le nom de l'auteur pour aller sur son Blog de droit des religions.

 



[1] Cl. Durand-Prinborgne, La laïcité, Paris, Dalloz, 1996, 108.

[2] Collectif, Liberté religieuse et régimes des cultes en droit français. Nouvelle édition, 2005, Paris, Cerf, 1077.

[3] Conseil d’Etat, Rapport public 2004. Un siècle de laïcité, Paris, La Documentation française, 2004, 391.

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26/06/2007

LA MEDECINE, UNE OBLIGATION MORALE REPUBLICAINE?

Plus poignant qu’Urgence, Plus palpitant que Grey’s Anatomy, plus sexy que Dr House (si vous ne comprenez pas, c’est que vous ne trichez pas en ne payant pas la redevance télé !) le grand feuilleton de l’été de votre Blog, où la Mort et la Sexualité seront au rendez-vous, avec la République, la Religion, la Médecine, la Science et plein d’autres personnages….

(mais on alternera parfois avec d’autres Notes)

Depuis longtemps, je suis très intéressé par le lien entre laïcité et médecine[1]  Pourtant, autant  un lien est effectué entre laïcité et école, autant cela semblait incongru quand je parlais de la relation entre laïcité et médecine.  Or depuis 2003, au contraire, par le biais très important de l’hôpital, c’est une question à l’ordre du jour de l’actualité (cf le discours de Chirac du 17/12/03  et, nous l’avons vu, le rapport du Haut Conseil à I'Intégration sur la Charte de la laïcité).

Le problème considéré comme le plus épineux est le refus de certaines femmes dites musulmanes (on ajoute sur la pression de leurs maris, ce qui me semble à moitié vrai et à moitié faux) d’être examinée par des médecins (et notamment des obstétriciens ou des gynécologues hommes. 

Plusieurs articles ont paru dans les médias, notamment un dans Elle, « Les gynécos face à l’intégrisme » (20 novembre 20006) qui rapporte l’affiche déposée à l’hôpital de Gonesse (dans le 93) : « Nous vous précisons qu’en tant que service public, nous garantissons un égal accès aux soins et traitements sans discrimination ni préférence. En contrepartie, vous ne pouvez pas exiger pour des raisons personnelles, culturelles ou religieuses, une prise en charge essentiellement féminine » (ce qui signifie que le service privé ferait de la discrimination  et que le fait de ne pas en faire impliquerait une contrepartie !)

Or, quelle que soit l’opinion que l’on a sur cette question, il existe un biais idéologique : on fait comme si la question était nouvelle et ne se posait qu’à cause d’un problème  et d’une religion, l’islam (= l’intégrisme permet de ne pas le désigner, mais tout le monde traduit et l’exemple donnée est celui d’une femme musulmane), cet empêcheur de tourner en rond de la laïcité !

Or dés 1982, c’est une problématique beaucoup plus large qu’amorçait Claude Nicolet dans son ouvrage devenu classique : L’idée républicaine en France publié chez Gallimard. Il vaut la peine de citer longuement les pages 310-311. Voici la citation (un peu longue, excusez moi; mais dense et à ruminer:

« (…)  Par rapport  aux autres pays du même type, l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne essentiellement, l’idéologie républicaine apporte quelque chose de plus : le sentiment affirmé d’être une forme d’organisation politique qui non seulement favorise la science, mais, en grande partie dépend d’elle.

Elle en dépend pour achever d’abord de se libérer des dernières prétentions du dogmatisme religieux à régler la vie civile et intellectuelle des citoyens.

Elle en dépend pour assurer d’un point de vue matériel et pratique, un certain nombre de conditions, médicales par exemple, qui lui semblent indispensables non seulement pour des raisons humanitaires ou utilitaires, mais encore pour sa propre réalisation en tant que régime.

J’insiste un peu sur ce point qui me paraît typique.  Dans le principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations, sur l’insalubrité ou l’alcoolisme sont à peu prés contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. Leur rapport avec la « démocratie » ou même avec le système politique -par exemple le representative government chez Stuart Mill- est même bien marqué en Angleterre. Mais nulle part ailleurs qu’en France il ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis.

Toute l’œuvre politique et scientifique d’un Raspail, mais aussi d’un Clemenceau, est centrée sur cette donnée. Or la tendance n’est pas nouvelle ni fortuite : un des premiers « catéchismes » républicains, celui de F. Lanthenas, connu aussi pour son projet sur l’enseignement, en 1795, accorde une part considérable, dans cette morale , à l’hygiène et à la médecine[2]

 Science et morale

Ainsi pour les républicains français, il n’y a pas de neutralité de la science, puisque la République est à la fois la condition nécessaire du développement du savoir le plus libre possible, et le régime qui fait des applications du savoir et de son intégration dans une morale la condition même de son existence et de son maintien. »

Fin de citation

(La sélection de mots en gras provient de J. B.)

C .Nicolet relie donc étroitement le rapport politique au religieux et le statut différent de la science et de la médecine en France et dans d’autres pays. :

L’expression qu'il utilise de « dogmatisme religieux » est (significativement) l’adoption de la terminologie des acteurs du XIXe siècle = il s’agit de la religion comme pouvant donner des normes de vie. Mais ce refus du « dogmatisme religieux », de l’imposition de normes religieuses concerne-t-il la vie sociale (il s’agit alors effectivement de laïcité) ou s’étend-il également à la vie personnelle (là on tend vers l’athéisme d’Etat) ?

Nicolet ne clarifie guère son propos (il parle des « citoyens » ce qui, certes, dissocie des personnes privées, mais en parlant des individus eux-mêmes et non de la vie sociale, des normes sociales, il laisse entendre que cela peut aller jusqu’à la vie individuelle, et c’est bien souvent ce qui étonne dans le regard étranger sur la France : la facilité avec laquelle ici des questions de vie quotidienne sont directement intégrées à la sphère politique).

Donc C. Nicolet n’est pas clair,  peut-être parce que ce n’est effectivement pas clair  dans les dossiers qu’il a étudiés et que l’idéologie républicaine se situe souvent entre laïcité et athéisme d’Etat.

En tout cas, la comparaison avec l’Angleterre est, dans cette perspective ouverte par Nicolet, fort intéressante : on a la prédominance d’une laïcisation du côté français ; et la prééminence d’une sécularisation (qui a cependant une dimension laïcisatrice cf le representative governement) de l’autre.

Des 2 côtés, en devenant des sociétés modernes, on « favorise la science », et donc même en Angleterre cela signifie un certain détachement du politique par rapport à la religion. Et un lien (= valeurs de la modernité) existe entre médecine et démocratie. Mais ce lien est structurellement différent s’il s’agit d’une dominante sécularisatrice ou d’une dominante laïcisatrice.

Ceci indiqué, il faut préciser que les différences culturelles entre médecine anglaise et médecine française existent et sont antérieures au XIXe siècle et s’enracinent sans doute partiellement dans des différences de culture religieuse. Roselyne Rey, dans son Histoire de la douleur (La Découverte, 1993), indique qu’au XVIIe siècle, il existait un contraste entre médecins anglais qui tendaient à utiliser des médicaments comme le laudanum, à base d’opium, pour combattre la douleur (idem pour les médecins hollandais) et les médecins français qui tendaient à refuser cette utilisation et accordaient beaucoup moins d’importance au soulagement de la douleur (p. 100).

Roselyne Rey commente alors en disant que les arguments mis en avant ne sont pas « théologiques » mais  renvoient "à des conceptions scientifiques différentes » (p. 103) et que les médecins français ne pensaient pas être mus par des options religieuses. Cependant « une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir tjrs conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse » (p.104).

 

Mais revenons aux analyses de Nicolet. Pour lui la grande différence entre les 2 pays est la suivante : L’idéologie républicaine (française) non seulement « favorise » la science  « mais en grande partie dépend d’elle » et notamment « pour sa propre réalisation en tant que régime (politique) » ; la médecine devient politiquement une « obligation morale » (cf. aussi : « les applications du savoir et de son intégration dans une morale »  = la « condition même » de l’existence et du maintien de la République.) :

La laïcisation tend à rendre moralement facultatif les devoirs religieux, mais en effectuant un transfert qui tend à rendre moralement obligatoire les devoirs médicaux. Car de même que les devoirs religieux légitimaient politiquement la société de monarchie de droit divin, les devoirs médicaux légitiment politiquement la République de droit scientifique.

Il y a séparation opérée par le politique vis-à-vis du religieux d’un côté (= le religieux ne présente plus, sur le plan moral, d’utilité sociale), et de l’autre union étroite du politique et d’un ensemble science et morale, d’une science morale, d’une science obligation morale.

 

Il existe un impensé sous la plume de Nicolet : il parle d’un côté de « dogmatisme religieux » et, à bien d’autres moments de l’ouvrage, du Catholicisme ou même des « Eglises ». Donc, il n’ignore pas les institutions religieuses, ce sont même ces institutions qui font problème à la République (et pas une religiosité a-dogmatique parce que non institutionnelle). En revanche, reliant directement médecine et science (comme démarche intellectuelle), Nicolet fait l’impasse sur l’institution médicale, sur l’institutionnalisation de la médecine.

De même que la légitimation religieuse de la monarchie allait de pair avec des privilèges pour « l’Eglise », de même la légitimation médicale n’est pas sans conséquence pour l’institution médicale.

Cette question est essentielle, et le lien mis entre science et morale, l’intégration dans une morale de l’application du savoir « l’obligation morale » du recours à la médecine  fait de la médecine (encore plus en France qu’ailleurs) une institution de socialisation, et plus spécialement une institution de socialisation républicaine, de socialisation politique.

Donc, il y a bien pour soutenir et légitimer la République laïcisatrice, deux institutions de socialisation l’école (et cela, on le dit classiquement) et la médecine (et souvent quand je dis que la médecine est une institution de socialisation, on me regarde avec des yeux ronds, parfois de beaux yeux d’ailleurs).

A ce propos, il est très intéressant que C. Nicolet rappelle en passant que Lanthenas est à la fois l’auteur d’un projet sur l’enseignement et le rédacteur d’un catéchisme républicain qui prône une régénération morale et physique grâce à la médecine.

(A suivre)

Ah non, allez vous me dire : "la République, la Religion, la Médecine, la Science sont bien apparues dans votre propos, mais où est la Mort, où est la Sexualité, je vous le demande ? Or ce sont elles que l’on attendait. Vous nous avez aguichés puis vous nous avez livré un propos ardu. Si vous croyez être invité à « On n’est pas couché » (cad, pour les incultes : la grande émission culturelle de France 2, de notre magnifique service public!) en étant aussi rébarbatif, vous vous mettez le digitus in occulo."

Patience, patience, le meilleur viendra dans les prochains épisodes,….



[1] cf : l’Annuaire EPHE, tome 100, p. 462-463 et plusieurs de mes ouvrages.

[2]  F. Lanthenas, Nouvelle déclaration de la morale républicaine et des devoirs de l’homme et du citoyen…, Paris 23 floréal an III, 1795, qui  insiste sur la régénération physique et morale de l’homme. Le  rôle des médecins –Raspail, Littré, Clemenceau, Paul Bert, Audiffrend, Robinet, Sénérié, Lanessan, Combes, et d’autres encore –dans le parti républicain  est un trait frappant, souvent relevé. (Note de Nicolet)

16/06/2007

LA LAÏCITE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE...

L’année universitaire n’est certes pas terminée : il y a des réunions, des missions, des entretiens, des soutenances, etc. Mais les cours ont pris fin. Plusieurs étudiants m’ont demandé de mettre mon dernier cours sur mon Blog. OK je le fais, ou du moins je mets de substantiels extraits, en sachant que, du coup cela devient un peu plus… universitaire (justement) que d’habitude, sauf la dernière partie que j’ai voulu assez personnelle.

J’ai quand même tenté d’être le plus simple possible, mais si cela vous prend un peu la tête, reposez vous ensuite en lisant, par exemple, les aventures du juge Ti, romans et nouvelles de Robert Van Gulik parus dans la collection « Grands détectives » des éditions 10/18, et maintenant publiés en 4 volumes d’œuvres complètes par les éditions La Découverte.

Le juge Ti (Ti Jen-tsié en fait) a réellement existé, ce fut un personnage célèbre de la Chine du VIIe siècle et Van Gulik marie avec bonheur réalité (à partir d’une étude documentaire fort sérieuse) et fiction. Cerise sur le gâteau, il dessine fort bien aussi.

 

Mais avant de savourer les enquêtes du juge Ti, voici ma propre prose. La leçon se voulant synthétique, on trouvera des thèmes déjà abordés, voire développés dans ce Blog (sauf, encore une fois, dans la dernière partie). Ce qui peut être relativement original, c’est la façon dont ces thèmes sont articulés. En tout cas, si vous n’aimez pas affronter les paradoxes, déconstruire les idées toutes faites, explorer les limites du penser et de l’impenser, ne vous fatiguez pas  à prendre connaissance du texte qui suit. Cela vous déstabiliserait trop.

Sinon, bonne lecture. On y va ?

  

Les mises en perspectives que j’ai faites ont, naturellement, suscité interrogations et débats. Un des plus intéressant a concerné la distinction opérée entre la notion de sécularisation et celle de laïcisation. Marcel Gauchet a, sinon polémiqué du moins, voulu fortement relativiser l’intérêt de ces deux notions, telles qu’il les rencontrait notamment dans mes travaux.

Ces catégories, écrit-il dans son ouvrage La religion dans la démocratie (p.14-16), dépeignent « adéquatement la surface », comportent une « pertinence descriptive » sans avoir de « capacité explicative ou compréhensive ».

   Certes, les notions de sécularisation et laïcisation peuvent se ressembler, tels deux membres de la même famille. Toutes deux ont trait à la construction de la modernité, et plus précisément à la relation de ce processus avec la religion. Et, pourtant, telles deux sœurs ou deux frères, chacune de ces notions possède sa spécificité propre, et cela permet, à mon sens, de sérier certaines question qu’habituellement on ne se pose guère.

 

   Tentons d’expliquer les choses le plus simplement possible en prenant l’exemple de la question sensible des mœurs. Pourquoi et comment, à un moment donné, le divorce, l’avortement, la vie conjugale et familiale sans mariage préalable, le mariage entre personnes de même sexe deviennent socialement envisageables alors que cela n’était nullement le cas précédemment ?

Pourquoi et comment devient-il possible de dire, sans se mettre socialement hors jeu, qu’il est souhaitable, pour la société, d’accepter la possibilité de tels comportements ? L’étude de ces changements socioculturels, de ces prises de distance possibles avec des normes de certaines religions dans certains cas de figure, avec des normes de  l’ensemble des religions dans d’autres cas, cette étude relève de la catégorie « sécularisation ».

    Si j’ai ajouté à l’expression « prise de distance » le terme de « possible », c’est pour attirer l’attention sur un fait, à mon sens, pas assez souligné. La manière de parler de la sécularisation connote souvent la métaphore de l’éloignement. Mais après tout, il y a toujours aujourd’hui des individus qui se marient, qui le font avec une personne de sexe différent du leur et qui ne divorcent pas. Il existe toujours des femmes qui n’avortent jamais.

La diversification, la pluralisation, l’individualisation des comportements socialement légitimes, toutes choses dont parlent aussi les théories de la sécularisation, sont peut-être premières et induisent, à mon sens, une relativisation sociale du religieux davantage encore qu’un éloignement, qu’une « sortie de la religion » pour reprendre la façon dont en parle précisément Marcel Gauchet.

 

James Beckford résume fort justement cela en écrivant que la religion, hier système de normes culturelles est devenu un ensemble de ressources sur ce plan culturel ; ressources dont on peut ou non se servir. On peut s’en servir par intermittence, et ou en « bricolant » plusieurs traditions, on peut s’en servir de façon régulière, on peut même s’en servir de façon totalisante ou « furieuse » pour parler comme P. Berger.

   Mais, surgit alors une question nouvelle, peut-être un peu provocante : ce que l’on nomme la sécularisation s’éloigne-t-elle de la religion où s’avère-t-elle, à sa façon, créatrice de religieux ?  

Reprenons l’exemple du mariage. Qu’un mariage concerne deux personnes de sexe différent, voila qui était une évidence sociétale bien établie, il y a quelques décennies, sans que cela relève spécialement du domaine de la religion. L’homosexualité existait tout autant qu’aujourd’hui mais, pourchassée ou tolérée, aucun discours social ne la reliait au mariage. « Péché » pour les religions, le fait d’être « homosexuel » (le concept même a été construit au XIXe siècle, avant on parlait de « penchants ») était, à l’évidence, une maladie pour les médecins. La séparation entre norme et déviance était consensuelle.  Etre croyant, athée, agnostique avait fort peu à voir avec ce qui paraissait être la réalité des choses, la nature même du mariage.

C’est, en fait, le mouvement même de la sécularisation des mœurs qui, en déplaçant la frontière entre norme et déviance, produit une représentation sociale où des croyances, des convictions religieuses se mettent à défendre l’idée que le mariage s’effectue exclusivement entre personnes de sexe différent. Et, bien sûr, c’est cet « exclusivement » qui est primordial. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un homme : « Vous épousez une femme, donc vous êtes ‘croyant’ ».

 

   La sécularisation apparaît alors, pour en donner une définition ramassée, essentiellement comme un mouvement de séparation culturelle du social et du religieux, plus qu’une sortie sociale du religieux. Le cours que nous avons donné, ces dernières semaines, Séverine Mathieu et moi-même, sur les représentations et les pratiques de la mort entre religion et médecine nous a permis de percevoir des mutations analogues en ce qui concerne la fin de la vie et la mort elle-même.  Cette séparation peut être créatrice de nouvelles configurations, de nouvelles figures du religieux. Je rejoins ici, par un autre chemin, Danièle Hervieu Léger et ses figures religieuses de la modernité.

***

   Mais je ne m’attarde pas plus sur ce sujet pour pouvoir aborder tout de suite la notion de laïcisation. Prenons l’exemple du divorce et intéressons nous à des pays de culture catholique, puisque son interdiction ne fait pas forcément partie des normes religieuses protestantes. Le divorce est autorisé en Autriche-Hongrie dés 1783 par l’empereur Joseph II  alors qu’il est encore interdit  en Argentine, en Espagne, en Italie, dans pas mal d’autres pays, dans les années 1960.

Nous ne sommes plus là dans la séparation culturelle du religieux et du social, dans la sécularisation, mais dans la séparation  ou la non séparation politique du social et du religieux, avec les conséquences notamment juridiques que cela peut avoir, dans la laïcisation (ou la non laïcisation). Et il existe des zigzags de la laïcisation, liés à la conjoncture politique, dont l’Espagne ou la Colombie des XIXe et XXe siècles sont des exemples types Mais il existe aussi de l’irréversible : dans la plupart des sociétés modernes, aucune force politique ne pourrait se permettre de « revenir » sur la possibilité juridique du divorce. Bien sûr, quand je parle de séparation politique du social et du religieux, le terme de séparation possède, là, un sens plus extensif que celui qu’il connote quand on parle de la loi française de 1905.

 

   Et cette laïcisation, nous pouvons la retrouver, de façon différente, dans des pays de culture protestante. Ainsi, en Grande-Bretagne, la loi transfère, en 1869, les procès de divorce des tribunaux ecclésiastiques aux tribunaux civils. Cette loi relève, elle aussi de la laïcisation, alors que l’on a parfois tendance à réserver le terme à des pays de culture catholique. Mais nous sommes dans un cas de figure particulier puisque la religion a été ici, lors des deux révolutions anglaises du XVIIe siècle, une arme de la Nation, représentée par le Parlement, contre l’absolutisme prétendu du pouvoir royal.

Il est également possible de parler de « laïcisation » à propos du Japon shintoïste et bouddhiste, lors des réformes de Meiji à partir de 1868, et a fortiori en 1945-1946. La laïcisation concerne en fait, mais de façon non mécaniste, les différentes voies d’accès à la modernité, si diverses soient-elles. Cela, que le terme de laïcité se trouve ou non socialement utilisé.

   En fait la laïcisation, c’est d’abord la séparation de l’Etat et de sa régulation du social d’avec la religion avant d’être la séparation de la religion d’avec l’Etat. Et cette séparation de l’Etat d’avec la religion s’accompagne d’une certaine subordination de la religion à l’Etat. L’historien anglais Norman Sykes a utilisé le terme de « laïcisation » pour rendre compte de l’accroissement du pouvoir des hommes politiques -ces laïcs !- sur l’Eglise d’Angleterre au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe.

Cet emploi anglais du terme est-il si éloigné de son emploi français ? Je ne le pense pas. Car, de Philippe Le Bel et ses légistes à Napoléon Bonaparte, en passant par le Révolution française, la construction de ce que j’ai appelé le premier seuil de laïcisation est d’abord le fait que, désormais, selon une formule célèbre, « l’Etat n’est plus dans l’Eglise, mais l’Eglise est dans l’Etat. »

 

   Cette notion de premier seuil de laïcisation a été bien reçue des historiens et des sociologues. Elle sent le souffre pour les philosophes dits « républicains ». A leurs yeux, elle constitue un cheval de Troie clérical qui s’introduit, sous couvert d’approche universitaire, dans la citadelle de la laïcité française. Pourquoi ? Pour la raison bien simple qu’elle inclut le Concordat de 1801 dans le processus de laïcisation. De là à croire que je serais partisan de réinstaurer un Concordat, tous les soupçon sont permis ! En tout cas, pour ces philosophes, il faut mettre en avant une opposition frontale entre la Révolution laïcisatrice et le Concordat de Napoléon Bonaparte qui réinstaurerait un régime de chrétienté.

   L’ironie de l’affaire est double. D’abord, sur un plan personnel : je crois ne l’avoir jamais dit, mais j’ai eu lycéen, comme sujet de Concours général, le Concordat de 1801, et j’ai obtenu le premier prix. J’ai demandé à l’Inspecteur général d’histoire qui présidait le jury, ce qui avait fait la différence entre ma copie, et celle de mon suivant, un certain Jean-Louis Bianco ! Il m’a répondu, c’est d’avoir montré pourquoi le Concordat a finalement échoué et d’avoir indiqué qu’il a fallu trouver une autre solution, la laïcité républicaine.

Ensuite, seconde ironie, en se focalisant sur le seul Concordat de 1801, ces philosophes se situent dans la filiation d’une histoire religieuse catholique traditionnelle, avec laquelle j’ai précisément voulu rompre en élaborant la perspective des seuils de laïcisation.

 

   En effet, si Napoléon Bonaparte, avec le Concordat, perpétue la tradition gallicane de l’Ancien régime (qui constitue d’ailleurs, déjà, une sortie partielle de la société de chrétienté), il prend également d’autres mesures tout aussi importantes qui rendent irréversible des ruptures révolutionnaires, comme d’abord la fin du principe de catholicité, par l’instauration, en 1802, du régime pluraliste des cultes reconnus avec les Articles Organiques, ensuite la dissociation de la citoyenneté et de l’appartenance religieuses liée à ce pluralisme officiel et au droit d’être (je cite Portalis, son « ministre des cultes ») « indifférent en matière de religion », enfin l’autonomie de la totalité du droit civil à l’égard du droit canon par le Code Civil des Français de 1804.

D’autre part, Napoléon Bonaparte rend opérationnel des projets laïcisateurs restés, lors de la Révolution, à l’état d’utopie, cela par la création d’institutions autonomes à l’égard de la religion, comme les institutions scolaire (1806) et médicale (1803). Ces institutions, créatrices de nouvelles formes de socialisation, productrices de nouveaux clercs, vont être porteuses de laïcisation.

   La scientificité d’une démarche se trouve, à mon sens, en affinité avec l’étendue des faits qu’elle peut inclure dans sa théorisation. Se limiter au Concordat me semble une façon fort plate d’écrire l’histoire, et en tout cas c’est écrire une histoire religieuse, pas une socio- histoire de la laïcité.

Cette sociohistoire, cette sociologie historique de la laïcité pousse également à sortir du cadre étroit de l’hexagone, à redresser les erreurs liées à une vision trop franco-française de la laïcité. Ainsi dans son Rapport présentant, en cette année 2007, son projet de création de Charte de la laïcité, le Haut Conseil à l’Intégration prétend que le Mexique s’est inspiré de la loi française de 1905 pour réaliser sa propre séparation. Or la séparation date, dans ce pays, de 1861. Là encore, ironie des choses, en 1905 Aristide Briand instituait précisément le Mexique en sorte de modèle, dans le Rapport de la Commission parlementaire ayant élaboré le projet de loi française de séparation. Mais le chapitre sur les laïcités étrangères que comportait ce Rapport a été purement et simplement supprimé dans l’édition du centenaire publiée, il y a deux ans, par l’Assemblée Nationale !

   Autre exemple significatif : on dit couramment, dans notre pays, que la France révolutionnaire aurait, la première, « laïcisé » le mariage par la création du mariage civil et la possibilité du divorce en 1792. Or, je l’ai déjà indiqué, Joseph II avait effectué ces deux mesures neuf ans auparavant dans ses propres Etats.

D’une manière plus générale, ceux que l’on a appelé les « despotes éclairés » -Catherine II en Russie, Frédéric II et Frédéric-Guillaume II en Prusse,…- ont été des laïcisateurs. Influence de la sécularisation portée par la philosophie des Lumières ? Certes, mais, outre que cette pensée sécularisante était limitée à une élite, l’alliance entre philosophes et souverains absolutistes s’avéra, pour la première, un marché de dupes,

Paul Hazard l’a bien montré : « La philosophie croyait se servir des rois, et c’étaient les rois qui se servaient d’elle » écrit-il. Si sécularisation et laïcisation entretiennent des liens étroits, leurs logiques sont donc différentes. L’analyse de la laïcisation est impossible à effectuer sans étudier les logiques propres du champ politique, ses intérêts et ses contraintes spécifiques.

   Mettre à jour les rapports complexes, les interactions multiples entre les deux approches, ainsi que leurs spécificités respectives me semble permettre un questionnement heuristique. Si, en France, l’absolutisme royal de « l’Ancien Régime » se n’est guère montré « éclairé », la création en 1787 d’un mariage civil réservé aux protestants a constitué un embryon de laïcisation, effectué, cela n’est pas complètement un hasard, par refus du pluralisme, puisqu’il s’agissait d’éviter de reconnaître la validité des mariages effectués par les pasteurs.

Napoléon Bonaparte a agi souvent, je ne suis pas le premier à le dire, en despote éclairé. Et certaines mesures de la Révolution, entre autres la Constitution civile du clergé, bien que prises par des assemblées, relèvent aussi de ce modèle.

 

La laïcité française comporte dans son héritage plus de despotisme éclairé qu’elle ne le croit. L’institution que l’on appelle « l’école républicaine », comporte en fait bien des habitus hérités du premier Empire, comme l’a montré Antoine Prost. De plus, le long conflit entre « cléricalisme » et « anticléricalisme » a créé en France, une sorte d’obsession politique du religieux dont nous ne sommes sans doute pas encore « sortis ».

Le contraste entre les « charities » anglais, qui peuvent être aussi bien des Eglises que des associations sans lien avec la religion, et le souci français de toujours qualifier ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas, que cette qualification soit faite de façon  positive ou négative, s’avère, en tout cas, frappant. Cette différence peut être reliée à la prédominance du processus de sécularisation  sur celui de la laïcisation en Grande Bretagne, à l’inverse de ce qui s’est passé dans notre pays.

Chaque pays a, dans son histoire, des événements structurants en matière de laïcisation et de sécularisation. Mais ces événements ont également eu des répercutions hors frontières et une sociologie historique de la laïcité doit accorder de l’attention à la problématique, très actuelle, des « transferts » entre pays.

La Glorieuse Révolution anglaise de 1689 a joué un rôle important en France, les Lettres anglaises de Voltaire en sont un témoignage parmi d’autres. J’ai passé mon temps à rappeler à qui ne voulait pas l’entendre, pendant l’année du centenaire de la loi française de séparation, que l’enjeu principal de cette loi avait été l’article 4 et que la formulation de cet article avait été trouvée dans la séparation américaine. La Révolution française, comme événement endogène et référentiel en France, comme élément exogène et repoussoir en Grande Bretagne, est un facteur important de la différence entre les deux pays au XIXe siècle.

   Contrairement à ce croit Gauchet, l’étude des sécularisations et des laïcisations, dans leurs spécificités socio-historiques, comme dans leurs influences croisées, n’en reste donc nullement à la « surface ». Elle permet, au contraire, souvent, de décrypter la face immergée de l’iceberg, de la réalité sociale.

Elle permet du comparatisme. Et mon nouveau « Que sais-je ? », portant sur Les laïcités dans le monde reprend, de façon certes très résumée, certains dossiers que nous avons étudié cette année. Ce « Que sais-je ? » tente, notamment, de montrer que la notion de seuils de laïcisation constitue un instrument d’évaluation qui peut s’appliquer de façon assez générale.

 

   Quand la laïcisation outrepasse la sécularisation, cette laïcisation aura tendance à être autoritaire, à se méfier d’un élément que Claude Lefort nous a appris à considérer comme essentiel dans l’épure démocratique : la séparation de l’Etat et de la société civile.

C’est pourquoi, il sera difficile alors de passer de formes de séparation de l’Etat d’avec la religion à des formes de séparation de la religion d’avec l’Etat. La séparation de 1795, dont les philosophes républicains se montrent si fiers, a surtout existé sur le papier : avec le retour rapide de la répression antireligieuse et l’organisation étatique du culte décadaire elle n’a guère eu d’existence empirique.

Et, pendant l’année du centenaire, le cours a insisté sur les craintes manifestées, dans les débats parlementaires de 1905, par des républicains laïques quant à la liberté d’action d’Eglises séparées de l’Etat, liberté trop grande à leurs yeux.  Une doctorante, Marilyne Guitton, avait même trouvé des documents du Bureau des cultes, datant des années 1920, qualifiant la loi de 1905 « d’anti laïque » à cause des libertés qu’elle donne aux Eglises. La loi de séparation de1905 se situe dans la filiation de la philosophie du « gouvernement limité » de John Locke. Mais la tradition laïque dominante en France emprunte souvent davantage à l’anticléricalisme voltairien et à la religion civile rousseauiste qu’au séparatisme lockéen.

Zana Citak-Aytürk, ancienne étudiante maintenant professeur d’université à Ankara, insiste sur le fait que la laïcisation turque, de son côté, a séparé l’Etat d’avec la religion, sans séparer la religion d’avec l’Etat. La laïcité, écrit-elle, s’est révélée être, en Turquie, « et le fondement de la démocratie et le déterminant des limites de la démocratie elle-même ».

On perçoit ainsi l’importance des recherches sur laïcité et démocratie en général, et plus précisément encore dans les deux Amériques  menées et impulsées par Micheline Milot et Roberto Blancarte.

La laïcisation comporte deux mouvements, qui peuvent se succéder dans le temps ou être pratiquement conjoints, celui où l’Etat fait en sorte que la religion ne surplombe pas la société civile ; celui où la religion devient partie prenante d’une société civile séparée de l’Etat. Le second est, de façon idéal-typique, plus démocratique que le premier. L’état de la sécularisation au moment où des mesures laïcisatrices sont effectuées n’est pas indifférent à l’aspect plus ou moins démocratique de la laïcisation, l’épaisseur historique du présent, la longue durée des historiens, peut jouer également son rôle.

Je pense notamment à la façon dont s’est construit socio-historiquement le rapport entre nation et Etat. Que la nation soit plus ancienne que l’Etat, comme en Angleterre, Allemagne ou Italie voire que la religion ait représenté la nation en absence d’Etat, comme en Irlande, en Pologne ou dans les Balkans ou que l’Etat soit plus ancien que la nation et ait voulu l’enseigné, comme en France ou en Turquie ; que l’Etat/nation moderne se soit constitué en se fondant sur la religion ou contre elle n’est pas indifférent à notre sujet. Il s’agit là d’une logique propre à la laïcisation où la sécularisation n’est pas forcément en cause, loin s’en faut. Certes, la différence entre France et Royaume Uni dans la construction de l’Etat/nation moderne peut en bonne part s’expliquer par la différence de religion culturellement dominante. Mais en Belgique, dans certains pays d’Amérique latine, un certain catholicisme a joué un rôle ‘positif’ dans la construction de cet Etat/nation moderne.

***

Mais il est une autre interrogation pour laquelle il faut donner réponse, au moins à titre d’hypothèse. Parler de sécularisation est-il toujours pertinent pour qualifier la situation actuelle ? La question est fondamentale pour la laïcité étant donné les interactions entre sécularisation et laïcisation. Les théories de la sécularisation ont insisté sur l’importance de l’urbanisation et de l’industrialisation  comme agents de sécularisation. De tels processus semblent aujourd’hui être plutôt favorables au pentecôtisme ou à l’islam. Jean-Paul Willaime distingue alors modernité et ultramodernité et tient des propos très suggestif sur cette dernière. Pour ma part, je parle volontiers de « modernité tardive ». Et de plus en plus je me pose la question : au-delà des polémiques idéologiques pour ou contre les Lumières, si c’était le projet socio-historique des Lumière qui, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses réalisations, arrivait à son terme ? Si nous étions en train de changer de période socio-historique ?

La encore, je vais tenter de m’expliquer brièvement. Quand on lit les philosophes des Lumières on se demande pourquoi Henri Desroches ne les a pas inclus dans sa Sociologie de l’espérance. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, le terme d’ « espérance » revient de façon récurrente.

Les progrès déjà accomplis apparaissent les gages des progrès futurs, d’une perfectibilité infinie de l’espèce humaine, affranchie « des tyrans et des prêtres ». Pour Condorcet nous allons vers un « moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maîtres que leur raison ». L’idée de « progrès », de conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral, s’est ensuite démocratisée. La morale laïque de la IIIe république en est notamment imprégnée et relie étroitement progrès, dignité de la personne humaine et solidarité.

   Cette vision du progrès est, globalement, une sécularisation de l’idée religieuse de progrès, telle qu’elle a émergée socialement au XVIIe siècle, lors de la première Révolution anglaise, à partir d’un changement de conception sur l’eschatologie. Examinons rapidement pourquoi. Au XVIe siècle, on voyait la fin de l’histoire et le retour du Christ comme une rupture dans l’enchaînement humain, faisant suite à une série de catastrophes Cela s’appelle le pré-millénarisme.

Les artisans de la chute de la royauté anglaise insistent sur le passage du chapitre 20 de l’Apocalypse qui fait allusion à une période transitoire de mille ans (le millénium). Pour eux, là, en continuité avec l’histoire construite par les humains, la « vraie » Eglise triomphe progressivement. La victoire du puritanisme en Angleterre, ajoutent-ils, préfigure le début de ce millenium. Leur optique est post-millénariste

Ainsi s’opère un changement considérable de mentalité. Jusqu’alors l’histoire était décadence, dégradation, là elle prend un sens positif, elle devient progrès. Un futur meilleur dépend de l’action présente ; on peut hâter la venue du millenium. Tel est le sens des sermons prêchés pendant la révolution de Cromwell.

 

   La « recherche du bonheur », déclarée « droit inaliénable » de l’être humain par la Déclaration d’indépendance américaine (1776) avant d’être reprise par la Révolution française, est une utopie séculière du progrès qui s’emboîte dans cette vision post-millénariste et lui enlève ses aspects explicitement chrétiens. Le Dieu des déistes n’intervenant pas dans l’histoire des hommes, le bonheur se trouve entre les mains des humains et ceux-ci doivent compter sur leurs propres actions pour y parvenir. Ce n’est plus la « vraie » Eglise qui doit triompher, mais des institutions porteuses de bonheur terrestre, l’Ecole pourvoyeuse d’affranchissement par la connaissance, la Médecine dont les progrès assure la progression de « l’espérance de vie ».

   Le terme de « sécularisation » désigne à l’origine le transfert de propriété de l’ecclésiastique au séculier. Des institutions séculières, devenues socialement obligatoires, se sont vues transférer un pouvoir, symbolique et quasi-spirituel. Leur légitimation est venue, grâce à ce transfert,  d’abord de la sacralisation de l’objectif poursuivi (par exemple : « l’espérance de vie » tend à remplacer celle du salut), ensuite, de la croyance au monopole de l’institution concernée pour pouvoir atteindre cet objectif (hors de l’école, pas d’instruction, comme hors de l’Eglise pas de salut), enfin, de l’imposition d’une représentation sociale selon laquelle le clerc institutionnel est dans l’universel, alors que celui qu’il socialise est dans le particulier (comme hier le prêtre, un médecin n’est pas censé avoir de sexe).

 

   Ce transfert a plus ou moins existé dans l’ensemble des sociétés modernes sécularisées. Il a été exacerbé en France à cause des nécessités  politiques de la laïcisation. Cela est bien connu quant à l’école et ses « hussards noirs » : Philippe Boutry, lors de la Journée d’hommage à Jacques Ozouf, a donné une belle communication sur le « pouvoir spirituel » de l’instituteur sous la Troisième République.

Cela reste moins connu à propos de la médecine, et nous avons, dans le cours de cette année, assez longuement commenté un passage de Claude Nicolet dans son étude sur L’idée républicaine en France. Nicolet y indique que la logique de la lutte contre l’emprise cléricale conduisait la République, non seulement à favoriser la médecine, mais aussi à « dépendre d’elle » pour « sa propre réalisation en tant que régime ». La France laïcisatrice a donc fait de la médecine moderne « une obligation morale » liée « à la nature (du) régime politique républicain. » 

Mais Hans Blumenberg a insisté, à juste titre, sur les risques d’une philosophie de l’histoire « substantialiste » qui tendrait à considérer la nouveauté comme l’écume des choses. Dans cette sécularisation - transfert, il n’y a pas reproduction du même. Il s’effectue, au contraire, une mutation, une perte de sacralité.

En effet, la sacralité ne peut plus prétendre provenir d’une transcendance, d’une instance extérieure au social ; elle devient donc plus fonctionnelle, plus fragile. Que la connaissance ne soit plus perçue comme la source principale de l’ascension sociale, que l’allongement de la vie devienne moins désirable (revendication du « droit de mourir dans la dignité »),… et école et médecine sont alors moins des institutions normes et davantage des institutions ressources, pour reprendre la terminologie de James Beckford, elles deviennent des institutions ressources que le laos, le peuple des non clercs veut utiliser à sa guise. Les institutions qui ont désenchanté -démagifié dit Max Weber- et décléricalisé le religieux sont donc atteintes à leur tour par un processus analogue où la sécularisation est, elle-même démagifiée, désenchantée, décléricalisée.

   De manière moraliste, on appelle cela en général, le « consumérisme » (consumérisme médical consumérisme scolaire), et (naturellement) médecins et professeurs s’en plaignent. Il ne s’agit pas ici d’en détailler les avantages et les inconvénients, de se prononcer pour ou contre. Il s’agit de comprendre que cette mutation forme le cadre général, en France, les mesures de « défense » ou de « durcissement » (choisissez le terme qui vous plait) de la laïcité que l’on connaît actuellement,  précisément à propos de l’école et de l’hôpital. Au-delà de leur but affiché, ces mesures tentent aussi de maintenir ou de reconstruire les transferts symboliques dont les institutions séculières ont été bénéficiaires (« l’école est un sanctuaire » a déclaré, Jacques Chirac en décembre  2003), transferts qui ne fonctionnent plus véritablement.

 

…Reprenons la typologie des seuils et appliquons la au problème dont nous parlons. Le premier seuil correspond à un moment historique où la confiance dans la conjonction des progrès est raisonnable : le bien être s’accentue, se démocratise peu à peu. Le programme des Lumières (que le romantisme rend plus affectif) de la poursuite du bonheur par la maîtrise de la Nature et la concentration des enjeux sociaux sur la « vie présente » obtient d’indéniable résultats, même s’il génère des contradictions (notamment entre son aspect universaliste et son darwinisme social qui fait que la femme, le colonisé,… sont considérés comme marqués par la Nature et  par leur particularisme, au contraire de l’homme blanc). La modernité est, lors de ce premier seuil, ascendante.

Lors du second seuil, cette modernité s’est établie et certaines de ses contradictions deviennent perceptibles. Par ailleurs, les deux guerres mondiales induisent une représentation plus ambivalente du progrès. Elles le dédoublent en opposant un ‘bon’ progrès pacifique, créateur de vie et un ‘mauvais’ progrès guerrier, porteur de mort. Les soldats gazés de la première guerre mondiale, et surtout Auschwitz et Hiroshima sont les terribles symboles de ce progrès néfaste. Sur le plan du bien être, la version libérale et la version socialiste s’opposent avec leurs grands récits politico idéologiques. La décolonisation, les révoltes étudiantes contre les institutions trop sûres d’elles mêmes (1968), l’effondrement du Mur de Berlin (1989) s’effectuent alors que se développent des mises en question.

 

La science questionne désormais ses propres applications techniques (ce qui est un renversement par rapport aux Lumières où la science commençait à avoir des effets techniques) : les interrogations sur le nucléaire civil, le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques,… proviennent d’abord de débats au sein de savoirs scientifiques. Il se produit donc une déconnection entre progrès des savoirs et progrès technique, même pacifique. Le second progrès peut se trouver mis en cause par le premier comme socialement contreproductif.

La mutation sociale de la « vérité », de la vérité religieuse (notamment des religions où la vérité est « révélée ») à la vérité scientifique, vérité en débat où la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain a induit une incertitude, et aussi des dilemmes moraux comme le montre la bioéthique. Il est significatif, qu’alors que la tradition laïque française proclamait la religion « affaire privée », le président Mitterrand en créant le Conseil Consultatif National de Bioéthique en 1983, y ait mis des représentants des « courants philosophiques et spirituels ». On ne revient nullement à une situation où la religion surplombe la société civile. On entre, au contraire, dans une conjoncture où, n’étant plus dans le registre du pouvoir -fut-il « spirituel »- mais se situant dans celui de l’autorité, elle peut participer au débat démocratique et y être une voix parmi d’autres.

 

   Nous sommes entrés culturellement dans l’ère de l’incertitude, ce qui est une accentuation de la sécularisation. Or l’incertitude, les dilemmes sont incompatibles avec la logique dominante de la communication de masse. L’instrumentalisation médiatique de cette réflexivité, de ces nouvelles interrogations produit un récit social où celles ci se trouvent racontées à la manière d’un film catastrophe.

En certains endroits, je l’ai constaté, ce film-catastrophe médiatique est relayé par l’école sous prétexte de prise de conscience des problèmes d’environnement. Des enfants de 8-12 ans sont terrorisés à l’idée d’un cataclysme éminent du notamment aux trous de la couche d’ozone ! D’une façon inédite, le discours social en revient donc à une optique pré-millénariste, où l’histoire est décadence, dégradation et où émergent les signes avant-coureurs d’une catastrophe annoncée.

Ce pré-millénarisme séculier n’annonce, bien sûr, nul retour du Christ, il ne comporte donc pas de happy end. Il contribue fortement à rendre déprimante la projection dans l’avenir, et induit de multiples formes de resourcements, de reconstruction de passés fondateurs qu’il s’agisse de l’inflation des « devoirs de mémoires », de la mise en avant d’un héritage chrétien de l’Europe, de fondamentalismes religieux ou du fondamentalisme des Lumières.

Ce troisième seuil s’accompagne, avec la globalisation, de frottements culturels et civilisationnels qui compliquent encore la donne. Mais, pour dire les choses schématiquement « l’islam » (terme à utiliser avec beaucoup de guillemets !) n’est pas la cause des difficultés actuelle de la laïcité ; il est beaucoup plus le miroir grossissant de ses mutations non encore maîtrisées.

                                               ***

Il serait possible de continuer longtemps. Je brûle d’envie de vous parler de la notion de pacte laïque, la plus contestée de celles que j’ai lancées, des rapports entre religion civile et laïcité, de mille autres choses encore. Rassurez vous, je me réfrène. Il est temps de conclure.

    Je le ferai en revenant à la question de la militance, ou plus précisément des rapports entre recherche et militance. J’ai raconté, dans le numéro d’octobre - décembre 2006 des Archives de Sciences Sociales des Religions à quel point le problème de l’objectivité m’a taraudé les années qui précédèrent et suivirent Mai 68.

L’objectivité était un idéal scientifique et, en même temps, la prétention à l’objectivité paraissait le masque par lequel la bourgeoisie voulait rendre sa domination incontestable. Maxime Rodinson, en opérant une distinction entre idéologie et sociologie marxiste, en changeant l’approche d’une objectivité essentialiste à une objectivation dynamique, constitua le maillon indispensable pour sortir de cette impasse.

Et dans le tri critique de Mai 68 qui s’effectua bientôt, l’objectivation permettait non seulement de dévoiler la nudité des rois, mais aussi celle des contestataires. La neutralité axiologique, la prise de distance ave les jugements de valeurs apparut progressivement comme un indispensable instrument d’honnêteté intellectuelle, de critique plus fondée du social.

 

   Bien sûr, comme tout un chacun, j’ai des idées préconçues. Je suis capable, en outre, comme tout intellectuel, de trouver des théorisations sophistiquées qui les légitiment. Le problème est qu’alors, il existe toujours l’un ou l’autre fait qui persiste à ne pas rentrer complètement dans le puzzle. Je tente à ce moment là de me convaincre que ce n’est pas grave. On ne saurait tout expliquer. Pourtant, cela me turlupine. Et je n’arrive plus à vivre tout à fait en accord avec moi-même. Ce fait, qui me résiste, m’obsède. Parfois même, il hante mes nuits.

A un moment ou un autre, il m’oblige donc à reprendre le dossier à nouveau frais, à aller vers des chemins où je ne voulais pas m’aventurer. Il m’oblige à déconstruire mon schéma et à le reconstruire jusqu’à qu’il me semble, à tort ou à raison, que toutes les pièces s’emboîtent sans forcer l’une d’entre elles, que le puzzle devient ainsi pertinent.

   Et comme ce combat avec cet autre moi-même me passionne, comme l’impression de découvrir des horizons neufs est extrêmement gratifiante, comme j’ai peut-être élargi à toute idéologie les refus de ma jeunesse quant à l’idéologie bourgeoise, je me prends alors à rêver d’une prise de distance totale avec les croyances, les convictions de tous ordre ; je me prends à rêver d’être indemne de tous les préjugés, de toutes les évidences, de toutes les valeurs, de toutes les représentations sociales du lieu et du temps qui est le mien.

Dans cette chimère, je suis totalement dans l’analyse, dans le décryptage, dans la pure scientificité. C’est, en rêve, gravir une montagne. De son sommet, et avec une longue vue socio-historique, je contemple de façon panoramique, la société des humains, des simples mortels s’agitant en tout sens, j’observe d’une vue englobante, les stratégies des divers camps, alors que d’en bas, on ne voit que ce qui est proche de soi.

Rêve démiurgique, puisque, dans les diverses religions, la montagne est la demeure privilégiée des dieux. Etre un humain-dieu face à des personnages de fiction que l’on manipule à sa guise, tel peut être le privilège du romancier, et c’est peut être mon rêve qui m’a conduit à m’aventurer dans le roman historique.

 

   Ainsi je monte et je redescends de ma montagne imaginaire ; je redescends d’autant plus facilement que d’autres randonnées m’attirent car l’histoire et la sociologie m’ont également appris à savoir que je ne sais pas, que je dois toujours apprendre, et que, parfois, l’intuition des militants a scientifiquement raison contre les constructions des théoriciens.

Ce fut notamment le cas quand des féministes contestèrent que le suffrage puisse être « universel » alors que la moitié de la société en était exclue. C’était ces féministes qui voyaient les choses de façon panoramique alors que les savants avaient la vue courte. Alors, je me mêle à la société d’humains dont je suis un des membres, je participe aux conflits des espoirs et des craintes, des convictions et des intérêts. Mais il me semble avoir gardé un petit quelque chose de ce songe éveillé.

 

   D’abord l’idée de les situations ne sont jamais construites par un groupe, par un camp qui en serait seul responsable, et donc que l’on pourrait facilement magnifier ou diaboliser. Les situations résultent d’un ensemble complexe d’interactions. Chaque action, prenant forme dans cet ensemble, concourt, au bout du compte, à un résultat différent, souvent paradoxal, de celui voulu par ses auteurs. La démarche de connaissance commence quand on quitte le premier degré de l’opinion.

    Ensuite, que la représentation hégémonique d’une situation fait partie intégrante de cette situation. Elle est un élément aussi actif que des faits matériels, des comportements effectifs, dans l’ensemble complexe d’interactions dont il vient d’être question. La représentation hégémonique d’une situation affecte ainsi ses développements ultérieurs. La représentation n’est jamais un reflet de la réalité, mais toujours un élément de cette réalité.

   Enfin, puisque le rêve d’extériorité absolue est fantasme, puisque si loin que l’on pousse la démarche de connaissance, la méconnaissance est toujours là, puisque aussi, si partielle soit-elle, la connaissance socio-historique apprend que les problèmes ne se résolvent en général que dans le long terme, alors il faut effectuer un pari.

Ce pari, Jean Jaurès l’a fait en 1905 en quittant la représentation, hégémonique et réaliste, de la « laïcité républicaine menacée » par une Eglise catholique cléricale et monarchique, pour avoir l’intuition d’un avenir utopique d’une séparation réalisée et réussie où, comme il l’écrit, le catholicisme ne sera plus protégé « par la carapace du Concordat (…) contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ces fidèles eux-mêmes ». De cela, il n’avait que de faibles, de fragiles indices.

Mais cette utopie d’un catholicisme acclimaté à la laïcité, cette projection dans un futur différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent, lui a permis d’être partisan et artisan d’une loi libérale, condition essentielle de la construction de ce futur autre. Peut-être sommes nous également conviés aujourd’hui à porter nos regards au-delà des menaces présentes, à tenir des paris analogues.