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25/10/2008

Obama sans Obamania. Paradis et Enfer.

Aller, il fallait bien finir par dire quelques mots de la présidentielle américaine. Et pour une fois que je suis d’accord avec 93% des Français (sondages publiés par la presse), je ne vais pas bouder mon plaisir.

Donc, naturlish,  je souhaite la victoire d’Obama. Pas besoin de vous dire longuement pourquoi, il suffit de suivre un peu la campagne menée en face. Et puis cela m’étonnerait que vous fassiez partie des 7% d’irréductibles…

« J moins 10 » titre Libé (25 oct.) et je connais  certaines personnes qui, effectivement, voudraient être plus vieilles de 11, 12 jours pour savoir si le monde est enfin débarrassé de Bush et de sa clique. Pourtant, j’ai du mal à rêver, à participer totalement à l’Obamania omniprésente en France.

 

D’abord, je ne peux m’empêcher de penser que si un Obama français se présentait en 2012, cela m’étonnerait fort qu’il approche les 93% d’intentions de vote et donc l’engouement me paraît un peu suspect.

On a reproché à Ségolène une pseudo « inexpérience » alors qu’elle a été conseillère de Mitterrand, 3 fois ministre et qu’elle est présidente de région. Que dire alors d’Obama qui, lui, n’a aucune expérience de l’exécutif ? « Il aura des conseillers » me rétorque-t-on. Oui, mais s’il ne les domine pas en leur montrant constamment qu’il possède le savoir faire adéquat, qu’il sait mieux qu’eux maîtriser la situation, cela peut aller à volo.

On croit que les conseiller sont là pour aider leur chef. Grave erreur. Un dirigeant face à ses conseillers, c’est Daniel dans la fosse aux lions. Pour qu’un conseiller soit utile, il faut le dompter. Sinon les conseillers vont vous bouffer tout cru.

Chacun trouvera tout un tas d’argument pour vous attirer dans la direction qu’il veut vous faire prendre, pendant qu’un autre cherchera à vous entraîner dans la direction inverse avec des arguments tout autant convaincants. Chaque conseiller, en fait, a dans la tête la politique qu’il veut voir adopter à son chef, et aspire à devenir le conseiller principal, sinon unique.

 

Donc, quelque soit l’intelligence d’Obama, son « charisme » et les qualités dont il a fait preuve durant sa campagne, son inexpérience dans des responsabilités exécutives est un handicap sérieux. C’est ainsi et ce n’est pas le dénigrer que de l’indiquer. Pourquoi les médias français cachent soigneusement le problème ?

Certes l’élection d’Obama aurait, sans conteste un grand impact symbolique (et ce n’est certes pas moi qui vais déprécier cet aspect), Ce sera la preuve que les Etats-Unis sont arrivés à vaincre leurs ‘démons. Que les politiques publiques et les nombreux débats qui ont accompagné la perspective de ‘l’affirmative action’ ont eu aussi des effets sur les représentations que les Américains ont de leur propre société.

Ce sera même un séisme à l’échelle mondiale, modifiant dans une certaine mesure le rapport des Etats-Unis avec le reste du monde. Mais, ne rêvons pas trop : la politique américaine ne va pas, miraculeusement, devenir vierge. Des contraintes de mille sortes, pour défendre des intérêts puissants, vont se maintenir. Contraintes augmentées par la crise. Crise qui va alourdir la difficulté pour qui veut gouverner autrement.

Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais j’aimerais que les médias m’informent sur la marge de manœuvre plausible que pourrait avoir Obama s’il devenait président (marge dans le meilleur des cas). Ce qui apparaît réalisable ou semble très difficile à concrétiser dans son programme. Les domaines où il faut s’attendre ce que la continuité l’emporte, etc.

Obama a bénéficié de soutiens financiers puissants. Plus que son adversaire, censé représenter des lobbies. Il a refusé de signer un engagement qui lui aurait permis de bénéficier de l’argent public mais qui aurait limité son plafond de dépenses. Les médias français se sont montrés très discrets sur ce sujet (on ne va pas risquer de déplaire à 93% du public, quand même !). Pourtant cet argent est certainement un investissement beaucoup plus qu’un don. Là encore, j’aimerais bien en savoir davantage.

 

Etc, etc. Eh oui, je suis incorrigible. Je n’arrive pas vraiment à communier avec la ferveur populaire. Je me dis que c’est un peu trop beau pour être vrai. Je ne peux taire quelques doutes. Je veux bien, dans 10 jours, sabler le champagne si…, j’espère vivement avoir l’occasion de pouvoir le faire. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que, passée l’euphorie, une certaine gueule de bois subséquente est sans doute à prévoir.

Cela me rappelle un peu 1981. J’avais, à mon niveau, participé à la campagne de Mitterrand, mais sans communier de façon complète. Et sans croire que la vie allait changer, malgré le slogan du candidat.

Excusez moi de prendre, une fois de plus, le rôle du désenchanteur, mais je dirai volontiers : OK, espérons vraiment qu’Obama va gagner, mais soyons réaliste, sachons que l’impossible ne se réalisera pas.

 

Aller, pour vous remonter le moral, je vais vous raconter une petite histoire. Celle d’un homme intègre qui, toute sa vie a fait du bien à son prochain. De plus, il ne s’est jamais saouler, n’a pas trompé sa femme, s’est montré un travailleur exemplaire, etc, etc (je ne développe pas, la description de la vertu n’est jamais très sexy, tout les auteurs de scripts vous le dirons).

Bref, à sa mort, il file tout droit au Paradis. C’est bien le moins qui pouvait lui arriver, non ? Et là, il commence à goûter avec délice la félicité éternelle. Mais justement, comme le fait remarquer Woody Allen, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin. Et là, cela n’en finit pas. Notre homme était un super actif, il commence à s’ennuyer.

Il va trouver Saint Pierre, qui comme chacun le sait est le gardien du Paradis (si vous ne le savez pas, c’est que vraiment, le rapport de Régis Debray sur l’enseignement du fait religieux à l’école publique n’a pas eu les résultats escomptés, c’est absolument désolant !)° et il lui demande s’il est prévu quelques distractions paradisiaques.

Le bon saint Pierre lui répond que justement, dans trois jours, il y aura une visite de l’Enfer et…il reste encore quelques places. Cette visiste durera le week-end. Notre homme accepte derechef. Et le voila bientôt entrain de découvrir les contrées infernales.

 

Ah mes amis, que c’est chouette : des paysages magnifiques, un hôtel de luxe comportant, en annexe, une boite où tout un chacun s’éclate. Notre homme est d’abord un peu dérouté, ce n’est pas le genre de lieu qu’il fréquentait quand il était vivant et la musique est un peu tonitruante. Mais il vainc assez vite ses réticences : après tout, il n’a plus à gagner le Paradis. C’est déjà son lieu de résidence habituel !

Mais, malheur, le week-end passe à toute vitesse, et voilà notre homme de nouveau dans la routine paradisiaque, qui lui semble encore plus terne qu’avant. Il se raisonne, mais ne peut s’empêcher de ruminer ses souvenirs infernaux.

A la fin, il n’y tient plus et va revoir Saint Pierre, pour savoir si un autre voyage est possible. Justement, dans quarante huit heures, il y un groupe qui part pour une semaine. Il était complet, mais un de ces membres vient de se désister. Notre ami profite de l’aubaine.

 

Merveilleux, sublime. D’autres paysages enchanteurs et un boite de nuit encore plus fun que la précédente. Et là il rencontre une jeune femme, belle à se damner. Il engage, avec précaution, les marches d’approche. Il ne sait pas trop comment s’y prendre : n’ayant jamais dirigé le FMI, il manque d’expérience en la matière.

Mais la belle n’est pas très farouche, et se laisse volontiers séduire… le dernier soir. Eh oui, un semaine déjà, il faut rentrer. Il n’a pas vu le temps passé comme l’écrit si bien notre Le Clézio national.

 

Misère, du fond de son Paradis devenu un véritable enfer, tant il est un long fleuve très tranquille, notre homme est obsédé par sa belle. Retour chez Saint Pierre donc, qui lui dit : « OK, vous pouvez retourner en Enfer, cependant, cette fois il ne s’agira nullement d’un séjour temporaire, mais d’une option définitive. Réfléchissez donc bien avant de vous décider. »

Option définitive, notre homme ne demande que cela. Le Paradis ne l’intéresse plus du tout. Certes, il a le gîte et le couvert, mais les jours s’écoulent si tristement identiques. C’est tellement fade. En Enfer, on s’amuse comme des fous. Il y a pris goût. Bref, il signe le papier de changement de résidence que lui tend l’apôtre.

Et là, horreur : il se retrouve dans un Enfer qu’il ne connaissait pas. Aucun paysage d’aucune sorte. Des lieux absolument sordides, au contraire.¨Pas de jeune femme de rêve. Du travail de forçat avec des gardiens qui le fouettent dés qu’il diminue sa cadence. Une nourriture dégueulasse.

Ecoeuré, il demande à rencontrer le Diable. Il lui explique qu’il ne comprend pas, il y a maldonne. « Ce n’est pas possible. Mes voyages précédents chez vous étaient si merveilleux… »

Alors Satan part d’un rire homérique, interminable. Et quand il se calme enfin, il lui dit : « Mon bon, vous avez confondu tourisme et immigration. »

 

La blague possède une variante. Dans cette variante, le héros ne va pas passer un week-end ou une semaine en Enfer, mais il découvre au sein du Parais, un poste de télévision. Et là, il regarde un reportage sur l’Enfer, où paysages magnifiques, belles femmes à gogo, soirées où on s’éclate, etc, etc.

Il obtient de saint Pierre d’aller en enfer et il lui arrive les horreurs précédemment décrites. Il va voir Satan qui lui déclare : « Mon pauvre, si vous croyez encore à la publicité…. »

 

PS: Pour H. Bouissa: je vous téléphone bientôt.

22:16 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (6)

20/10/2008

CRISE FINANCIERE = CRISE DU SYMBOLIQUE

La crise, mes amis, c’est un vaste écran de télé à l’échelle de la planète. Girls du Moulin rouge mis à part (encore que,…), cela débute comme l’émission de Patrick Sébastien, le samedi soir sur France 2, « Le plus grand cabaret du monde ».

Nous regardons, étonnés, voire stupéfaits, équilibristes et magiciens jongler avec quelques centaines de milliards, les faire disparaître, réapparaître, disparaître à nouveau. Un jour, il se produit un « rebond historique » (titre de Libé, le samedi 20 septembre). Trois jours plus tard, en un tour de main, il s’est complètement évanoui.

Une fois, entre 2 conférences sur la laïcité, au Mexique, j’avais été invité à une fête par le frère d’un ami. Celui-ci avait fait venir un saltimbanque pour l’anniversaire de son fils. Je m’étais placé juste en diagonale par rapport à l’artiste, et près de lui, pour pouvoir comprendre ses trucs.

Certes j’entendais un peu le roucoulement du pigeon quand il était censé ne plus exister. Il n’empêche, au moment de la disparition et de la réapparition, je n’arrivais pas à saisir le tour de main.

C’est pareil avec la crise, sauf de j’ai bien peur que ce soit exactement l’inverse : l’astuce du magicien consistait à dérober à nos regards un pigeon toujours là. Dans la crise, on fait (au contraire) apparaître à nos yeux, censés être éblouis, des milliards factices. Et c’est leur disparition qui est réelle. Pour le pigeon, pas besoin de vous expliquer de qui il s’agit…

 

La magie ordinaire consiste à escamoter le réel. En temps ordinaire, nos politiciens ont plus d’un tour dans leur sac pour réussir cet exercice. Avec la crise, ils montrent un nouveau savoir faire : nous faire contempler, le temps d’un tour de passe-passe, les centaines de milliards qui, s’ils existaient vraiment et se trouvaient utilisés de façon rationnelle, résoudre misère, famines, etc , etc ;

La presse ne se fait pas faute d’affirmer en tout cas, qu’il faudrait saisir au bond quelques uns de ces milliards quand ils sortent du chapeau magique : Jacques Diouf, dans Libé du 8 octobre, indiquait : « il ne faudrait investir que 30 milliards d’euros par an pour assurer la sécurité alimentaire d’une population qui atteindra 9 milliards [d’être humains, pas €, faut-il le préciser ?] en 2050. »

Et rebelote, une semaine plus tard (16 oct.) sous la plume de Christian Losson : « Alors que les pays développés prévoient d’injecter jusqu’à près de 3000 milliards d’euros dans le sauvetage du système bancaire et financier de la planète, 1% de ce pactole –décidé en moins d’un mois- suffirait à sortir l’humanité de la faim. »

OK, c’est Libé qui fut autrefois gauchiste, mais j’ai lu un peu la même chose dans Le Monde. Peut-être même d’ailleurs que Le Figaro… On ne sait jamais par le temps actuels.

 

J’aimerais croire, comme Diouf et Losson, qu’il suffirait de piquer 1% des milliards qui jonglent (et les jongleurs ne s’en apercevraient peut-être même pas). Je crains que les choses ne soient pas si simples. Car nos deux commentateurs ont oublié que la réalité empirique c’est moins les milliards eux même que le tour de magie.

Ordinairement, la magie, c’est quoi ? Cela consiste à nous faire prendre le réel empirique pour ce que l’on voit. Le pigeon existe ; non il n’existe plus ; si il existe de nouveau…selon que nos yeux le voient ou ne le voient pas. Mais visible ou invisible le pigeon existe toujours empiriquement. Je vous l’assure : je l’ai entendu roucouler !

 

La crise rappelle que l’économie, c’est un peu l’inverse. Keynes la comparait à un concours de beauté où les jeunes femmes sont classées suivant des fantasmes : la valeur « réelle », au sens du réel empirique, de l’actif compte moins que la représentation collective que les opérateurs du marché s’en font. Mais, ajouterais-je, cette représentation possède aussi son niveau de réalité, puisque le marché fonctionne réellement ainsi.

 

Il suffit d’ailleurs d’ouvrir le dictionnaire pour se rendre compte que des mots clefs de l’économie proviennent du langage symbolique. A « crédit » Le petit Robert vous rappelle que ce mot provient du latin creditum, de credere, croire. Le crédit est (d’abord) « la confiance qu’inspire quelque chose ou quelqu’un ». La confiance, terme qui lui-même vient de l’ancien français, fiance, c'est-à-dire foi.

Le petit Robert donne comme exemples d’emploi du terme « crédit » : « donner crédit à un bruit, une rumeur » = « y ajouter foi, y croire » (et on sait à quel point une rumeur crue peut faire effondrer la valeur d’une action). Autre exemple : « cette opinion acquiert du crédit dans le milieu patronal, parmi les dirigeants ».

Ce n’est qu’ensuite que le dictionnaire nous dit que le crédit c’est « la confiance dans la solvabilité de quelqu’un » et qu’arrivent tous les termes familiers de la finance.

Crédit renvoie à créance, qui est « le fait de croire en la vérité de quelque chose » et, nous dit toujours Le petit Robert, est synonyme de « croyance, foi ».

Autrement dit, il n’existe pas une infrastructure économique qui serait « le réel » et des superstructures symboliques illusoires. Le marché lui-même est investi par le symbolique, la représentation, la croyance. Le symbolique est un élément essentiel du réel humain.

 

Pour Le Monde (Marie-béatrice Baudet – Antoine Reverchon) du 10 octobre, la crise actuelle est fondamentalement « une crise de confiance comme le furent beaucoup d’autres crises systémiques avant elle ». Mais il s’agit d’une « crise de confiance inédite », liée à « deux particularités : la nouveauté et la complexité des actifs qui ont causé le mal ; et son spectre planétaire. »

Que se passe-t-il ? Avant tout que les différents acteurs du marché n’arrivent plus à avoir une croyance commune sur la valeur des produits qu’ils détiennent dans leurs portefeuilles. Toute la coordination internationale vise à redonner de la confiance, à retrouver la croyance commune seule capable de remettre le système en marche.

Et là, on est dans le brouillard. Car quand vous proposez d’étudier le symbolique, de faire de la sociologie du symbolique, vous n’obtenez pas aucun milliard, ni million. Les financiers potentiels ne savent même pas, le plus souvent, de quoi vous parlez !

Eh oui, quand on est en plein dans une croyance, on n’est jamais pressé de la voir étudiée par une démarche de connaissance. Pourtant, il faudra bien que les Athéniens s’atteignent, comme dirait l’autre, et qu’on investigue un peu systématiquement les rapports du symbolique et de l’économique. Il y a des choses à glaner dans Marx himself (qui avait amorcé une réflexion sur l’aspect symbolique de la monnaie), chez Weber (l’importance du charisme en économie), et d’autres.

En attendant, j’ai ma propre suggestion pour faire redémarrer la machine : créer un nouveau prix Nobel doté de, allez ne chipotons pas, 300 mille de milliards, de milliards d’€. Je vous en reparle bientôt.

Votre jean Baubérot

Digne de votre confiance !!!

 

 

13/10/2008

DES FILLES VOILEES PARLENT (SUITE)

J’ai eu des problèmes récurrents de wifi et d’accès à internet toute la semaine dernière et j’ai profité de l’amabilité d’une collègue d’hôtel pour envoyer la première partie de la Note sur l’ouvrage Les filles voilées parlent, publié par les éditions La Fabrique (64, rue Rébeval, 75019 Paris, Diffusion : Harmonia Mundi).

Je vous livre donc la suite de cette Note (cf. Note du 6/10/2008, que vous pouvez trouver ci après, si vous ne l’avez pas lue ou si vous voulez vous la remettre rapido en mémoire)

L'ouvrage comporte, pour l’essentiel, 44 témoignage recueillis par Malika Latrèche, Ismahane Chouder, qui est un(e) des piliers de l’association « Islam et laïcité », et Pierre Tevanian, déjà auteur d’un excellent petit livre : Le voile médiatique (éd : Raison d’Agir).  Leur entreprise a été soutenue par l’association Une école pour tous/toutes et par le Collectif des féministes pour l’égalité.

Témoignages, ai-je écrit, et donc ressenti de ces jeunes filles et jeunes femmes. Pour la plupart elles ont été soit démissionnaires ou expulsées de l’école publique pour cause de port de foulard, soit obligées d’enlever leur foulard contre leur gré pour pouvoir continuer leur scolarité (parfois à la demande pressante de leurs parents).

La diversité des situations rapportées est d’ailleurs une des richesses de ce livre, qui en compte plusieurs. Et l'amertume des jeunes filles qui ont enlevé leur foulard à l'école, celles que l'institution scolaire croit avoir gagné à sa "cause", apparait en fait la plus forte.

 

Témoignage ne signifie naturellement pas enquête sociologique, les auteurs le savent, mais leur but est de rompre l’omerta, la loi du silence qui fait croire que tout se trouve réglé. La télé qui est si friante de "témoignages" (au point, d'ailleurs, d'intituler souvent "témoignage" des propos qui sont des points de vue ou des analyses) ne leur a surtout pas demander de "témoigner". Pourtant le rapport de la Commission Stasi va bientôt avoir 5 ans. Ce serait l'occasion, non?

Par ailleurs, je peux personnellement ajouter que ce qu’elles décrivent correspond factuellement à des témoignages que j’ai eu d’autres acteurs, des enseignants, même si les points de vue peuvent être différents.

De plus j’ai retrouvé des éléments d’une expérience analogue (l’analogie étant la ressemblance et la différence) que j’ai moi-même vécu durant ma propre scolarité, dont je conserve une blessure jamais complètement refermée.

Enfin, ce qui s’est passé à la rentrée 2004 ne fut que le dernier acte d’une gestion calamiteuse par l’éducation nationale de la « question du foulard ». D’ailleurs, il existait un consensus, à la Commission Stasi, pour estimer que, dans cette affaire, l’éducation nationale, comme institution, comme administration, s’était montrée particulièrement incapable. Il y a même des membres de cette Commission qui ont voté la loi car, disaient-ils, l’éducation nationale est « incapable de se dépatouiller » du problème.

 

La proximité factuelle du témoignage des filles et de ceux de certains profs se manifeste notamment sur un sujet précis. A la suite de la réticence d’une des membres de la Commission Stasi à voter la proposition de loi contre les signes ostensibles, il a été rajouté au rapport de la Commission la nécessité, avant toute exclusion, d’une phase de dialogue entre le corps professoral et la direction des lycées/colèges concernés d’une part, et les jeunes filles de l’autre.

Selon ce que m’ont dit des profs concernés, et ce que montrent encore plus les témoignages recueillis, c’est que cette mesure, dictée par la bonne intention de ne pas exclure brutalement, du jour au lendemain, s'est avérée très largement contreproductive. Ce fut un peu l’enfer pavé de bonnes intentions.

Pourquoi? Parce que, pour que le dialogue s’établisse il faut qu’il y ait autorité, mais pas pouvoir, c'est-à-dire pas d’acte de répression comme objectif. La situation scolaire n'est guère, de toute façon, une situation de dialogue. Et le dit « dialogue », sauf exception, s’est résumé à la mise à l’écart des filles aux sein de l’établissement scolaire, parquées dans une salle spéciale, stigmatisées comme n’étant pas « normales », conformes à la norme scolaire et sociale.

A travers les témoignages, on s’aperçoit que ces semaines ont été les plus dures, les plus éprouvantes de ce qu’on vécu les jeunes filles. Leurs souvenirs, à ce sujet, sont particulièrement amers. Il faut les lire.

 

Mais des témoignages de profs montrent qu’eux aussi ont mal vécu ces interminables semaines. Certains se trouvaient fort mal à l’aise. Ils n’étaient pas toujours convaincus du bon droit de ce qu’ils exigeaient. Ils se justifiaient, à leurs propres yeux, en se disant qu’ils faisaient cela dans « l’intérêt des jeunes filles », pour qu’elles puissent continuer leur scolarité.

Plus d’un s’est montré cassant, a tenté de contraindre (psychologiquement), faute de pouvoir convaincre, en se disant qu’il fallait « sauver ces élèves malgré elles ». Mais bien sûr, et de nombreux récits du livre le montrent, ils ont été ressentis, ils ne pouvaient être ressentis que comme hostiles, répressifs, porteurs d’une normalité qui exclue.

 

Certes, il existait des profs ou proviseurs militants antifoulards qui ont réprimé, voir provoqué ou même injurié sans état d’âme. Il s’est produit, comme l’indique une des élèves « une alliance un peu contre nature des « laïcards », des féministes et des fachos »

D’autres ont su faire passer quelque chose, pour montrer aux filles qu’ils n’étaient pas leurs ennemis (l’une d’entre elles rapporte qu’une proviseure qu’elle a pensé alors être « contre » elle; maintenant, ajoute-t-elle, « avec le recul, je la comprends et je la remercie »). Certains ont même fait ce qu’ils pouvaient pour soutenir les jeunes filles. La majorité ne savait pas trop comment appliquer la loi, ni gérer ces fameuses semaines de pseudo dialogue.

Un des aspects les plus calamiteux de ces semaines a été, cela est manifeste quand on lit les divers récits comme quand on écoute certains profs, une idéologisation du conflit. Au lieu de dire, il y a une loi, en tant que citoyennes ou bientôt citoyennes, vous avez le droit de la trouver injuste et de lutter pour son abolition, mais tant quelle existe, vous et moi devons l’appliquer, le dialogue a consisté, le plus souvent, dans un discours très idéologique. Ce discours figeait les positions, les oppositions.

Est revenu comme un mauvais refrain, le reproche (ressenti comme une injure par les jeunes filles) d’être des femmes soumises.

 

Deux paradoxes dans cette accusation.

Le premier paradoxe est qu’on leur demandait, précisément,… de se soumettre. Pour démontrer qu’elles n’étaient pas des femmes soumises, il fallait…qu’elles se soumettent à quelque chose qu’elles considéraient comme injuste.

Le second est que le vieux thème de la femme soumise à l’emprise cléricale n’a rien de féministe. C’est au contraire, depuis des lunes, un thème récurrent de l’antiféminisme laïque, ou plus exactement de l’antiféminisme qui se dit laïque pour masquer sa bêtise.

On le trouve déjà au XIXe siècle. Il a continué au cours du XXe.  Il a été le ‘meilleur’ ( !) prétexte pour ne pas donner le droit de vote aux femmes. C’est à cause de ce stéréotype que les femmes, en France, ont voté un siècle après les hommes.

Dans les autres pays démocratiques, la différence est d’un quart ou d’un tiers de siècle. Autrement dit, on trouve une marche en avant où l'on passe d’un vote censitaire à un vote masculin, puis au suffrage universel. En France, on a un blocage sur le vote masculin, qualifié (significativement) de ‘suffrage universel’, alors que les femmes ne votent pas de 1848 à 1944-45.

Cette exclusion des femmes est justifiée alors au nom du stéréotype (qui se veut laïque) de la femme soumise.

Que certaines femmes, encore aujourd'hui, aient fortement intériorisé le dit stéréotype ne change rien à l’affaire. Quand on fait l’histoire des stéréotypes, on est frappé de leur puissance, de leur permanence, de leur possibilité de resurgir.

Et l’on constate qu’une nouvelle fois cela fonctionne à merveille, justifiant de nouveau l’exclusion.

 

Les auteurs montrent, à partir d'exemples précis que "pour une fille exclue ou démissionnaire, il faut ajouter au moins deux "exclusions invisibles" par abandon avant la rentrée" (p. 109). Les témoignages des jeunes filles qui ont été désocialisées et déscolarisées et ont tenté de continuer par l'enseignement à distance (comme si elle étaient obligé"es par une maladie de rester chez elles), ou même ont renoncé, sont particulièrement significatifs.

 

Un autre enseignement important ressort des témoignages : c’est l’interdiction du bandana qui a été surtout ressenti comme une injustice profonde. Surtout que des filles portaient le bandana sans s’appeler Leila, Sabrina, Habiba ou Khadija. L’interdiction du bandana pour les jeunes filles musulmanes a été ressentie comme une discrimination ethnico-religieuse.

Cela donne parfois lieu à des scènes cocasses, et révélatrices : une prof qui demande à une jeune fille de mettre son floulard façon bandana, en précisant qu'il ne doit être ni blanc, ni noir, ne pas faire "oriental" (sic), mais être bleu, latino-américain.

J’avais prévu cela et, à la Commission Stasi, j’avais fait deux propositions. La première consistait à mettre en loi, à solenniser l’avis du Conseil d’Etat, faisant la distinction entre foulard discret et foulard ostentatoire.

La seconde proposition était un compromis, interdisant les « tenues religieuses » mais pas les signes ; le bandana ne pouvait être considéré comme une tenue religieuse.

A mon sens, cette seconde proposition avait ses chances. En tout cas le résultat aurait été serré. Le staff refusa de la mettre aux voix et, comme des petits garçons soumis et des petites filles soumises, les membres de la Commission ne réclamèrent pas qu’elle fut mise au vote. Mais le film de la séance a du en garder la mémoire.

Stricto sensu, la loi et la circulaire auraient pu amener tolérer le bandana. Mais à partir du moment où la distinction n’avait pas été explicitement faite, les consignes étaient de ne pas l’admettre.

Il semble que maintenant il soit toléré dans plusieurs écoles, pas dans toutes. Le fameux « cas par cas » que les partisans de la loi récusaient fonctionne donc. Mais de manière arbitraire. De toute façon, on ne peut empêcher du cas par cas. Ne serait-ce que parce qu’il des personnes qui savent faire preuve d’intelligence, de finesse, et d’autres, aller redisons l’expression, chère Anne, « bêtes et méchantes ».

Cela se manifeste aussi sur d’autres sujets, et nous en reparlerons.

 

PS : Je m’aperçois que je n’ai pas parlé de mon expérience perso (de rebelle !) avec l’école, comme je l’avais annonçé. Dans la mesure où elle montre, hélas, une continuité de l’institution scolaire, de la prétendue « école républicaine » (en fait très bonapartiste), à imposer des normes qui ne se justifient pas, je vous en reparlerai ; qui sait peut-être dans une semaine.

2ème PS : ce blog n’a pas l’objectif de faire de la critique de films, mais comme Libé (8/10/2008) s’est fendue d’une critique particulièrement coincée et mauvaise du dernier Woody Allen : Vicky, Christina, Barcelona, je vous recommande chaleureusement ce film.

Comme le dis un copain-collègue, ce film « a l’art de parler légèrement de choses graves ». L’art de filmer et de faire parler et vivre les personnages. Je pense que pour les dames (et les messieurs qui aiment ça), Javier Bardem est pas mal, et (moi-même, personnellement) je trouve Rebecca Hall absolument craquante.

Oui, elle est sublime Vicky-Rebecca. Mais comme no body is perfect, elle a un vilain défaut (un seul) : elle fait une thèse sur « l’identité catalane », alors qu’elle devrait travailler, toutes affaires cessantes, sur la laïcité.

Je suis absolument, totalement débordé, mais je crois, oh miracle laïque, pouvoir trouver du temps à lui consacrer, only sur le plan scientifique, of course. Woody, soit sympa, transmets le message de toute urgence…

 

 

 

16:10 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (2)

06/10/2008

DES FILLES VOILEES PARLENT

Dans l’opinion publique, la loi du 15 mars 2004 a réglé le « problème » du foulard à l’école. Même des personnes qui se sont montrées réservées face à cette loi estiment maintenant qu’elle a « ramené le calme ».

J’ai entendu plusieurs fois émettre une telle remarque, due notamment au fait que les « affaires de foulards » (pas très nombreuses au demeurant, car en général le calme existait déjà), ces affaires étaient hypermédiatisées (rappelez-vous la seule affaire des 2 filles Lévy, à l’automne 2003, a fait la « une » pendant 15 jours, 3 semaines).

Au contraire, l’expulsion de quelques jeunes filles (4 si ma mémoire est bonne, vous voyez, même moi, je dépends de l’impact donné par les médias à un événement !), pour cause de foulard, en cette rentrée scolaire 2008 n’a donné que quelques lignes dans les quotidiens les plus sérieux, informations brève noyée dans l’ensemble des 1000 et une infos.

D’autre part, le processus logique induit par cette loi (pour que la France ne soit pas condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme) a commencé avec le contrat passé par l’Etat avec une école privée musulmane. Mais personne n’a établi le lien, alors qu’il est clair.

On peut (c’est mon cas) estimer (avec Jules Ferry qui a écrit un beau texte sur le sujet) que la liberté de l’enseignement est une liberté précieuse pour empêcher tout toute imposition d’une doctrine d’Etat (une liberté laïque en quelque sorte) et regretter que des parents et des jeunes filles qui avaient choisi l’école publique, soient « légalement » obligées de fréquenter l’école privée.

Et encore c’est, pour ces jeunes filles, la moins mauvaise solution. Car celles qui, pour des raisons pratiques, ne peuvent pas aller à l’école privée (parfois catholique d’ailleurs) sont contraintes, soit de suivre l’enseignement à distance (ce qui les désocialise et les parquent dans leur maison), soit d’abandonner l’école à 16 ans (elle n’est plus obligatoire, alors), soit d’enlever leur foulard contre leur gré.

 

Quelle que soit la position des internautes qui surfent sur ce blog par rapport au foulard (et les échos que j’en ai montrent qu’elle est fort plurielle), un constat sur le traitement médiatique du foulard devrait pouvoir nous réunir. Hypermédiatisées jusqu’en 2004, les jeunes filles qui portent le foulard se trouvent réduites au silence depuis lors. Les deux attitudes sont révélatrices du traitement médiatique de la réalité. Traitement médiatique, à mon sens dommageable pour la démocratie.

J’ai un souvenir fort de la matinée d’auditions de la Commission Stasi consacrée aux jeunes musulmanes. Elle se divisait en deux : une audition avec foulard ; une audition sans foulard. A la première audition (deux jeunes filles portant le foulard), il y avait davantage de cameramen et camerawomen que quand nous avions auditionné des ministres et des leaders politiques. A la seconde, celle de la jeune fille n’ayant pas de foulard… ils étaient tous, oui tous, partis.

Naturellement cette dernière jeune fille était furieuse de cette différence de traitement et elle a déclaré alors : « s’il faut que je porte une burka pour que l’on entende ce que j’ai à dire ; la prochaine fois, je viendrais en burka ».

Mais là où elle se trompait, c’est que les cameramen/women n’entendaient pas plus ce qu’avait à dire les 2 jeunes filles portant foulard que ce qu’elle avait à dire, elle qui n’en portait pas. Ce que ces 3 jeunes filles avaient à dire, ils s’en moquaient complètement. Seule l’image les intéressait.

Il ne s’agissait pas d’écouter, seulement de filmer un foulard. C’est seulement pour cela que, plus de foulard, plus de cameramen/women. Ce jour là, j’ai éprouvé du mépris. Oui ; j’ai trouvé méprisables ces cameramen/women, exécutant leur métier comme des chiens de Pavlov, se comportant comme les pires moutons de Panurge. Pas un n’est resté, pas un seul.

Humains décervelés. Robots humains. Et si la laïcité est menacée, c’est bien par des gens de cette sorte. Mais aussi par l’ensemble de la société qui accepte de fonctionner ainsi. De qualifier d’informations leurs turpitudes. Car la laïcité est liberté de penser comme elle est liberté de conscience. Et ces comportements, ce fonctionnement social = un étouffoir de la liberté de penser.

 

On dit qu’il faut mépriser les idées, pas les gens. Bernique ! Quand les gens adoptent un comportement aussi méprisable, il est urgent de les mépriser un peu pour ne pas se trouver soi-même (trop) contaminé par leur contagieux décervelage. Oui, il y a des fois où le mépris de la bêtise humaine est essentiel pour rester un peu libre, pour ne pas vivre complètement couché.

Et il faut savoir d’ailleurs qu’ils ne sont pas seulement bêtes, ils sont aussi méchants. Ils voudraient, en effet, que tous leur ressemblent. Les personnes possédant cervelle, celles et ceux qui ne se conduisent pas selon les stéréotypes sociaux sont leurs ennemis. Ils les traquent, ils les mordent. Et quand on a subi leurs blessures, reste le mépris comme élément vital de liberté intérieure.

 

Eh oui, vous pensiez qu’il était doux et bien gentil, le Baubérot. C’est parfois le cas, mais pas toujours. Il existe des moments de révolte, de colère, de refus. Quelqu’un qui me connaît bien dit que je n’ai pas tout à fait quitté mon adolescence. Peut-être. Encore que, j’ai appris aussi à avoir un pied dans le système. Je sais être « normal » quand je le veux. Et des fois, je porte « ostensiblement » mes décorations de (presque) maréchal soviétique pour le montrer. Pour prouver que le refus est un choix, et non une incapacité de vivre « intégré ».

Un pied dans le système, pas forcément deux. Vous savez, c’est à la fin d’un vieux film de Charlot : celui-ci est poursuivi par la police américaine et par des bandits mexicains : l’ordre insupportable d’un côté, le désordre-loi de la jungle de l’autre. Alors, Charlot chemine sur la frontière, un pied en territoire américain, un pied en territoire mexicain. C’est une très belle métaphore.

 

Bref, le silence actuel sur les jeunes filles à foulard est l’exacte continuation de l’hypermédiation passée. La même logique est à l’œuvre et aujourd’hui vous ne trouverez plus aucune émission de télévision, même les émissions dites « sérieuses » qui prendra comme sujet : que sont devenues les jeunes filles exclues de l’école publique pour cause de port de foulard ?

Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian (qui avait déjà analysé la construction médiatique des affaires de foulard) ont recueilli leurs témoignages et le publient dans un ouvrage très intéressant : Les filles voilées parlent, publié par les éditions La Fabrique (64, rue Rébeval, 75019 Paris, Diffusion : Harmonia Mundi).

 

(à suivre)

 



 

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29/09/2008

MICHELINE MILOT ET LA SCIENCE DE LA LAÏCITE

HONORES PAR LE CNRS.

Très sympathique cérémonie, jeudi dernier pour la remise du prix Mattéi Dogan du CNRS à Micheline Milot, pour « l’excellence » de ses travaux sur la laïcité. Micheline Milot est la seule « non-française » à avoir obtenu ce prix, en sciences humaines. Non seulement ce prix couronne de beaux travaux, mais il constitue (à mes yeux) une double reconnaissance pour ce que l’on pourrait appeler une science de la laïcité (comme on parle de « sciences religieuses » par exemple

-reconnaissance qu’une approche scientifique de ce sujet est possible.

-reconnaissance que des travaux sur la laïcité peuvent partir de l’étude d’une situation non française (Le Canada/ le Québec) et, à partir de là, s’élargir à une réflexion sociologique et théorique sur la laïcité.

 

En effet, dans ses cours, comme dans des articles et ouvrages Micheline Milot a, la première, appliqué de façon systématique une démarche de sociologie historique de la laïcité à un autre pays que la France. L’ouvrage fondamental qui expose cette perspective est Laïcité dans le nouveau monde, le cas du Québec (Brepols, 2002)

Cela s’est avéré novateur quant à la laïcité, mais aussi quant à l’étude de l’histoire du Québec, à la conjonction de l’héritage français, du lien avec la Grande Bretagne et la continentalité américaine.

Dans l’histoire de la « Belle Province », nous trouvons une Eglise catholique socialement et culturellement majoritaire, mais politiquement dominée, une Eglise anglicane qui pourrait se montrer dominatrice (cf. l’Irlande jusqu’à son désétablissement), mais que le réalisme du politique conduit à renoncer rapidement à ses prérogatives, et des Eglises protestantes minoritaires et actives qui ne veulent surtout pas d’une Eglise établie.

Micheline Milot a insisté sur les aspects morphologiques de la société québécoise qui ont fait surgir une « certaine forme de laïcisation », bien sûr différente de la laïcisation française (parfois d’ailleurs plus précoce) et qu’elle analyse de façon précise, détaillée. Cette laïcisation s’est opérée, nous dit-elle, dans un « silence terminologique » qui perdure encore partiellement aujourd’hui.

Une des raisons historiques de ce silence apparaît due au fait que le terme de laïcité quand il aurait pu être utilisé a été organiquement associé à l’anticléricalisme français : c’était ce que la France donnait à voir de façon dominante. La politique anticongréganiste et l’exil de religieuses et de religieux français au Québec (et ailleurs) à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en est une des manifestations les plus frappantes.

 

En fait, les internautes qui viennent régulièrement sur ce blog le savent, la construction de la laïcité française a été beaucoup plus complexe que ce l’on a pu en percevoir. Mais il est extrèmement décapant de savoir comment la laïcisation française a été perçue, hors des frontières de l’héxagone.

La perspective de Micheline Milot nous oriente vers la voie d’un comparatisme où la laïcité française, elle-même, peut recevoir un nouvel éclairage. Dans cette voie, elle a notamment dirigée un ouvrage collectif : La laïcité au Québec et en France (numéro spécial du Bulletin d’histoire politique, Vol. 13, printemps 2005)

Cette comparaison, Micheline Milot nous invite à la mener jusqu’aux problèmes les plus importants du XXIe siècle. Et elle a participe également en tant qu’expert, puisqu’elle a mené une enquête sociologique dans le cadre de la Commission qui a laïcisé l’enseignement public québécois et qu’elle est régulièrement consulté par le Conseil de l’Europe

Elle a également donné une contribution forte à la théorisation de la notion de laïcité, à sa confrontation avec les analyses récentes sur les problèmes des sociétés multiculturelles. Cela dans des articles de revues scientifiques, dans les ouvrages mentionnés et dans un magnifique livre de vulgarisation : La laïcité (Novalis, 2008)où elle répond à 25 questions essentielles que l’on se pose en la matière.

 

Dans ma Laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel) je conseillais au Président de lire Micheline Milot (cf. page 82). Je crains n’avoir guère été entendu. Mais à défaut, le jury du CNRS chargé de décerner le prix Mattéi Dogan a lu cette auteure. Et visiblement, il a apprécié.

 

 

 

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22/09/2008

POUR RAISON GARDER

L’attentat qui vient de coûter la vie à une soixantaine de personnes au Pakistan illustre une nouvelle fois la situation actuelle, sept ans après les attentats du 11 septembre. D’un côté, Al-Qaïda et les autres groupes similaires, malgré quelques attentats spectaculaires et meurtriers (Madrid, Londres,…) dont celui-là prend la suite, n’ont pas réussi dans leur tentative de déstabiliser les démocraties (occidentales et non occidentales) ; de l’autre ces dernières n’ont pas éradiqué le terrorisme.

L’attentat d’Islamabad, et le débat de l’Assemblée Nationale sur l’Afghanistan me conduisent à préciser quelques points. D’abord il doit être clair que, quand le blog annonce des Notes sur « la laïcité portant un regard critique sur la société », ce regard critique s’effectue de l’intérieur d’une société démocratique et laïque.

La perspective est churchillienne : la « démocratique est le pire système excepté tous les autres », la laïcité idem : autrement dit il s’agit de systèmes qui, dans leur réalité concrète, peuvent être profondément imparfaits ; de systèmes à ne pas sacraliser. Mais ils possèdent une supériorité structurelle sur tous les autres, qui est justement d’intégrer dans leur fonctionnement même le droit au débat,  à la critique, sans qu’il s’agisse de blasphème ou que l’on puisse être accusé de menées antidémocratiques et antilaïques.

Du moins, c’est ce qui se passe à un niveau public, car il ne manque pas de gens pour me soupçonner d’être un ‘traître’ à la laïcité, voire pour écrire des propos qui vont dans ce sens, quitte à s’étonner quand mes positions ne correspondent pas à l’image qui se font de moi, tout en continuant de m’accuser des pires turpitudes (cf. le n° de juillet-août du Monde des religions) Mais, vivant en démocratie, on ne me met pas en prison ou on ne me torture pas pour autant.

Cela va sans dire, mais encore mieux en le disant car on pourrait parfois l’oublier. Ceci indiqué, c’est justement parce que la grande supériorité (non seulement « morale » mais aussi et surtout « intellectuelle » : une société où ce droit est respecté est plus intelligente face aux problèmes qu’elle rencontre) est la possibilité d’une critique libre qu’il faut exercer ce droit concrètement.

Comme dirait une célèbre pub, le droit à la critique ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

Ce droit s’exerce de diverses manières : le blog annonce des « Notes amusantes et savantes ».

-« Savantes » parfois parce que je ne traite pas de tout et de rien, mais principalement d’un sujet, la laïcité, où je pense avoir acquis quelques compétences.

-« Amusantes » aussi, à certains moments, et cela déroute certains/certaines internautes, mais un blog n’est pas un cours en Sorbonne (et même, ceux qui me connaissent, savent que…) et il me semble que l’humour peut contribuer à une certaine désacralisation, à une prise de distance, y compris à l’égard de soi-même.

Mais je pourrais multiplier les qualificatifs. Les Notes sont aussi, parfois, « hypothétiques », notamment quand j’ai envie de dire quelque chose de sérieux, mais qui ne correspond pas directement à des recherches. C’est le cas de cette présente Note.

 

D’abord quelques idées peu originales sans doute mais qui ne me semblent pas négligeables :

 

-Ce n’est pas innocenter les auteurs des attentats que de rappeler les aspects désastreux de la politique américaine : non seulement la guerre d’Irak et ses suites, mais pour ce qui concerne plus particulièrement l’objet d’étude de ce blog : les représentations (du monde, de la vie, etc), la transformation d’un type particulier de démocratie en « Bien » luttant contre le Mal.

La formulation de Churchill indique que la démocratie est le moins mauvais système, que (pour le moment du moins) l’être humain n’a pas trouvé mieux pour organiser un vivre-ensemble. En faire la figure du « Bien », c’est la dénaturer, la transformer en entité sacrée, entrer dans un processus où, précisément, elle risque de perdre ce qui en fait, structurellement, le moins mauvais système : c'est-à-dire le fait qu’elle comporte, dans son être même, le droit à la critique.

 

C’est cela aussi la « religion civile » et l’instrumentalisation politique de Dieu. Heureusement il existe également un républicanisme laïque aux USA, qui fait que cette sorte de sacralisation, qui avait également été faite au moment de la guerre froide, ne va pas jusqu’au bout. Mais quand même.

C’est pour cela que quand j’ai perçu que notre président commençait à emprunter cette voie de la religion civile à l’américaine, j’ai tout de suite tiré la sonnette d’alarme, avec une conviction et une ardeur qui a parfois surpris. Je viens de recevoir un dossier de presse d’Albin Michel et je trouve très significatif du malaise de certains auteurs d’article de presse concernant ma Laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy, comme si, de la part de laïques intransigeants comme de partisans de la « laïcité ouverte », on voulait me cantonner à un rôle précis, avec interdiction d’être dialectique ou mobile. Triste !

-D’autre part, Jospin a eu raison de rappeler (sur France Inter, vendredi dernier je crois) que la décision qu’il a prise avec J. Chirac d’envoyer des soldats en Afghanistan correspondait à un autre contexte. Mais il ne faut pas sous estimer les risques d’une décision de ce type. Les soldats avancent en territoire inconnu, géographiquement mais aussi socialement, culturellement. Ils ne veulent pas être abattus, se voir tirer comme des lapins. Cela est tout à fait compréhensible mais induit au bout du compte que tout le monde devient un adversaire potentiel.

Et quand on considère, quand on regarde des gens comme des adversaires potentiels, non seulement on tue des personnes qui n’avaient rien à voir dans le conflit, mais, plus généralement, on met la population en situation où elle va, en retour, vous considérer, vous aussi, comme un adversaire.

Si on ne prend pas en compte cet aspect contreproductif, il vous revient dans la figure, tel un boomerang.

Ensuite, je voudrais parler un peu de l’ouvrage, court mais important, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd : Le rendez-vous des civilisations, paru il y a juste un an au Seuil (« La république des idées »). La thèse de cet ouvrage est que « l’examen d’indicateurs sociaux et historiques profonds impose l’idée d’un rendez-vous des civilisations », et non celle d’un « choc des civilisations », d’un « antagonisme essentiel entre islam et occident. »

Par une synthèse brillante de nombreuses études, les auteurs montrent que « le monde musulman est entré dans la révolution démographique, culturelle et mentale qui permit autrefois le développement des régions aujourd’hui les plus avancées ».

A partir de là, ils rappèlent que les périodes de transition, en occident, « furent émaillées, elles aussi de troubles et de violences nombreuses ». Et ils ajoutent : « les convulsions que nous voyons se produire aujourd’hui dans le monde musulman peuvent être comprises, non comme les manifestations d’une altérité radicale, mais au contraire les symptômes classiques d’une désorientation propre aux périodes de transition. »

Les auteurs rappellent que la sécularisation ne signifie nullement la disparition de la religion mais son individualisation, le déclin d’un régime d’hétéronomie sociale. Cette sécularisation n’est pas incompatible avec « une importante résurgence des pratiques religieuses. »

Dans cette perspective, l’islamisme radical serait bien davantage un combat de dernière heure qu’une menace de déstabilisation du monde. Rien de ce qui se passe n’est minimisé, mais cela est mis dans un contexte qui permet de l’envisager de façon froide et distanciée.

Les deux auteurs ne concluent pas sur l’émergence d’un monde homogène, mais beaucoup plus sur des « trajectoires de convergence ». Ils restent relativement prudents, ne voulant sans doute pas dériver vers une analyse déterministe, ce qui est toujours le risque quand on étudie l’interaction de certains fondamentaux sociétaux. Mais cette analyse présente l’intérêt de ne pas être dans un littéralisme de l’actualité. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’E. Todd se trouve dans une telle situation.

Il avait, par exemple, pronostiqué que la mondialisation engendrerait un certain déclin de « l’empire américain » et je me rappelle des journalistes le harcelant après la victoire des USA à Bagdad, qui (pour eux) aurait prouvé l’incongruité d’une telle hypothèse. Il avait répondu : attendez la suite.

 Cela ne le rend certes pas infaillible, mais montre que l’on doit le lire avec attention. Je dirai que l’hypothèse développée par Todd et Courbage constitue un pari plausible, et que, ne serait-ce que stratégiquement, il nous faut faire ce pari.

En effet, il me semble que ce que les 2 auteurs montrent signifie que virtuellement des conditions sont réunies pour une telle « trajectoire de convergence ». Mais, plus qu’eux peut-être, il me semble que le rôle des différents acteurs, leurs interactions, peuvent modifier le cours des événements. C’est la tâche d’un historien sociologue que d’insister sur ce point.

C’est pourquoi, il est capital de rappeler, de manière aussi bien théorique, intellectuelle, que par des comportements pratiques que ni la sécularisation ni la laïcité ne signifient une disparition de la religion. La laïcité, notamment, ne signifie pas l’obligation d’adopter une religion light, théologiquement libérale, mais simplement de respecter les règles du vivre-ensemble, la tolérance civile, pour le droit à la liberté de conscience de tous soit effectif.

La laïcité demande aux musulmans de bien tirer les conséquences de la sourate du Coran qui énonce qu’il ne doit pas y avoir de contrainte en matière de religion. C’est d’ailleurs seulement ainsi que la foi peut être authentique.

Une telle attitude laïque, qu’il faut non seulement prôner mais concrétiser dans la pratique, non seulement permet à la laïcité de juguler ses propres dangers (se transformer en religion civile, en contre religion, en antireligion) mais elle me semble aussi stratégiquement la meilleure. Elle permet d’isoler les véritables extrémistes, de les rendre non attractifs auprès de celles et de ceux qui veulent essentiellement pouvoir pratiquer leur religion telle qu’ils la comprennent.

Et quand des personnes ont un pied dedans, un pied dehors, effectuer un tel pari donne l’élan pour agir de manière œuvrer pour, qu’au bout du compte, les deux pieds soient dedans, pas dehors…

Les militants et militantes laïques qui sont essentiellement dans la dénonciation, et non dans une réflexion positive (pas au sens de Sarko, naturellement, mais on va dans le mur si on lui accorde une propriété exclusive sur ce terme !) sur la laïcité, qui confondent « orthodoxie » et «intégrisme » et qui pensent que toute autre attitude n’est que naïveté, non seulement ont, à mon sens, tort sur le fond, mais ils adoptent également une stratégie très dangereuse.

Ils font ainsi le jeu de leurs adversaires. Les extrêmes se touchent souvent et s’alimentent les uns les autres. C’est ce qu’avait compris Jaurès quand il fait, en 1905, le pari d’une acclimatation des catholiques à la laïcité pour contribuer à élaborer une loi laïque, la loi de 1905, qui favorise cette acclimatation.

Ce pari est un pari à moyen et long terme. Mais là aussi une vision courte des choses, un horizon trop étroit, trop borné par une actualité immédiate s’avère incapable d’une véritable vision. 



 

13/09/2008

BENOÎT XVI ET MOI, UN DESACCORD DE "HAUTE TENUE"

Quelle vie trépidante mes amis : j’arrive de Buenos-Aires, où j’ai donné conférence et séminaire pour fêter le 20ème anniversaire de la fondation de la Faculté de sciences sociales

(vous n’allez pas me croire : ils ont des problèmes de locaux et de budget. Ah ce n’est pas comme en France où l’enseignement supérieur a tous les locaux et crédits nécessaires, même plus qu’il n’en faut !), et, arrivant chez moi, surprise, j’entends et je vois Sarko, en direct sur France 2, entonner un nouveau refrain à la gloire de la « laïcité positive ».

Pris par mille choses à faire, je n’ai pas encore pu étudier soigneusement son discours. Je l’ai pris en cours de route et donc je n’ai pas entendu le début ; je serai donc prudent. Il me semble cependant avoir discerné quelques inflexions « positives » (en tout cas plus que la laïcité du même nom).

 

Non, non, ne montez pas tout de suite sur vos grands chevaux, je n’ai pas dit que j’étais d’accord. Mais, il ne fallait pas s’attendre à un virage à 180 degrés et j’ai noté que le président a parlé « d’assumer » les « racines chrétiennes ». On va revenir sur le terme de « racines », mais au Latran, il avait parlé d’assumer et de « valoriser » les racines « essentiellement » chrétiennes. Valoriser et essentiellement sont passés à la trappe.

J'ai entendu aussi que la démocratie était fille des Lumières et que la religion pouvait être tentée par le fanatisme, accents inconnus au Latran.

De même, mister président a parlé (ce n’est peut-être pas du mot à mot, j’arrivais et mon ordinateur était encore dans mes bagages) des « convictions philosophiques et religieuses » alors qu’à Latran il avait, « ostensiblement » diraient certains, privilégié le christianisme en général (morale du curé et du pasteur) et le catholicisme en particulier.

 

Mais encore une fois, je n’ai pas entendu le début. Je réserve donc mon jugement final, urbi et orbi, où je décréterai de façon infaillible, ce que tout laïque ‘doit’ en penser. Ah mais, ce n’est pas pour rien, quand même, que la revue Sciences Humaines a écrit que j’étais le « pape de la laïcité ».

En fait, si j’avais raccourci un peu mon séjour argentin, malgré les charmes des habitants de ce pays, c’était notamment parce que j’étais parmi les 700 « représentants du monde de la culture » auxquels le pape avait décidé de s’adresser aux Bernardins.

Et comme nous sommes entre nous, je vais même vous faire une confidence : à l’origine, c’est à moi et à moi seul que le pape voulait s’adresser. Pensez, un dialogue entre le pape des catholiques et le pape de la laïcité, il trouvait, le gars Benoît, que cela ne manquait pas de chien.

Mais, surtout ne le répétez pas, parce que, moi-même personnellement, j’ai refusé tout de go. « Il y en a des qui me trouvent déjà trop ouvert, à la limite lèche soutane, ai-je répliqué. Vous allez définitivement me compromettre… »

Alors là, STS (Sa Très Sainteté) a eu un sourire un peu malicieux. Presque un sourire à la Dalaï-lama, si vous voyez ce que je veux dire. « Et si j’invitais 99 autres personnalités, pour préserver votre incognito. Grâce à ce compromis, vous ne serez pas compromis… » m’a-t-il dit, en latin of course.

 

Moi, vous me connaissez, je n’ai pas cédé pour autant. Alors il a augmenté la mise : 149, 199, 229, 366, etc, etc. Et je vous avoue (mais que cela reste strictement entre nous. Pensez à ce qui arriverait si un rrrépublicain de mes deux apprenait la nouvelle) que, quand il est arrivé à 699, j’ai lamentablement cédé.

Il faut dire, Jean-Pierre, que c’était sa dernière offre, son "dernier mot", car à 701 personnes, les Bernardins ne correspondent plus aux normes de sécurité.

En tout cas, c’est ce que m’a dit Carla, la sublime[1], à qui, profondément déprimé, l'évêque de Rome avait passé le relais (mais non, ce n’est pas à cause de cela que j’ai cédé. Pour qui me prenez vous ?).


[1] Il s’agit, vous l’aurez tous (et toutes) compris de la magnifique et voluptueuse héroïne de mon immortel roman historique : Emile Combes et la princesse carmélite, improbable amour (2ème édit. Aube poche, 2007) ; roman écrit en 2005 et donc, bien avant qu’une imitation (pas trop mal, je le reconnais, mais imitation quand même) entre à l’Elysée.

Bref, Benoît a invité du menu frottin pour assister à notre face à face : des Académiciens en goguette, Bernadette Chirac et son mari, le gars Bertrand, candidat au secrétariat du PS (parce qu’ils reçoivent encore du courrier, les socialos, faudrait pas croire), VGE, l’instit en chef Darcos (tiens, je croyais qu'il y avait encore classe le vendredi aprés'm), des intellos rrrépublicains aussi, et pas des moindre… Pleins d’universitaires de toutes les régions de France. Même des évêques. C’est dire.

(Bon, voilà que je suis interrompu en pleine inspiration, par un travail urgent. Et une bonne partie de l’après midi, je signe mon livre La laïcité expliquée à M. Sarkozy à la Fête de l’Huma : eh oui, j’ai voulu compenser. Même si cela n’a pas du tout plu du tout à Benoît, qui m’a dit d’un air complètement dégoutté : « Pfeu, Marie George, combien de divisions ? »

Mais vous ne perdez rien pour attendre : j’ai même -oh miracle- des choses « sérieuses » à dire sur le discours de Benoît aux Bernardins. Un peu de patience : ce soir, vous saurez EN QUOI, SUR QUOI ET POURQUOI, BENOÎT ET MOI, AVONS UN DESACCORD DE « HAUTE TENUE »)

Donc, de retour de la Fête de l'Huma,  je reprends, et très sérieux cette fois, promis.

Benoît XVI a parlé pendant environ trente cinq minutes. Sur le thème « des origines de la culture occidentale et des racines de la culture européenne ». En fait c’était une sorte de cours de théologie historique sur l’œuvre des moines qui (je paraphrase et résume le pape d’après mes notes), puisant dans « les trésors de l’antique culture » ont forgé « une culture nouvelle ».

Mais le but des moines n’était ni de perpétuer la culture antique, ni d’en construire une nouvelle, mais de "rechercher Dieu", d’avoir une visée « eschatologique », non au sens chronologique de la fin du monde, mais à celui, existentiel, de recherche du « définitif », au-delà du « provisoire ».

Cette recherche de Dieu, révélé dans la Bible, engendre donc une « culture de la parole ». En raison même de cette recherche, les « sciences profanes » deviennent importantes : écoles, bibliothèques font partie du monastère, il y a alors formation de la raison, érudition.

Pour le pape, cette « Parole » donne naissance à une « communauté » de ceux qui partagent la même foi, elle engendre une réponse qui est acte corporel autant que spirituel. Et, après avoir parlé des Psaumes et affirmé  que là est née la « grande musique occidentale », le pape a insisté sur la Bible comme étant « les Ecritures » et non « l’Ecriture », un recueil de textes écrits pendant plus d’un millénaire, une Parole de Dieu se révélant à travers les paroles humaines, l’histoire et le multiple. La Bible a besoin d’une « interprétation » et  d’une « communauté », elle n’est pas présente dans la seule littéralité du texte.

Et la communauté résulte du fait que la Parole trend attentif les uns aux autres. Benoît XVI a insisté sur « la tension entre le lien et la liberté » qui existé dans l’œuvre du monachisme et qui a imprégné la culture occidentale. Cette tension, a-t-il ajouté, va contre « l’arbitraire du subjectivisme » et le « fanatisme du fondamentalisme »

Ouf : là on a vu des journalistes, un peu dépassés par les développements de ce discours théologico-historique, retrouver leurs marques (c'est-à-dire, trouver un sens politique aux propos pontificaux) et bien noter : « condamnation par le pape du fanatisme fondamentaliste ».

Selon Benoît XVI, le deuxième élément du monachisme (après la « culture de la Parole ») est la « culture du travail » : dans le monde grec, le travail était l’œuvre des esclaves, et l’homme libre était oisif. Ce n’est le cas ni dans la culture juive, ni dans le monachisme qui valorise le travail manuel. Jésus transgresse même l’obligation du repos du shabbat : le Dieu créateur est le Dieu qui travaille. L’accouchement de l’Histoire par l’homme est une collaboration avec le Créateur.

« Universalité de Dieu et universalité de la raison ouverte à Lui» précise le pape qui conclut qu’une  « culture purement positiviste » qui relèguerait dans le subjectif la question de Dieu constituerait un abandon de la raison, autant qu’un abandon de Dieu et que la recherche de Dieu constitue « le fondement de la culture véritable ».

Conclusion lapidaire ! Outre mon désaccord avec cette conclusion, j’ai été surpris que l’exposé s’arrête de cette façon : je m’attendais à une seconde partie sur la manière dont la « culture de la Parole » et « du travail » exposée par le pape pouvait, aujourd’hui, dialoguer, voire interroger, la culture moderne sécularisée. La fin m’a laissé sur ma faim.

Dans le pot qui a suivi, j’ai tenté de discuter avec des universitaires (excusez, ce sont eux que je connais et avec qui je peux m’entretenir le plus facilement) de tous bords. Cela a confirmé mon impression.

Il existait une sorte de consensus pour dire, en même temps : un discours de « haute tenue » (et les quelques rrrépublicains avec qui je me suis entretenu n’étaient pas les moins louangeurs. Une personne insistait même sur la douceur, la bonté présente dans le visage du pape, comme quoi !) et une fin abrupte, alors qu’une seconde partie aurait été bienvenue.

Je vais donc préciser mes désaccords. Certains sont liés au fait que je suis protestants, d’autres au fait que je suis historien, etc d’autres encore au fait que je suis Jean Baubérot, réductible à aucune de mes identités multiples (ceci pour être clair face à ceux qui s’indignent du « communautarisme » mais vous étouffent facilement en vous englobant par une de vos identités).

Sur le discours lui-même j’ai apprécié l’insistance mise sur la Bible comme recueil pluriel de textes, sur l’importance de l’interprétation. Il paraît qu’à une autre occasion, Benoît XVI aurait cité positivement Ricoeur, ce qui est sans doute inhabituel.

J’ai également apprécié l’indication d’une « tension entre le lien et la liberté » : c’est effectivement une préoccupation essentielle de la culture occidentale, y compris de la modernité occidentale.

Je vous recommande notamment, pour réfléchir à ce sujet, l’ouvrage de J. Beauchemin : La société des identités (Montréal, éditions Athéna, 2005, 2ème édit 2007) : sa perspective n’est pas la mienne, elle serait plutôt dans la défense du citoyen abstrait et surtout d’un universel que je pense être, en fait, particulier, mais cela de façon beaucoup plus intelligente et donc suggestive que la défense qui en est faite généralement en France. Et l’ouvrage offre matière à réfléchir sur la tension entre lien social et liberté des appartenances.

Mais j’ai, tout de suite une interrogation un peu soupçonneuse : quand le pape parle d’interprétation, il la relie tout de suite à la « communauté ». J’aimerais qu’il précise comment s’effectue la tension entre lien et liberté dans la communauté. L’interprétation de la Bible a été réservée, dans l’Eglise catholique, au magistère et le double refus du « subjectivisme » et du « fondamentalisme » s’est effectué au profit du magistère.

La « liberté », notamment la liberté d’interprétation, l’interprétation hérétique n’est-elle pas nécessaire au « lien » pour que celui-ci ne devienne pas figé, étouffant ?

Le texte lui-même, une fois rédigé, possède une vie propre, libre, en ceci qu’aucune communauté n’en est propriétaire, que l’individu solitaire peut aussi se réclamer du texte, contre l’interprétation que la communauté (ou ceux qui y ont le pouvoir) en donne ou impose.

Et cette interrogation ne vaut pas seulement pour la Bible et pour la communauté ecclésiale. Elle est valable pour tous les rapports entre texte et institution. Pour les textes politiques, administratifs, etc. En cela il pourrait avoir un véritable dialogue sur le fondement théologico-politique dans la culture occidentale sécularisée et les ruptures ou non ruptures qui ont eu lieu.

Privilégier la culture monastique c’est privilégier une certaine manière de faire communauté. Bien sûr le pape a raison d’insister sur l’importance que les moines ont donné aux textes et au travail, ce qui a contribué à en faire des agents de civilisation. Les moines du haut Moyen-Age renoncent au « monde » et, paradoxalement, par cela même, ils vont le transformer.

Cependant, la « réforme grégorienne » (Grégoire VII, pape mort en 1085) structure la communauté ecclésiale selon le modèle monastique. Le célibat est imposé aux prêtres et les laïcs sont privés de rôle religieux, ce qui va notamment marginaliser les femmes. L’apologie de la chasteté se lie à une éthique de la pureté et le célibat permet au pape de disposer d’un corps clérical dévoué, non soumis aux transmissions d’héritage.

Cette cléricalisation va donc de pair avec une centralisation romaine de l’Eglise. Elle est faite au service de la puissance papale : prééminence sur les évêques, prééminence sur le « pouvoir temporel » : Grégoire VII est le pape  qui oblige l’empereur d’aller à Canossa (en 1077).

Donc, que les moines aient joué un rôle très important, et souvent aujourd’hui sous estimé, dans la construction de la culture européenne, et dans la transmission de la culture antique, certes. Mais, privilégiant le lien sur la liberté, ils ont trié dans cette culture ce qui servait à ce lien. Du coup, ils ont privilégié certaines interprétations, et même réorientations de cette culture, et ont laissé dans l’ombre des pans entiers. D’où la revanche de la liberté, d’abord grâce aux transferts interculturels (Averroès, etc) et, plus systématiquement, à partir du XVe siècle et de la Renaissance, l'étude de l'Antiquité à nouveaux frais. Cela pour faire surgir d’autres interprétations et retrouver ce qui avait été abandonné, laissé dans l’impensé.

C’est pourquoi d’ailleurs j’estime que le terme de « racine » est impropre. L’activité des moines ne constitue pas les « racines » de la culture européenne, mais une des étapes essentielles, un moment historique : cette culture a, en effet, un avant et un après. La métaphore des « racines », risque toujours de privilégier une époque, une orientation au détriment des autres.

Elle risque d’être dans une quête jamais assouvie des origines. Et elle n’échappe pas à des conflits interprétatifs qui seront marqués idéologiquement. De quelle culture parle-t-on d’ailleurs ? Il suffirait d’ajouter un adjectif et de parler des racines de la « culture européenne moderne » pour que les dites racines ne soient plus les mêmes.

 

Son apport à l'émergence de la culture européenne moderne, l’Eglise peut la revendiquer puisque l’université est née à partir des écoles cathédrales, qu’Innocent III a reconnu la distinction entre les fonctions religieuses et enseignantes et que le pape Grégoire IX, par la bulle Parens scientarum (1231) a confirmé les « privilèges » universitaires. Cela coïncide avec l’avènement de la scolastique, méthode qui promeut la légitimité de la disputatio.

Fille de l’Eglise, l’université va s’affranchir de sa mère et devenir le lieu de la « liberté », face aux exigences du lien, qu’il soit politique, social ou religieux. Dés 1277, certaines audaces universitaires, notamment la thèse d’une « double vérité » (celle de la « révélation » et celle de la « raison naturelle »), qui autonomise la connaissance par rapport à la religion, sont condamnées par l’évêque de Paris. Mon collègue, Thomas d’Aquin lui-même sera visé, avant d’être canonisé en 1323.

J’aurais aimé que le pape se confronte à ce problème : s’il est vrai que le christianisme a constitué un agent culturel très important en Europe, à un moment donné par le moyen même de l’institution qu’il a créé (= l'université), la production de la connaissance a pris son autonomie, s'est émancipée. Cette prise d’autonomie et d'émancipation est-elle légitime, comme l’ont affirmé les puritains au XVIIe siècle (cf. les travaux de K. R. Merton) ? On aimerait avoir la position d’un pape universitaire sur cette question.

Dans cette perspective, que signifie la reconnaissance par Jean-Paul II que l’Eglise catholique avait eu tort de condamner Galilée ? N’implique-t-elle pas, implicitement au moins (mais il vaudrait mieux que ce soit explicite), la reconnaissance de cette autonomie de la connaissance ? De la nécessité d'un "agnosticisme méthodologique" quand on est un chercheur (même chrétien)?

La synthèse entre raison et foi, opérée au Moyen-Age, a eu sa grandeur et il n’est pas dans mon intention de la dénigrer. Emile Combes (je rapporte ses propos dans le romans que vous savez) en parlait très positivement. Que l’acte de foi ait lui-même une cohérence interne, une raison intérieure, selon la thèse d’Anselme de Canterbury, sans doute (même si on ne peut plus en rendre compte de la façon dont il le faisait).

 

Mais il existe une raison commune aux individus d’appartenances multiples. Certes, elle ne doit pas être déifiée (la « déesse Raison » des révolutionnaire était déraison) ; elle a, elle aussi ses conflits interprétatifs. Pour autant, aucune Eglise n’en est ni la gardienne ni la propriétaire.

Et que devient la liberté de conscience dans cette croyance papale en une objectivité culturelle de Dieu ?

 

Ce continuum mis entre foi et raison, Dieu et culture a comme conséquence que si l’idée d’un ordre politique chrétien est à peu près abandonnée, il en est pas de même d’un ordre moral, où l’Eglise catholique prétend savoir et dire quelle serait la « morale naturelle » valable pour tout être humain.

Et c’est là qu’il existe un dissensus, non entre laïcité et christianisme ou même laïcité et catholicisme, mais entre les laïques de toutes convictions et croyances (y compris de très nombreux catholiques) et ceux qui, dans le catholicisme comme dans d’autres religions et convictions, croient devoir imposer leurs idées morales comme normes sociales.

Le lien doit se construire à partir de la liberté. Telle est, en tout cas, l’option anthropologique fondamentale qui est la raison d’être de ce blog.

10:50 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (7)

01/09/2008

POUR UN VERITABLE SERVICE PUBLIC TELEVISUEL

Nathalie C (elle se reconnaîtra) m’a dit, au moment de la bise de départ en vacances, qu’elle trouvait mon Blog sympa, mais avec des Notes trop longues. Cela tombe bien, je n'ai pas beaucoup de temps et je vais donc tenter de faire court.

Cette Note est la 1ère d’une série de trois Notes de rentrée. Comme depuis une semaine on nous bassine sur la rentrée scolaire, je vais commencer par la télévision avant une note sur l’école et une autre sur les blogs en général et le mien en particulier.

Je trouve fort décevant et, hélas, très significatif de l’état de décrépitude dans lequel nous sommes, les réactions dominantes au processus d’abolition de la publicité sur les chaînes publiques. Même l’hebdo sans pub, le Canard enchaîné (dans un article, en juillet, je n’ai pas noté la date) réduisait cela à un cadeau fait aux chaînes privées.

Et à peu près tout le monde fait comme si le problème principal était de ne pas diminuer d'un centime le fiancement des chaînes publiques pour qu’elles aient les moyens de faire « une télévision de qualité » (propos énoncés tout le temps, de façon stéréotypée), court circuitant quantité et qualité.

Au même moment, on vous annonce que ces chaînes ont perdu un peu d’argent dans la retransmission des Jeux Olympiques. Il est clair que, sans pub, elles en perdront encore plus, et idem pour la retransmission du tour de France.

Quand je veux me distraire, je ne boude certes pas le sport à la télé. Outre les paysages souvent magnifiques, le tour de France a un coté « petite madeleine de Proust », même si les affaires de dopage l’ont bien désenchanté (j’étais pour Poulidor contre Anquetil : on sais maintenant que ce dernier était super dopé et que Poulidor, encore 3ème du tour à 40 ans, en aurait gagné plusieurs s’il y avait eu de rigoureux contrôles antidopage)

Mais je m’égare et parle d’un temps où certains internautes, qui me font l’amitié de surfer sur mon blog, n’étaient même pas encore dans les spermatozoïdes de leur père !

Tout cela pour dire : le sport : je peux le regarder sur des chaînes privées. Pourquoi les chaînes publiques achètent, fort cher, des exclusivités de représentations sportives ? Quelles économies pourraient-elles réaliser si elles ne jouaient pas ce jeu là, en concurrence avec les chaînes privées ?

Thas is the (first) question, comme dirait le regretté William. Or je n’ai jamais lu ou entendu un journaliste posé le problème de cette manière. Tous font comme si les choses devaient continuer comme aujourd’hui.

Or tout l’intérêt d’un service public télévisuel sans pub consiste justement à ce qu’il ne soit pas en concurrence (uniformisante) avec les télés privées, mais invente une télé franchement différente. Des spots publicitaires actuels de la télé publique tentent de nous faire croire qu’elle est déjà différente. Un peu, peut-être, mais franchement le compte n’y est pas. Loin de là.

Or l’enjeu d’un service public télévisuel contrastant avec les télés privées est immense : il est comparable à celui de l’école publique il y a un siècle (ou un peu plus). Plus même peut-être : c’est la télé qui est le principal formateur culturel, mental, idéologique aussi bien pour les adultes que pour les enfants et les adolescents.

Et le fait qu’il n’y ait pas un fort mouvement d’opinion organisé et très actif (comme l’a été la Ligue de l’enseignement pour l’école publique qui, sans cet ensemble associatif, dynamique et puissant, n’aurait jamais pu réussir comme elle a réussi) pour s’enthousiasmer en faveur de la perspective d’une télé publique sans pub et dynamiser, orienter cette réforme montre peut-être que nous sommes tous déjà dépendants, intoxiqués, que nous subissons une grave addiction à la publicité.

Oui je sais c’est Sarko qui a propulsé cette réforme, et pour certains, cela ferait mal au sein de soutenir Sarko, ne serait-ce que sur un sujet particulier (qui n’empêche certes pas de s’opposer sur d’autres, et par exemple d’exiger la création d’une instance indépendante pour gérer ce service public de télévision). Surtout que Sarko, il fait la réforme à sa manière et effectivement, elle avantagera financièrement des chaînes privées.

D’accord : ben oui, Sarko, il est de droite et les gens le savaient quand ils l’ont élu. Il ne fait pas une réforme comme la gauche aurait du la faire ; sauf que la gauche, justement, ne l’a jamais faite pendant les 15 ans où elle a été au pouvoir. Et je ne suis pas vraiment sûr, d’ailleurs, que si la gauche avait fait cette réforme, elle l’aurait faite de façon structurellement différente.

Et puis, si vous refusez de tenter de peser pour orienter (ne serait-ce qu’un peu, mais comme le chanterait Souchon « c’est déjà ça ») une réforme de ce genre sous prétexte que c’est un président de droite qui la fait, je vous conseille d’hiberner tout de suite et d’hiberner longtemps, vu l’état de la dite gauche !

D’ailleurs, au risque de vous choquer, moi cela ne me met pas totalement hors de moi qu’il y ait plus de pub sur les chaînes privée. Ceci pour 2 raisons : d’abord, soyons réaliste, cela devait arriver de toute façon un jour ou l’autre. Il suffit de regarder les chaînes d’autres pays pour s’en convaincre. Il vaut mieux, donc, que cela arrive avec, en contre partie, un service public sans pub.

Ensuite, cela fait partie de la fameuse « différence » justement : au téléspectateur de choisir : une télé avec plein de pub et qui saucissonne les émissions et qui les soumet à la logique publicitaire ; une télé sans pub et qui ne tenant pas compte de cette logique propose réellement une autre télévision. Actuellement, à cheval sur la redevance et la pub, le service public est comme l’âne de Buridan : il n’arrive pas véritablement à choisir.

Bien sûr, je ne suis pas naïf au point de ne pas me douter où ira le choix quantitativement majoritaire ! Mais ne me semble pas du tout décisif.

D’abord parce que le premier rôle de la télé publique serait, précisément, de faire comme si elle s’adressait à une « élite ». Hou la la, j’en vois déjà qui sortent leur revolver : attendez que je finisse mon raisonnement avant de me flinguer : il est beaucoup plus dialectique que vous ne le croyez.

L’inégalité, en matière de culture, de capacité de réflexion, de mentalité, d’idéologie : elle existe déjà, ne vous déplaise. Et elle a une influence sur le reste de la population. Des personnes se trouvent, socialement, en situation d’enseignant (au sens strict et surtout au sens large du terme : des travailleurs sociaux aux médecins, en passant par tous ceux qui s’expriment publiquement  et notamment les journalistes eux-mêmes, qui se copient allègrement). Et, à part, pour certains, le domaine précis qu’ils connaissent bien, ils sont eux-mêmes (et de plus en plus) influencés par la télévision.

Je suis pour ma part frappé par le fait que des émissions de qualité fort moyenne (il faut traiter les sujets à la mode et quand ils sont « d’actualité », c'est-à-dire quand un événement suscite de l’émotion et induit donc un traitement émotionnel plus que rationnel ; cela pour faire de l’audimat, nécessité absolue face à la pub) soient considérées comme des émissions de références par beaucoup de membres de cette « élite » influente.

Et les émissions où vous êtes vous-même invité ? me demanderez vous. Cela dépend beaucoup, précisément de la façon dont le sujet est traité par le journaliste (animateur ?) qui (en fait) a le pouvoir. Il est souvent beaucoup plus difficile qu’il y a 25 ans de développer un raisonnement, de proposer une argumentation.

Souvent il faut réagir à de pseudo reportages, censés reproduire la réalité (alors que le montage leur fait dire ce que le responsable de l’émission souhaitent qu’ils disent) qui servent de norme pour jauger vos dires. On vous impose une vision très orientée de la réalité et on vous demande de réagir au quart de tour et, au bout de 37 secondes, on vous coupe allègrement la parole.

La disparition de ces reportages de merde, qui coûtent cher (eux, vous c’est seulement les frais de taxi) augmenterait la qualité de l’émission tout en réduisant sensiblement son coût.

Et puis, ce n’est un secret pour personne, les émissions les plus sérieuses étant celle qui rapportent le moins de pub, elles passent tard le soir. Plus de pub, plus de nécessité à les mettre vers minuit. Si du moins, on est capable d’inventer un service public réellement différent.

Une télé pour « élites », écoutée et regardée parfois par 5% des gens seulement, mais des personnes en position de « décideurs culturels », de formateurs, d’enseignants au sens large, à qui ont donné des instruments de qualité sur de multiples aspects de la réalité, y compris ceux déconnectés de l’actualité, c’est une télé qui, à terme, peut influencer la majorité de la population.

Tout est une affaire de rythme temporel. Si la télé privée possède (déjà) l’hégémonie à court terme, le service public télévisuel peut acquérir l’influence à moyen et long terme.

Et j’insiste sur le fait que cette télé d’élite, ce service public, payé par l’impôt, est offert au choix de tous. Tous peuvent regarder, écouter, si l’envie leur prend. Tous peuvent se cultiver gratuitement. Se divertir aussi, car il ne s’agit pas de priver la télé publique de films ou d’émissions divertissantes. Simplement changer certaines choses. Par exemple le rythme de certaines émissions : vous ne pouvez pas préparer une émission de variété de qualité toute les semaines. Un rythme mensuel permet beaucoup plus d’inventivité. Et, je l’ai déjà indiqué, la télé était de meilleure qualité quand il n’existait pas de pub. Les archives de l’INA possèdent un ensemble de trésors, le service public télévisuel doit pouvoir y puiser sans vergogne.

Tous peuvent, d’une manière ou d’une autre, faire partie de « l’élite », à certains moments. Tel serait le message et la justification de la redevance. Ce serait (notamment) le rôle de l’école d’apprendre à chacun à maîtriser la télévision, d’apprendre à la regarder et à l’écouter, à la décrypter aussi, avec discernement.

L’école n’enseignerait certes pas « caca la télé privée », au contraire : quand on veut regarder du sport, par exemple, ou une bluette cinématographique qui fait pleurer ou attendrir Margot (j’adore Pretty Woman : la chanson, Julia Robert, le conte de fée, tout… je n’en suis pas dupe pour autant),… Et l’école pourrait vous apprendre à considérer certaines choses au 3ème degré. Personnellement, je m’amuse beaucoup, scotché devant certains films auquel Télérama ne donne pas le moindre T jaune et que cet hebdo assortit souvent d’un commentaire un peu grognon.

Tous dans la culture people à certains moments, je ne suis pas contre, si la capacité de la distance humoristique est là. Je connais même pas mal de gens de la dite « élite » à qui cela ferait du bien de se peopliser un peu de temps à autre.

Mais l’école pourrait aussi apprendre à chacun que, s’il veut une formation permanente de qualité, ça c’est la première mission du service public, justement parce qu’il n’est plus asservit à la pub. Le service public scolaire serait relayé par le service public télévisuel, et cela gratis.

Et, allez, vous reprendrez bien encore un peu d’utopie, les ceus (des artistes aux journalistes en passant par les différents réalisateurs d’émissions diverses) qui collaboreraient au service public télévisuel sauraient qu’ils ne vont pas gagner des mille et des cent comme dans la télé privée. Mais ils auraient un sorte (attention, je vais écrire un gros mot) de « vocation ».

Après tout les universitaires qui montrent en prenant des responsabilités administratives qu’ils ont (aussi) les pieds sur terre gagnent bien moins que dans le privé, à niveau équivalent. Mais ils ont d’autres satisfactions professionnelles.

Et faire moins gagner d’argent à la télé publique qu’à la télé privée, c’est se prémunir contre le retour de certains animateurs crades qui, pendant un temps, y ont prospéré (je reconnais volontiers qu’elle a fait, ces derniers temps, quelques progrès, sur ce plan)

Vous m’avez compris, je ne dis nullement qu’il faut réduire la télé publique à la misère, je dis qu’il est vraiment très désolant que l’on nous bassine avec des arguments financiers, et que cela masque les vrais problèmes.

Je dis que nous sommes en train de rater magistralement une magnifique occasion de changer quelque chose dans ce pays.

Pardon, Nathalie, une fois encore, j’ai été trop long...

PS : bien sûr, cela ne signifie aussi qu’il faut s’opposer à la nomination du président de la télé publique par le président de la République et/ou le gouvernement. Mais on serait d’autant plus fort pour mener cette opposition qu’on serait dynamique dans les propositions d’un nouveau service public télévisuel. Tandis que la mollesse actuelle…

 

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