12/06/2005
LE PARADOXE DE LA SEPARATION
DU MINISTERE COMBES AU PARADOXE DE LA SEPARATION
I LA FIN DU MINISTERE COMBES
(les 2 photos, que l'on peut agrandir, ont été prises au lycée de Rennes, un jour où les lycéens avaient le droit de s'habiller comme ils le voulaient)
Nous avons suivi les événements qui se sont déroulés des élection du printemps 1902 à la déposition du projet de séparation d’Emile Combes en novembre 1904. Ce projet est mal accueilli par certains politiques qui, faisaient pourtant partie de la majorité du Bloc des gauches. Clemenceau, par exemple, le désavoue. Buisson également.
La Commission parlementaire a préparé son propre projet de séparation. Elle refuse de le retirer au profit du projet ministériel. Au pouvoir depuis 2 ans et demi (ce qui est très long pour la IIIe République), Combes est usé, même s’il est toujours très populaire dans le pays (mais justement, certains parlementaires lui reprochent cette relation directe avec les Comités républicains, par delà les représentants légaux). Des calomnies visant son fils Edgar, préfet et son conseiller au ministère de l’Intérieur, l’ont également atteint.
Combes va définitivement sombrer à cause de l’ « Affaire des fiches ». La vie privée des officiers (notamment leur pratique religieuse et celle de leur famille) était fichée, à partir de renseignements fournis non seulement par les canaux officiels mais aussi par certains membres de loges maçonniques. Les avancements des officiers tenaient compte de ces « informations » confidentielles.
Bien sûr, cette pratique n’est pas démocratique et il était tout à fait logique de la condamner quand elle fut révélée. Le contraire eut été très inquiétant. Mais il faut dire cependant que Combes n’avait fait que perpétuer une pratique qui datait du Ministère précédent, celui de Waldeck-Rousseau.
Pour expliquer, sans en rien excuser, une telle manière de faire, il faut bien avoir en tête le climat de l’époque où un certain catholicisme avait eu partie liée, au moment de l’Affaire Dreyfus, avec des entreprises factieuses, et notamment le coup d’Etat (lamentablement, certes) manqué de Déroulède en 1899.
Les souvenirs d’Abel Combarieu, le directeur de Cabinet du président de la République Emile Loubet, nous rapporte que Delcassé (ministre des Affaires étrangères) avait proposé au président Loubet de prendre la tête d’un mouvement qui, soutenu par le gouverneur militaire de Paris, aurait renversé le Ministère Combes. Loubet n’avait pas accepté et Combarieu commente : « C’était du Déroulède sans Déroulède ».
La Chambre se déchaîne contre Combes, qui ne l’emporte que de 2 voix (novembre 1904). Affaibli, considérant qu’il était inutile de « lutter pour vivre » alors que son but était de « vivre pour agir », Combes va quitter volontairement le pouvoir, SANS ETRE MIS EN MINORITE, en janvier 1905.
Cette façon de procéder permet de montrer que la majorité du Boc est toujours là et donc de maximaliser les chances de réussite du processus de séparation. De fait, même si le nouveau président du Conseil, Maurice Rouvier, n’est pas favorable personnellement à la séparation (il n’interviendra pas du tout dans les débats à la Chambre, et qu’une fois dans les débats au Sénat), ce processus s’avère irréversible. Le ministre de l’Instruction public et des cultes, Bienvenu-Martin, député de l’Yonne, est d’ailleurs un ami de Combes. Mais il ne jouera lui-même qu’un second rôle. C’est essentiellement Aristide Briand, le rapporteur de la Commission (soutenu par Jaurès en quelques moments clefs), qui va, de façon constante, dominer les débats.
Dans les prochaines fiches, nous suivrons les moments clefs des débats à la Chambre des députés, et nous clarifierons les enjeux. Cela est très important car, encore maintenant, certains historiens minimisent ce qui s’est passé et font de l’histoire des vainqueurs.
Un bon exemple est l’ouvrage, qui vient de paraître au Seuil, de Jean-Paul Scot : « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Certes sur plusieurs points ce livre offre une excellente vulgarisation. Mais, et j’expliquerai pourquoi, sur un point capital des débats à la Chambre et au Sénat, je suis tout à fait en désaccord avec son interprétation, imprégnée de jugements de valeur.
Les adversaires de Briand (Buisson, qui était quand même le président de la Commission, Bepmale, qui en était vice-président, Réveillaud, auteur d’un projet de loi, Clemenceau, qui fit une vigoureuse intervention au Sénat,…) sont traités dans ce livre d’ « anticléricaux intransigeants », de parlementaires « unis seulement par un anticléricalisme intolérant » (page 240). Or ils n’étaient pas plus « intolérants » que Briand et il ne faut pas ainsi disqualifier par un jugement moral un débat interne aux laïques OU LES DEUX POSITIONS SONT ESTIMABLES.
Il est d'ailleurs significatif que certains font comme si les positions les plus libétales envers envers l'Eglises catholique étaient, en 1905, les seules légitimes alors qu'ils adoptent eux mêmes des positions "intransigeantes" face à l'islam. Nous verrons donc à quel point leurs propos sont bopmerang.
NoUs reparlerons de tout cela. En attendant, avant d’analyser plus en détails, les moments clefs des débats, je vous propose tout de suite, à la demande de celles et ceux qui ont souhaité une brève synthèse, la transcription d’une intervention faite au Sénat et qui porte sur le « paradoxe de la séparation
II LE PARADOXE DE LA SEPARATION :
(Intervention au Sénat, 14 février 2005)
Merci, Monsieur le président. Beaucoup de choses ont déjà été dites. A la suite de ces différentes interventions, il reste tout de même une question : pourquoi la loi a-t-elle été libérale et, en même temps, inaudible par une grande partie des catholiques ? Les historiens disposent de matériaux pour le savoir, mais c'est peut-être cela qu'il faut expliquer ; c'est encore, pour un certain nombre d'entre nous, le paradoxe qu'il faut approfondir.
Pour cela, il faut revenir au contexte. Je ne vais pas reprendre ce qui a été déjà indiqué : un contexte très large a été donné à cette table ronde sur la loi de 1905. Je vais revenir au contexte le plus immédiat, c'est-à-dire aux années 1901-1904, dans la mesure où ce qui s'enclenche alors est d'abord une radicalisation de la laïcité scolaire. Le débat sur la laïcité est d'abord un débat sur l’école. La laïcité scolaire constitue un débat récurrent en France, qui a continué d’ailleurs après la loi de 1905.
Il s’agit, à cette époque, la lutte contre les écoles congréganistes, qui aboutit à la loi du 7 juillet 1904 ; mais il s’agit aussi de l'espoir d'un certain nombre de gens d’instituer le monopole intégral de l'État sur l'éducation : le congrès du parti radical le vote en 1903 et Buisson, qui est contre, est mis en minorité. Il existe des tentatives à la Chambre de l’imposer, contre lesquelles Clemenceau, par exemple, prononce un très beau discours contre « l'État Dieu », ...
On se trouve donc dans ce processus de radicalisation, avec le mot d'ordre de « laïcité intégrale ». Chaque mesure de laïcisation prise, au lieu d'être la dernière, amène la nécessité d'une mesure plus radicale.
Il se produit, à partir de la rhétorique de « la République menacée », un engrenage du conflit. On interdit aux congrégations l'enseignement, mais on n'est pas sûr qu'un congréganiste « sécularisé » se soit vraiment dépouillé de son imaginaire congréganiste, exactement comme on soupçonnait les marranes d'être toujours juifs, comme on soupçonnait les « nouveaux catholiques », après 1685, d'être toujours protestants. Quand on oblige quelqu'un à changer, il est ensuite suspect de ne pas avoir « intériorisé le changement ».
Pour parer à cette nouvelle menace, on tente de prendre une mesure encore plus grave contre les congréganistes sécularisés. Clemenceau l’arrête au Sénat, mais on a l'impression que chaque mesure induit logiquement, parce que la « menace » ne peut pas être étouffée, la mesure suivante. Car une fois qu'on aurait interdit aux congréganistes sécularisés d'enseigner, on se serait aperçu que cela ne résolvait pas le problème : les mêmes manuels « antirépublicains » se trouvant utilisés par des laïcs catholiques dans les écoles privées. L’étape suivante était donc le monopole de l'enseignement pour l'État demandé par le parti radical. Mais, en même temps, certains commençaient à dire que, dans l’école laïque elle-même, il existait des cléricaux larvés, qui déforment à leur gré la « cire molle » qu’est l’élève. Il faudrait donc épurer l’école laïque de tous les « cléricaux latents » qui existaient en son sein.
Finalement, on aurait donné raison à ce que dira Allard, à la Chambre, le 10 avril 1905 : pour lui, la véritable laïcisation, c'est la destruction de la religion. L'horizon de la laïcisation intégrale amène à se situer dans une logique qui n'est pas du tout la logique majoritaire chez les républicains, mais où un engrenage s’effectue.
Il est important de parler d'engrenage, parce que cela permet de dissocier ce qui s'est fait de la personnalité d’Émile Combes, qui n'est pas le borné, le « sectaire », l'homme limité et obsessionnel qu'on a dit. Émile Combes a combattu Allard au début de 1903, exactement comme Briand a combattu Allard en 1905.
Cet engrenage de la menace, de la nécessité ressentie de se défendre contre la menace – plus on se défend contre la menace, plus on prend des mesures radicales, plus le conflit s’étend – conduisait logiquement à une République totalisante ou à une « République absolue », pour parler comme Odile Rudelle. La séparation obligeait d’affronter frontalement ce problème parce que, si on faisait une séparation stricte, effectivement, on se trouvait en marche vers la laïcisation intégrale. Mais on devait alors s'éloigner du modèle démocratique.
Les congrégations avaient mauvaise réputations depuis le XVIIIe siècle, certaines régions avaient un peu bougé, mais il ne s’était pas produit de révolte générale. Avec la séparation, on s'attaquait non seulement au catholicisme militant, mais à un catholicisme de consommateurs, à tous ceux qui voulaient bénéficier des « secours de la religion », même s'ils n'obéissaient pas forcément aux normes édictées par l'Église catholique et si, dans le dogme, ils en prenaient, ils en laissaient. Ils avaient leur quant-à-soi religieux.
La séparation pose donc le problème suivant : jusqu'où voulez-vous aller dans la laïcisation ? Quelle sorte de laïcité voulez-vous réaliser ? Voulez-vous réaliser une « laïcité intégrale », selon l’expression utilisée explicitement à l'époque, ou une laïcité libérale ?
Mais cette laïcité libérale est alors un autre chemin que celui pris depuis la fin de l'affaire Dreyfus, depuis le gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau. Ce retournement était très difficilement crédible et audible pour les adversaires du Bloc des gauches. Un certain nombre d'adversaires de centre droit de la séparation, des républicains concordataires, et bien sûr surtout des membres de la droite disent en substance: « Nous ne serions pas contre la séparation si cela pouvait se faire de manière paisible, progressivement. Mais, dans le contexte actuel, que vous le vouliez ou non, la séparation va forcément continuer et accentuer la politique anticongréganiste. Cette voie-là va forcément amener de la spoliation, voire même de la « persécution » : même si vous ne le voulez pas, même si la loi ne le veut pas, vous serez obligés, parce qu'on ne sort pas facilement d'un engrenage. »
Ribot commence à se dire, le 21 avril : « Peut-être est-il possible de sortir du dilemme ? » Mais, avant ce jour là où la Commission présente une modification de l’article 4, ce n'est pas tout à fait plausible, même si Briand, depuis le début, s’éloigne de la logique combiste. Quand on fait une politique modérée, il faut souvent calmer ses troupes, il faut calmer les anticléricaux stricts. On multiplie alors des références idéologiques à la Révolution. Jaurès dit : « La France n'est pas schismatique, elle est révolutionnaire. » En fait, il tient ce propos pour légitimer une mesure qui va donner des garanties à l'Église catholique, mais si des esprits avertis le comprennent, pour le catholique moyen ce n'est pas forcément rassurant d’entendre dire cela.
Donc, cette séparation prenait politiquement un autre chemin, très difficile à suivre, semé d’embûches entre des peurs contradictoires. Car les rumeurs se multipliaient des deux côtés. On a gardé le souvenir des peurs catholiques d’une « persécutions », d’églises devant fermer. On a oublié, mais il faut aussi en tenir compte pour évaluer la difficulté de la situation, les peurs républicaines : certains voient déjà le pape nommer des jésuites, des membres congrégations interdites comme évêques et une Eglise catholique prenant sa revanche de la lutte congréganiste.
On voit là le poids des hommes en politique. Quelqu'un comme Briand a été un artisan du retournement de politique laïque et il fallait avoir de nombreuses qualités pour pouvoir le faire. Mais cela s’est effectué dans un climat idéologique, dans un contexte historique tel que ce retournement n'a pas été audible par tous et qu'on ne pouvait pas aller jusqu'au bout dans l'expression de ce retournement. La séparation libérale ne pouvait pas exprimer complètement, explicitement, sa philosophie. Quand on voit la façon dont Briand répond à Ribot le 21 avril, on se rend compte qu'il « marche sur des œufs » et qu’il est obligé de dire en substance : « Attendez, cette Église catholique n'est pas figée à jamais, elle va évoluer, nous espérons bien la voir évoluer ». Et finalement, on peut penser, alors, que continue le combat de la raison, de la libre-pensée, qu’on est toujours dans le combat des gens éclairés contre ceux qui ne le seraient pas, même si une analyse plus stricte montre à l’historien qu’il n’en est rien.
Car il s’est tout de même produit une rupture très nette : la République abandonne cette alliance avec la libre-pensée qui, jusqu'alors, avait été assez forte. Combes, en 1903, dans son discours à Tréguier (lors de l’inauguration du monument d’Ernest Renan), parle à la fois comme président du Conseil et comme libre penseur militant. Il dit être pour la liberté de conscience, mais il parle alors du sentiment religieux et il déclare : « L'ennemi de la religion, c'est le ministre du Culte ». Il ne dit pas : « Ce sont ceux des ministres du Culte qui ont trempé dans le légitimisme ». Il est obligé, par la logique de cet engrenage, de tenir des propos assez radicaux. Quand on dit qu'on garantit la liberté de conscience en évoquant le « sentiment religieux » individuel et que l’on polémique très vivement contre l’institution religieuse, les adeptes des « religions positives » ne peuvent évidemment pas se sentir rassurés : on garanti la liberté de conscience, mais pas forcément la liberté religieuse.
Ce qui se passe à partir d'avril 1905, sans être audible pour l'ensemble de l'opinion publique, c'est cette séparation de la libre-pensée et de la République, préalable à la séparation des Églises et de l'État. Et si on étudie finement la réponse de Briand à Allard, le 10 avril, on est dans l’optique où est prônée autant une séparation avec la libre-pensée qu’avec les Eglises. Mais ce virage n’est perceptible que pour une élite, la masse pense qu’il s’agit d’un leurre. Ne lui avait-on pas promis que l’application de la loi de 1901 serait libérale ?
Car, finalement, on n'a que l'affirmation de la volonté politique de Briand et d'un certain nombre de ses amis, comme Jaurès qui, comme vous dites, « fait les couloirs ». Mais comme Jaurès a été très combiste, est-il tout à fait crédible ? On voit bien des gens comme Brunetière, comme Denys Cochin, qui vont signer l'appel des cardinaux verts qui, bien informés, ont compris qu’un certain virage se trouvait pris. Mais le catholique moyen pouvait difficilement le comprendre, surtout après le moment où le pape dit en substance: « Non seulement je condamne la séparation – ce qui n'a étonné personne – mais j’interdis de constituer des associations cultuelles. »
La course-poursuite s'est accentuée après le vote de la loi, entre les années 1906 et 1908, pour arriver à tenir ensemble cette majorité républicaine composite. Il ne fallait pas que la guerre des deux France devienne une guerre interne à la laïcité et il fallait rattraper l'Église catholique dans son refus de la loi, à partir de la condamnation du pape, pour que la pacification puisse se faire. Malgré le souci de Briand de donner par la loi des garanties à l’Eglise catholique, l’application a été plus difficile qu'il ne pensait. Il croyait s'être donné toutes les garanties au moment du vote pour que l'application soit facile, mais l'application s’est avérée encore un rude combat.
Pour conclure, lorsqu’on examine le vocabulaire employé, notamment par Briand, cela est significatif. Briand parle de « sang-froid », de savoir « résister aux surenchères », de ne pas craindre « d’être taxés de modérés » ; ensuite il « supplie » de pas agir sous le coup de l'émotion. Ce n'est plus le discours de la République menacée, c'est, au contraire, la République qui se menace elle-même si elle ne réalise pas une séparation qui ouvre la voie à la liberté. « Soyons à distance de nos affects, soyons à distance de l'émotion, gardons notre sang-froid » déclare Briand et il ajoute : « On m'accuse de cléricalisme, on vous accusera d'être cléricaux, mais ce n'est pas grave, ne craignez pas ce genre d'accusation, c'est ridicule. » Finalement, c'est la République du sang-froid qui a gagné contre la République se croyant menacée, c'est sans doute encore une leçon pour aujourd'hui. Je vous remercie;
Philippe Levillain
Merci, Jean Baubérot. De l'utilité des colloques, parce qu'ils remettent dans le contemporain. Plus tard, on expliquera que la séparation a été finalement bénéfique à l'Église, à commencer par le Saint-Siège qui obtiendra la liberté de nommer les évêques qu'il voudra, ce qui sera le cas des premiers évêques de Pie X. Ultérieurement, il y aura d'autres explications, mais on voit dans l'instant, dans ce qui a été expliqué par Jean Baubérot, la difficulté de transaction, l'art de Briand, qui est connu, et, surtout, la non perception de ce qui a été la réalité d'un état de transaction qui était craint depuis très longtemps : un certain nombre de catholiques intransigeants voyaient cette séparation comme inéluctable dès les années 1875. Au moment où la loi de l'enseignement supérieur s'est mise en place, ils savaient qu'elle serait menacée par la suite du 16 mai. La parole est à la salle pour dix minutes.
Échanges avec la salle
Odile Rudelle
On a parlé de ces années 1870, 1905, sans prononcer les mots "défense nationale" et "guerre". Or, les catholiques étaient tout de même liés au second Empire, qui avait conduit à la défaite. Dans les années soixante-dix, on les a accusés de vouloir faire la guerre pour le Saint-Siège. Autour de 1900, 1905, le sentiment du danger change : d'un côté, la République se sent légitime, elle a gagné contre l'affaire Dreyfus et, en même temps, il y a une menace qui n'est plus une menace interne mais une menace externe et les catholiques sont toujours très fidèles pour voter le budget de la défense nationale au moment où les socialistes se retirent.
Ma question est pour Christophe Bellon : Aristide Briand, qui jouera sur la scène internationale le rôle que l'on sait, plus tard, avait-il déjà ce sens des équilibres internationaux dans la nécessité de récupérer les catholiques, pour une République qui n'est plus absolue, mais quasiment constitutionnelle ?
Christophe Bellon
Je ne crois pas, puisque l'expérience de Briand avant son arrivée au Parlement est essentiellement fondée sur son activité au sein des Bourses du travail : à l’occasion, il est avocat des milieux révolutionnaires et a fréquenté les pays étrangers seulement à l’occasion des comités, des congrès socialistes. Je ne pense pas, pour répondre à votre question, que Briand ait eu une connaissance ou une culture internationale antérieure, à son action sur la séparation.
Philippe Levillain
Mgr Dupanloup dénonce, à la suite du discours de Saint-Quentin de Gambetta, « la République à la fois grotesque, ruineuse et sanglante qui, pendant six mois, a infligé la guerre à la France. » Il dit à Gambetta : « J'ai le droit de vous demander compte, comme évêque, de la guerre qui va se déclarer à l'État et à la religion. »
Patrick Cabanel
Au sujet du paradoxe : au début du siècle, lorsque la République chasse les congrégations, leur interdit d'enseigner, etc., elle sait très bien que ces congrégations sont déjà implantées partout dans le monde et, en particulier dans le Levant et l’Amérique latine. Renforcées précisément par ces milliers d'exilés qui arrivent, ces congrégations en exil servent la langue française, servent la culture française. Chaque année, on vote donc de façon officielle, publique, une forte somme d'argent, qui est votée par les députés contre Allard et quelques autres, qui rêvent de faire supprimer ces fonds. La République laïque subventionne des écoles chrétiennes, des jésuites, des collèges en exil, parce qu’on sait qu’en exil, le catholicisme sert la France.
Jean Baubérot
Briand, effectivement, n'était pas encore préoccupé de questions internationales mais, dans les mémoires de Combes, nous trouvons quelque chose de tout à fait intéressant : il essayait de proposer à l’Allemagne de rendre l’Alsace-Moselle soit contre le Tonkin, soit contre Madagascar, pour créer une alliance franco-allemande. Il suivait de plus près qu'on ne l'a dit la politique des affaires étrangères. Il voyait bien la politique d'éviter l’encerclement par l’Allemagne et, au contraire, de faire différentes alliances, mais il espérait couronner cela par une entente franco-allemande et il a proposé cela à l'ambassadeur d’Allemagne : « Dites-nous ce que vous voulez, si vous voulez le Tonkin, si vous voulez Madagascar, on pourrait vous les donner contre l’Alsace-Moselle. Ainsi, vous auriez des colonies où mettre votre population excédentaire, nous récupérerions l’Alsace-Moselle, et l'antagonisme franco-allemand pourrait se dissoudre. »
J'ai trouvé, chez des journalistes français, l'idée qu'il faut une séparation libérale, à cause de la victoire du Japon sur la Russie. La victoire du Japon montre une nouvelle donne internationale, montre que le Pacifique est en train de remplacer la Méditerranée comme centre stratégique du monde, que la politique internationale de la France doit intégrer cette nouvelle donne et que, à ce niveau-là, il faut finir la guerre religieuse. Ce sont des gens de centre droit, mais cela correspond un peu à Jaurès disant aussi : « Il faut finir la guerre religieuse pour s'attaquer à la question sociale. » Dans le centre droit, il y a des gens qui disent : « Il faut finir la question religieuse et accepter une séparation si elle n'est pas persécutrice, pour pouvoir avoir enfin une grande politique étrangère française. » Effectivement, cela a pu jouer aussi, mais sans doute à la marge, tout de même.
11:45 Publié dans LES DEBATS SUR LA SEPARATION EN 1905 | Lien permanent | Commentaires (0)
Présentation de la laïcité
INTERVIEW DE J. BAUBEROT
(PARUE DANS TELERAMA le 3 décembre 2003) et dont quelques adeptes du Blog m'ont demandé la republicaition
Télérama : Pourquoi l’histoire de la laïcité a-t-elle toujours été vécue en France sur le mode passionné du combat ?
Jean Baubérot : Socialement, souvent en effet, mais politiquement, l’histoire de la laïcité a été menée au contraire par des conciliateurs. Jules Ferry pour la création de l’école publique laïque (1882), Aristide Briand pour la loi de séparation des églises et de l’Etat (1905). Même des laïques radicaux, comme Clémenceau, ont dû parfois au sein du combat laïque prendre leurs distances avec leur propre camp. Autrement dit, il y a toujours eu un aspect dialectique dans l’histoire de la laïcité, entre rupture et pacification.
Télérama : entre le combat et le pacteJ
ean Baubérot : Exactement, et d’ailleurs il n’y a pacte que parce qu’il y a combat.
Télérama : Peut-on dire que la laïcité française est née avec la Révolution ? Ou avec la loi de 1905 ?
Jean Baubérot : Avec la Révolution, serait plutôt née une « impossible laïcité ». Car, d’un côté, la laïcisation est incontestable : elle s’est marquée notamment par l’abolition des peines sur le plan religieux, par, dans la Constitution de 1791, la proclamation explicite de la liberté de culte, la laïcisation de l’état civil et la création du mariage civil… Mais en même temps, des mesures allaient dans un tout autre sens, vers celui d’une religion civile. La Révolution a d’abord tenté de faire du catholicisme sa religion, puis elle a créé sa propre religion, avec son calendrier républicain, ses martyrs, sa déesse Liberté, sa déesse Raison. On n’a plus eu un rapport rationnel à la Raison, libre à la Liberté mais para- religieux. Ce double mouvement, ambivalent, pèse dans notre mémoire. Nous traînons cette équivoque entre laïcité et religion civile républicaine. Parfois, quand on évoque la laïcité républicaine, se retrouve quelque chose d’un messianisme républicain, aussi religieux que nationaliste. Voyez le paradoxe de la politique française : dans le monde, la France est la championne de la diversité culturelle, elle lutte à ce titre contre les Américains, avec un discours bien articulé sur la nécessaire rencontre entre l’universel et le particulier. Mais à l’intérieur des frontières, le particularisme, par contre, est combattu comme un obstacle à l’universel. Un principe révélateur de nos peurs plus que de nos idéaux.
Télérama : Dans cet esprit, vous aviez préconisé une véritable révolution des jours feriés, avant même que Jean-Pierre Raffarin ne songe à supprimer le lundi de Pentecôte pour d’autres raisons…
Jean Baubérot : Oui, et d’ailleurs cet article (1) m’a valu un abondant courrier. Je proposais d’une part que l’on ajoute aux fêtes nationales le 9 décembre (date de la loi de 1905), une fête de la laïcité, d’autre part que l’on « récupère » les deux lundis de Pâques et de Pentecôte au profit de deux fêtes d’autres religions, le judaïsme et l’islam. C’était une façon de marquer que l’universel se construit là aussi dans le respect du particulier. Un des grands problèmes de la France aujourd’hui est d’accepter de s’enrichir de cette diversité sans qu’elle soit créatrice de communautarisme. Mais si on nie la diversité, alors il ne faut pas s’étonner d’avoir un communautarisme galopant. C’est seulement en accueillant positivement la diversité, que l’on peut aussi prétendre la limiter.
Télérama : Venons alors à la loi de 1905. Qu’a-t-elle réglé, effectivement ?
Jean Baubérot : Elle a inauguré un processus de pacification, qui est donc à la fois une victoire des Républicains mais aussi un pacte, où est laissée tout de même une place à l’ancien adversaire.
Télérama : Pacification… c’est un peu vite dit puisque les catholiques ont totalement refusé cette loi.
Jean Baubérot : En effet. Cette loi est arrivée dans un climat déjà très tendu par le combat contre les congrégations religieuses menées par Emile Combes. Et d’ailleurs, il est encore fréquent d’attribuer au « petit père Combes » la loi de séparation de 1905. En fait, ce qui intéressait Emile Combes, c’était la séparation de l’Eglise catholique et de Rome, pas de l’Etat, sur ce plan, il a été longtemps partisan du concordat. Bref, pour les catholiques de l’époque, la loi de 1905 a été vécue comme une persécution supplémentaire. Dans ce climat, le message libéral de la séparation était très difficilement audible. Ensuite, finalement, la loi de 1905 mettait un terme à cet espoir de la France, nation catholique, la France fille aînée de l’Eglise. C’était la fin, non seulement de la domination de l’Etat par le religieux (ce qui était déjà le cas avec le concordat) mais la fin de la domination de la société civile par le catholicisme. Il est donc normal que les catholiques aient mis du temps à s’adapter et à réagir par une stratégie beaucoup plus associative qui a donné les mouvements de jeunesse (JOC, JEC, JAC dans les années 30). Le résultat est que, probablement, la pratique catholique en France était plus forte dans les années 50 qu’en 1905.
Le fameux conflit des deux France était profondément un antagonisme entre deux manières de voir l’identité nationale, d’un côté, la France fille aînée de l’Eglise, de l’autre, la France issue de la Révolution française. La deuxième a triomphé définitivement.
Télérama : Combien de temps faudra-t-il encore pour que la laïcité soit intégrée par les catholiques, jusqu’à ne plus être vécue comme une contrainte ?
Jean Baubérot : La laïcité, au XIXe, était le bien exclusif et offensif du camp anticlérical, elle va devenir progressivement un bien partagé. Cela ne fera pas sans mal : d’autres lois ou amendements (dès 1907) qui vont modérer certaines dispositions de la séparation, des accords ont été signés avec le Vatican en 1923-24, qui, lui, a condamné l’Action Française (en 1926), c’est-à-dire un certain catholicisme politique et identitaire.
Enfin, en 1946, la laïcité devient une disposition constitutionnelle de la France : la République est laïque comme elle est indivisible, démocratique et sociale. Le gouvernement est alors tri partite (communiste, socialiste, MRP, parti démocrate chrétien). L’abcès de fixation qui demeurera longtemps porte sur le financement public des écoles privées. C’était encore récemment LE grand motif d’affrontement passionnel . Rappelez-vous les grandes manifestations de 1984 (donc, pas très loin des premières « affaires » du voile en 1989), puis celles de 1994 (en même temps que d’autres « affaires » de voile) contre la modification de l’article 69 de la loi Falloux. Aujourd’hui, cette bataille semble socialement inexistante. D’ailleurs, lorsqu’il a été question, dans le tout récent projet de loi de la mission parlementaire Debré sur le port des signes religieux, d’étendre ses dispositions aux écoles privées, des députés, notamment socialistes (ce qui est significatif d’un changement, compte tenu de la tradition du PS sur ce sujet), s’y sont opposés sans que la polémique n’aille plus loin.
Du coup, le débat sur la laïcité se focalise sur l’islam et même, plus réducteur encore, sur le port du voile à l’école. Dans des auditions de la Commission Stasi, j’ai ainsi entendu des propos étonnants sur le merveilleux consensus qui aurait régné autour de la laïcité il y a 20 ans. Or, il y a 20 ans, un million et demi de personnes défilaient dans la rue sur ce thème ! Ne soyons pas amnésiques : les Français démarrent au quart de tour sur la laïcité avec beaucoup de passion et… souvent peu de savoir.
Télérama : Clarifions donc les notions : quand je dis : « la République est laïque », « l’école est laïque » et « je suis laïque », l’adjectif désigne-t-il la même chose ?
Jean Baubérot : Oui, indéniablement, avec des nuances. Mais ce fonds commun ne se réduit pas à une seule formule. Dans son principe, je vois la laïcité comme un triangle. Premier côté : le respect de la liberté de conscience et de culte. Deuxième côté : la lutte contre toute domination de la religion sur l’Etat et sur la société civile. Troisième côté : l’égalité des religions et des convictions - et des convictions parce que sont inclus d’autres choix spirituels y compris le droit de ne pas croire. Ce triangle cerne assez bien le périmètre de la laïcité. Mais les acteurs vont privilégier un côté plus que l’autre : les croyants auront tendance à s’appuyer essentiellement sur le premier (la liberté de culte). Au contraire, comme la société s’est sécularisée, des agnostiques se sont construits une sorte de laïcité identitaire, s’appuyant ainsi sur le deuxième côté exclusivement (la lutte contre la domination des religions). Et d’ailleurs, les médias vont très volontiers parler de la laïcité sous cet angle parce que c’est l’aspect le plus conflictuel. Alors que le combat anti-clérical n’est pas davantage la totalité de la laïcité que le serait la seule liberté de culte. Croire que plus on est partisan de la liberté religieuse, plus on est laïque, est une erreur ; croire que plus on est contre la domination des religions, plus on est laïque, est aussi une erreur. C’est en ce sens que Régis Debray a raison de parler de laïcité d’intelligence : il faut arriver à tenir les trois bouts du triangle et cela empêche toute position arrogante et péremptoire.
Télérama : Et le dernier côté du triangle, qui songe à le revendiquer ?
Jean Baubérot : Les minoritaires, évidemment, pensent à défendre surtout cette égalité de religions et de convictions. Et l’Etat doit y veiller.
Télérama : Pourquoi est-ce toujours autour de l’école que le combat laïque s’accroche ?J
ean Baubérot : Effectivement, quand, par exemple, ont été autorisées des exonérations fiscales pour les dons aux associations cultuelles, c’est un coup de canif dans l’article 2 de la loi de 1905. On peut y voir une forme de subvention détournée des religions, mais curieusement, cela n’a pas suscité de réaction sociale. Les Français vont être spontanément plus libéraux sur la laïcité de l’Etat que sur celle de l’école. Alors qu’en fait, cette laïcité à trois niveaux est autant celle de l’un que de l’autre. L’Etat a légitimement en son sein des fonctionnaires des toutes les croyances mais il doit veiller à ce qu’ils appliquent bien leur devoir de réserve, pas seulement dans une neutralité vestimentaire mais aussi dans leur façon d’exercer leurs fonctions, les critères avec lesquels ils prennent des décisions. En revanche, les religions et convictions participent légitimement au débat public, à condition qu’elles n’inspirent pas les normes auxquelles serait soumise la société. Donc, la laïcité de l’Etat n’est pas que libérale, elle doit être aussi vigilante.
Inversement, l’école doit aussi être libérale : elle forme à la liberté de penser et à la liberté de conscience. Ce qui veut dire le respect des convictions et l’esprit critique par rapport à toute conviction. Notre société n’est plus une société d’obéissance mais de mimétisme, donc faire comprendre à l’enfant qu’il a le droit d’être minoritaire dans ses convictions, implique pour l’école de savoir respecter cette liberté de conscience. Dans cet esprit, Jules Ferry, en instituant l’école laïque, a prévu un jour de semaine libre pour que le catéchisme puisse être enseigné en dehors de la classe. Certains laïques ont vu dans cette disposition une lâche concession au clergé, mais elle matérialisait ce respect dû à la liberté de conscience. L’école doit toujours veiller à montrer un respect actif de cette liberté, pas seulement en observant une neutralité qui n’y porterait pas atteinte.
Télérama : Comment cette longue histoire de la laïcité peut-elle nous éclairer sur les heurts qui se produisent aujourd’hui avec l’islam ?
Jean Baubérot : La différence, c’est que, quelle que soit la violence de la guerre des deux France, le catholicisme était malgré tout la religion des origines, la religion de la majorité. Le rapport au catholicisme, même chez les anti-cléricaux, est anthropologiquement différent du rapport de la plupart des Français à l’islam. Etre français depuis trois ou quatre générations n’est pas la même chose que se croire français depuis des siècles.
Dans cette affaire, la représentation d’une menace est décisive. Sur le plan des lois laïques, la plus grosse dérogation demeure… le statut de l’Alsace-Moselle, allemande en 1880 et 1905, qui fonctionne toujours sous le régime du concordat. En même temps, vouloir y mettre un terme à cette dérogation déclencherait du conflit là où il n’y en a pas car l’opinion publique ne ressent pas actuellement la situation en Alsace-Moselle comme une menace. On fonctionne sur un impensé. Et, la situation est pacifique parce qu’existe cet impensé. Pour autant, il ne faudrait pas, au nom du réalisme politique, dénier la difficulté. Quitte ensuite à faire le choix politique de ne pas rallumer la guerre.
On voit bien alors que le grand problème avec un certain islam n’est pas seulement de savoir s’il déroge ou non aux lois laïques, mais que, à tort ou à raison, il est perçu comme menaçant : pour l’égalité des sexes, pour le communautarisme, et même pour la paix civile après le 11 septembre. Les précédentes polémiques autour du voile islamique ont eu lieu, en 1989, avec l’affaire Rushdie en arrière-fond, en 1994-95, avec la radicalisation des islamistes en Algérie.
Or, tous les musulmans en France, loin de là et au contraire, ne sont pas menaçants. Le problème est donc essentiellement stratégique et politique : quel est meilleur moyen pour avoir une laïcité la plus pacificatrice possible ? Puisque la laïcité ne s’est pas faite en un jour avec les autres religions, on peut se demander alors ce que l’on estime le minimum acquis à exiger tout de suite, et ce que l’on accepte d’inscrire dans un processus.
Les musulmans français sont aussi en mouvement, ils ne sont pas obligatoirement figés par leurs origines. Prenons garde à ne pas exiger des autres qu’ils se délivrent de leurs origines et de leurs histoires alors que nous, nous serions légitimes à invoquer la tradition française comme solution dernière des problèmes d’aujourd’hui ! Le grand débat démocratique doit avoir lieu, non pas tant entre démocrates et intégristes, mais à l’intérieur du camp démocratique.
Il s’agit de décider où l’on met le curseur, avant le voile, ou, comme l’avait fait le Conseil d’Etat en 1989 puis en 1992 entre le foulard, toléré, et la perturbation de programmes, des cours, et l’atteinte à l’ordre public, interdites. C’est un peu en ce sens que dans d’autres pays on nous dit : on comprend que vous vous battiez contre l’excision, les mariages forcés, mais sur le foulard, on ne comprend plus.
Télérama : La laïcité française est-elle encore une exception ? Quelle est l’influence de la construction européenne sur cette question ?
Jean Baubérot : Dans l’Union Européenne, de fait, certains pays ont tendance à se rapprocher du modèle français. L’Espagne, sous Franco Etat clairement catholique, a, au début des années 80, renégocié son concordat avec Rome et dissocié les lois de la société civile des normes religieuses. Idem pour l’Italie, dont la société civile se sécularise à grands pas, même si, l’actualité nous le rappelle, il y a encore des crucifix dans les salles de classe. En 1977, la cour constitutionnelle italienne a stipulé que, lors d’un conflit entre le concordat et le principe de laïcité, ce dernier devait l’emporter.
Au niveau de l’UE, l’article 51 renvoie les relations Eglises/Etats à la responsabilité de chaque Etat. La France peut être rassurée : sa spécificité est respectée. Cependant, l’alinéa 3, qui prévoit des « consultations régulières » entre les instances européennes et les Eglises et groupes de convictions, pose problème. Sur quoi vont porter ces « consultations » ? Les instances européennes vont-elles tenir compte dans leurs décisions politiques de normes religieuses ou pas ? Sur ce point, je comprends la préoccupation de militants laïques, car, de manière feutrée, la non-domination des Eglises sur la société civile et sur les structures politiques peut être en partie remise en cause et le projet de constitution n’est pas clair.
Quoi qu’il en soit, je ne crois pas préjuger du rapport de la Commission Stasi en disant qu’il y a consensus entre ses membres dans le souci de restituer la richesse de ce débat et de l’élargir au-delà d’une possible décision législative sur le port du voile à l’école.
Propos recueillis par Catherine Portevin
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28/05/2005
EDITO DU BLOG
BIENVENUE SUR LE BLOG LAÏCITE
Déjà plus de 7200 visites sur le Blog Laïcité depuis sa création. 1868 en avril, 1668 pour les 27 premiers jours de mai. Un succès donc qui ne se dément pas et montre l’intérêt de ce nouveau moyen de communication.
Un certain encombrement au niveau des commentaires m’avait fait ‘rater’ le commentaire intéressant de Matthias Renault à propos de la Note « Laïcité 2005 ». Il mérite réponse : effectivement, je pense que la laïcité possède trois caractéristiques et je tente de n’en privilégier aucune, mais de faire jouer les 3 en interaction.
Pourquoi, dans ce cas, avoir indiqué que Jules Ferry avait diligenté une enquête auprès de pays qui avait déjà instauré l’obligation scolaire, au moment où il allait l’instaurer en France, pour savoir comment ces pays avait respecter la liberté de conscience de l’élève ?
Ce n’est pas une manière de privilégier cet élément sur les 2 autres, mais d’abord de signaler un fait historique mal connu, ensuite ce fait est d’autant plus intéressant à noter que Ferry est surtout connu pour avoir déconfessionnaliser l’école publique, l’avoir mise à distance de la religion (ce qui se rattache à la caractéristique de non domination, donc à une autre des 3 caractéristiques) A EU AUSSI CE SOUCI DE LA LIBERTE DE CONSCIENCE;
La liberté de conscience était-elle assurée en 1905 ? Dans une certaine mesure, oui, mais incomplètement et à lire les débats parlementaires sur la loi de séparation, on se rend compte que les députés de différents bords ont eu conscience que la loi donnerait plus de liberté, certains d’ailleurs dans le camp laïque redoutaient cela. Pour donner un seul exemple, les assemblées d’évêques ou les synodes protestants ne pouvaient se réunir sans accord préalable du gouvernement.
Or, aucun gouvernement (même les plus « cléricaux ») n’a, durant tout le XIXe siècle, autorisé une assemblée d’évêques et, il n’y a eu qu’une seule fois l’autorisation de tenir un synode, alors qu’il s’agit d’un maillon essentiel de gouvernement dans le protestantisme réformé.
Et plein d’autres exemples pourraient être cités : la loi de 1905, globalement, a permis aux Eglises de rentrer dans le droit commun. Elle a également instauré une égalité formelle entre religions, alors qu’avant il y avait des cultes « reconnus » et d’autres qui ne l’étaient pas et ont subi, à plusieurs reprises, des atteintes à leur liberté.
Donc la loi de 1905 est importante pour les 3 caractéristiques de la laïcité.
Ajoutons qu’elle ne s’est pas située dans la perspective d’une laïcité « exception française », Briand compare la France avec la situation d’autres pays. Certes il pense que la France va faire une œuvre originale, mais il insiste sur le fait que la séparation est déjà réalisée ailleurs.
Mais nous reprendrons très bientôt ce dernier sujet, car à partir de juin, je vais rédiger des Notes sur la discussion parlementaire de la loi de 1905. Vous verrez, c’est passionnant. Tellement passionnant, qu’il y a des choses que l’on vous cache soigneusement ou que l’on déforme à plaisir…. A bientôt, Ami(e)s du Blog.
19:30 Publié dans EDITORIAL | Lien permanent | Commentaires (2)
Morale laïque
« La morale laïque, hier, aujourd’hui, demain ».
(intervention faite à la Ligue de l'enseignement d'Amiens, transcription faite par Laurence Loeffel, auteure d'un ouvrage sur La question des fondements de la morale laïque (PUF, 2000) et sur Ferdinand Buisson (CRDP Amiens).
Dans la perspective d’une réflexion sur la morale laïque aujourd’hui, l’enquête historique est toujours riche d’enseignements. J’ai eu l’occasion de m’intéresser tout particulièrement aux leçons journalières dispensées dans les écoles primaires de la Troisième République, à travers l’examen d’environ deux cent cahiers d’écoliers . Cette investigation m’a mené de surprises en surprises. Elle m’a permis de restituer l’enseignement de la morale laïque dans toute son ambition, loin des préjugés et des clichés réducteurs. La morale enseignée dans les écoles primaires était porteuse de valeurs potentiellement universelles comme le progrès, la dignité, la solidarité.
Elle pouvait s’inscrire à contre-courant de certaines tendances dominantes de la société, le darwinisme dans sa traduction sociale qui légitimait un discours sur les « races supérieures », notamment, elle a été une école de jugement critique, de liberté, dans un réel souci de formation de l’esprit de l’élève, cherchant à inscrire le nécessaire attachement à la patrie dans un horizon d’universalité. Elle comporte toutefois, bien sûr, une part aveugle, une part d’impensé : l’égalité politique entre les hommes et les femmes et le suffrage universel étendu à celles-ci, la mise en cause de la valeur morale suprême de « mourir pour la patrie » et la guerre de 1914-1918 a mis en évidence la réussite paradoxale de plus de trente ans d’éducation morale.
C’est ainsi toute la dimension de l’éducation morale laïque qu’il convient de considérer, ses promesses et ses silences, si l’on souhaite réfléchir sérieusement aux perspectives d’une morale laïque pour aujourd’hui et pour demain.
Les valeurs enseignées
L’enseignement de la morale laïque est contemporain de la parution de la grande encyclopédie de Marcellin Berthelot qui n’est exempt de darwinisme idéologisé. Les articles « Femme » de cette encyclopédie est typique de la manière dont on concevait l’inégalité entre les hommes et les femmes sur des bases que l’on pensait à ce moment-là scientifiques et irréfutables. On vous enseignait par exemple que les hommes et les femmes n’avaient pas les mêmes os du fémur. La femme était du côté du miracle et l’homme du côté de la rationalité. Plus les « races » étaient supérieures, plus les différences entre les hommes et les femmes étaient marquées.
Or, et cela a été ma première surprise, on ne trouve pas cela dans les cahiers d’écoliers. Ils témoignent plutôt d’un net refus de ce darwinisme qui était aussi un darwinisme social. Le continuum supposé entre les singes développés et l’être humain n’était pas enseigné aux élèves de l’école primaire. On leur enseignait au contraire le principe d’une coupure entre l’animal et l’homme, le principe d’une spécificité de l’être humain passant par la conscience : si un singe voit une banane, il la mange, c’est naturel ; si c’est un enfant, il se demande : « ai-je le droit de la manger ? ». La conscience est, pour la morale laïque, ce qui distingue l’homme de l’animal et elle est le fondement de la dignité humaine. Tout être humain est doté d’une conscience d’où le principe enseigné aux élèves d’une dignité fondamentale du genre humain.
La morale laïque était sur ce point porteuse d’une universalité qui s’inscrivait en faux contre les théories scientifiques de l’époque. Que l’on songe en particulier à ces théories médicales soutenant que les femmes naissent d’un ovule en début de maturation est donc incomplètes, alors que les hommes naissent d’un ovule en fin de maturation, donc complets.
Mais cette dignité égale du genre humain est une dignité en quelque sorte ontologique qui doit se concrétiser dans une dignité morale variable selon les individus. On pourrait s’attendre ici à ce que cette éducation morale scolaire procède par stigmatisation, jetant l’opprobre sur les uns, louant les autres, relativisant l’affirmation première de la dignité du genre humain. D’autant que la Troisième République est une période de stigmatisation très « essentialiste ». Les formes que prennent l’antisémitisme, l’antiprotestantisme ou l’antimaçonnisme, mais aussi l’antijésuitisme et l’anticléricalisme radical conduisent à essentialiser ces figures repoussoirs que sont le juif, le protestant, le maçon, le jésuite, le clérical.
Or, et cela a été mon second étonnement, les contre-modèles moraux utilisés dans l’enseignement de la morale ne sont pas essentialisés. Dans la morale laïque, la personne considérée comme le modèle négatif, c’est l’alcoolique. Mais l’alcoolique n’a rien perdu de sa dignité humaine . On enseignait aux élèves qu’il fallait porter secours tout de suite à un alcoolique qui tombe par exemple en poussant sa charrette. Même s’il s’est comporté comme quelqu’un de bestial, il faut le secourir. Mieux encore, on enseignait que cet homme peut être le meilleur des pères de famille, le meilleur des hommes quand il n’a pas bu. Il devient un autre sous l’emprise de la boisson. Il n’est donc pas du tout mauvais par essence. Les cahiers d’écolier témoignent ainsi d’un recul, d’une prise de distance vis à vis des modes de pensée très stigmatisants de la société d’alors, où le conflit des deux France alimentait le mimétisme de visions essentialistes.
L’universalité de la dignité humaine est donc une des valeurs fondatrices enseignées dans la morale laïque. Mais il y a aussi la solidarité. L’idée de solidarité constitue une sorte de fonds commun à des penseurs de la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Elle a fait l’objet de théorisations diverses, philosophiques et scientifiques et a trouvé sa traduction idéologique dans la doctrine de Léon Bourgeois . Elle nous engage vers la conception d’une morale sociale complexe, plutôt une morale pour adultes. Comment est-elle monnayée dans les cahiers d’écoliers ?
Dans les leçons de morale laïque, on insiste sur le fait que chaque enfant naît dans un état de société qu’il doit aux ancêtres, aux anciens. Certaines couches sociales sont plus glorifiées que d’autres : le peuple et les savants. Sans le peuple, les savants n’auraient pas pu manger. Sans les savants, le peuple n’aurait pas vu son niveau intellectuel et technique s’améliorer. C’est grâce à cette solidarité entre l’élite et la masse du peuple que la société a accumulé les progrès. La première conséquence de cette approche de la solidarité, c’est que cette morale laïque qui déstabilise les traditions apprend aussi à respecter les anciens, acteurs du progrès. C’est le sens de la référence à Confucius, parfois convoqué comme autorité de la morale laïque : son spiritualisme s’appuie sur la vénération des ancêtres.
Une autre conséquence de cette éducation à la solidarité, c’est le principe de l’échange, de la réciprocité : on a reçu et donc il faut donner. L’échange n’est pas seulement matériel, il est symbolique au sens où tout acte, ne serait-ce que celui de vendre un produit, a une dimension morale. A tout acte se surajoute une valeur morale. On enseigne ainsi aux enfants la solidarité à l’égard de ceux qu’ils côtoient tous les jours, mais aussi la solidarité de la « petite patrie » à l’égard de la grande patrie. Il n’y a aucune dénégation des petites patries, aucune volonté d’arrachement à ce que l’on appelle aujourd’hui le « particularisme ». Les petites patries ensemble font la grande patrie. Il est vrai que la grande patrie est un peu la médiatrice de l’universel, mais il n’y a pas d’opposition, de contradiction avec les petites patries, plutôt une dialectique.
La solidarité dans le temps et dans l’espace tend ainsi à esquisser une certaine idée d’harmonie liée à l’idée d’un progrès démocratique pour diminuer les injustices qui subsistent: harmonie entre les couches sociales, entre les anciens et les plus jeunes, entre les individus dans la société. En effet, il y a solidarité entre le passé et l’avenir, mais en même temps, comme on ne peut pas payer leur dû à ceux qui sont morts, il faut payer sa dette à ceux qui sont vivants. D’où la thématique de l’association dans la morale laïque. Chacun hérite de cette société dans un certain état grâce au travail des ancêtres, mais cet héritage n’est pas un dû. Chacun a le devoir moral d’être agent du progrès et d’avancer vers une société moins injuste, moins violente, plus pacifique, plus équitable. D’où la croyance en une conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral : le progrès social viendra du progrès moral de chacun.
Sur cette question, les enseignants insistent sur l’équilibre des droits et des devoirs. La société démocratique ne fera qu’augmenter les droits, mais cela ne peut fonctionner que s’il y a de plus en plus de devoirs puisque les droits de l’un sont les devoirs de l’autre. Les enseignants de l’époque étaient bien conscients que s’ils parlaient aux élèves des droits, ils oublieraient vite les devoirs. D’où l’importance de la notion d’équilibre.
L’autre moyen d’augmenter le progrès social, c’est la représentation politique. La grande leçon de la morale laïque, c’est que la société peut évoluer sans les violences révolutionnaires. Les violences qui ont eu lieu sous la Révolution française ont été nécessaires, mais maintenant elles appartiennent au passé. Le suffrage universel a rendu inutile la violence. L’intérêt de cet enseignement, c’est que chaque acte moral quotidien est entraîné dans une marche en avant de l’humanité. L’accomplissement des devoirs moraux, ne pas voler, ne pas mentir prend sens au regard des progrès de l’humanité.
En même temps, les instituteurs ne font pas d’angélisme. Ce progrès de l’humanité est un horizon plus qu’une réalité immédiatement accessible. Cette distinction entre horizon et réalité fonctionne à tous les niveaux : ainsi il y a bien l’espérance d’une émancipation sociale à l’égard des croyances, mais à côté, on trouve des accommodements extraordinaires. Vingt ans après les débuts de l’école laïque, il existe toujours des crucifix dans certaines écoles. Du coup, paradoxalement, les catholiques ne sont pas contents. Eux qui agitent l’épouvantail d’une école laïque synonyme d’école d’athéisme affirment que l’école ne donne à la population que la dose d’athéisme acceptable, empêchant ainsi toute révolte. On touche là la réalité d’une laïcité qui ne veut pas aller à marche forcée et pour qui le progrès de la rationalité finira par l’emporter.
Ce tour d’horizon des valeurs enseignées dans l’éducation morale laïque met en évidence ce qu’elle a contenu de promesse. Les impensés de la morale laïque suggèrent toutefois qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout de sa propre logique.
La part d’ombre
Le premier impensé de la morale laïque touche le suffrage universel et le droit de vote des femmes. Pourtant, globalement, les garçons et les filles recevaient la même éducation morale, dans le cadre de programmes identiques. C’était déjà là le signe d’une volonté d’émanciper les femmes. Les cahiers d’écoliers attestent cependant parfois de certaines disparités dans le traitement des vertus morales : on attend des femmes « patience, résignation, persévérance, abnégation », toutes vertus censées suppléer au courage militaire . Les institutrices ont joué dans ce domaine un rôle un peu particulier. Bien sûr, elles ne transformaient pas leur salle de classe en tribune, mais elles préparaient les filles d’une certaine manière à l’égalité des sexes, sans jamais en parler directement.
La deuxième zone d’ombre de la morale laïque, c’est l’absence de critique à l’égard de l’Etat républicain. Par l’école, la République se veut porteuse de valeurs, mais les écarts entre la réalité et la République idéalisée sont certains : l’école laïque consacre par son propre fonctionnement les inégalités sociales, puisqu’elle ne scolarise que les enfants du peuple, les enfants de l’élite fréquentant les petites classes des lycées. Elle consacre aussi l’inégalité hommes-femmes en appelant « suffrage universel » ce qui n’est à ce moment-là que le suffrage universel masculin.
L’idée que cette école engendre chez l’enfant la résignation à l’inégalité se concrétise au début du siècle dans la contestation de certains socialistes qui se transforment parfois en critiques ouvertes.
La guerre de 1914-1918 fait toutefois, un temps du moins, taire ces critiques. La victoire de 1918, c’est la victoire de la République et de son école. Alors que pendant trente ans, on s’ingéniait à dénoncer l’inefficacité de l’éducation morale scolaire, alors que certains n’avaient cessé de dénoncer l’école laïque comme une école du vice et du crime, accusée de « démoraliser » la France, d’engendrer un peuple de lâches qui prendraient la fuite aux premiers assauts de l’adversaire, les officiers ont été stupéfaits de constater les vertus morales des gens du peuple. L’attitude de ces hommes pendant la Grande Guerre a été ressentie comme une victoire de la morale laïque.
Durkheim qui avait beaucoup critiqué l’éducation morale des années Ferry, a eu la même réaction et la même surprise. « Notre école publique […] a bien rempli sa tâche », a-t-il pu affirmer en 1916. En même temps, la victoire de la République et de la morale laïque a été une victoire à la Pyrrhus puisque force était de constater que le conformisme de cette éducation morale avait servi à gagner une guerre dont les souffrances qu’elle a suscitées ou permises ont épouvanté les Français.
Or, la morale laïque n’a jamais pris en compte ce cataclysme. Les cahiers d’écoliers d’après-guerre témoignent d’un enseignement pérenne, arrimée aux valeurs d’avant guerre : la dignité par la raison, l’amour du travail, la solidarité. Et tout cela est indiqué de façon plus routinisé, sans le souffle d’avant 1914. Il semble que la morale laïque ait ainsi peiné à se renouveler. Peut-être n’avait-elle pas véritablement les moyens de se transformer.
D’où la difficulté à penser une morale laïque pour aujourd’hui. Supprimée des programmes en 1969, elle apparaît comme une parenthèse dans l’histoire, un projet au service de l’Etat-nation républicain, voué à disparaître une fois celui-ci installé.
Dans le cadre de l’école, on peut penser toutefois qu’une morale laïque est seule susceptible d’assurer la qualité du vivre-ensemble et je suggérerai quelques pistes de réflexion en ce sens.
La morale laïque aujourd’hui
On pourrait s’interroger en premier lieu sur les moyens à mettre en œuvre pour amener l’école à se situer de manière critique face à l’instrumentalisation des savoirs. Comment retrouver cette contestation implicite qui était celle de la morale laïque des origines lorsqu’elle refusait de cautionner le darwinisme social ?
Une première réflexion peut être menée du côté d’un élargissement de l’universalisme des connaissances enseignées. Celles-ci témoignent en effet d’un universalisme plutôt rétréci. L’enseignement de la philosophie en est un bon exemple : il témoigne souvent d’un francocentrisme au détriment, non seulement de la philosophie occidentale d’une manière plus générale, mais encore d’autres traditions. Il serait nécessaire d’élargir l’horizon, d’insister davantage sur la pluralité des Lumières européennes par exemple et d’intégrer dans les programmes des traditions philosophiques non occidentales.
Un deuxième problème me frappe dans l’univers scolaire : c’est la manière quelque peu rigide avec laquelle on aborde le rapport connaissance/croyance. En réalité, cette opposition n’est pas si simple. On le voit bien sous la Troisième République, période qui a transformé en croyances les découvertes scientifiques de Darwin. Aujourd’hui encore, on voit des enseignants face à de jeunes musulmans enseigner le darwinisme de manière très idéologisée. C’est là heurter de front les croyances et prendre le risque de voir les élèves en question opposer un dogme à un autre. Tout le monde sait aujourd’hui qu’aucune théorie scientifique ne prétend plus détenir la vérité, que la connaissance est du côté du risque ou en tout cas du relatif. Cela ne l’invalide pas face aux croyances fondées sur des dogmes, mais cela la situe sur un autre plan. La dialectique entre connaissance et croyance n’est jamais terminée. On ne peut jamais prétendre être totalement a l’abri des croyances dogmatiques.
C’est aussi un des enseignements de la laïcité dans son histoire, à savoir que le combat pour la liberté de penser est aussi une guerre civile interne à chaque individu. C’était déjà la leçon d’Alain au début du siècle ; c’est ce que nous rappelle plus récemment Claude Nicolet lorsqu’il esquisse les contours d’une laïcité intérieure et pour tout dire d’une éthique laïque pour laquelle l’effort difficile mais quotidien consiste à se mettre à l’abri du cléricalisme interne, nous rappelant qu’ »en chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit « monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit « expert » qui prétendra s’imposer aux autres par la contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la sottise… ».
L’attitude de défense de certains enseignants aujourd’hui, qui tend à rigidifier les connaissances en certitudes dogmatiques face à croyances religieuses et des attitudes identitaires, n’est certainement pas la plus efficace pour rendre la laïcité attirante, notamment pour ce qui concerne le dialogue avec l’islam. Bien sûr, ce n’est pas facile, mais prendre des risques, des initiatives, avoir une attitude dynamique d’ouverture et de dialogue, c’est probablement plus fécond, dans les secteurs en particulier qui concentrent une communauté musulmane importante sous l’autorité morale d’un imam.
S’agissant de l’islam, d’autre part, il me semble que nous vivons aujourd’hui en France une situation de fascination stigmatisante dans laquelle les médias ont une lourde responsabilité. Au moment de la Commission Stasi, les projecteurs et l’intérêt de la presse écrite se braquaient systématiquement sur le témoignage (entendue très tardivement d’ailleurs) de jeunes filles portant le foulard au détriment de témoignages tout autant représentatifs de l’islam. Cette stigmatisation nourrit les fantasmes, la peur, d’un côté comme de l’autre. Il est probable que la banalisation serait en la matière davantage susceptible d’apaiser les esprits.
La stigmatisation est aussi un effet non voulu de l’universalisme abstrait républicain. Le risque de cette posture aujourd’hui, c’est d’ethniciser l’autre tout en lui interdisant de répondre en défendant son identité. On prend ainsi le risque de produire ce que l’on craint : durcir les positions, fabriquer de l’extrémisme chez des musulmans portés à la modération qui pourraient tout à fait être intégrés au pacte républicain. Cet universalisme abstrait, quand il n’est pas un choix intellectuel délibéré, est une dimension forte de l’imaginaire politique en France, notamment dans l’univers enseignant. Or, il faut aujourd’hui une séparation de l’école et de l’Etat car l’Etat ne produit plus la nation par l’école. Il faut aujourd’hui que l’école ose critiquer l’Etat républicain. La laïcité, c’est aussi cela, la possibilité de critiquer l’Etat et la société sans faire de propagande.
Il est certain que nous vivons en France une situation difficile qui tient aussi à la fin des certitudes et à la fin des croyances qui soutenaient l’éducation laïque. C’est particulièrement manifeste dans le sort qui est fait à la solidarité aujourd’hui. Toute la richesse de la solidarité telle qu’on l’enseignait au XIXème siècle s’est perdue. L’appauvrissement de cet idéal est sensible dans les glissements fréquents de « solidarité » à « assistance ». La solidarité aujourd’hui, c’est souvent le secours à autrui sans réciprocité, avec tout ce que cela peut comporter de paternalisme inconscient, notamment dans le rapport aux pays pauvres.
Les incertitudes touchent aussi la croyance au progrès et l’éthique. Par exemple, le rapport à la médecine a complètement changé. Elle qui prolongeait la vie est suspecte aujourd’hui de prolonger la mort. Le progrès médical se retourne contre lui-même et débouche inévitablement sur des questions d’éthique. Les questions de sens reviennent sur la place publique, mais elles ne se posent plus comme il y a deux siècles. Aujourd’hui comme hier, il est cependant impératif d’éviter que les religions prétendent imposer des normes à la société civile. Sur cette question, il faut être vigilant, notamment au regard de l’Europe, car il y a des pays comme l’Allemagne dans lesquels l’Eglise surplombe la société civile. Dans le cadre d’une éthique laïque, il faut que soit clair pour tous, le principe d’une diversité de réponses possibles aux questions de sens. Les religions ne sont pas seules détentrices des réponses à ces questions. Il y a aussi des propositions de sens non religieuses. C’est ce pluralisme du sens qui constitue à la fois une défi et une chance pour la laïcité du XXIe siècle.
18:20 Publié dans LAÏCITE, MEDECINE, ECOLE | Lien permanent | Commentaires (0)
25/05/2005
SUCCES
LAÏCITE 1905-2005 ENTRE PASSION ET RAISON (Seuil)
L’hebdomadaire des libraires Livres-Hebdo (n° du 13 mai) indique que (je cite ses termes) « l’imposant ouvrage de Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, a atteint un tirage de 10800 exemplaires ».
Il précise même que, pour la semaine du 2 au 8 mai, cet ouvrage fait son entrée dans les 50 meilleures ventes d’essais en France. Exactement à la 37ème place, et humour de la réalité !, il se situe entre un livre intitulé « Le kamasoutra des demoiselles » et un autre «Mémoire et identité » d’un certain Jean-Paul II.
Rassurez-vous, cher blogueurs, ma béatification n’est pas en route !
Mais permettez-moi de me réjouir car l'objectif de rédiger un ouvrage sérieux, scientifiquement fondé (au niveau de l'histoire et de la sociologie) et, en même temps, évitant tout jargon et accessible à un large public intéressé par les questions de la laïcité semble en voie d'ëtre atteint.
Par ailleurs, une traduction en portuguais est en cours.
08:40 Publié dans Ouvrages de Jean Baubérot | Lien permanent | Commentaires (2)
14/05/2005
La campagne du Siècle
APRES LE PROJET DE SEPARATION
D’EMILE COMES :
LA CAMPAGNE DU QUOTIDIEN LE SIECLE
Nous avons vu (cf après ce texte, dans la "Catégorie": « Emile Combes »), le projet déposé par Emile Combes, concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.
Ce projet déclencha une campagne de presse menée par le quotidien LE SIECLE, qui apparaît à beaucoup de commentateurs (J.-M. Mayeur notamment) comme ayant constitué une étape décisive : « La campagne su Siècle fut pour beaucoup dans l’échec du projet Combes, elle orienta les esprits vers la recherche d’une séparation libérale : les personnalités dirigeantes du protestantisme français jouèrent là un rôle considérable » (La séparation des Eglises et de l’Etat, 3ème édition, 2005, 43).
Je complexifierai un peu tout à l’heure l’expression de « séparation libérale » ; voyons pour le moment pourquoi les protestants jouèrent un rôle décisif dans la campagne du Siècle.
LE RÔLE DES PROTESTANTS DANS LA SEPARATION :
D’abord, comme minorité religieuse, les protestants étaient plus menacés encore que les catholiques par le projet d’Emile Combes.
Ce dernier en empêchant la constitution d’Eglises dépassant les frontières du département rendait extrêmement difficile la survie du protestantisme (et du judaïsme) dans certaines régions. Les autres dispositions qui visaient le catholicisme atteignaient également le protestantisme et les autres religions.
Les protestants avaient donc des raisons de « monter au créneau ».
Mais de plus ils en avaient la possibilité : ils avaient la réputation d’être de « bons » républicains, beaucoup d’entre eux avaient été dreyfusards.
Un certain catholicisme intransigeant stigmatisait « la République livrée aux juifs, aux protestants, aux francs-maçons » (cf. J. Baubérot-V. Zuber, Une haine oubliée, Albin-Michel, 2000).
De fait les protestants, de diverses tendances, se trouvaient très présents dans la République : la Commission parlementaire chargée d’étudier les projets de séparation a travaillé principalement à partir de deux projets :
- celui de Francis de Pressensé (cf sa biographie par Rémi Fabre aux Presses Universitaires de Rennes, parue en 2004), socialiste, libre-penseur fils d’un pasteur protestant évangélique, Edmond de Pressensé, ami de Jules Ferry, qui avait déjà été un chaud partisan de la séparation,
- celui d’Eugène Réveillaud, député radical de la Charente-Inférieure, libre-penseur converti au protestantisme évangélique, ardent évangéliste, et dignitaire de la franc-maçonnerie.
Le président de la Commission était un libre-penseur d’origine protestante : Ferdinand Buisson, et Aristide Briand, le rapporteur de la Commission avait parmi ses proches collaborateurs François Méjan, protestant évangélique et frère d’un pasteur influent dans l’Eglise réformée.
Cela ne signifiait pas une sorte de « complot protestant » : ces gens n’étaient pas forcément d’accord entre eux, loin s’en faut. Ainsi le projet de Pressensé avait été mal vu des Eglises protestantes et le projet Réveillaud était une sorte de contre-projet.
Mais cela signifiait un efficace réseau de relations. Ce réseau comprenait le quotidien républicain et anticlérical Le Siècle, dont le directeur et le rédacteur en chef étaient tous les deux d’origine protestante.
La campagne de ce quotidien fut animé par Raoul Allier, professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Paris, un protestant évangélique membre d’une Eglise déjà volontairement séparée de l’Etat. Il va être le chef d’orchestre
J’ouvre là une parenthèse : je précise, quand cela est nécessaire, qu’il s’agit de « protestants évangéliques ».
Pourquoi ? Parce que d’excellents auteurs (Maurice Larkin notamment) qualifie tel ou tel de « protestant libéral » et que cette erreur n’a rien anecdotique.
En effet, elle révèle la croyance naïve qu’il faudrait avoir des idées théologiques modernistes pour avoir des convictions républicaines.
Or Ed de Pressensé, Réveillaud, Méjan, Allier étaient politiquement républicains et théologiquement orthodoxes, c'est-à-dire adeptes des « croyances chrétiennes traditionnelles ». Ce n’était pas du tout des « libéraux » ou des « modérés ».
Simplement ils estimaient que le christianisme authentique suppose que « l’acte de foi » soit libre et donc ne reçoive aucune incitation sociale. En protestant contre les limitations faites aux enterrements libres-penseurs, le pasteur-sénateur Edmond de Pressensé affirmait : « l’honneur d’une religion est qu’on puisse ne pas la pratiquer ».
La campagne du Siècle comprend
- 22 articles écrits par Raoul Allier entre le 6 novembre 1904 et le 22 mars 1905 (Combes quitte le pouvoir le 18 janvier 1905 ; elle se poursuit donc après son départ, et ce jusqu’au début du débat à l’Assemblée nationale qui commence le 21 mars)
- une enquête, publiée parallèlement aux articles d’Allier, auprès de 33 personnalités (18 protestants, 1 juif, 1libre-penseur, 13 catholiques).
LE RENVESEMENT DU THEME « LA REPUBLIQUE EN DANGER »
Allier débute très fort en comparant le projet Combes de séparation avec la Révocation de l’Edit de Nantes (où plus exactement en faisant une sorte d’assimilation entre les 1ères mesures prises par Louis XIV contre les protestants et la révocation) : « M. Combes s’est donné l’air de copier Louis XIV ».
Certes, il affirme que l’Etat républicain doit se prémunir contre les « empiétements de la société religieuse », mais cela ne doit pas se faire au détriment de la liberté. Il lance la formule : « l’Eglise libre dans l’Etat politiquement à l’abri de ses menaces ».
Les accusations contre le projet Combes sont accompagnées de menaces à peine voilées : les protestants se soumettront à la loi, mais si elle est injuste, mauvaise, ils « élèveront une protestation en toute circonstance ».
Et Allier ajoute, suavement, « On ne saisit pas l’intérêt politique qu’il peut y avoir à ce que une question aussi délicate se présente à chaque élection ».
Cet argument peut impressionner des députés républicains : certes les protestants ne sont pas très nombreux, mais ils représentent assez bien la sensibilité de catholiques qui votent républicains. Ces catholiques étaient habitués aux jérémiades des évêques mais si les protestants, considérés comme anticléricaux, se mettent à dire qu’on en veut « non pas au cléricalisme, mais à la religion », alors ils tendront l’oreille. Ces catholiques peuvent donc changer de camp, sous l’influence des protestants. Ce qui est intéressant dans l’argumentation, c’est qu’elle RENVERSE l’argumentation des gouvernements de Waldeck-Rousseau et de Combes sur le thème : « LA REPUBLIQUE EN DANGER ».
Depuis 1899, on affirmait que la république étant en danger devait prendre des mesures pour se défendre et vaincre ses adversaires. Les mesures anticongréganistes avaient été justifiées ainsi. Mais, en induisant un ENGRENAGE DU CONFLIT, il s’avère, en 1903-1904, que PLUS LA REPUBLIQUE PREND DES MESURES REPRESSIVES, PLUS ELLE PROVOQUE DE RESISTANCE, ET PLUS EST DONC EN DANGER.
On aboutit à ce que Clemenceau lui-même qualifie d’ « Etat-congrégation », pour éviter la « congrégation », a (dit-il) « un Etat laïque omnipotent ».
Chez Allier, au contraire, C’EST LA REPUBLIQUE QUI SE MET ELLE-MÊME EN DANGER, si elle adopte une loi de séparation dure.
LA DEMOCRATIE NE SE DIVISE PAS :
L’argument d’Allier est que la démocratie ne se divise pas.
Une loi de séparation de combat, dure, qui brime « l’exercice du culte » (= les services religieux et autres manifestations collectives de la religion) sera contreproductive. Pourquoi ?
Parce que seule ces associations seront discriminées : personne ne pourra empêcher des catholiques de former des associations politico-religieuses, hostiles à la République, dans le cadre de la loi de 1901 sur les associations.
Il vaut donc mieux, à ses yeux, se montrer libéral pour les associations qui assureront l’exercice du culte en étant strict dans l’interdiction d’activité politique dans le cadre de ces associations.
Le raisonnement est toujours celui-ci : un démocratie donne à ses adversaires, dans une certaine mesure, la liberté de la combattre. Attention donc à une loi qui laissera (en fait) « substituer entièrement un danger » en donnant « l’illusion d’y avoir paré ».
D’autre part, si après la séparation, l’Etat continue à « intervenir sans cesse dans la vie des Eglises par le retrait ou l’octroi de faveurs arbitraires », de telles pratiques peuvent, par contre coup, favoriser un jour, « une réaction politique, un gouvernement clérical », ce pouvoir clérical « aura été armé par la République pour opprimer à son aise les consciences ».
L’ESPOIR D’UN CATHOLICISME REPUBLICAIN :
On voit comment se noue, pour Allier, la défense d’une république, non seulement laïque mais anticléricale. Et Allier combat, dans ce sens, des mesures qui défavorisent (selon lui) la création de dissidences internes au sein du catholicisme. Il émet l’espoir que si Pie X refuse une séparation libérale, les paysans français se grouperaient « autour d’un prêtre décidé à marcher avec ses fidèles plutôt qu’avec Rome ».
C’est l’espoir, partagé par maints protestants et libres-penseurs de l’époque, de l’émergence d’un « CATHOLICISME REPUBLICAIN ».
On le voit, si Raoul Allier demande, à plusieurs reprises :
- la liberté pour tous
- l’égalité de traitement entre les religions et les « associations anti-religieuses »
Et donc, incontestablement une séparation libérale, il espère quand même que la séparation produira une fracture au sein du catholicisme français et défend avec persistance non seulement les droit des groupements existants, mais ceux des futurs groupes catholiques dissidents et républicains.
Ce problème va être AU CŒUR DE LA PREPARATION DE LA LOI DE SEPARATION. Maintenant, on a tendance
- soit à le rejeter dans l’impensé
- soit à faire comme si tous les partisans d’une séparation libérale avaient défendu l’unité de l’Eglise catholique
OR LE PROBLEME DE L’EVENTUEL CATHOLICISME SCHISMATIQUE ET REPUBLICAIN VA DIVISER LES PARTISANTS D’UNE SEPARATION LIBERALE, une fois le modèle régalien de séparation combiste rejeté.
Rendez-vous le 28 mai pour la fin du Ministère Combes et la suite du processus de séparation des Eglises et de l’Etat.
16:10 Publié dans EMILE COMBES | Lien permanent | Commentaires (0)
GENRE ET LAÏCITE
Genre, Laïcité(s)
(Ouverture du colloque « Genre, Laïcité(s), religions 1905-2005
CNRS, Campus Pouchet, 10-11 mai 2005)
(selon Françoise Thébaud le « genre » est la « classification sociale et culturelle en masculin et féminin », c’est la « différence des sexes construites socialement », avec les activités, les attributs psychologiques et les rôles assignés à chaque sexe par une société donnée)
Je remercie chaleureusement Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel de m’avoir confié l’agréable tâche d’ouvrir ce colloque. Et pour Florence, les remerciements se redoublent car c’est grâce à elle et à Laurence Klejman, venues me voir quand elles préparaient leur thèse que j’ai pu apprécié, il y a bien vingt ans maintenant, l’importance de l’étude historique du féminisme.
Leur thèse, sur « l’égalité en marche » (1989), témoignait déjà d’un intérêt pour des thèmes proches de ceux que nous allons traiter puisqu’elle portait sur les mouvements d’émancipation des femmes sous la IIIe République. Elle était préparée sous la direction de Michèle Perrot et je voudrait profiter de cette occasion pour rendre hommage a cette grande historienne, qui a su, avec une parfaite sérénité, bravé les conformismes pour donner d’indéniables lettres de noblesse universitaire à un champ méconnu de l’histoire. De ses nombreux travaux, je retiendrai son Histoire des femmes en cinq tomes (1991-1992) dont je m’honore d’avoir été parmi les 20% de collaborateurs masculins.
UN TOURNANT : L’HISTOIRE DES FEMMES DE MICHELE PERROT
Il n’est pas inutile, en ce début de colloque, de rappeler brièvement à quel point cette œuvre a ouvert de nombreuses pistes et a provoqué une réflexion de grande ampleur. Cette réflexion, bien sur, a été parfois critique, notamment outre-Atlantique où certaines spécialistes ont trouvé l’approche bien française. Cela m’inspire deux remarques. La première est que, quoiqu’il en soit, il était réjouissant qu’enfin les femmes ne soient plus exclus de la démarche historienne en France, comme elles l’avaient été pendant un siècle du suffrage dit universel.
Et la seconde est que personne n’est universel à lui tout seul. Pas plus les chercheuses et chercheurs américains que les européens, ou les français, ne peuvent l’être et c’est une banalité, qu’il n’est pas inutile de redire, que le croisement des points de vue, la diversité des approches permet un enrichissement mutuel.
GENRE ET LAÏCITE : TERMES INTRADUISIBLES ?
Le titre même de notre colloque m’a rappelé ce débat américano-français. En effet, alors que je préparais cette petite intervention, je lisais, en même temps, le dernier ouvrage d’Alain Touraine. Selon lui, deux termes s’avèreraient très difficiles « à transposer dans une autre langue » : le terme américain « gender » et le terme français « laïcité » (2005, 13).
Eh bien, les organisatrices de ce colloque ont osé les coupler, nous proposer une approche non seulement interdisciplinaire mais comparatiste et ne se bornant pas à l’Occident. Elles ont estimé que gender et laïcité peuvent faire bon ménage. Cette hypothèse repose sur deux idées fondamentales que je partage. D’abord, la laïcité n’est pas que française ; ensuite la problématique du genre constitue un angle d’approche indispensable pour qui veut étudier la laïcité.
LA LAÏCITE
La laïcité n’est pas que française même si le terme, dans le glissement de sens qui l’a fait naître, est d’abord apparu en France. Des pères-fondateurs de la laïcité ont tenté de préciser ce que recouvrait cette notion : Ferdinand Buisson (1883), au moment de laïcisation de l’école publique, Aristide Briand dans son rapport sur le projet de loi de séparation des Eglise et de l’Etat (1905). A partir de leurs propos, on peut parler de laïcité à partir du moment où le pouvoir politique n’est pas légitimé par le sacré, où la souveraineté provient démocratiquement de la nation et où on se réfère dans la vie publique à trois principes fondamentaux :
le premier est le processus de distinction et d’autonomisation de l’Etat et des institutions par rapport à la religion,
le second est la liberté de conscience et le libre exercice du culte (au sens large de manifestations sociale des convictions religieuses) ,
le troisième est l’égalité des diverses religions et convictions. Naturellement l’articulation entre ces 3 principes est différente suivant les domaines, les lieux et les périodes historiques.
On réduit trop souvent la laïcité à la première de ces caractéristiques, mais dans ce cas on peut tout aussi bien se situer dans une perspective régalienne où la liberté du culte est limitée par le pouvoir de l’Etat ou dans une perspective de religion civile, qui restreint également cette liberté.
Quand on étudie les débats parlementaires français sur les différents articles de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, on est frappé de voir à quel point ces trois référents se trouvent présents, invoqués par des députés et sénateurs de divers courants. En même temps, leur application est toujours relative et un enjeu politique et social de première importance. Et cet enjeu, ce débat et le dissensus qu’il implique, s’effectue dans le cadre des représentations communes.
Pour ce qui nous concerne, il est intéressant de constater qu’il y avait accord pour que les femmes puissent être des membres actives des associations créées pour l’exercice du culte, alors même qu’il paraissait évident qu’elles ne devaient être politiquement ni élues ni électrices.
L’INTERET D’UNE ANALYSE : GENRE ET LAÏCITE
Voila un exemple parmi d’autres des constats que permet la perspective du genre. De façon plus générale, en en restant au dossier que je connais le moins mal, celui de la laïcité française, d’autres remarques sur genre et laïcité s’avèrent possibles. Un des pères fondateurs de la morale laïque, le philosophe Henri Marion, qui par ailleurs reconnaissait et mettait en question le « rapport de subordination » des femmes aux hommes. Il comparait cependant, au tournant du XIXe et du XXe siècle, les femmes aux « enfants », assimilant facilement le concret mais peu capable d’abstraction. « Ce qui manquent (aux femmes), poursuivait-il, c’est surtout le sens de la causalité naturelle, de la loi » ; c’est pourquoi « le miracle n’a rien qui les étonne ».
Cqfd : la fameuse « psychologie de la femme » (c’est le titre de l’article) est référée non à un rôle social historiquement variable mais à un invariant : la ‘nature’ de la femme, cette nature consiste à être imprégnée de religiosité, tandis que l’homme peut, lui, être libre-penseur.
Dans une des rares thèses d’Etat consacrée à un objet d’étude qui concerne l’histoire des femmes (il y en a eu seulement 4 avant la disparition de ce diplôme selon Françoise Thébaud (1998,24), mais nous somme les borgnes rois du royaume des aveugles car sur les 4, deux se rapportent à notre sujet), Claude Langlois a montré (1984) que les activités permises aux religieuses pouvait constituer, dans la société française du XIXe siècle si figée en la matière, une voie d’émancipation féminine.
Pour ma part, j’ai proposé d’analyser la différence tendancielle du rapport sexué à la religion dans cette France là, celle du premier seuil de laïcisation, en termes de « stratégie familiale faite de proximité et de distance avec l’Eglise catholique. Dans la répartition des rôles, la femme maintient le contact, tandis que l’homme se permet d’être un « esprit fort », mais les deux parents, le plus souvent, tiennent à ce que leurs enfants suivent le catéchisme et puissent recevoir la première communion. De même on veut pouvoir se marier religieusement et être enterré religieusement » (J Baubérot, 2000, 68 ; 2003, 67).
Naturellement, cette stratégie familiale est elle-même dépendante de la séparation sexuée des sphères opérée par le Code Civil (F. Rochefort, 2005, 100). La femme mariée est reléguée dans la sphère domestique et dans un rôle religieux et moral. La frontière va s’amplifier à partir de 1848 puisque tout homme va disposer du droit de vote, être un électeur.
Mais, l’affaire se complique, car les hommes peuvent être, eux aussi !, de grands enfants et le suffrage dit universel être sous influence…, sous l’influence notamment des femmes puisque celles-ci ont un rôle d’éducation domestique. Lors du basculement du premier au second seuil de laïcisation, il est devenu indispensable pour les laïcisateurs républicains d’éduquer les éducatrices, de rendre plus distant leur lien avec la religion. Et là, nous bénéficions de l’autre thèse de doctorat d’Etat, celle de Françoise Mayeur, sur L’enseignement secondaire des jeunes-filles sous la Troisième République (1977).
LES FEMMES : UN ENJEU LAÏQUE ET REPUBLICAIN
Jules Ferry avait fixé l’enjeu : il faut, déclare-t-il, « que la femme appartienne à la Science » et qu’elle cesse d’appartenir « à l’Eglise ». Mais ce qui arriva est plutôt l’inverse, au fur et à mesure que certaines d’entre elles sont éduquées, c’est la science qui se met à appartenir à des femmes. Une femme devient docteure ès sciences en 1885, une autre est reçue seconde à l’agrégation masculine de philosophie vingt plus tard et en 1906, Marie Curie devient professeur titulaire de la chaire de physique générale à la Sorbonne. L’ « égalité d’éducation » prônée par Ferry va-t-elle entraîner, peur masculine, l’indifférenciation des sexes, c'est-à-dire un certain brouillage des rôles ?
« Ce qui frappe, écrivent Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet (1983, 207), c’est que (…) le catholique le plus pieux, le scientiste le plus enthousiaste sont capables d’emprunter des arguments au camp adverse pour démontrer qu’il faut laisser les femmes à la maison ». Il y eu certes des laïcisateurs que l’on peut qualifier de « féministes », comme Buisson qui combattra en faveur du droit de vote des femmes, mais, dans le monde médical notamment, les « deux France » se réconciliaient souvent quand il s’agissait de fonder biologiquement une inégalité entre les sexes.
LE TRYPTIQUE : GENRE, CLASSES, RACES
Ce qui très significatif, et rejoint des préoccupations fortes des études sur le genre notamment lors des années 1990, c’est que nous trouvons le triptyque genre, classe, et surtout race. Les évolutionnistes affirment que c’est dans les « races inférieures » que les deux sexes comportent le plus de traits communs. Ainsi le physiologiste Gustave Le Bon explique que les différences entre les races, les classes et les deux sexes « s’accentuent avec le développement de la civilisation » (Y. Knibiehler, C. Fouquet, 1983, 216). Et de même qu’il y a eu longtemps une certaine ségrégation sociale, dans la République laïque française, par l’existence de deux filières, une populaire et une bourgeoise, de même on tentera de différencier les matières enseignées dans les lycées de garçons et les lycées de filles.
Pourtant la ségrégation scolaire entre les sexes sera moins forte que la ségrégation sociale entre les classes (mais il ne faut pas oublier que certaines femmes cumuleront ces deux handicaps sociaux). Inversement, alors que les ouvriers espéreront avec le « Grand Soir » un renversement de la domination de classe, le mouvement des femmes réclamera l’égalité, l’égalité dans la différence parfois, et ne revendiquera pas un renversement de la domination.
Là, nous retrouvons tous les débats et les réflexions qui portent sur les interactions et les similitudes entre rapport de race, rapport de classe et rapport de genre, et, en même temps, sur la question récurrente de la spécificité des rapports de genre. Il est très important de tenir ensemble interactions et similitudes d’un côté, et spécificité de l’autre.
DEUX SPECIFICITES
Et, dans cette spécificité il me semble discerner notamment 2 caractéristiques : si les rapports entre les sexes sont socialement construit, il n’en reste pas moins que dans la réalité sociale les relations entre les êtres sexués sont en général des relations plus individualisées et moins médiatisées que les relations entre classes et entre races. Quand il prônait une certaine égalité d’éducation, Ferry estimait que l’Etat avait intérêt à ce que maris et femmes aient la même culture, puissent se comprendre. De même que l’Etat doit assurer la paix sociale, il doit assurer une certaine paix conjugale. Celle-ci met en jeu des processus différents de celle-là, même si ni l’une ni l’autre n’abolit en fait les rapports de force. Par ailleurs, l’étude des représentations ne peut évacuer le fait que ces dernières renvoient aussi au désir.
Cela bien des féministes l’avaient compris qui parlaient de l’ambivalence de leur situation de femme à la fois désirée, adulée et méprisée. Le genre comme construction d’un sexe social n’abolit pas la réalité empirique du sexe physique.
Mais je m’arrète, car je vous entraîne peut-être là hors du cahier des charges du colloque. Celui-ci est assez riche pour se suffire à lui-même. Et il est temps que je laisse Florence Rochefort vous en préciser l’architecture.
14:15 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (0)
30/04/2005
Citoyenneté et Laïcité
LAÏCITÉ, CITOYENNETÉ ET RÉPUBLIQUE
(exposé donné à Marseille, en ouverture d’un colloque
à partir de la transcription ; l’aspect oral est donc conservé)
La laïcité n’est pas tombée du ciel. C’est une invention humaine, une construction façonnée par des acteurs historiques, une réalité sociale toujours en devenir, avec des références à des principes et avec des manifestations concrètes. Il en est de même d’ailleurs de la citoyenneté. Et cet aspect socio-historique n’empêche nullement une visée universelle. En effet, l’universel se construit à travers l’affrontement et le dialogue des cultures, à travers la circulation, les échanges, à travers les transferts culturels, et dans cette optique, la laïcité ne saurait être une exception française.
Si la France peut être considérée comme un pays emblématique en matière de laïcité, elle a construit sa laïcité grâce à beaucoup d’efforts venus d’autres cultures. Par un mouvement analogue de transfert culturel, elle a exporté des éléments de laïcité dans d’autres pays. Faute de temps évidemment, je ne vais pas pouvoir exposer ici une sorte d’histoire internationale de la laïcité, mais je voudrais maintenant que chacun ait bien en mémoire ce contexte, et c’est dans ce contexte que je vais retracer quelques grandes étapes entre la laïcité française et la citoyenneté.
LA NOTION DE CITOYENNETE
Vous savez qu’à l’origine, la notion de citoyenneté est une notion exclusive, discriminatoire. En Grèce, dans les cités, ce sont quelques milliers d’hommes qui se rassemblent sur la place publique, l’agora, pour délibérer et pour gouverner la cité, et le citoyen est non seulement membre de la cité, mais il doit adhérer à la religion de la cité. Et par cette adhésion, il dispose de droits individuels et politiques, il participe à l’assemblée du peuple et peut accéder à la magistrature. Les droits de citoyen sont loin d’être dévolus à tout être humain : les esclaves, les métèques, les barbares, les femmes, les enfants ne sont pas citoyens, et, sauf certains de ces derniers, n’ont pas vocation à le devenir. En reconnaissant les Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Assemblée nationale en 1789, effectue donc une énorme rupture.
Mais cette rupture n’est pas dénuée d’ambiguïté, et je ne voudrais pas qu’on oublie l’une et l’autre : énorme rupture et ambiguïté. Je vais peut-être insister sur les ambiguïtés puisqu’il faut peut-être parler davantage des trains qui arrivent en retard que de ceux qui arrivent à l’heure, mais malgré tout, cela n’empêche pas que la rupture est décisive au niveau de l’Histoire.
Alors pourquoi ambiguïté ? parce que la Déclaration semble bien indiquer que tout homme, au sens d’être humain, a vocation à être citoyen et l’article 1, cet admirable article 1 l’affirme :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Et plusieurs articles d’ailleurs ensuite passent de l’humain au citoyen comme s’il existait une équivalence.
Malheureusement, cette lecture qui établit un continuum entre l’humain et le citoyen se trouve contredite par les débats qui ont lieu juste après l’adoption de la Déclaration. On se pose la question : les Juifs, les Noirs peuvent-ils être citoyens ?… alors qu’on ne devrait pas se la poser, étant donnés les principes qu’on a établis. Les êtres dépendants : enfants mais aussi domestiques, femmes, sont écartés de la citoyenneté.
De plus, on établit une disjonction entre citoyenneté active et citoyenneté passive. Bref, ces débats montrent qu’il y a une tension à partir de la Déclaration de 1789, entre une conception plus universaliste portée par des gens comme Condorcet et aussi de manière un peu plus ambiguë par l’Abbé Grégoire par exemple, et une conception malheureusement plus restrictive, où, si l’on n’est pas citoyen -et tout le monde n’est pas citoyen-, on ne dispose pas de la totalité des droits de l’homme.
Et donc dans cette tension pour savoir qui est sujet de droit : l’être humain ou le citoyen au sens
restrictif, se joue au premier chef la laïcité, comme principe non discriminatoire de neutralité de la sphère politique et publique à l’égard des croyances, de séparation des sphères politique et religieuse mais aussi, d’une manière générale, publique et privée, avec la multiplicité d’appartenance, de condition, de situation que peut avoir la personne privée et enfin d’acceptation de la pluralité, du pluralisme. Et le cas des Juifs est ici exemplaire.
CITOYENNETE ET MINORITE
Après beaucoup de tergiversations, l’Assemblée va reconnaître en septembre1791 la citoyenneté aux Juifs, en détachant en principe l’individu de sa communauté. On connaît la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre : “ tout accorder au Juif comme individu, ne rien accorder aux Juifs comme nation“. Mais, aspect malheureusement méconnu, en fait les Juifs ne furent pas autorisés à prêter serment de citoyenneté comme individus. Ils le furent seulement à titre collectif, comme groupe représenté par une délégation, composée des dirigeants et du rabbin de la communauté.
Donc vous voyez, on n’arrive pas à tenir les principes qu’on expose.
Alors bien sûr, je voudrais encore insister sur le fait que ça n’empêche pas qu’une rupture formidable est accomplie. La citoyenneté antique reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la cité et de cette participation seule, lui venaient ses droits civils et politiques ; c’est parce que le citoyen pouvait participer au sacrifice précédant l’assemblée qu’il pouvait voter ; c’est parce qu’il pouvait effectuer le sacrifice au nom de la cité qu’il pouvait devenir magistrat, et le combat laïque a consisté et consiste toujours à libérer la citoyenneté de toute allégeance à la religion de la cité.
Et ce combat laïque a été tenu dans une certaine mesure par la Révolution : comédiens, bourreaux, professions excommuniées par l’église catholique, Protestants, Juifs ont été admis aux droits du citoyen. Par ailleurs, la création irréversible de l’état civil laïque, du mariage civil en 1792 ont permis une dissociation concrète -et ça évidemment c’est très important- entre citoyenneté et appartenance religieuse.
Pourtant, on n’a pas fait tout le travail, et ce qui vient d’être dit sur les Juifs fait percevoir la face cachée de la médaille. Le minoritaire est parfois mis dans une situation difficile à vivre.
D’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire puisque le majoritaire fait partie de la culture ambiante et la culture majoritaire informe la culture ambiante. Donc, d’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire de se comporter en individu déconnecté de son appartenance et censé fonctionner dans la sphère privée et de l’autre côté, dans la pratique sociale, on le renvoie en fait de façon récurrente à cette appartenance communautaire, quelle que soit la prise de distance personnelle qu’il a ou qu’il tente d’avoir avec sa communauté.
A la Commission STASI , un des auditionnés a dit, fort justement : “ le communautarisme, ça commence d’abord dans le regard de l’autre “. Par ailleurs, ce que nous avons dit sur le cas des juifs sous la Révolution nous a amenés à rappeler l’existence d’un serment de citoyenneté et significativement on voit la multiplication des serments sous la Révolution. Or, il faut bien voir que les Lumières avaient critiqué le principe même du serment. Ils considéraient le serment comme un acte religieux qui n’avait pas sa place dans un système politique éclairé. Et donc, cette multiplication des serments constitue une des preuves que, malheureusement, la Révolution a fini par produire une nouvelle religion de la Cité, à laquelle les citoyens devaient faire allégeance, une sorte de messianisme civil séculier.
CITOYENNETE ET RELIGIONS
voyons plus précisément ce qu’il en est au niveau du rapport avec les religions.
On le sait, c’est l’article 10 de la Déclaration de 1789 qui –là aussi en rupture énorme avec l’ancien régime-- établit la liberté dans ce domaine, en affirmant que nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses et le “même“ montre bien la difficulté extrême qu’on avait à franchir ce cap donc “ pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi“. Cette limitation due à l’ordre public ne nous choque pas aujourd’hui bien sûr, mais il faut voir d’une part que c’est quand même la seule allusion à l’ordre public dans toute la déclaration des Droits de l’Homme, et ce n’est pas peut-être un hasard si elle se fait à propos de la religion et ensuite cela pose toujours la question : l’ordre public est-il démocratique ? Si l’ordre public est démocratique, il n’y a pas de problème. Mais malheureusement, l’ordre public n’est pas forcément complètement démocratique.
Dès 1792 des mesures-- dans un contexte que vous connaissez que je ne vais pas détailler, il ne s’agit pas de ma part de faire des accusations morales mais de montrer la difficulté de l’accouchement de cette citoyenneté laïque-- vont être prises contre des prêtres réfractaires au nom précisément de l’article 10 et du fait qu’ils n’avaient pas prêté serment à la constitution civile du clergé. Et en 1793 la première égalité des cultes fonctionne réellement en France, mais malheureusement il s’agit d’une égalité dans la répression : tous les cultes sont considérés comme fanatiques et superstitieux. Auparavant, la Révolution s’en était pris aux vœux monastiques comme aliénation de la liberté et avait aboli les congrégations comme contraires aux droits de l’homme et, pour cette même raison, aboli le célibat des prêtres.
On voit bien l’ambivalence de cette conception, si on part d’un mouvement émancipateur qui libère les gens pour, au bout du compte parfois, arriver à l’obligation d’être libre, et en interprétant la liberté comme finalement l’adhésion à de nouvelles doctrines, y compris dans sa vie privée, célibat des prêtres, vœux monastiques, etc… interdisant une liberté pluraliste. Et pourtant, c’est cette dialectique entre émancipation et liberté pluraliste que la laïcité doit tenir.
COMPROMIS ET CONFLIT DES 2 FRANCE
C’est pour cela que le XIXe siècle par rapport à la Révolution Française a placé la barre un peu plus bas, c’est-à-dire qu’il a gardé l’égalité des droits, la citoyenneté à part entière, quelle que soit l’appartenance religieuse ou non religieuse, et celles-là sont restées des acquis précieux de la Révolution, mais le XIXe a rétabli un système, comme vous le savez, de culte reconnu, et a donné mission à la religion de s’emparer de l’homme pour le moraliser. Je cite Portalis, le conseiller de Napoléon dans cette affaire pour, “ étouffer les noirs projets qui naissent dans le cœur de l’homme et y faire naître de salutaires pensées“. Autrement dit, le citoyen était laïque et appartenait à la République puis à l’Empire etc, et l’homme privé devait être religieux ou en tout cas influencé par la religion parce qu’on ne persécutait pas les athées, mais on estimait qu’il fallait que les athées reçoivent une influence morale salutaire de la religion.
Donc, on donnait à la religion une influence sur l’homme tout en gardant la liberté laïque au citoyen. Et à partir de là bien sûr, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu alors le combat des deux France, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu l’opposition entre la France cléricale et la France anticléricale. Et bien sûr dans son fondement et dans ses principes, de mon point de vue, le combat anticlérical avait raison de s’attaquer au cléricalisme, de s’attaquer à une influence indue sur l’homme qui ne respectait pas la liberté de conscience.
Mais? dans ce combat, les frères ennemis ont fini au bout du compte par se rassembler. Et c’est toujours le risque quand il y a un conflit frontal, c’est que finalement des deux côtés on arrive à des ressemblances qui sont suspectes. Le premier point commun a été une sorte de rétrécissement à l’État-Nation. On sait que le projet originel de la Révolution française était un projet de citoyenneté qui déborde l’État-Nation, et qui était l’adhésion à ce principe d’émancipation, l’adhésion à ce principe de liberté qui permettait de faire naître le citoyen. Là, des deux côtés finalement, le citoyen va être celui qui est prêt à mourir pour la patrie. On va avoir une conception du citoyen qui est en fait la conception du citoyen-soldat.
Il n’est pas étonnant, dans cette conception, quand on parle de suffrage universel, que ce soit en fait seulement le suffrage masculin. La femme n’a pas une pleine citoyenneté à partir du moment où la définition de la citoyenneté est d’être soldat, de mourir pour sa patrie et que les femmes ne sont pas soldats à cette époque.
Donc il y a un rétrécissement finalement dans cette opposition, d’un côté la conception cléricale, qui combat les libertés modernes, combat les droits de l’homme, - et c’est le fameux “Syllabus“ du pape qui en1864 condamne ces libertés, qui condamne les droits de l’homme ; et de l’autre côté, on demande de ne pas être l’homme du Syllabus, d’être l’homme de la Déclaration des droits, mais de manière un peu religieuse, puisque paradoxalement, les républicains, quand ils arrivent au pouvoir à la fin du XIXe siècle (voyez, je suis obligé d’aller évidemment très vite) refusent la demande de juristes catholiques de constitutionnaliser les droits de l’homme.
Ils préfèrent que les droits de l’homme soient une sorte d’idéal quasi sacré plutôt qu’un principe juridique, qu’un principe constitutionnel. Malheureusement, on est obligé de constater que ce n’est pas de façon innocente qu’ils refusent cette constitutionnalisation des droits de l’homme, qu’ils refusent que ceux-ci soient un principe juridique.
Parce qu’il leur arrive d’écorner les droits de l’homme au nom du principe « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et c’est la lutte anti-congréganiste qui est menée au début du XXe siècle. À partir de l’idée qu’en se soumettant aux règles d’obéissance à leur ordre, les membres des congrégations ont abdiqué leur qualité de citoyens actifs et se sont exclus eux-mêmes de la citoyenneté active ; mais vous savez, il faut manier avec précaution cette idée selon laquelle les gens s’excluent eux-mêmes, parce que ça peut être un prétexte à les exclure. Cette conception exclusive de la citoyenneté conduit effectivement à la lutte anti-congréganiste comme elle a conduit à refuser que les droits de l’homme deviennent un principe constitutionnel. Et le moment de la séparation des Églises et de l’État est alors un moment décisif.
LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT
Quelle va être la conception de la séparation des Églises et de l’État ?
La séparation est un principe laïque fondamental. Mais quelle séparation ? Est-ce qu’elle va bien respecter la liberté ? Il faut remarquer que certains projets de séparation écornaient cette liberté et visaient plus en fait une séparation de l’Église catholique et de Rome qu’une véritable séparation des Églises et de l’État. Mais (et là encore, je n’ai pas le temps de retracer toute cette histoire) ce ne sont pas ces projets qui ont triomphé.
Ce qui a triomphé, c’est un projet voté en décembre 1905, qui a fait preuve d’un esprit tout à fait différent. Il met fin à tout système de culte reconnu, il garantit l’exercice de la liberté de conscience et de culte, et il admet que les Églises ont leur organisation propre. Autrement dit, après un conflit interne au camp républicain, et qui n’a pas été sans problème, sans tensions, pari est fait que ni les croyances, ni la structure hiérarchique du catholicisme ne vont constituer une menace pour la République, et c’est ce grand pari, fait notamment par et sous l’égide de Jean Jaurès.
La loi de séparation a signifié donc la mise en route d’un processus républicain ou citoyen où la conception anticléricale qui était devenue au bout du compte exclusive de la citoyenneté s’est trouvée supplantée par une conception inclusive de la citoyenneté.
Ce processus a abouti après la seconde guerre mondiale à la constitutionnalisation de la laïcité, qui est devenue un principe constitutionnel de la République, -- la République est laïque --, à la constitutionnalisation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisque le préambule de la constitution de 1946 met la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme principe constitutionnel actualisé par un certain nombre de principes “ nécessaires à notre temps“ (est-il dit) et dans ces principes nécessaires à notre temps, il y a de manière nette, l’égalité des races, l’égalité des sexes et donc la fin de ce faux débat sur la citoyenneté où l’on faisait un rétrécissement de cette citoyenneté pour des raisons de race ou de sexe.
On peut donc dire qu’il est vraiment emblématique qu’il y ait eu constitutionnalisation de la laïcité en même temps que des droits de l’homme et en même temps que l’actualisation de ces droits de l’homme, qui tranchent de manière définitive sur les rétrécissements qui étaient apportés à la citoyenneté. Et de fait, c’est le moment où le droit de vote est enfin reconnu aux femmes.
Cette date, 1946, dont on ne reconnaît peut-être pas assez l’importance, puisque c’est la fin de toute allégeance à la religion de la cité, et quand je parle de religion de la cité, je ne parle pas seulement, soit de religions explicites, soit de messianismes séculiers, mais je parle aussi de croyances sociales tellement ancrées que dans l’esprit du temps elles ont valeur d’évidence, et qu’on ne perçoit même pas que ce sont des croyances sociales.
En 1905, le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote n’est pas perçu comme générant une croyance sociale particulière, alors qu’on sait bien pourtant maintenant que c’est ça qui était en cause.
C’était une croyance sociale en l’infériorité et la dépendance nécessaire de la femme qui a survécu longtemps au déni de la réalité qui montrait le contraire ; et il faut bien reconnaître qu’à ce niveau-là, contrairement à d’autres pays démocratiques, près d’un siècle sépare en France l’instauration du suffrage masculin en 1848 de l’instauration du suffrage universel de 1944, et cela montre bien les portes insidieuses que peut prendre en tout temps la religion de la cité.
Évidemment, j’aurais pu prendre aussi un autre exemple, celui de l’ambivalence fondamentale de la République Française qui est en même temps l’empire français, République à l’intérieur, empire colonial à l’extérieur et l’exclusion de la citoyenneté pour un grand nombre de gens habitant ces colonies et protectorats, cet empire colonial. Et là encore, il est clair qu’une conception plus universaliste de la citoyenneté a commencé à prévaloir en 1946 mais comme vous le savez, avec toute la décolonisation, il y a loin de l’affirmation du principe à sa mise en œuvre.
L'UNIVERSALISATION DE LA CITOYENNETE
Après la seconde guerre mondiale, il y a la mise en route d’un processus qui universalise la citoyenneté et ce qui est emblématique, c’est que ce processus se met en route au moment même où les droits de l’homme s’internationalisent, où les droits de l’homme se détachent de l’État-Nation puisqu’en 1948, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme, suivie deux ans plus tard en 1950 par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans celle-ci, il n’y a pas seulement l’affirmation de principe de droits fondamentaux, de droits de l’homme, mais il y a également le dispositif juridique qui va permettre d’assurer le respect de ces droits au niveau européen, au-dessus de l’Etat-Nation. Et la France a mis du temps à ratifier cette idée que l’Etat-Nation pouvait avoir une instance supérieure pour interpréter les droits de l’homme.
Mais finalement, en 1981, grâce à François Mitterrand, il y a eu ratification de ces organismes mis en place par la Convention européenne des droits de l’homme et depuis 1981, toute personne, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation des droits de l’homme, et qui n’a pas pu obtenir justice dans le cadre des juridictions de son pays, peut en France faire appel à la Cour européenne. Donc, on commence à se déconnecter de la nationalité, et la citoyenneté suit elle-même avec le traité de Maestricht, même si cela reste modeste. Le traité de Maestricht indique : « est citoyen de l’Union, toute personne ayant la nationalité d’un état membre » et le droit de se déplacer, le droit de voter aux élections municipales et européennes sont donnés à des non-nationaux. Il y a l’émergence d’une citoyenneté qui n’est plus complètement dépendante de l’Etat-Nation.
Alors je crois que dans la mesure où la laïcité a visé à cet universalisme, cette disjonction est positive. Mais cela signifie désormais que le combat laïque se produit à l’échelle de l’Europe, à l’échelle du monde, et pas seulement à l’échelle de la France.
DEUX DEFIS
Et je voudrais en terminant indiquer là deux défis que la laïcité reçoit actuellement de ce nouveau contexte, et trois réponses qu’elle peut apporter à ces deux défis. Le premier défi, c’est justement cette déconnection des droits de l’homme par rapport à l’Etat-Nation et cette affirmation de grands principes universels au niveau des droits de l’homme. Au niveau de ce qui nous occupe plus particulièrement, on peut dire qu’il y a une progression. L’article 18 de la Déclaration universelle et l’article 9 de la Convention européenne qui la recoupe largement sont beaucoup plus explicites que l’article 10 de la Déclaration de 1789 et c’est normal parce qu’il y a eu toute une réflexion humaine depuis : ils disent clairement qu’on a le droit de manifester sa religion et sa conviction et le fait même de parler de religion et de conviction montre bien qu’on veut une égalité entre les convictions philosophiques non religieuses et les religions. Cela est tout à fait important au niveau de la liberté de conscience et par conséquent le premier défi que reçoit la laïcité, c’est : puisque nous avons maintenant des textes internationaux qui garantissent la liberté de religion et de conviction, ce qui a été appelé historiquement la laïcité-- terme un peu français par rapport à d’autres pays, même s’il n’est pas uniquement français- est-ce encore nécessaire ?
C’est le premier défi qu’on reçoit : l’espace public n’est jamais complètement neutre. Il est imprégné par des chaînes culturelles majoritaires et donc une loi, une mesure, une réglementation qui ont l’air neutre peuvent favoriser des majoritaires au détriment des minoritaires. Les Québécois ont la notion d’ « accommodement raisonnable » pour essayer de résoudre ces discriminations indirectes en disant : certes, il serait déraisonnable d’accorder tous les droits à toutes les minorités, mais il faut veiller à ce qu’il puisse y avoir des accommodements raisonnables qui soient donnés à ces minorités afin qu’elles puissent vivre paisiblement au milieu de groupes qui ne partagent pas forcément leurs convictions et leur culture. Je pense d’ailleurs que la France pratique souvent l’accommodement raisonnable mais il est clair qu’elle n’a pas ce concept et que parfois cela gêne et met un certain flou dans sa pratique.
Quoi qu’il en soit, c’est le deuxième défi (je l’entends souvent) : est-ce que la France, souvent au premier plan pour énoncer de beaux principes et l’égalité formelle, ne s’embrouille pas dans des difficultés concrètes d’application ? La question est sérieuse. Si l’on reprend l’exemple du rapport hommes-femmes, il a fallu pour progresser, une loi sur la parité (et encore est-elle mal appliquée !) pour pouvoir cesser ce petit jeu d’être au dernier banc de la classe pour l’accession des femmes à la gouvernance politique ; et aujourd’hui encore, la France est au treizième rang de l’union européenne des quinze pour le nombre des femmes qui font partie de l’Assemblée nationale et au soixante-cinquième rang mondial, ce qui n’est vraiment pas glorieux. Les grands partis politiques ont préféré payer pour avoir une pratique inégalitaire plutôt que respecter l’incitation à la parité, au niveau des élections législatives. Par conséquent, il ne faut pas avoir d’arrogance française, il faut reconnaître que la France a encore des progrès énormes à faire dans l’application des principes qu’elle énonce. Mais cela ne me conduit pas au masochisme ou à l’auto-flagellation et je pense qu’il y a trois réponses possibles à ces deux défis.
TROIS REPONSES
La première réponse possible, c’est quand même qu’en refusant tout principe de religion officielle, tout régime de culte reconnu, face à d’autres qui ne le seraient pas ou face à des opinions philosophiques qui ne le seraient pas, refusant l’athéisme d’Etat, la laïcité garantit l’égalité des convictions mieux que les pays qui ont encore des cultes reconnus ou des religions d’Etat ou officielles et vous savez qu’il y en a pas mal, et que des choses très préoccupantes peuvent se passer. Donc, la laïcité à sa manière assure une liberté de conscience qui peut aussi interpeller d’autres pays, et je crois que c’est cela aussi l’importance du dépassement de l’État-Nation, c’est que chaque pays peut interpeller l’autre sur la manière dont il réalise les droits de l’homme.
Mais j’irais même plus loin et je dirais que la laïcité française n’est pas seulement liberté de conscience : elle est liberté de penser. Il s’agit de l’acte même de penser, et pas seulement du contenu de la pensée. La laïcité vient articuler une conception pluraliste de la liberté avec le mouvement même de la liberté, avec le mouvement émancipateur de la liberté à l’égard de toute doctrine englobante, de tous les obstacles qui empêchent de se forger une pensée personnelle ou de penser par soi-même. Alors, en se souvenant de la Révolution française, il faut mener deux combats :
- un combat face à des structures d’autorité, face à des formes religieuses qui tenteraient d’englober la pensée personnelle et d’exercer une pression sur cette pensée ; et là ce combat reste très actuel. Mais il faut se souvenir que le combat pour la liberté de penser n’est jamais à l’abri d’un retournement dogmatique où l’obligation de penser librement engendre l’obligation d’adhérer à certaines doctrines ou vues communes des choses. Dans les sociétés modernes, ce risque est réel dans la mesure où une société de conformistes tend parfois à se substituer à une société d’obéissance et une pression insidieuse, implicite, voire mimétique se trouve exercée par la collectivité elle-même sur chacun de ses membres pour réduire un petit peu la pensée à une forme de pensée standardisée. Ce n’est pas tellement un contenu précis de pensée qui est imprégné qu’une exigence réductrice de massification. Là, face à toute massification, à toute standardisation de la pensée, la laïcité doit mener un nouveau combat pour la liberté de penser.
- Deuxième réponse deuxième combat ? : on peut à partir de ce combat pour la liberté de penser, et je dis bien à partir de ce combat pour la liberté de penser, traiter du droit des minorités de deux manières.
D’abord, en voyant bien ce que j’ai dit au départ, une culture, c’est du dialogue, de la confrontation, de la circulation d’idées et de sens, etc. . . Et il ne faut pas prendre les cultures minoritaires comme des particularismes que l’on va parquer dans des ghettos, il faut les prendre comme une contribution au patrimoine commun. Quand la France a proposé, dans la Charte de l’Union européenne l’expression de “ patrimoine spirituel“, je crois que cette expression est très juste, dans la mesure où elle est la plus englobante possible.
Il faut forger une culture commune qui s’alimente et s’enrichit de toutes les cultures particulières et qui sera d’ailleurs plus que la somme de toutes ces cultures, qui sera une résultante d’un art de vivre ensemble, qui prendra de la richesse à ces différentes cultures. Je crois que c’est déjà quelque chose d’extrêmement important. Ensuite, ça ne veut pas dire que chacun n’a pas des appartenances particulières plus spécifiques, mais il faut envisager les droits culturels toujours à partir de l’individu et pas à partir du groupe. Il ne faut pas que le groupe englobe l’individu, il faut que celui-ci puisse adhérer puis refuser, puis prendre ses distances, avoir une relation de proximité et de distance avec son groupe. Il doit pouvoir garder sa liberté face à son groupe, une liberté d’engagement ou de désengagement.
Enfin, il faut dire que l’individu n’est pas englobé par une identité particulière, il est la résultante de plusieurs identités et c’est comme cela qu’il construit son individualité.
Troisième et dernière réponse : que peut-on entendre maintenant par “citoyenneté“ ?
Il faut revenir à la Déclaration et à la Convention européenne qui définissent surtout des droits à : toute personne a le droit à la vie, à la liberté, à la sûreté, au respect de la vie privée, à la liberté de conscience, de réunion, d’association, etc. . . mais à côté de ces droits à, qui sont des droits inhérents à la dignité de l’être humain, il y a tout à coup à l’article 21 de la Déclaration de 1948 un droit de : le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par ses représentants, droit d’accéder dans des conditions d’égalité aux fonctions publiques de son pays.
Et là, on voit des droits pas seulement de l’être humain mais de l’être humain comme citoyen, des droits de citoyenneté, pas seulement des droits à. Je crois que c’est très important car ces droits de poussent à l’engagement alors que les droits à peuvent générer un individu passif : “ on doit me donner mes droits“.
Le droit de, c’est celui de s’engager pour les autres, pour l’organisation des règles de vie commune dans la cité. Et donc ces droits de impliquent droits et devoirs finalement, une coresponsabilité. La dialectique ne doit plus être cette horrible dialectique où certains étaient seulement êtres humains et d’autres étaient aussi citoyens.
Cela doit être une dialectique interne à chaque individu qui est à la fois être humain et citoyen. Comme être humain, il a droit à la vie, la liberté d’expression, réunion, au travail etc. . . Et, comme citoyen, il a droit de, qui est aussi un devoir de : s’engager, être co-responsable du vivre ensemble, de l’évolution de la planète, puisque maintenant un certain nombre de problèmes se passent au niveau de la planète et non plus au niveau de l’État-Nation seulement. L’habitant de la cité, ce terme connote maintenant une réalité locale, nationale, internationale-- est coresponsable de la possibilité concrète de l’exercice de la dignité humaine, parce que les droits de, produisent, fabriquent des droits à .
Ces droits à ne tombent pas du ciel ; ils sont une production politique -au sens le plus large et le plus noble du terme- de l’action de tous les citoyens. Voilà la réponse un peu commune que l’on peut avoir : il faut fabriquer ensemble de la dignité humaine, et c’est cela notre responsabilité de citoyens laïques.
Mais cela n’implique pas une réponse unique et c’est là que nous sommes laïques, c’est là où nous désacralisons toute réponse qui prétendrait avoir le dernier mot et interdirait aux autres de parler. On n’est ni dans le péremptoire, ni dans la diabolisation, on est dans une laïcité comme optique du débat démocratique, et c’est cela, me semble-t-il, le combat laïque par excellence aujourd’hui. Autrement dit le combat laïque d’aujourd’hui signifie de lutter aussi dans la société actuelle contre tout ce qui conduit -et malheureusement beaucoup de choses le font- à produire un individu passif face aux diverses atteintes à la dignité humaine, ou passif à la construction perpétuellement à recommencer d’un vivre ensemble, d’un monde acceptable pour tous. Je crois notamment qu’un des devoirs de la laïcité est de se battre contre l’envahissement de ce qui est factice, qui ne paraît pas grave mais qui envahit pourtant,
Car - et je voudrais terminer par là - il y a deux façons de briser la liberté de conscience et la liberté de penser : la première consiste à supprimer politiquement la liberté par la violence, et bien sûr la menace terroriste fait partie de cette entreprise, mais la seconde consiste à détruite socialement et la conscience et l’acte même de penser, par une médiocrité sournoisement imposée.
Je vous remercie.
(applaudissements)
13:25 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (0)