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30/06/2006

La signification des inventaires de 1906: un rite plus qu'une insurrection

Résumé des chapitres précédents : la loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée et promulguée le 9 décembre 1905, il faut, selon l’article 3, faire l’inventaire des biens des édifices cultuels avant leur « dévolution » (= remise gracieuse) aux associations chargées de « l’exercice du culte ». Pour plusieurs raisons : maladresse (due à la logique administrative ou provocation voulue ?) d’une circulaire, volonté d’en découdre de certains catholiques, et surtout croyance d’autres que les inventaires constituent le prélude à une « spoliation », …, certains inventaires donnent lieu à des incidents plus ou moins violents. Le 3 mars 1906 un manifestant est grièvement blessé (il décèdera le 20 mars), le 6 mars un autre est tué.

Cela entraîne la démission du gouvernement Rouvier, qui n’a pas su gérer la crise, et la formation d’un gouvernement Sarrien, avec 2 hommes forts : Briand aux cultes (il sera, du coup, ‘démissionné’ du parti socialiste SFIO, qui ne veut plus participer aux gouvernements « bourgeois ». Jaurès, nous l’avons vu, lui ayant fait une casse dans l’affaire) et Clemenceau à l’Intérieur. Ce dernier, qui s’était montré auparavant intransigeant, adresse une circulaire aux préfets leur demandant de suspendre les inventaires partout où il risque d’y avoir des incidents violents.

Le 6 et le 20 mai, les élections législatives  reconduisent une majorité de gauche, renforcée par rapport à la précédente législature. La politique laïque républicaine est onc approuvée par le pays légal).

 

Par la précédente Note sur le sujet, en mai, je vous ai laissé en plein suspens (Pour la relire, vous pouvez consulter la catégorie : « Les nouveaux impensés »). L’Eglise catholique allait-elle accepter la loi ? La crise des inventaires pouvait faire pencher certains pour un refus, du moins s’ils prenaient leurs désirs  pour des réalités, et généralisaient en pensée une résistance qui en fait,  ne se produisait qu’à certains endroits.

Cette France du refus est constituée par :

-         un milieu parisien, bourgeois ou aristocratique,

-         des zones de catholicité qui avaient déjà été celles qui avaient refusé la Constitution civile du clergé en 1790-1791 (l’Ouest breton et vendéen, le sud-est du Massif central),

-         des poches + ou – fortes dans le Nord, le pays basque, l’Est et les Alpes.

 

C’est pour l’essentiel (nous dit Patrick. Cabanel[1]) « la France des forts recrutements sacerdotaux et congréganistes, celle des chrétientés rurales, parfois montagnards, toujours périphériques, parlant des dialectes ou des langues régionales. » (une circulaire avait, quelques années auparavant, visé les prêtres donnant l’instruction religieuse en langue régionale).

 C’est la « France blanche », entrée en dissidence depuis 1902 (=l’arrivée au pouvoir de Combes) où le retour chez eux de « congréganistes sécularisés » (cf. la catégorie « Emile Combes ») complique « la mécanique du jeu successoral et la répartition des rôles entre ciel et terre ». Par ailleurs, des réseaux de résistance clandestins se sont mis en place ; ce qui montre bien que la poursuite de la « laïcité intégrale », si elle avait eu lieu, aurait pu aboutir à des catastrophes.

Cette « France blanche », l’administration républicaine en parle de façon méprisante : il s’agit, selon elle, d’individus « ne possédant aucune instruction », « complètement illettrés et arriérés », faisant preuve de « fanatisme déconcertant» et sous l’influence de personnes voulant créer « une agitation en apparence religieuse, mais en réalité politique ».

« Déconcertant » : une fois de plus on fustige ce que l’on ne comprend pas ou que l’on ne veut pas comprendre. Les citations de Cabanel que j’ai faites, montre que pour l’historien analysant froidement (et le plus scientifiquement possible) les choses, cela n’a rien de déconcertant : si la dimension politique n’est pas absente, elle n’est en rien totalisante et on ne peut réduire cette affaire à cette dimension politique : les souvenirs douloureux de la Révolution (la Constitution civile du clergé n’avait rien de laïque et de démocratique),  les atteintes linguistiques, la répression anticongréganiste,… avaient fait que la coupe était pleine et qu’une seule goutte d’eau pouvait faire déborder le vase. Mais une vision sacralisée de la laïcité (style : nous avons forcément raison en tous points) a induit un jugement sommaire et moraliste rejetant les opposants dans  les ténèbres de l’obscurantisme (« arriérés ») et du « fanatisme ». C’est de la mauvaise information où on se conforte dans l’idée que l’on est les bons, combattant les méchants. Il n’est pas étonnant qu’ainsi, on se laisse déborder, on ne puisse pas maîtriser les choses : la laïcité suppose d’être intelligent et de chercher à comprendre, même ce qui est désagréable à comprendre.

 

 Et, par ailleurs, le bureaucrate lambda ne se rend même pas compte qu’il tient des propos boomerang : parler d’individus  sans instruction, « complètement illettrés », un tiers de siècle après la loi sur l’obligation de l’instruction, n’est-ce pas un aveu d’échec au moins partiel, de l’administration républicaine dans les régions concernées ?

Aujourd’hui toujours, vous avez ce genre de propos tenu, par une sorte de vulgate intégriste républicaine, contre les personnes qui ne sont pas le petit doigt sur la couture du pantalon pour dire oui et amen à une vision intransigeante de la laïcité. On les accuse alors d’obscurantisme et de fanatisme ; mais l’obscurantisme et le fanatisme, il est d’abord chez ceux et celles qui croient avoir toujours raison et, du coup ne cherchent ni à comprendre, ni à analyser, s’abêtissant eux-mêmes par la même occasion.

 

Les analyses de Cabanel peuvent être complétées par celles de Jérôme Grévy[2] qui montre très bien que la résistance aux inventaires a été vécue souvent comme « une cérémonie expiatoire », une « gigantesque catharsis collective » qui, à terme, favorisa la pacification (ce qui montre bien, là encore, qu’il faut voir plus loin que le bout de son nez !).

La résistance a plus été vécue, en fait, le plus souvent (et notamment à la campagne) comme une cérémonie religieuse que comme une insurrection. L’espace de l’inventaire a été sacralisé en cercles concentriques :

- la doyenné (= ensemble de paroisses) permet de manifester une solidarité entre paroisses : à l’appel du tocsin,  on se précipite dans la paroisse voisine où va avoir lieu l’inventaire. La menace venant de l’extérieur, de la ville

- la paroisse : représentée par le clocher où des guetteurs annoncent l’arrivée des agents de l’administration et des forces de l’ordre. Parfois des cyclistes font des va-et-vient  pour informer de la situation. La résistance commence alors dans les rues du village, l’église symbolise ce village ; curé(s) et fidèles se barricadent dans l’église. Autour d’elle, la foule conspue les forces de l’ordre et crie : « Vive la liberté ».

- l’entrée de l’église : c’est là que les incidents peuvent devenir violents ; l’église est à la fois la maison commune des paroissiens et la maison de Dieu (j’ajouterai aussi : l’endroit où l’on prie pour les morts, car je crois que cet aspect important est souvent sous-estimé). C’est donc une atteinte à la communauté et un « sacrilège » d’entrer de force dans l’église.

La porte de l’église constitue l’objet stratégique : les forces de l’ordre soit crochètent la serrure, soit enfoncent la porte à la hache. La tension monte, le curé (qui est à l’intérieur) ne maîtrise pas forcément la situation. Des gens habituellement paisibles peuvent devenir menaçants et violent. Il y a une sorte d’ivresse de foule qui se produit et qui a été souvent décrite pour d’autres cas de figure. Tout dépend là de l’existence de médiateurs et de leur capacité à être des faiseurs de calme (maires, conseillers généraux,…)

-                     - l’intérieur de l’église : là chaises et fagots ont été entassés pour ralentir la progression des autorités vers le tabernacle, lieu sacré. Mais, normalement, le curé reprend là le contrôle des opérations et fait en sorte que l’attitude des paroissiens vise moins à empêcher l’inventaire d’avoir lieu qu’à transformer l’événement en rite collectif. Des cantiques sont entonnés (le Miserere, le Credo, le Pace Domine, le Je suis chrétien, etc : parfois des chants ont été composés pour la circonstance). Les agents de l’administration peuvent être aspergés d’eau bénite (comme s’ils étaient le diable). Bref, tout est fait pour que l’inventaire soit vécu comme une persécution religieuse.

-                     - Après l’inventaire, des cérémonies expiatoires ont lieu, notamment la dévotion au Saint Sacrement. Et le curé (quand cela s’est passé sans trop de casse) félicite ses paroissiens. Par exemple, le curé de Montcoutant, dans le Poitou, leur tient ce discours : « Vous avez été de vrais Français, par votre bravoure , de vrais catholiques par votre foi, des gens bien élevés, par votre irréprochable tenue, de vrais soldats du Christ enfin, par votre admirable discipline ».

 

            C’est l’idée que « l’honneur est sauf » : on est vaincu dans les faits, mais on ne s’est pas rendu, et donc on est moralement vainqueur ! L’événement de l’inventaire a été une sorte de prédication en acte, destinée à ranimer la foi, il a eu un effet catéchétique. Et J. Grévy de conclure : « Alors que, en définitive, l’administration avait rempli sa mission et établi ses listes, l’interprétation religieuse des inventaires permit aux catholiques qui avaient tenté de s’y opposer de les percevoir comme une victoire ».

 

            Par ailleurs, pour compléter le tableau, il faut signaler que les publications socialistes antimilitaristes, elles, mettent en parallèle les verdicts cléments (souvent un jour de prison avec sursis) qui sont pris face à ce que ces publications qualifient « d’antimilitarisme pratique » des soldats et officier qui « pour ne pas déplaire à leurs belles mères » ont refusé d’effectuer les inventaires et les verdicts beaucoup plus lourds qui frappent les « antimilitaristes d’intention et de conseils » (+ les socialistes qui font de la propagande antimilitariste) : Le « prolétaire soldat, conclut Le Socialiste, n’a droit ni à une conscience, ni à quoi que ce soit qui lui ressemble. »[3]

 

           Pendant le crise des inventaires, une Commission composée de parlementaires (Briand et Buisson en étaient membres) et de non parlementaires avaient tenus 4 réunions pour élaborer le Règlement d’administration publique prévu par la loi (et très redouté par des catholiques qui affirment que la loi est, certes, assez libérale mais qu’il s’agit d’un leurre et que le Règlement va, lui, être « persécuteur »). Curieusement, à l’exception notable de Jean-Paul Scot, les livres retraçant l’histoire de la séparation (Larkin, Mayeur, etc) ne parlent pas (sauf erreur de ma part) de ce Règlement, pourtant tellement craint. Terminé en février 1906, il reçoit quelques modifications mineures du Conseil d’Etat, le 7 mars.

           Il confirme totalement les dispositions libérales de la loi, le Conseil d’Etat ayant justement enlevé ce qui écornait un tant soit peu ces dispositions. Il déclare, notamment : « Les associations cultuelles se constituent, s’organisent et fonctionnent librement sous les seules restrictions résultant de la loi de 1905 » et le rapport du Conseil enfonce le clou en indiquant « telle Eglise, s’inspirant d’une conception démocratique peut poursuivre ses destinées », « telle autre Eglise, de beaucoup plus nombreuse dans notre pays[4], pourra, par des clauses insérées à cet effet dans ses statuts, maintenir la hiérarchie des pasteurs et leur autorité sur les fidèles. »

           La précision est capitale : en effet, nous l’avons vu, les adversaires de l’article 4 avaient obtenu une mention article 8 qui nuançait un peu l’obligation pour une association cultuelle de se conformer « aux règles générales d’organisation de (son) culte » (= pour une association catholique d’obéir à la hiérarchie). Cette mention indiquait que le Conseil d’Etat « se prononcera en tenant compte de toutes les circonstances de fait ». Le dit Conseil indique clairement qu’il ne limitera pas les conséquences de l’article 4. La thèse soutenue par certains (notamment le juriste et ancien ministre Jean Foyer) lors du centenaire indiquant que l’article 8 avait annulé les effets de l’article 4 n’a pas l’ombre d’un prétexte.

           Excusez ces détails un peu techniques, mais important au niveau de la compréhension des choses et de l’enchaînement des événements.

          Par ailleurs, le Règlement ne comporte rien au niveau de la nomination des évêques : là aussi on ne reprend nullement d’une main ce que l’on avait donné de l’autre : c’est une confirmation de l’entière liberté du pape de nommer qui il veut et comme il le eut (avec ou sans consultation préalable).

         A la publication de ce Règlement, le correspondant  à Rome du journal Le Temps, écrit : « (Cela) cause au Vatican une grande joie. (…) Plusieurs personnages ecclésiastiques passent du plus noir pessimisme à un optimisme parfait. »

       Les conditions d’une acception de l’Eglise catholique semblent bien satisfaites. Mais…. La suite début juillet : les républicains ne sont pas au bout de leurs peines, de nombreux renversement de situation sont à prévoir. Pourrez-vous survivre à ce terribbble suspens…

 

          

 

 

 

 



[1] P. Cabanel, « La révolte des inventaires » in J.-P. Chantin – D. Moulinet, La séparation de 1905, L’Atelier, 2005, 91-108.

 

[2] J. Grévy, « Le cléricalisme ? Voila l’ennemi ! » Un siècle de guerre religieuse en France, A. Colin, 2005.

 

[3] Cité par J.-M. Duhart, La France dans la tourmente des inventaires, Jouè-les-Tours, Alan Sutton, 2001.

 

[4] Du coup, J.-P. Scot (« L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle », Le seuil, 2005, 279) écrit « l’Eglise catholique » : en fait ce n’est formellement dit, mais tout le monde comprend que c’est bien d’elle qu’il s’agit.

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