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19/06/2006

LAÏCITE, CONDITION DE LA DIVERSITE CULTURELLE

(Marly le Roi ; 13 juin 2006)

 

 

(Cette Note complète et remplace la précédente du 14 juin. Elle reproduit la conclusion, d’une rencontre organisée par le Ministère de la Culture. Alors, bien sûr, il y a quelques propos allusifs qui font références aux différents exposés de la rencontre, mais je pense que c’est quand même largement compréhensible.

La semaine prochaine, on verra la suite de la passionnante année 2006)

En attendant voici la Note :

Proudhon affirmait que la synthèse est toujours gouvernementale. N’ayant aucun pouvoir à prendre, je ne prétends en rien effectuer ici une synthèse, bien plus user du droit donné à tous les intervenants de cette passionnante rencontre d’indiquer librement mon point de vue, qui mêle analyses, engagements et convictions. Cependant, mon exposé étant le dernier, la mission qui m’a été confiée consiste à tenir compte de ce qui a été dit avant moi. Sans surplomber en rien les autres communications, je vais donc orienter mon propos de manière à me situer implicitement ou explicitement par rapport à elles.

 

Il faut d’abord expliciter mon titre : Laïcité, condition de la diversité culturelle : est-ce une manière de retomber dans le franco-français, de dire que finalement, la France (et la France seule) possède la solution à l’épineux problème de la diversité culturelle ? Ou, sur un mode un peu moins arrogant, de dire que, même si d’autres peuvent faire autrement, nous ne pourrions, quant à nous, aborder la question qu’à partir de notre filiation républicaine, notre héritage laïque ? Nous serions alors en pleine contradiction : après avoir réfuté des identités qui assigneraient les individus à leurs origines, nous nous emprisonnerions nous même dans notre mémoire laïco-républicaine. Nous l’avons vu, la référence aux origines « gauloises »  visait à démarquer de la fondation religieuse de la France par le baptême de Clovis. Cependant, l’appartenance à la France n’est pas moins reliée à une identité originelle si elle se réclame des Gaulois que si elle se réclame de Clovis. Et d’ailleurs des jeunes de banlieues l’ont fort bien compris et se servent de ce terme de Gaulois pour retourner le stigmate. Mais nous avons vu aussi le danger du retournement du stigmate : le renforcement de la logique stigmatisante qui s’accommode alors de contenus inversés. Il faut sortir d’une telle situation.

Donc, ce n’est de cela qu’il s’agit. En fait, mon titre renvoie à une Déclaration internationale de la laïcité. Signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents, elle a été présentée au Sénat le 9 décembre dernier. A l’Article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Et pour en finir avec cette explicitation du titre, de même que l’on a rappelé hier que la Renaissance française fut largement italienne, de même il faut indiquer que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » et notamment, lors de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, un transfert de la culture politique anglo-saxonne.

 

Lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est donc pas retomber dans le franco-français. En même temps, l’avenir ne se construit pas sans mémoire. Or attention à la ’mémoire unique’, aussi réductrice que la pensée unique. Le premier intérêt de lier laïcité et diversité culturelle consiste à permettre d’aborder de front et de façon à la fois compréhensive et critique la question du « modèle républicain ».

-         D’une part c’est à partir de la représentation de ce modèle que s’articule le débat actuel sur la diversité culturelle.

-         D’autre part, la comparaison entre un passé de référence (le moment de l’établissement de la laïcité française) et la situation actuelle, peut nous aider à évaluer cette situation.

 

Il nous a été rappelé hier soir que l’école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France (et pas seulement l’hexagone !), des méthodes globalement identiques, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. On a voulu cimenter un pays qui comportait une grande diversité culturelle. On a voulu produire de l’unité citoyenne. Tout cela est parfaitement exact. Mais, au niveau de l’hexagone, en tout cas, les hussards noirs de la république, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » (Mona Ozouf, 1996) Et l’historienne indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues  pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».

Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration  incitait les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi, pour prendre un exemple, faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales.

Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Pourtant, là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude laïco-républicaine envers ces langues n’a pas été uniforme : une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, et notamment pour le provençal;  beaucoup moins de tolérance, en revanche, pour le basque ou le breton où, d’une part, le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où, d’autre part, on estimait, à tort ou à raison, que des velléités séparatistes existaient.

Un antagonisme culturel à enjeu politique, a donc eu lieu entre deux conceptions totalisantes : l’une (la cléricale) enracinée dans une vision religieuse du monde, l’autre (anticléricale) fondée sur une vision politique de la société. La seconde vision se donnant pour tâche d’ « émanciper » de la première au nom de 1789, des droits de l’homme et du progrès. Là, nous trouvons un problème très actuel. En effet,  n’ayons pas une vision angélique des choses : le défi de la diversité culturelle commence quand on estime que des valeurs fondamentales sont en jeu. L’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté moins facile à résoudre qu’une Déclaration de principe ne peut le laisser croire. C’est là, où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.

Mais ne réduisons pas, pour autant, le problème au combat du ‘bon’ contre le ‘méchant’. Cela pour deux raisons. D’abord parce que dans ce conflit frontal  le risque est grand que les deux adversaires finissent par se ressembler : la France est le pays démocratique où le différentiel entre le vote des hommes (1848 : on a significativement qualifié cela de « suffrage universel ») et le vote des femmes (1944-45) est le plus important et cette discrimination s’est justifiée par le mythe de la « femme soumise au cléricalisme ». Ainsi souvent, dans un conflit, on se fabrique un adversaire de manière à légitimer une dérogation à ses propres idéaux. Ensuite, parce que le courant laïque a gagné en renonçant à son propre anticléricalisme. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905 est à la fois une loi de rupture et une loi de liberté, elle constitue le tournant laïque d’un Etat émancipateur à un Etat arbitre, le tournant de la « laïcité intégrale » à ce qu’Aristide Briand appelait une « laïcité de sang froid » ; non que l’idéal d’émancipation soit renié, mais il est transféré sur l’individu mis en situation de choisir ce qu’il doit croire ou ne pas croire. Dans le tournant de 1905 face au cléricalisme, il y a sans doute une leçon de stratégie à retenir pour faire face à ce qu’on qualifie aujourd’hui de « communautarisme ».

Par ailleurs, pour en revenir à la francisation, on aurait tort de la réduire au seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement des possibilités de mobilité géographique et sociale et, lié à cela, à un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a élargissement de l’espace, et élargissement de la maîtrise de l’espace, et cette maîtrise signifie espoirs d’ascension sociale. Il y a donc un continuum qui est effectué entre la France, comme horizon de progrès et de modernité et la possibilité, dans ce cadre national d’une progression de chacun. Un continuum entre progrès scientifique et technique, progrès social, progrès du bien être.

D’où un problème très important aujourd’hui : quelle est la force d’attractivité, d’entraînement, de mobilisation au vivre-ensemble que peut avoir la laïcité et cela, notamment, du point de vue des minorités culturelles ? Aussi bien hier (avec Olivier Donnat) que ce matin (avec Jean Hurstel), il a été question de l’ambivalence du progrès : la mondialisation implique la standardisation ; l’uniformisation touche le sujet lui-même, le processus de subjectivisation, où on a besoin d’un Grand Autre pour devenir soi-même est menacé : la marchandise ne peut pas être un Grand Autre, elle suscite à la fois désir et frustration (Hurstel). Elle induit une crise des médiateurs, un risque de tyrannie de la majorité, le développement d’un besoin d’uniformisation et de conformité au goût, une « culture zapping » où un formatage hollywoodien accentue la distance entre celles et ceux qui sont dans le cumul des niveaux culturels et celles et ceux qui sont livrés à la culture de masse (Donnat).

En même temps, nous sommes bien conscients que cette « culture de l’écran » qui met tout un chacun en connexion directe avec l’information et les œuvres est riche de possibilités et d’ouverture à la diversité culturelle. Et cela aussi a été dit.

Le développement de la laïcité a été historiquement lié à une forte confiance dans le progrès, la « bienfaisance du progrès » et une confiance aussi dans la « République des professeurs » qui étaient des pères intellectuels, voire parfois spirituels. Les Grands Autres laïques enfin : patrie, idéal communiste, etc s’étaient substitués aux religions, mais dans cette substitution n’avaient–ils pas revêtu eux-mêmes une dimension parareligieuse ? Les défis actuels nous obligent peut être à avoir une laïcité d’autant plus exigeante qu’elle doit elle-même se laïciser. Inventer des styles, des types de médiation qui soient beaucoup plus dans la négociation, dans l’horizontalité que dans l’autorité verticale. A ce niveau, tous ce qui a été dit ce matin, par Mme Marie Laure Las Vergnas sur les « personnes relais » comme éléments indispensables et précieux d’élargissement du public était passionnant. Et montre qu’on peut être un hybride de « paire » et de « père ». La déférence envers la hiérarchie n’existe plus, voyons là une chance d’être légitimés par la performance de ce que nous pouvons apporter :  à la fois quelque chose qui corresponde à une demande, qui en soit proche, et quelque chose que les gens ne peuvent acquérir  seuls. Cela signifie notamment que l’éducation, du système scolaire à l’éducation populaire doit vraiment complètement abandonner tout souci encyclopédique ou synthétique, tout ce qui ressemble plus ou moins à une complétude pour être l’instrument qui permettra une meilleure maîtrise des offres quasiment infinis offerts par la communication de masse, la culture de l’écran où le meilleur côtoie le pire. Enseigner à l’art de trier, de savoir valider et invalider, de savoir hiérarchiser devient plus important qu’enseigner tel ou tel contenu précis et finalement réducteur. Démonstration nous a été faite hier soir à propos, notamment, de la littérature française : s’ouvrir à la circulation d’œuvres dans laquelle elle s’inscrit est plus important que le nombre d’œuvres étudiées.

Il a été également beaucoup mention du bricolage comme la nouvelle manière dont beaucoup de gens vivent entre les cultures et les religions, mais savoir effectuer un bricolage est tout un art. Il y a des bricolages standards, reflets de la standardisation culturelle et qui ne présentent pratiquement aucune originalité personnelle, il y a des bricolages d’artisans, qui sont déjà des œuvres plus personnelles, il y a des bricolages d’artistes, de virtuose, tellement personnels que, paradoxe, ils engendrent de la novation culturelle et constituent un enrichissement collectif.

Le danger d’un englobement par l’origine, d’un emprisonnement par les racines dont a parlé notamment Jacqueline Costa-Lascoux, est réel, mais plutôt que de le croire typique de tel ou tel modèle, ne faut-il pas le lier au fait que les nouveaux rapports au réel façonnés par les nouvelles technologie en élargissant démesurément  l’espace et en rétrécissant le temps par le scoop, le zapping et le mythe de l’action perpétuelle ; mais aussi l’épuisement des projets politiques de transformation de la société –Catherine Withold de Wenden a insisté sur la corrélation entre le développement de la migration et la disparition de l’espoir à l’échelle d’une génération de tout changement politique et social- rend la projection dans l’avenir beaucoup plus difficile et, après certaines illusions de la confiance dans le progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines, en décalage avec le réel. Elle nous a donné l’exemple du durcissement de la culture d’origine par des parents, la valorisation de mariages arrangés par des populations turques immigrées alors qu’en Turquie elle-même cette pratique évolue. Mais, nous-même nous risquons un repli dans une laïcité franco-française identitaire et largement mythifiée, dont le but serait moins l’art du vivre-ensemble que nous distinguer des Anglo-saxons vraiment fort méchants puisque la mondialisation s’effectue sous leur hégémonie et pas sous la nôtre !

Donner de nouvelles clefs qui permettent, à la fois, de développer l’individualité et d’inventer de nouveau rapports à une histoire en devenir que nous construisons ensemble, qui permette l’intégration au sens qui lui a été donné ce matin : non pas d’assimiler l’autre à nous-même mais de recréer ensemble un avenir commun à partir et à travers les différentes cultures, voilà une tâche de la laïcité culturelle.

 

 

 Après le rapport au progrès, au temps, le rapport à l’espace. Autre exemple d’articulation entre la laïcité, lors de son établissement, et la diversité culturelle : l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants. Sa lecture est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines,  qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).

 

Les « petites patries » provinciales sont incluses dans la « grande patrie » française, la pluralité est alors interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. L’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire.

Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés  à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre. Mais ce voyage est élargissement du local dans le national. Il connote un rapport à l’espace qui n’est plus de mise aujourd’hui. Car  la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était  alors géographiquement englobé dans l’ensemble national, précisons même hexagonal : l’itinéraire s’effectuait à l’intérieur de cet ensemble français.

Le national, l’Etat-nation est relativisé par le renouveau du local et l’élargissement au global. Les citoyennetés locales prennent beaucoup de place aujourd’hui et l’enjeu de la mixité culturelle et sociale des villes constitue un enjeu majeur. J’ai été, moi aussi, très content des précisions que Jean Hurstel a apportées sur Birmingham. Je me suis moi-même un peu intéressé aux politiques multiculturelles des villes canadiennes et à Vancouver  ou Ottawa on trouve une partie non négligeable du budget local alloué et à des organisme représentatifs de telle ou telle communauté culturelle, mais aussi  (il faut le souligner) à des organismes transversaux. Et les Canadiens sont bien conscients que des relations harmonieuses impliquent un tissu d’associations transversales.

 Je ne pense pas que l’on doit opposer multi et interculturalisme : l’interculturalisme est l’objectif mais, cela a été dit ce matin, je pensons pas trop vite l’avoir atteint : pour qu’il y a ait rencontre, échange entre cultures, bricolage par rapport aux cultures il faut que celles-ci vivent librement, puissent respirer à l’aise et sans avoir à être agressive pour survivre. Quand elle est bien faite, une politique multiculturelle est la meilleure antidote à la rigidification des cultures : je connais des catholiques croyants mais fort peu pratiquants, leur culture catholique date d’avant Vatican II, au contraire de beaucoup de pratiquants qui ont notablement évolué.

Par ailleurs, la politique des villes canadiennes comporte un fort volet de formation interculturelle des employés municipaux, et de la police, et c’est des aspects qui marche le mieux. Sans copier, n’y aurait-il pas là quelques idées à prendre ?

 

 

 Connecté avec le local, le global puisque les grandes villes sont de plus en plus des villes-monde.   L’étude juridique constitue un angle de vue très important pour  prendre conscience que l’Etat-nation n’apparaît plus médiateur d’universel notamment parce que le juridique, en ce qu’il incarne certaines valeurs, s’est déconnecté de l’étatique. L’exposé d’Emmanuel Decaux nous y a rendu attentifs. Le développement d’un droit européen aussi bien droit communautaire de l’Union européenne que droit des 45 pays qui forment le Conseil de l’Europe en est une manifestation probante. Et nous pouvons prolonger ce que nous avons vu hier à ce sujet, en indiquant que, dans les semaines qui ont précédé la fameuse affaire des caricatures, la France a été condamnée par deux fois par la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté d’expression. Les médias français ont, significativement, fort peu parlé de ces condamnation alors même qu’ils volaient tous au secours de cette liberté menacée par un certain islam. Pourtant, au-delà de ce double jeu, ces condamnations sont fort intéressantes pour notre propos car, dans les attendus de la Cour, on trouve des références à des formulations politico-culturelles françaises que les juges européens ont trouvé juridiquement non valables. C’est un signe parmi d’autres que l’ordre politico-juridique français qui se voulait, qui se veut, au dessus des particularités culturelles, apparaît vu de l’extérieur comme lié à une culture particulière qui peut être en déficit de légitimité par rapport aux droits de l’homme.

D’une façon plus générale, et cela constitue une des raisons de notre rencontre, on peut se demander si la France peut longtemps se montrer en pointe dans la promotion de la diversité culturelle (comme elle l’est avec la Déclaration de l’UNESCO) tout en ne ratifiant pas, ou en ratifiant avec réserve, les conventions européennes ou internationales qui portent sur les droits culturels. Une telle attitude est-elle tenable à terme ? Peut-on toujours se réclamer de « l’universalisme » même baptisé « républicain » quand on est de plus en plus universel à soi tout seul et apparaît, vu d’en face, comme ayant une représentation très particulariste de l’universalisme ?

Je voudrais reprendre ici un instant la brève discussion que nous avons eu sur  la fameuse question de la parité. Relisez les débats qui ont eu lieu de 1975 aux votes de 1999 et 2000, l’argumentaire dit « républicain » insistait sur la boite de Pandore qui allait être ouverte : si le citoyen a un genre, un sexe, ce n’est plus (par définition) un individu abstrait, et alors, insistait-on, s’en est fini de la République, la vague envahissante du communautarisme va déferler sur notre douce France. Je pourrais vous donner beaucoup de citations en ce sens : admettre par la loi « le caractère genré de l’individu » porterait  atteinte à « l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier » (Eléni Varikas) et ferait « entrer le particularisme dans la définition du citoyen », abolissant « l’abstraction de la règle, la généralité de la loi » et  entraînant une « sinistre cohabitation de ghettos différents » qui seraient du « communautarisme » (E. Badinter). Depuis le vote des 2 lois qui ont instauré la parité, et hier encore, on nous dit maintenant que l’instauration de la parité n’a rien à voir avec les questions qui nous préoccupent ici.

 

Tel un prestidigitateur fait disparaître un lapin et apparaître un pigeon, le discours tenu s’est complètement inversé. A mon sens, il est, les 2 fois, unilatéral. Certes il existe des différences, et c’est pourquoi il est question ici de parité, là de donner droit à la diversité. Mais dans les deux cas, nous trouvons le même problème : celui des discriminations, discriminations envers des femmes et des minorités culturelles, et si ces discriminations, directes et indirectes n’existaient pas, nos débats de ces deux jours n’auraient guère eu d’utilité. Dans les deux cas, l’universalisme abstrait cache une logique de domination et lutter contre cette domination oblige à interroger cet universalisme.

Enfin, on peut noter l’écart énorme entre la menace brandie et ce qui est arrivé. Comme autrefois la menace de séparatisme entraîné par des langues régionales était très majorée, les lois sur la parité n’ont pas entraîné une déferlante du dit « communautarisme » ; elles ont, jusqu’à présent abouti à ce que le nombre de femmes à l’Assemblée Nationale passe de 10% à 12,8% ! Ce constat est en même temps une boutade car je pense que ces lois ont favorisé une prise de conscience et qu’elles auront plus d’effets dans l’avenir. Mais l’énorme différence entre l’apocalypse communautariste annoncé et les résultats concrets obtenus montre que les stratégies de contournement ou, pour être plus optimiste, le temps de réaction et d’intériorisation font que, même la politique la plus volontariste (on a quand même modifié la Constitution pour cela), entraîne des changements limités et dont les effets ne sont pas forcément immédiat.

En même temps la parité pose un réel problème de principe, qui est aussi valable pour le sujet qui nous occupe : s’agit-il de concrétiser l’universalisme pour lui donner plus de réalité : dans ce cas le 50-50 ne devrait-il pas être un instrument temporaire, un moyen dont l’objectif consiste à éradiquer des discriminations. Ou bien ce 50-50 est-il lui-même l’objectif ? Dans ce dernier cas la philosophie politique qui le sous-tend devrait être explicitée, car qu’on le veuille ou non il s’agit plus seulement d’une interrogation mais d’une rupture qui nécessite d’avoir une idée de la nouvelle direction prise.

Eh bien, il me semble qu’un problème analogue (l’analogie mêlant ressemblances et différences) s’est posée au début du XXe siècle et cela en deux étapes : la loi de 1901 et celle de 1905.

Au départ, nous avons comme modèle référentiel l’universalisme républicain abstrait : on ne tient pas compte des appartenances culturelles, qui sont libres dans la sphère privée mais sont neutralisées dans la sphère publique où la seule appartenance ‘légitime’ est l’appartenance citoyenne, qui relève du politique. Face à face entre des individus « libres et égaux » et l’Etat/nation. C’est la fameuse phrase de Clermont Tonnerre lors des débats de la Constituante : « Il faut tout accorder aux juifs comme individus et rien comme nation. »

Mais cette perspective s’accompagne d’une pratique du double jeu. Ce double jeu se marque, lors de la Révolution de deux manières.

-         D’abord la réduction à l’individu abstrait n’est pas générale, elle ne vaut que pour le minoritaire : la Constitution civile du Clergé, élaborée en 1790, montre que l’on continue de considérer le catholicisme comme la religion de la nation. Et aujourd’hui quand on lit les analyses de sociologues et de politologues étrangers sur la France, on voit que celle-ci est considérée, non comme le pays où fonctionnerait un universel abstrait, mais comme celui où existe un « communautarisme jacobin » (M. Waltzer), un fond culturel « catholique sans christianisme » (D. Martin).

-         Ensuite, si on exige du minoritaire qu’il se comporte dans la sphère publique en individu abstrait, on ne le considère pas ainsi : lors de la Révolution, on exigea des juifs un serment collectif. Là encore, la contradiction n’est pas résolue et un rapport récent de l’International Crisis Group indique que si les musulmans vivants en France sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement,  les politiques publiques qui visent  les immigrés, et notamment l’attribution de logements sociaux, sont, elles, communautarisantes, ethnicisantes.

La loi de 1901, à la quelle nous avons fait plusieurs fois référence lors de cette rencontre, prend une certaine distance avec cet universalisme républicain abstrait et adoucit sa logique. Elle reconnaît fondamentalement, en effet, que la liberté individuelle inclut le droit de s’associer et favorise, de façon très libérale la constitution d’associations. Il a été rappelé, et c’est essentiel pour notre sujet, qu’en 1981 cette liberté d’association a été étendue aux étrangers. Ceci en profite largement et des associations d’immigrés depuis lors fleurissent et promeuvent sur notre sol des cultures différentes de la cultures majoritaire, aidées par les pouvoirs publics (Centre culturel arménien ou kurde) quand il s’agit de cultures menacées ; Fort bien, nous pourrions peut-être cependant avoir une vision plus positive des cultures et ne pas attendre qu’elles risquent disparaître pour s’y intéresser ?

 Mais, dans l’optique de la loi de 1901 la liberté collective est  (et n’est que) le prolongement de la liberté individuelle. Idéalement, les associations devraient être temporaires, liées à un but précis et se dissoudre une fois le but atteint. C’est pourquoi des groupements pérennes qui préexistent aux individus et ne sont pas un simple prolongement collectif de la liberté individuelle, les congrégations ont été mises hors la loi. Les associations sont libres, chaque congrégation a besoin d’une loi spécifique pour être autorisée, et dans le cadre de la poursuite de la « laïcité intégrale », entre 1902 et 1904, les autorisations demandées par les congrégations furent  systématiquement refusées.

Au départ, l’enjeu des projets de loi de la séparation était (schématiquement) le suivant : allait-on considérer les Eglises comme des organisations proches des congrégations et faire une loi qui les surveillaient étroitement (projets de 1903 et 1904) ou allait-on faire une loi libérale, appliquant aux Eglises les dispositions de la loi de 1901 concernant les associations ?

 

Au début de 1905, cette seconde perspective a triomphé à la commission parlementaire.

Mais si protestants et juifs étaient globalement satisfaits, il n’en allait pas de même pour l’Eglise catholique. Celle-ci rappelait que son organisation est « monarchique », hiérarchique, elle n’est pas constituée d’individus qui s’associent pour célébrer ensemble leur culte, elle se veut de fondation divine. La loi prévue ne lui semblait donc pas acceptable car, disait-elle, elle favoriserait les « groupements schismatiques ». Effectivement, certains catholiques, laïcs ou prêtres, espéraient, grâce à la loi, pouvoir se détacher de Rome et former un « catholicisme républicain », en rupture avec cette structure « monarchique » qui paraissait une menace pour la démocratie.

 La modification de l’Article 4, à laquelle j’ai fait allusion hier, trouvé dans la culture politique anglo-saxonne, impose aux associations cultuelles, pour avoir la dévolution des biens, de « se conformer aux règles générale d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Là, le collectif a une consistance propre. Le collectif devient une dimension possible (puisque l’adhésion à une religion est volontaire et libre) de l’individu. En même temps Briand et Jaurès ont insisté sur le fait que « le fidèle » n’était pas dépourvu de droits par la loi et que ces droits devaient lui permettre, s’il le voulait, de contribuer à faire évoluer l’Eglise catholique. Effectivement, beaucoup de minorités actives, dans le catholicisme français, ont contribué à préparer Vatican II. La laïcité de 1905 comporte donc un aspect multiculturel, sans le dire bien sûr. Mais il faut rappeler qu’il existe 8 régimes des cultes en France.

Selon moi, le  Multiculturalisme : l’appartenance collective (culturelle au sens large) est une dimension de la liberté individuelle et pas seulement son  prolongement possible. La liberté de l’individu est mutilée sans cette dimension d’appartenance culturelle (à une ou des communautés autres que politiques). Du coup : prise en compte indiquée (et inversement, quand il y a cette prise en compte, cela signifie qu’au moins implicitement, on considère que le collectif est une dimension). En revanche, dans le communautarisme : l’individu est englobé par une appartenance culturelle (tjrs dans le même sens). Celle-ci le définit socialement de façon dominante et peut (mais pas nécessairement) se concrétiser par une différence de régime juridique avec les autres citoyens. Dans tous les cas, l’englobement induit une clôture.

Il faut arriver à résoudre, en effet, un paradoxe : les cultures ont à la fois besoin de continuité et de renouvellement. Et une politique multiculturelle (au sens où je l’entends) doit se préoccuper des deux ; elle doit garantir à l’individu l’appartenance, la désappartenance et aussi une relation de proximité et de distance. L’individu, on l’a dit, est lui-même multiculturel. Il est une résultante personnelle d’appartenances multiples et différenciées

 

 

Deux remarques conclusives :

- le Proche (dont nous a parlé Daniel Maximin)

Différents et semblables : c’est cette dialectique qui paraît bien difficile à assumer. Parfois on fait grief aux autres et de leurs différences et de leurs similitudes. Etre différents tout en étant  semblables, pouvoir ressembler sans être identiques.

- la frontière : cheminer entre les frontières comme Charlot  marche entre les Etats-Unis et le Mexique, à la fin d’un de ses films. Entre l’ordre (=l'ordonnancement) citoyen et l’effervescence identitaire, rappelons nous que nous possédons deux jambes.  

 

 

 

 

 

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