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02/07/2008

LIBERTES LAÏQUES EN AMERIQUE LATINE

Il faudra que je vous parle un jour de l’excellent petit livre (dense) de J.-Cl. Monod : Sécularisation et laïcité (PUF). Excellent à mon sens, bien que je ne sois pas d’accord avec l’extension qu’il donne au terme de « sécularisation » et la restriction de celui de « laïcité » à la France.

Pourquoi je vous en parle, sans en faire encore le compte-rendu ? Parce la restriction du champs de la laïcité contenue ce livre (paru fin 2007) m’est revenue en mémoire il y a peu, quand je me trouvais à Lima (Pérou), où vient de se tenir un séminaire de deux semaines consacré à la laïcité. Une fois de plus, ce séminaire démentait (par son existence même) cette fausse représentation d’une « laïcité exception française ».

Ce n’est pas le premier séminaire de ce type, loin de là : depuis 2006, d’autres de la même ampleur ont eu lieu au Mexique, en Bolivie, au Chili, au Brésil. D’autres, plus courts, dans d’autres pays latino-américains. D’autres sont prévues, de nouveau au Mexique, et un pays d’Amérique centrale.

A Lima, il y avait environ 75 participants, la moitié provenant du Pérou, l’autre moitié de divers pays d’Amérique latine. Environ les 2/3 étaient des femmes, concernées au premier chef par la laïcité qui signifie, entre autres, pour elles, une libre disposition de leur corps.

Le public était très large et de toute opinions, de toutes convictions. On pouvait y rencontrer aussi bien des personnes du mouvement gay et lesbien que des adventistes, par exemple, en passant par d’autres orientations et convictions. Une telle diversité se retrouvait aussi dans le Comité d’organisation

Alors je serai un gros vilain-pas-beau qui ferait un gros mensonge par omission si je n’ajoutais pas que cette diversité n’allait pas sans quelques tensions, dues à des vues bien sûr divergentes.

Mais la pluralité de vues était, pour l’essentiel, assumée et elle n’empêchait donc pas des relations fort conviviales. C’est aussi une laïcité à l’interne qui se trouvait expérimentée.

Ces divergences portent notamment sur une loi concernant la liberté religieuse en train d’être discutée au Pérou. Cette loi représente une réelle avancée en matière de liberté religieuse, pour les religions non catholiques minoritaires. Le poids du catholicisme (et en particulier de l’Opus dei) reste fort au Pérou, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, et il existe un Concordat avec le Saint Siège. Sur la progression de la liberté, tout le monde est d’accord.

Mais c’est une loi qui veut promouvoir aussi plus d’égalité entre religions. Et là, il existe un débat. Car le risque, que j’ai signalé dans mes interviews auprès de journalistes, serait d’accorder aux autres religions non plus seulement la même liberté, mais les mêmes privilèges que ceux dont bénéficie l’Eglise catholique :

Soit être des entités de droit public, bénéficier d’exonérations d´impôts sur les revenus de religieux, de propriétés immobilières et véhiculaire, impossibilité de perdre les biens même après un procès....Enfin, il me semble que ce projet (01008-2006) a subit déjà quelques modifications...j´espère au bénéfice de l´Etat laïque!

Certains ne nient pas qu’il y a, là, de l’interconfessionnalité, mais pour eux cela constitue une étape vers la laïcité. Pour d’autres, cela représente un risque d’entente possible entre les religions qui engendrerait  une nouvelle domination.

Même si j’ai entendu une agnostique défendre l’interconfessionnalité pour les raisons que je viens d’indiquer, ce sont surtout des « croyants » qui peuvent être tentés par cette optique, avec le risque de s’en contenter. La présence d’autres personnes consitue un rappel salutaire de la nécessité d’une égale liberté de tous.

Mais inversement, des agnostiques et des athées peuvent glisser de la revendication de la liberté dans la société civile, qui permet à chacun d’effectuer des choix, y compris de distance ou de désappartenance d’avec les religions, à une représentation dépréciative du message moral de certaines religions, message qu’elles ont le droit d’avoir à partir du moment où elles ne cherchent pas à l’imposer à l’ensemble de la société.

L’association n’a pas vocation à imposer une ligne de conduite à ses membres. Mais de leur donner des éléments de connaissance, et de réflexion qu’ils utilisent ensuite dans leurs choix d’action. L’objectif de laïcité est commun, l’évaluation des moyens peut diverger.

En effet, le titre de la session était : « Formentando el conocimiento de las libertades laicas », soit Formation à la connaissance des libertés laïques.

Ces séminaires insistent sur l’aspect « connaissance », il s’agit de formations qui s’appuient sur les démarches des sciences humaines et des sciences juridiques. Les intervenants et les participants sont capables d’esprit critique, y compris sur la laïcité elle-même, ce qui manque tellement à certains militants laïques en France.

Un établissement universitaire, El Colegio Mexiquense est co-organisateur de chaque session, et, dans chacun des pays où elle se déroule, il s’établit une collaboration avec une université. Dans la session qui vient d’avoir lieu au Pérou, il s’agissait de l’Universidad National Mayor de San Marcos, Faculté des Sciences sociales, Unité des post-gradués, dans le cadre de son programme sur les études de genre.

L’association qui est a l’origine de ces séminaires et qui en est responsable est Libertades Laicas Red Iberoamericana. Il s’agit d’une organisation souple qui possède des réseaux dans divers pays latino-américains, formés soit d’ensemble d’individus, soit de sections nationales. Ainsi, il existe une association Libertades laicas Perou. Le principal responsable de l’ensemble est le professeur mexicain Roberto Blancarte Pimentel.

En plus des séminaires dont il vient d’être question, l’association a diverses activités comme la publication des actes de certains des séminaires. Celui qui s’est tenu au Brésil vient de paraître, en portugais naturellement, sous la direction de Roberto A. Lorea (Em defesa das Liberdades Laicas, Livraria editoria Do Adyogado, Porto Alegre, 2008) et tout ce qui peut inciter à la réflexion et à la formation sur la laïcité.

Elle traduit aussi un certain nombre de textes. Un autre ouvrage récent, lié à l’association, est Los retos de la laicidad y secularizacion, proche des problèmes que l’on peut rencontrer dans sa vie quotidienne. en el mundo contemporàneo, publié par le Centre d’études sociologiques de El Colegio de Mexico sous la direction de R. Blancarte (2008).

L’association publie un bulletin électronique, Libela, qui est son organe, a un tract de presentation (« Quiénes Somos ? »), et possède un site internet, que je recommande à celles et ceux qui lisent l’espagnol (et même à d’autres, car quand on est « latin », ce n’est pas extrêmement difficile !) : www.libertadeslaicas.org.mx

On peut entrer en contact avec elle grâce au courrier électronique : libertadeslaicas@cmq.edu.mx

Le but de l’association consiste à viser une avancée des droits et des libertés civiles dans le cadre d’un Etat laïque. L’association promeut (et se fonde sur) la Déclaration internationale sur la laïcité au XXIe siècle dont R. Blancarte est, avec la professeure canadienne Micheline Milot et moi-même, un des principaux rédacteurs. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que M. Milot et moi, chaque fois que nous le pouvons, nous participons à ces séminaires. La Déclaration existe en version espagnole et portugaise.

Le titre même de l’association, Libertés laïques montre qu’elle aborde la laïcité sous l’angle des libertés laïques publiques. C’est un angle parlant de façon immédiate, parce que concret, proche des problèmes que chacun peut rencontrer dans sa vie quotidienne.

Cette approche se décline de 2 façons différentes :

- laïcité dans les relations Eglises-Etat : extension de la liberté de conscience, qui comporte la liberté de religion (mais aussi de conviction). La liberté religieuse est défendue dans le cadre (plus vaste) des libertés laïques, de la laïcité de l’Etat.

- laïcité et droits sexuels et reproductifs, ou liberté en matière de mœurs : les religions et Eglises peuvent proposer des règles morales à leurs membres si elles estiment que c’est nécessaire. Mais l’Etat laïque doit assurer à ses citoyennes et ses citoyens la liberté d’adopter ou non de telles règles. Les lois civiles et les règles religieuses doivent être séparées.

Pour terminer cette Note, 2 ou 3 impressions d’un séjour rapide à Lima (où l’accueil a été extrêmement chaleureux).

C’était l’hiver péruvien et s’il ne faisait pas froid la ville se trouvait plongée dans une forte humidité, qui peut exister même l’été. A la blague, quelqu’un disait que les Incas adoraient le soleil, peut-être parce qu’ils ne le voyaient pas souvent !

Les musées, en tout cas, consolent du temps humide. Ils montrent la richesse artistique extraordinaire des civilisations pré-incas et leur art lié aussi bien à la vie quotidienne qu’aux différents rituels.

Civilisations pacifiques : ils se donnaient bien quelques coups de machette de temps à autre ; on voit des trépanations effectuées des centaines d’années avant notre ère par des chirurgiens talentueux, mais  leur art de la guerre était rudimentaire, et d’autres civilisations venues des montagnes les ont envahis.

Une fois encore j’ai été frappé par la différence et de niveau de vie, et de manière de vivre (on ne parle généralement que du premier point) entre les quartiers résidentiels et les quartiers populaires. Bien sûr, cela existe aussi en France, il ne faudrait pas le minimiser, mais l’Amérique latine accentue les contrastes.

A Lima, dans les quartiers populaires, on ne trouve pas un seul arbre, un niveau de pollution absolument énorme, un système généralisé de débrouille qui fait que la rationalité n’est pas la même que celle de la société globale. On l’oublie trop souvent dans l’invocation de la raison.

 

J’ai été également frappé par la publicité. Non seulement, comme partout, règne la femme-objet. Mais, en plus, l’image de la femme qui est représentée est extrêmement hétérogène aux types de femmes qui existent très majoritairement : il s’agit d’une femme d’une blancheur extrême, alors que la majorité de la population est colorée, grande (alors que la taille est plutôt petite), à l’allure physique complètement différente des femmes péruviennes.

Quand on voit ces publicités, on se dit que cela doit être très humiliant pour ces dernières. Structurellement elles ne peuvent et ne pourront jamais ressembler à de tels modèles ainsi exhibés. Mais, finalement, ce n’est que l’exacerbation d’une situation plus générale, qui est (la plupart du temps) un angle mort.

24/06/2008

LAÏCITE, SCIENCE ET CROYANCE

Ma Note du 13 avril (« Agnostique et croyant ») qui, entre autres, commentait l’ouvrage d’H. Hatzfeld, Naissance des Dieux, devenir de l’homme, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) avait suscité une lettre réponse de l’auteur, publiée avec mon commentaire dans une nouvelle Note (même titre) du 31 mai. J’ai donné la suite de mon commentaire dans la Note du 8 juin (« Rationaliste et protestant, grand Dieu est-ce possible ? »). Je publie ici une nouvelle lettre d’H. Hatzfeld accompagné d’une nouvelle réponse de ma part. J’espère ainsi clarifier le débat, sans réduire la divergence (légitime) de nos positions.

16 juin 2008 

« Mon cher Jean, Je te remercie (…) pour les propos que tu as mis sur ton blog et dont certains me concernent.Je ne voudrais pas abuser de ton hospitalité mais, si tu le permets, préciser encore trois points.

Brièvement, je n’aime pas le mot athée parce qu’il désigne une « option philosophique » (comme tu dis) en n’évoquant que ce qu’elle exclut. En fait, il y a beaucoup d’athéismes. Savoir du reste de quel dieu il s’agit …

Sur l’humanisme, je sais que nombre de modernes utilisent ce terme comme désignant je ne sais quelle foi en l’homme. Je fais de ce mot un usage plus modeste en pensant à ces hommes des 15e  et 16e siècles qui trouvaient dans les lettres anciennes réconfort, plaisir, instruction : et ceci concernant non seulement les Saintes Lettres [= la Bible] mais aussi les Lettres humaines qu’ils voulaient lire dans de bonnes éditions et traduire dans les langues modernes.

Ils savaient que ces trésors peuvent aider à vivre mieux – à défaut d’une « foi dans l’homme » qui me semble-t-il, ne se gonflera que plus tard. Ne suffit-il pas de penser comme le sage chinois que j’ai cité, que l’homme est perfectible, qu’il peut progresser ? Il peut progresser

Le troisième point te concerne autant que moi. Je n’ai jamais pensé que l’homme puisse se contenter de la pensée rationnelle, scientifique dont il est capable (j’ai même dit explicitement le contraire). L’homme défié parce qu’il ignore, notamment par l’avenir dont il s’approche, doit inventer, imaginer, et de ce fait s’exposer au-delà de ce monde qu’il connaît. Il y a donc deux pensées ou plutôt deux moments de la pensée.

Il y a la pensée qui usant d’instruments solides parvient à se donner des certitudes durables. Et il y a la pensée qui doit nous donner un imaginaire « pour vivre » notamment des valeurs. Encore faut-il qu’il y ait compatibilité entre ces deux moments de la pensée, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on s’imagine un avenir avec une société sans classes alors que tout ce que nous savons sur les sociétés exclut que cela puisse exister.

Je me demande aussi comment tu peux juger compatibles une explication théologique de la religion et une explication anthropologique telle que celle que j’ai proposée. Il me semble pour ma part que la mort et la résurrection du Christ donnent à choisir entre deux versions incompatibles.

Soit il s’agit d’un acte de Dieu et d’un miracle, révélateurs de l’Amour dont Il nous aime. Soit il s’agit d’un mythe sotériologique né de la réaction « conforme aux Ecritures » d’un groupe de disciples accablés et provoqués par l’assassinat légal de leur maître. Et quel assassinat !

Je ne vois pas très bien comment tu prends ce problème, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que le mythe, en tant que tel, n’ont rien à nous dire ….

Crois mon cher Jean à mon cordial souvenir.

            Henri Hatzfeld »

Réponse de Jean Baubérot :

Dont acte sur les deux premiers points. Je ferai juste remarquer à propos du second que déclarer : « l’homme peut progresser » est un pari, pas forcément « compatible » avec ce que l’on peut connaître à partir des démarches des sciences humaines.

Reste le 3ème point où Henri et moi pensons de façon différente. Il affirmait déjà dans sa lettre précédente la nécessité de « concilier ». Je répondais : il s’agit « de sphères différentes qui n’ont pas à se concilier ». Cela « peut se concilier ou ne pas se concilier qu’importe », ce n’est pas le problème.

Et j’ajoutais : « sur un point fondamental, cela s’articule bien. » Et ce point d’articulation était précisément l’objet de ma Note du 8 juin sur « Rationaliste et protestant. » Je pensais avoir été clair. Sans doute ne l’ai-je pas été assez. Donc, brièvement, voici une nouvelle explication :

Pour moi, je n’ai pas (et personne n’a) à rechercher de compatibilité de contenu entre une démarche scientifique et une démarche théologique. Chacune de ces démarches s’applique à un ordre différent : celui du « connaissable », celui de « l’inconnaissable ». Reprenant Durkheim, Hatzfeld parle, avec justesse, de se projeter en avant du connaissable. Mais si on se projette en avant, on est dans un autre paysage.

On a traditionnellement recherché cette compatibilité de contenu. Et classiquement cela s’appelle le concordisme.

Le concordisme peut être recherché soit en voulant qu’une démarche théologique impose sa logique à une démarche scientifique (et c’est pour l’erreur de départ des théories de l’intelligent design, qui –je le sais- est plus compliqué que ce que l’on appelle en France le « créationnisme », mais cette approche partage avec lui ce vice fondamental du concordisme), soit en voulant que la théologie s’accorde avec les « données de la science », et comme ces données changent, la théologie n’a plus eu sa logique propre.

Bref, la recherche de concordisme induit une domination d’une démarche sur l’autre ; ce qui est réducteur. C’est la double erreur du fondamentalisme et du libéralisme théologique.

Quand je parle d’articulation, il ne s’agit donc pas d’une conciliation de contenu, d’une « compatibilité » de contenu, mais plutôt d’une gymnastique intellectuelle, d’une interpellation réciproque qui empêche toute démarche de devenir totalisante, de sombrer soit dans le théologisme, soit dans le scientisme.

Il s’agit de ne pas réduire l’être humain a une démarche unique, à une unicité de discours, de paroles.

Toute ma Note du 8 juin  tentait de montrer comment des approches théologiques, en désacralisant toute réalité qui n’est pas de l’ordre de ce paradoxe (la transcendance de Dieu révélée par son contraire : la croix ou un être humain meurt abandonné de Dieu), rend libre de suivre totalement les démarches des sciences humaines, y compris quand celles-ci étudient la religion en général et le christianisme en particulier.

Bien sûr que ce n'est pas "compatible", mais pas seulement avec une démarche de connaissance moderne: si les récits des évangiles insistent autant sur la crucifixion, c'est parce que pour leurs lecteurs, cela était difficilement crédible. Paul parle en ce sens, de la "folie de la croix."

On peu être "fou" dans la croyance, "sage" dans la connaissance: c'est même particulièrement intéressant comme gymnastique intellectuelle.

Et plus que le "devoir de réserve" ou la "neutralité", la gym intellectuelle (celle là ou beaucoup d'autres, bien sûr), la prise de distance avec soi même constituent, selon moi, des caractéristiques fortes de la laïcité.

 

Un jour une revue préparait un numéro sur les « Interdits religieux » et m’a demandé quels étaient les interdits du protestantisme. J’ai répondu : à mon sens un seul : l’interdit de l’idolâtrie.

Pour moi, refuser d’entreprendre une démarche de sciences humaines, récuser tel ou tel de ses résultats autrement qu’en proposant un autre résultat qui puisse être reconnu comme ayant une scientificité plus grande, serait précisément de l’idolâtrie.

La laïcité est liée à la consistance propre et à la validité sociale des démarches de connaissance.

Je ne suis pas le premier ni le seul, loin de là à me situer dans un tel point de vue. Dans l’entre-deux guerre, de jeunes pasteurs de la revue protestante Hic et Nunc usent des savoirs sécularisés les plus modernes (d’alors).

Ses jeunes rédacteurs reprennent à leur compte la critique marxiste de la religion : la conscience morale et religieuse est, en fait, une conscience de classe : «un « homme bien » est un « homme qui a des biens » (n°1, 33). D’autre part, Durkheim est loué pour avoir montré que la « conscience de Dieu » provenait de la « conscience du groupe » (n°1, 32). Enfin la critique psychanalytique est adoptée : Freud a établi, affirme-t-on, l’identité entre sexualité et mystique (n°5, 32, cf. n°2, 47, n°8, 98,…)

Et Hic et Nunc cite, avec un malin plaisir, des phrases mystiques à connotations érotiques….

Je recherche la même liberté de penser, de critique même ravageuse. Mais, et je pense d’H. Hatzfeld en sera d’accord, cela n’induit en rien à une conception substantialiste de la démarche scientifique. L’objectif des sciences est de parvenir, chacune dans leur domaine, au savoir le plus élaboré possible d’un temps, ce qui est (déjà) magnifique.

Je ne parlerai donc de la démarche scientifique en terme de cheminement du savoir et  d’ « agnosticisme méthodologique », selon l’expression consacrée. Cet agnosticisme ne se prononce pas sur l’essence des choses. Il laisse cela au philosophe, au théologien, et aussi d’ailleurs à l’écrivain, à l’artiste,...

L’approche laïque de la connaissance ne cherche pas un savoir total et englobant, une certitude définitive qui voudrait que toute parole soit soumise à ses critères propres.

D’ailleurs, j’ai utilisé le terme de sciences au pluriel et ce n’est pas pour rien que l’on parle toujours des « sciences humaines » : il existe différentes disciplines, qui on chacune leurs champs, leurs méthodes, leurs instruments, etc. La science, au sens global du terme, n’est pas une réalité empirique.

Et même quand on pratique l’interdisciplinarité (je tente de le faire en adoptant une démarche de sociologie historique), on se situe à l’intersection de sciences différentes (pas de toutes), ce qui est toujours un lieu particulier.

Je respecte beaucoup la position d’Hatzfeld, qui raisonne en terme de « compatibilité » et estime qu’il n’y a pas compatibilité. Je récuse pour ma part le dilemme, l’alternative de la compatibilité ou de l’incompatibilité, le « soit...soit », qui me parait réducteur. Je préfère la circulation des points de vue, au sens quasi spatial de ce terme. Husserl expliquait que, quelque soit l’endroit où l’on se place, on ne peut pas voir un cube dans son entier.

La meilleure solution consiste alors à être mobile, à se situer à différents points de vue, y compris des point de vue hétérogènes. C’est cela la gymnastique intellectuelle

A mon sens, il n’y a pas que dans les relations entre sciences et croyances religieuses que cela joue. Cette gymnastique est importante dans toute relation sciences-croyances.

Et là, je ne peux que me répéter : toutes les précisions que donne Hatzfeld sur son « humanisme » sont fort intéressantes.

Il n’en reste pas moins qu’elles sont de l’ordre de la croyance, d’une vision de l’homme qui est extra-scientifique, qui a sa valeur propre, mais (même ramené à des prétentions modestes) n’est pas forcément « compatible »….

Et ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une vision de l’homme et non d’une vision de Dieu, que l’on est moins dans la croyance.

 

 

Dans les 2 cas, on est précisément dans ce qu’indique Hatzfeld : l’homme « s’expose au-delà du monde qu’il connaît. » Et quand il s’expose ainsi, lui demander que sa parole soit compatible avec ce qu’il peut connaître, n’est-ce pas le réduire ?

Le ramener dans un en deça qu’il a précisément dépassé ?

C’est pour cela, également, que je ne suis pas d’accord non plus avec le fait de poser une exigence de compatibilité avec une démarche de connaissance, à l’utopie d’une société sans classe.

Pour moi, le problème n’a nullement été cette utopie en tant que telle, mais le fait d’avoir pensé que la société sans classe était de l’ordre du savoir scientifique, de l’avoir intégré à un système qui se prétendait scientifique. D’avoir fait, là encore, du concordisme.

Ah, mes amis : on ne fait pas toujours ce que l’on veut dans la vie. J’envisageais une brève réponse à Henri Hatzfeld. Et voilà le résultat : il est tout sauf bref !

Mais, avec les différentes Notes, depuis le 16 avril, provoquées d’abord par la lecture du livre d’Hatzfeld, ensuite par ses 2 lettres, j’espère avoir répondu à l’injonction d’un ami (et à des attentes de certains des internautes qui consultent le blog).

Cet ami me déclarait : « je ne comprends pas. Tu laisses des gens écrire des commentaires désobligeants sur ton protestantisme, t’insulter parfois même. Tu ne réponds pas. Explique, une fois, ton rapport au protestantisme. Je suis sûr que cela intéresserait» (espérons qu’il n’a pas tort sur le dernier point !)

Eh bien voilà, c’est fait. Comme dirait Monsieur Michu[1] : « tout vient à point à qui sait attendre », « l’occasion fait le larron », etc, etc.

Et cela, en le reliant à la laïcité, à une approche laïque, ce qui est (quand même) l'objet central de ce blog.

 

Mais tout à un prix, chers internautes. Je reviens de Lima (Pérou) où j’ai participé à une session de formation sur la laïcité. Je voulais vous parler un peu de la laïcité en Amérique latine. Mais, là, il faut vraiment que je retourne à mon travail « normal».

Ce sera pour une prochaine fois. Il y a plein d’autres Notes en préparation, notamment des Notes sur 2 livres : Les filles voilées parlent (éditions La Fabrique, 64 rue Rébeval, 75019 Paris, lafabrique@lafabrique.fr) et Sécularisation et laïcité de J.-Cl. Monod (PUF).

Etc

Nous avons tout l’été devant nous !

A bientôt.



[1] C’est vrai, ça, pourquoi parle-t-on toujours de Madame Michu et jamais de Monsieur ?

12/06/2008

LA COMMISSION BOUCHARD-TAYLOR...ET LA COMMISSION STASI

Jeudi 19 juin 

D'ici quelques jours, une nouvelle Note qui portera probablement sur la laicite en Amerique latine....et la suite du dialogue avec henri Hatzfeld.

Qu'on se le dise!

Le 25 mai, je vous ai parlé du rapport de la Commission Bouchard-Taylor au Québec. J'y reviendrai car le problème de l'invention d'une laïcité interculturelle est fondamental.

Mais en hors-d'oeuvre, voici aujourd'hui une comparaison entre la manière dont a travaillé cette Commission et la Commission Stasi.

A mon humble avis Bouchard et Taylor ont effectué un bien meilleur travail. 

Cela tient à des raisons de forme, de moyens, de temps et de fond.

   Raison de forme : nous étions vingt à la Commission Stasi, et chaque phrase devait avoir l’aval de l’ensemble. Difficile ! C’est déjà un exploit d’avoir réussi à écrire un texte qui se tienne, dans de telles conditions ! Paradoxalement, ce fonctionnement semblait plus démocratique que celui de la Commission Bouchard-Taylor. Il a été reproché aux Commissaires de s’être entourés d’un Conseil, sans avoir créé un groupe d’égaux, co-responsables du texte rédigé.

En fait, à la Commission Stasi, l’impossibilité de toujours parvenir à des phases vraiment consensuelles a donné un grand pouvoir d’arbitrage au rapporteur, Rémi Schwartz, et à sa petite équipe (de non membres de la Commission) dont Laurent Wauquiez, futur député et ministre UMP. Pourtant, nous avons tous du endosser un texte dont nous étions officiellement co-responsable. Dans la Commission Bouchard-Taylor, les choses me paraissent plus transparentes.

 

   Problème de moyens : à la Commission Stasi, notre budget (qui me reste inconnu) a du être ridicule face à celui de la Commission québécoise. Les Commissaires n’ont pas dépensé tout leur budget (seulement 3millions 7 $ canadiens sur 5 prévus), ce qui montre qu’on leur avait vraiment donné la possibilité matérielle de travailler. Nous ne disposions pas, à la Commission Stasi, de locaux propres ce qui rendait beaucoup de choses impossibles. Nous nous sommes réunis au Sénat ou dans divers ministères. Nous avons côtoyé des ministres, d’autres personnalités politiques, ce qui (indirectement) a influencé nos travaux. Nous avons effectué quatre voyages à l’étranger (seule la mission aux Pays-Bas a été réellement prise en compte), mais nous n’avons impulsé aucune enquête d’aucune sorte.

Nous ne sommes pas allés sur le terrain, mais avons seulement auditionné des personnalités, dont le choix a, parfois, été orienté. En conséquence, nous avons privilégié l’aspect juridique sur l’aspect sociologique, or Rémi Schwartz se voulait l’expert juridique de la Commission.

Bouchard et Taylor sont, eux, allés sur le terrain (pas seulement les audition, ils ont rencontré des groupes sondes, etc) et ont fait faire des enquêtes, treize travaux académiques sur lesquels ils ont pu se fonder.

 

   Le temps imparti à la Commission Stasi a été fort court : elle fut créée début juillet, mais elle s’est réunie essentiellement à partir de septembre. On lui avait dit qu’elle devait rendre son rapport « à la fin de l’année ». Nous avons demandé une prolongation. Non seulement elle ne nous fut pas accordée, mais nous avons du finalement rendre notre rapport le 11 décembre. La fin de la Commission s’est donc trouvée accélérée. La décision la plus importante, celle concernant l’interdiction de « tenues et signes manifestant une appartenance religieuse et politique » dans les écoles publiques[1], a été discutée… le mardi 9 décembre et adoptée le même jour ! Cette précipitation finale n’a pas été ‘innocente’ ! Elle a conduit notamment à voter sur la proposition du staff au lieu de prendre le temps d’élaborer une proposition provenant de la Commission elle-même.

Les Commissaires Bouchard et Taylor ont disposé d’un an, puis d’une rallonge d’un mois et demi.

 

   La Commission Stasi s’intitulait au départ, Commission indépendante de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Par un lapsus quasi freudien, ou par une grande lucidité implicite, le mot « indépendant » a disparu de l’appellation finale. L’absence de moyens et de temps a contribué à rogner son indépendance. Mais elle-même n’y a pas veillé de façon très sourcilleuse. D’après des rumeurs, les Commissaires ont protesté auprès de Charest après ses déclarations qui anticipaient un peu sur ses résultats, rien de tel avec le discours de Chirac à Tunis.

Plusieurs membres de la Commission Stasi se sont plaints, ensuite, qu’une seule des 26 propositions qu’elle avait faite (celle sur l’interdiction des signes religieux[3]) ait été mise en œuvre. Outre que cela n’est pas vraiment exact[4], la Commission avait elle-même donné des verges pour se faire battre car cette proposition a été la seule qui a fait l’objet d’un vote séparé. Elle l’avait donc, elle-même, privilégiée ce qui deviendra la future loi. Mais peut-être a-t-elle agi, à la fin de ses travaux, tellement rapidement que ces membres n’ont compris qu’après coup ce qu’impliquait ces votes séparés.

   D’une manière générale, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor peut s’appuyer sur les treize travaux d’ordre scientifique qui lui ont été remis, la Commission Stasi n’a rien entrepris de tel. Un seul exemple : les médias. A plusieurs séances de la Commission Stasi, nous avons dit tout le mal que nous pensions du fonctionnement professionnel des journalistes. Ils se sont trouvés, en fait, plus mis en cause qu’un certain islam ! Mais aucune critique des médias ne transparaît dans le rapport.

Si nous avions fait entreprendre une étude sur le traitement médiatique des affaires de foulards, comparable à celle que les Commissaires ont fait faire sur le traitement des accommodements raisonnables, nous n’aurions pu que très difficilement faire la proposition d’une loi sur ce sujet.

 

(à suivre) 



[1] B. Stasi, 2004, 149.

[2] en novembre 2003.

[3] Remarquons que les « signes politiques » n’ont pas été interdits !

[4] A moyen terme d’autres, comme le recrutement d’aumôniers musulmans ou la mise en place d’une haute autorité de lutte contre les discriminations ont été également mises en œuvre.

08/06/2008

RATIONALISTE ET PROTESTANT, GRAND DIEU EST-CE POSSIBLE?

1) Suite à ma dernière Note, quelques personnes m’ont demandé de préciser mon allusion à l’Union Rationaliste. Je le fais bien volontiers car cela explicite ma position. Le passage des Cahiers rationalistes (mai-juin 2008, n°594) auquel je faisais allusion est la fin du script d’une émission de radio sur France Culture. L’émission portait sur l’attitude de Nicolas Sarkozy vis-à-vis de la religion.

J’étais interviewé par Emmanuelle Huisman-Perrin et voici notre dialogue final  (je préviens tout de suite, c’est du langage parlé):

E. H.-P. : Jean Baubérot, je voudrais vous poser ma traditionnelle question de fin d’émission : Pourquoi êtes-vous rationaliste ? Mais à vous, il faut plutôt demander : comment êtes vous à la fois membre de l’Union rationaliste et protestant ?

J. B. : Je rappelle que les textes de l’Union rationaliste disent qu’elle ne repose sur aucun dogmatisme doctrinal et moral, elle est ouverte à tous les esprits indépendants qui ne se satisfont pas des idées toutes faites et des croyances incontrôlées. J’essaye d’être un esprit indépendant et de ne pas me satisfaire des idées toutes faites et des croyances incontrôlées.

Et là aussi les statuts de l’UR le disent : la raison n’est pas tout l’être humain, mais elle est essentielle à l’être humain, elle a un rôle fondamental dans la vie humaine, et elle être à la fois promue et défendue, et actuellement effectivement, ne serait-ce que par les médias de masse, il y a une manière de privilégier l’émotionnel, l’affectif, le pathos, ce qui est un danger pour la raison.

Je pense aussi que la prolifération des devoirs de mémoire, nous avons bien vu dernièrement la dérive avec l’histoire [de l’adoption par des élèves] des enfants de la Shoah, est un nouvel obscurantisme, parce qu’on a d’abord un devoir d’histoire, de faire une histoire scientifique.

Et puisque je suis historien et sociologue, je pratique ce que j’appelle l’agnosticisme méthodologique, c'est-à-dire que je n’ai pas à faire une sociologie protestante ou une histoire protestante. J’essaye de faire une histoire et une sociologie la plus objective possible.

Par contre, il y a aussi, effectivement, le plan du symbolique, le plan des croyances, et là je ne cache pas que j’ai des convictions protestantes.

Et je crois que je peux très bien articuler cela, sans être schizophrène, sans faire un grand écart, mais en défendant la raison pour tout ce qui la concerne, et Dieu sait si le domaine de la raison est un domaine important qu’il vaut la peine de défendre, tout en ayant mes propres convictions, mes propres croyances. Je suis très à l’aise à ce niveau dans l’Union rationaliste.

2) J’écris dans le train. Je reviens d’une tournée de conférences en Allemagne, dans différentes villes universitaires. D’abord il est toujours intéressant de comparer les situations. Il est clair que les Eglises –où plutôt leurs services sociaux- sont puissantes en Allemagne et il ne faut pas nier les différences réelles qui existent quant à la laïcité

Mais ce n’est pas noir ou blanc et parfois les différences sont surtout symboliques, se rapportant au caractère d’officialité (ce qui est important, assurément) plus qu’à la situation matérielle.

C’est le cas en matière de financement. En Allemagne, l’Etat prélève un impôt ecclésiastique, agit comme percepteur des Eglises. Mais si vous ne vous déclarez pas comme appartenant à une religion reconnue, vous ne le payez pas. Cela reste donc volontaire. En France, si vous donnez des sous à votre Eglise, vous pouvez avoir, jusqu’à une somme importante, une déduction fiscale. Or ce manque à gagner de l’Etat se répercute sur toute la collectivité, toutes croyances et incroyances confondues.

Je ne suis pas sûr que le système français soit plus juste (j’aurais même tendance à penser le contraire), même si je ne souhaite nullement que l’Etat officialise des Eglises en devenant leur percepteur !

3) J’ai donc séjourné dans des villes où professeurs et étudiants forment un bon tiers de la population. L’une d’entre elle possède une tradition d’accueil : accueil des Huguenots après la Révocation, accueil des immigrés aujourd’hui. Or, j’ai appris (avec stupeur) qu’au début du nazisme les professeurs de l’université de cette ville avaient voté une motion expulsant leurs collègues « juifs » de l’université.

Au-delà de l’indignation morale, j’avoue que c’est quelque chose que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Des universitaires, à bac + 15, qui vivent avec des collègues, il peut toujours y avoir de petites chamailleries, des rivalités, mais celles-ci ne recoupent jamais les différences de confession. Et, de toute façon, toute tension devrait cesser dés que l’on touche le petit doigt de quelqu’un.

Et là, qu’une majorité d’universitaires aient pu exclure ainsi des collègues, des personnes dont certainement la veille ils appréciaient les recherches et les travaux,…

Bien sûr, il a déjà eu des réflexions sur ce fait aussi ahurissant que monstrueux. Steiner par exemple a écrit sur cette cohabitation de la haute culture et de la barbarie. Mais il me semble que l’on aura beau réfléchir, analyser, etc, il restera toujours un énorme espace d’incompréhensible.

Et ce qui c’est passé, à une certaine période, en certains endroits est emblématique. Ce serait une erreur complète de penser que nous en sommes indemne, même s’il nous faut retenir la leçon.

4) Alors, et ce n’est pas un argument apologétique, loin de là, mais une immense question que je me pose et que je pose. Contrairement à ce qu’écrit un commentateur de ma dernière Note (et c’est un grand débat) l’humanisme séculier, la foi en « l’homme », ne (me) semble ni plus rationnel ni plus crédible que la foi en « Dieu ». Dans le premier cas, un démenti empirique, dans le second cas une absence empirique. Les deux sont totalement extra empiriques, hors de toute démarche de connaissance.

Pourtant, l’attitude éthique postule un minimum de foi soit en l’homme soit en Dieu soit dans les deux.

Et quel être humain fonde sa vie uniquement sur ce que l’on peut connaître empiriquement, et scientifiquement ?

 

5) Pour ma part, je me situe dans une tradition protestante, que j’interprète à ma manière. Et je tente, pour cela, de m’abreuver à plusieurs sources théologiques. Car que la foi est dans l’extrascientifique, dans l’arationalité, ne signifie pas qu’elle soit un pur sentiment, cela n’empêche pas de pouvoir penser sa foi.

Mais penser sa foi n’est pas une pure opération intellectuelle. Cela implique, de façon immédiate, des conséquences sur la manière de comprendre le monde, de construire sa vie, d’être en interrelation avec les autres.

Comme protestant, je retiens : 

 – de Jean Calvin, l’absolue transcendance de Dieu  et le fait qu’il est seul transcendant.

Donc travail, famille, patrie, mais aussi école et République, médecine et honneur, science et morale, valeurs et idéaux, référence de son propre camp, christianisme et Eglise, etc : rien n’est transcendant, rien n’est sacré. Tout peut être analysé, décortiqué, critiqué, etc. C’est pourquoi je suis à l’aise dans toutes les démarches des sciences humaines.

- de Martin Luther, le fait que Dieu se révèle sur la croix. Dieu est Dieu quand il meurt crucifié, nu et seul ; après avoir crié : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (c’est le verset le pus fort de toute la Bible peut-être).

Donc rien ne doit être défendu au nom de Dieu : ni blasphèmes, ni sacrilèges, ni caricatures, et, bien sûr, encore moins aucune démarche de l’ordre de la connaissance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans les démarches de sciences sociales des religions.

- de Luther encore, que personne n’est juste : certains sont de vrais méchants, d’autres se croient et/ou apparaissent justes, trop justes et ne donc le sont pas. Autrement dit, il faut non seulement combattre ce qui est mal, il faut aussi se méfier de ce qui est bien, ou apparaît tel. Là encore, les démarche de connaissance décryptent, désenchantent, mettent à nu les impensés sociaux, attirent l’attention des points aveugles. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la morale laïque (morale trouée, comme je l’explique dans mon dernier ouvrage)

- de la Réforme en général, que le salut est pure grâce, sans qu’aucun mérite n’intervienne. Et donc on est délivré du souci des « bonnes œuvres », c'est-à-dire du souci de paraître moral à ses propres yeux et aux yeux des autres. On peut courir des risques pour contester ce qui est le bien stéréotypé d’un temps et d’un lieu, pour ramer à contre courant des idées dominantes, du bien dominant et (en fait) oppresseur.

- de Karl Barth, qu’il n’y a pas d’autre révélation de Dieu que celle-là (dont la croix est le centre : en bon réformé : la croix, pas le crucifix, car là on cherche encore à positiver), qu’il n’existe pas de Dieu en dehors de la révélation.

Le seul interdit est l’idolâtrie : et donc on est poussé à réagir contre toute sacralisation, qu’il s’agisse de valeurs traditionnelles ou de valeurs contestataires, à décrypter tout idéologisation, toute religion civile, à récuser toute transcendance. C’est pourquoi je suis à l’aise dans la laïcité.

- de Dietrich Bonhoeffer (théologien tué après avoir participé à un complot contre Hitler), que les religions sont œuvres humaines et qu’au nom de Dieu il faut aussi savoir vivre sans Dieu. Savoir vivre dans l’immanence des questions complexes et sans réponses définitives, des incertitudes et des doutes, être capable de rêver et savoir qu’il s’agit de rêves, allier continuité et nouveauté, approfondissement et changement. C’est pourquoi je peux être, à la fois, agnostique et croyant.

 

Tout cela est dialectique, mais la dialectique est peut-être précisément ce qui permet de saisir l’épaisseur même de l’humain. Et, ne pas oublier, le grand créateur de distanciation : l’humour.

31/05/2008

AGNOSTIQUE ET CROYANT (le débat avec Hatzfeld))

Le 13 avril, dans ma Note sur « Agnostique et croyant » je parlais positivement d’abord et globalement, en effectuant une critique ensuite, de l’ouvrage d’Henri Hatzfeld, Naissance des Dieux, Devenir de l’homme. Une autre lecture de la religion, publié aux Presses Universitaires de Strasbourg (Palais Universitaires, BP 90 020, F-67084 STRASBOURG CEDEX).

Suite à cette Note (les internautes intéressés s’y reporteront) j’ai reçu la lette suivante (que je publie intégralement, avec l’autorisation de son auteur). Elle me semble continuer le débat ouvert par ma Note, j’y réponds donc

De Henri Hatzfeld à Jean Baubérot

« Mon cher Jean,

… …Tu me permettras, j’en suis sûr, de reprendre telle ou telle de tes affirmations à mon propos, affirmations dans lesquelles je ne me reconnais pas. Peut-être ce dialogue nous permettra-t-il d’éclaircir nos positions réciproques.

Tu écris « Là où j’estime qu’Hatzfeld a radicalement tort et quitte le terrain scientifique c’est quand il glisse …Il glisse des religions qui seraient œuvre humaine à religions qui ne seraient qu’œuvre humaine, qui seraient totalement œuvre humaine. Là il prend une position convictionnelle qui n’a plus rien de scientifique. »

A dire vrai, je ne me vois pas du tout en athée convictionnel si tant est qu’un tel bipède existe – peut-être Michel Onfray. Pour moi je n’ai pas du tout envie qu’on me définisse par un alpha privatif.

            Qu’en est-il en fait ? J’ai tenté de comprendre la religion telle qu’elle est en tenant compte de faits évidents : les rituels d’abord et leur symbolisme ; le travail non pas individuel mais collectif, traditionnel, de l’imagination ; l’imagination comme réponse à l’inconnu voire à l’inconnaissable ; l’imaginaire institué : dogmes et croyances, pratiques et sociabilité.

                      Si l’on me demandait « Et dieu dans tout ça ?» je répondrais comme Laplace au Premier Consul : « Citoyen, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Entendons-nous : j’ai rencontré partout des idées de Dieu, des croyances en Dieu, mais Dieu lui-même, j’aurais été fort embarrassé de le rencontrer, moi apprenti sociologue : il m’aurait fallu redevenir théologien.

            Comprend moi bien. J’ai insisté dans mon livre sur l’inconnaissable. J’ai discrètement mais nettement dit le peu de bien que je pense de Changeux lorsqu’il dit « Pour moi, rien n’est inconnaissable. C’est un terme que j’ai depuis longtemps exclu de mon vocabulaire. » (p.61) Pour moi au contraire l’Ouverture du destin de l’Homme, la présence toujours actuelle de l’inconnaissable est un des éléments constitutifs de notre existence. C’est devant l’inconnaissable que l’homme, qui ne renonce pas, se bat avec les armes dont il dispose – et d’abord l’imagination.

Trois solutions ou positions sont possibles :

            Ou bien celle de Changeux : l’inconnaissable est une mauvaise question. Il n’y a pas d’inconnaissable.

            Ou bien celle du croyant : dans l’inconnaissable c’est Dieu qu’il pressent. De quelque manière qu’on exprime cela, l’inconnaissable pose une question à laquelle seule la foi peut vraiment répondre. Mais il me semble alors impossible que la religion ne se comprenne pas comme une conséquence d’une révélation et je ne vois pas bien comment cette explication – théologique – peut s’accorder avec l’explication sociologique ou anthropologique que j’ai tentée.

               Ou bien enfin – et c’est là ma position personnelle – on prend conscience que l’homme ne saurait, évidemment, ni tout comprendre ni tout maîtriser et que ce qui compte c’est l’attitude qu’il prend, la démarche qu’il adopte. Attitude et démarche qui ne sont nullement celle de l’individu angoissé, seul, entre les deux infinis. Mais celle d’un homme qui chemine parmi tant d’autres et après tant d’autres – et qui n’en finira jamais de s’instruire de leur sagesse et de leur folie. Leurs œuvres l’encouragent à continuer et à ne pas perdre courage – même après Auschwitz, même après le Rwanda. Certains jours – car les jours ne se ressemblent pas – il lui vient même à l’esprit ce mot plaisant de Montesquieu : « l’étude a été pour moi le souverain remède contre le dégoût de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. »           

De toute façon nous devons vivre entre notre passé et notre avenir et nous avons à tirer de l’un de quoi faire face à l’autre. Et l’on ne saurait, du passé, éliminer totalement sans dommage, cette source de pensée, d’assurance et de poésie qu’est la religion. Encore faut-il face à l’avenir oser faire le tri. Car cette institution humaine qu’est la religion porte en elle le meilleur et le pire.

J’ai été assez longtemps et assez sincèrement chrétien pour savoir qu’il y a un courage de la foi. Mais je sais tout autant qu’il y a un courage de ce qu’on peut appeler si l’on veut humanisme ou philosophie – mais s’il te plait : pas athéïsme, terme qui ne définit une pensée que par une amputation !

            Je te laisse le soin de voir comment tu concilies l’explication théologique et l’explication anthropologique de la religion. Cela me paraît difficile.

            Cordialement.  Henri Hatzfeld »

Voila la lettre. J’y ai répondu bien sûr. Malheureusement, bousculé par le temps, j’ai écris ma réponse dans le RER qui me conduisait à Roissy, si bien que je n’en ai pas de double. Mais comme je pense que mes idées n’ont pas beaucoup changé depuis 15 jours ( !) je vais reconstituer, en gros, ma réponse.

D’abord Hatzfeld ne souhaite pas que sa position soit qualifiée d’athée. Dont acte. Je préciserai seulement que ce terme n’a pour moi rien de péjoratif : l’athéisme est une option philosophique tout à fait respectable 2) relisez ma Note du 13 avril et si, effectivement, à un moment je qualifie la position d’Hatzfeld « d’athéisme convictionnel », ce n’est pas (et je vais y revenir) la pointe de mon propos.

Alors OK, j’enlève athéisme, je mets à la place « humanisme convictionnel » et il me semble que tout reste debout. En effet, la divergence amicale, mais divergence de fond entre Henri et moi se situe très exactement dans les 2 phrase de sa lettre : « je ne vois pas comment cette explication -théologique- peut s’accorder avec l’explication sociologique ou anthropologique que j’ai tentée.», telle est la première. « Je te laisse le soin de voir comment tu concilie l’explication théologique et l’explication anthropologique de la religion. Cela me paraît difficile», voilà la seconde.

Mais qui parle « d’accorder » ou de « concilier » ? Pas moi en tout cas (relisez la Note) : au contraire, ma démarche : agnostique et croyant signifie « agnostique » pour tout ce qui relève du connaissable, d’une démarche de savoir et « croyant » pour l’inconnaissable, ce qui est extrascientifique.

Et il ne s’agit nullement d’un partage de territoires (avec un mirador au milieu !). Si c’était cela, alors bien sûr, je ne pourrais pas être d’accord avec la démarche sociologique et anthropologique (au sens de l’anthropologie comme discipline des sciences humaines) qui consiste justement à étudier la religion à partir d’une démarche de connaissance.

Mais cette démarche de connaissance je la pratique moi-même depuis pas mal d’années, comme sociologue et historien. Donc je n’ai aucun problème avec tout ce qu’écrit Hatzfeld à ce niveau.

Moi aussi quand je fonctionne en historien ou sociologue , je n'ai nul besoin de "l'hypothèse Dieu", elle m'embarasserait. Je rencontre effectivement des idées de Dieu et pas Dieu lui même. Je peux mettre ces idées de Dieu en perspective historique et/ou sociologique et je ne m'en prive pas. C'est (par exemple) ce qui me passionne quand je vais au Japon, pays de culture non monothéiste.

 

Mais, quand Hatzfeld raconte, de façon tout à fait intéressante d’ailleurs, sa posture d’humaniste, ce qu’il appelle « humanisme ou philosophie », il n’est plus dans une démarche de connaissance. Ce n’est pas une démarche de connaissance qui lui permet de garder courage « même après Auschwitz, même après le Rwanda.»

Car, et il est fort intéressant qu’il donne une telle précision, Auschwitz, le Rwanda mais aussi Hiroshima et d’autres abominations constituent un démenti empirique à son humanisme et à tous ceux qui affirment « croire en l’homme » (et c’est cette posture générale qui m’intéresse, je ne sais si H. H. reprendrait à son compte cette expression, mais elle est assez typique d’un discours humaniste areligieux).

J’irai même plus loin et, au-delà des grandes atrocités, la bêtise ordinaire, l’arrogance des puissants, etc constituent également des démentis empiriques constants. Nous sommes bien dans de l’extra scientifique. Et si on veut poser la question de l’accord, de la conciliation, il serait possible de retourner la question : comment l’humanisme peut-il s’accorder, se concilier avec une démarche de sciences humaines, qu’il s’agisse de l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, etc.

Pourtant, Hatzfeld (et beaucoup d’autres) ne peuvent se passer d’une telle « position » : « l’homme ne saurait ni tout comprendre ni tout maîtriser », « ce qui compte c’est l’attitude qu’il prend » écrit-il significativement. On est là dans l’ordre symbolique et non dans l’ordre de la connaissance. Et les structures symboliques existent dans toutes les sociétés : il suffit d’ailleurs de lire Hatzfeld pour le comprendre.

Mon dissensus avec lui (et je le signalais dés ma Note du 13 avril), c’est que ce qu’il écrit de la religion n’est pas valable que pour la religion. C’est également valable pour tous les rituels, les croyances, les récits fondateurs, etc. Et cela qu’ils se donnent comme religieux ou comme irreligieux. Il manque à Hatzfeld, selon moi, la notion de symbolique. En effet, toutes les analyses qu’il effectue du religieux peuvent être élargies à l’ensemble de ce qui constitue le symbolique

Hatzfeld parle (à raison à mon sens) de « philosophie » pour qualifier sa position quant au sens de la vie. Il est là dans le croire et non dans le savoir. Face à l’option croyante philosophique qu’il adopte (et qui est tout à fait respectable), une option croyante théologique est tout autant légitime.

Elle se fonde, elle aussi, sur la finitude humaine. Elle est démarche de foi, qui ne se prétend pas scientifique mais refuse seulement le scientisme, c'est-à-dire que la démarche scientifique puisse croire tout comprendre et tout maîtriser. Elle ne cherche nullement à s’accorder et à ce concilier avec la science.

Il y a des moments où cela se concilie, d’autres pas. Dans les deux cas, la foi n’est ni confortée ni abolie car, comme la science d’ailleurs à un autre niveau, elle repose sur elle-même et uniquement sur elle-même.

C’est cela qu’à mon sens, du moins, on appelle, la « profession personnelle de la foi ».

Quand j’ai écris ma Petite histoire du christianisme (Librio), je n’ai pas commencé, comme la plupart des Histoires du christianisme par une vie de Jésus. Même l’ouvrage (intéressant par ailleurs) dirigé par Alain Corbin présente à mon avis ce défaut (positiviste) : Son premier propos titre : « Jésus de nazareth. Prophète juif ou Fils de Dieu ? »

Je récuse une telle question qui ne me semble pas pertinente dans une démarche historienne. J’explique dans mon introduction que l’historien, dans l’exercice de son métier, ne peut être qu’agnostique. Je commence donc par l’existence, dans l’empire romain de la seconde moitié du 1er siècle de notre ère d’individus qui se nomment chrétiens, qui se disent porteur d’un « évangile » et qui constituent peu à peu un canon d’ « écritures saintes » à partir de leur foi.

C’est cela qui est connaissable par l’historien. Et tout ce qui leur est arrivé (et ce qu’ils ont fait aux autres,…) ensuite pendant vingt siècles. Et on n’a pas fini d’investiguer pour connaître le plus précisément et le plus scientifiquement et rationnellement possible cette histoire.

 

Sur ce sujet comme sur 1000 autres, la démarche de connaissance rationnelle me semble indispensable et doit être défendue. C’est pourquoi je suis membre (depuis plusieurs années) de l’Union Rationaliste tout en m’affirmant « croyant ». Les statuts de l’Union me le permettent et je m’en explique dans le dernier n° des Cahiers Rationalistes (cf. mai-juin 2008, p. 41)

Donc il s’agit de 2 sphères différentes et qui n’ont pas à se concilier. J’ai écrit : que cela peut ne pas se concilier ou se concilier, qu’importe. Il se trouve que sur un point fondamental, en tout cas, cela s’articule bien. C’est ce que je vais expliquer dans ma prochaine Note.

(à suivre donc)

25/05/2008

UNE LAÏCITE INTERCULTURELLE S'INVENTE AU QUEBEC

 Les travaux de la Commission Bouchard-Taylor.

Jeudi dernier, j’ai assisté à la Conférence de presse donnée à Montréal par Gérard Bouchard et Charles Taylor, un historien-sociologue et un philosophe nommés par décret du Premier Ministre québécois co-présidents d’une « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » (prière de prononcer cela d’une traite !)

Bon, il faut que je vous affranchisse un minimum sur la question, même si je ne veux trop m’y aventurer, sinon nous n’aurons plus la place de parler des résultats.

Au Québec, il existe ce que l’on appelle l’« accommodement raisonnable ». Tiens j’ai eu génial idée, celle de vous reproduire la manière dont je présente la chose dans ce merveilleux livre que, n’est-ce pas, vous avez tous lu et relu (il y aura interro écrite, bientôt !) La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel) :

Sans vergogne, je m’autocite. Voila ce que j’écris : « La Commission Stasi s’est référée à quatre reprises, de façon positive, à la notion d’ « accommodement raisonnable » et à son application au Québec. L’accommodement raisonnable constitue un instrument juridique pour concilier la recherche d’une société juste et la sauvegarde de son unité.[1]

Lois, normes, règles générales sont conservées, mais peuvent parfois s’appliquer de façon différenciée à certains individus, selon une technique du cas par cas, pour éviter d’être discriminatoires à leur encontre. Les demandes doivent revêtir un caractère raisonnable et donc ne pas porter atteinte à l’ordre public, respecter les droits d’autrui et ne pas s’avérer d’un coût excessif.

Je ne vais pas vous raconter de colle, Président, cette solution, expérimentée au Québec, ne fait pas l’unanimité parmi les Québécois. Un vif débat a eu lieu en 2007 et le premier ministre a nommé une commission (la Commission Bouchard-Taylor) qui va rendre son verdict, après un an de consultations, d’enquêtes, de travail.  

Gageons qu’elle va conclure que l’accommodement raisonnable, dans les sociétés pluriculturelles, c’est comme la démocratie selon Churchill : « le plus mauvais système excepté tous les autres. » Et la France ferait bien de profiter de l’expérimentation québécoise, de ses tâtonnements, de ses résultats. Nous en reparlerons d’ailleurs, puisque ce sera le thème de mon prochain ouvrage[2]. »

Fin de la citation, c’est pages 113-114 du bouquin. En plus, la prévision s’est révélée totalement exacte, preuve que Nostradamus, à côté de bibi, c’est du pipi de chat (oh, je retire aussitôt ce que je viens d’écrire c’est insultant pour mon chat qui me prouve chaque jour que son rapport taille-poids-intelligence est supérieur à beaucoup d’humains !)

Donc voilà, ce jeudi 22 mai, conférence de presse dans un climat rendu un peu lourd car il y avait eu des fuites qui hypertrophiaient ½ page d’un rapport qui en comporte 272 (plus les Annexes), et 2 leaders de partis politiques s’étaient précipités aussi sec pour commenter… ce qu’ils n’avaient pas lu. 

 Il fallait donc rectifier sans accorder trop d’importance à la fuite pour qu’elle ne devienne pas la référence du débat. Bouchard a bien manœuvré en déclarant en ouverture de son propos: « Voici le vrai rapport », ce qui a mis (en outre) les rieurs de son côté.

Désolé, je ne vais pas vous résumer les 272 pages. Vous pouvez trouver l’intégralité du propos, une version abrégée, les 37 recommandations faites, et 13 travaux très substantiels effectués par des experts à la demande des 2 coprésidents, tout ceci sur le site internet de la Commission.
 
http://www.ccpardc.qc.ca/  

Un ensemble riche et qui constitue un instrument de référence désormais indispensable pour réfléchir aux questions qu’il traite. Notamment l’apprentissage de la diversité, les pratiques d’harmonisation culturelle, l’intégration des immigrants, l’interculturalisme, les inégalités et la discrimination, la laïcité,…

Je voudrais faire quelques commentaires d’ensemble sur l’intérêt de ce texte et de la démarche suivie, tout particulièrement pour les Français . Cela ne signifie pas, naturellement, qu’il n’est pas à lire de façon critique : No ‘rapport’ is perfect !

Le rapport permet de sortir de l’alternative ruineuse républicanisme – communautarisme.

Le républicanisme ou pseudo modèle français, d’abord n’existe pas dans la réalité. Ce matin un journaliste qui m’interviewait était très surpris que les signes religieux dits ostensibles ne soient interdits dans l’ensemble de l’espace publique : c’est ce qui lui paraissait logique avec le discours républicain. A lire la presse québécoise, notamment le courrier des lecteurs, il n’est pas le seul à faire une telle confusion.

Et, depuis la « révolte des banlieues » de 2005, la reconnaissance de la diversité est à l’ordre du jour en France. Seulement, comme tout cela n’est pas véritablement pensé, après avoir tordu la la¨cité dans le sens d’une religion civile républicaine, on (en tout cas Sarkozy) la tort maintenant dans le sens d’un néocléricalisme, matinée de religion civile à l’américaine.

Ceci dit, si le républicanisme n’est plus fier de lui et dominateur, nous allons sans doute entrer dans un temps où il nous faudra revisiter le républicanisme pour trier et considérer ce qui est précieux dans sa démarche, afin d’éviter tout communautarisme.

Même s’il n’est pas toujours la caricature que l’on présente en France, le « communautarisme », cela ne marche pas non plus. Et ce n’est pas un hasard s’il peut être invoqué en France comme un repoussoir. Les risques de gettoïsation, de juxtaposition de communautés sont réels. De même le rapport prend ses distances avec le modèle multiculturaliste canadien, qui n’est pas forcément si éloigné que cela de l’interculturalisme quand il s’agit d’un multiculturalisme libéral, maisqui peut aussi tendre au communautarisme.

Dans cette conjoncture, une laïcité interculturelle trace un chemin de crête, « d’équilibre », entre les périls républicains et les périls communautaristes. Certes pas une solution miracle, mais un chemin possible

Je précise que, un peu curieusement, les Commissaires n’emploient pas cette expression de « laïcité interculturelle ». En fait, à mon sens, c’est dommage car leur rapport tend vers cela.[1] Les Commissaires définissent la laïcité par 4 grands principes : l’égalité morale des personnes, la liberté de conscience, la neutralité de l’Etat à l’égard des religions et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Tout le problème est d’harmoniser ces 4 principes et quand cela s’avère difficile il faut chercher des « compromis qui s’approchent le plus de la compatibilité maximale entre ces idéaux. »

Voila qui tranche avec une conception univoque, réductrice, simpliste, de la laïcité réduite à un seul élément. Une conception stéréotypée qui permet soit disant d’établir facilement une ligne de conduite, une recette (style : moins il y a de religion, plus c’est laïque : avec 5 ans d’âge mental, ça marche !) , mais multiplie les impensés.

Les Commissaires ne se privent pas d’ailleurs pour rappeler que la France adopte des « positions tantôt restrictives sur un enjeu, tantôt plus ouverte sur un autre », interdisant le port de signes religieux à l’école publique mais assumant l’entretien d’édifices religieux construits avant 1905 et subventionnant des écoles privées confessionnelles. Et pan sur le bec, comme dirait le Canard Enchaîné.

La liberté de religion est envisagée par les Commissaires « comme une modalité de la liberté de conscience » : « Il n’existe pas de raison valable de faire une distinction sur le plan des droits entre une personne dont le végétarisme tire son origine d’une philosophie morale séculière (les animaux ont aussi des droits) ou d’une religion (l’hindouisme) »

D’autre part, les Commissaires présentent des réflexions pertinentes sur « l’orthodoxie religieuse dans les démocraties libérales », problème que l’on simplifie à outrance quand on se contente d’une stigmatisation des « intégristes » ou surtout des prétendus tels.

La barre où l’on met les exigences d’intégration doit être subtile, pas touchant terre pour que cette intégration ne soit pas inconsistante, mais pas trop haute, sachant séparer l’essentiel et l’accessoire, afin qu’elle ne soit pas non plus inatteignable. Dans leur conférence de presse, les Commissaires ont indiqué que, dans ce second cas de figure, alors oui, on risquait fort de favoriser l’intégrisme.

Une laïcité interculturelle fera de la neutralité et de la séparation un instrument au service de la liberté de conscience et de l’égalité morale des personnes.

Elle vise à une laïcisation de la sphère publique comme lieu de « la chose publique », des affaires communes (distincte de l’espace public comme lieu de discussion et d’échanges entre citoyens « privés ») ; elle promeut des « interactions » entre citoyens de différentes appartenances, dans le respect de ces différences. Elle considère comme positif une « tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ».

La Commission a été nommée dans le contexte d’un malaise identitaire de la majorité de ce que l’on appelle les « Pure Laine », c'est-à-dire des Québécois d’origine Canadienne française. Le souci (légitime) des Pure Laine de leur préservation  ( nous sommes un « îlot francophone dans un Océan anglophone », une « nation sans Etat indépendant », c’est le refrain servi sur tous les tons à l’interlocuteur Français, mais aussi l’auto récit que les Québécois se racontent à eux-mêmes) risque de la conduire à un repli identitaire, à une peur de l’autre analogue à celle qui existe aussi en France chez certains.

Je le dis aussi fraternellement que je le pense aux Québécois : votre condition minoritaire en Amérique du Nord est, à la fois, une réalité et un alibi.

Une réalité dont il faut certes tenir compte dans les politiques publiques québécoises, mais aussi un alibi pour ne pas assumer totalement sa responsabilité de majoritaire au pouvoir (dans les limites du cadre québécois, qui a certains pouvoirs, mais pas tous. Certes, mais la revendication de plus de pouvoirs, très compréhensible, ne doit pas masquer qu’il existe déjà un certain pouvoir que les Pure laine exercent)

Cela d’ailleurs a été rappelé par les Commissaires : ce sont les Pure laine qui occupent l’appareil d’Etat. J’ajouterai que le parti « souverainiste », le Parti Québécois (out comme la gauche française), n’a pas réussi à faire une place aux membres de ce qu’on appelle au Québec les « minorités culturelles ». Et cela me semble grave.

Les Commissaires invitent donc à dépasser les craintes pour se situer dans une dynamique où la majorité exploite au maximum les possibilités qu’elle a ; tire profit de l’apport des immigrants, des nouveaux Québécois, et (en retour) accepte de changer, ne pas être trop dans la nostalgie de son histoire, mais avance vers un avenir neuf grâce aux interactions entre anciens et nouveaux Québécois. Le document parle de « pluralisme intégrateur ».

En fait, tous -majorité et minorités diverses- doivent accepter « que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions. »

L’action intercommunautaire a comme objectif de « vaincre les stéréotypes et désamorcer la crainte ou le rejet de l’Autre, tirer profit de l’enrichissement associé à la diversité, bénéficier de la cohésion sociale. ».

Les appartenances ne sont pas considérées comme un obstacle à la citoyenneté, à condition d’être libres, au contraire : « sauf exception, un citoyen s’intègre à la société par l’intermédiaire d’un milieu ou d’une institution qui agit en tant que relais (famille, profession, groupe communautaire, Eglise, association…). »

Bien sûr, là je me sens un peu républicain et j’aurais aimé qu’un accent aussi fort soit donné au risque des appartenances : attention qu’elles ne soient pas englobantes, qu’elles n’encadrent pas l’individu jusqu’à constituer un obstacle à ces propres choix. L’individu doit pouvoir être pluri identitaire, cheminer de façon personnelle et libre à travers ses diverses identités dont il constitue, à chaque instant de sa vie, une résultante unique et en mouvement.

Un tel accent n’est pas absent du rapport. Il aurait gagné à être présent de façon plus nette, à mon sens. Et c’est là qu’un dialogue québécois-français peut être précieux.

Je pourrais continuer longtemps, car (je l’ai dit) le document est très riche. Faute d’avoir le temps et la place (d’ailleurs, vous trouverez les développements qui manquent ici dans mon prochain bouquin consacré, précisément, aux débats québécois et au travail de la Commission Bouchard-Taylor), je voudrais juste attirer l’attention sur un aspect très important : les médias.

En écrivant ce livre, j’ai eu une conscience aigue d’un paradoxe : j’ai beaucoup appris en lisant la presse québécoise. J’ai appris non seulement sur la réalité du Québec mais plein d’articles intéressants ont constitué autant d’éléments importants pour alimenter et structurer ma réflexion. Il doit, en fait, en être toujours ainsi mais quand on travaille sur un autre pays que le sien, on s’en aperçoit davantage.

Et pourtant, la presse, parfois les mêmes journaux, a constitué un facteur essentiel du psychodrame qui s’est joué au Québec durant les deux ans de mon enquête. Elle a non seulement amplifié mais, plus fondamentalement déformé, les faits. Les Commissaires ont fait faire une étude vérifiant ce qui s’est passé et confrontant cela à la présentation des médias. Les résultats sont sans appels.

Dans 15 des 21 cas étudiés, soit globalement les 3/4 la présentation par les médias, y compris la presse, donnait une vision faussée de la réalité. Cela me semble un des apports les plus importants de leur travail. Et, il faut reconnaître que si Le Journal de Montréal, le plus visé par cet examen critique a déformé les conclusion en transformant la vision stéréotypée des médias en vision des « citoyens » (bine sûr qu’ils l’ont plus ou moins intériorisée, ils ne disposaient pas d’autres éléments d’information), les autres organes de presse, également plus ou moins visés, ont rapporté ce résultat du travail de la Commission.

La Commission Stasi n’a pas fait ce travail. D’une part parce qu’elle n’en a pas eu les moyens financiers ni le temps (et politiquement, ce n’est pas innocent, notamment son peu de moyens), d’autres part sans doute aussi parce que Stasi et Schwartz, ce n’est pas Bouchard et Taylor. Pour l’envergure intellectuelle, il n’y a pas photo !

Bon, je termine par cette vacherie, impertinente sans doute, mais peut-être pertinente aussi…

PS : JUSTE VOUS DIRE QUE JÁI RECU UNE LETTRE D’H. HATZFELD, auteur de NAISSANCE DES DIEUX, DEVENIR DE L’HOMME, une autre lecture de la religion (Presses Universitaires de Strasbourg) contestant amicalement ce que j’avais écris sur son livre dans la Note : « Agnostique et croyant ». Dans une semaine (ou moins) je publierai sa lettre et une réponse, car cette letre relance la réflexion sur le sujet : agnostique et croyant.

En attendant, procurez vous l’ouvrage d’Hatzfeld, il en vaut la peine.



  


[1] Les Commissaires parle de « laïcité ouverte », ce qui, dans le contexte québécois où la laïcisation est encore en cours pour l’école et quelques aspects du politique, a un sens plus dynamique qu’en France. Il n’empêche, comme en France, cette expression présente l’inconvénient de connoter une laïcité modérée, moins laïque à tout prendre que d’autres. Or, et nous en reparlerons, le type de laïcité à promouvoir, n’est pas moins laïque mais plus laïque que les laïcités qui dérivent en religion civile. Une laïcité interculturelle, par cet aspect de confrontation positive des cultures, est celle qui a les meilleures chances d’éviter les pièges de la religion civile.


[1] Cf, notamment M. Jézéquel (éd.), La justice à l’épreuve de la diversité culturelle, Montréal, Yvon Blais, 2007.
[2] A paraître en octobre aux éditions de l’Aube, titre actuel : Liberté, laïcité, diversité. Le Québec une chance pour la France.

16/05/2008

MAI 68: A PRATIQUER PLUS QU'A COMMEMORER!

REPRENEZ DONC UN PEU DE LAÏCITE DIALECTIQUE

LA PETITE MADELEINE, C’EST (juste) LA CERISE SUR LE GATEAU !

D’abord, vous n’y échapperez pas!!, quelques nouvelle de THE livre : La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Albin Michel)

Il fait l’objet d’une virulente attaque de l’ancien président de la Fédération Protestante de France, J. A. de Clermont, dans l’hebdomadaire Réforme (qui le présente, lui, de façon élogieuse, comme une « leçon de laïcité »).

Outre un désaccord de fond, l'ancien président me semble avoir confondu Lettre à Sarzozy et....Lettre à la Fédération Protestante de France. Ne trouverait-on pas un peu de nombrilisme dans sa réaction? D'autre part, croire que la FPF est visée, même quand elle n'est pas citée, ne serait-il pas une manière de refuser les questions générales que je pose aux chrétiens "tentés par les sirènes sarkozystes" ? De désamorcer ces questions en me mettant dans la posture du 'méchant'?

Bon, je répondrais dans le N° de la semaine prochaine. Je voudrais juste indiquer qu’au-delà des contre sens (je ne suis pas du tout contre une actualisation de la loi de 1905, je suis, en revanche, farouchement contre des modifications qui privilégieraient le croire religieux sur le non croire ou d’autres croire, c’est plus qu’une nuance !), cette attaque est révélatrice du malaise que mon livre provoque chez certains chrétiens. (Pas tous, d’autres m’envoient des mels de félicitations)

Ce malaise se manifeste de façon très simple : plutôt que des objections argumentées (je n’ai rien contre, au contraire : cela fait avancer le débat), ce qu’on me dit est, en substance : « pas vous, pas ça »

Alors là, il y avait maldonne, et je suis fort content de l’avoir dissipée.

J’avais beau écrire que je n’étais pas plus partisan d’une laïcité unilatéralement ouverte aux religions que d’une laïcité rrrrépublicaine, comme les partisans de cette dernière me faisaient régulièrement un procès en trahison de la laïcité, comme ils m’accusaient de n’importe quoi (être un complice actif de « l’intégrisme fondamentaliste américain », entre autres…), cela a provoqué un effet de croyance.

La croyance était que, finalement, c’était essentiellement la liberté religieuse et elle seule que je défendais.

Pourtant, merde (à vauban, naturellement), j’avais écris un bouquin sur « La morale laïque contre l’ordre moral », j’ai toujours tenté d’expliquer que la laïcité se composait de plusieurs éléments, etc, etc. J’ai clarifié mes critiques face à la notion de « laïcité ouverte »,… Enfin je ne vous refais pas le topo…

C‘est terrible l’image que certains vous collent à la peau. Avec ce livre, je l’ai cassée, sans même le rechercher (je ne pensais pas que tant de gens se laissaient prendre à des attaques aussi débiles). Ambiance cassée. Tant mieux.

Il y a aussi un autre phénomène, c’est que les gens veulent être confortés dans leurs croyances. Alors quand ils lisent, ils sélectionnent, ne gardent en mémoire que ce qui leur plait. Ils ne se confrontent pas vraiment avec ce qu’écrit l’auteur.   

Et je dis à tous les amoureux déçus : excusez moi, mais vous ne m’aviez pas vraiment lu. Mon livre se situe dans le même chemin que les précédents. Simplement le contenu de ce à quoi il s’affronte a changé, même si la forme reste la même : l’unilatéralisme.

Aller, pour les consoler, je vais leur envoyer une photo de Carla, dédicacée (par moi naturellement),….

Je ne pense pas que quelqu’un puisse trouver le moindre reniement de mes livres passés et de ce que j’y écrivais. Mais les discours de Sarko obligent à reprendre les choses. Puis qu’il défend une « politique de la diversité », il fallait éclaircir le fait, qu’à mon sens, une « politique de la diversité », ce n’est pas cela, ce pourrait être bien différent.

Aller, vous reprendrez bien un peu de laïcité dialectique. Le goût est un peu fort, la première fois que l’on en mange. Mais, très vite on apprécie. Car vous savez, dans ce monde de conformisme fade, la dialectique, ça donne de la saveur,

Je ne vais pas m’étendre trop longuement.

Mais, quand même, pour ne pas être maso, juste signaler que The livre a trouvé  aussi des partisans. Des enthousiastes, qui dévorent, qui adorent tout : le contenu, le style, les blagues…des qui l’ont lu d’une traite, dans le métro, le RER, le train. Et certains même riaient tellement, que leurs voisins les regardaient d’un drôle d’œil (si, si,…)

Et puis, des un peu plus réservés. Des gens sérieux, qui ont trouvé le contenu intéressant, mais l’humour un peu  facile, un peu déplacé, c’est quand même le président quoi. OK, mais il a fait des choses tellement hénôrmes, le petit Nicolas.

C’est bizarre, car c’est un peu la conception : les blagues = c’est le privé ; le sérieux = c’est le public.Et si Mai 68, que l’on commémore beaucoup, c’était de pouvoir mélanger le sérieux et la blague.

Il existe une expression québécoise que j’aime bien : « dire les choses à la blague ». C’est quand il y a du sérieux, du fond dans la blague.

Certains sont étonnés : ce livre, ça ne vous ressemble pas ! Ah bon. Encore l’image ! Mais j’ai trouvé une réponse tout prête : c’est ma manière de fêter Mai 68. En cherchant moins à le commémorer qu’à le pratiquer. Enfin, le pratiquer un peu. En retrouver, un petit quelque chose.

La petite madeleine de Proust. Je n’ai rien contre. Mais tout un repas de madeleines…

Et à regarder les vitrines des librairies, c’est un peu ça, non ? Alors, suivez mon conseil (d’ami) : nourrissez vous de dialectique Et, après, je vous offre comme petite madeleine, quelques souvenirs perso (pratiquement ceux publiés, toujours dans ce même numéro de Réforme, dans le cadre d’une table ronde avec André Sénik)

Donc voilà quelques souvenirs de l’ancien combattant, Jean Baubérot :

- Où en étiez vous de votre parcours intellectuel quand le mouvement a éclaté?

Mai 68 est survenu après plusieurs années de contestations effectuées notamment par des jeunes. On l’oublie trop souvent. Pour ma part je m’étais engagé, comme lycéen, contre la guerre d’Algérie au tournant des années 1950 et 1960.

Beaucoup d’adultes me disaient alors en substance : « tu n’est qu’un adolescent, tu n’y comprends rien. De Gaulle en donne aux Arabes plus que ceux-ci en veulent. L’Algérie n’a pas à être indépendante et ne le sera jamais. » J’entendais cela de la part de conseillers presbytéraux de ma paroisse et d’autres personnes.  

Et puis, est arrivé le référendum de mars 1962 ou 90% des Français se sont prononcés pour l’indépendance. Je n’avais pas encore l’age de voter, mais j’ai constaté que les adultes retournaient leur veste, sans reconnaître, en plus, qu’ils s’étaient trompés ! Cela les a complètement décrédibilisés à mes yeux… et je me suis promis de ne jamais devenir comme eux, de ne jamais répéter passivement les idées dominantes.

Je n’étais pas le seul ! Dans les mouvements de jeunes, qu’ils soient protestants, catholiques ou communistes la critique des institutions s’est développée. Et nous pensions que les surréalistes avaient échoué, faute de transformer le monde ; et la révolution d’Octobre, faute de changer la vie. Il fallait lier les deux.  

Pour ma part, j’ai menée cette critique des institutions trop sûres d’elles-mêmes, sur deux fronts : la revue des étudiants protestants, Le Semeur : nous promettions un abonnement à prix réduit aux « couples tentant l’union libre ». Il faut se replacer dans le contexte de l’époque (où la contraception était encore illégale en France, il fallait passer commande en Angleterre) pour saisir la fureur des bons parpaillots !

En même temps, le n° du Semeur sur « les Ruines » (= les adultes) affirmait que les fondamentalistes américains avaient bien le droit d’être rigoristes sur le plan sexuel s’ils le souhaitaient. C’était avant tout la bonne conscience centriste, les évidences, dans le domaine de la sexualité comme dans les autres, que nous attaquions.

Le second front était l’Union des Etudiants communistes, où j’avais adhéré. Quand ma tendance, celle des « Italiens » (c'est-à-dire ceux qui se réclamaient du philosophe Gramsci) a été exclue par le Parti Communiste, j’ai rejoint le CRIR, Centre révolutionnaire d’Initiatives et de Recherches. L’utopie était d’arriver à faire, à plusieurs, une critique de la société du XXe siècle analogue à celle que Marx avait faite pour le XIXe. Mais, en même temps, notre sens de l’humour qui nous empêchait de nous prendre trop au sérieux !  

Après avoir dirigé Le Semeur, je dirigeais la revue Hérytem, critique politique de la vie quotidienne quand Mai 68 a commencé. Là encore, la critique se voulait globale, il fallait à la fois changer la société, changer la politique, changer la vie.  

- Quels souvenirs marquants avez vous conservé de ce moment?  

Globalement les mêmes que beaucoup d’autres : les barricades, les discussions interminables, les slogans inventifs, la Sorbonne occupée. Là, les locaux de la Ve section, la section des sciences religieuses de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, étaient occupés par les anarchistes qui avaient mis une grande banderole : « Ni Dieu ni Maître. » C’était géant !  

J’ai reçu alors une très belle leçon de réalisme politique de la part de mon « patron » (de thèse), Daniel Robert. Il m’a dit : « Baubérot, vous qui êtes bien avec les anars, allez avec eux pour veiller à ce que, quand ils partiront, ce ne soit pas des gens de la VIe section de l’EPHE, celle des sciences sociales, qui occupent nos salles de cours. »

Il y avait, en effet, une rivalité entre les deux sections en matière de locaux ! Face aux inflations idéologiques, c’était une bonne dose de prosaïsme réaliste : derrière la révolution, la vie quotidienne continue ! En bon historien, Daniel Robert s’inquiétait moins de l’effervescence révolutionnaire –elle n’aurait qu’un temps !- que de ce qui arriverait à la fin de la dite révolution. D’abord très surpris, j’ai réfléchi et j’ai compris qu’il avait raison.  

Mon regard sur les « événements » était ambivalent. D’un côté Mai 68 nous apportait la preuve que nous avions eu raison et donnait une ampleur insoupçonnée à la contestation. Les dirigeants du protestantisme, pour qui nous étions la « génération perdue de la guerre d’Algérie », étaient persuadés que les choses se calmeraient avec l’arrivée d’une nouvelle vague de jeunes ; ils en étaient pour leur frais ! Le Parti Communiste aussi.  

De l’autre, nous préparions, à l’Alliance des Equipes Unionistes, depuis deux années un voyage à Cuba. Celui-ci a eu lieu en juillet août 1968 et nous nous sommes trouvés en décalage avec d’autres jeunes de deux, trois ans nos cadets, qui avaient décidé de venir au dernier moment, lors du mouvement de Mai 68. Ces derniers étaient politisés de très fraîche date et montrèrent un enthousiasme unilatéral.

Nous avons réussi, par le réseau de la JEC (la Jeunesse étudiante chrétienne, contestataires catholiques), à rencontrer des opposants et avons bien perçu que tout n’était pas rose. Et ils ne voulaient pas le voir ! En s’amplifiant, la contestation était devenue, pour parodier une phrase célèbre, « l’infini à la portée des caniches. »

- Quel regard portez vous sur votre implication et sur l'ensemble de la révolte (étudiante, ouvrière, voire politique)?  

J’ai vécu Mai 68 comme le feu d’artifice qui clôture la fête. Les années suivantes ont été celles d’un tri, parfois douloureux, entre ce qui était solide et ce qui était illusoire dans les contestations menées. Un tournant a été pour moi une étude de Maxime Rodinson sur « Sociologie marxiste et idéologie marxiste ». J’ai beaucoup discuté avec l’auteur, un grand islamologue. Il m’a convaincu que l’objectivité n’était pas forcément « bourgeoise », au contraire il valait la peine d’y consacrer beaucoup d’efforts !  

Une autre grande question était la suivante : peut-on avoir une vie « normale » sans trahir ce que nous avons voulu être ? Etre adulte sans être conformiste ?   Je m’étais rapproché de Vive La Révolution, VLR, groupe anarcho-maoïste. Notre slogan préféré était : « Les pro-chinois en pro-Chine.» C’était une manière de contester la tournure dogmatique que prenait la contestation, avec notamment les maos de la Gauche Prolétarienne. Il fallait contester la contestation elle-même ! Cela donnait parfois le tournis !  

Pour moi la grande leçon de cette période, qui va de la guerre d’Algérie à Mai 68, est la suivante : les idées minoritaires ne sont pas forcément vraies, mais les idées majoritaires sont presque toujours fausses. Même vraies au départ, leur transformation en idées dominantes les change en stéréotypes qui traînent dans toutes les poubelles.

Et pourtant, la démocratie est « le plus mauvais système excepté tous les autres. »… et le bon sens, la sagesse populaire a parfois raison contre des constructions intellectuelles sophistiquées, mais idéologiques.

Je n’ai pas cessé d’explorer ce paradoxe depuis quarante ans, et de vivre dans la tension que cela suscite. A tort ou à raison, j’estime que je ne m’en porte pas plus mal.

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10/05/2008

PAROLES DE FEMMES MUSULMANES

"L'ENQUÊTE EVENEMENT" (selon TF2, FR1, F12 ? et Paris-Boxe)

    Depuis l’automne 2006, j’effectue une enquête sur des débats, parfois vifs (comme l’indique les allusions que vous trouverez dans les textes ci après) qui se déroulent au Québec et qui sont révélateurs des tâtonnements des sociétés modernes désormais pluriculturelles.

Ce sera la matière de mon prochain ouvrage. A vrai dire, j’étais en pleine rédaction quand les frasques vaticanes de notre très chéri, mignon tout plein président m’ont temporairement détourné de ce but louable, pour lui écrire une lettre

(La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel ; en vente dans toutes les bonnes librairies, et même certaines des moins bonnes)

 

Dans le cadre de cette enquête québécoise, j’ai réalisé des entretiens avec des femmes musulmanes, s’assumant comme telles, parfois à partir du regard d’autrui. Elles portent ou non un foulard. Elles sont en majorité migrantes, une est née au Québec, deux sont des Québécoises d’origine converties. Je vous en donne, en exclusivité interplanétaire (même en dehors du système solaire, c’est dire), certains extraits.

   Ces femmes ont entre 25 et 45 ans, elles sont diplômées (comme une bonne proportions de musulmanes québécoises) et la majorité ont une activité professionnelle : ingénieur, chef de projet, juriste, enseignante y compris à l’université,… d’autres sont étudiantes ou travaillent chez elles.

Pour celles qui portent le voile, leur décision a constitué une étape dans un cheminement spirituel. L’une m’a parlé de la réserve de leur père, qui craignait que cela nuise à sa carrière, l’autre de l’opposition de son mari, ayant peur de passer pour « intégriste » ou « peu moderne ».

Naturellement, il m’est impossible de vérifier ces dires, comme de l’ensemble des témoignages de mon futur livre (titre prévu : Liberté, laïcité, diversité. Le Québec, une chance pour la France) Je les livre comme précieux regards.

 

  

 Assma[1]se dit pratiquante occasionnelle «de culture  arabo-musulmane qui se transforme à la québécoise» : « c’est une mosaïque d’une grande richesse. » Elle fête Noël, le ramadan et, à l’occasion, le nouvel an chinois. « Au Maroc, je me définissais comme femme, en France comme marocaine et là, avec les débats, je me suis tout à coup retrouvée musulmane. C’est très curieux. »

Elle travaille dans le développement communautaire : « on a beau être en Amérique du Nord, la participation des femmes au niveau de la gouvernance politique, des conseils d’administration et d’autres postes de direction est loin d’être égalitaire. Et c’est encore pire pour les femmes migrantes : elles méconnaissent le système, ont de l’inexpérience pour trouver un emploi. Quand elles ne sont que francophones, elles réussissent moins bien que les unilingues anglophones, et a fortiori que les bilingues. Et c’est encore deux fois pire pour les femmes migrantes handicapées. »

Donc Assma aide ces femmes à acquérir une prise de parole publique, leur explique ce qu’il faut faire pour être candidate aux élections municipales. Certains élus ne veulent pas qu’il y ait des projets spécifiques pour les migrantes car, affirment-ils « tout le monde est citoyen. » Mais « la citoyenneté en l’air, cela ne veut rien dire. Quand les migrantes ne connaissent pas les rouages, comment peuvent-elles être de vraies citoyennes ? »

   Assma ne porte pas de foulard mais, alors qu’on me l’avait décrite comme « critique » elle défend celles qui le portent : « Ces femmes ont quitté leur pays parce qu’elles ne réalisaient pas leur plein potentiel et on les traite en femmes soumises. Ma mère porte le foulard et n’autorisera personne à lui dire comment elle doit être habillée. Elle a eu cinq filles et s’est débrouillée pour qu’elles aillent à l’université. Personne ne pourra venir me dire que ma mère est une femme soumise qui n’a pas une capacité de décision » Elle me déclare avec fierté que « la première femme qui a accédé à la présidence d’une grande banque est d’origine égyptienne. »

 

  

Fatima porte un foulard coloré et élégant. Je le lui fais remarquer et elle réplique en souriant qu’elle ne voit aucune contradiction entre la coquetterie et le port du voile. Elle se dit parfois « fatiguée de toujours avoir à se justifier et à affronter les regards, les blagues pas drôles » ou des phrases soit disant laudatives style « toi, Fatima, tu es bien intégrée, mais… » :

« Parfois, j’ai envie de partir dans un pays où on ne me demandera plus rien. » Je lui rappelle que, pour certaines femmes, son foulard est perçu comme une agression au principe d’égalité. Elle affirme le comprendre mais aimerait pouvoir dire que son parcours est différent et qu’elle n’est « pas qu’un foulard. Je ne fais pas de prosélytisme. Ma foi n’est pas égale à la totalité de mon identité : je m’intéresse à l’écologie, à la politique. »

« J’ai très peu de problèmes avec les jeunes qui ont toujours vécu dans la diversité. Ce sont les femmes qui ont entre 45 et 65 ans et monopolisent les positions clefs dans la société qui supportent mal le foulard. Elles veulent des gens aseptisées, asexuées. »

   Pour Fatima, une femme a le droit de porter ou de ne pas porter le foulard, « on peut être musulmane de plusieurs façons » Il existe, selon elle, « des femmes soumises partout, y compris dans la communauté musulmane » mais l’association dont elle est membre, Présence musulmane, travaille à une lecture du Coran « à partir d’une perspective féministe.» Il faut « en finir avec une lecture paternaliste, machiste. »

Les femmes doivent se « réapproprier le savoir, les sources. Ce sont des êtres humains qui ont recueilli les hadiths et ils l’ont fait dans un certain contexte. En étant fidèle aux principes, il faut les relire dans un contexte bien différent. »

   Je lui demande ce qu’elle pense de la première femme imam désavouée par sa communauté. Elle hésite un peu et déclare : « Elle est allée trop loin, elle s’est sacrifiée mais cela a permis de briser un tabou : le leadership est masculin, ce n’est pas normal. »

Pourquoi serait-elle allée « trop loin » alors ? Parce qu’il est « plus important que des femmes fassent des prêches que de guider la prière. Ce qu’il faut, c’est que des femmes donnent des cours dans des mosquées. » Elle ajoute : « ce sont certaines femmes qui sont les plus résistantes à cette évolution. Elles n’ont pas l’habitude de voir des savants qui ne sont pas des hommes avec de grandes barbes. Que des femmes interprètent le Coran ne leur paraît pas très fidèle au texte divin. C’est pourquoi nous parlons plutôt de lecture féminine que de lecture féministe, ce dernier terme fait encore peur. »

 

  

Mireille, Québécoise pure laine portant un foulard, déclare en riant que son hijab est « tricoté serré ». Cette expression québécoise signifie que « les gens se tiennent étroitement entre eux, sont patriotes. »

Elle était souverainiste mais depuis ces débats, elle n’a plus envie d’un Québec souverain « qui restreindrait [ses] droits. » Ce qui manque souvent, affirme-t-elle, « c’est le fait d’écouter avant de juger. Certains me jugent sur le simple fait que je porte un foulard. On présume que je me sens inférieure sans connaître mes raisons. On vient me dire ce qui se passe dans ma tête et comment les choses se passent dans ma religion, alors qu’on ne la connaît pas. Si on a de telles pensées alors il n’est pas étonnant que l’on soit choqué. Mais c’est parce qu’on n’aura rien voulu entendre. »

Elle a parfois envie de dire à son interlocuteur : « mais que voulez-vous que je vous réponde : vous prétendez savoir mieux que moi-même ce que je vis ! »

   Elle est devenue musulmane à 24 ans, en 1ère année de doctorat, dans le contexte d’une « aspiration spirituelle ».

Je lui demande si elle est passée de l’athéisme à l’islam ou si elle était auparavant catholique. Sa famille l’est mais elle se trouvait mal à l’aise avec « la multiplication des intermédiaires dans le catholicisme. Les clercs retiennent le savoir. J’ai un côté libre-penseuse, précise-t-elle, je veux me faire une idée par moi-même, avoir une recherche personnelle de savoir religieux. C’est ce que j’ai trouvé dans l’islam avec une véritable responsabilité personnelle. Bien sûr, on peut alors se tromper, commettre des erreurs. C’est le risque. »

Mais, poursuit-elle, « c’est aussi le prix à payer pour pouvoir avoir un lien personnel avec Dieu. Alors il existe une partie verticale, ce lien avec Dieu, et une partie horizontale où l’islam est aussi un mode de vie. La majorité des actes que l’on fait a une portée sociale : ne pas frauder, être honnête,… »

   Selon elle, dans un autre contexte, « le projet d’instaurer [au Québec] la supériorité de l’égalité des sexes par rapport au reste et notamment à la liberté de religion aurait pu bien passer auprès de la communauté musulmane.

Mais là, on sait très bien que cela vise les musulmans » et notamment, paradoxe, « les femmes musulmanes» (portant le foulard). Sa crainte : qu’on en arrive à restreindre leur accès à l’emploi. Elles vont se retrouver au chômage, alors qu’elles sont « grandement diplômées ». Elle aussi estime que son combat est « féministe »

 

  

Malika, plus musulmane de culture que de pratique, a participé à une table ronde et sa mère est venue, ce qui l’impressionnait : « va-t-elle être fière de ce que sa fille est devenue ? » Malika a mise sa mère au premier rang. Après le débat, elles ont eu une discussion difficile : « ma fille, voila que tu défends les filles à foulard, maintenant ! Je ne comprends pas, avec tout ce que je t’ai raconté sur les efforts que j’ai du faire pour m’affranchir de ces choses là, avec l’éducation que l’on t’a donnée, comment peux tu nous faire ça ? »

Elle a répondu : « Maman, tu m’as mise dans l’école de Voltaire. Eh bien j’applique le précepte de Voltaire : je ne suis certes pas d’accord avec celles qui portent le foulard, mais je défends leur droit de le porter librement. »

   Selon son analyse, le Québec s’est trouvé face à une mutation : « ce n’était plus les valeurs de la Révolution tranquille : la modernité, la liberté de conscience, etc qui étaient mises en avant. Tout à coup c’était l’héritage chrétien, le malaise identitaire. » Malika se sent totalement intégrée : elle possède « tous les attributs qui font d’elle une citoyenne québécoise. »

  

 Soraya, étudiante en « région », ne porte pas le foulard. Son père et très pratiquant « mais il n’est pas question qu’il m’oblige à le mettre ». « C’est une très bonne chose que la tentative d’arbitrage islamique en Ontario n’ait pas abouti. On serait allé vers une ghettoïsation alors que la loi canadienne permet l’intégration sans l’assimilation»

Ceci dit, elle précise : « les Ontariens et les Anglophones en général sont plus ouverts au monde. Avant les débats, je me sentais ici chez moi. J’ai pris dans la culture québécoise ce que j’y aime : comment les choses se trouvent définies, la rigueur dans la recherche, la bonne organisation, le système juridique et notamment la façon dont le droit défend la liberté, la démocratie. »

Maintenant, poursuit-elle, je me sens plus vraiment chez moi. Je me dis, si un jour je choisis de mettre un foulard, je ne pourrais pas le faire. On est moins éveillé et ouvert ici qu’à Montréal, les femmes voilées ont des difficultés à trouver du travail. Il y a beaucoup d’ignorance. Les gens ne font pas l’effort d’aller en profondeur. J’adore ce pays, mais cette folie collective me fait poser la question : dois-je rester ? Certaines familles musulmanes sont parties en Ontario. Peut-être le ferai-je moi aussi»

   Ce qu’elle trouve de bien dans l’islam, c’est ce qu’un professeur a appelé « l’anarchie des fatwas » : On fait comme si « les fatwas étaient une sentence d’inquisition, mais c’est un avis. Et il y a des fatwas divergentes, cela permet de réfléchir et de faire son idée personnelle. L’islam est très fragmenté, il n’y a pas de porte parole ni de système clos, c’est un bouillonnement intellectuel et les gens ne s’en rendent pas compte. »

 

  

Jeune femme portant foulard et qui vient juste d’obtenir un doctorat, Rahia raconte qu’elle est arrivée du Liban il y a dix ans. Elle avait étudié à l’Université américaine de Beyrouth, ce qui fait qu’elle est francophone (elle a appris le français au lycée) et anglophone.

Rahia trouve le Québec très bizarre : « On affirme vouloir défendre bec et ongle la langue française, mais dans les entreprises dirigées par des Québécois francophones l’anglais est un critère de sélection prioritaire. On donne cela comme consigne aux RH. Quand s’ajoute à cela le fait qu’après le 11 septembre le fait d’être musulmane a constitué aussi un handicap pour trouver du travail, certaines femmes musulmanes sont retournées (du coup) à l’université et se retrouvent maintenant surdiplômées. Elles sont soit au chômage, soit sous payées. »

   Cependant, elle trouve les Québécois sympathiques sur plusieurs plans : « Le Québec a été la première province du Canada à approuver les accord de Kyoto, et à se prononcer contre l’invasion d’Irak (par 30degrés, il y avait 150000 personnes dans les rues précise-t-elle), contre les troupes en Afghanistan : jusqu’à l’an dernier on refusait d’envoyer des soldats. »

 Pour elle, c’est en bonne partie pour cela qu’on « a monté la population contre les musulmans, on a parlé des femmes en burka, des femmes esclaves, des femmes maltraitées : il nous faut les libérer en allant en Afghanistan ! » Harper est allé à Saint Rivière du Loup, fief du chef de l’ADQ Mario Dumont qu’elle appelle « le loup de la Rivière du loup » !

 

  

Michèle, Québécoise pure laine, toujours pour un Québec souverain, convertie à l’islam, me serrera la main au début de l’entretien, pas à la fin après m’avoir expliqué pourquoi « il est recommandé de ne pas le faire, mais c’est une responsabilité personnelle : je mets la main sur le cœur en signe de convivialité. Un hindou joindra les mains. D’une façon générale les Asiatiques auront tendance à se saluer sans contact physique. »

« En islam, selon elle, il est recommandé de ne pas avoir de contacts physiques entre sexes. Cela prend de la valeur dans un monde où tout est tellement permissif. Quand nous étions jeunes, on ne voyait pas les gens s’embrasser sur l’écran et maintenant, les films montrent des gens tout nus. Nos filles maintenant ont un double message assez contradictoire : elles veulent être respectées mais elles s’habillent comme des potiches, elles sont hypersexualisées. C’est un problème de société. »

   Michèle raconte qu’il y a eu une époque de sa vie où elle a été paradoxalement très heureuse : elle était hospitalisée dans le service d’hématologie ; les gens se montraient très gentils avec elle. Jamais ils n’avaient été ainsi depuis les huit ans qu’elle était devenue musulmane. Ils pensaient que si elle portait quelque chose sur la tête, c’est parce qu’elle avait un cancer et perdu ses cheveux. Son foulard peut effectivement passer pour une coiffe.

   Michèle mène une action bénévole auprès de migrantes. Elle a reçu une femme guinéenne. « Le mari voulait qu’elle lui obéisse en tout. Qu’elle interrompe même ses prières pour le servir. Il prétendait que le Coran disait qu’une femme devait obéir à son mari quelque soit l’ordre que celui-ci lui donne. Et cette femme me disait : je ne peux pas lui répondre, je ne peux pas lire le Coran, je ne sais pas l’arabe. Je lui ai donné un Coran en français et je lui ai dit : lis-le au moins en français. Tu verras qu’il n’y a pas du tout ce que te raconte ton mari. »

 

  

Anis a un mari musulman né d’une union entre une Québécoise d’origine, et un migrant d’Amérique latine. Elle est venue pour ses études, ne comptait pas rester et s’est mariée. Elle affirme n’avoir aucun problème avec les Anglophones, qui sont « soit indifférents soit curieux », mais ses collègues francophones sont « plus obsédés par la question religieuse ».

 Elle ne « porte pas le voile » mais « prie plusieurs fois par jour et cela leur parait excessif. » Une fois qu’ils vous connaissent et vous considèrent « comme musulmane et moderne, vous devenez l’exception, ce qui leur permet de ne pas bousculer leur préjugés.» Cette différence entre anglophones et francophone tient, en fait, à leur origine religieuse : « les personnes de culture catholique ne comprennent pas. L’alcool, j’en ai bu, je n’en bois plus. Ils me disent : tu crois que tu fais cela par choix, en fait on te l’impose. C’est l’histoire du catholicisme, différente de celle des autres religions. »

   Anis, ne porte pas de foulard, elle s’affirme « socialiste, humanitaire, qui rame à contre-courant ». Elle est fière d’être « citoyenne depuis six ans » et « appréhende les problèmes comme citoyenne. »

Elle ajoute : « en Arabie saoudite, où j’ai été pour le pèlerinage, les musulmans ne sont pas de véritable citoyens. J’aurais vraiment du mal à y habiter. » Elle pense que si elle était restée au Maroc, elle ne serait pas pratiquante, mais vivant au Québec, elle a été amenée à se poser certaines questions, notamment à cause de ce que les gens lui ont « lancé à la figure ». Sinon sa mère, et son père aussi d’ailleurs, étaient « féministes » et les enfants, garçons et filles ont été élevés de façon égalitaire.

   Elle est la première à me parler du pèlerinage, je la relance donc sur ce thème : « c’était fabuleux, une expérience spirituelle intense, un resourcement. Habituellement, on vit de façon matérialiste, sans temps d’autoréflexion, de mise en examen de sa vie. »

Mais en Arabie saoudite et au Yémen, elle a trouvé très dur de voir des femmes en nicab, et « des femmes intelligentes. » Elle leur a dit : ce n’est pas une obligation religieuse, elles ont répondu : « on le sait, mais c’est notre choix. » Je lui fais remarquer que leur réponse rejoint la réponse qu’elle accepte de ses amies qui portent le foulard. Elle accepte mon propos mais trouve quand même qu’ « exagérer la pratique, c’est contraire à la pratique. D’ailleurs, il y a plein de permissions en islam. Ce sont de petits cadeaux de Dieu et refuser un cadeau, c’est quand même bizarre."[2]

   Les féministes québécoises ne sont pas toutes d’accord, continue Anis. « Le rapport du Conseil du statut de la femme [qui prône l’interdiction du foulard pour les femmes de la fonction publique] a été très critiqué par des féministes. »

Elle ajoute : « Les femmes féministes font partie de la société ; elles ont soit  les mêmes préjugés, soit les mêmes ouvertures. Certaines adoptent une attitude très bizarre à notre égard : avant même que l’on commence à parler elles nous demandent «prouvez-nous que vous êtes de vraies féministes » : Que nous portions ou pas le voile, on nous dit : « vous êtes opprimées malgré vous. On va vous aider à vous prendre en charge, à vous responsabiliser», comme si le féminisme n’existait qu’au Québec et que des mouvements féministes dans les pays musulmans n’existaient pas. »

 

 

   Je donnerai le dernier mot à Dounia, de culture musulmane non Arabe qui a un statut de résident permanent au Canada, ce qui lui donne tous les droits de citoyenne sauf le vote. Elle pense demander la citoyenneté pour pouvoir voter aux prochaines élections. Elle met en cause ce qu’elle appelle « l’ethnonationalisme » de certains Québécois francophones. » et leur « hystérie collective, pour parler comme les médias.»

   Dounia se veut féministe mais refuse que « le féminisme soit utilisé pour cautionner une citoyenneté de seconde zone. » Elle est très intéressée par le « féminisme autre [qu’occidental] féminisme afro-américain, ou indien. »

Elle apprécie aussi la publication française Les Nouvelles questions féministes de Christine Delphy « qui n’a pas pu avoir accès à la Commission Stasi » précise-t-elle. Elle dit que le nombre de jeunes femmes en nicab augmente en Grande Bretagne, ce qui la préoccupe. Elle relie cela au « post-modernisme, où tout est vu comme une stratégie de résistance : le voile est anticolonialiste et anti impérialiste. Il y a réappropiation d’un signe dans un contexte de stigmatisation. »

   Ces femmes tentent donc d’inventer, chacune à leur manière, un autre féminisme que le féminisme établi, issu (au Québec) de la Révolution tranquille. De même, en France et dans d’autres pays[3], y compris des pays de culture musulmane, un processus analogue est à l’œuvre. Nul ne peut dire quels seront ses effets historiques. Mais sa réussite ou son échec constitue un enjeu majeur de notre devenir.



[1] Naturellement, les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat des personnes interviewées.

[3]Cf. not., Islam et laïcité, 2007.