14/06/2006
LAÏCITE ET DIVERSITE CULTURELLE
A l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, une Déclaration internationale de la laïcité, signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents a été présentée au Sénat. A l’article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle (ce nouvel âge !) de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Par ailleurs, diverses réflexions s’interrogent sur les liens entre laïcité et culture. Je donnerai juste 2 exemples : Jean-Paul Willaime qui estime que « la laïcité culturelle » est un « patrimoine commun à l’Europe » (1998, 2004) et Philippe Lazar qui propose, ce qui rejoint assez directement mon propos, de « redéfinir formellement la laïcité en tant que principe de reconnaissance réciproque de l’égale dignité des cultures » (2003, 92). Moi-même j’insiste sur le fait que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » (2006).
Il me semble donc que lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est pas dépourvue d’avantages. D’abord cela peut donner une épaisseur historique à un problème qui, en apparence, a surgi à la fin du XXe siècle. Ensuite, cela peut contribuer à rendre plus explicite que la laïcité n’est pas une perspective franco-française. Intégrer le culturel va nous obliger à nous rappeler que laïcité provient de laïkos, le peuple, l’ensemble des citoyens qui ne détiennent pas des pouvoirs directs. Enfin, il existe aujourd’hui une interférence entre minorités culturelles et minorités religieuses et la crainte d’un repli communautaire, de pressions communautaristes, d’activismes extrémistes voire terroristes manifeste des rapports entre religion et culture. Tout cela ne signifie nullement qu’il faudrait réduire la culture à la religion ou la religion à la culture. Cependant la définition même de la culture (re)donnée par l’UNESCO dans la Déclaration Universelle sur la diversité culturelle met l’accent sur un certain continuum entre culture et religion en parlant de « traits distinctifs spirituels », de « façons de vivre ensemble », de « systèmes de valeurs », de « traditions » de « croyances ». Mais j’ajouterai qu’indirectement, cette Déclaration renvoie aussi au champ d’action de la laïcité car elle veut articuler « diversité » et « unité » et indique que « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme » et « en limiter la portée ».
Au reste, si on considère la laïcité historique française, telle qu’elle s’est établie au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle par la laïcisation de l’école publique, on s’aperçoit qu’elle a déjà rencontré le problème de la diversité culturelle et ne lui a pas donné la réponse uniformisante et simpliste dont elle est trop souvent accusée. Il n’est pas inutile de s’attarder quelques minutes sur ce moment de l’histoire française, non pour le sacraliser ou pour le raconter de façon idyllique, mais parce que le présent ne surgit pas du néant et qu’il présente à la fois des continuités et des ruptures. Nous trouvons donc là un bon élément de comparaison pour nous aider à évaluer la situation d’aujourd’hui.
Certes, au départ on peut croire à un certain antagonisme entre laïcité historique et diversité culturelle : cette école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France, des méthodes globalement identique, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. Un certain nombre de clichés insistent sur ses rigidités, propagent, pour s’en moquer, son « sottisier jacobin », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf (1996). Mais les clichés majorent certains aspects de la réalité et en rejettent d’autres dans l’impensé et la même historienne affirme que ce modèle « n’a pas eu la rigueur dogmatique qu’on lui a prêtée ». Les hussards noirs de la république, précise-t-elle, estimaient, certes, « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », mais ils étaient également convaincus « que les êtres humains n’on t de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » Et elle indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattu pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».
Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration consistait à inciter les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales. Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Mais là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude envers ces langues n’a pas été uniforme et qu’une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, beaucoup moins pour le basque ou le breton où le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où les velléités séparatistes existaient. Le politique a surdéterminé le culturel et, naturellement, on peut estimer que la menace a été majorée et que, là aussi, certaines accommodations auraient été possibles sans que la République ne se trouve en danger. Mais il faut retenir ce fait : il y a des moments où diversité culturelle et conflit politique interfèrent. Il vaut mieux regarder en face les difficultés que les minimiser ou les masquer.
Cependant, on aurait tort de réduire la francisation à ce seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement non seulement des possibilités de mobilité géographique et sociale mais, lié à cela, un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a non seulement élargissement de l’espace, mais aussi (et cela va de pair) élargissement de la maîtrise de l’espace, démocratisation de cette maîtrise de l’espace. Et cette démocratisation aboutit à plus de responsabilité personnelle, à plus de liberté individuelle.
La relecture de l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants, est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines, qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).
Les « petites patries » sont incluses dans la « grande patrie », la pluralité est interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. Et donc l’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire. Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre.
Ce tableau rapide montre divergences convergences.
Convergences car, et c’est son intérêt, il permet de montrer qu’il est faux d’opposer la laïcité française et la diversité culturelle. Celle-ci en a eu le souci et, lors de son établissement, elle y a vu un enrichissement. Convergence aussi car ce rappel du passé nous met en garde contre une vision plus ou moins angélique de la diversité culturelle : celle –ci peut poser un problème politique et même, précisons le, un problème politique où des valeurs se trouvent en jeu. Quand l’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.
Divergence car, vous l’avez certainement déjà noté, la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était alors géographiquement englobé dans l’ensemble national. Quand vous avez, comme c’est le cas dans certains départements de la région parisienne ou d’autres grandes villes, des personnes (et donc des élèves) de plus de cent nationalités différentes, quand plus du tiers des accouchements sont le fait de femmes issues de l’immigration, le problème de la diversité culturelle se pose à nouveaux frais. Car c’est presque le monde entier qui est présent au niveau du local. Et cela est exact, y compris dans ‘la France profonde’. Dans ma terre natale, au Nord de la Haute-Vienne, il y a encore trente ans, tout un chacun parlait de « La Normande » pour désigner une des femmes du village, qui était là depuis des décennies. Maintenant, outre des Anglais et des Néerlandais, vous trouvez un couple franco-africain, un monastère bouddhiste dont les occupants viennent d’Asie du Sud-est et des ouvriers turcs et originaires du Maghreb, venus travailler pour créer des quatre voies.
Inversement, ce rapport du politique à la diversité culturelle est également structurellement différent car une bonne partie de la population qui peut, d’une manière ou d’une autre, se réclamer d’une culture, vit hors du terroir qui, historiquement, l’a portée : la multiplication des ‘diasporas’ constitue aujourd’hui un fait culturel majeur rendant de moins en moins possible la réduction d’une culture à son expression territoriale.
Ce double éclatement implique le risque d’une déperdition des cultures, et il n’est guère étonnant que la notion de « diversité culturelle » soit de plus en plus utilisée, jusqu’à devenir une notion quelque peu caoutchouteuse. Quand l’UNESCO affirme que la « diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. », on est quelque peu dans la perspective des espèces menacées. Mais cette analogie ne doit pas masquer les divergences fondamentales entre l’ordre biologique et l’ordre social et c’est dans la logique de cet ordonnancement qu’il faut réfléchir à cette diversité.
Et là, nous pouvons retrouver, sinon une convergence complète, du moins une analogie avec la situation d’avant-hier, avec le message qui valorisait l’itinérance, le voyage comme topos de la liberté et de la responsabilité individuelle. Une appartenance politique et administrative, dans un pays démocratique, est de l’ordre du tout ou rien et appartient à la logique de l’équivalence : on n’est pas à moitié Français, ou Français d’une certaine manière et pas d’une autre. On est Français (ou Anglais, ou Italien) à part égale avec tous les autres reconnus comme tels par les règles qui gèrent l’attribution de la nationalité. Par contre, il existe mille manières de se rattacher à une culture, et ce rattachement peut être plus ou moins lâche, plus ou moins étroit. « Aucune communauté autre que formalisée par des règles administratives ou politique n’est ‘pure’, écrit Ph. Lazar (2003), strictement assimilable à un moment donné, à un ensemble parfaitement défini d’individus. »
(à suivre)
10:17 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Laïcité ne provient pas de laïkos mais du grec laos qui signifie le peuple sur le plan religieux, à la différence d'Ethnos ou epuble sur le plan culturel et de démos sur sur plan politique. Confondre ces différents sens revient à vider la laïcité de son sens, une spécialité du clérical Jean Baubérot qui prend les citoyens pour les fidèles d'une Eglise.
Écrit par : Démos | 17/06/2006
laïkos ne provient-il pas de laos?
laïcité s'oppose-t-il à cléricalisme?
Écrit par : jez | 21/06/2006
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