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13/04/2008

AGNOSTIQUE ET CROYANT

I l’agnosticisme comme éthique de vie

Donc je reprends le problème je j’avais posé, il y a déjà plusieurs semaines avec la question : peut-on être agnostique et croyant ? Cette question m’est venue en lisant un livre passionnant (dont j’ai donné ici la 4ème de couverture) Naissance des Dieux, devenir de l’homme, une autre lecture de la religion d’Henri Hatzfeld (publié aux Presse Universitaires de Strasbourg).

En lisant cet ouvrage, je me suis dis : je partage globalement l’approche qui est une approche anthropologique des religions, la plupart des hypothèses et analyses de l’auteur me semble convaincantes : pour prendre un exemple l’analogie qu’il effectue entre les religions et les langues comme instrument nécessaire de lecture du monde m’apparaît très pertinente.

Je suis même plus radical que lui à ce sujet. En effet, pour moi c’est le symbolique qui est un instrument nécessaire de lecture du monde et le symbolique déborde le religieux (tout ce qui s’est joué autour de la flamme olympique est hautement symbolique sans être religieux). Alors pourquoi, diantre, l’auteur estime-t-il qu’il faut être athée pour appréhender la religion comme il le fait ? Je ne suis pas athée et, si je peux discuter certains détails techniques, je suis en accord complet avec l’architecture de son propos.

Il faut dire quelques mots de l’itinéraire d’Henry Hatzfeld, qu’il rappelle lui-même en début du livre. Hatzfeld était un pasteur protestant qui s’est progressivement aperçu qu’il ne croyait plus à ce qu’il prêchait et qui en a tiré les conséquences en quittant le pastorat.

La liberté de religion, selon les textes internationaux, c’est la liberté de croire ou de ne pas croire, de s’engager dans une religion, de changer de religion, de quitter la religion. L’itinéraire d’Hatzfeld s’inscrit dans ce droit fondamental qui, seul, garantit l’authenticité de la personne dans ses convictions.

L’itinéraire d’Hatzfeld mérite d’autant plus un grand respect qu’il s’est accompagné d’une riche réflexion sur son vécu, réflexion qu’il a fait partager dans un beau livre : La flamme et le vent.

Encore au début de l’ouvrage, il a de belles phrases, pudiques et profonde, pour rendre compte de l’expérience intime qui l’a éloigné du protestantisme croyant :

« Quand on a su ce que c’est que la foi, on ne peut pas la feindre lorsqu’on ne l’a plus. Il n’est pas aisé de vivre le conflit de la fidélité et de la sincérité. »

Un temps, il a hésité : « Comme s’il fallait choisir entre l’illusion religieuse et la vision tragique d’un monde absurde. Or ce n’était ni l’un ni l’autre. (…) se risquer hors du refuge que constitue la croyance et la pensée religieuse n’impliquait ni une transgression effrayante, ni le retournement de toutes les valeurs. Je pouvais me mettre en route dans un monde déjà bien connu, même s’il devait encore me réserver beaucoup de surprises. J’avais l’impression de continuer plutôt que de rompre. »

Je cite ces propos, précisément parce que, là, il ne s’agit pas d’analyse mais d’un vécu qui n’est pas le mien. A ce titre, il m’intéresse beaucoup. Je ne rendrais pas compte de mon rapport à la religion en terme de « refuge » Comme sociologue ou historien, je perçois ce qu’il veut dire, mais existentiellement, cela ne correspond à rien. Pour ma part, je parlerai plutôt de mon rapport à la croyance en termes de « joie » et de « richesse spirituelle ».

Mais, précisément, il est important d’échanger aussi sur son vécu et pas seulement sur des analyses et abstractions, même si ces dernières sont également essentielles.

En fait, le rappel par Hatzfeld de son itinéraire m’a fait réfléchir au mien, et nos chemins se sont croisés, comme deux trains allant dans des sens aller et retour.

Hatzfeld a ‘perdu la foi’ selon l’expression consacrée. Il est devenu professeur de sociologie et, tout en effectuant de savants travaux sur les origines, la genèse de la sécurité sociale, il a consacré (pendant 25 ans) une heure de son enseignement à la sociologie de la religion.

Devenu athée, l’étude sociologique objectivante et froide a remplacé chez lui l’attitude croyante.

Pour ma part, quand j’ai commencé à faire de la recherche historique, j’étais à la frontière de la croyance et de l’athéisme. Parmi mes lieux de militance, il y avait l’Union des étudiants communistes, alors en délicatesse avec le PC. J’étais dans la tendance dit « italienne ».

En gros il y avait les pro parti, les maos, les trotskistes. Nous, nous étions influencés par Gramsci, qui avait rénové intellectuellement la pensée marxiste, mais comme nous étions contre le culte de la personnalité, nous ne nous appelions pas « gramscistes », mais « italiens ». En plus le PC italien évoluait dans un sens démocratique alors que le PC français était toujours stalinien.

Après, nous avons du quitter l’UEC et nous avons fondé un « groupuscule » « gauchiste », le CRIRCentre Révolutionnaire d’Etudes et de Recherches. C’était peu avant Mai 68.

Vous voyez, je vous l’avais prédis, vous n’échappez pas aux souvenirs d’ancien combattant, en cette année de 40ème anniversaire. Et ce n’est peut-être pas fini !

Mais tout cas, pour indiquer brièvement ma situation convictionnelle quand j’ai soutenu mon doctorat, puis suis devenu assistant de recherche à l’EPHE.

 

Mes études « scientifiques », universitaires, portaient alors sur le protestantisme, au moment même où, au sein du CRIR, je participais à une entreprise dont le but était « de refaire collectivement pour le XXe siècle, ce que Marx avait fait pour le XIXe » Rien de moins !

C’est aussi à ce moment là que j’ai complété ma formation d’historien par une formation de sociologue. Dans l’une ou l’autre discipline, ce qui m’a été enseigné, ce que j’ai cherché à pratiquer, c’est ce que l’on appelle l’agnosticisme méthodologique.

On n’est pas dans l’ordre de la conviction, de la croyance ou de l’incroyance, on n’a pas besoin de savoir si c’est vrai ou pas quand on décortique une réalité socioreligieuse. On n’est ni dans une posture de croyant, ni dans une posture d’athée. On est dans une démarche de connaissance. Et c’est passionnant.

Weber appelle cela la « neutralité axiologique », on pourrait parler aussi de suspension de jugements de valeurs.

Il me semble, étant donné le rapport social à la médecine, que l’image la plus parlante pour se faire comprendre consiste à comparer avec le travail du médecin. D’autant plus que je pense que souvent on en accorde trop au médecin, et pas assez à l’historien et au sociologue.

J’y reviendrai. D’autant plus que cela permettra de parler du problème (actuel) des femmes dites « musulmanes » qui refusent d’être examiné par un médecin homme. Et aussi du problème (permanent) du passage de l’expert, du clerc, au clérical.

Mais voyons d’abord rapidement comment cela se passe dans la réalité sociale.

Quand un médecin examine un accidenté de la route, peu lui importe s’il s’agit d’un chauffard ou d’une victime. Ce qui l’occupe, c’est l’établissement de son diagnostic.Libre à lui, de militer ou pas, en dehors de son travail professionnel, dans une association de sécurité routière et, là, éventuellement, de combattre les chauffards.

Plus encore,  dans certains cas, lors d’un examen médical, le médecin aura sans doute besoin de connaître non seulement l’état clinique du patient mais aussi des aspects de sa vie personnelle, voire intime. Ces aspects, il doit s’en occuper strictement par rapport à leurs aspects médicaux. Il n’a pas à les juger, en tant que médecin.

De même le médecin peut légitimement voir et toucher, au niveau de la manière dont la société fonctionne, s’organise, des parties du corps normalement réservées aux personnes avec lesquelles on a une relation intime.

Il faudrait alors compléter l’expression neutralité axiologique par celles de neutralité d’affects, de neutralité de sensualité, ou quelque chose comme cela

(si une/un internaute trouve une formule appropriée, je suis preneur).

Tout cela signifie que le médecin se trouve dans une démarche d’agnosticisme par rapport à ses valeurs propres, de neutralité, d’objectivation, de réduction de la réalité avec laquelle il entre en rapport à ce qui lui est professionnellement opératoire.

Eh bien, il n’y a pas aucune raison (si ce n’est le rapport sacral que la société a entretenu avec la médecine) qu’il n’en soit pas de même pour l’historien ou le sociologue. Une véritable démarche scientifique, en histoire, en sociologie, est complexe, difficile, demande un gros investissement et nécessite que l’on mettre entre parenthèse d’autres préoccupations.

Il faut, là aussi, réduire la réalité à ce qui est opérationnalisable.

C’est ce que j’ai appris dans ma formation d’historien et de sociologue

C’est ce que me suis efforcé de pratiquer, sous le contrôle de mes maîtres, d’abord, de mes paires ensuite, lesquelles avaient des croyances et incroyances, des convictions très diverses.

Et encore aujourd’hui, quand je vais au Japon, par exemple, on m’attend sur la solidité scientifique de ce que je peux raconter. Si mes collègues, qui vivent dans un univers social très différent du mien sur le plan du symbolique, estimaient que mes dires étaient imprégnés par du convictionnel ; par de la croyance, cela ferait belle lurette qu’ils ne m’inviteraient plus !

Reprenons brièvement mon itinéraire comme ayant croisé celui d’Hatzfeld:

En 1975, je suis redevenu véritablement protestant croyant. Sans doute cela ne s’est pas fait en un jour, même s’il y a eu un jour décisif.

Eh bien, cela n’a rien changé à mon approche « scientifique », universitaire de la religion. Au contraire, car plus on travaille, plus on approfondit une démarche de connaissance.

Et je me suis senti à l’aise dans cet agnosticisme après ce « retour de foi », tout autant que je m’étais senti à l’aise avant. Je n’ai eu ni problème métaphysique, ni problème existentiel. Aucun état d’âme.

C’est d’ailleurs pourquoi quand je lis Henri Hatzfeld et ce qu’il écrit sur la construction sociologique, historique, des religions, sur l’invention humaine des religions, je trouve ses propos totalement pertinent.

Que la religion soit œuvre humaine ne me trouble en rien. Là où j’estime, en revanche, qu’Hatzfeld a radicalement tort et quitte le terrain scientifique, c’est quand il glisse…

Il glisse de religions qui seraient œuvre humaine à religions qui ne seraient QU’œuvre humaine, qui seraient totalement œuvre humaine.

Là il prend une position convictionnelle qui n’a plus rien de scientifique.

Là il remplace la démarche de doute méthodologique, de mise entre parenthèse de convictions par l’expression d’une conviction, certes totalement respectable, mais qui n’a à faire ici et brouille l’analyse.

Car, à mon sens, à cause de cela, il n’arrive pas à prendre totalement en compte le symbolique non religieux et à l’inclure dans son analyse. Dans le Musée d’Hiroshima règne une atmosphère de recueillement « religieux » que l’on ne retrouve pas forcément l’été dans les cathédrales. Et dans la 1ère Note sur ce thème d’aujourd’hui, j’ai précisé le sens et le rôle du symbolique.

C’est pour cela, à mon sens, qu’il minimise l’apport du processus de sécularisation, en ayant une approche plus anthropologique que socio-historique de la religion. Certes il a raison de dire qu’insister sur le déclin du religieux est unilatéral. Mais cela ne signifie nullement que la situation culturelle aujourd’hui, par rapport à la religion, soit identique à celle d’il y a quelques siècles.

Autrement dit, quand il remplace l’agnosticisme méthodologique par un athéisme convictionnel, il ne situe plus complètement dans la nécessaire gymnastique intellectuelle (et symbolique) qui fait qu’on ne doit pas être tout à fait le même dans son rôle professionnel et dans d’autres aspects de sa vie.

Mais je dis cela à charge de revanche, c'est-à-dire que je lui donne tout autant le droit de décrypter des failles dans ma propre démarche. La conquête de la scientificité est toujours œuvre collective qui nécessite critiques réciproques.

Donc je tente cet agnosticisme méthodologique, ce doute nécessaire à la connaissance qui est toujours, à mon sens, une démarche en devenir. Et je trouve cela tellement intéressant au niveau de sa propre qualité de vie que je l’applique à tout ce qui est connaissable et pas seulement à l’exercice de mon métier d’historien et de sociologue.

Tout ce qui est, à mon sens, de l’ordre de la connaissance est redevable d’une démarche d’agnosticisme.

C’est fondamental dans une démocratie où le citoyen est censé se faire une opinion sur tout.

Mais une opinion n’est pas un savoir.

Alors dans beaucoup de domaines, dans la plupart des domaines, on n’a pas la maîtrise de savoirs personnels, on n’a pas une démarche active et personnelle de connaissance. On reçoit passivement des informations. On est surinformé quantitativement mais extrêmement sous-informé qualitativement.

Le doute est alors requis. Bien connaître les limites de ce que l’on sait, bien savoir ce que l’on ne sait pas. L’agnosticisme devient une éthique de vie et pas seulement la pratique d’un métier.

(à suivre)