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16/06/2007

LA LAÏCITE, DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE...

L’année universitaire n’est certes pas terminée : il y a des réunions, des missions, des entretiens, des soutenances, etc. Mais les cours ont pris fin. Plusieurs étudiants m’ont demandé de mettre mon dernier cours sur mon Blog. OK je le fais, ou du moins je mets de substantiels extraits, en sachant que, du coup cela devient un peu plus… universitaire (justement) que d’habitude, sauf la dernière partie que j’ai voulu assez personnelle.

J’ai quand même tenté d’être le plus simple possible, mais si cela vous prend un peu la tête, reposez vous ensuite en lisant, par exemple, les aventures du juge Ti, romans et nouvelles de Robert Van Gulik parus dans la collection « Grands détectives » des éditions 10/18, et maintenant publiés en 4 volumes d’œuvres complètes par les éditions La Découverte.

Le juge Ti (Ti Jen-tsié en fait) a réellement existé, ce fut un personnage célèbre de la Chine du VIIe siècle et Van Gulik marie avec bonheur réalité (à partir d’une étude documentaire fort sérieuse) et fiction. Cerise sur le gâteau, il dessine fort bien aussi.

 

Mais avant de savourer les enquêtes du juge Ti, voici ma propre prose. La leçon se voulant synthétique, on trouvera des thèmes déjà abordés, voire développés dans ce Blog (sauf, encore une fois, dans la dernière partie). Ce qui peut être relativement original, c’est la façon dont ces thèmes sont articulés. En tout cas, si vous n’aimez pas affronter les paradoxes, déconstruire les idées toutes faites, explorer les limites du penser et de l’impenser, ne vous fatiguez pas  à prendre connaissance du texte qui suit. Cela vous déstabiliserait trop.

Sinon, bonne lecture. On y va ?

  

Les mises en perspectives que j’ai faites ont, naturellement, suscité interrogations et débats. Un des plus intéressant a concerné la distinction opérée entre la notion de sécularisation et celle de laïcisation. Marcel Gauchet a, sinon polémiqué du moins, voulu fortement relativiser l’intérêt de ces deux notions, telles qu’il les rencontrait notamment dans mes travaux.

Ces catégories, écrit-il dans son ouvrage La religion dans la démocratie (p.14-16), dépeignent « adéquatement la surface », comportent une « pertinence descriptive » sans avoir de « capacité explicative ou compréhensive ».

   Certes, les notions de sécularisation et laïcisation peuvent se ressembler, tels deux membres de la même famille. Toutes deux ont trait à la construction de la modernité, et plus précisément à la relation de ce processus avec la religion. Et, pourtant, telles deux sœurs ou deux frères, chacune de ces notions possède sa spécificité propre, et cela permet, à mon sens, de sérier certaines question qu’habituellement on ne se pose guère.

 

   Tentons d’expliquer les choses le plus simplement possible en prenant l’exemple de la question sensible des mœurs. Pourquoi et comment, à un moment donné, le divorce, l’avortement, la vie conjugale et familiale sans mariage préalable, le mariage entre personnes de même sexe deviennent socialement envisageables alors que cela n’était nullement le cas précédemment ?

Pourquoi et comment devient-il possible de dire, sans se mettre socialement hors jeu, qu’il est souhaitable, pour la société, d’accepter la possibilité de tels comportements ? L’étude de ces changements socioculturels, de ces prises de distance possibles avec des normes de certaines religions dans certains cas de figure, avec des normes de  l’ensemble des religions dans d’autres cas, cette étude relève de la catégorie « sécularisation ».

    Si j’ai ajouté à l’expression « prise de distance » le terme de « possible », c’est pour attirer l’attention sur un fait, à mon sens, pas assez souligné. La manière de parler de la sécularisation connote souvent la métaphore de l’éloignement. Mais après tout, il y a toujours aujourd’hui des individus qui se marient, qui le font avec une personne de sexe différent du leur et qui ne divorcent pas. Il existe toujours des femmes qui n’avortent jamais.

La diversification, la pluralisation, l’individualisation des comportements socialement légitimes, toutes choses dont parlent aussi les théories de la sécularisation, sont peut-être premières et induisent, à mon sens, une relativisation sociale du religieux davantage encore qu’un éloignement, qu’une « sortie de la religion » pour reprendre la façon dont en parle précisément Marcel Gauchet.

 

James Beckford résume fort justement cela en écrivant que la religion, hier système de normes culturelles est devenu un ensemble de ressources sur ce plan culturel ; ressources dont on peut ou non se servir. On peut s’en servir par intermittence, et ou en « bricolant » plusieurs traditions, on peut s’en servir de façon régulière, on peut même s’en servir de façon totalisante ou « furieuse » pour parler comme P. Berger.

   Mais, surgit alors une question nouvelle, peut-être un peu provocante : ce que l’on nomme la sécularisation s’éloigne-t-elle de la religion où s’avère-t-elle, à sa façon, créatrice de religieux ?  

Reprenons l’exemple du mariage. Qu’un mariage concerne deux personnes de sexe différent, voila qui était une évidence sociétale bien établie, il y a quelques décennies, sans que cela relève spécialement du domaine de la religion. L’homosexualité existait tout autant qu’aujourd’hui mais, pourchassée ou tolérée, aucun discours social ne la reliait au mariage. « Péché » pour les religions, le fait d’être « homosexuel » (le concept même a été construit au XIXe siècle, avant on parlait de « penchants ») était, à l’évidence, une maladie pour les médecins. La séparation entre norme et déviance était consensuelle.  Etre croyant, athée, agnostique avait fort peu à voir avec ce qui paraissait être la réalité des choses, la nature même du mariage.

C’est, en fait, le mouvement même de la sécularisation des mœurs qui, en déplaçant la frontière entre norme et déviance, produit une représentation sociale où des croyances, des convictions religieuses se mettent à défendre l’idée que le mariage s’effectue exclusivement entre personnes de sexe différent. Et, bien sûr, c’est cet « exclusivement » qui est primordial. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire à un homme : « Vous épousez une femme, donc vous êtes ‘croyant’ ».

 

   La sécularisation apparaît alors, pour en donner une définition ramassée, essentiellement comme un mouvement de séparation culturelle du social et du religieux, plus qu’une sortie sociale du religieux. Le cours que nous avons donné, ces dernières semaines, Séverine Mathieu et moi-même, sur les représentations et les pratiques de la mort entre religion et médecine nous a permis de percevoir des mutations analogues en ce qui concerne la fin de la vie et la mort elle-même.  Cette séparation peut être créatrice de nouvelles configurations, de nouvelles figures du religieux. Je rejoins ici, par un autre chemin, Danièle Hervieu Léger et ses figures religieuses de la modernité.

***

   Mais je ne m’attarde pas plus sur ce sujet pour pouvoir aborder tout de suite la notion de laïcisation. Prenons l’exemple du divorce et intéressons nous à des pays de culture catholique, puisque son interdiction ne fait pas forcément partie des normes religieuses protestantes. Le divorce est autorisé en Autriche-Hongrie dés 1783 par l’empereur Joseph II  alors qu’il est encore interdit  en Argentine, en Espagne, en Italie, dans pas mal d’autres pays, dans les années 1960.

Nous ne sommes plus là dans la séparation culturelle du religieux et du social, dans la sécularisation, mais dans la séparation  ou la non séparation politique du social et du religieux, avec les conséquences notamment juridiques que cela peut avoir, dans la laïcisation (ou la non laïcisation). Et il existe des zigzags de la laïcisation, liés à la conjoncture politique, dont l’Espagne ou la Colombie des XIXe et XXe siècles sont des exemples types Mais il existe aussi de l’irréversible : dans la plupart des sociétés modernes, aucune force politique ne pourrait se permettre de « revenir » sur la possibilité juridique du divorce. Bien sûr, quand je parle de séparation politique du social et du religieux, le terme de séparation possède, là, un sens plus extensif que celui qu’il connote quand on parle de la loi française de 1905.

 

   Et cette laïcisation, nous pouvons la retrouver, de façon différente, dans des pays de culture protestante. Ainsi, en Grande-Bretagne, la loi transfère, en 1869, les procès de divorce des tribunaux ecclésiastiques aux tribunaux civils. Cette loi relève, elle aussi de la laïcisation, alors que l’on a parfois tendance à réserver le terme à des pays de culture catholique. Mais nous sommes dans un cas de figure particulier puisque la religion a été ici, lors des deux révolutions anglaises du XVIIe siècle, une arme de la Nation, représentée par le Parlement, contre l’absolutisme prétendu du pouvoir royal.

Il est également possible de parler de « laïcisation » à propos du Japon shintoïste et bouddhiste, lors des réformes de Meiji à partir de 1868, et a fortiori en 1945-1946. La laïcisation concerne en fait, mais de façon non mécaniste, les différentes voies d’accès à la modernité, si diverses soient-elles. Cela, que le terme de laïcité se trouve ou non socialement utilisé.

   En fait la laïcisation, c’est d’abord la séparation de l’Etat et de sa régulation du social d’avec la religion avant d’être la séparation de la religion d’avec l’Etat. Et cette séparation de l’Etat d’avec la religion s’accompagne d’une certaine subordination de la religion à l’Etat. L’historien anglais Norman Sykes a utilisé le terme de « laïcisation » pour rendre compte de l’accroissement du pouvoir des hommes politiques -ces laïcs !- sur l’Eglise d’Angleterre au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe.

Cet emploi anglais du terme est-il si éloigné de son emploi français ? Je ne le pense pas. Car, de Philippe Le Bel et ses légistes à Napoléon Bonaparte, en passant par le Révolution française, la construction de ce que j’ai appelé le premier seuil de laïcisation est d’abord le fait que, désormais, selon une formule célèbre, « l’Etat n’est plus dans l’Eglise, mais l’Eglise est dans l’Etat. »

 

   Cette notion de premier seuil de laïcisation a été bien reçue des historiens et des sociologues. Elle sent le souffre pour les philosophes dits « républicains ». A leurs yeux, elle constitue un cheval de Troie clérical qui s’introduit, sous couvert d’approche universitaire, dans la citadelle de la laïcité française. Pourquoi ? Pour la raison bien simple qu’elle inclut le Concordat de 1801 dans le processus de laïcisation. De là à croire que je serais partisan de réinstaurer un Concordat, tous les soupçon sont permis ! En tout cas, pour ces philosophes, il faut mettre en avant une opposition frontale entre la Révolution laïcisatrice et le Concordat de Napoléon Bonaparte qui réinstaurerait un régime de chrétienté.

   L’ironie de l’affaire est double. D’abord, sur un plan personnel : je crois ne l’avoir jamais dit, mais j’ai eu lycéen, comme sujet de Concours général, le Concordat de 1801, et j’ai obtenu le premier prix. J’ai demandé à l’Inspecteur général d’histoire qui présidait le jury, ce qui avait fait la différence entre ma copie, et celle de mon suivant, un certain Jean-Louis Bianco ! Il m’a répondu, c’est d’avoir montré pourquoi le Concordat a finalement échoué et d’avoir indiqué qu’il a fallu trouver une autre solution, la laïcité républicaine.

Ensuite, seconde ironie, en se focalisant sur le seul Concordat de 1801, ces philosophes se situent dans la filiation d’une histoire religieuse catholique traditionnelle, avec laquelle j’ai précisément voulu rompre en élaborant la perspective des seuils de laïcisation.

 

   En effet, si Napoléon Bonaparte, avec le Concordat, perpétue la tradition gallicane de l’Ancien régime (qui constitue d’ailleurs, déjà, une sortie partielle de la société de chrétienté), il prend également d’autres mesures tout aussi importantes qui rendent irréversible des ruptures révolutionnaires, comme d’abord la fin du principe de catholicité, par l’instauration, en 1802, du régime pluraliste des cultes reconnus avec les Articles Organiques, ensuite la dissociation de la citoyenneté et de l’appartenance religieuses liée à ce pluralisme officiel et au droit d’être (je cite Portalis, son « ministre des cultes ») « indifférent en matière de religion », enfin l’autonomie de la totalité du droit civil à l’égard du droit canon par le Code Civil des Français de 1804.

D’autre part, Napoléon Bonaparte rend opérationnel des projets laïcisateurs restés, lors de la Révolution, à l’état d’utopie, cela par la création d’institutions autonomes à l’égard de la religion, comme les institutions scolaire (1806) et médicale (1803). Ces institutions, créatrices de nouvelles formes de socialisation, productrices de nouveaux clercs, vont être porteuses de laïcisation.

   La scientificité d’une démarche se trouve, à mon sens, en affinité avec l’étendue des faits qu’elle peut inclure dans sa théorisation. Se limiter au Concordat me semble une façon fort plate d’écrire l’histoire, et en tout cas c’est écrire une histoire religieuse, pas une socio- histoire de la laïcité.

Cette sociohistoire, cette sociologie historique de la laïcité pousse également à sortir du cadre étroit de l’hexagone, à redresser les erreurs liées à une vision trop franco-française de la laïcité. Ainsi dans son Rapport présentant, en cette année 2007, son projet de création de Charte de la laïcité, le Haut Conseil à l’Intégration prétend que le Mexique s’est inspiré de la loi française de 1905 pour réaliser sa propre séparation. Or la séparation date, dans ce pays, de 1861. Là encore, ironie des choses, en 1905 Aristide Briand instituait précisément le Mexique en sorte de modèle, dans le Rapport de la Commission parlementaire ayant élaboré le projet de loi française de séparation. Mais le chapitre sur les laïcités étrangères que comportait ce Rapport a été purement et simplement supprimé dans l’édition du centenaire publiée, il y a deux ans, par l’Assemblée Nationale !

   Autre exemple significatif : on dit couramment, dans notre pays, que la France révolutionnaire aurait, la première, « laïcisé » le mariage par la création du mariage civil et la possibilité du divorce en 1792. Or, je l’ai déjà indiqué, Joseph II avait effectué ces deux mesures neuf ans auparavant dans ses propres Etats.

D’une manière plus générale, ceux que l’on a appelé les « despotes éclairés » -Catherine II en Russie, Frédéric II et Frédéric-Guillaume II en Prusse,…- ont été des laïcisateurs. Influence de la sécularisation portée par la philosophie des Lumières ? Certes, mais, outre que cette pensée sécularisante était limitée à une élite, l’alliance entre philosophes et souverains absolutistes s’avéra, pour la première, un marché de dupes,

Paul Hazard l’a bien montré : « La philosophie croyait se servir des rois, et c’étaient les rois qui se servaient d’elle » écrit-il. Si sécularisation et laïcisation entretiennent des liens étroits, leurs logiques sont donc différentes. L’analyse de la laïcisation est impossible à effectuer sans étudier les logiques propres du champ politique, ses intérêts et ses contraintes spécifiques.

   Mettre à jour les rapports complexes, les interactions multiples entre les deux approches, ainsi que leurs spécificités respectives me semble permettre un questionnement heuristique. Si, en France, l’absolutisme royal de « l’Ancien Régime » se n’est guère montré « éclairé », la création en 1787 d’un mariage civil réservé aux protestants a constitué un embryon de laïcisation, effectué, cela n’est pas complètement un hasard, par refus du pluralisme, puisqu’il s’agissait d’éviter de reconnaître la validité des mariages effectués par les pasteurs.

Napoléon Bonaparte a agi souvent, je ne suis pas le premier à le dire, en despote éclairé. Et certaines mesures de la Révolution, entre autres la Constitution civile du clergé, bien que prises par des assemblées, relèvent aussi de ce modèle.

 

La laïcité française comporte dans son héritage plus de despotisme éclairé qu’elle ne le croit. L’institution que l’on appelle « l’école républicaine », comporte en fait bien des habitus hérités du premier Empire, comme l’a montré Antoine Prost. De plus, le long conflit entre « cléricalisme » et « anticléricalisme » a créé en France, une sorte d’obsession politique du religieux dont nous ne sommes sans doute pas encore « sortis ».

Le contraste entre les « charities » anglais, qui peuvent être aussi bien des Eglises que des associations sans lien avec la religion, et le souci français de toujours qualifier ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas, que cette qualification soit faite de façon  positive ou négative, s’avère, en tout cas, frappant. Cette différence peut être reliée à la prédominance du processus de sécularisation  sur celui de la laïcisation en Grande Bretagne, à l’inverse de ce qui s’est passé dans notre pays.

Chaque pays a, dans son histoire, des événements structurants en matière de laïcisation et de sécularisation. Mais ces événements ont également eu des répercutions hors frontières et une sociologie historique de la laïcité doit accorder de l’attention à la problématique, très actuelle, des « transferts » entre pays.

La Glorieuse Révolution anglaise de 1689 a joué un rôle important en France, les Lettres anglaises de Voltaire en sont un témoignage parmi d’autres. J’ai passé mon temps à rappeler à qui ne voulait pas l’entendre, pendant l’année du centenaire de la loi française de séparation, que l’enjeu principal de cette loi avait été l’article 4 et que la formulation de cet article avait été trouvée dans la séparation américaine. La Révolution française, comme événement endogène et référentiel en France, comme élément exogène et repoussoir en Grande Bretagne, est un facteur important de la différence entre les deux pays au XIXe siècle.

   Contrairement à ce croit Gauchet, l’étude des sécularisations et des laïcisations, dans leurs spécificités socio-historiques, comme dans leurs influences croisées, n’en reste donc nullement à la « surface ». Elle permet, au contraire, souvent, de décrypter la face immergée de l’iceberg, de la réalité sociale.

Elle permet du comparatisme. Et mon nouveau « Que sais-je ? », portant sur Les laïcités dans le monde reprend, de façon certes très résumée, certains dossiers que nous avons étudié cette année. Ce « Que sais-je ? » tente, notamment, de montrer que la notion de seuils de laïcisation constitue un instrument d’évaluation qui peut s’appliquer de façon assez générale.

 

   Quand la laïcisation outrepasse la sécularisation, cette laïcisation aura tendance à être autoritaire, à se méfier d’un élément que Claude Lefort nous a appris à considérer comme essentiel dans l’épure démocratique : la séparation de l’Etat et de la société civile.

C’est pourquoi, il sera difficile alors de passer de formes de séparation de l’Etat d’avec la religion à des formes de séparation de la religion d’avec l’Etat. La séparation de 1795, dont les philosophes républicains se montrent si fiers, a surtout existé sur le papier : avec le retour rapide de la répression antireligieuse et l’organisation étatique du culte décadaire elle n’a guère eu d’existence empirique.

Et, pendant l’année du centenaire, le cours a insisté sur les craintes manifestées, dans les débats parlementaires de 1905, par des républicains laïques quant à la liberté d’action d’Eglises séparées de l’Etat, liberté trop grande à leurs yeux.  Une doctorante, Marilyne Guitton, avait même trouvé des documents du Bureau des cultes, datant des années 1920, qualifiant la loi de 1905 « d’anti laïque » à cause des libertés qu’elle donne aux Eglises. La loi de séparation de1905 se situe dans la filiation de la philosophie du « gouvernement limité » de John Locke. Mais la tradition laïque dominante en France emprunte souvent davantage à l’anticléricalisme voltairien et à la religion civile rousseauiste qu’au séparatisme lockéen.

Zana Citak-Aytürk, ancienne étudiante maintenant professeur d’université à Ankara, insiste sur le fait que la laïcisation turque, de son côté, a séparé l’Etat d’avec la religion, sans séparer la religion d’avec l’Etat. La laïcité, écrit-elle, s’est révélée être, en Turquie, « et le fondement de la démocratie et le déterminant des limites de la démocratie elle-même ».

On perçoit ainsi l’importance des recherches sur laïcité et démocratie en général, et plus précisément encore dans les deux Amériques  menées et impulsées par Micheline Milot et Roberto Blancarte.

La laïcisation comporte deux mouvements, qui peuvent se succéder dans le temps ou être pratiquement conjoints, celui où l’Etat fait en sorte que la religion ne surplombe pas la société civile ; celui où la religion devient partie prenante d’une société civile séparée de l’Etat. Le second est, de façon idéal-typique, plus démocratique que le premier. L’état de la sécularisation au moment où des mesures laïcisatrices sont effectuées n’est pas indifférent à l’aspect plus ou moins démocratique de la laïcisation, l’épaisseur historique du présent, la longue durée des historiens, peut jouer également son rôle.

Je pense notamment à la façon dont s’est construit socio-historiquement le rapport entre nation et Etat. Que la nation soit plus ancienne que l’Etat, comme en Angleterre, Allemagne ou Italie voire que la religion ait représenté la nation en absence d’Etat, comme en Irlande, en Pologne ou dans les Balkans ou que l’Etat soit plus ancien que la nation et ait voulu l’enseigné, comme en France ou en Turquie ; que l’Etat/nation moderne se soit constitué en se fondant sur la religion ou contre elle n’est pas indifférent à notre sujet. Il s’agit là d’une logique propre à la laïcisation où la sécularisation n’est pas forcément en cause, loin s’en faut. Certes, la différence entre France et Royaume Uni dans la construction de l’Etat/nation moderne peut en bonne part s’expliquer par la différence de religion culturellement dominante. Mais en Belgique, dans certains pays d’Amérique latine, un certain catholicisme a joué un rôle ‘positif’ dans la construction de cet Etat/nation moderne.

***

Mais il est une autre interrogation pour laquelle il faut donner réponse, au moins à titre d’hypothèse. Parler de sécularisation est-il toujours pertinent pour qualifier la situation actuelle ? La question est fondamentale pour la laïcité étant donné les interactions entre sécularisation et laïcisation. Les théories de la sécularisation ont insisté sur l’importance de l’urbanisation et de l’industrialisation  comme agents de sécularisation. De tels processus semblent aujourd’hui être plutôt favorables au pentecôtisme ou à l’islam. Jean-Paul Willaime distingue alors modernité et ultramodernité et tient des propos très suggestif sur cette dernière. Pour ma part, je parle volontiers de « modernité tardive ». Et de plus en plus je me pose la question : au-delà des polémiques idéologiques pour ou contre les Lumières, si c’était le projet socio-historique des Lumière qui, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses réalisations, arrivait à son terme ? Si nous étions en train de changer de période socio-historique ?

La encore, je vais tenter de m’expliquer brièvement. Quand on lit les philosophes des Lumières on se demande pourquoi Henri Desroches ne les a pas inclus dans sa Sociologie de l’espérance. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, le terme d’ « espérance » revient de façon récurrente.

Les progrès déjà accomplis apparaissent les gages des progrès futurs, d’une perfectibilité infinie de l’espèce humaine, affranchie « des tyrans et des prêtres ». Pour Condorcet nous allons vers un « moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maîtres que leur raison ». L’idée de « progrès », de conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral, s’est ensuite démocratisée. La morale laïque de la IIIe république en est notamment imprégnée et relie étroitement progrès, dignité de la personne humaine et solidarité.

   Cette vision du progrès est, globalement, une sécularisation de l’idée religieuse de progrès, telle qu’elle a émergée socialement au XVIIe siècle, lors de la première Révolution anglaise, à partir d’un changement de conception sur l’eschatologie. Examinons rapidement pourquoi. Au XVIe siècle, on voyait la fin de l’histoire et le retour du Christ comme une rupture dans l’enchaînement humain, faisant suite à une série de catastrophes Cela s’appelle le pré-millénarisme.

Les artisans de la chute de la royauté anglaise insistent sur le passage du chapitre 20 de l’Apocalypse qui fait allusion à une période transitoire de mille ans (le millénium). Pour eux, là, en continuité avec l’histoire construite par les humains, la « vraie » Eglise triomphe progressivement. La victoire du puritanisme en Angleterre, ajoutent-ils, préfigure le début de ce millenium. Leur optique est post-millénariste

Ainsi s’opère un changement considérable de mentalité. Jusqu’alors l’histoire était décadence, dégradation, là elle prend un sens positif, elle devient progrès. Un futur meilleur dépend de l’action présente ; on peut hâter la venue du millenium. Tel est le sens des sermons prêchés pendant la révolution de Cromwell.

 

   La « recherche du bonheur », déclarée « droit inaliénable » de l’être humain par la Déclaration d’indépendance américaine (1776) avant d’être reprise par la Révolution française, est une utopie séculière du progrès qui s’emboîte dans cette vision post-millénariste et lui enlève ses aspects explicitement chrétiens. Le Dieu des déistes n’intervenant pas dans l’histoire des hommes, le bonheur se trouve entre les mains des humains et ceux-ci doivent compter sur leurs propres actions pour y parvenir. Ce n’est plus la « vraie » Eglise qui doit triompher, mais des institutions porteuses de bonheur terrestre, l’Ecole pourvoyeuse d’affranchissement par la connaissance, la Médecine dont les progrès assure la progression de « l’espérance de vie ».

   Le terme de « sécularisation » désigne à l’origine le transfert de propriété de l’ecclésiastique au séculier. Des institutions séculières, devenues socialement obligatoires, se sont vues transférer un pouvoir, symbolique et quasi-spirituel. Leur légitimation est venue, grâce à ce transfert,  d’abord de la sacralisation de l’objectif poursuivi (par exemple : « l’espérance de vie » tend à remplacer celle du salut), ensuite, de la croyance au monopole de l’institution concernée pour pouvoir atteindre cet objectif (hors de l’école, pas d’instruction, comme hors de l’Eglise pas de salut), enfin, de l’imposition d’une représentation sociale selon laquelle le clerc institutionnel est dans l’universel, alors que celui qu’il socialise est dans le particulier (comme hier le prêtre, un médecin n’est pas censé avoir de sexe).

 

   Ce transfert a plus ou moins existé dans l’ensemble des sociétés modernes sécularisées. Il a été exacerbé en France à cause des nécessités  politiques de la laïcisation. Cela est bien connu quant à l’école et ses « hussards noirs » : Philippe Boutry, lors de la Journée d’hommage à Jacques Ozouf, a donné une belle communication sur le « pouvoir spirituel » de l’instituteur sous la Troisième République.

Cela reste moins connu à propos de la médecine, et nous avons, dans le cours de cette année, assez longuement commenté un passage de Claude Nicolet dans son étude sur L’idée républicaine en France. Nicolet y indique que la logique de la lutte contre l’emprise cléricale conduisait la République, non seulement à favoriser la médecine, mais aussi à « dépendre d’elle » pour « sa propre réalisation en tant que régime ». La France laïcisatrice a donc fait de la médecine moderne « une obligation morale » liée « à la nature (du) régime politique républicain. » 

Mais Hans Blumenberg a insisté, à juste titre, sur les risques d’une philosophie de l’histoire « substantialiste » qui tendrait à considérer la nouveauté comme l’écume des choses. Dans cette sécularisation - transfert, il n’y a pas reproduction du même. Il s’effectue, au contraire, une mutation, une perte de sacralité.

En effet, la sacralité ne peut plus prétendre provenir d’une transcendance, d’une instance extérieure au social ; elle devient donc plus fonctionnelle, plus fragile. Que la connaissance ne soit plus perçue comme la source principale de l’ascension sociale, que l’allongement de la vie devienne moins désirable (revendication du « droit de mourir dans la dignité »),… et école et médecine sont alors moins des institutions normes et davantage des institutions ressources, pour reprendre la terminologie de James Beckford, elles deviennent des institutions ressources que le laos, le peuple des non clercs veut utiliser à sa guise. Les institutions qui ont désenchanté -démagifié dit Max Weber- et décléricalisé le religieux sont donc atteintes à leur tour par un processus analogue où la sécularisation est, elle-même démagifiée, désenchantée, décléricalisée.

   De manière moraliste, on appelle cela en général, le « consumérisme » (consumérisme médical consumérisme scolaire), et (naturellement) médecins et professeurs s’en plaignent. Il ne s’agit pas ici d’en détailler les avantages et les inconvénients, de se prononcer pour ou contre. Il s’agit de comprendre que cette mutation forme le cadre général, en France, les mesures de « défense » ou de « durcissement » (choisissez le terme qui vous plait) de la laïcité que l’on connaît actuellement,  précisément à propos de l’école et de l’hôpital. Au-delà de leur but affiché, ces mesures tentent aussi de maintenir ou de reconstruire les transferts symboliques dont les institutions séculières ont été bénéficiaires (« l’école est un sanctuaire » a déclaré, Jacques Chirac en décembre  2003), transferts qui ne fonctionnent plus véritablement.

 

…Reprenons la typologie des seuils et appliquons la au problème dont nous parlons. Le premier seuil correspond à un moment historique où la confiance dans la conjonction des progrès est raisonnable : le bien être s’accentue, se démocratise peu à peu. Le programme des Lumières (que le romantisme rend plus affectif) de la poursuite du bonheur par la maîtrise de la Nature et la concentration des enjeux sociaux sur la « vie présente » obtient d’indéniable résultats, même s’il génère des contradictions (notamment entre son aspect universaliste et son darwinisme social qui fait que la femme, le colonisé,… sont considérés comme marqués par la Nature et  par leur particularisme, au contraire de l’homme blanc). La modernité est, lors de ce premier seuil, ascendante.

Lors du second seuil, cette modernité s’est établie et certaines de ses contradictions deviennent perceptibles. Par ailleurs, les deux guerres mondiales induisent une représentation plus ambivalente du progrès. Elles le dédoublent en opposant un ‘bon’ progrès pacifique, créateur de vie et un ‘mauvais’ progrès guerrier, porteur de mort. Les soldats gazés de la première guerre mondiale, et surtout Auschwitz et Hiroshima sont les terribles symboles de ce progrès néfaste. Sur le plan du bien être, la version libérale et la version socialiste s’opposent avec leurs grands récits politico idéologiques. La décolonisation, les révoltes étudiantes contre les institutions trop sûres d’elles mêmes (1968), l’effondrement du Mur de Berlin (1989) s’effectuent alors que se développent des mises en question.

 

La science questionne désormais ses propres applications techniques (ce qui est un renversement par rapport aux Lumières où la science commençait à avoir des effets techniques) : les interrogations sur le nucléaire civil, le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques,… proviennent d’abord de débats au sein de savoirs scientifiques. Il se produit donc une déconnection entre progrès des savoirs et progrès technique, même pacifique. Le second progrès peut se trouver mis en cause par le premier comme socialement contreproductif.

La mutation sociale de la « vérité », de la vérité religieuse (notamment des religions où la vérité est « révélée ») à la vérité scientifique, vérité en débat où la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain a induit une incertitude, et aussi des dilemmes moraux comme le montre la bioéthique. Il est significatif, qu’alors que la tradition laïque française proclamait la religion « affaire privée », le président Mitterrand en créant le Conseil Consultatif National de Bioéthique en 1983, y ait mis des représentants des « courants philosophiques et spirituels ». On ne revient nullement à une situation où la religion surplombe la société civile. On entre, au contraire, dans une conjoncture où, n’étant plus dans le registre du pouvoir -fut-il « spirituel »- mais se situant dans celui de l’autorité, elle peut participer au débat démocratique et y être une voix parmi d’autres.

 

   Nous sommes entrés culturellement dans l’ère de l’incertitude, ce qui est une accentuation de la sécularisation. Or l’incertitude, les dilemmes sont incompatibles avec la logique dominante de la communication de masse. L’instrumentalisation médiatique de cette réflexivité, de ces nouvelles interrogations produit un récit social où celles ci se trouvent racontées à la manière d’un film catastrophe.

En certains endroits, je l’ai constaté, ce film-catastrophe médiatique est relayé par l’école sous prétexte de prise de conscience des problèmes d’environnement. Des enfants de 8-12 ans sont terrorisés à l’idée d’un cataclysme éminent du notamment aux trous de la couche d’ozone ! D’une façon inédite, le discours social en revient donc à une optique pré-millénariste, où l’histoire est décadence, dégradation et où émergent les signes avant-coureurs d’une catastrophe annoncée.

Ce pré-millénarisme séculier n’annonce, bien sûr, nul retour du Christ, il ne comporte donc pas de happy end. Il contribue fortement à rendre déprimante la projection dans l’avenir, et induit de multiples formes de resourcements, de reconstruction de passés fondateurs qu’il s’agisse de l’inflation des « devoirs de mémoires », de la mise en avant d’un héritage chrétien de l’Europe, de fondamentalismes religieux ou du fondamentalisme des Lumières.

Ce troisième seuil s’accompagne, avec la globalisation, de frottements culturels et civilisationnels qui compliquent encore la donne. Mais, pour dire les choses schématiquement « l’islam » (terme à utiliser avec beaucoup de guillemets !) n’est pas la cause des difficultés actuelle de la laïcité ; il est beaucoup plus le miroir grossissant de ses mutations non encore maîtrisées.

                                               ***

Il serait possible de continuer longtemps. Je brûle d’envie de vous parler de la notion de pacte laïque, la plus contestée de celles que j’ai lancées, des rapports entre religion civile et laïcité, de mille autres choses encore. Rassurez vous, je me réfrène. Il est temps de conclure.

    Je le ferai en revenant à la question de la militance, ou plus précisément des rapports entre recherche et militance. J’ai raconté, dans le numéro d’octobre - décembre 2006 des Archives de Sciences Sociales des Religions à quel point le problème de l’objectivité m’a taraudé les années qui précédèrent et suivirent Mai 68.

L’objectivité était un idéal scientifique et, en même temps, la prétention à l’objectivité paraissait le masque par lequel la bourgeoisie voulait rendre sa domination incontestable. Maxime Rodinson, en opérant une distinction entre idéologie et sociologie marxiste, en changeant l’approche d’une objectivité essentialiste à une objectivation dynamique, constitua le maillon indispensable pour sortir de cette impasse.

Et dans le tri critique de Mai 68 qui s’effectua bientôt, l’objectivation permettait non seulement de dévoiler la nudité des rois, mais aussi celle des contestataires. La neutralité axiologique, la prise de distance ave les jugements de valeurs apparut progressivement comme un indispensable instrument d’honnêteté intellectuelle, de critique plus fondée du social.

 

   Bien sûr, comme tout un chacun, j’ai des idées préconçues. Je suis capable, en outre, comme tout intellectuel, de trouver des théorisations sophistiquées qui les légitiment. Le problème est qu’alors, il existe toujours l’un ou l’autre fait qui persiste à ne pas rentrer complètement dans le puzzle. Je tente à ce moment là de me convaincre que ce n’est pas grave. On ne saurait tout expliquer. Pourtant, cela me turlupine. Et je n’arrive plus à vivre tout à fait en accord avec moi-même. Ce fait, qui me résiste, m’obsède. Parfois même, il hante mes nuits.

A un moment ou un autre, il m’oblige donc à reprendre le dossier à nouveau frais, à aller vers des chemins où je ne voulais pas m’aventurer. Il m’oblige à déconstruire mon schéma et à le reconstruire jusqu’à qu’il me semble, à tort ou à raison, que toutes les pièces s’emboîtent sans forcer l’une d’entre elles, que le puzzle devient ainsi pertinent.

   Et comme ce combat avec cet autre moi-même me passionne, comme l’impression de découvrir des horizons neufs est extrêmement gratifiante, comme j’ai peut-être élargi à toute idéologie les refus de ma jeunesse quant à l’idéologie bourgeoise, je me prends alors à rêver d’une prise de distance totale avec les croyances, les convictions de tous ordre ; je me prends à rêver d’être indemne de tous les préjugés, de toutes les évidences, de toutes les valeurs, de toutes les représentations sociales du lieu et du temps qui est le mien.

Dans cette chimère, je suis totalement dans l’analyse, dans le décryptage, dans la pure scientificité. C’est, en rêve, gravir une montagne. De son sommet, et avec une longue vue socio-historique, je contemple de façon panoramique, la société des humains, des simples mortels s’agitant en tout sens, j’observe d’une vue englobante, les stratégies des divers camps, alors que d’en bas, on ne voit que ce qui est proche de soi.

Rêve démiurgique, puisque, dans les diverses religions, la montagne est la demeure privilégiée des dieux. Etre un humain-dieu face à des personnages de fiction que l’on manipule à sa guise, tel peut être le privilège du romancier, et c’est peut être mon rêve qui m’a conduit à m’aventurer dans le roman historique.

 

   Ainsi je monte et je redescends de ma montagne imaginaire ; je redescends d’autant plus facilement que d’autres randonnées m’attirent car l’histoire et la sociologie m’ont également appris à savoir que je ne sais pas, que je dois toujours apprendre, et que, parfois, l’intuition des militants a scientifiquement raison contre les constructions des théoriciens.

Ce fut notamment le cas quand des féministes contestèrent que le suffrage puisse être « universel » alors que la moitié de la société en était exclue. C’était ces féministes qui voyaient les choses de façon panoramique alors que les savants avaient la vue courte. Alors, je me mêle à la société d’humains dont je suis un des membres, je participe aux conflits des espoirs et des craintes, des convictions et des intérêts. Mais il me semble avoir gardé un petit quelque chose de ce songe éveillé.

 

   D’abord l’idée de les situations ne sont jamais construites par un groupe, par un camp qui en serait seul responsable, et donc que l’on pourrait facilement magnifier ou diaboliser. Les situations résultent d’un ensemble complexe d’interactions. Chaque action, prenant forme dans cet ensemble, concourt, au bout du compte, à un résultat différent, souvent paradoxal, de celui voulu par ses auteurs. La démarche de connaissance commence quand on quitte le premier degré de l’opinion.

    Ensuite, que la représentation hégémonique d’une situation fait partie intégrante de cette situation. Elle est un élément aussi actif que des faits matériels, des comportements effectifs, dans l’ensemble complexe d’interactions dont il vient d’être question. La représentation hégémonique d’une situation affecte ainsi ses développements ultérieurs. La représentation n’est jamais un reflet de la réalité, mais toujours un élément de cette réalité.

   Enfin, puisque le rêve d’extériorité absolue est fantasme, puisque si loin que l’on pousse la démarche de connaissance, la méconnaissance est toujours là, puisque aussi, si partielle soit-elle, la connaissance socio-historique apprend que les problèmes ne se résolvent en général que dans le long terme, alors il faut effectuer un pari.

Ce pari, Jean Jaurès l’a fait en 1905 en quittant la représentation, hégémonique et réaliste, de la « laïcité républicaine menacée » par une Eglise catholique cléricale et monarchique, pour avoir l’intuition d’un avenir utopique d’une séparation réalisée et réussie où, comme il l’écrit, le catholicisme ne sera plus protégé « par la carapace du Concordat (…) contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ces fidèles eux-mêmes ». De cela, il n’avait que de faibles, de fragiles indices.

Mais cette utopie d’un catholicisme acclimaté à la laïcité, cette projection dans un futur différent de l’horizon conflictuel qui borne le présent, lui a permis d’être partisan et artisan d’une loi libérale, condition essentielle de la construction de ce futur autre. Peut-être sommes nous également conviés aujourd’hui à porter nos regards au-delà des menaces présentes, à tenir des paris analogues.

Commentaires

Benoit Martinet n'est assurément autre que Jean baubérot qui prend différents autres masques pour se critiquer sévèrement lui-même afin de se rendre intérréssant.

Écrit par : Olivier Dumarteau | 16/06/2007

Marrant, vous me faites beaucoup d'honneur. Quoique je pense avoir l'avantage de l'âge à défaut d'autre chose.
B. Martinet

Écrit par : Benoît Martinet | 16/06/2007

Bonjour Jean Baubérot

Je viens de prendre connaissance de votre blog, tout à fait passionnant. C'est réconfortant de voir un grand scientifique comme vous prendre la peine de diffuser ses connaissance en ligne, et accepter de débattre librement avec les internautes. En cette période où la marchandisation de la science -en particulier sur Internet- est de plus en plus envahissante, ce blog vous horone fort.

Je n'ai pas trouvé l'endroit adéquat pour "poster" cette information sur votre blog… Je tenais à vous dire que votre article "Laïcité et morale laïque" (in Ferveurs contemporaines. Textes d'anthropologie urbaine offerts à Jacques Gutwirth, réunis par Colette Pétonnet et Yves Delaporte, Paris, L'Harmattan (collection Connaissance des hommes), pp. 201-211, 1993), que vous m'aviez gentiment autorisée à déposer en archives ouvertes sur le serveur Hal-SHS (URL http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00004511) est beaucoup téléchargé. Merci encore de m'avoir donné votre autorisation pour ce dépôt.

Je viens de rajouter l'adresse de votre blog dans les métadonnées (les informations qui accompagnent le fichier en accès libre) pour lui faire un peu de publicité…

Bien à vous

ED

Écrit par : Eliane Daphy | 24/06/2007

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