10/10/2005
DECLARATION SUR LA LAÏCITE
SUR LA LAÏCITÉ
Chère Madame, Cher Monsieur,
Vous allez trouver ci après une déclaration sur la laïcité. Fruit d’une idée lancée au départ par trois universitaires de trois continents différents, cette Déclaration, a été rédigée à la suite d’un processus collectif auquel ont participé des dizaines d’universitaires de différents pays. Il est donc normal que personne ne puisse être en accord à 100% avec l’ensemble du texte. Celui-ci constitue, notamment, la résultante entre celles et ceux qui souhaitaient un énoncé analytique et ceux et celles qui désiraient une proclamation solennelle.
Y avons-nous réussi? Nous le dira l’ampleur des réponses, le nombre de celles et ceux qui voudront bien signer ce texte. Précisons la règle du jeu : la signature n’implique pas un accord avec la lettre des formules mais avec les grandes orientations du texte, l’état d’esprit général et la volonté de trouver un accord qui puisse rassembler des individus de différents pays, de différents continents.
Par ailleurs, la signature peut se trouver accompagnée de commentaires et/ou de remarques critiques. Ces commentaires et ces remarques seront considérés comme des annexes de la Déclaration. Elles l’enrichiront et manifesteront que le soutien au texte n’a rien d’inconditionnel, ne fait perdre à personne son individualité propre (ce qui est en accord avec le texte lui-même). Signatures, commentaires et remarques sont à envoyer à l’adresse mel suivante : declarationlaicite@hotmail.fr
La signature du texte est d’abord réservée aux Universitaires, au sens large de toutes celles et de tous ceux qui travaillent dans l’Université[1]: professeurs, chercheurs, ingénieurs, administratifs, doctorants, post-doctorants rattachés à un laboratoire ou à une formation de recherche. Chacun est prié d’indiquer son institution de rattachement (même si, naturellement, il ne l’engage pas) et surtout sa nationalité. Mais, répondant à de nombreuses demandes, nous avons décidé de l’élargir dès maintenant à toutes celles et tous ceux qui le souhaitent et particulièrement aux militants associatifs (prière d’indiquer l’association dont on fait partie, même si on ne l’engage pas)
N’hésitez pas non plus à diffuser largement cette Déclaration auprès de toutes celles et tous ceux susceptibles d’être intéressés. Sachez qu’une version du texte en anglais, espagnol et arabe est en cours de préparation. Les volontaires pouvant traduire le texte dans d’autres langues seront les bienvenus. Une traduction en espagnol existe, des traductions en anglais et en arabes sont sur le point d’être achevées.
Le 9 décembre 2005, jour anniversaire du centenaire de la loi française de séparation des Eglises et de l’État, cette Déclaration sera présentée à la presse, à Paris, dans une salle du Sénat, le 17 décembre, elle sera présentée à Bruxelles (et pourquoi pas dans d’autres pays, l’Italie l’envisage déjà pour début 2006) munie de signatures de personnes de nationalités très diverses.
Nous espérons donc à la fois promouvoir une certaine idée de la laïcité, critique, en cette année du centenaire de la séparation (française) des Eglises et de l’État, avec toute conception de la laïcité « exception française ». Nous voulons aussi promouvoir un dialogue, un débat international sur la laïcité (où la chose est plus importante encore que le mot). Nous espérons que vous voudrez bien participer à cette initiative.
Jean Baubérot (Ecole Pratique des Hautes-Etudes)
Roberto Blancarte (Collegio de Mexico)
Micheline Milot (Université du Québec à Montréal)
EMBARGO (pour les médias seulement) JUQU’AU 9 DECEMBRE 2005
(à faire circuler pour recueillir des signatures)
DECLARATION UNIVERSELLE
SUR LA LAÏCITE AU XXIe SIECLE
Préambule
Considérant la diversité religieuse et morale croissantes, au sein des sociétés actuelles et les défis
que rencontrent les États modernes pour favoriser le vivre- ensemble harmonieux; considérant également la nécessité de respecter la pluralité des convictions religieuses, athées, agnostiques, philosophiques, et l’obligation de favoriser, par divers moyens, la délibération démocratique pacifique; considérant enfin que la sensibilité croissante des individus et des peuples aux libertés et aux droits fondamentaux invite les États à veiller à l’équilibre entre les principes essentiels qui favorisent le respect de la diversité et l’intégration de tous les citoyens à la sphère publique, nous, universitaires et citoyens de différents pays, proposons à la réflexion de chacun et au débat public, la déclaration suivante:
Principes fondamentauxArticle 1. Tous les êtres humains ont droit au respect de leur liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective. Ce respect implique la liberté d’adhérer à une religion ou à des convictions philosophiques (notamment l’athéisme et l’agnosticisme), la reconnaissance de l’autonomie de la conscience individuelle, de la liberté personnelle des êtres humains des deux sexes et leur libre choix en matière de religion et de conviction. Il implique également le respect par l’État, dans les limites d’un ordre public démocratique et du respect des droits fondamentaux, de l’autonomie des religions et des convictions philosophiques.
Article 2. Pour que les États soient en mesure d’assurer un traitement égal des êtres humains et des différentes religions et convictions (dans les limites indiquées), l’ordre politique doit être libre d’élaborer des normes collectives sans qu’une religion ou conviction particulière ne domine le pouvoir et les institutions publiques. L’autonomie de l’État implique donc la dissociation de la loi civile et des normes religieuses ou philosophiques particulières. Les religions et les groupes de convictions peuvent librement participer aux débats de la société civile. En revanche, ils ne doivent en aucune façon, surplomber cette société et lui imposer a priori des doctrines ou des comportements.
Article 3. L’égalité n’est pas seulement formelle, elle doit se traduire dans la pratique politique par une vigilance constante pour qu’aucune discrimination ne soit exercée contre des êtres humains, dans l’exercice de leurs droits, en particulier de leurs droits de citoyens, quelle que soit leur appartenance ou leur non-appartenance à une religion ou à une philosophie. Pour que soit respectée la liberté d’appartenance (ou de non appartenance) de chacun, des « accommodements raisonnables » peuvent s’avérer nécessaires entre les traditions nationales issues de groupes majoritaires et des groupes minoritaires.
La laïcité comme principe fondamental des États de droit
Article 4; Nous définissons la laïcité comme l’harmonisation, dans diverses conjonctures socio-historiques et géo-politiques, des trois principes déjà indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective; autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains.
Article 5. En effet, un processus de laïcisation émerge quand l’État ne se trouve plus légitimé par une religion ou une famille de pensée particulière et quand l’ensemble des citoyens peuvent délibérer pacifiquement, en égalité de droits et de dignité, pour exercer leur souveraineté dans l’exercice du pouvoir politique. En respectant les principes indiqués, ce processus s’effectue en lien étroit avec la formation de tout État moderne qui entend assurer les droits fondamentaux de chaque citoyen. Des éléments de laïcité apparaissent donc nécessairement dans toute société qui veut harmoniser des rapports sociaux marqués par des intérêts et des conceptions morales ou religieuses plurielles.
Article 6. La laïcité, ainsi conçue, constitue un élément clef de la vie démocratique. Elle imprègne inéluctablement le politique et le juridique, accompagnant en cela l’avancée de la démocratie, la reconnaissance des droits fondamentaux et l’acceptation sociale et politique du pluralisme.
Article 7. La laïcité n’est donc l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation, d’aucun continent. Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. Des processus de laïcisation ont eu lieu, ou peuvent avoir lieu, dans diverses cultures et civilisation, sans être forcément dénommés comme tel.
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Des débats de la laïcité
Article 8. L’organisation publique du calendrier, les cérémonies officielles d’enterrement, l’existence de « sanctuaires civiques » liés à des formes de religion civile et, d’une manière générale, l’équilibre entre ce qui est issu de l’héritage historique et ce qui est accordé au pluralisme actuel en matière de religion et de conviction dans une société donnée, ne peuvent être considérés comme réglés de façon immuable et rejetés dans l’impensé. Cela constitue, au contraire, l’enjeu d’un débat laïque, pacifique et démocratique.
Article 9. Le respect concret de la liberté de conscience, l’autonomie du politique et de la société à l’égard de normes particulières, la non-discrimination doivent s’appliquer aux nécessaires débats concernant les rapports du corps à la sexualité, à la maladie et à la mort, à l’émancipation des femmes, aux questions de l’éducation des enfants, aux mariages mixtes, à la condition des adeptes de minorités religieuses ou non religieuses, des « incroyants » et de ceux qui critiquent la religion.
Article 10. L’équilibre entre les trois principes constitutifs de la laïcité constitue également un fil directeur pour les débats démocratiques sur le libre exercice du culte, la liberté d’expression, de manifestation des convictions religieuses et philosophiques, le prosélytisme et ses limites par respect de l’autre, les interférences et les distinctions nécessaires entre les divers domaines de la vie sociale, les obligations et les accommodements raisonnables dans la vie scolaire ou professionnelle.
Article 11. Les débats sur ces différentes questions mettent en jeu la représentation de l’identité nationale, les règles de santé publique, les conflits possibles entre la loi civile, les représentations morales particulières et la liberté de choix individuel, le principe de compatibilité des libertés. Dans aucun pays ni aucune société il n’existe de laïcité absolue; pour autant les diverses réponses apportées ne sont nullement équivalentes en matière de laïcité.
La laïcité et les défis du XXIe siècle
Article 12. En effet, la représentation des droits fondamentaux a beaucoup évolué depuis les premières proclamations des droits (à la fin du XVIIIe siècle). La signification concrète de l’égale dignité des êtres humains et de l’égalité des droits est en jeu dans les réponses données. Or le cadre étatique de la laïcité fait face aujourd’hui aux problèmes des statuts spécifiques et du droit commun, des divergences entre la loi civile et certaines normes religieuses et de conviction, de la compatibilité entre les droits des parents et de ce que les conventions internationales considèrent comme les droits de l’enfant, ainsi que du droit au « blasphème ».
.Article 13. Par ailleurs, dans différents pays démocratiques, le processus historique de laïcisation, semble être arrivé, pour de nombreux citoyens, à une spécificité nationale dont la remise en cause suscite des craintes. Et plus le processus de laïcisation a été long et conflictuel, plus la peur du changement peut se manifester. Mais de profondes mutations sociales s’effectuent et la laïcité ne saurait être rigide ou immobile. Il faut donc éviter crispations et phobies, pour savoir trouver des réponses nouvelles aux défis nouveaux.
Article 14. Là où ils ont eu lieu, les processus de laïcisation ont correspondu historiquement à un temps où les grandes traditions religieuses constituaient des systèmes d’emprise sociale. La réussite de ces processus a engendré une certaine individualisation du religieux et du convictionnel, qui devient alors une dimension de la liberté de choix personnel. Contrairement à ce qui est craint dans certaines sociétés, la laïcité ne signifie pas l’abolition de la religion mais la liberté de choix en matière de religion. Cela implique aujourd’hui encore, là où cela est nécessaire, de déconnecter le religieux des évidences sociales et de toute imposition politique. Mais qui dit liberté de choix dit également libre possibilité d’une authenticité religieuse ou convictionnelle.
Article 15. Religions et convictions philosophiques constituent alors socialement des lieux de ressources culturelles. La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. C’est à partir de ce contexte global qu’il faut analyser l’émergence de nouvelles formes de religiosités, qu’il s’agisse de bricolages entre traditions religieuses, de mélanges de religieux et de non-religieux, de nouvelles expressions religieuses, mais aussi de formes diverses de radicalismes religieux. C’est également dans le contexte de l’individualisation qu’il faut comprendre pourquoi il est difficile de réduire le religieux au seul exercice du culte et pourquoi la laïcité comme cadre général d’un vivre- ensemble harmonieux est plus que jamais souhaitable.
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Article 16. La croyance que le progrès scientifique et technique pouvait engendrer du progrès moral et social se trouve, aujourd’hui, en déclin; cela contribue à rendre l’avenir incertain, la projection dans cet avenir plus difficile, les débats politiques et sociaux moins lisibles. Après les illusions du progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines. Cette situation nous incite à faire preuve de créativité, dans le cadre de la laïcité, pour inventer de nouvelles formes du lien politique et social capables d’assumer cette nouvelle conjoncture, de trouver de nouveaux rapports à l’histoire que nous construisons ensemble.
Article 17. Les différents processus de laïcisation ont correspondu aux différents développements des États. Les laïcités ont pris, d’ailleurs, des formes diverses suivant que l’État se montrait centralisateur ou fédéral. La construction de grands ensembles supra étatiques et le relatif mais réel détachement du juridique par rapport à l’étatique créent une nouvelle donne. L’État, cependant, se trouve peut-être plus dans une phase de mutation que de véritable déclin. Tendanciellement, il agit moins dans la sphère du marché et perd, au moins partiellement, le rôle d’État providence qu’il a plus ou moins revêtu dans beaucoup de pays. En revanche, il intervient dans des sphères jusqu’alors considérées comme privées, voire intimes et répond peut-être encore plus que par le passé à des demandes sécuritaires, dont certaines peuvent menacer les libertés. Il nous faut donc inventer de nouveaux liens entre la laïcité et la justice sociale, la garantie et l’amplification des libertés individuelles et collectives.
Article 18. Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même, dans ce nouveau contexte, des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins, l’apprentissage des principes inhérents à la laïcité peut contribuer à une culture de paix civile. Ceci exige que la laïcité ne soit pas conçue comme une idéologie anticléricale ou intangible. C’est une conception laïque, dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle. Cela lui permettra d’apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace mais plutôt comme une véritable richesse.
11:10 Publié dans MONDE ET LAÏCITE | Lien permanent | Commentaires (1)
03/10/2005
Imbrobable roman
LA POSSIBILITE D’UN COMBES
Plus que quelques jours à attendre, le 14 octobre, vous devez trouver dans toutes les ‘bonnes’ librairies, le roman du centenaire, un roman plein d’amour, de laïcité et d’eau fraîche. Une histoire "vraie" où la réalité dépasse la fiction.
EMILE COMBES ET LA PRINCESSE CARMELITE, IMPROBABLE AMOUR
(éditions de l’Aube)
Lundi 10 octobre, je vous expliquerai pourquoi, moi qui ne suis pas « combiste » j’ai voulu remettre en valeur la personnalité de Combes, qui n’est en rien le « sectaire » que l’on croit. Je vous dirai tout sur les raisons qui m'ont conduit à écrire ce roman.
20:35 Publié dans Ouvrages de Jean Baubérot | Lien permanent | Commentaires (4)
LE QUATRIEME IMPENSE DE LA COMMEMORATION
LES AUTEURS D’UNE LOI DE LAÏCITE LIBERALE
SONT D’ANCIENS PARTISANS DE LA LAÏCITE INTEGRALE
Non seulement la laïcité de la loi de 1905 n’est pas celle de Combes comme certains le soulignent,[1] mais les auteurs de la loi : Aristide Briand et ses deux soutiens principaux : Jaurès et Pressensé, ont été « combistes » et même, pour Jaurès, « ultra-combiste ».
En fait , il est plus rigoureux de ne pas seulement utiliser le terme de « combisme », mais d’employer également un autre terme d’époque, celui de « laïcité intégrale », terme que ,significativement, on a tendance à oublier aujourd’hui.Par exemple, en 1903, Francis de Pressensé -celui précisément qui va emprunter à la culture politique anglo-saxonne la formule de l’article 4, formule qui éloigne la laïcité de 1905 de l’universalisme abstrait dit « républicain » (cf le « troisième impensé du centenaire)- dépose un projet de loi de séparation co-signé par Briand et Jaurès. Ce projet commençait par une virulente attaque contre le catholicisme:
« Les (catholiques sont) les ennemis jurés de la liberté, les disciples du Syllabus, les héritiers de la plus formidable entreprise d’asservissement intellectuel, les complices des plus odieuses tentatives d’oppression morale et politique »
Les dispositions du projet soumettent les futures associations formées pour l’exercice d’un culte à des dispositions nettement plus restrictives que celles prévues par la loi de 1901 sur les associations. Les édifices religieux loués aux ex-cultes reconnus (catholicisme, judaïsme, protestantisme) pourront aussi servir à « célébrer des fêtes civiques nationales ou locales » ce qui peut faire craindre le retour à des pratiques antireligieuses de la révolution, Par ailleurs, il est interdit de rattacher un diocèse à la juridiction d’un « évêque ayant son siège en pays étranger », or le pape est l’évêque de Rome. Etc . [2]
On est a l’opposé du propos que Briand martèle dans la discussion de la loi de séparation en 1905 : il faut faire une loi « acceptable » par l’Eglise catholique. Or Briand est l’ancien collaborateur du journal très anticlérical La Lanterne. et, au départ, il ne semble pas moins anticlérical que Pressensé et Jaurès.
Autre paradoxe : c’est la Chambre qui a soutenu Combes jusqu’au bout, la Chambre qui a refusé les demandes d’autorisation des congrégations, qui a voté l’interdiction de l’enseignement aux congréganiste, c’est cette Chambre là qui élabore la loi de 1905, dans un climat totalement différent.
Je restitue, dans mon roman, les débats parlementaires et c’est fascinant de constater à quel point les échanges sont vifs, dévient même parfois en pugilat de 1902 à 1904 alors que, une fois le principe de séparation adopté, l’élaboration de la loi s’effectue dans un climat de dialogue, d’écoute, de respect mutuel.
Plus encore, des adversaires du principe de séparation contribuent à l’élaboration de la loi. Le plus important est Alexandre Ribot, républicain du centre, adversaire très déterminé de Combes, et qui peut presque être considéré comme un des co-auteurs de la loi, vu à quel point il a été tenu compte de ses remarques.
Mais d’autres qui sont de centre droit comme Aynard ou franchement de droite comme l’abbé Gayraud peuvent également, à plusieurs reprises, retirer les amendements qu’ils proposent car les modifications qui sont apportées au texte leur donnent satisfaction. Inutile de préciser qu’Aynard et Gayraud étaient des anti-Combes acharnés !
Le 9 juin, alors que l’on va vers la fin des débats à la Chambre commencés le 21 mars ils se termineront le 3 juillet) Briand peut déclarer : Je me félicite que tous nos collègues de tous les partis soient intervenus loyalement dans cette discussion pour essayer de faire triompher leurs vues et je m’honore d’avoir accepté certaines modifications sous l’influence de leurs arguments, quand ils étaient décisifs. J’ajoute que je serai heureux, lorsque la loi sera votée, qu’elle portât la signature non seulement de ceux qui, dés le début, se sont montrés favorables au principe de la séparation, mais aussi de ceux qui, après l’avoir combattue, se sont efforcés ensuite de l’améliorer »
Et à Ribot en particulier, Briand déclare : « Vous voyez vous-même, monsieur Ribot, que vous avez prise sur cette Assemblée et pourtant vous avez souvent, depuis le début de cette législature, taxé la majorité de jacobinisme étroit et irréductible » Effectivement de 1902 à 1904, le jacobinisme avait été « étroit ». L’œuvre de l’assemblée en 1905 prouve qu’il n’était pas « irréductible ».
Dix jours plus tard, Maurice Allard, tout comme Briand socialiste et libre-penseur, mais toujours partisan, lui, d’une « séparation conforme au vieux programme républicain, c'est-à-dire d’une séparation qui désarmât l’Eglise, qui tendit à diminuer sa malfaisance politique et sociale », constate, désabusé et amer, que –contrairement à ce qu’il « croyait », « cette majorité n’existe pas » (pour réaliser une telle séparation). Du coup, il retire son amendement et tous ceux qu’il avait encore en réserve. Il faut dire que, depuis le 10 avril, les amendements qu’il présente sont régulièrement battus à plat de couture !
Cela ne veut pas dire que la séparation soit l’œuvre du centre et de la droite. Quand ceux-ci tentent de pousser très loin leur avantage, Briand et la Chambre, en général, ne les suivent pas. Inversement, on sent poindre à différentes reprises une méfiance du centre et de la droite. Par exemple, dans ce qu’il sera finalement l’article 34, il est question de ne pas « outrager » ou « diffamer » un « citoyen chargé d’un service public ». Protestation, dépôt d’un amendement de l’abbé Lemire, qui demande un peu vivement à Briand, « Ou avez-vous été cherché cette expression ? », pensant qu’il y a là une entourloupe. Briand répond, très calmement : « Dans la loi de 1881 ». Rassuré, Lemire retire son amendement.
Malgré ces nuances, il existe incontestablement un changement structurel, entre les débats de 1902-1904 et ceux de 1905. Poursuite d’une laïcité intégrale d’un côté, élaboration d’une loi de laïcité libérale de l’autre (l’adjectif libéral est largement utilisé, ce qui montre qu’à l’époque personne n’avait peur des adjectifs et il ne régnait pas le petit terrorisme intellectuel (si l’on peut dire !) de ceux qui, maintenant, voudrait que « laïcité » soit le seul terme de la langue française pour lequel il soit interdit d’accoler un adjectif !)Nous verrons avec le prochain impensé les raisons de ce changement, occupons nous maintenant de la façon dont beaucoup, lors de cette commémoration, contournent le paradoxe de partisans de la laïcité intégrale devenus les auteurs d’une loi de laïcité libérale. (Et le paradoxe se redouble quand finalement, lors du vote final ceux, à gauche, dont les amendements ont été repoussés votent la loi, tandis qu’au centre et à droite beaucoup de ceux dont les amendements ont été pris en compte ne la votent pas)
Deux discours dominants sont tenus aujourd’hui :
- selon certains, la loi de 1905 était une manifestation d’anticléricalisme, une loi de combat qui n’est devenue qu’avec le temps une loi d’apaisement. La loi n’aurait pas été libérale dès le départ, les accords de 1923-24 avec le pape, la jurisprudence, les évolutions de ces dernières décennies l’auraient libéralisée.
- d’autres célèbrent la loi comme libérale, respectueuse de la liberté de conscience et de culte mais ne disent rien sur son contexte. Ils rejettent dans l’impensé toute la lutte anticongréganiste ou, au mieux, la minimisent fortement.
La seconde position pourrait faire croire aux ‘Français moyens’ qui ne sont pas forcément des spécialistes de cette époque (litote !) à une séparation quasi-consensuelle, s’effectuant dans la concorde (sous entendu : qu’on était bien entre « Français de souche », la laïcité et le judéo-christianisme, cela s’harmonise merveilleusement). Les conflits seraient arrivés avec l’islam. On pose tout le temps la question : « l’islam est-il (théologiquement, philosophiquement) compatible avec la laïcité », sans se rendre compte que lorsque la loi de 1905 a été élaborée, il semblait clair à tous que le catholicisme n’était pas (théologiquement et philosophiquement) compatibles avec la laïcité.
La première position a le mérite de rappeler le contexte, mais le grand tort de faire comme si la loi de séparation était un reflet de son contexte, alors que, précisément, ce qui est marquant dans la loi de séparation, c’est la façon dont les législateurs ont su se dégager de la perspective de la « République menacée » et de la poursuite d’une « laïcité intégrale » qui rendait religieux le rapport à la laïcité. Certes le virage s’est poursuivi ensuite et ses effets ont été rendus peu à peu visible, mais il est bien pris dès 1905. Et cette première position veut nous faire croire soit que la laïcité de 1905 a été « trahie » ensuite (position laïque dure pendant longtemps et assez marginalisée aujourd’hui) soit (position beaucoup plus répandue maintenant) que la position du pape interdisant aux catholiques français de se conformer à la loi et de former des associations cultuelles était justifiée, nous faire croire que c’est grâce à ce refus que la laïcité serait devenue libérale.20:25 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
23/09/2005
La SEPARATION, CRITIQUE DE L'UNIVERSALISME ABSTRAIT
LE TROISIEME IMPENSE DU CENTENAIRE :
Nous avons vu (cf les fiches sur Emile Combes et celle sur le premier impensé du centenaire) que le processus de séparation s’emboîte sur la politique d’anticléricalisme d’Etat mais que la campagne effectuée dans le quotidien républicain Le Siècle comme avec le projet rédigé par la Commission (président : Ferdinand Buisson, rapporteur : Aristide Briand), il s’éloigne de cet anticléricalisme d’Etat.
Reprenons un instant la campagne du Siècle, Raoul Allier, son artisan, propose la formule : « L’Eglise libre dans l’Etat politiquement à l’abri de ses menaces »[1]. Il ne semble donc pas rompre avec la rhétorique de la ‘République en danger’ mais, en fait, il la subvertit. Jusqu’alors cette rhétorique conduisait à demander des mesures de plus en plus dures ; chez Allier la République se met elle-même en danger si elle adopte une loi de séparation non libérale, qui brime l’exercice du culte. En effet seules les associations créées à cette fin pourront être réprimées : personne ne pourra empêcher les catholiques de former des associations lois de 1901 qui pourront être politico-religieuses et hostiles à la République. Implicitement, Allier montre qu’une démocratie donne toujours, dans une certaine mesure, à ses adversaires la liberté de la combattre en restant dans un cadre légal. Rien ne serait donc plus néfaste qu’une loi qui laisserait (en fait) « substituer entièrement un danger » en donnant « l’illusion d’y avoir paré ».
Par ailleurs, si l’Etat, après la séparation, continue à « intervenir sans cesse dans la vie des Eglises par le retrait ou l’octroi de faveurs arbitraires », de telles pratiques peuvent, par contre coup, favoriser un jour, « une réaction politique, un gouvernement clérical », ce pouvoir clérical « aura été armé par la République pour opprimer à son aise les consciences ».
Allier demande donc la liberté pour tous et l’égalité de traitement entre les religions et les « associations antireligieuses » mais n’en reste pas là. Il espère également que la séparation produira des divisions au sein du catholicisme français et défend avec persistance, les droits d’éventuels groupes futurs catholiques dissidents, catholiques républicains. Il revient « sans cesse » sur ce sujet : si la loi est libérale et que le pape la refuse, qui sait si les paysans « ne se grouperaient pas autour d’un prêtre décidé à marcher avec ses fidèles plutôt qu’avec Rome ? ». Il ne faut rien faire, selon lui, qui gène une telle possibilité. Il faut penser non seulement aux « minorités religieuses (…) qui existent aujourd’hui » mais aux « autres » qui peuvent surgir « demain », aux possibles « fractures » et « schismes dans le catholicisme ».
La séparation que prône Allier est libérale[2], sans être pour autant favorable à la prise en considération de l’unité hiérarchique catholique. De même, le projet élaboré par la Commission parlementaire fait indéniablement preuve de libéralisme, tout en rendant possible la création d’associations cultuelles catholiques qui se sépareront de Rome et des évêques. N’est-ce pas d’ailleurs logique : après la séparation, il ne revient plus à la République de garantir l’unité de l’Eglise catholique, comme elle le faisait sous le Concordat.
Les évêques estiment, au contraire, indispensable que la séparation prenne en compte cette organisation « monarchique « (l’abbé Gayraud, au Parlement). Ce problème va donc se trouver au cœur des débats parlementaires. Francis de Pressensé, député socialiste et Président de la Ligue des droits de l’homme, propose alors un ajout à l’article 4, article capital car il fixe l’attribution des biens.
Cet article 4 modifié impose une condition aux associations cultuelles qui se verront attribuer les biens des “ établissements publics du culte ” : elles doivent “ se conformer aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ”. Cela signifie implicitement que les associations catholiques devront respecter l’autorité des évêques sauf à se trouver matériellement et symboliquement pénalisées par la République. Cet ajout est accepté par le rapporteur de la Commission Aristide Briand et par Jean Jaurès ; il est par contre combattu par Ferdinand Buisson (le président de la Commission).On peut trouver heureux que Briand l’ait emporté sans sombrer dans le risque d’écrire l’histoire des vainqueurs. Certains tombent dans ce travers tel Jean-Paul Scot qui traite d’adeptes d’ « un anticléricalisme intolérant » les adversaires de cette adjonction.[3] Cela permet de maintenir dans l’impensé l’enjeu du débat qui n’est rien moins que l’universalisme abstrait républicain.
La victoire des « accommodeurs » contre les « républicains » :
On peut multiplier les citations qui montrent que l’enjeu est bien là : Jean-Marie Mayeur et, Yves Bruley en ont donné d’importantes, facilement consultables[4]. J’en ajouterai deux peu connues et fort intéressantes. D’abord, une citation du député radical du Loiret, Alfred Vazeille . Pour lui, si on s’en tient « sur le terrain des principes laïques », il ne faut pas considérer « l’organisation actuelle » de l’Eglise catholique : « Ce que nous devons considérer, ce sont des citoyens catholiques qui nous réclament et à qui nous devons le reconnaître, le droit de s’associer en vue de l’exercice d’un culte. » Et il insiste : « ce sont les citoyens catholiques, (c’est) la collectivité des individus catholiques groupés en association qui a droit (au) patrimoine (cultuel catholique) ; ce n’est pas tel ou tel évêque envoyé par Rome »[5].
Ensuite, une citation de Ferdinand Buisson lui-même : avec la séparation, « l’Etat ne connaît plus l’Eglise en tant qu’entité ou que hiérarchie officielle, en tant que personne publique. Plus de Concordat, plus de traités entre ces deux pouvoirs. Mais l’Etat connaît des citoyens français catholiques et, ayant (…) le sens des réalités, il envisage uniquement ces bénéficiaires auxquels il attribue la jouissance gratuite et indéfinie de toutes les églises. (…) M. Gayraud craint que ce ne soit un acte incompatible avec l’esprit monarchique de l’Eglise. Je l’ignore, mais je n’ai pas besoin de le savoir : je sais seulement que c’est le régime de la France. Nous nous bornons à appliquer aux catholiques la loi qui règle le contrat des associations pour tous les Français, la loi de 1901. (…) Voila notre crime ! Voila la machination de schisme tant de fois dénoncée. »[6]
Cette perspective possède une grande cohérence interne : avec la séparation, il n’existe plus de « cultes reconnus » (article 2 de la loi) et donc la République « garantit le libre exercice des cultes » (article 1) à ses citoyens, non à des groupements intermédiaires. « Le projet de loi, écrit Lanessan, dans le quotidien Le Siècle, avant la modification de l’article 4, ne détruit pas plus la hiérarchie des Eglises qu’il ne supprime les relations entretenues aujourd’hui par les fidèles de chaque Eglise avec leurs pasteurs. C’est à ces derniers qu’il appartiendra de maintenir l’autorité dont ils jouissent sur les adeptes de leur religion. S’ils sont habiles, ils seront respectés et obéis ; s’ils ne le sont pas, ils seront abandonnés ou négligés. L’Etat n’aura point à s’en occuper. »[7].
Un tel discours est incontestable sur le plan de « l’idée républicaine »[8] : la liberté collective est le prolongement de la liberté individuelle, c’est pourquoi la Constitution de 1791 « garantit (…) la liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ».[9] C’est aussi la perspective de la loi sur les associations et à laquelle Waldeck-Rousseau était particulièrement attaché.
Mais ce discours est inacceptable pour la hiérarchie épiscopale, pour Rome qui craint encore plus le « schisme » et le développement d’un catholicisme républicain que la perte du budget des cultes. Aussi Briand ne répond pas aux arguments de ses interlocuteurs, il martèle comme un leitmotiv que la loi doit être « acceptable » par l’Eglise catholique. C’est le but du fameux ajout à cet article 4. Pressensé explique à la Commission : « J’ai pris un article qui figurait dans la législation de certains Etats américain et l’article appliqué récemment par la Chambre des Lords dans une affaire qui a fait grand bruit en Ecosse et dans toute l’Angleterre. »[10] Là, en logique avec la conception anglo-saxonne de la démocratie, le pouvoir politique avait respecté la constitution des Eglises séparées de lui. La représentation de la liberté est, dans cette culture politique, différente : la liberté collective n’est pas un simple prolongement, elle constitue une dimension de la liberté individuelle.Ce mode de raisonnement est étranger à la tradition républicaine française. La loi de séparation comporte, dans son article le plus important (« La séparation est faites s’écria Jaurès quand il fut adopté »), un élément de la culture politique anglo-saxonne transplanté dans la culture politique du républicanisme français.
Pourquoi les historiens français minimisent en général cet aspect alors que, cette dernière décennie, plusieurs historiens ont insisté sur l’importance des « transferts culturels » et la nécessité de ne plus penser dans le seul cadre de l’histoire nationale ?
La séparation ne s’effectua pas sans un conflit interne entre partisans d’une séparation libérale. Ceux qui recherchaient un ‘accommodement raisonnable’[11] avec l’Eglise catholique l’ont emporté sur ceux qui privilégiaient la cohérence avec l’idée républicaine[12]. Pourtant le pape interdit à des évêques, prêts à élaborer des statuts d’associations cultuelles canonico-légales[13], de se conformer à la loi de 1905. Après avoir eu quelques velléités de soutenir les mouvements qui entendaient organiser malgré tout des cultuelles catholiques, le gouvernement y renonça rapidement La plupart du temps, cela découragea en amont les tentatives. Il se produisit cependant quelques cas révélateurs comme celui de Saint-les Fressin et Torcy (Pas-de-Calais) où le Conseil d’Etat donna raison à l’évêque qui avait désavoué le desservant (qui est là depuis 1899) parce qu’il avait créé une cultuelle conforme à la loi et attribua les deux églises à un nouveau desservant qui, lui, ne créa pas d’association cultuelle, par obéissance à sa hiérarchie[14].
L’aspect pacificateur de la loi de 1905 aboutit donc à un paradoxe : au nom de cette loi, la République donne raison aux prêtres qui refusent d’appliquer cette loi contre les prêtre qui voulaient s’y conformer.
Vous voyez que je n’avais pas tort, il y a quelques jours (cf la Note Contre le National universalisme et pour une laïcité critique) de vous dire qu’il ne fallait pas laisser son esprit critique au vestiaire quand on étudie la laïcité. Qu’on en soit content où qu’on le regrette (tous les jugements de valeurs sont possibles et permis sur cette question), il n’empêche : la séparation de 1905 n’a réussit qu’en articulant l’universalisme dit républicain et la conception anglo-saxonne de la liberté[2] Il n’hésite pas à protester contre des mesures qui toucheraient le seul catholicisme (cf. 69-73).
[9] Titre Ier
[12] On peut aussi dire que Briand, Jaurès, Pressensé se rattachant à une culture syndicaliste et socialiste étaient davantage prêts à admettre que la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle que Buisson et Clemenceau parties prenantes de la culture radicale. N’oublions pas que la loi Le Chapelier est une loi réprimant les corporations.
[13] Ils avaient approuvé par 59 voix contre 17 le projet de statut présenté par Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon.
19:30 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (3)
20/09/2005
CONTRE LE NATIONAL UNIVERSALISME
POUR UNE LAÏCITE CRITIQUE
En 1886, au moment de la laïcisation de l’école publique, était créée la « section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des Hautes Etudes », chargée d’étudier les religions à partir d’une démarche de connaissance, de la démarche critique propre à toute étude universitaire, scientifique. Que de bruits et de fureurs : on ne peut pas étudier les religions ainsi affirmaient beaucoup de catholiques influents : où on vit sa religion et on est pour, où on ne la vit pas et on est contre, pas de neutralité, pas d’objectivité possible (l’historien Emile Poulat raconte ce vif débat dans son livre Liberté, laïcité, La guerre des 2 France et le principe de la modernité, Cujas-Cerf, 1987). En 1986, nous avons fête le centenaire. J’étais alors le président de la section, j’ai invité toutes les familles de pensée… et elles sont venues, y compris des personnalités religieuses. Tout un chacun acceptait le principe d’une démarche critique et objectivante pour l’étude des religions.
Mais il ne semble pas qu’il en soit de même en France pour la laïcité. Quand ma chaire d’ « Histoire et sociologie de la laïcité » a été créée, en 1990, certains intellectuels ont déclaré alors : « la laïcité, cela ne s’étudie pas, cela se vit », adoptant une attitude proche de celle des catholiques de 1886, indice de leur rapport religieux à la laïcité, devenue une « religion civile ». J’ai souvent entendu des phrases analogues, et encore récemment, à propos de l’étude du fait religieux. OK pour une étude du « fait religieux » selon les démarches des sciences humaines, mais pas question que la même approche critique soit faite de la laïcité. J’ai même réentendu, telle quelle, la fameuse phrase : « la laïcité, cela se vit, cela ne s’étudie pas », indice qu’elle doit circuler, telle un stéréotype. Et il en est de même, chez les mêmes, de la « République » Il y a quelques semaines, alors que je participais à une université d’été d’une organisation de gauche, une personne, membre du « Conseil scientifique de cette organisation », faisait, comme si j’étais alors, forcément, un partisan du « modèle anglo-saxon », sous prétexte que j’avais une approche critique du « modèle républicain » (français). J’ai rétorqué que l’on pouvait être critique à l’égard de tous les modèles. Mais j’ai bien senti qu’une telle énonciation comportait un parfum de blasphème…
Pourtant une telle démarche critique est bien nécessaire car dans les propos de mes interlocuteurs, il y avait un formidable vice de forme : un modèle laïco-républicain idéalisé était opposé à un modèle anglo-saxon où la critique était parfois poussée jusqu’à la diabolisation. Et toute réalité ne correspondant pas au modèle idéalisé (et il y en avait pléthore, dans l’histoire et aujourd’hui), tout ce qui étaient des contre exemples des propos péremptoires énoncés, tout cela ne pouvait être prise en compte car, alors, ce n’était pas la « vraie » laïcité ni la « vraie » République. Ce qui signifiait qu’à la limite, la laïcité et la République ne correspondaient à aucune réalité empirique, n’existaient que dans le pur ciel des idées… Si on parle de laïcité idéale, République idéale alors il faut comparer avec un modèle anglo-saxon lui-même idéal. Il faut comparer l’idéal avec l’idéal, le réel avec le réel, sinon on truque, on se donne bonne conscience (une bonne conscience française, bien chauvine !) à bon compte.Et en fait, le discours ne pouvait pas complètement rester dans le pur ciel des idées, alors quelques exemples soigneusement choisis étaient donnés comme preuve… alors que pour d’autres, il y avait déni de réalité. Autrement dit on choisissait les « bons » exemples quant il s’agissait de la France et les « mauvais » quant il s’agissait de l’Amérique et de l’Angleterre.
Quelle naïveté : ceux qui Outre-manche et Outre-atlantique font l’inverse aboutissent facilement au résultat inverse. Et chacun peut se conforter dans son chauvinisme, croire que son modèle est universel à lui tout seul. Ne vous laissez pas impressionner par de tels tours de passe-passe, par ce terrorisme intellectuel.Attention au national universalisme, au national républicanisme où l’exaltation de la République est une manière déguisée d’exalter la France, de mettre entre parenthèse tout esprit critique. Ainsi un de mes interlocuteurs a pesamment expliqué que dans le système anglo-saxon, tous les individus étaient égaux, mais il y avait des gens plus égaux que les autres. Bien sûr, mais quels propos boomerang ! Un baril de lessive en cadeau à celle ou celui qui me démontre qu’il en est autrement en France !
. La laïcité implique l’esprit critique. On l’affirmera bien fort et on prétendra lutter, à partir de là, contres les « intégrismes ». Mais cela signifie la possibilité de critiquer ce qu’est concrètement la laïcité, sinon la laïcité est sacralisée et l’obscurantisme n’est pas loin. Dans mon ouvrage Laïcité 1905-2005 je parle d’ailleurs de cette tension nécessaire et importante entre l’idéal laïque et la laïcité réelle. Quand l’invocation de l’esprit critique ne sert qu’à délégitimer l’adversaire et à se justifier soi-même, on se trouve exactement dans le même schème idéologique que celui que l’on dénonce. Alors, bien au chaud, on se conforte entre gens du même avis, et on voue aux gémonies tous les autres, ces laïco-traitres !
Ce qui est particulièrement significatif, c’est que ce sont celles et ceux qui accusent très facilement des musulmans de « double discours » qui sont, en fait, dans ce double discours total. Comme si, en étant des obsédés du « double discours », ils parlaient d’eux même sans en avoir conscience.
Quand on étudie la laïcité, il faut essayer d’avoir la même rigueur, de faire le même travail d’archive et d’enquête, d’opérer la même objectivation, le même travail de conceptualisation aussi, que dans n’importe quelle discipline scientifique. Si j’aime beaucoup parler de la laïcité hors de France c’est précisément parce qu’on ne cherche pas là, à idéologiser immédiatement mes propos, à savoir si je défends une « laïcité ouverte » ou une « laïcité républicaine ». Non, on m’attend sur le sérieux de mon argumentation, sur la minière d’administrer la preuve, sur ma capacité à rendre compte de mon objet d’études. Et alors, là, les débats sont passionnants.
Cet esprit critique, cette démarche d’objectivation n’empêchent pas, par ailleurs, l’engagement et le débat d’idées. Il en est au contraire le soubassement. Mes opinions ne se confondent pas avec mon savoir. Elles ont leur part de subjectivité et correspondent en partie à mes expériences personnelles, à mon individualité propre. Mais ces opinions se nourrissent de ce savoir et peuvent évoluer en fonction de lui. La laïcité critique est aussi une tension enrichissante entre le savoir et l’opinion. Les 2 sont légitimes, à condition de ne pas les confondre.
Au bout du compte DEUX ECUEILS sont à éviter : croire qu’il ne peut pas exister de démarche objectivante, d’objectivité relative (comme la richesse est relative et cependant gagner 8000 € par mois, ce n’est pas pareil qu’en gagner 800 !), croire à une objectivité absolue. L’histoire doit être la plus objective possible, mais elle est toujours une tension entre la science et la fiction. C’est (notamment) pour cela qu’après avoir écrit des livres « savants » je publie maintenant un roman
Dans ce blog, Note après Note, je tente donc de mettre en œuvre cette démarche de laïcité critique. Et manifestement, il y a du répondant puisque un peu moins de 9 mois après sa création, il a reçu plus de 18000 visites. Depuis 10 jours, le nombre de visites varie entre 129 et 162 chaque jour. Merci.
On continue ? OK. A bientôt alors pour le troisième des quinze impensés du centenaire de la séparation... Comme vous le verrez, il est une illustration parfaite du propos d'aujourd'hui. En effet, il vous montrera que, qu'on le déplore ou que l'on s'en réjouisse peu importe, la loi de séparation ne se situe pas dans la ligne de l'universalisme abstrait dit "républicain" et c'est pour cela qu'elle put pacifier le conflit des "deux France".
A très bientôt
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18/09/2005
LAÏCITE CRITIQUE
Je vous avais annonçé la Note "Laïcité critique" pour ce dimanche 18 octobre, mais j'ai un travail fou et ce sera plutôt mardi 20.
En attendant, pour vous consoler, lisez les deux premiers impensés du centenaire. Vous allez vous demander quels sont les 13 autres et le suspens sera tel que vous aurez du mal à dormir (attention, cela va durer jusqu'au 9 décembre où Hercule Poirot dévoilera le 15ème impensé!)
09:22 Publié dans ACCUEIL | Lien permanent | Commentaires (0)
17/09/2005
LE SECOND IMPENSE DU CENTENAIRE
La LAÏCITE DE 1905 N’EST PAS UNE « EXCEPTION FRANCAISE »
(Catégorie: Les quinze impensés du centenaire)
(Résumé: nous avons vu, il y a une semaine, le premier impensé: la divergence entre la poursuite de la "laïcité intégrale", les années précédent 1905, et la démocratie. Vous trouverez le récit de ce 1er impensé dans la Catégorie "Les quinze impensés du Centenaire", à la suite de celui-ci. Voyons maintenant le second impensé, celui qui est lié en la croyance en un "laïcité exception française")
***
Si la poursuite de la « laïcité intégrale » au tournant du XIXe et du XXe siècle peut être qualifiée d’ « exception française » (encore que, ultérieurement, la Révolution mexicaine, avec la Constitution de 1917, et la laïcisation kémaliste à partir de 1924 s’en rapprochent dans une certaine mesure), cela n’est pas le cas de la démarche de la Commission parlementaire de séparation des Eglises et de l’Etat, et surtout de son rapporteur Aristide Briand. Qu’on en juge.
Dans son Rapport à l’Assemblée Nationale, Briand estime « indispensable d’examiner quel est le régime légal adopté dans les autres pays ». Il ne peut le faire que brièvement mais estime qu’une « vue d’ensemble » suffit pour « faire comprendre la continuité de cette évolution qui, par des degrés successifs, conduit les nations de l’antique régime théocratique à celui de la complète laïcité. » Rappelons que nous sommes alors en 1905, c'est-à-dire il y a un siècle.
Briand a ici une perspective porche de celle de Buisson quand ce dernier théorisait pour la 1ère fois la laïcité (cf le début de mon ouvrage Laïcité 1905-2005 entre passion et raison). Mais, plus explicitement que Buisson, il va donner un panorama fort intéressant de différents pays. Il les classe dans une typologie très significative.1èr groupe : les pays qui sont encore dans une « phase quasi théocratique » où l’Etat, « étroitement uni à (une Eglise), reconnaît la prédominance d’une religion sur toutes les autres et n’admet que des institutions sociales conformes au principes de cette religion. » Il s’agit de l’Espagne et du Portugal pour l’union avec l’Eglise catholique, de la Russie , de la Grèce, de la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie pour l’union avec des Eglises orthodoxes et de la Suède et de la Norvège pour l’union avec des Eglise luthériennes.
Là existent encore une « religion d’Etat, au sens ancien de l’expression, comme ’religion dominante’ ». Mais même dans ces pays, des évolutions se font sentir : ainsi, « les principes de société moderne ont du être proclamés dans les textes constitutionnels » de l’Espagne et du Portugal. Cependant la liberté de culte y est encore limitée.
2ème groupe : de nombreux pays ont atteint, affirme Briand, « le second stade, celui de la demi laïcité : ils proclament les principes de la liberté de conscience et de la liberté des cultes, mais considèrent néanmoins certaines religions déterminées comme des institutions publiques qu’ils reconnaissent, protègent et subventionnent ». Ainsi en Prusse et dans les autres Etats allemands, en Autriche « il n’y a pas une ‘religion dominante’, une religion d’Etat exclusive de toute autre ; mais plusieurs religions ont un caractère officiel tout à fait semblable à celui des cultes reconnus » de la législation française d’alors.
Briand met donc la France du régime Concordat-cultes reconnus parmi les pays qui sont dans une demi laïcité. Je ne connaissais pas encore ce rapport d’Aristide Briand quand j’ai élaboré, dans les années 1980 « ma » théorie des seuils de laïcisation (rapportés, sous différentes formes dans mes ouvrages depuis 1990, notamment dans le « Que sais-je ? » et dans l’ouvrage cité plus haut). Je suis frappé de constater que ce que je qualifie de premier seuil de laïcisation correspond fort bien à cet état de « demi laïcité » dont parle Briand. Je comprends mal que les philosophes qui estiment que cette théorisation est une sorte de trahison de la laïcité puissent se réclamer de Briand. Mais il ne s’agit pas de leur seule contradiction !
Briand parle aussi de la Belgique, des Pays-Bas, de la Hongrie, de l’Italie, de l’Equateur pour ce groupe de « demi laïcité ».
3ème groupe : « dans quelques pays d’Europe et surtout dans plusieurs grandes républiques américaines apparaît le troisième terme de l’évolution » indique Briand et il précise : « L’Etat est alors réellement neutre et laïque ; l’égalité et l’indépendance des cultes sont reconnues ; les Eglises sont séparées de l’Etat »
En fait, dans les 3 pays européens cités, Irlande, Grande-Bretagne et Suisse, pour les deux derniers la séparation n’est pas complète. Il y a toujours des Eglises officielles mais, et c’est là-dessus que Briand focalise son attention, « on rencontre à côté des Eglises officielles, des Eglises libres séparées de l’Etat ; et (…)l’Eglise catholique est au nombre de ces Eglises libres », à côté d’Eglises protestantes libres.
Donc le régime de séparation est, en fait, « faiblement et incomplètement mis en pratique en Europe ». Mais il est, « au contraire, largement adopté dans le Nouveau Monde ; le Canada (…), les Etats Unis, le Mexique n’en connaissent point d’autres. On le rencontre encore dans la jeune république de Cuba, dans trois République du Centre Amérique et enfin dans le plus important des Etats de l’Amérique du Sud : les Etats-Unis du Brésil ».
La aussi, il est très intéressant de constater que Briand estime que la séparation existe de fait au Canada et que ce pays est laïque. La perspective de Briand est donc proche de celle que développe Micheline Milot dans ses divers travaux (cf son ouvrage Laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002 et ses contributions dans les 2 ouvrages collectifs que j’ai dirigés : La Laïcité à l’épreuve, religions et libertés dans le monde, Universalia, 2004 et De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité, l’Aube, 2005). De même, on lira (toujours dans La laïcité à l’épreuve) la contribution de Roberto Motta sur le Brésil.
Sur les Etats-Unis, Briand a un jugement nuancé. Il indique que « le principe de laïcité et de la neutralité de l’Etat est consacré dans la constitution fédérale » américaine. Mais ajoute que les Etats-Unis ont une « conception spéciale de la laïcité » où il y a « séparation juridique, mais une véritable union morale entre l’Etat et les Eglises » et développe, à partir de là de fort intéressantes remarques.
Notons que l’Amérique, perçue de manière moins nuancée que ne le fait Briand, sera le grand pays de référence des débats de la séparation. Partisans (Jaurès notamment) de la séparation et députés réservés à son égard citent laudativement l’Amérique, les premiers comme un exemple à suivre, les seconds pour déplorer que la séparation qui se prépare en France ne laissera pas (selon eux) la même liberté aux Eglises que la séparation américaine.
Notons aussi, que la séparation française ne va pouvoir réussir qu’en empruntant une disposition essentielle à la législation américaine : nous y reviendrons quand nous traiterons du fait que la séparation de 1905 a pris ses distances avec la logique de « l’universel abstrait républicain » (français)Sur les Etats-Unis, cf. notamment les travaux d’Isabelle Richet et la contribution de Fabienne Randaxhe dans De la séparation…à l’avenir de la laïcité.
Ce qui plait le plus à Briand est la laïcité mexicaine (elle est alors plus libérale qu’elle ne le sera de 1917 à 1992) : « Le Mexique, écrit-il, possède la législation laïque la plus complète et la plus harmonique qui ait été jamais mise en vigueur jusqu’à ce jour (…) : il connaît réellement la paix religieuse » et l’Eglise catholique est toujours forte, elle « ne parait pas avoir souffert du régime légal assez strict mais non oppressif dans lequel elle vit. »
Sur le Mexique : cf. la contribution de Roberto Blancarte dans De la séparation…à l’avenir de la laïcité.
On peut donc constater que l’esprit du principal auteur de la loi de 1905 est à l’opposé d’une « laïcité exception française ».
Nota Bene : on trouvera les 15 pages du rapport Briand sur le site de la Ligue française de l’enseignement : www.laicite-laligue.org
AINSI, POUR BRIAND, comme pour Buisson d’ailleurs, IL N’Y A PAS UN (voire deux ou trois) PAYS LAÏQUE(s), ET LES AUTRES QUI NE LE SERAIENT PAS. IL EXISTE, au contraire, DES PAYS PLUS OU MOINS LAÏQUES, DES PAYS EN TRAIN DE DEVENIR PLUS LAÏQUES QU’ILS NE L’ETAIENT AVANT. LA LAÏCITE EST UNE MARCHE.
IL EXISTE également chez Briand DES FACONS DIFFERENTES DE VIVRE LA LAICITE. (cf. la laïcité américaine comme forme un peu « spéciale » de vivre la laïcité).
Et vous aurez remarqué que sous propos sous entend une DEFINITION NON SUBSTANTIVE DE LA LAÏCITE, et plus encore UNE DEFINITION TRES LARGE OU LE PLURALISME S’AVERE UN CRITERE DECISIF (ainsi il peut exister, par exemple, des « demi laïcités » avec un système de « cultes reconnus »).
Avec la séparation, la France va passer d’un stade de « demi laïcité » à une laïcité plus conséquente qui, affirme Briand, vivent déjà plusieurs pays, notamment des deux Amériques. A chaque fois donc la France n’est pas seule de son espèce. LA MANIERE D’ENVISAGER LA LAÏCITE EST DONC DECONNECTEE DE L’EXPERIENCE FRANCAISE ; ELLE EST D’EMBLEE INTERNATIONALE ; BIEN DIFFERENTE DE LA VULGATE ET DU NOMBRILISME D’AUJOURD’HUI.
LA COMMEMORATION DU CENTENAIRE A INTEGRE LE FAIT QUE LE « PERE » DE LA SEPARATION EST BRIAND ET NON COMBES. ON LOUE BRIAND DE SON LIBERALISME, MAIS L’A-T-ON VRAIMENT COMPRIS ?(Bientôt je vous expliquerai pourquoi, après avoir été parmi les historiens qui ont contribué à mettre en valeur la figure de Briand et à dire que la laïcité de 1905 n’était pas celle du « petit père Combes », j’ai estimé nécessaire de remettre en avant la figure de Combes (et de lutter contre son actuelle diabolisation ou mise à l’écart) dans mon roman : Emile Combes et la princesses carmélite, improbable amour (l’Aube) qui, rassurez-vous paraît bientôt (le 14 octobre)
22:55 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
15/09/2005
POLITIQUE ET RELIGION (suite) : MINORITES RELIGIEUSES ET ISLAM
(Suite de la Note: "En France aujourd'hui, politique et religion")
Rappel: tous les textes publiés dans ce Blog ne peuvent être reproduits sans l'autorisation de l'auteur.
Les citations doivent mentionner la référence (http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com)
(de nouvelles Notes -comme "Le second des quinze impensés de la séparation" et "Pour une laïcité critique"seront mises samedi et dimanche)
(Résumé du chapitre précédent: diverses enquêtes montrent que les catholiques français ont intériorisé les idéaux de la laïcité et ne se retrouve pas dans les positions officielles de leur Eglise. La laïcité française n'est pas "apaisée" pour autant...)
Mais comme nous l’avons dit la vision dominante de la religion en France est ambivalente et, si 78% des Français estiment le facteur religieux comme un besoin essentiel dans l’existence, 59% craignent une trop grande importance de la religion dans le monde (et 47% en France)[1], religion qu’ils perçoivent souvent à travers ce qu’en disent les médias. Le conflit des deux France a été un conflit politico-religieux et la religion revêt presque immédiatement en France une signification politique. C’est pourquoi peu avant 1905, on espérait que la séparation favoriserait l’éclosion d’un « catholicisme républicain »[2], comme aujourd’hui beaucoup de personnalités politiques parlent de la nécessité d’un « islam modéré », voire un « islam républicain ». C’est aussi dans ce contexte, que l’Etat républicain estime devoir garantir la « liberté de penser » face à des phénomènes religieux trop englobants[3].Le pouvoir politique commence à se soucier de groupes religieux, ou à la frontières du religieux et du non-religieux, qualifiés de « secte » à partir du milieu des années 1980 et, suite à diverses affaires parfois douloureuses, cette préoccupation devient importante dans les années 1990[4]. Sur le plan juridique, cela abouti à la loi du 12 juin 2001 contre « les mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme » (la formulation initiale visait « les associations ou groupements à caractère sectaire »)[5]. Loi spécifique contre des dites « sectes » dans son intitulé, mais dont l’application est controversée : pour le rapporteur au Sénat la loi s’applique à tout groupement dont les activités aurait « pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétition psychologique ou physique des personnes qui participent à ses activités » (article 20), ce qui lui donne un caractère général. Par contre la rapporteuse à l’Assemblée Nationale affirme : « En aucun cas ne saurait être visés les syndicats, les groupements professionnels ou les mouvements politiques », ce qui lui donne un caractère discriminatoire.
Au-delà de « l’ambiguïté de la position du législateur »[6], le contexte général entraîne une certaine défiance de l’administration, dont l’importance dans la gouvernance politique est énorme, envers ce qui ne semble pas ‘religieusement correct ‘. En 2003, un document de la Fédération Protestante de France dénonce « la montée depuis une quinzaine d’année d’un climat de suspicion à l’égard du religieux et notamment, pour ce qui concerne la fédération protestante, à l’égard d’associations évangéliques qui, dans leur travail d’accueil de jeunes, par exemple, se voient subitement retirer les aides qui leur étaient précédemment octroyées »[7]. Le président de cette Fédération, Jean Arnold de Clermont, a réitéré ce propos le 4 septembre 2004 lors de l’Assemblée annuelle des protestants au Musée du Désert (lieu de résistance des Camisards contre l’interdiction du protestantisme opérée en 1685 par Louis XIV). Entre temps, en février 2005, le maire de Montreuil, une commune de la banlieue parisienne, avait -sous le prétexte de vérifier la conformité des locaux- interrompu des cultes de communautés protestantes haïtienne, antillaise et africaine.
Mais la Fédération Protestante réclame également certaines modifications de la loi de 1905, notamment sur deux points : le fait que les modifications apportées à la loi de 1901, loi générale sur les associations s’appliquent automatiquement à la loi de 1905 ; la transformation de l’article 19 de la loi, définissant les associations cultuelles. Il indique que « ces associations devront avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte », la FPF voudrait que le « exclusivement » soit remplacé par « principalement ». Cette seconde demande, due à des problèmes pratiques rencontrés par les églises locales dans leurs activités sociales, touche cependant au symbolique : la loi voulait établir une claire distinction entre le religieux et le politique. Par ailleurs, cette question renvoit à celle des dites « sectes » puisqu’un des principaux problèmes au niveau des représentations sociales les concernant est le déplacement et l’euphémisation de la frontière entre le religieux et le non-religieux. Le discours de la FPF n’est donc guère entendu et il a une conséquence paradoxale : celle de faire apparaître l’Eglise catholique comme un défenseur de la loi de 1905, alors que cette organisation religieuse bénéficie des accommodements effectués par les lois de 1907 et 1908 et par l’accord avec le Saint-Siège de 1923-1924, suite à l’interdiction faite aux catholiques français par le pape Pie X d’appliquer la loi de 1905.
La frontière entre le religieux et le non-religieux est également un enjeu fort des débats concernant l’islam. L’hebdomadaire Elle[8] publie, à la fin de 2003, un manifeste signé par des comédiennes et des intellectuelles en faveur d’une loi interdisant « le voile islamique à l’école et dans l’administration publique » et, plus largement, « tous les signes visibles religieux ». L’article présentant ce manifeste précise : « le voile n’est pas un symbole religieux (il n’y a aucun consensus des exégètes de l’islam sur la question) mais bien le marquage d’un sexe par un autre, un outil d’oppression hérité d’une longue tradition patriarcale destiné à désigner la femme comme un être éternellement impur dans le regard de l’homme et éternellement mineur dans son statut social. Et cette dialectique de l’obscurantisme et du fondamentalisme est révoltante ». Par contre, des adversaires de cette loi font remarquer qu’un tel discours nie la possibilité pour une femme de porter librement le « foulard » et que cela se situe dans la ligne de l’antiféminisme laïque qui, pendant longtemps, a refusé le droit de vote aux femmes, considérées comme soumises à l’emprise cléricale et devant donc être éduquées, émancipées par la laïcité républicaines (et elles ne l’étaient jamais assez) [9]. On peut constater, en tout cas, que la position dominante des féministes sur cette question est diamétralement opposée des deux côtés de l’Atlantique sans qu’existe une véritable confrontation des points de vue.Depuis 1989, la question du « foulard » ou du « voile islamique »[10] occupe une place importante dans la vie politique française. La première « affaire » (automne 1989) a suivi de peu la fatwa de l’imam Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie (février 1989). Cela a fortement contribué à faire estimer par une partie de l’intelligentsia et des enseignants, à tort ou à raison, que le « voile » menaçait la liberté de penser. Par ailleurs, cette affaire est intervenue juste après l’adoption d’une loi donnant certains droits aux élèves (loi Jospin, juillet 1989) et elle a été considérée comme la première conséquence de cette loi. De même aujourd’hui, certains s’indignent que certaines femmes « musulmanes » refusent de se déshabiller devant des médecins hommes (et insistent sur l’influence des maris dans cette affaire)[11]. Or ce fait se passe également dans le contexte de la loi Kouchner de 2002 donnant des droits aux malades[12]. Dans le cadre du conflit des deux France, les institutions scolaire et médicale ont joué dans ce pays un rôle de légitimation politique des régimes se réclamant de 1789 et spécialement du régime républicain. En effet, ne pouvant pas se légitimer par la religion, ces régimes devaient opposer la « marche du progrès », la coïncidence du progrès technique et scientifique et du progrès social et moral au « passéisme » religieux. Ecole et médecine ont, en conséquence, été l’objet d’un enchantement séculier plus fort que dans les autres pays démocratiques et aujourd’hui le désenchantement des institutions séculières, les modifications du rapport de force entre l’institution est l’individu revêt, en France, une signification plus politique qu’ailleurs (J. Baubérot, 2004). De part ses caractéristiques culturelles et religieuses spécifiques, de part aussi la position dominante de ses membres dans la société française, l’islam constitue une caisse de résonance de ces changement politico-symboliques. Mais, faute d’une analyse générale, beaucoup prennent la caisse de résonance pour la cause.
Il s’est opéré un renversement de la perception politique dominante des religions entre le tournant du XIXe et du XXe siècle et le tournant du XXe et du XXIe siècle[13]. Il y a un siècle l’idéologie laïque et républicaine dominante estimait, à tort ou à raison, que les congrégations, voire le « cléricalisme » largement entendu constituait une « menace » politique contre laquelle il fallait se défendre[14]. Elle considérait plus favorablement l’islam[15] que le catholicisme. Nous pouvons regrouper les arguments mis en avant en trois raisons principales.
La première tient à la représentation de la structure théologique des deux religions. Des dogmes catholiques[16] tels la Trinité, la transsubstantiation, la naissance virginale de Jésus, la résurrection,… étaient considérés comme une offense à la Raison et à la Science. Les nouveaux dogmes : l’immaculée conception de Marie et l’infaillibilité pontificale aggravaient cet aspect « obscurantiste ». Au contraire, l’insistance islamique sur l’unicité de Dieu, la simplicité de la religion musulmane en matière de dogmes, s’accordaient assez bien avec l’imaginaire de la tendance spiritualiste de la libre-pensée.
La seconde raison porte sur la structure institutionnelle des deux religions : l’islam semblait une religion bien moins « cléricale » que le catholicisme : ni pape, ni évêque ni hiérarchie. Pas même de clergé affirmait-on ; en tout cas pas de prêtre célibataire ayant prononcé des vœux le différenciant des « laïcs ». Là encore l’islam apparaissait favoriser une piété individuelle plus proche du spiritualisme républicain que le catholicisme.
Troisième et dernière raison invoquée: au contraire du catholicisme, et de sa célèbre Inquisition, l’islam est alors considérée comme une religion historiquement assez « tolérante », qui a admis la présence de minorités chrétiennes et juives sur son sol.
L’islam, religion plus éclairée, moins cléricale et plus tolérante que le catholicisme qui pourrait l’affirmer aujourd’hui, en France, en étant crédible ? On insistera au contraire, en ce début de XXIe siècle, sur le « contraste » entre un christianisme qui « rendrait à César ce qui est à César » et « à Dieu ce qui est à Dieu », serait à « l’origine » de la laïcité et un islam qui, de tout temps, confondrait allègrement religion et politique. Lors des auditions de la Commission Stasi, un ancien ministre, situé au centre de l’échiquier politique, a insisté sur le fait qu’au regard de la République, « toutes les religions ne se valent pas », qu’on ne pouvait donc mettre sur le même plan christianisme et islam.
Le discours sur la « République menacé » s’avère donc récurrent en France, tout en changeant d’adversaire. Il correspond, certes, à certaines réalités mais il possède également une fonction idéologique. La « menace » est idéologiquement surestimée à l’époque même et elle est idéologiquement sous-estimée (ou implicitement niée) cent ans plus tard. Le discours républicain français dominant du début du XXe siècle est maintenant, le plus souvent, sévèrement jugé[17]. Qu’en sera-t-il, dans un siècle ou peut-être moins, du discours républicain français dominant d’aujourd’hui ?Ouvrages et Articles cités[18]
Assemblée nationale, Les sectes en France. Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les sectes, Assemblée Nationale, n°2468, Paris, 1996
Baubérot J., Vers un nouveau pacte laïque, Le Seuil, 1990
Baubérot J., « Laïcité, sectes, société », Champion Fr. – Cohen M., Sectes et Démocratie, Le Seuil, 1999, 314-330.
Baubérot J., Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, Le Seuil, La couleur des idées, 2004.
Baubérot J., Histoire de la laïcité en France, PUF, Que sais-je ?, 3ème édition refondue, 2005.
Baubérot J., Emile Combe et la princesse carmélite. Improbable amour. L’Aube, Regards croisés, octobre 2005.
Chélini-Pont B. – Gunn J., Dieu en France et aux Etats-Unis, quand les mythes font la loi, Paris, Berg International, 2005.
Larkin M., Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, London, Macmillan, 1974.
Rolland P., « La loi du 12 juin 2001 contre les mouvements sectaires portant atteinte aux Droits de l’Homme. Anatomie d’un débat législatif », Archives de sciences sociales des religions, 121, janvier-mars 2003, 149-165.
Rosanvallon P., Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992.
Roy, O. La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, Les essais, 2005.
Sorrel Ch., La république contre les congrégations, Paris, Le Cerf, 2003.[2] Mais la loi de 1905 a tourné le dos à une telle perspective, notamment par son article 4 : cf. M.Larkin, 1974.
[3] Cf. J. Baubérot, 1999.
[4] Cf. notamment, Assemblée Nationale, 1996.
[5] Pour ce qui suit, cf. P. Rolland, 2003.
[6] P. Rolland, 2003, 157.
[7] Fédération Protestante de France,La Laïcité, 19/9/ 2003. (document remis à la « Commission Stasi », cf. note 32)
[10] L’appellation est souvent en affinité avec la position de l’acteur social, auteur du propos. Il est à noter que -paradoxe- ce sont les acteurs qui sont enclins à tolérer cette tenue au non de la liberté de conscience qui parlent de « foulard » et les acteurs qui veulent l’interdire en affirmant qu’il ne s’agit pas d’un « symbole religieux » qui réclament une loi interdisant les « signes religieux » et parlent de « voile islamique ».
[11] Ce fait, que personne n’a cherché à quantifier, a été considéré comme particulièrement significatif par certains membres de la « Commission Stasi » chargée, par le Président de la République, d’étudier les problèmes posés par l’application du « principe de laïcité ».
[12] Paradoxe intéressant, les médecins français du XIXe siècle refusaient l’accés des études médicales aux femmes au motif que l’exercice de ce métier offenserait leur pudeur. La 1ère femme autorisée à s’inscrire à de telles études put les suivre à la Faculté d’Alger précisément pour pouvoir soigner des femmes musulmanes d’Algérie.
[14] Nous donnons une représentation romancée, mais fondée sur un travail d’archives, du climat et des événements des années 1902-1905 dans notre roman historique J. Baubérot, 2005/2.
[15] Cf. le rapport d’E. Combes sur l’islam (in J. Baubérot, 2005/2). Cela n’empêchait cependant pas de vouloir contrôler l’encadrement de l’islam en Algérie.
[16] En fait, à part la transsubstantiation (considérée comme particulièrement absurde et obscurantiste) et les nouveaux dogmes du XIXe siècle, ces dogmes étaient communs au christianisme. Mais, dans le protestantisme lui-même, ils étaient soit contestés soit l’objet de réinterprétations spiritualisantes.
[17] On estime que « La République (était) contre les congrégations » (titre de l’ouvrage de l’historien Ch. Sorrel, 2003), alors qu’à l’époque même des Républicains modérés estimaient que c’étaient les congrégations qui étaient contre la République .
[18] Les documents autres que les ouvrages et articles sont référencés en note.
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