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24/02/2006

COMBES ET LA PRINCESSE CARMELITE (suite)

UN INEDIT :
COMMENT MAG RENCONTRE CLARA

Dans mon roman historique Emile Combes et la princesse carmélite, Improbable amour (éditions de l’Aube, collection « Regards Croisés »), l’histoire commence par un repas où Mag Durand, sociologue de la médecine, apprend que des archives inédites d’un célèbre médecin, Emile Combes, se trouvent aux archives de Bordeaux. Pendant qu’il se rend à l’université de Bordeaux IV où il donne ses cours, il croise une charmante jeune-femme, Clara. On apprend allusivement au cours du livre qu’il devient amoureux de la belle. Mais cela reste très à l’arrière fond et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que les deux histoires -celle explicite de d’Emile Combes et de Jeanne, princesse carmélite et celle, implicite, de Mag Durand et de Clara Ponti- s’entrecroisent.

Quelques lecteurs-lectrices ont voulu en savoir plus. Voila donc, sans prétention autre que de se distraire, le premier des trois épisodes où sera racontée les manœuvres d’approche de Mag.

Pour les internautes parisiens : retenez la date du 22 mars à 19 heures: je présenterai le roman, en dialogue avec une journaliste.

(la scène ci après s'insère dans la page 59 du roman

 Bordeaux, 11-12 mars 2005.

Le ciel est clair, de façon exceptionnelle pour un mois de mars, mais avec un vent assez  glacial, ce qui est tout aussi anormal. Avant de donner son cours, Mag a fait la connaissance de la directrice du service des ressources humaines, personne avec laquelle il a correspondu pour mettre son dossier en règle. Il a reconnu la jeune femme en robe noire entrevue, dans la cour de l’université, quinze jours auparavant. Assurément une des plus jolies femmes que Mag ait jamais vues. Une femme au visage diaphane, d’un ovale parfait,  encadré par une masse brillante de  cheveux qui tombent en cascade sur son corps svelte aux tendres rondeurs. Elle procure un plaisir identique à l’admiration d’une  peinture de maître.

 Cette femme sourit, regarde Mag avec des yeux très intenses, dont les pupilles sont aussi mobiles que celles d’une danseuse balinaise. Ils échangent des propos administrativement convenus. Pourtant, à la façon dont elle lui parle, il lui semble qu’elle ne le considère pas forcément comme un professeur comme un autre. Aurait-elle lu un de ses ouvrages ? Mag aimerait discuter avec elle de sujets autres que les formulaires à lui remettre. Il peste en secret contre cette réification qui oblige à communiquer que sur du fonctionnel.

 Plus troublé qu’il ne le souhaiterait, Mag songe aux cheveux flamboyants, aux yeux lumineux, au nez finement découpé, à la bouche rouge cerise pendant qu’il explique aux étudiants comment la médicalisation de la naissance s’est traduite par une domination des médecins hommes dans un événement, auparavant, « affaire de femmes. » Progressivement, une idée fixe s’impose : il doit revoir la directrice des « RH ». Chaque minute rend cette idée plus obsessionnelle. Mag se dédouble car il possède un métier certain. Il répond avec brio aux questions ; en même temps, il se convainc de l’absolue nécessité de contempler à loisir le visage  rayonnant de cette femme, recevoir son sourire, lui parler.

A la fin du cours, il tente de se reprendre : comment peut-il se montrer aussi peu maître de ses émotions ? Mais lorsqu’un un satané collègue veut absolument le retenir, son envie impérieuse lui met les nerfs à fleurs de peau. Mag prétend devoir régler un problème technique, très urgent à résoudre ; manière de faire comprendre qu’il n’a guère le temps de s’attarder. L’autre ne veut pas en démordre ; ce qu’il baragouine  lui parait essentiel et, ajoute-t-il, vous devrez, de toute façon, régler votre problème par mel : à dix-huit heures dix, le bureau est probablement fermé. Ce propos rend Mag furieux. Un tantinet grossier, il coupe net son interlocuteur, affirme d’un ton sans réplique : « Excusez moi, il faut absolument que je lui parle. » Le gêneur, interloqué, est obligé de le laisser partir.

A la porte du service, Mag, étonné, sent son cœur battre à en avoir mal. Miracle, elle est là, vêtue  de sa jupe-culotte en blujeans et de son pull-over bleu. Elle est affairée, ravissante, unique. Ses cheveux sont toujours aussi magnifiques. Son pull-over, en apparence strict, accentue les rondeurs un peu lourdes de sa poitrine, la finesse de sa taille, la plénitude de ses hanches. Elle arrête net son travail et, courtoise, demande en souriant : « Ah, Monsieur Durand, que puis je faire pour vous ? »

Obsédé par la crainte de ne pas la revoir, Mag n’a prévu aucun faux semblant. Il voudrait répondre : « Rien, faites comme si je n’étais pas là. Je vais m’assoire, vous admirer, vivre un  instant de pur bonheur ». Impossible ! Indispensable, pourtant, de prononcer des mots. La fortune souriant aux audacieux, Mag se jette à l’eau : « Me feriez vous l’honneur de dîner avec moi. » S’il avait bénéficié de deux secondes pour réfléchir, jamais il n’aurait osé. Tant pis, il ne reste plus qu’à attendre la réponse qui va, sans nul doute, le rendre un peu ridicule.

La jeune femme le regarde par en dessous, fronçant ses beaux sourcils aux courbes délicates, l’air un brin sévère. Il se sent déjà stupide, avant même toute réponse. Il hausse légèrement les épaules, écarte ses deux mains, murmure : « Juste pour discuter ensemble. » Conscient de l’incongruité de sa proposition, il prend un air plutôt piteux. Cela la fait sourire. Elle répond, avec naturel et aisance : « Après tout, pourquoi pas, si vous me laissez un peu de temps pour me changer. »

La belle est donc rentrée, provisoirement, chez elle. Mag, aux anges, prépare, « scientifiquement » son rendez-vous : il ne faut surtout pas qu’il frime, qu’il joue au grand sociologue, au brillant chercheur. Le seul fait qu’il soit directeur  de l’Institut Français des Sciences Médicales (l’IFSM) l’impressionne déjà, peut-être. Son ex, Florence, lui a souvent dit : Tu  enfonces les gens quand tu fais étalage de ton savoir, certains se mettent à penser : « Je suis de la merde ». Cela étonne toujours Mag ; il ne prend absolument personne pour de la « merde », à part lui même, car il a peur d’en être. C’est justement pour cette raison que, depuis son adolescence boutonneuse et tourmentée, il s’est juré de faire tous les efforts dont il est capable pour devenir le plus intelligent possible. Mais il reconnaît que, s’il se laisse aller, il peut  rectifier les dires de ses interlocuteurs, donner l’apport de ce qu’il sait… se retrouver au centre de la conversation.

 Attention : elle n’a pas été invitée à applaudir au festival Mag Durand. Surtout pas. La meilleure stratégie consiste à s’intéresser à elle. Doucement, progressivement ; pas de façon indiscrète. Elle doit se rendre compte, après coup, qu’elle a été la reine de la soirée et en avoir une sensation fort agréable.

La voilà, un rien sophistiquée. Mag grimace intérieurement, il la désirait « nature », telle qu’à l’université, avec des vêtements si simples qu’ils mettent sa silhouette en valeur. Il s’attendait à revoir la même chevelure un peu décoiffée, qui lui va si bien. Il la trouve presque trop élégante, même si son foulard soyeux est magnifique. Allons, pense-t-il, je ne vais pas lui reprocher d’avoir sa propre stratégie ! Sans doute est-ce bon signe. Mille yeux admiratifs et envieux provenant de différentes tables le rassurent ; ils lui indiquent qu’elle est vraiment belle.

Mag s’habitue vite. L’élégance, ce n’est pas mal non plus. Et le sourire est si délicieux…On en mangerait. Il est facile de la faire parler de sa vie quotidienne ; en tout cas du quotidien de sa vie professionnelle. Mag connaît par cœur ce que certains enseignants-chercheurs font subir aux administratifs. Il peut donc facilement participer. Parfois, il la laisse parler. A d’autres moments, il anticipe ses dires, montrant sa compréhension, son empathie. Et, en riant d’eux, ils se vengent ensemble de la morgue d’insupportables professeurs « autistes et hautains », ils les tournent en ridicule. Leurs propos se complètent, se répondent l’un l’autre.

Les administratifs –les Iatos  en jargon…administratif- se plaignent souvent : « On nous prend pour des meubles ». Ils exagèrent bien sûr : a-t-on jamais demandé à un meuble d’essuyer 12 tableaux en même temps, parce que les intercours arrivent tous à la même heure ? A-t-on déjà remis à des meubles, à la dernière minute ou hors délais, des bouts de papiers informes (certes pas les formulaires fournis), avec des bribes de renseignements approximatifs, nécessitant de donner mille coups de téléphone pour obtenir les informations complémentaires indispensables ? Qu’un dossier correct arrive au Ministère à peu près dans les délais serait  davantage l’intérêt des professeurs que celui des administratifs. Mais voila, le professeur connaît la conscience professionnelle à toute épreuve de son interlocuteur qui n’enverra jamais un dossier incomplet. Il compte là-dessus…

… Et arrive, super pressé, à la dernière minute : cent vingt photocopies à faire pour son cours. Bourrage de papier. Machine en panne. Le jeune appariteur est désemparé. Alors, sans frapper, le prof se précipite, comme un ouragan, dans le bureau du premier administratif chevronné venu : « La photocopieuse ne marche pas. Pouvez-vous la remettre en marche ? » Le dit administratif, sommé d’intervenir dans la seconde qui suit, brûle d’envie de répondre : « Attendez, Monsieur-Madame l’enseignant, d’abord « bonjour ». Ensuite, comme vous le voyez, je suis en plein travail (variante : en train de téléphoner). Vos photocopies, je vous les apporterai cinq minutes après le début de votre cours. Trois cent secondes. Evidemment, c’est absolument dramatique. Cependant, on a peut-être connu pire comme catastrophe planétaire. »

La sublime jeune femme s’appelle Carla, est à moitié d’origine italienne. Alors je vous aurai ‘à ma botte’ prétend Mag, dans un mauvais jeu de mot qui la fait rire. Elle compte trente six printemps. Exactement le même âge que lui, à un quart de siècle prés. Et chaque éclat de rire diminue la différence. Enfin, Mag veut en avoir l’illusion ; il se montre très attentionné sans apparaître entreprenant. Nuance. Carla semble à l’aise. La bouteille de Bordeaux 1990, les bons petits plats l’étourdissent un peu. A la fin de la soirée, ses yeux brillent d’une petite lueur mystérieuse.

Venue avec sa voiture, elle raccompagne Mag à son hôtel. Au moment de la séparation, il questionne : « Vous ne vous êtes pas trop ennuyée ? » Elle répond, avec une certaine fougue : « Ce fut une soirée magnifique. Je ne vous aurais jamais imaginé ainsi. » « Vous m’imaginiez comment ? » Réponse spontanée : « Très savant -vous l’êtes-, très sérieux, plutôt imbu de vous-même. Or avec vous, on a l’impression de tout comprendre, on se sent intelligente. » Mag, ravi, propose un nouveau repas au restaurant lors de sa prochaine venu, deux semaines plus tard, obtient un « volontiers » qui l’enchante après toujours ce froncement de sourcil et un huitième de seconde d’hésitation.

A son hôtel, Mag si blasé, si maître de lui normalement, se sent entouré d’un nuage d’extase. Il  retombe en adolescence, songe à ses premiers amours. Bizarrement, une émotion presque analogue… La soirée a été « magnifique » pour lui aussi, il s’est bien gardé d’en faire état. Il faudra progresser avec prudence, pas trop vite. Avancer tout de même : la répétition est toujours décadence ; une affaire de dosage, il en fait son affaire. Il se sent le meilleur des stratèges, même si leur rencontre restera à un flirt intellectuel. Quand il ne devait pas rêver, Mag ne rêvait pas. La séduction intellectuelle est son donjuanisme à lui. Plaire à des gens intelligents, de tous âges, des deux sexes, sans discrimination. Enfin presque. Mag s’avère quand même adepte d’une discrimination positive envers les femmes jeunes et belles ; tellement de gens leur signifient : « sois belle et tais-toi » qu’il vaut la peine de leur faire prendre conscience qu’elle sont également fort intelligentes. D’autres raisons ? Non, aucune. Qu’alliez-vous imaginer ?

***

Le lendemain après-midi, Mag  retourne avec plaisir aux Archives.  (Là reprendre la page 59 du livre)

16/02/2006

LA LAÏCITE DE 1906 ET LE "PERIL JAUNE"

Deux nouvelles Notes vendredi soir  24 ou samedi 25.

Merci de votre fidélité

Pour les Parisiennes et Parisiens, je serai au Maghreb des Livres, pour signer mes ouvrages le samedi 25 de 13H30 à 15 heures. Vous pouvez venir discuter (acheter n'est pas interdit non plus!)

Après le centenaire :

LES NOUVEAUX IMPENSES :

L’APPLICATION DE LA SEPARATION

I

LA SEPARATION ET LE « PERIL JAUNE »

Après la victoire du Japon sur la Russie

Le centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, en 2005, a été l’occasion de magnifier la loi du 9 décembre 1905. Dans les « quinze impensés » du centenaire (qui se sont révélés être 16 ! cf la « catégorie mentionnée à gauche), nous avons vu que de nombreux points étaient laissés dans l’ombre. Mais on a peu abordé également, en 2005 lors de la commémoration, les nombreuses difficultés qu’a rencontrées l’application de la loi et la manière dont les républicains ont réussi à résoudre ces difficultés. De la crise des inventaires aux nouvelles lois de 1907 et 1908, elles furent nombreuses, pourtant. Votre Blog favori aimant bien vous dire tout ce que l’on vous cache, cela va faire l’objet d’une nouvelle rubrique : Les nouveaux impensés.

Une fois encore l’optique est la suivante : deux manières de lire l’histoire sont à rejeter : celle qui dirait qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ferait du présent un simple décalque du passé. Celle qui estimerait que le passé et le présent n’ont aucun rapport. L’historien constate à la fois des situations neuves, inédites, provoquant des interactions qui sont, elles même nouvelles. Il perçoit également la permanence, la récurrence de manières de penser, de raisonner, de se comporter. Et l’étude sérieuse du passé, la démarche historienne, permet donc de prendre quelque distance avec les stéréotypes, les préjugés, les passions du présent, l’idéologie dominante qui tente de s’imposer comme une évidence sociale. Bref, à condition de bien savoir que la connaissance historique ne nous épargne pas la nécessité de faire des analyses sur l’actualité et ses spécificités, cette connaissance est indispensable pour ne pas se laisser piéger par toutes les bêtises qui traînent dans toutes les poubelles sociales, et que certains intellectuels médiatiques colportent allègrement.

Un jour je vous parlerai des doctrines de haine de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui nous allons aborder un élément fondamental de toute société humaine : l’impression d’être menacé. On le voit actuellement : les « mondes musulmans » (l’expression est très schématique et c’est pour cela que je la mets au pluriel ; en même temps il me semble que ce serait fuir les problèmes au lieu de les affronter que de refuser toute schématisation, car il faut bien parler du ressenti) se sentent menacés, humiliés par « l’Occident » (là encore, expression très schématique mais qui fonctionne dans les représentations), lequel se sent, lui, menacé par « l’islam » (toujours un schéma qui fonctionne dans les têtes) ou, au mieux, un certain islam.

En 1905-1906, la menace ressentie était « le péril jaune ». Tout le monde devait se déterminer face au dit « péril jaune » ; prétendre qu’il n’était pas menaçant rendait vos propos  socialement inaudibles (excusez mon jargon sociologique, je traduis en français courant : on ne vous croyait pas, on ne vous prenait au sérieux si vous disiez qu’il n’y avait pas de péril jaune). Ce « péril jaune » semblait d’autant plus menaçant, imminent que, pour la première fois, un pays « non blanc » (un pays « jaune », précisément) le Japon venait de vaincre un pays « blanc » (et allié de la France, de surcroît) la Russie. La guerre russo-japonaise, qui a eu lieu en 1904-1905, est oubliée maintenant. A l’époque, elle a représenté un véritable coup de tonnerre.

Le pire n’est pas toujours sur : nous allons le voir, chez certains, une approche ‘raisonnable’, non passionnelle, prenant ses distances avec le premier degré, du « péril jaune » joua un rôle pour favoriser l’application de la séparation, malgré la volonté du pape de faire échouer la loi (ce dont nous parlerons dans de prochains impensés). Par ailleurs, il existait un clivage plus fort qu’aujourd’hui dans la société française : une tendance révolutionnaire dans le courant laïque était favorable au Japon, justement à cause de son engagement pour la laïcité (et aussi de ses options socialistes). Mais cette vision restait dans la logique du « péril jaune », qu’elle renversait (= tant mieux si des peuples jaunes menacent l’Occident). Nous allons donc examiner trois points :

-pourquoi le « péril jaune » ?

-pourquoi des laïques socialistes révolutionnaire défendaient le Japon

-pourquoi le changement de la situation internationale, du à la victoire du Japon sur la Russie, a pu jouer un certain rôle pour faire accepter par une droite ‘raisonnable’ la séparation des Eglises et de l’Etat.

Le « péril jaune » :

 Il nous faut saisir pourquoi les gens croyaient dur comme fer au « péril jaune ». En quoi consistait un tel « péril » ?

D’abord, voila comment avaient été perçus les protagonistes de la guerre russo-japonaise. Le quotidien à très fort tirage de l’époque, Le Petit parisien, sous un dessin intitulé « Blancs et jaunes » comparait la « mentalité des deux lutteurs » : « d’un côté, la bonne foi, la loyauté, le désir sincère d’éviter l’effusion de sang ; de l’autre la duplicité, le manque de foi, en même temps que la volonté de s’affirmer sur les champs de bataille comme une puissance belliqueuse, avide et conquérante. La Russie représente (…) non seulement la race blanche en lutte avec la race jaune, mais l’âme même de la civilisation combattant l’esprit de la barbarie[1]  (3 avril 1904, au début de la guerre). Significatif, non ?

Le « péril jaune », tel qu’il pouvait se présenter, en 1906, au lendemain du vote de la loi de séparation, présentait trois composantes :

1) Composante économique.

On soulignait le risque d’invasion des marchés européens par des produits japonais et chinois (la Chine devenant en partie sous influence japonaise) bon marché. On dit que les travailleurs asiatiques étant sous payés, la concurrence économique « jaune » est déloyale. Si le Japon organise en Chine « la civilisation industrielle » et le « régime du salariat », les marchés d’Extrême Orient, se fermeront à la production européenne et l’exportation des « pays jaunes » «envahira toutes les contrées dont la clientèle fait actuellement vivre les manufactures de l’Occident. Il va en résulter « un abaissement des salaires », des « perturbations économiques » qui vont retarder « la solution des grandes questions sociales » écrit le publiciste Pinon[2].

Remarquons qu’un tel propos signifie que les grandes puissances occidentales qui, à l’époque, démembrent la Chine doivent se garder de lui apporter « la civilisation industrielle » ! Des francs-tireurs, minoritaires, vont en tirer argument pour dire qu’une hégémonie du Japon est meilleure pour la Chine qu’une hégémonie européenne.

2) Composante démographique :

On a peur de l’ « infiltration » des populations asiatiques en Europe ou en Amérique. Cette peur fera qu’à la Conférence de Paris qui suivra la première guerre mondiale en 1919, le Japon, qui était parmi les vainqueurs, demandera en vain « la reconnaissance de l’égalité de toutes les races ». Cela lui sera refusé : on craignait qu’une semblable déclaration gène les mesures que l’on prenait (ou voulait prendre) pour limiter l’immigration asiatique.

3) Composante militaire :

La défaite russe montrait que les « nations blanches » ne possédaient plus forcément la suprématie militaire. Le retentissement fut considérable sur le plan international. Dans l’Empire ottoman, par exemple, des réformateurs en firent leur profit. La France s’inquiéta de la défaite russe et de la victoire japonaise, non seulement parce qu’elle était une nation européenne, alliée à la Russie, mais aussi parce qu’elle était une nation coloniale : l’Indochine était à 30 jours de bateau de la France et à 8 jours de bateau du Japon. Certains prétendaient même que Madagascar se trouvait menacé et fourmillait d’espions japonais.

A noter que cela signifiait, bien sûr, que le bien fondé de la colonisation ne se trouvait pas mis en cause quand on exprimait ce point de vue. Par ailleurs, Madagascar et l’Indochine avait servi d’escale à la marine russe de la baltique qui avait cherché à porter secours aux armées russes, après des défaites militaires ; cela malgré la neutralité affichée de la France.

L’hostilité au Japon s’accompagne d’une hostilité à l’Amérique et surtout à la Grande-Bretagne (malgré « l’Entente cordiale » officielle), puissances qui sont accusées d’avoir « excité » le Japon et de l’avoir poussé à la guerre.

Des laïques pro japonais :

Cette japonophobie, par peur du « péril jaune » est partagée par une partie de la gauche laïque (malgré l’opposition des régimes politiques, le « Bloc des gauches » a maintenu l’alliance entre la France et la Russie. Jaurès a seulement demandé, sans résultat, après le déclanchement de la guerre, que cette alliance soit « distendue »). Le thème du Japon resté « barbare » malgré sa modernisation, ses emprunts à « l’Europe civilisé », du Japon « peuple-enfant » fait florès.

Cependant, des laïques minoritaires dans leur propre camp, favorables au socialisme révolutionnaire et à l’antimilitarisme se montrent plus favorables au Japon par hostilité au régime féodal et clérical russe. René Pinon décrit ainsi leurs engagements : les Japonais ont « au regard des socialistes l’avantage de ne pas être chrétiens, de passer pour presque complètement détachés de toute conception religieuse, de n’avoir pas à lutter contre les préjugés ataviques des vieilles religions, et de pouvoir construire de toute pièce une société nouvelle d’après les principes de la civilisation moderne et les lois de la science. ». Pour eux, le triomphe du Japon est le « triomphe de la raison éclairé par la science contre l’obscurantisme ».

Effectivement, Gustave Hervé (1871-1944), à l’époque antimilitariste notoire  (il passera d’un extrême à l’autre lors de la guerre 14-18, et son journal La guerre sociale s’appellera désormais La Victoire !) se réjouit des victoires japonaises et en attribue la raison au fait que « le peuple japonais n’est pas seulement un peuple d’artistes (…) il a, comme les meilleurs des Européens, le goût, le respect, le culte de la science. »[3] Ces victoires signifient que la domination occidentale va prendre fin et il s’en réjouit, même si le Japon est, lui aussi, un pays « capitaliste ».

Un autre laïque, Georges Weulersse, estime que le Japon a passé « de la féodalité à la semi-démocratie, de la religion féodale, familiale et patriarcale à la laïcité » et que la seule chose qui manque au Japon est la morale laïque à la française !

Bien sûr cette vision du Japon, si elle prenait en compte les mutations de ce pays depuis ce que l’on appelle les débuts de « l’ère Meiji » (1868), était fausse quant au rapport des Japonais avec leur religion. Ce rapport était différent de celui des Occidentaux, mais il restait fort. Les laïques contestataires faisaient, comme les autres, de l’Occident le centre du monde et ils n’envisageait pas de développement, de modernisation, d’évolution civilisationnelle autre qu’occidentale, même si leur Occident révolutionnaire était différent de celui de la droite et d’une partie de la gauche.

Un autre laïque, l’écrivain Anatole France,le préfacier d’Emile Combes, se moquait avec beaucoup de pertinence de l’idéologie dominante occidentale : « En se battant mieux que les Européens, (les Japonais) n’ont point eu égard aux usages consacrés et ils agissent d’une façon contraire, en quelque sorte, au droit des gens. En vain, des personnes graves, comme M. Edmond Théry, [4] leur démontrèrent qu’ils devaient être vaincus dans l’intérêt supérieur du marché européen, conformément aux lois économiques les mieux établies. (…) En vain, le docteur Charles Richet leur représenta, un squelette à la main, qu’étant prognathes et n’ayant pas les muscles du mollet suffisamment développés, ils se trouvaient dans l’obligation de fuir dans les arbres devant les Russes qui sont brachycéphales et, comme tels, éminemment civilisateurs, ainsi qu’il a paru quand ils ont noyé cinq mille Chinois dans (le fleuve) Amour. (…) Ils ne voulaient rien entendre. » Et Anatole France de conclure : Ce que les Russes expient, « ce ne sont pas seulement leurs crimes, ce sont les crimes de toute la chrétienté militaire et commerciale. »[5]

Des gens de droite pour la fin des querelles religieuses :

Cependant, les événements internationaux de ces années là fournissaient matière à réflexion à certains hommes politiques, publicistes, militaires et aux premiers spécialistes de sciences politiques. Dés avant la guerre russo-japonaise, plusieurs d’entre eux estimaient que le centre du monde était en train de se déplacer de la Méditerranée et de l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique. Des voyages d’études en Amérique du Nord, Japon et Chine ont lieu, des livres sont rédigés, tel celui de Paul Leroy-Beaulieu qui note déjà en 1900 que les mutations de la société japonaise constituent « la plus prodigieuse transformation dont l’humanité ait eu le spectacle.»[6]

Un journaliste, André Chéradame, établit un lien explicite entre la victoire japonaise sur la Russie et l’application de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Chéradame était le directeur d’une revue hebdomadaire, L’énergie française, qui voulait donner une « vue panoramique de la vie contemporaine universelle » et publiait aussi bien des traduction d’articles de la presse des pays étrangers que différentes rubriques destinées à des hommes politiques, des militaires, des magistrats, des industriels, etc. Bref une publication plutôt à droite et qui s’adressait à des décideurs. C’est pourquoi sa prise de position est intéressante et peut être considérée comme un point de vue qui va peser en faveur de l’apaisement.

Pour Chéradame[7], la guerre russo-japonaise est « assurément l’événement le plus considérable qui se soit produit dans le monde depuis 1870. » Elle comporte des répercussions européennes de grande ampleur car elles « ont détruit le système de forces qui, depuis trente cinq années assurait la paix du vieux monde. » La France doit donc avoir une grande politique étrangère et une armée solide. Or sous les gouvernements Waldeck-Rousseau et Emile Combes,  les officiers se trouvaient fichés et ils obtenaient ou non de l’avancement en fonction de leurs opinions politiques républicaines et de leur peu de ferveur catholique (le catholicisme étant considéré, suite à l’affaire Dreyfus, comme pouvant représenter une menace pour la république).

Chéradame estime donc que la « situation militaire de la France » est « extrêmement périlleuse » à cause des querelles religieuses et que sa politique étrangère n’est pas vraiment à la hauteur. Pour que cela change, les Français doivent pouvoir envisager leurs « grands intérêts généraux » avec le « calme » nécessaire. Or, poursuit-il, « ce calme dépendra dans une très large mesure des suites qu’aura à l’intérieur de la France la séparation des Eglises et de l’Etat. »

Le raisonnement de Chéradame est le suivant : si le « règlement d’administration publique » en train d’être élaboré pour régler le fonctionnement des cultes, après la séparation[8], est « vexatoire, comme on peut le craindre[9] », les « catholiques devront se défendre et la guerre religieuse se rallumera avec plus d’intensité que jamais sur tous les points de notre malheureux territoire », estime le publiciste. Pour lui, « alors, cette lutte intestine dominera tout » et il sera « impossible aux Français de défendre efficacement leurs intérêts économiques, leurs intérêts extérieurs ». Si, « au contraire, - ce qu’il faut souhaiter au plus au point, - le règlement d’administration publique (est) sincèrement libéral », et si « Pie X, comme il y semble actuellement incliné, conseille aux évêques et aux prêtre de France de ne point faire de politique » mais « de se consacré exclusivement à leur ministère religieux, cette attitude ne pourrait qu’être favorable ».

Alors, conclut Chéradame, « les français pourraient profiter de cette période de calme intérieur pour corriger en eux certains défauts nationaux dont ils souffrent grandement et dont ils n’ont pas suffisamment conscience. » Le « premier de ces défauts consiste dans une ignorance regrettable des questions extérieures » (= des affaires internationales).

Le propos de Chéradame doit être décrypté. Il ne veut pas prendre son public, plutôt à droite et favorable au catholicisme, à rebrousse poil, mais il veut quand même lui faire prendre conscience qu’il ne faut pas jouer les jusque boutistes. En clair : la loi est libérale et s’il s’avère que le règlement est dans l’esprit de la loi, il faudra peser pour que le pape accepte la séparation et que le clergé s’abstienne désormais de faire de la politique. Cela pour la raison suivante : en finir avec les querelles religieuses, pouvoir avoir une grande politique étrangère et réconcilier l’armée et la nation.

Cela signifie qu’il ne faudra pas dire à tout prix que la loi est spoliatrice, le règlement vexatoire, etc mais jouer le jeu de la séparation entre religion et politique si la liberté religieuse est effectivement respectée.

Cet état d’esprit me semble avoir été partagé. Nous verrons que des élites du catholicisme tenteront de peser pour une acceptation de la loi. Certes, avec la crise des inventaires, ce sera le conflit qui, dans un premier temps, triomphera. Mais la lassitude à l’égard des querelles religieuses et l’équilibre qui va exister entre Briand et Buisson, avoir une politique de respect de la liberté religieuse (malgré les complications dues à l’attitude de Pie X) et, en même temps, éviter que le camp laïque soit humilié (aspect de la question très important e, significativement, guère pris en considération et par les historiens du catholicisme, obnubilés par leur objet d’études et par les « républicains » dont les évolutions actuelles ressemblent un peu à celles des néo-conservateurs américains -on en reparlera bien sûr-), fera qu’un certains nombres de catholiques veilleront à concilier leur obéissance au pape (et c’est vraiment ce que l’on peut reprocher au catholicisme : cette culture de l’obéissance) et, malgré tout, refuser la politique du pire.



[1] Cité par P. Beillevaire, « L’opinion publique française et le Japon à l’époque de la guerre russo-japonaise », Cipango, Cahier d’études japonaises, n° 9, automne 2000, 185-232.
[2] R. Pinon, La lutte pour le pacifique, Paris, Belin, 1912 (reprise de textes publiés en 1905-1906)

[3] Cité par P. Beillevaire, article cité

[4] Rédacteur en chef de l’Economiste européen, auteur d’un livre intitulé le péril jaune.

[5] A. France, Sur la pierre blanche, cité par P. Beillevaire, article cité

[6] P. Leroy-Beaulieu, La rénovation de l’Asie, Paris, Armand Colin, 1900 (avant la victoire du japon sur la Russie, mais après la victoire du Japon sur la Chine, en 1895)
[7] A. Chéradame, Le monde et la guerre russo-japonaise, Paris, Plon, 1906 (paru au début de l’année).

[8] La loi est du 9 décembre 1905, le règlement administratif est du 29 décembre et paraît au Journal Officiel le 31. On peut donc supposer que Chéradame écrit entre ces deux dates.

[9] C’est en effet ce que craignaient des catholiques qui estimaient la loi libérale, mais ce libéralisme? ayant déplu à la gauche radicale, pouvait se trouver contrebalancer, selon eux, par une application dure.

Prochain Nouvel Impensé: LA CRISE DES INVENTAIRES, au dela des mémoires.

07/02/2006

LA CRISE DE L'UNIVERSEL REPUBLICAIN

Demain 16 février: une nouvelle Note:

Aprés le centenaire : Les nouveaux Impensés

Sur l'application de la loi de séparation

Et la semaine prochaine: deux Notes dont: un complément INEDIT de mon roman historique

Emile Combes et la princesse carmélite

Improbable amour (éditions de l'Aube).

(Ayant ‘changé ma batterie’ la semaine dernière en vous parlant de la liberté d'expression à propos de la condamnation de la France par la cour européenne et de l'affaire des carricatures (cf. la Note suivant celle-ci), je passe directement au début du nouveau feuilleton  d'histoire-fiction « La douceur totalitaire », d’autant plus que je me suis aperçu que ses deux premiers chapitres de cet écrit historique (de 2106) traitent en gros du sujet que j’avais prévu d’aborder)
La douceur totalitaire

Chapitre I

Le national-universalisme de la « République »
(Nous avons vu, dans la préface de cet ouvrage comment la mission S.AR.K.O (Sciences Avenir Ripoux Kollossale Organisation) avait permis à des tempornautes -dont votre très humble et très dévoué serviteur- d’explorer le temps et d’aller assister, en 2106, à la campagne électorale d’un ministre de l’intérieur. Nous avons vu aussi que le manuscrit d’une historienne (spécialiste de la laïcité), des chapitres prêts à être publiés, ou, ailleurs,  une sorte de brouillon composé de notes, plus ou moins rédigées, écrites juste après le bicentenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, fêté en 2105. Ce manuscrit, intitulé « la douceur totalitaire », a été honteusement volé par le serviteur en question et ramené dans sa valise trans-temporelle. Je livrerai donc, chaque mois, aux internautes qui n’ont pas été du voyage, cette passionnante histoire fiction. Son premier chapitre me semble avoir un  démarrage parfois  un peu laborieux, mais donnant sans doute des indications nécessaires. Puis, tout à coup, des que l’on aborde « l’affaire des foulards », bizarrement,  la prose devient mordante ; alors là, cela mord même  très fort et les esprits sensibles feront bien de s’abstenir. Naturellement, je n’y suis absolument pour rien et dégage toute responsabilité dans de tels propos qui, je l’ai expliqué, proviennent d’une historienne  du futur.  Le tempornaute Jean Baubérot).
En ce temps ancien de 2006 la France était encore un Etat-nation et non une « belle province » des 32 provinces de l’Union européenne. Et, fait absolument incompréhensible aujourd’hui pour le non historien, beaucoup de Français considéraient encore leur pays,  ou plus exactement ce qu’ils appelaient « la République » (on va revenir sur ce que masquait une telle expression), comme le médiateur de l’universel. Ils opposaient volontiers un « universalisme français » à un « particularisme anglo-saxon ».

Ajoutons cependant que l’année 2005, sans qu’ils en aient eu forcément tous conscience, fut cruciale dans la mise en cause de cette idée, aujourd’hui considérée comme fort étrange. En effet, aussi bien l’échec de la tentative parlementaire d’imposer un enseignement « positif » sur la colonisation (la France apportant des valeurs universelles aux peuples qu’elle avait colonisés, ce qui justifiait les violences de la colonisation, vieille idée qui avait été de gauche… au XIXe siècle), qu’à la fin de l’année, les émeutes de « jeunes des banlieues », mettant en lumière les discriminations à l’embauche et pour l’obtention de logements, avaient changé la donne dans la durée.  La plupart des historiens, en effet, voient dans ces événements les prémisses de la crise profonde qui, dans les années 2020-2040, allait décider les citoyens français, par référendum, à une mutation très profonde grâce à (là, deux phrases ont été électroniquement brouillées)

Pourtant, certains qui voulaient  monopoliser pour eux-mêmes le terme de « républicain », adoptaient, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, un comportement analogue à celui des émigrés de la Révolution française : ils ne voulaient « rien apprendre » et « rien oublier ». Pour eux, la pensée s’était arrêtée avec Condorcet, grand philosophe du XVIIIe siècle et, bien sûr, totalement homme de son temps dans sa croyance linéaire au progrès.

On peut appréhender de façon globale l’évolution de la situation française par quelques rappels portant sur trois commémorations : le bicentenaire de la Révolution française en 1989, le centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat en 2005 et le tricentenaire de la Révolution française en 2089. Point n’est besoin de parler du bicentenaire de la séparation. Nous venons de le vivre et de l’analyser en même temps, selon le procédé I.O. « Imminent Objectivation » qui permet d’appréhender scientifiquement et en temps réel, grâce à la puce installée dans votre pouce gauche, ce que l’on peut  vivre avec passion par ailleurs. Dans ce chapitre premier, nous examinerons comment le tournant de 1989 fut une cause essentielle des impasses françaises des deux premières du XXIe siècle. Nous parlerons du tournant de 2005 et de la nouvelle situation de 2089 dans le chapitre 2.

Un sociologue de cette époque lointaine, Jean-Paul Willaime[1], avait analysé le bicentenaire de la Révolution française comme le temps du triomphe d’une « religion civile » catho-laïque. La « religion civile », cette notion provenant de Jean-Jacques Rousseau et revisitée par les sociologues surtout anglophones et germanophones, était un terme qui avait mauvaise presse en France. Très naïvement, les philosophes de cette contrée croyaient qu’il suffisait de ne pas l’utiliser ou d’écrire bien fort qu’ils étaient « contre toute religion civile » pour évacuer le problème.  

Pourtant l’analyse willaimienne s’est avérée juste et 1989  a symbolisé le début du rapprochement entre les dits républicains, qui se voulaient des laïques purs et durs et des catholiques, partisans de « l’héritage chrétien » de l’Europe dans la communion dans un France aux doubles racines républicaines et chrétiennes. On sait que les positions continuèrent de  se rapprocher : le 26 janvier 2006, lors d’une émission  sur France 2, le républicain, Max Gallo,  déclara au catholique vendéen Philippe de Villiers, qu’il poursuivait le « même objectif » que lui, avec des « moyens différents ».

De la Constitution de 1946, qui avait proclamé que la République française est laïque, à 1984, la laïcité s’était pratiquement réduite à la « querelle scolaire », à l’attribution de fonds publics aux écoles privées sous contrat. La loi Debré de 1959, qui donnait de très larges subventions à ces dernières était qualifiée de « pire que les lois de Vichy ». Mais en 1984 des manifestations monstres avaient eu lieu, quand le compromis élaboré pour remplacer le dualisme scolaire par un système pluraliste s’était trouvé gauchi par les amendements d’un certain André Laignel qui n’a pas laissé un souvenir impérissable d’intelligence et de subtilité. Ce fut un véritable séisme où l’idée même de laïcité risquait de sombrer. Des efforts menés par la Ligue de l’enseignement avaient cependant permis de remonter la pente. Jean-Paul Willaime analysait la relative mais réelle réconciliation entre laïcité et catholicisme comme « un œcuménisme des droits de l’homme » permettant une commémoration apaisée de 1789.

Mais, quelques mois plus tard, la situation changeait avec le début des affaires de foulards. Le refus de 3 collégiennes d’enlever leur voile en classe allait marquer le début d’un nouveau conflit, et une nouvelle fois la quasi-réduction de la laïcité à un seul problème, bien différent du précédent.

La réconciliation des « Français de souche » (encore une expression que l’on refusait d’utiliser et qui, pourtant, existait implicitement) induisait de nouvelles expressions comme « laïcité exception française » (jamais rencontrée avant 1990) ou « universalisme républicain ». Et quand il était question de « République », il ne s’agissait pas de la république italienne, encore moins de la république américaine. Non, il était sous entendu que l’on parlait de la seule, l’unique, la vraie République, avec trois R majuscules, les plus majuscules possible, la Française. La république américaine, plus ancienne et plus stable pourtant, était réduite au rang dédaigneux de « démocratie », avec 3 d minuscules, les plus minuscules qui soient.

« En République, chacun se définit comme citoyen (…) En démocratie, chacun se définit par sa communauté. (…) Une République n’a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs ou de proviseurs athées. C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs, des sénateurs mormons » écrivait fièrement Régis Debray[2] et, lors du centenaire de la loi de 1905, beaucoup faisaient du sous-Debray, éternisant, figeant de tels propos et faisant de l’opposition République/démocratie l’axe central de leur discours.

Pourtant, dès 1989, certains avaient signalé que le problème était peut-être plus complexe. Car, effectivement, Debray croyait dire qu’en France tous les citoyens étaient égaux qu’ils soient blancs ou noirs. Mais, maintenant, tous les historiens sont d’accord pour penser qu’à son insu, il avait décrit la situation réelle (et discriminatoire) de la république française de la fin du XXe siècle : celle-ci n’avait pas, dans sa métropole (sauf rares exceptions), sur ces 36000 maires, de maire noir, ou ‘ basané’, non plus que de sénateurs jaunes d’ailleurs.
En revanche, comme personne n’est incolore, la république française surabondait  de sénateurs, de députés et de maires « blancs », au moment même où la couleur de la peau de ses habitants apparaissait de plus en plus diversifiée.

Le refus de prendre en compte les caractéristiques concrètes des Français aboutissait donc allégrement à privilégier certains Français au détriment d’autres. Très beaux sur un plan théorique, les propos tenus  cautionnaient implicitement une discrimination pratique Mieux ils la rendaient invisible en lui donnant la justification de son contraire, l’égalité. Les victimes étaient réduites au silence, silence qui n’avait pas le droit de s’expliciter, sous peine de faire de l’horrible « communautarisme anglo-saxon », ce qui disqualifiait immédiatement son auteur.

 Pascal avait pourtant déjà écrit en son temps : « qui veut faire l’ange fait la bête ». Mais certains Français se prenaient pour les ‘archanges’ de la laïcité.

Donc, au nom de la République, non seulement on discriminait, mais on interdisait aux discriminés de se considérer comme des victimes et de se révolter : en effet, ils se révolteraient alors comme « noirs », comme « beurs », etc, subissant les discriminations des « blancs ». Or ils n’en avaient nullement le droit puisqu’en « République » il ne doit y avoir ni noirs, ni beurs, ni blanc. « La République, ce n’est pas la démocratie » claironnait-on fièrement. Effectivement, cette vision de la République n’était en rien démocratique.

Par un grossier tour de passe-passe qui, fait étrange pour nous maintenant, n’était pas perçu, on ne parlait pas, en France, jusqu’au début du XXIe siècle, des discriminations réelles sans être considéré comme un complice du « communautarisme » ; de façon dominante on n’employait le terme de discrimination que dans l’expression de « discrimination positive ».

Ainsi on avait traduit, en en faussant le sens, le terme d’ « affirmative action ». L’affirmative action en Amérique signifiait la réponse politique donnée à des discriminations  institutionnalisées contre lesquelles s’étaient élevées un Martin Luther King. En France on croyait qu’il n’existait pas de discriminations institutionnalisées, et on en déduisait qu’il n’existait pas de discrimination. Et donc dès qu’arrivait une personne non totalement blanche à un poste de direction, et surtout à un poste de responsabilité politique, le soupson existait que l’on faisait alors de la discrimination, de la « discrimination positive ».

Souvent, l’idée même qu’il pourrait y avoir quelqu’un de non totalement blanc, ou d’une origine autre que judéo-chrétienne à un tel poste suffisait à agiter l’épouvantail de la discrimination positive.
Pourquoi écrire qu’en France on « croyait » qu’il n’existait pas de discrimination institutionnalisée ? Certes la France, laïcité merci (Dieu merci avait d’abord été écrit puis supprimé), n’a jamais instauré une discrimination de l’espace comme le Sud est Etats-Unis avec les places réservées aux « blancs » et les places réservées aux « noirs » dans les autobus. Mais  la fameuse « République », des décennies durant, avait allègrement qualifiée (en toute laïcité !) certains de ses membres de « Français musulmans ». Les « Français musulmans » étaient des « sujets », les Français tout court étaient, eux, « citoyens ». Un historien de l’époque (Jacques Le Goff) l’avait noté, une « ignorance volontaire de l’histoire » chez les dits « républicains ».  « L’histoire n’est pas notre guide » affirmaient-ils en bombant le torse, cela permettait de n’en tenir aucun compte et d’opposer une République française idéale à des démocraties anglo-saxonnes réelles.

Encore qu’il s’agissait plus, dans ce dernier cas, de diabolisation que de réalité, car l’impudeur historique dont témoignaient nos réééépublicains  autorisait toute les amnésies possibles, notamment l’oubli que la notion d’individu était née dans un terreau anglo-saxon et que ces derniers pays possédaient une solide culture politique de l’individu, nettement plus forte qu’en France où l’Etat avait précédé la nation et où cette dernière était souvent conçue de façon organique. Cette culture de l’individu équilibrait, beaucoup plus qu’on ne se l’imaginait très naïvement dans la France du tournant du XXe et du XXIe siècle, le poids attribué aux communautés.

En fait il n’y avait théoriquement en République ni blancs, ni noirs, ni jaunes, comme, selon l’apôtre Paul (Epître aux Galates 3/27-28), « en Christ, il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y plus ni homme, ni femme ». Comme l’Eglise, la République s’est voulu  être les prémices du Royaume de Dieu. Mais, dans les deux cas, cela n’a pas marché et, à la fin du XXe siècle, la république française a reconnu qu’elle n’avait pas réussi à faire qu’il n’y ait « ni homme, ni femme », ou plutôt que le fait qu’on prétendait qu’il n’y ait ni homme ni femme aboutissait à une domination des hommes sur les femmes sans équivalent dans les autres démocraties (car, n’en déplaise à nos républicains, depuis la constitution de 1946 la France était officiellement une république… démocratique).

Ainsi au Sénat, il y avait en 1999, 6% de femmes, à l’Assemblée Nationale 10%. Les maires des 36000 communes françaises étaient des hommes à 92%. L’échec des propos faisant de la République un modèle face à la démocratie était patent. La France étant alors un pays excessif, le pays du tout ou rien, on vota cette année là dans la Constitution l’obligation du principe de parité et l’année suivante on le fixa par la loi.

Des Américains rirent beaucoup et dirent à qui voulurent les entendre (mais bien peu le voulurent en France !) que jamais ils auraient eu l’idée d’aller aussi loin dans une politique de quota.  Mais la France prétendait ne pas faire de politique de quota et, dans ce pays bizarre, on croyait qu’il suffisait de prétendre quelque chose pour que ce soit vrai. Une loi temporaire était peut-être nécessaire, argumentaient ces Américains, mais figer cela dans la Constitution, voila qui éternise un problème peut-être conjoncturel.

En fait, cela ne résolvait même pas le problème, les principaux partis préférant payer une amende que d’appliquer les dispositions de la loi.

Et les noirs, blancs, jaunes, rouges, verts ? Là rien. Pourquoi ? Parce que les statistiques pouvaient être faites quant aux pourcentages d’hommes et de femmes mais, au nom de l’antiracisme, il était strictement interdit de prendre en compte les « origines ethniques ». Par ce merveilleux procédé, la discrimination resta longtemps invisible.

La terminologie ancienne d’ « intégration » était employée, alors que la plupart des personnes subissant les discriminations étaient nées en France. Et parler d’intégration connotait davantage les devoirs que les droits. On refusait le terme de « minorité » comme connotant le « communautarisme ». « Il n’existe pas de minorité en France » prétendait-on avec superbe. Mais les dits minoritaires savaient bien que ce n’était pas vrai. Et, une nouvelle fois, on les privait du droit de pouvoir le dire.

Enfin, 1989 fut aussi l’année de la chute du mur de Berlin. Les espoirs mis dans le Communisme avaient été particulièrement forts en France. A la différence des pays anglo-saxons, il y avait eu un transfert de religieux dans un communisme longtemps stalinien et qui avait du se désenchanter rapidement. En 1989, des ex-communistes se trouvaient en mal de religiosité séculière. Privés de leurs rêves de lendemains qui chantent, ces dévots réinvestirent leur goût de l’absolu, leur religiosité dogmatique, leurs désirs communionnels dans une république idéalisée et une laïcité identitaire qui s’imprégnait de religion civile.

La semaine prochaine : le début d’un nouveau feuilleton : L’application de la séparation de 1905.



[1] J.-P. Willaime, « La religion civile à la française et ses métamorphoses », Social Compass,  40/4, dec. 19993, 571-580.
[2] Le Nouvel Observateur, 30/11/1989.

03/02/2006

LA "LIBERTE D'EXPRESSION" ET SES MULTIPLES FACETTES

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut : je vous avais annoncé un dialogue sur l’universalisme républicain, et, depuis avant hier (mercredi), on me demande de divers côtés ma position sur l’affaire des caricatures antimusulmanes. Alors, je repousse d’une semaine mon propos pour tenter de réfléchir au problème de la liberté d’expression, cela d’autant plus que je « rumine » pas mal de choses à ce sujet depuis longtemps et qu’une autre affaire concernant la liberté d’expression en France n’est guère connue (mais c’est précisément le rôle du Blog d’attirer l’attention sur des sujets importants qui ne font pas la une des médias).

1) Quelle est cette autre affaire ? Tout simplement une condamnation de la France, par la Cour européenne des droits de l’homme pour…atteinte à la liberté d’expression. C’est la seconde condamnation pour le même motif en quelques semaines, et la troisième condamnation de la France par la Cour européenne en un peu plus de 6 mois (cf. pour les 2 précédentes, les Notes: "Gambetta guillotiné" du 23 décembre 2005 et "Trève estivale" du 29 juillet 2005; vous les retrouverez facilement grâce à la rubrique "Archives", en bas à droite après la rubrique "Commentaires récents", cela vous permet de cliquer sur le mois que vous voulez). Pour un pays qui se veut « la patrie des droits de l’homme » avouez que ce n’est pas très glorieux et mérite réflexion.

Votre Blog favori vous a déjà parlé des deux premières condamnations. Voyons maintenant la troisième. J’ai trouvé l’information dans Le Monde  (2 février 2006) : Paul Giniewski avait publié une réponse à l’encyclique « Splendeur de la vérité ». Il y écrivait : « De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme des Ecritures chrétiennes et la doctrine de l’ « accomplissement » de l’Ancienne Alliance par la Nouvelle conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz ». Poursuivi par l’association « Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne » (des gens qui considèrent que l’identité française est avant tout chrétienne) pour « diffamation raciale envers la communauté chrétienne », M. Giniewski s’est vu condamné en première instance, puis en cour d’appel,  la condamnation étant confirmée par la Cour de cassation.

Première source d’étonnement : trois procès qui, chaque fois, se terminent par une condamnation. Vous en avez entendu parlé, vous ? Moi, jamais et les amis que j’ai consultés (et qui sont sensibilisés soit sur les problèmes de liberté d’expression, soit sur les relations judéo-chrétiennes) non plus. Il y a peut-être eu quelques lignes dans les journaux car personne n’a le temps de les lire de A jusqu’à Z, mais si cela avait fait un gros titre on s’en souviendrait sans doute. Dans la hiérarchie de l’information, cette affaire a été considérée comme sans importance. C’est pourtant grave et il est intéressant de constater que Le Monde publie l’info juste après celle sur les « caricaturistes de Mahomet » et que celle dernière se termine par « l’islam est à nouveau face au défi de la liberté de conscience et d’expression. » Et si la France se trouvait face au même défi…

Je ne connais pas M. Giniewski. En revanche, j’ai polémiqué, parfois, contre sa position admirative de la politique israélienne. Je n’ai donc aucun atome crochu avec lui, mais je suis choqué qu’il y ait eu condamnation sans que les medias s’en soient émus. La question de la responsabilité de l’antijudaïsme chrétien dans l’antisémitisme contemporain est une question très importante, en débat parmi les historiens. Mon collègue et ami Gilbert Dahan, spécialiste du Moyen-Age, insiste sur les différences entre les deux. Travaillant sur le XIXe siècle, je suis sensible à l’emboîtement de l’antisémitisme contemporain sur l’antijudaïsme chrétien et la polémique anti-juive de certains socialistes comme Alphonse Toussenel (les internautes que cela intéresse peuvent lire le chapitre que Valentine Zuber et moi avons consacré à ce sujet dans notre livre Une haine oubliée, Albin Michel, 2000, 239-254). Mais peu importe. On peut juger le propos excessif, le critiquer, le combattre si on le juge nécessaire, fort bien. En faire un délit, n’est-ce pas une atteinte à « la liberté d’expression » ?

C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de l’homme qui vient donc une nouvelle fois de condamner la France pour violation du droit à la liberté d’expression. La Cour estime que M. Giniewski a apporté une « contribution » à un « très vaste débat d’idées déjà engagé ». Une nouvelle fois, on peut constater qu’il est précieux qu’une telle institution existe et permette de déconnecter les droits de l’homme du cadre de l’Etat-nation. Certes, pas plus qu’une autre instance la Cour européenne n’est infaillible, mais elle donne une garantie supplémentaire et dans les trois condamnations qu’elle a portée contre la France ces derniers mois je suis persuadé qu’elle avait raison.

2) J’ai fait exprès de rapporter d’abord l’info que, sans doute, la majorité des internautes du Blog ne connaissaient pas, avant de parler de la défense de la liberté d’expression à propos des caricatures antimusulmanes. Car il faut s’étonner du fait qu’à ma connaissance personne n’ait publiquement relié les deux affaires. Significatif, non ? En tout cas, n’oublions pas que les atteintes à la liberté d’expression, viennent de plusieurs côtés,  y compris de la France deux fois condamnée par la Cour en quelques mois à ce sujet.

2.1) Mais cela ne doit pas servir non plus de prétexte pour ‘noyer le poisson’. Le droit à la critique de la religion fait partie de la liberté de conscience (de ce j’appelle la pratique sociale de la liberté de conscience) et donc de la laïcité. Là-dessus ma position est claire et permanente. D’ailleurs, la Déclaration internationale sur la laïcité, publiée dans le Blog et que vous pouvez signer, mentionne la possibilité du « blasphème ». Cela a entraîné certains refus de signature (même si, rassurez-vous, des croyants de toute confessions ont signé le texte) mais nous l’avons gardé. Pas d’équivoque donc.

A celles et ceux qui n’ont pas cru devoir s’associer à la Déclaration pour cette raison, aux musulmans choqués par ces dessins, je dirai qu’il doit avoir égalité entre le droit de croire et le droit de ne pas croire, que ces deux droits doivent pouvoir s’exprimer et qu’il ne s’agit pas d’une liberté statique, mais d’une liberté dynamique, en débat où l’on peut tout aussi bien critiquer ceux qui prônent l’athéisme que ceux qui prônent telle ou telle croyance. En particulier, les musulmans ont parfaitement le droit de ne jamais vouloir représenter le Prophète et on doit respecter leur liberté. Mais cet interdit ne saurait s’appliquer à ceux qui ne sont pas musulmans. La laïcité n’est pas le refus du sacré, c’est le refus du sacré social, d’un sacré qui s’imposerait obligatoirement en dehors de l’adhésion personnelle.

A celles et ceux qui auraient des réactions d’indignation au premier degré, je leur demanderai s’ils respectent bien la liberté d’expression de leurs adversaires. Je trouve assez drôle que crient très fort des gens qui parlent d’ « injure » ou de « trahison » faite à la laïcité dès qu’on lui ajoute un adjectif. Pour eux, parler de « laïcité plurielle » (comme l’a fait un temps la Ligue de l’enseignement) relève d’un blasphème impardonnable !

J’avais déjà écrit (où ? je ne sais plus) que, pour moi, le droit de critiquer et de caricaturer le Christ par exemple, devait être égal au droit de critiquer ou de caricaturer Jaurès (qui n’est pas le petit saint qu’en fait la ‘gôche’ française). J’ai exactement le même point de vue quand il s’agit de Mahomet ou de l’islam. Un bon critère d’équité, de la part d’un individu de gauche consiste à se poser la question : aurais-je accepté que l’on tourne ainsi Jaurès (ou tout autre figure emblématique de ses propres idéaux) en dérision ?

2.2) En effet, le droit à la critique ne supprime pas le droit à critiquer la critique mais, au contraire, doit l’inclure. Un dessin qui indique qu’il faut cesser les attentats-suicides parce qu’on manque de vierge au paradis est drôle et attaque une croyance qui peut entraîner du fanatisme. En revanche quand Mahomet est représenté (dans deux dessins) avec un turban qui comporte une bombe en son milieu, cela signifie que l’islam en tant que tel, dans son fondement même, se trouve assimilé au terrorisme. Libération a publié le premier dessin et s’est refusé à publier le second et ceux qui « sont offensants pour toute une communauté » (3 février). Je pense que Libé a eu parfaitement raison de refuser le piège du tout ou rien, de ne pas réagir au quart de tour, de prendre le temps du débat interne et de faire un choix. De même Le Monde me semble avoir réagi astucieusement avec le dessin de Plantu (pour une fois que je peux louer la presse, moi qui la critique souvent…).

2.3) A examiner ce qui se passe, on trouve un paradoxe dangereux : le fait que ces caricatures donnent lieu à des manifestations, à la demande d’excuses voire de mesures répressives est en train de créer une sorte de devoir de les reproduire. Où est la liberté d’expression si l’on est (moralement) obligé de publier des dessins avec lesquels on est en désaccord formel ? La liberté d’expression est tous azimuts : c’est le droit de publier mais de ne pas publier ce qui apparaît comme offensant ou être un appel à la haine, tout comme c’est le droit de croire et de ne pas croire. Battons nous avec autant de vigueur contre un pseudo devoir qu’aurait maintenant tout media de diffuser de telles caricatures antimusulmanes.

2.4) La liberté d’expression n’est pas un absolu (un nouveau sacré social !) qui devrait entraîner des réflexes style chien de Pavlov. Comme toute liberté est peut être limité par d’autres libertés : l’ « ordre public » démocratique (qui selon l’article un de la loi de séparation, est la seule limite légitime à l’exercice public du culte) est, précisément, l’articulation des différentes libertés.
 
2.5) Je l’ai indiqué, la liberté d’expression est réciproque, à charge de revanche. On le dit haut et fort pour les musulmans, mais il faut le dire aussi pour nous. J’aurais souhaité que des caricatures soient également publiées par la presse pour exercer le même droit à la critique, au soupson, à la mise en scène caricaturale à l’encontre des auteurs et de certains diffuseurs empressés des caricatures. Je remarque que personne n’a publié de caricature caricaturant les auteurs des dessins (pourquoi pas ?), ou montrant Serge Faubert se frottant les mains et se disant qu’il allait  avoir, pour  France-Soir, une formidable publicité gratuite alors que les ventes du journal sont au plus bas. Bien sûr, il prétend que cela n’a pas joué et se drape dans les plis du grand défenseur de la laïcité et de la liberté d’expression.  Mais, pourquoi prendrait-on son propos pour argent comptant ? Il n’est guère crédible : il y a dix ans, quand un rapport parlementaire parlait de « religions reconnues » (ce qui est contraire à l’article 2 de la loi de séparation) et accusait sans preuve certains groupements religieux, Faubert applaudissait des 2 mains. Ses grandes phrases vertueuses, son invocation de Voltaire me fait bien rire.

2.5) Il y a une réflexion spécifique à mener sur les photographies, les dessins, les caricatures. Je voudrais donner ici mon expérience d’historiens : une caricature frappe l’imagination beaucoup plus qu’un texte et si on peut signaler dans un écrit ou oralement le fait que la situation est calme, cela ne sera jamais caricaturé. J’ai souvent constaté que les expositions, faites par des profs qui avaient un souci très louable de montrer aux élèves des dessins et des caricatures d’époque, donnait une image tronquée de la réalité (de l’histoire de la laïcité notamment) : l’événement spectaculaire, le conflit se trouvait privilégié, les accommodements devenaient invisibles.

Par ailleurs, les caricatures du XIXe siècle ont grandement contribué par leur représentation du « juif », du « franc-maçon », du « protestant » d’un côté, du « jésuite », du « moine », du « clérical » de l’autre à ce qu’A. Leroy Beaulieu a appelé en son temps « les doctrines de haines »  dont le résultat a été, entre autre, la condamnation injuste de Dreyfus et l’exil de 30000 congréganistes (cf. toujours Une haine oubliée, ouvrage déjà cité). La caricature comporte le risque de réduire l’être humain à une essence fantasmée, elle est moins dans le rationnel que l’écrit, elle repose sur la connivence. Attention donc, pour les caricaturistes, de ne pas renforcer les idées reçues, les stéréotypes

2.6) Des caricaturistes se plaignent, dans Le Monde (3 février) d’une liberté d’expression moindre aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Je partage globalement leur avis. Encore une fois, la condamnation, à 2 reprises, de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en est un indice (inquiétant) parmi d’autres. Pourquoi ce recul de la liberté d’expression ? : vous le saurez bientôt car l’historienne de 2106 qui s’est penchée sur la France de 2006 (cf. la Note « La douceur totalitaire I ») a travaillé la question. Et c’est important de tenter de comprendre ce qui est en train de se passer. Retenons, pour aujourd’hui que « l’islam », « le monde musulman » (pour reprendre les termes employés) est loin d’être seul en cause. Il constitue un miroir grossissant de problèmes beaucoup plus globaux. Cela fait qu’encore une fois c’est à son propos que se déclanche une « affaire », que se déchaînent les affects. Nous sommes (en Occident) scandalisés par les demandes de sanctions, beaucoup de musulmans se sentent, une nouvelle fois, blessés et humiliés. Pour toutes celles et tous ceux qui ne veulent pas d’un  choc des civilisations, cela est très inquiétant.

C’est pourquoi j’ai tenté de prendre en compte la complexité de cette affaire  et je me suis dit que cela valait la peine d’en parler un peu longuement.

PS: pour Clicillic: effectivement, je n'ai pas reçu le dit commentaire... et donc je ne l'ai pas supprimé. Ceci dit votre question sur la liberté d'expression pour les commentaires du Blog tombe à pile par rapport à cette Note: je n'ai supprimé qu'une seule fois des commentaires, il y avait un ensemble de gens qui, au moyen du Blog, s'envoyaient des remarques à forte connotation sexuelle, remarques qui n'avaient absolument rien à voir avec les Notes. Le Blog était, en quelque sorte, pris en otage. J'ai laissé faire au début, espérant que cela se calmerait tout seul. Comme cela n'a pas été le cas, j'ai prévenu, dans une Note, que je considérais que cela suffisait et j'ai enlevé tous les commentaires de ce type, sans rapport avec aucune des Notes.

Pour le moment, ce fut le seul cas où j'ai eu à intervenir. Mais je me réserve le droit d'intervenir également en cas d'injures, de propos à caractère raciste ou diffamatoire. Par contre toutes les critiques sont les bienvenues (et les éloges aussi!!!). Je ne peux malheureusment pas répondre à tout le monde: c'est déjà très acrobatique d'insérer le temps d'actualisation du Blog dans mon emploi du temps, mais je lis tous les commentaires. Merci à leurs auteurs: ils contribuent à l'intéret du Blog; qu'ils sachent que je leur en sais grè. Donc j'attends votre commentaire.

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31/01/2006

L'UNIVERSALISME REPUBLICAIN EN QUESTION

Très bientôt sur votre Blog favori: L'Universalisme républicain en question.

Dialogue avec Mme Dominique Schnapper

 

24/01/2006

La douceur totalitaire I

 

A vos magnetoscopes:

MARDI 31 JANVIER sur France 3 à 24H 45 (soit 0h45 du mercredi matin):

La Case de l'Oncle Tom: Sacrée laïcité

(un reportage passionnant sur la laïcité au quotidien dans la ville de Rennes)

 

UNE EXCLUSIVITE MONDIALE, INTERPLANETAIRE ET INTEMPORELLE

LA FRANCE DE 2006 VUE PAR UNE HISTORIENNE DE 2106

                           LA DOUCEUR TOTALITAIRE

                                                                           PREFACE

Tout le monde a entendu parlé du projet SARKF (Science-Avenir-République-Kolossale-Finesse) impulsé par le grand ministère de la Recherche et de la Technologie créé au cours de l’année 2006, suite à des manifestations de chercheurs. On sait que son but consistait, grâce aux belles découvertes du professeur Francis Blanche, à envoyer dans le futur, en 2106 exactement, une équipe de scientifiques volontaires pour découvrir l’avenir républicain, et ainsi aider la science à mieux le préparer. Cela nécessitait des calculs tout en 'finesse' pour assurer le retour des tempornautes (= explorateurs du temps), bénéficiant d’un financement 'kolossal' pour pouvoir être réalisé.

Hélas, comme chacun sait, bien que les crédits affectés à la recherche pour la période 2006-2086 aient été tous attribués à ce projet, nous étions financièrement très loin du compte. Ayant été choisi parmi les volontaires, au motif que je raconterai dans mon Blog ce que j’aurais découvert, je me désespérais devant un ordinateur-page blanche quand le ministre de l’intérieur (dont j’ai oublié le nom tant il est habituellement médiatiquement discret) reprit le projet à son compte. Il remplaça dans le sigle « République » par « racaille ». Il s’agissait en effet, pour lui, de faire franchir un pas décisif à la mixité sociale en faisant participer, à côté des élites scientifiques, des jeunes des banlieues particulièrement dynamiques.

Tout le monde ou presque applaudit. Même la Ligue des Droits de l’Homme Futur n’y voyait rien à redire. Mais l’ex directeur du programme,  un certain Monsieur Gauchet provoqua le désenchantement du monde entier en révélant que seul le billet aller était prévu pour les moins de 25 ans. Le brillant philosophe Alain Finkstallone eut beau expliquer que cela était une idée géniale qui favoriserait l’ascension sociale : si on donnait un billet complet à ces jeunes, déclarait-il, jamais ils ne se bougeraient pour s’élever dans notre magnifique société égalitaire. Le vulgaire ne compris pas cette pensée subtile et comme le vulgaire est nombreux et qu’il vote,  le dit ministre apparu (pour la première fois) à la télévision et annonça, avec son sourire charmeur, qu’estimant avoir donné assez de gages à la droite,  il remplaçait « racaille » par « ripoux » pour séduire aussi sa gauche. Le matin, en se rasant, expliqua-t-il, il rêvait d’être élu avec un score meilleur que l’actuel président (qui avait obtenu, rappelons le, 80% des voix en 2002). Il ajouta que la « finesse » étant sa qualité principale après la modestie, ce terme  allait sans dire et devait être remplacé dans le titre du projet par « organisation ». Nous eûmes ainsi le programme Science-Avenir-Ripoux-Kolossale-Organisation. « Enfin, voila un programme qui me plait » conclut, tout sourire, le ministre.

C’est ainsi que se réalisa le programme S.A.R.K.O. et que nous partîment scruter le temps. Là j’ai une bonne et une mauvaise  nouvelle pour mes amis Blogeurs et mes amies Blogeuses. Aller, je commence par la mauvaise. Figurez-vous qu’il n’est possible à aucun des tempornautes de vous faire part de la vie en 2106. On nous a obligé à avaler, juste avant notre retour, une puce électronico-amnésique qui fait que notre directrice  (Jeanne Moreau) a résumé le sentiment général en déclarant lors de notre retour : « J’ai la mémoire qui flanche ; j’me souviens plus très bien ». Cependant grâce à des soins intensifs, et en mettant en commun les quelques souvenirs flous qui affleurent, nous pouvons dire que des événements extrêmement importants semblent s’être produits en un siècle. Le plus considérable d’entre eux est sans conteste la réunification de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales en une Ecole Sociale et Pratique des Hautes Etudes Scientifiques (ESPHES), ce sigle simplificateur ayant été trouvé au bout de seulement dix années de travail acharné.

Mais il semble que quelques autres changements d’importance nettement moindre se soient également produits, comme la disparition de la France en tant qu’Etat et son intégration comme « province »  (certains l'appellaient : "La belle province 2" ou "le nouveaux Quebec", peut-être à cause de tendances séparatistes)d’une Union européenne allant jusqu’en Biélorussie, Ukraine et Turquie. Par ailleurs, la délégation s’est trouvée quelque peu décalée. Politiquement correcte, elle était blacks-blancs-beurs et paritaire femmes-hommes. Or elle a provoqué beaucoup d’étonnement : « vous en êtes restés au noir et blanc » nous a-t-on affirmé, « vous n’aviez donc pas encore inventé la télé couleur ? » Chacun de nos interlocuteurs était lui-même à la fois black blanc et beur, mais il apparaissait également jaune et vert. Ce dernier trait venait de l’apport de l’immigration martienne, importante dans les années 2070 et ayant d'abord posé quelques problèmes d’intégration aux Terriens de souche. Certains nostalgiques regrettaient encore  le temps où l'immigration était seulement terrienne et donc, disaient-ils, "ne posait vraiment aucun problème". "Les plombiers polonais, les Maghrébins, les Noirs n'ont jamais eu le moindre problème d'intégration m'a-t-on dit , c'est bien normal: ce sont des Terriens comme nous, ils nous ressemblent. Par contre les Martiens sont différents de nous, ils ont d'autres coutumes, leur religion est intergalaxique, ils sont spéciaux". Il me semble me rappeler avoir vu un film sur ce sujet intitulé : ‘Mars attaque vraiment’. Je suis également parfois traversé par d’autres souvenirs comme le fait que nous, tempornautes, n’apparaissions vraiment pas très malins avec notre parité hommes-femmes, dans un monde où six  à sept sexes différents co-existaient. Mais là, je me demande parfois si ce n’est pas mon hétérosexualité qui rêve…

Avant de passer à la bonne nouvelle, il faut que je n’oublie pas un menu incident. Le ministre de l’intérieur avait tenu à nous accompagner, pour « aller sur le terrain » précisait-il, et… nous l’avons ‘oublié’ quand nous sommes repartis. Le commandant de la fusée inter-temporelle, Monsieur Déclinologue expliqua qu’il n’avait pas voulu perturber la campagne électorale qu’avait entreprise le dit ministre. Mais certains le soupçonnèrent de dérive villepino-juppétiste, d’autant plus qu’il semble avoir fait cela avec "humour", mais sans "tendresse" excessive. D’autres le soupçonnèrent de travailler en fait pour un certain Laurent Plus-à-gauche-que-moi-tu-meurs. Ce dernier avait, en effet, aimablement proposé à la royale Ségolène d’être du voyage, lui assurant qu’il "garderait ses gosses pendant son absence". Au parti soc, en tout cas, certains en faisait tout un fromage[1]. Il y avait bien un certain François B. qui assurait en catimini à tous les journalistes qu'il rencontrait qu’il était le seul responsable de ce non-retour. Mais il voulait tellement toujours que l’on parle de lui comme le champion des opposants que personne n’y a véritablement prêté attention.

Et maintenant, pour finir cette préface, la bonne nouvelle : j’ai participé à la fin de la commémoration du bicentenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat et, dans l’ivresse de la fête (car, cette fois, cela a été festif), j’ai réussi à subtiliser un manuscrit intitulé : « La douceur totalitaire », sous-titre « quand la France était un Etat-nation ; radiographie de la France au lendemain du centenaire de la loi de 1905 ». Son auteure ? Une historienne huitième titulaire de la chaire d’ « Histoire et sociologie de la laïcité », devenue une chaire de l’ESPHES. C’est un manuscrit inachevé, avec des parties rédigées et d’autres sous formes de notes. Les jugements portés sur notre merveilleuse République sont curieux, voire incompréhensibles (déjà le titre !). J’en avais d’ailleurs un peu discuté avec l’auteure que j’avais rencontrée quand nous étions tous deux à jeun, mais elle avait prétendu être retournée en 1906 avec, dans ses bagages, un ouvrage sur « la Belle  époque » écrit par un historien de 2006 ; ses interlocuteurs lui aurait témoigné d’une identique stupéfaction. Quoi qu’il en soit, je vous en livrerai un épisode chaque mois, en alternance avec les Notes habituelles[2]. Vous prendrez vos responsabilités en surfant sur le Blog à ce moment là. Internautes non avertis s’abstenir !

PS: Bon, on a bien le droit de diversifier un peu les genres littéraires...et il ne faut pas prendre cette préface pour autre chose qu'elle n'est: un moment un peu récréatif dans un Blog en général sérieux... et qui le redeviendra un peu plus dès la semaine prochaine. Que toutes/tous les internautes ne comprennent pas toutes les blagues contenues dans la dite "préface" est logique. Mais la plupart sont généralistes et compréhensible pour celles et ceux qui suivent un tant soit peu l'actualité, seulement quelques unes sont destinées plus spécialement à telle ou telle catégorie de Blogeurs/blogeuses (et différencié: acteur de cinéma, Francis Blanche s'écriait "quelle finesse, quelle Kolossale finesse" dans 'Babette s'en va en guere', réplique culte alors. Marcel Gauchet est, lui, l'auteur sérieux d'un ouvrage sur le 'désenchantement du monde'). Un Blog ne doit pas forcément obéir aux contraintes de la communication de masse. Sinon, quel est son intéret?

Quant au but de la préface, il consiste à précéder d'un peu d'humour quelque chose qui, sans cela, pourrait parâitre prétentieux: TENTER DE PARLER DE 2006 COMME ON EN PARLERA EN 2106. Fiction d'historien, mais manière de voir les problèmes actuels de façon décalée.



[1] De Hollande naturellement, vous l’aviez compris.

[2] Cf l’indication de ces Notes dans la Note qui suit celle-ci

18/01/2006

LES PROJETS DU BLOG EN 2006

ATTENTION, AUJOURD'HUI: 2 NOUVELLES NOTES SUCCESSIVES

Blogeuses et Blogeurs adorés, je vous ai affreusement lâché(e)s : au tout début de 2006, j’avais commencé une longue Note titrée : « Quelle approche de la laïcité », elle devait continuer par de géniales et rugissantes[1] considérations sur la « mauvaise année 2005 » et finir par indiquer les projets du Blog pour 2006. Et puis, interpellé sur la « Commission Machelon », j’ai préféré parler de ce sujet, la semaine suivante. Et aujourd’hui (cf. ci après et la Note suivant immédiatement celle-ci) je choisis de réfléchir sur ce qu’implique combattre la loi du 23 janvier 2005. J’ai, en fait, complètement oublié toutes les hautes considérations dont je voulais vous abreuver, et n’ai plus tellement envie d’y revenir. A la trappe donc, la mauvaise année 2005. Vive 2006, tout frais tout neuf, qui n’a pas eu encore beaucoup d’occasions d’être mauvais et faisons tout notre possible pour lui enlever toutes les occasions que nous pouvons de l’être. Non mais !

Pour un joyeux et fructueux 2006, voici quelques projets du Blog :

-         Réfléchir donc sur le refus de la loi qui veut imposer un enseignement positif de la colonisation. Heureusement, ce texte a suscité beaucoup de réactions et fait couler beaucoup d’encre. Le Blog va y apporter sa petite « note » personnelle dès aujourd’hui à partir des interpellations que j’ai reçues, et notamment de la suivante : « m’enfin, l’histoire n’est pas la propriété des historiens ! ».

-         Continuer la Saga de la séparation des Eglises et de l’Etat : en effet en décembre 2005, la loi est promulguée, OK, mais ce n’est pas fini pour autant : il va y avoir la « crise » des inventaires, les « cardinaux verts », l’acceptation des évêques puis le refus du pape qui va l’annuler, les élections de mai 1906 et le tandem Briand-Clemenceau pour faire face à ce refus, les nouvelles lois de 1907 et 1908 (si bien qu’il faudrait parler des lois de séparation…), etc, etc. Des Notes très sérieuses au niveau informatif. Une comédie dramatique pleine de suspens avec Judith Godrèche (j’ai un petit faible pour cette actrice, c’est permis, non ?) dans le rôle de la République, etc. Bref, des Notes passionnantes et instructives tout plein.

-         Des Notes imprévues, réactives suscitées par l’humeur du moment, l’actualité de la laïcité (au sens large), les réactions et les questions des internautes, etc

-         Plusieurs personnes se sont montrées un peu frustrées que, dans mon roman Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (édition de l’Aube), si Emile et Jeanne occupent le devant de la scène, Mag et Carla restent dans l’ombre pendant longtemps. Il y a eu des manœuvres d’approche dont on voit le résultat qu’à la fin du livre. Comment Mag et Carla se sont-ils séduits ? Des petits curieux veulent le savoir. Ne reculant devant aucun sacrifice je vous raconterai, en exclusivité, quelques épisodes de leur rencontre.

-         Et enfin, la grande nouveauté du Blog 2006 : un manuscrit inédit en exclusivité mondiale. Figurez vous que j’ai fait partie de la Mission Science-Avenir-Ripoux-Kolossale-Organisation (dite mission S.A.R.K.O., je vous expliquerai pourquoi ce sigle étrange qui, a priori, ne doit rien vous dire !) qui, comme vous le savez, est allée explorer le temps et à atterrit en 2106 : là j’ai découvert le manuscrit d’une historienne, écrit juste après la célébration du bicentenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, et portant sur l’état de la France juste après le centenaire, c'est-à-dire, si mes calculs sont justes, la France en 2006, précisément. On se demande bien pourquoi, ce manuscrit s’intitule : La douceur totalitaire. Quoi qu’il en soit, je l’ai précieusement ramené avec la navette retour (où il y a eu un incident que je vous compterai) et j’en commencerai la publication dès le MARDI 24 janvier. Attention, amoureux du politiquement correct tous azimuts s’abstenir.

Cela vous plait-il ? I hope so.

Et encore une dernière fois : bonne année.

PS : le Blog continue a bien se porter : plus de 200 visites chaque jour. Merci à celles et ceux qui établissement des liens à partir de leurs propres Blogs ou Sites. Merci aussi à celles et ceux qui font marcher le « bouche à oreille ».

2ème PS : réponse à Achtungseb (4ème commentaire sur la Note à propos de la Commission Machelon. J'ai déjà inséré une réponse au commentaire de "Jo" au début de la dite Note et remercié, en PS, Stella de son intéret  pour le Blog : ces remerciements valent aussi  pour le professeur Hoerni et toutes celles et ceux qui me font d'aimables commentaires laudatifs qui sont autant d'encouragements à continuer à passer du temps pour rendre ce Blog le plus vivant et le plus intéressant possible) : bien sûr, il ne s’agit pas de reprocher au journaliste de Charlie Hebdo le fait même de ne pas con,naître scientifiquement cette période. Par contre, me semble insupportable le fait qu’il se soit érigé en GRAND INQUISITEUR et ait flingué idéologiquement J.-P. Machelon à cause du TITRE de l’ouvrage de ce dernier, sans se soucier en rien de savoir si ce titre correspondait à la réalité historique.

Je ne vois pas la différence entre ce journaliste et les députés qui ont voté la loi de février 2005 sur l’enseignement positif de la colonisation. Et protester contre la bêtise inquisitoriale des politiques en laissant les journalistes faire exactement la même chose n’est pas possible. L’ignorance crasse, ce n’est pas de ne pas savoir : c’est DE NE PAS SAVOIR QU’ON NE SAIT PAS. C’est de vouloir IGNORER qu’il y a du savoir et qu’on ne peut pas juger un livre d’histoire quand on a aucune connaissance du sujet (en plus, il est très probable qu’il ne l’a même pas lu), c’est de tout réduire à un jugement idéologique sommaire. Je le dis et le répète : ce mépris du travail intellectuel est pour moi objet du plus profond mépris et les gens qui font cela mériteraient de passer sur des ponts qui s’effondrent (car mal faits) puisqu’ils croient que l’idéologie dispense du savoir. Je m’explique d’ailleurs plus longuement là-dessus dans la Notre qui suit « Un nouvel obscurantisme », dont l’objet est précisément d’expliquer ce qui différencie l’opinion et la savoir et ce qu’implique, à mes yeux, de combattre la loi du 23 février 2005.



[1] Il y a là une « private joke » pour mes ami(e)s. Les nouveaux  la comprendront quand ils sauront que mon totem éclaireur était « Grillon génial et rugissant ». Voila !

10:40 Publié dans EDITORIAL | Lien permanent | Commentaires (2)

UN NOUVEL OBSCURANTISME

A propos de la loi du 23 février sur  l’enseignement
 Du rôle positif de la colonisation

Pourquoi il faut combattre cette loi

Comment se mitonne la démarche historienne

(l’exemple de Jules Ferry)

 

 

    L’article 4 de la loi du 23 février 2005 suscite beaucoup de remous. Rappelons qu’il demande d’enseigner « en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et d’accorder « à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

   Les parlementaires s’aperçoivent qu’ils se sont embourbés et cherchent à sortir de ce mauvais pas sans trop avoir l’air de se déjuger. Outre que cela ne va pas être facile, puisque c’est l’abrogation pure et simple qui est demandée par beaucoup d’historiens et de juristes (pour ma part j’ai signé 3 pétitions allant dans ce sens à partir de démarches un peu différentes), cette affaire mérite une réflexion d’ensemble sur notre rapport à l’histoire et au politique.

   Car si les historiens ont été choqués dans la pratique même de leur métier, le risque consiste -pour la plupart des citoyens- à s’indigner surtout moralement de cette injonction à souligner le « rôle positif » de la colonisation peu de temps après le moment où des généraux  ont officiellement admis avoir pratiqué la torture en Algérie. Pourtant, le texte aurait parlé d’un « rôle négatif », le problème (à mes yeux) resterait analogue : Les parlementaires ont allègrement outrepassé leur fonction en  confondant la connaissance et les jugements de valeur.  Peut être même est-ce encore plus grave : en fait,  des initiatives de ce type prouvent  que, dans ces milieux (rappelons le retard à l’allumage de la protestation socialiste), on nie implicitement la consistance propre de la démarche de connaissance en sciences humaines, on réduit tout à l’opinion.

   D’ailleurs, je peux très bien comprendre que l’on se méfie à priori d’une distinction trop forte : les historiens ne vont-ils pas cacher leurs options derrière leur savoir ? La question peut, fort légitimement, être posée. Trois personnes m’ont fait une remarque identique que l’on peut résumer ainsi : « Mais enfin, l’histoire n’est pas la propriété des historiens ». Je pense qu’il faut absolument, dans cette campagne, ne pas se contenter de réclamer l’abrogation de cet article 4 mais expliciter un peu ce qu’est la démarche de connaissance en histoire. Je vais le faire de façon non abstraite, à partir de mon objet d’étude propre : la laïcité.

 

   Mais avant, il faut quand même rappeler pourquoi il est indispensable de combattre vigoureusement l’article 4 de la loi du 23 février 2005.

   Cela a commencé par des causes qui étaient moralement incontestables  avec, notamment, la loi du 13 juillet 1990 (dite loi Gayssot). Elle a créé un délit de négation des crimes de génocide. Bien sûr, on ne peut qu’approuver l’intention. Mais se faisant, on est passé de la pénalisation de la diffamation raciale (et de l’appel à la haine raciale) à un autre registre. On a laissé croire que le jugement moral pouvait englober la recherche historique et que l’on pouvait dire autoritairement, à partir de ce jugement moral, ce que l’historien doit chercher et trouver, selon la formule d’une des pétitions récentes.

   Reste, comme le pense une autre pétition, que la loi du 23 février franchit un pas supplémentaire important et encore plus inadmissible. La loi Gayssot avait fixé un cas limite,  la nouvelle loi impose un contenu. Cela est très grave, quelque soit le contenu fixé.

      Malheureusement, en votant cette loi, les députés ont été, à leur insu, les révélateurs d’une dérive typique de la démocratie, devenant une démocratie absolue. En effet, sous la monarchie absolue, le sujet n’avait pas à exprimer une pensée personnelle, globalement on pensait pour lui, c’est pourquoi d’ailleurs la liberté de conscience n’était pas reconnue, sauf un ‘fort interne’ dont on faisait tout pour qu’il intériorise les normes politiques et religieuses établies. En démocratie, par contre, le citoyen est co-responsable de la conduite du pays. Il vote, choisit ses représentants, exprime son point de vue. Il peut et même, en fait, il doit donc avoir un avis sur tout ce qui est important. Mais longtemps a fonctionné une sorte d’aura du savoir et de prétention des porteurs de ce savoir à avoir toujours raison ou presque. C’était ce que l’on a appelé la « République des Universitaires ». N’en n’ayons pas la nostalgie.

 

   En effet, l’outrecuidance des spécialistes, des experts a été critiquée et les journalistes ont joué (jouent toujours chaque fois que ce néo-cléricalisme affleure) un rôle fort utile en dévoilant la faillibilité des clercs (quitte à devenir eux-mêmes de nouveaux clercs, parfois responsables de nouveaux conformismes, mais cela on en parlera une autre fois).

   Pour ce qui concerne l’histoire, les historiens eux-mêmes ont insisté, avec raison, sur  les limites de l’objectivité historique (critique du « scientisme » du XIXe siècle et du début du XXe siècle). La vulgarisation s’est étendue, d’abord grâce aux médias de masse et aujourd’hui avec internet ou n’importe qui peut écrire sur n’importe quel sujet. Les moins de 25 ans ne s’en privent pas, ils ont créé des millions de blogs. Moi-même qui, paraît-il, ait dépassé depuis quelque temps déjà cet âge…

   Dans tout cela, il y a du progrès, beaucoup de progrès et ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Mais il n’en reste pas moins que l’opinion et le savoir ne sont pas la même chose et que de plus en plus on méconnaît cette distinction essentielle. Et, justement, l’ère des médias de masse, du multimédia, d’internet, fait, qu’à mon sens, le problème de l’instruction en général et de l’école en particulier, n’est plus (s’il l’a jamais été) de transmettre un savoir encyclopédique (forcément plus ou moins dépassé) mais d’apprendre à trier entre les offres d’ « information » multiples, presque infinies maintenant grâce au Web, et dont la qualité va du pire au meilleur (le meilleur étant, vous l’aviez deviné, votre Blog baubérotesque chéri !!).

 

   Trèves de plaisanterie. Je voudrais, le plus concrètement possible, raconter comment, je travaille comme historien (puis après, si cela vous plait, je vous raconterai comment je passe de l’histoire à la sociologie) pour expliquer que le problème n’est pas un problème de « propriété » mais une distinction nécessaire entre mémoire et histoire, et même entre récit historique établi et démarche historienne. Des choses fort savantes on déjà été dites la dessus par Pierre Nora, Paul Ricoeur, etc, j’y reviendrai peut-être ; mais, pour le moment, allons en cuisine, voir comment se mitonne le plat historique.

   Prenons l’exemple d’un personnage emblématique de la laïcité française : Jules Ferry. Il lutte contre les congrégations enseignantes et prend (en mars 1880) deux décrets dans ce sens, le premier contre les jésuites, le second imposant aux congrégations de se faire enregistrer.

   Personne n’obtempère et à l’automne 1880, 271 établissements  congréganistes sont fermés au milieu de troubles : portes barricadées des établissements ouvertes à coup de haches par la troupe, cellules de moines forcées, gendarmerie à cheval, bagarres avec des blessés, arrestations, excommunications de Procureurs de la Républiques et de commissaires par les « autorités ecclésiastiques », etc. La presse relate ces événements hautement conflictuels et sa consultation est, encore aujourd’hui, intéressante pour savoir comment ces événements ont été vécus.

   Ce vécu s’est transformé en mémoire et, pour certains, en vérité historique : dans les conférences que j’ai données, j’ai eu parfois d’aimables interlocuteurs qui, avec des jugements de valeurs différents (suivant qu’ils étaient laïques ou catholiques militants) me citaient cela comme « preuve » que l’établissement de la laïcité a été fortement conflictuel. Et, avouez que, quand il ne s’agissait d’historiens professionnels, qu’ils connaissent ces faits  était l’indice d’une incontestable culture historique.

   OK il y a eu du conflit, c’est indéniable ; mais l’historien ne peut pas se contenter de cette idée établie. Il doit passer des journées entières aux archives, à prendre connaissance et à faire l’analyse critique des sources disponibles, etc. Et aussi (surtout), il doit aborder tout cela d’une manière professionnelle, en artisan compétent.

   C’est pourquoi, exprès, avant même de mentionner l’utilisation d’autres sources que la presse, je donnerai un exemple de la différence d’approche : au contraire de la culture médiatique actuelle, l’historien doit être autant sensible au non-événement qu’à l’événement. Ferry n’applique pas les décrets à toutes les congrégations masculines, il ne les applique (au contraire de ce que fera Combes 22-23 ans plus tard[1]) à aucune congrégation féminine, bien qu’elles n’aient pas davantage obtempéré que leur collègues masculins.

  Ce genre de non-événement peut être signalé par la presse, mais il s’agit d’une information non médiatique qui ne peut donner lieu à de gros titres ni à une iconographie. J’ai vu des dessins d’époque représentant l’assaut donné à un établissement congréganiste dans des expositions ou des livres qui se veulent savants ; mais comment représenter ce qui ne s’est pas produit (mais aurait pu se produire) ? Ferry a limité le conflit. L’historien doit être un analyste du non-événement.

   Et, le plus classiquement du monde, l’historien va consulter des archives. Celles de Jules Ferry, conservés dans la charmante petite ville de Saint-Dié dans les Vosges (je vous recommande son Festival annuel de géographie et son gewurztraminer), sont pleines d’enseignement.

   Un exemple : environ un an plus tard, le ministre reçoit une synthèse alarmante des rapports des différents inspecteurs d’académie chargés de surveiller les anciens établissements congréganistes, notamment ceux des jésuites (considérés comme les plus dangereux). Ils se trouvent désormais tenus par des laïcs (=non prêtre ou religieux) catholiques, des prêtres séculiers (=non religieux), des évêques. Mais « partout l’ancien personnel enseignant a réapparu (…) partout le directeur légal n’est jamais qu’un directeur fictif, l’autorité réelle appartenant toujours (…) à un père jésuite ». Au total : « Nulle part, rien n’a été changé, ni dans les aménagements intérieurs, ni dans les bibliothèques et livres classiques[2], ni dans les procédés et méthodes d’enseignement ». Conclusion : « Nous sommes de nouveau joué ». Il y a « nécessité de faire quelque chose ».

   Ce « quelque chose », qu’on ne se permet pas de préciser au ministre, est de façon très plausible, l’abolition de la loi Falloux, l’interdiction de l’enseignement privé. Or Ferry se refuse à en arriver là, il estime l’enseignement privé nécessaire pour éviter tout monopole d’Etat qui pourrait aboutir à l’imposition d’une idéologie d’Etat. Il enterre donc le rapport. Aujourd’hui, un petit malin l’enverrait à un journaliste, ce rapport serait publié et… Ferry déstabilisé, peut être obligé, sous pression, de prendre des mesures plus dures même s’il les trouvait impolitiques. Mais ce n’était pas ainsi que les choses se passaient alors et c’est pourquoi Ferry a pu être Jules Ferry. Le rapport a dormi, bien au chaud, en attendant que les historiens le déterrent, tels des princes charmants réveillant des belles au bois dormant par de doux baisers !

L’enterrement de ce rapport n’est pas resté sans effet : après s’être dispersés par petits groupes, les congréganistes réintègrent progressivement leurs locaux les années suivantes. La mémoire a retenu le souvenir du conflit. L’histoire doit aussi prendre en compte sa limitation, le fait qu’il est loin d’avoir été un conflit global et permanent.

 

La suite bientôt (et cette fois, ce sera vrai !)

Deux info(s) :

-         Comment J. Ferry a opéré et réussi la laïcisation de l’école publique ? ce que j’ai raconté dans cette Note et beaucoup d’autres choses (notamment quel est le contenu de la morale laïque qui fut enseigné), vous le trouverez dans mon livre : La morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, paru en 1997.

-         Pour prolonger la réflexion sur la démarche historienne et la citoyenneté, les problème que pose le recours à l’historien comme expert, etc je vous recommande l’ouvrage collectif dirigé par Guy Zelis (et relu par sa femme dont il ne nous dit pas le prénom), L’historien dans l’espace public, l’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, édition Labor, 2005.

 

 

 

 

 



[1] Cf. les Notes de la catégorie Emile Combes

[2] Qui disaient du mal de la Révolution française et de la République