08/01/2005
Etats Unis et laïcité
FRANCE ET ETATS-UNIS
DEUX MODELES DE SEPARATION EGLISES-ETAT
(Jean Baubérot)
Ce texte donne le canevas de cours donnés en octobre 2004 dans diverses Universités américaines. On trouvera d’autres éléments dans J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Le Seuil, 2004.
Introduction :
Les Etats-Unis et la France sont deux anciennes Républiques et il est possible d’estimer que la démocratie politique moderne est née au sein de ces deux nations. Le regard réciproque entre Américains et Français mêle souvent estime et défiance. Et cela est particulièrement net en ce qui concerne la séparation des Eglises et de l’Etat. D’un point de vue américain, le modèle français de séparation, la laïcité, n’en accorde pas assez à la liberté religieuse. Les deux lois récentes, celles de juin 2001 sur les sectes et la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école apparaissent comme des manifestations de cette liberté religieuse tronquée. Du côté français, la présence de la devise « In God we trust », imprimée sur les dollars, la formule « One nation under God » dans le serment d’allégeance, l’invocation de Dieu par le président des Etats-Unis lors de conflits, comme le conflit irakien, font penser à beaucoup de gens que la séparation américaine n’est pas une « vraie » séparation et que la confusion du religieux et du politique règne aux USA.
Mon but consiste à relativiser ces idées reçues et à montrer que la situation de chaque pays est plus complexe. La comparaison des deux modèles met (certes) à jour des différences que l’on peut référer à des constructions historiques nationales et ainsi mieux les comprendre. Elle permet aussi de constater que les différences sont peut-être moins profondes qu’il n’y paraît car souvent les problèmes rencontrés de part et d’autres s’avèrent analogues, même si les citoyens des deux pays n’acceptent pas facilement cette analogie.
Une dernière précision introductive est nécessaire : le conférencier est spécialiste de la laïcité française. Il ne prétend pas être spécialiste de la situation américaine. C’est donc à partir du cas français que la comparaison est menée. Elle est quand même tentée pour effectuer un dialogue entre le locuteur (français) et ses auditeurs (américains). C’est de ce dialogue que peut maître la pertinence de la comparaison.
Première partie. Un peu d’histoire : le moment fondateur du XVIIIe siècle
Dés le moment fondateur (pour les deux pays) du dernier tiers du XVIIIe siècle nous rencontrons à la fois proximité et différence. Dans les deux cas, la liberté religieuse est proclamée dans le cadre de la liberté d’expression. L’article X de la Déclaration française des droits (1789) défend d’ « inquiéter » quiconque pour ses « opinions même religieuses ». Le Ier amendement de la Constitution américaine (1791) porte sur la liberté religieuse ; il est suivi par l’indication de la liberté de la presse, de réunion et de pétition. Dans les deux cas, ces affirmations du droit inaliénable à la liberté sont sacralisées par l’utilisation de métaphores bibliques : on parle de « nouvelles Tables de la Loi », de « nouveau Décalogue », voire de « nouvel Evangile », pour les articles de la Constitution américaine et pour la déclaration de 1789.
Une forte divergence apparaît cependant dès ce moment : la naissance des Etats-Unis provient d’une rupture avec l’Angleterre et son système de religion établie. Le « désétablissement » de la religion apparaît comme le principe conditionnant la liberté religieuse. « Le Congrès ne fera aucune loi dont le but serait d’établir une religion ou d’en interdire le libre exercice ». La pluralité religieuse est déjà un fait social et la référence aux Pères Pèlerins, fuyant la persécution religieuse, apparaît comme fondamentale. Par contre, dans sa rupture avec l’Ancien Régime, la Constituante française s’arroge le droit de légiférer en matière religieuse pour réformer le catholicisme. Après avoir légitimé religieusement la monarchie, l’Eglise catholique doit légitimer le nouvel ordre révolutionnaire. Pour cela, il faut l’obliger à se démocratiser, à ressembler à la Révolution elle-même (Constitution civile du clergé, juillet 1790). Malgré la proclamation de la liberté religieuse, le catholicisme reste donc considéré comme la religion de la nation. En effet, résultat des persécutions, et notamment de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), la pluralité religieuse est très faible dans la France d’alors.
A cette différence, s’ajoute un paradoxe : logiquement, une Assemblée qui (comme la Constituante française) réforme la religion et veut fonder sur elle, la « régénération sociale » devrait se réclamer de Dieu. Or si, dans la Déclaration d’Indépendance américaine, « le Créateur » (=Dieu) est le fondement des « droits inaliénables » de l’être humain, l’Assemblée française semble fort divisée sur la place à attribuer à Dieu dans le préambule de sa Déclaration des droits. Finalement, ceux-ci sont « reconnus » par l’Assemblée « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême », sorte de président de séance, honoré mais passif, ce qui indique une ambivalence fondamentale dans la relation à la transcendance. Et, rapidement, des mesures de laïcisation seront prises (comme la création de l’état civil et du mariage civil en 1792).
Ce paradoxe nous semble du à la différence de situation socio-religieuse, déjà notée. Aux Etats-Unis le pluralisme des dénominations permet d’invoquer un Dieu dont aucune Eglise n’est la gardienne et donc ne peut prétendre à être l’interprète exclusive des droits. On s’éloigne de tout confessionnalisme sans s’éloigner de la religion, au sens générique du terme. En France, le quasi-monopole religieux du catholicisme ferait qu’il en serait autrement : l’Eglise catholique deviendrait la gardienne et l’interprète des droits de l’homme, elle se poserait alors en rivale de l’autorité politique. Mais la présence de l’Etre suprême montre que l’on n’arrive pas à sortir vraiment d’un univers sacralisé. La Déclaration des droits a besoin de cette sacralisation (a noté qu’il en sera de même pour les Déclaration des droits de 1793 et 1795)
En définitive, la proclamation de la liberté religieuse s’effectue, dans les deux pays, selon deux logiques distinctes : du côté américain, le nouvel ordre des choses fonctionne selon le schéma triangulaire liberté religieuse – désétablissement – pluralisme ; du côté français l’accès à la liberté religieuse passe par une unité citoyenne qui, à la fois, se légitime par la religion (dont on transforme l’organisation) mais aussi prend de la distance avec elle pour diminuer sa puissance.
Il faut aussi remarquer que la réalité empirique va présenter, dans chaque cas, des écarts avec chaque logique. Le désétablissement de l’Etat fédéral ne signifie pas, aux Etats Unis, ipso facto le désétablissement des Etats fédérés. Celui-ci sera progressif : ainsi le désétablissement religieux du Connecticut interviendra e 1818, celui du Massachusetts en 1833. Et on peut dire que c’est avec le 14ème amendement, adopté après la Guerre Civile, en 1868, affirmant les « privilèges et immunités des citoyens des Etats-Unis qu’aucun Etat ne peut réduire » que ce désétablissement s’impose véritablement à tous les Etats fédérés. De même, en France, la Constitution civile du clergé fut rapidement un échec et lors de la crise de 1793-1794, la Révolution tenta d’engendrer sa propre religion (les cultes révolutionnaires) pour mieux se légitimer. Nouvel échec qui conduisit à une éphémère séparation de l’Eglise et de l’Etat (1795) et surtout à une stabilisation de la situation par Napoléon Bonaparte (1801-1802). Avec le Concordat, l’Eglise catholique conserve une situation prééminente (sans être cependant une religion d’Etat) ; les minorités protestantes et juive accèdent cependant au statut officiel de « culte reconnus » (mais ce sont, numériquement, des micro minorités). C’est en 1905 qu’intervient la séparation (française) des Elises et de l’Etat.
Enfin, on peut dire que, proclamée, la liberté religieuse fut loin d’être toujours respectée : les persécutions politico-religieuses lors de la Révolution française, l’affaire Dreyfus en France mais aussi l’existence d’un vif anticatholicisme et certaines manifestations antisémites dans l’Amérique du XIXe et de la première moitié du XXe siècle en témoignent.
Deuxième partie : séparation et religion civile :
Le sociologue américain Robert Bellah a proposé d’expliquer les rapports entre religion et politique aux Etats-Unis en articulant le désétablissement des Eglises à la notion de religion civile. La situation américaine serait marquée par la conjonction d’une séparation des Eglises et de l’Etat, issue du premier amendement et d’une religion civile implicite issue de la référence à Dieu dans la Déclaration d’Indépendance.
Rappelons que la notion de « religion civile » provient de Rousseau. Dans le Contrat Social (1762), il explique la nécessité de cette religion civile : « Il importe à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui ». Notons l’importance de cette nécessité d’ »aimer ses devoirs » pour être un bon citoyen, un élément actif du contrat social. Il ne suffit pas d’obéir à la loi, il faut l’aimer, avoir envers elle, une attitude de « foi », c'est-à-dire de fidélité, même si on ne comprends pas toujours ses raisons (les voies de la loi, comme celles de Dieu, peuvent être parfois impénétrables). Rousseau pose là un véritable problème car il est clair que s’il n’existe aucun attachement à la loi, aucun affect entre le citoyen et le contrat social, alors on risque fort d’agir plus ou moins selon la logique du « pas vu pas pris » et le lien social se délie.
Mais cette « religion civile » signifie, écrit Olivier Ihl (un spécialiste français en sciences politiques), que, pour Rousseau, « une société républicaine ne saurait être édifiée sans l’appui d’une transcendance qui se dérobe au jugement. Le contenu en l’espèce importe moins que la fonction. Il s’agit de sacraliser l’être-ensemble collectif, les fondements ultimes de l’ordre social » (La fête républicaine, Paris, 1996, 44). Bellah (et d’autres sociologues) reprend cette notion de religion civile et la met en perspective sociologique. Elle « symbolise l’ordre ultime de l’existence dans lesquelles les valeurs républicaines prendront sens ». Cette symbolisation peut prendre deux contenus (différence de contenu qui, comme l’indique Ihl, importe moins que la fonction commune) : viser une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner » ou n’être rien de plus que la République elle-même » (Varieties of Civil Religion, San Francisco, 1980, 12).
L’hypothèse que je soumets consiste à dire que le problème de la religion civile existe aussi bien dans le modèle français de séparation que dans le modèle américain. Dans le modèle américain, elle vise une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner », elle comporte une référence explicite à un Dieu déconfessionnalisé. Dans le modèle français, cette religion civile implicite n’est « rien de plus que la République elle-même », mais elle est néanmoins présente. Ces deux formes de religion civile sont en affinité avec le localisme et le fédéralisme aux Etats-Unis, avec la conception unitaire de l’Etat en France.
Pour la France, je peux appuyer mon hypothèse sur les travaux d’un historien, Claude Nicolet, analysant (selon le titre de son ouvrage, devenu un classique) L’idée républicaine en France (Paris, 1982). Il indique que, dans l’optique républicaine française, la Déclaration des droits de 1789 n’est pas une « simple constitution politique » mais « un texte sacré, non pas inspiré par une quelconque révélation mais issu du progrès des Lumières, la raison se révélant à elle-même ». (pages 358s.). Et il précise plus loin que le vocabulaire républicain, en France, comporte « un recours obstiné aux métaphores de la vie spirituelle. (…) La République emprunte au sacré, voire au divin, ses mots, et peut-être plus que ses mots » (page 498).
C’est à partir de la tension entre ces deux formes de religion civile et la volonté de séparer les Eglises et l’Etat qu’il faut analyser des divergences entre les deux pays.
En France, dés la Révolution nous avons vu la proclamation de la liberté religieuse va de pair avec le désir (déjà présent, sous une autre forme sous la monarchie) d’une certaine instrumentalisation de la religion par le politique et une certaine méfiance vis-à-vis de certaines formes religieuses, sans renoncer pour autant à la sacralisation du politique.
Tentative d’instrumentalisation de la religion par le politique par la volonté que la religion épouse les valeurs dominantes de la République : à la tentative de la Constitution civile du clergé au début de la Révolution, correspond l’espoir de bien des républicains, à la veille de la loi de séparation de 1905, de voir émerger un « catholicisme républicain » (l’organisation hiérarchique du catholicisme et certains de ses dogmes étant considérés comme menaçant la République). Et aujourd’hui, on oppose volontiers un « islam modéré » que l’on estimera compatible avec la République à un « islam intégriste » ou « radical » auquel on donne des frontières assez larges. En effet, cet islam dit « intégriste » comprend souvent non seulement un islam extrémiste mais aussi un islam orthodoxe, qui veut cependant s’intégrer dans la société française. La loi de mars 2004 sur l’interdiction des « signes religieux ostensibles » à l’école publique, et qui vise d’abord le foulard, est à mettre en relation avec cette volonté récurrente au niveau de l’histoire de la France moderne de vouloir « républicaniser » la religion, même si, naturellement, il existe d’autres raisons à cette loi.
Conjointement, existe une méfiance à l’égard de formes religieuses considérées comme totalisantes, aliénantes, portant atteinte à la liberté individuelle. Les congrégations, avec les vœux de pauvreté, de chasteté d’obéissance qu’elles impliquaient furent périodiquement combattues, du début de la Révolution française au début du XXe siècle. Ces vœux semblaient contraires à la liberté, porter atteinte aux droits de l’homme. La religion civile républicaine française se veut la garante des droits de l’être humain contre les empiètements toujours possibles de certaines formes religieuses. La méfiance envers les sectes, voire la lutte contre elles, a repris l’argumentaire utilisé pendant un siècle et demi à l’encontre des congrégations catholiques.
En même temps, cette instrumentalisation et cette méfiance se trouvent contrebalancées par le respect de la liberté religieuse et du principe de séparation. La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 renonça à l’émergence d’un catholicisme républicain et accepta, bon gré malgré, l’Eglise catholique telle qu’elle était (c’est la signification de l’article 4 de la loi). Quand a été constitué, avec l’aide (certains diront le contrôle) de l’Etat, une instance représentative du culte musulman, celle-ci a inclus en son sein l’islam orthodoxe et ne s’est pas limitée à l’ « islam modéré ». Si la lutte contre les congrégations a été aussi longue, c’est qu’à chaque fois, après avoir pris des mesures contre elles, on les a laissé renaître. Et, finalement, maintenant une attitude libérale prévaut à leur égard. Quand à la loi de juillet 2001 visant certaines sectes elle a, paradoxalement mais significativement, plutôt favorisé un apaisement.
Au Etats-Unis, on sait que Tocqueville a loué « l’alliance de « l’esprit de religion » et de « l’esprit de liberté », « intimement unis l’un à l’autre », preuve que la séparation de la religion avec l’Etat n’impliquait pas une séparation de la religion avec la nation. D’où la reprise de thèmes religieux par le politique, notamment pendant les période de crise ; Le discours de Lincoln à Gettysburg (1863) : allie l’abolition de l’esclavage au thème biblique de la « nouvelle naissance » et comporte la célèbre expression : « This Nation under God ».
Au-delà de la cause soutenue par Lincoln, force est de constater l’instrumentalisation, non pas d’une ou de plusieurs religion, comme dans le cas français, mais de la référence à Dieu par le politique. Un Dieu déconfessionnalisé, un Dieu de religion civile. Et ce Dieu atteste la nation américaine : « nous sommes le peuple élu de Dieu : ses grands desseins sont révélés par les progrès de notre drapeau » déclare, en 1898 (au moment où les Etats-Unis se lancent dans une politique impériale) le sénateur Albert J. Beveridge. Le serment au drapeau fut adopté dans les écoles à la même époque et entraîna, dans la première moitié du XXe siècle, une lutte contre les témoins de Jéhovah qui refusaient de le prononcer. Et la formule « under God » fut rajoutée au serment dans le contexte de la guerre froide, dans le cadre du combat contre le « communisme athée ».
La séparation américaine est allée non seulement de pair avec un rôle éducatif et moral joué par les différentes Eglises, les divers groupes religieux, et les associations interreligieuses qui, depuis longtemps sont très actives aux Etats-Unis. Elle est allée également de pair avec un symbolisme biblique et une référence à Dieu qui génère du religieux républicain, déconnecté des Eglises, de tout religieux confessionnel, même s’il comporte une teinture chrétienne. On peut soutenir, en même temps, la nécessité du « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dont parlait Jefferson et affirmer que « nous (=les Etats-Unis) sont un peuple religieux dont les institutions présupposent un Etre suprême ».
A contrario, la persistance de cette forme de religion civile est montrée par le scandale créé par la décision, en 2002, de la Cour fédérale de première instance de Californie, de faire droit à la requête de Michael Newdow, alléguant que la référence à Dieu dans le serment d’allégeance, de même que l’obligation des enseignants de la réciter dans les écoles violaient la Constitution des Etats-Unis. Mais, malgré cette religion civile, on doit quand même dire que la séparation des Eglises et de l’Etat fonctionne et que les tentatives de grignotage de cette séparation se sont, jusqu’à présent, en général heurtées au veto de la Cour suprême.
En conclusion, on peut dire que les deux modèles de séparation se situent en tension avec deux formes de religion civile républicaine. Mais, dans chaque modèle, la tension qui existe est significative d’une vie démocratique. Elle montre également la difficulté d’articuler la nécessité de fonder le lien social par des valeurs (considérées comme) indiscutables tout en sauvegardant la liberté de conscience de chaque citoyen.
NB : Donnés en période de campagne électorale, ces cours n’abordaient pas directement l’attitude du président Bush et des groupes religieux conservateurs qui le soutiennent. Mais ces questions revenaient, chaque fois, dans la discussion et elles étaient soulevées par les étudiants américains eux-mêmes.
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05/01/2005
Aujourd'hui
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04/01/2005
LIRE DANS LE MONDE
Interview de Jean Baubérot
Au quotidien LE MONDE
N° daté du 5 janvier 2005
(PERSPECTIVE 2005)
« L’enjeu de la commémoration de la Loi de 1905 est la diversité culturelle »
Voici les idées directrices de cette interview :
- il ne faut pas modifier la loi de 1905 mais mieux l’appliquer
- cette loi a instauré un « pacte laïque », une laïcité inclusive
- la loi de mars 2004 n’a pas résolu les problèmes clefs : gérer la diversité culturelle et lutter contre la fragmentation sociale
- la France vit-elle les valeurs républicaines ?, telle est la question fondamentale
- le communautarisme est d’abord un communautarisme subi
- la question de la laïcité se pose à l’échelon mondial
- en 2005, revenons aux fondamentaux de la laïcité
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Politique des cultes
MODELE DE SOCIETE ET POLITIQUE DES CULTES EN EUROPE
PROBLEMATIQUE GENERALE
JEAN BAUBEROT (EPHE -GSRL)
(Texte paru dans Blandine Chélini-Pont (ed) : Modèle de société et politique des cultes en Europe, Presse Universitaires d’Aix-Marseille, 2004)
Ne pas citer sans mettre la référence. Merci
Les organisateurs de notre Congrès international m’ont fait l’honneur et l’amitié de me demander de proposer, dans cette séance d’ouverture, une « problématique générale ». Cette tâche est d’autant plus redoutable que vont parler ensuite d’éminents juristes et politologues, ainsi que des personnes qui exercent d’importantes responsabilités en matière de politique des cultes. Or je ne suis rien de tout cela. Le modeste apport que je peux donner est celui d’un historien et d’un sociologue. La manière dont je questionne notre objet d’études risque donc d’être quelque peu décalée par rapport aux communications qui suivront. Si certaines ‘ passerelles’ apparaissent néanmoins, cela ne deviendra que plus significatif.
La seconde difficulté tient à l’espace géopolitique que je dois ‘couvrir’ : l’Europe, fort bien, mais quelle Europe ? Celle des cartes de géographie classique : de l’Atlantique à l’Oural, celle de l’Union européenne actuelle ou future (mais pourquoi exclure, alors, la Norvège ou la Suisse?), celle du Conseil de l’Europe ? La suite des exposés fait référence à quatre Europe différentes : l’Europe occidentale, l’Europe centrale, l’Europe orientale et l’Europe méditerranéenne. Permettez-moi de rester dans le flou artistique que me permet le caractère introductif de mon propos ; il vise à mettre en débat quelques instruments de mesure, relativement abstraits, dont les différentes situations se rapprochent ou s’écartent. A d’autres intervenants d’examiner -si ces instruments possèdent une quelconque pertinence- et d’évaluer la proximité, et les écarts.
Par ailleurs, l’Europe actuelle me semble être, d’un point de vue sociologique, une variante elle-même diversifiée, de ce que j’appelle la «modernité tardive », mais qu’il tout autant possible de nommer « l’ultra modernité » (Willaime J.-P., 1995) et, surtout, que l’on doit référer au processus de globalisation du religieux (Bastian J.-P. et alii, 2001). Cette variante, une sociologue britannique, Grace Davie (2002), a tenté d’en saisir certains traits généraux relativement spécifiques. Ces traits peuvent être considérés comme des éléments caractéristiques d’un modèle de société. Je vais reprendre de façon libre deux d’entre eux en indiquant, en cours de route, quelques problèmes qu’ils peuvent induire quant à une politique des cultes.
Voici ces deux traits :
UNE EXCEPTION EUROPEENNE ?
- Premier trait : la croyance se détache de l’appartenance (Believing without belonging) et, peut-on ajouter, inversement l’appartenance s’est souvent détachée de la croyance. Le maintien d’une appartenance religieuse proclamée, en dépit de l’affaiblissement des croyances, est un phénomène historiquement assez ancien. Il est mieux connu depuis que des enquêtes sociologiques permettent de différencier non seulement appartenance et pratique mais également appartenance et croyance. On peut se dire catholique, orthodoxe ou protestant et ne pas forcément croire en Dieu, par exemple. Comment une politique des cultes tient compte des appartenances très différenciées alors que les autorités religieuses auront tendance à revendiquer d’être les représentants religieux de l’ensemble des personnes déclarant avoir une appartenance qui corresponde à leur confession ?
-
Le détachement de la croyance par rapport à l’appartenance n’est pas, lui aussi, un phénomène nouveau. Il prend, cependant, des caractéristiques neuves avec la quasi-disparition sociale de notions comme « orthodoxie » et « hétérodoxie ». Emerge désormais un individualisme religieux où chacun invente plus ou moins son propre itinéraire spirituel (en étant, à son insu, plus ou moins déterminé par des effets de mode liés au moyens de communication de masse). Il ne s’agit plus, comme dans le pluralisme classique, de pouvoir librement appartenir à une religion minoritaire, mais d’avoir le droit d’effectuer des mélanges entre diverses traditions religieuses, souvent réinterprétées au goût du jour. Les politiques des cultes n’en restent-elles pas à un pluralisme d’organisation alors qu’aujourd’hui l’individu lui-même s’avère pluriel, pratique un croire qui s’éloigne de ce que l’on a appelé jusqu’alors « religion » comme les mobile de Calder ou les machines de Tinguely s’éloignent des sculptures de Michel-Ange ou de Rodin ? Comment prendre en compte ce nouveau type de pluralisme.
-Second trait : les Eglises sont généralement, considérées en Europe comme un « service public » (Public utility). On peut synthétiser cette représentation par la notion de « religion déléguée » (en anglais « Vicarious religion », expression plus expressive car elle renvoie au vicaire, un pasteur de second rang qui effectue des taches considérées un peu comme subalternes). Cela signifie que l’aspect institutionnel de la religion est privilégié, et aussi que cette institution apparaît un peu problématique par rapport à ce qu’elle a représenté dans le passé. Ce service public -face auquel la plus grande partie de la population se trouve dans une situation de consommateur irrégulier et passif- assure certains besoins religieux, la symbolisation de moments importants de la vie ainsi que d’autres services liés à l’assistance à autrui. A ce titre, les religions reçoivent, en Europe, affirme Grace Davie, divers types de reconnaissance par l’Etat. Leur caractère formel ou informel, et les dispositions qui y sont attachées, varient suivant les pays et les religions.
Cette approche non française est décapante pour nous car, malgré l’article 2 de la loi de séparation, pour notre sociologue, la France tranche moins, sur ce point, du reste de l’Europe que les Etats-Unis ou le Canada. On peut bien sûr en débattre, mais notons quand même l’utilisation, incongrue mais sociologiquement significative d’une certaine mentalité, par les parlementaires du terme de « religions reconnues » dans un rapport officiel (Assemblée Nationale, 1996).
Quoiqu’il en soit, une question se pose : quels types de légitimations sont-ils mis en avant par les différentes politiques des cultes européennes pour justifier ces variations externes et internes ?
Pour Grace Davie ces deux traits distinguent l’Europe non seulement de continents comme l’Afrique ou l’Amérique latine, mais aussi des Etats-Unis d’Amérique. Le choix le plus ordinaire des Européens est l’absence de pratique religieuse régulière sans que cela implique la renonciation à avoir recours, un jour ou l’autre, aux Eglises. Les Eglises sont là, elles le seront toujours. Au contraire, l’Américain ordinaire estimera que son besoin éventuel des Eglises dans le futur nécessite qu’il s’y engage dés maintenant. La notion de « volontarisme » supplante celle de service public. En conséquence, la dissociation du croire et de l’appartenance y est moins forte. A sa manière, Grace Davie indique d’il existe, pour elle, une « exception européenne » qui consiste à être composée de sociétés sécularisées. Sans doute ce constat est-il discutable. Qu’en est-il, par exemple, de la situation de pays que certains qualifient de « post-athées » ? Cependant, ses thèses sont suggestives et peuvent servir de toile de fond à notre réflexion.
LAÏCISATION ET EUROPE :
Je voudrais, cependant aller plus avant et pouvoir repérer plusieurs situations types en Europe, à partir de leur construction socio-historique (et dont je déduirai, en conclusion, quatre questions pour une politique des cultes). Pour mener à bien une telle démarche, je propose de considérer que la laïcisation, voire la laïcité, sont des notions qui ne connotent pas une situation spécifiquement française, mais puissent être ‘dénationalisées’, prendre place dans un ensemble conceptuel plus vaste, une perspective socio-historique globale. La démarche est assez inhabituelle ; il me faut donc en justifier la pertinence. Je le ferai, paradoxalement, à partir du discours d’acteurs français et notamment de deux textes qui me semblent particulièrement significatifs.
Le premier texte est un classique, dont on ne tire peut-être pas toute la substantifique moelle. Il s’agit de l’article « Laïcité » du Dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand Buisson, philosophe et administrateur, adjoint de Jules Ferry et de ses successeurs, (avec toute l’ambivalence d’une telle position). Ce texte constitue la première réflexion théorique sur la notion de laïcité. Le point de départ historique est, pour Buisson, la « confusion des domaines » et « la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion » Mais, par le « lent travail des siècles », « peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Eglise ». Il cite, comme exemples significatifs, l’autonomisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, et celle de la justice. Pour lui, « toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure » se trouve obligée d’entrer dans ce mouvement de distinction et d’affranchissement. Cependant, jusqu'à la Révolution française (et notamment la « Déclaration des droits de l’homme »), il est resté incomplet car « sur chacun de ces pouvoirs et sur l’ensemble de la vie publique et privée » le clergé a conservé « un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto ». Avec la Révolution, « l’idée de l’Etat laïque, de l’Etat neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique (a émergé). L’égalité (…) devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assurés en dehors de toute condition religieuse, telle furent les mesures décisives ». Et, conclut-il, aujourd’hui -c'est-à-dire en 1883, date de la première parution de ce texte- « malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, (…) rien n’a pu empêcher la société française de devenir la plus séculière, la plus laïque de l’Europe ».
De ce texte significatif, nous pouvons retenir :
- la description d’un processus de longue durée de sortie de la théocratie, que nous pouvons qualifier de processus de laïcisation,
- ce processus est à double entrée : une distinction entre les institutions sociales, un affranchissement de ces institutions de l’autorité de « l’Eglise », de la religion,
- dans ce processus la Révolution, comme instance politique, fait (en France) franchir une étape décisive (un seuil, selon ma terminologie), étape liée à une référence aux droits de l’homme : à partir de ce moment là, la religion n’est plus une institution englobante,
- résultat : selon Buisson, la France est le pays le « plus laïque de l’Europe », ce qui signifie que d’autres le sont aussi (en 1883 !) même s’ils le sont moins. Autrement dit, au delà de l’apologétique, il y a sous jacente, l’idée que le processus de laïcisation est une réalité européenne (idée que cherchent à démonter de nombreux articles du Dictionnaire),
- les caractéristiques de la laïcisation sont plurielles (égalité devant la loi, liberté de tous les cultes, etc.) et se situent dans le champs des droits de l’homme, et dans le rapport de la religion et de l’Etat-nation.
-et « l’Etat laïque » se définit comme neutre, indépendant et dégagé du théologique. Notons que l’Etat est considéré comme laïque alors que la séparation des Eglises et de l’Etat sera accomplie seulement en 1905. Cela montre, qu’en fait, pour les pères fondateurs, il existe différents niveaux de laïcité.
Le second texte est moins connu mais non moins intéressant : il s’agit de la première définition de deux néologismes, de la même famille sémantique que « laïcisation » ou « laïcité » par l’Académie française (cf. Fiala P., 1991): « laïcisme » et « laïciste » : le « laïcisme » est la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Eglise, d’ordonner les prêtres, d’élire les évêques, et, en certains cas, d’administrer les sacrements ». Et les « laïcistes », se sont les adeptes de cette doctrine « fort répandue au 16e siècle en Angleterre » (complément au Dictionnaire de l842). Ces mots vont prendre, en français, une signification fort différente ensuite, mais certains historiens anglais, comme Norman Sykes, dans une étude classique (1934), utilise la notion de « laïcisation » pour qualifier l’augmentation du pouvoir des « laïcs » (c'est-à-dire du roi, de ses conseillers politiques,… membres laïcs de l’Eglise d’Angleterre) dans le gouvernement de l’Eglise établie.
On comprend mieux, dés lors, les problèmes sémantiques. On a coutume de dire, en France, que le terme de « laïcité » est « intraduisible en anglais ». Cela est naturellement a priori faux puis que ce mot est d’origine grecque. Il vaudrait mieux dire qu’il n’est pas utilisé car il ne fait pas sens dans la situation britannique où le rapport Eglise(s)-Etat est structurellement différent de celui qui existe en France (mais aussi d’autre pays de l’Europe latine). Il suffit de penser à la définition de « l’Etat laïque » donné par Buisson (neutre, indépendant, dégagé…) pour constater qu’on ne peut pas l’appliquer à l’Etat britannique. Mais, inversement, il me paraît tout à fait possible de soutenir que l’existence, dans le Royaume Uni du XIXe et du XXe siècle, d’éléments de « laïcisme » (au sens de l’Académie en 1842) constitue une des raisons non seulement de l’absence, mais de l’aspect presque impensable que revêt le terme (et, jusqu’à présent la situation) de « laïcité » en anglais. Il y a d’ailleurs un autre terme plus technique, dans la culture protestante pour qualifier ce type de relations : l’érastianisme.
Pourtant, si le Royaume Uni n’est pas un Etat laïque, cela ne signifie pas, pour autant, que le problème de la distinction entre les institutions sociales, de l’émergence d’institutions autonomes, de leur affranchissement d’un pouvoir religieux ne se soit pas posé.
Ainsi l’école (élément capital du lien entre l’Etat et la Nation) prend, au Royaume Uni comme ailleurs, de plus en plus de caractéristiques institutionnelles au XIXe siècle. Elle est l’enjeu de nombreux conflits et les milieux libéraux comme non-conformistes luttent pour une école « unsectarian », c'est-à-dire dégagée de l’influence de l’Eglise d’Angleterre et dont le cours de morale ne s’appuie pas sur un enseignement confessionnel. Cela aboutit au compromis du Forster Act de 1870.
Autre problème, celui de l’égalité des droits, notamment des droits politiques, par la dissociation entre une pleine citoyenneté et l’appartenance religieuse. Il se résout progressivement : les non-conformistes deviennent éligibles en 1828, les catholiques en 1829, les juifs en 1858, les athées enfin en 1886 (cf. Baubérot J. – Mathieu S., 2002).
Autrement dit, les critères d’un processus de laïcisation (retenus à partir du texte de Buisson) existent aussi au Royaume Uni, même si le processus s’effectue de façon implicite, spécifique, incomplet. Ainsi, le roi (ou la reine) est, jusqu’à aujourd’hui obligatoirement membre de l’Eglise d’Angleterre dont il est le chef. Mais avec cette exception significative (que l’on retrouve, de façon analogue, dans les royautés scandinaves), il s’agit moins de la citoyenneté en tant que telle que de la nationalité : cette appartenance (et cette fonction) religieuse du souverain explicite que l’Eglise établie (ou nationale) constitue une partie de l’identité symbolique de la nation. C’est cette structure maintenue qui empêche le processus de laïcisation d’induire un Etat laïque. Cependant cette identité symbolique, depuis plus d’un siècle, ne constitue pas un obstacle à la laïcisation de la citoyenneté. L’alchimie complexe du Royaume Uni (rappelons que l’Eglise d’Angleterre, anglicane, n’est établie qu’en Angleterre où les autres dénominations et religions ont un statut associatif de charities. Elle est séparée de l’Etat ailleurs, en Ecosse, l’Eglise établie est l’Eglise d’Ecosse, presbytérienne et il n’y a plus d’Eglise établie en Irlande du Nord et au Pays de Galles), cette alchimie contribue à l’originalité de ce modèle. L’Eglise d’Angleterre se dédouble pour jouer un double rôle de confession religieuse et de religion civile au sens de Roberto Bellah et Philip Hammond (1980).
C’est pourquoi, contrairement à d’autres auteurs, il ne me semble pas possible de rapprocher le Royaume Uni et la Grèce, autre modèle où la religion constitue une partie importante de l’identité nationale. Non pas que la laïcisation, comme processus, soit inconnue de l’histoire grecque. Les mesures prises pour limiter l’influence de l’Eglise orthodoxe au début de l’indépendance, pendant le règne du roi Othon de Wittelsbach, allèrent, notamment, dans ce sens. D’une manière plus générale, on peut dire qu’il existe un mouvement, sur le long terme, de différenciation structurelle et fonctionnelle de la société, analogue à celui d’autres pays européens.
Mais la Constitution grecque (de 1975, révisée en 1986) en vigueur aujourd’hui a été promulguée au nom de la « Sainte Trinité, consubstantielle et indivisible » et déclare que « la religion dominante en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ ; l’Eglise orthodoxe de Grèce reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ est indissolublement unie à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne de même dogme, observant immuablement (…) les saints Canons apostoliques et synodaux ainsi que les saintes traditions » (article 3). Aucune autre Constitution de l’Union européenne n’entre ainsi dans le domaine dogmatique, doctrinal, ecclésiologique. La précision du vocabulaire et la mention explicite de certains termes sont très significative : il existe « un lien profond entre la tradition orthodoxe et l’identité grecque » (Hammond Ph., 1988).
D’autre part, l’imbrication de la religion orthodoxe et de l’Etat, héritage de l’Empire byzantin, ainsi que l’influence de cette religion sur diverses institutions semble très forte, créant un problème d’égalité des droits (exemples, notamment, dans Messner Fr., 1999). Cela a entraîné la condamnation de l’Etat grec par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment par l’arrêt du 25 mai 1993 (Kokkinakis contre Grèce), relative au prosélytisme religieux. Ce prosélytisme est, en effet, pénalisé car on considère dangereux pour le pays « tout effort de propager des idées non orthodoxes » (Makrides V., 1994). Pour un sociologue, cette sorte de « quasi-monopole » religieux de l’orthodoxie, d’entrave à une libre circulation des « vérités » religieuses fait de la Grèce un cas problématique par rapport aux normes européennes quant à la « liberté de religion et de conviction ». Les difficultés soulevées par l’inscription de la religion sur la carte d’identité sont connues. L’érection d’un lieu de culte d’une religion autre que l’orthodoxie nécessite l’avis du métropolite local.A un autre niveau « il n’est pas douteux que le facteur religieux influence (la) politique étrangère (grecque) » (Kokosalakis N., 1996).
La ressemblance entre le modèle grec et le modèle britannique consiste dans le fait que, dans les deux cas, une religion particulière joue le rôle de religion civile. Mais ce rôle s’effectue de façon structurellement différente Contrairement à l’Eglise d’Angleterre, l’orthodoxie grecque n’accepte pas un dédoublement entre son rôle de confession religieuse et son rôle de religion civile. Elle tente, au contraire, de maintenir un continuum entre les deux fonctions.
Si les royautés scandinaves se rapprochent du modèle britannique (mais, cependant, sans le jeu complexe Angleterre-Royaume Uni), des gouvernements de pays de l’ex-Europe de l’est (Bulgarie, Roumanie, par exemple), me semblent plus ou moins attirés par le modèle grecque. On le sait, ils partagent ave la Grèce, et leur culture religieuse dominante (même s’ils comportent des minorités religieuses plus fortes) et l’histoire tourmentée de la domination ottomane. Mais, sortant du communisme, ils n’en sont pas moins dans une démarche globale de meilleure prise en compte de la liberté de conscience et de religion (cf., pour la Bulgarie, Peteva J., 2002).
En France, les mesures laïcisatrices des années 1880, notamment (mais pas seulement) la création d’une école laïque publique, enseignant une morale laïque, et les lois de séparations des Eglises et de l’Etat (promulguées de 1905 à 1908 et complétées par un accord entre la France et le Saint-Siège en 1923-1924) ont produit, en France, une très nette laïcisation, mais sans doute moins radicale que beaucoup ne se l’imaginent. En effet, une loi comme celle, fondamentale, du 9 décembre 1905, instaurant la séparation des Eglises et de l’Etat, si elle a complété le processus de laïcisation, a aussi limité le « laïcisme », dans le sens donné par l’Académie française en 1842 (c'est-à-dire un gallicanisme d’Etat) et cela contre le souhait de nombre de laïcisateurs.
J’ai rapporté ailleurs (Baubérot J., 1990) les conflits internes au ‘camp’ laïque pendant la période précédant la séparation (et les divers types de séparation prônés par les différentes tendances). Je donnerai, ici, un autre indice en citant deux Notes du Bureau des cultes du Ministère de l’Intérieur : « la loi de Séparation, en enlevant au Gouvernement tout contrôle sur le recrutement du clergé et toute action sur celui-ci, a été pour les congrégations de prêtres l’événement inespéré qui a rendu à peu près inopérante à leur égard la loi de 1901 », écrivait-on en octobre 1917. Et quatre ans plus tard, en novembre 1921, même antienne : « la loi de 1905 (…) a été une loi antilaïque. Beaucoup de Républicains reconnaissent aujourd’hui l’erreur commise. Il est trop tard et jamais Rome ne voudra consentir à rétablir un concordat qui consacrait les avantages obtenus au cours de dix siècles par l’Ancien Régime sur la papauté » (cf. Guitton M, 1999) Il ne faut naturellement pas faire de la surinterprétation, mais de telle Notes présentent l’intérêt de montrer que le modèle français est lui-même plus complexe qu’il n’y paraît et de prendre à rebours l’idée d’une laïcité « dure » en 1905 et libérale depuis quelques décennies. Cela ne conduit pas à nier d’indéniables évolutions, et notamment le tournant que représente la fin de la « querelle scolaire » en 1984
.
Parallèlement à cette évolution française, en Italie et en Espagne, les Concordats ont été renégociés, des systèmes d’entente avec d’autres religions ont été conclus, la législation civile s’est éloignée des normes religieuses dominantes (notamment en matière de mœurs). En Italie, selon un arrêt de la Cour Constitutionnelle, le principe de laïcité (« compris autrement qu’en France » a-t-on coutume de dire dans mon pays, mais cette divergence de sens est loin d’être totale et le terme de « laïcité » n’a pas forcément comme norme unique son sens français) fait partie des principes suprêmes du système juridique italien (cf, notamment, Ferrari A, 2000). Aujourd’hui, de façon idéal-typique, L’Etat belge, l’Etat espagnol, l’Etat italien, l’Etat portugais me semblent relever du type de ‘l’Etat laïque’ tel que Buisson l’avait défini en son temps. On peut dire, globalement que les divers systèmes de l’Europe latine se sont rapprochés, même si des différences non négligeables subsistent.
On le constate, par exemple, dans la différence d’approche actuelle entre l’Italie et l’Espagne, d’une part, la France de l’autre dans la gestion des Nouveaux Mouvements Religieux, ou la façon –typiquement française- de réduire quasi obsessionnellement la laïcité à un seul problème : hier le subventionnement aux écoles privées, aujourd’hui la « question du foulard ». Mais là se trouve peut-être en jeu ce que Théodore Zedlin appellerait « les passions françaises ». Schématiquement, si on reprend la manière dont Maurice Barbier (1995) distingue séparation et neutralité, on peut soutenir l’idée que la France est plus « séparée », l’Espagne et l’Italie parfois plus « neutres ».
Dans ce troisième type, il n’existe pas vraiment de religion civile quoiqu’en fait, il soit difficile de s’en passer totalement. Le catholicisme joue encore en partie ce rôle, en demie teinte, en Italie et plus encore en Espagne. La situation est particulièrement mouvante et complexe en France où Jean-Paul Willaime (1993) parle d’une « recomposition éthique de la religion civile » par un « œcuménisme des droits de l’homme ». La façon dont est invoquée actuellement les « valeurs républicaines » (à comparer avec les références bien différentes de l’après « mai 1968 ») tient aussi parfois plus de la religion civile que de la laïcité.
Il me semble donc possible de schématiser les diverses situations européennes, dans l’optique de la laïcisation, sous la forme d’un triangle dont les trois angles seraient constitués par le modèle britannique, le modèle grec et le modèle français. D’autres modèles, comme le modèle allemand, se trouveraient à l’intérieur du triangle, leurs caractéristiques comportant plus ou moins des analogies avec chacun des trois modèles. Ainsi, il est significatif de constater que les Eglises allemandes (Eglise catholique et Eglise évangélique) effectuent davantage de lobbying à Bruxelles pour obtenir un rôle institutionnel des Eglises en Europe que l’Eglise d’Angleterre, par exemple. Mais pour ne pas figer le schéma, il faut rappeler que si les relations Etat-religion sont traitées selon le principe de subsidiarité, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme montre que cette Cour impose, par respect de la liberté de religion et de conviction (article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales) et selon le principe de non-discrimination (article 14), une certaine neutralité des Etats et donc, de mon point de vue, une certaine laïcisation européenne, en tout cas comme norme juridique dont les Etats doivent tenir compte.
LAÏCISATION ET SECULARISATION :
La notion de laïcisation, telle qu’elle a été perçue, met en avant le rôle social de la religion comme ‘institution’ (au sens wébérien du terme). Cet aspect institutionnel se relie à l’action du politique. Certes, l’initiative laïcisatrice peut d’abord provenir de secteurs de la société civile mais il faut, en règle générale, une mobilisation et la médiation du politique pour que les intentions laïcisatrices s’opérationnalisent et se réalisent empiriquement. Selon Micheline Milot (2002) la laïcisation, « introduit dans le politique une mise à distance institutionnelle de la religion dans la régulation sociale de la société, notamment en contexte pluraliste ».Il existe, d’ailleurs, une certaine affinité entre la limitation de l’influence institutionnelle de la religion et la revendication de l’exercice pour tous des droits de l’homme (ou droits fondamentaux). Il se produit, en général, dans le processus de laïcisation, une référence à ces droits.
Le terme de ‘référence’ est très important pour se dégager de toute vision idéaliste de la laïcisation. En effet, dans le processus de laïcisation, il peut arriver un moment où se pose la question des droits fondamentaux de ceux qui se réfèrent à la religion. La France a connu ce problème à différentes reprises (sous la Révolution et aussi, mais dans une moindre mesure, lors du gouvernement du « petit père Combes »), mais aussi l’Espagne -par exemple- lors du processus très accéléré de laïcisation des années 1930. L’exemple de l’Espagne montre aussi que le phénomène de laïcisation n’est nullement linéaire ou irréversible. Le Concordat de 1953, rappelons le, induit une situation où non seulement la confessionnalité catholique de l’Etat s’avère « un principe fondamental qui donne son unité et sa cohérence au système », mais où cette confessionnalité est doctrinale : la religion catholique est l’ « unique vraie » religion. Il en résulte la prétention de réaliser son idéal religieux et éthique dans l’ordre juridique espagnol (J. G. M. de Carjaval, 1990).
La ‘sécularisation’ est un concept qui est un cœur des débats entre sociologues de la religion depuis les années 1960. L’extension trop vaste donnée parfois à cette notion a été critiquée. Distinguer clairement sécularisation et laïcisation -au lieu de faire, par exemple, de la laïcisation une dimension de la sécularisation (comme le fait Karel Dobbelaere, 1981)- permet de mieux circonscrire le champ de la sécularisation.
Micheline Milot (2002) écrit : la sécularisation correspond à une perte progressive de pertinence sociale et culturelle de la religion en tant que cadre normatif orientant les conduites et la vie morale » Comme elle le mentionne elle-même nos points de vue sont très proches. J’avais moi-même indiqué : « de façon dominante la sécularisation implique une relative et progressive perte de pertinence sociale du religieux, dues principalement à un ensemble d’évolutions sociales auxquelles la religion participe ou s’adapte » (Baubérot J., 2000). Il semble possible d’unifier ces deux définitions : de Micheline Milot on retiendra l’explicitation, effectivement importante, de la dimension socio-culturelle (face à la dimension socio-institutionnelle de la laïcisation); de ma propre approche l’idée que la religion puisse être activement partie prenante, à sa manière, du processus de sécularisation. Bien sûr il faut préciser qu’il ne s’agit par, alors, d’un consensus religieux, les mouvements sécularisateurs sont souvent des Revivals, des mouvements de retour aux sources, ou des groupements modernistes. Mais si le processus de sécularisation ne se produit pas sans conflit interne au champ religieux, il implique aussi des conflits internes aux autres champs du social. Nous trouvons, en fait, beaucoup moins que dans la laïcisation, une action de rupture du politique et beaucoup plus les différentes interactions de la dynamique sociale.
C’est ce qui se produit, par exemple, de façon dominante, dans la Grande Bretagne du XIXe siècle avec l’importance des mouvements de renouveau religieux, quelque soit leur orientation : courant évangélique, mouvement d’Oxford, émergence de la Broad Chuch, importance du christianisme social et du socialisme chrétien. Le rôle d’enfants de pasteurs dans la novation sociale et sa légitimation religieuse est à prendre aussi en considération : ainsi un médecin écossais, John Simpson, fils de pasteur méthodiste, introduisit le chloroforme et trouva une justification biblique à l’anesthésie (pour créer la femme, Dieu endormit Adam afin de lui soustraire une côte ; et le verset sur l’enfantement a été, selon lui mal traduit de l’hébreu, il faut lire : « tu accoucheras avec effort »). On sait que Victoria, chef de l’Eglise d’Angleterre accouchera sous anesthésie en 1853. (cf. Baubérot J. – Mathieu S., 2002). Dans ce cas de figure, tendanciellement, le processus de laïcisation (dans le sens où il a été défini) se trouve englobé par le processus de sécularisation qui le circonscrit et l’oriente. C’est pourquoi la laïcisation a tendance à rester incomplète ; des Etats peuvent devenir, au bout du compte, modernes et démocratiques sans être des Etats laïques.
L’emploi du terme de sécularisation par les sociologues est issu de la problématique wébérienne du ‘désenchantement du monde’. Mais on peut émettre l’hypothèse que, loin de drainer uniquement du désenchantement, la sécularisation -en tant que processus- constitue un mouvement de désenchantement-réenchantement. On doit à Raymond Aron la célèbre expression de ‘religion séculière’ à propos du communisme et du fascisme. Mais plus largement, on rencontre du ‘religieux séculier dans l’espérance quasi messianique d’un progrès indéfini chez Condorcet, comme, de manière générale, dans les utopies de la Révolution française. D’une manière générale, les grandes institutions séculières se sont développées à partir de la croyance en un conjonction des progrès (progrès du savoir, de la science d’un côté, progrès moral et social de l’autre).
L’école, lieu d’instruction et d’éducation, l’institution médicale recevant de l’Etat le monopole de l’exercice légitime de l’action en vue de la guérison et de la santé, étaient pourvoyeuses de bien symboliques devenus progressivement socialement plus précieux que le salut dans l’au-delà. « Dans le principe, écrit Claude Nicolet (1982) rien ne sépare, apparemment, le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle. (…)Mais nulle part ailleurs qu’en France il ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis », la République. La France a vécu, de façon accentuée, une tendance générale car Révolution française a engendré, une forte légitimité symbolique du non-religieux, presque une sacralisation de certains de ses aspects. Là, le processus de sécularisation a donc été englobé, circonscrit et orienté par le processus de laïcisation de façon (idéal-typique) exemplaire : la morale s’est (plus ou moins) sécularisée de façon générale en Europe, mais la France a produit la morale laïque, enseignée par l’institution scolaire. Etant donné l’importance qu’a revêtu en Europe la Révolution française et le Premier Empire, on peut faire l’hypothèse d’une différence tendancielle entre le pays qui les a produit, ceux qui ont été influencés parce qu’ils les ont subis sous la forme d’une armée d’occupation (même si des idéaux révolutionnaires ont été attirants pour certains milieux) et ceux qui les ont combattu. Cela constitue d’ailleurs une des raisons qui font que la France subit aujourd’hui un contrecoup plus fort que celui d’autres pays européens, de l’actuelle déstabilisation de l’institution scolaire.
QUATRE CRITERES ET QUATRE PROBLEMES:
Prenant la notion de sécularisation dans un sens extensif (mais comme un processus complexe et ambigu), David Martin (1978) distingue les situations des différents pays européens selon deux grands critères : la culture religieuse dominante (catholique, orthodoxe, protestante) et la situation propre au champs religieux (du quasi-monopole d’une religion à un large pluralisme religieux). De fait, ce n’est pas un hasard si les trois pays que nous avons repérés comme formant les trois pôles d’un triangle Europe sont respectivement, au niveau de leur culture religieuse dominante, protestant, orthodoxe et catholique. Ce n’est pas un hasard, non plus, si le pays dont le modèle est une sécularisation englobant la laïcisation soit le pays historiquement le plus pluraliste (le Royaume Uni), tandis que le pays le moins laïcisé (Grèce) et le pays le plus laïcisé (France) aient des religions historiquement en situation de monopole ou de quasi-monopole.
Mais deux autres grandes caractéristiques peuvent, à mon sens, être ajoutées. D’abord, à la suite de ce qu’il vient d’être indiqué, il est nécessaire de prendre en compte la possibilité d’enchantements séculiers socialement crédibles. « Ferdinand Buisson and Salvation by National Education », tel est, significativement le titre de l’étude d’un chercheur canadien sur la laïcisation scolaire en France (Chase G., 1983). Ce type de rapport à l’école est éclairant pour comprendre l’attitude dominante en France hier contre les congrégations , aujourd’hui contre les sectes (Baubérot J.,1999), et également les « affaires de foulard » (Baubérot J.,1996). Le même type d’analyse peut être fait pour le rapport à la médecine, comme l’induit la citation faite de Claude Nicolet. Plus globalement, il serait important de comparer, à partir de cet angle d’attaque, la France et d’autres pays européens dont la culture religieuse dominante est catholique ; des pays où le catholicisme s’est trouvé longtemps en situation de quasi monopole et où il se situe aujourd’hui encore dans une position socioreligieuse hégémonique. Il a déjà été indiqué en quoi cela pouvait constitué un facteur de différenciation.
Enfin, quatrième variable, joue également la construction socio-historique de l’Etat-nation, ses caractéristiques propres et notamment les rapports de l’Etat et de la Nation : aspects plus ou moins centralisateurs de l’Etat, sa prétention plus ou moins grande à médiatiser l’universel,… La politologue américaine Liah Greenfeld (1992) a développé l’hypothèse que l’Etat-nation anglais a émergé, au XVIIe siècle, d’abord comme nation et l’Etat-nation français a émergé, à peu prés au même moment, d’abord comme Etat, puis à intégré, au siècle suivant, l’idée de la nation, en partie par emprunt à l’Angleterre. On peut, d’autre part, avancer l’hypothèse que la situation et le rôle des Eglises allemandes, par rapport à l’Etat-nation, s’explique en partie, d’une part par la pacification religieuse issue des traités de Westphalie (1648-1649), d’autre part par le rapport contemporain à l’Etat induit par l’expérience totalitaire du nazisme et le rôle de représentant moral de la nation joué par les deux Eglises, face aux Alliés, en 1945 et les années suivantes.
En conclusion, je voudrais très brièvement présenter les quatre grands problèmes –ou enjeux- qui se posent à une politique des cultes, du moins si les analyses que j’ai exposées présentent une certaine validité. C’est également une façon de reprendre, en les formulant un peu autrement, les questions abordées au début de mon exposé.
Le premier enjeu est celui de la mondialisation du religieux qui entraîne sa (relative, bien sûr) déterritorialisation. En religion comme en économie, le local a tendance, maintenant, à être en prise directe avec le global. Par le câble et par internet vous pouvez être adepte d’un maître spirituel ou d’un prédicateur qui habite à des milliers de kilomètres alors que vous n’avez aucune idée de l’éventuelle religion de votre voisin. Sécularisation et mondialisation conjuguent, à ce niveau, leurs effets. Or les politiques européennes des cultes restent profondément nationales.
Le second enjeu est également un résultat de la mondialisation. Il se produit partout en Europe, selon des modalités et des rythmes qui peuvent varier, à la fois une extension et une mutation de la pluralisation religieuse. En Ukraine aujourd’hui les protestants sont aussi nombreux que les catholiques uniates et, naturellement, se rattachent à de multiples dénominations. Ils constituent donc une réalité socioreligieuse nouvelle, mouvante, reliée à différents pays (ainsi progresse rapidement une Eglise luthérienne ukrainienne liée à des luthériens allemands, différents de ceux de l’Eglise évangélique unie) et qui se démultiplie presque à l’infini. Danièle Hervieu. Léger (2001) a montré, pour la France (mais la situation est assez analogue en Allemagne et en Belgique ainsi que dans certains ex pays de l’est) le malaise et les contradictions engendrées par la multiplication des ‘petits entrepreneurs religieux’. Or les politiques des cultes sont restées, jusqu’à présent, surtout centrées sur de grandes traditions religieuses historiques et ne se sont adaptées ni à cette mobilité ni à cette fluidité.
La sécularisation qui apparaissait socialement comme une sorte de marche en avant de l’ensemble des sociétés modernes jusque dans les années 1960-1970, apparaît aujourd’hui elle-même désenchantée, bien que largement établie. Cela est en partie induit par le déclin de la croyance ne la conjonction des progrès. Le progrès scientifico-technique est dissocié du progrès social est moral. Lié à cela, on constate un changement du regard social à l’égard des institutions séculières. L’attitude plus ou moins obligatoire de déférence qui était de mise à l’égard de l’école et de la médecine est en net déclin. Une nouvelle perception des droits de l’homme élargit ces droits à la situation spécifique de l’institué : « droit de malades », « droit des élèves ». On n’a pas assez insisté sur la mutation symbolique structurelle que manifeste notamment l’article 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Intitulé « Droit à l’intégrité de la personne », il énonce, outre la nécessité du « consentement libre et éclairé de la personne concernée », des interdictions que doit respecter l’institution médicale (pratiques eugéniques, faire du corps humain et de ses parties une source de profit, clonage reproductif). Il y a un demi siècle, malgré les dérives médicales effectuées sous le nazisme et les stalinisme, un tel article était impensable et –de fait- il ne possède pas d’équivalent dans la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Par ailleurs, dans le même laps de temps, en lien avec la mutation de l’économie, l’élargissement considérable du marché et l’injonction sociale du devoir pour l’individu d’être autonome, le développement d’attitudes consuméristes à l’égard des institutions. Cela change profondément la situation socio symbolique du champ religieux, induit un attrait pour de nouvelles formes de religiosités et favorisent de nouvelles revendications culturelles et/ou religieuses dans des champs institutionnels. Or les représentations implicites des différentes politiques des cultes européennes me semble provenir, peu ou prou, d’une vision libérale classique de la religion qui date du moment où s’opérait tendanciellement un transfert du symbolique des institutions religieuses vers les institutions séculières.
Enfin, l’Europe avec, notamment, la Cour européenne des droits de l’homme, est en train de se constituer une jurisprudence en partie déconnectée des formes étatiques, de constituer un espace juridique sans Etat correspondant. Nous l’avons vu : si les régimes juridiques des cultes et, plus généralement, les relations religions-Etat restent, nous l’avons vu, divergents, une pratique commune de la liberté de « religion et de conviction » s’instaure peu à peu grâce à cette jurisprudence. Or la politique des cultes reste affaire des Etats, selon le principe de subsidiarité. Mais comment cette politique tient-elle compte du contexte européen et aussi de la relativisation de l’Etat-nation induit par un ensemble de mutations actuelles ?
Notre colloque ne manque donc pas de sujets à traiter et je ne doute pas qu’il apporte beaucoup à chacun d’entre nous.
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02/01/2005
Colloque d'Auxerre
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31/12/2004
Pourquoi ce site?
AU VISITEUR
Jean Baubérot
Titulaire de la chaire Histoire et Sociologie de la Laïcité
(Ecole Pratique des Hautes Etudes)
Membre du Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité
(CNRS-EPHE)
Ancien membre de la Commission Stasi
Auteur de nombreux ouvrages dont :
Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Seuil)
Histoire de la Laïcité en France (PUF, Que sais-je)
La Laïcité à l'épreuve (Universalis)
La morale laïque contre l'ordre moral (Seuil)
Vers un nouveau pacte laïque? (Seuil)
Pourquoi ce site ?
Nous entrons dans l’année du centenaire de la séparation des Eglises et de l’Etat (en France). Nous allons commémorer, célébrer ; cela est nécessaire mais pas suffisant. Il faut que 2005 soit l’occasion de parler de la laïcité au XXIe siècle, et pas seulement en France. Que mille fleurs s’épanouissent, que des débats riches et nombreux témoignent que la laïcité est aujourd’hui une réalité vivante et dynamique dans de nombreux pays. Malgré ses très modestes moyens, ce site veut donc être une contribution parmi d’autres à ces débats. Il est interactif et vous pouvez ajouter vos commentaires et ainsi donner votre point de vue. Merci d’avance
Ce site a été créé à la fin de décembre 2004. Pour le moment, il contient, essentiellement,divers textes déjà publiés ou sous presse. Ces textes peuvent être lus, donner lieu à un commentaire, cités(avec leur références) mais ils ne doivent pas être repris sans l’autorisation express de l’auteur et de l'éditeur.
D'un autre genre littéraire, la rubrique Le grand Bétisier de la laïcité, permet d'indiquer ce que n'est pas, de mon point de vue, la laïcité, les erreurs historiques et d'analyse, et de débusquer les stéréotypes
Le site donne déjà également des informations concernant mon curriculum vitaev (rubrique: A propos), mes ouvrages, mes activités de conférencier. ou les articles de presse me concernant (rubrique: Actualité). Ainsi mes amis et connaissances, qui me reprochent souvent de ne pas leur signaler ces renseignements, pourront facilement les obtenir. Mais il pourra également signaler les événements intéressants dont j'ai eu connaissance, sans forcément être partie prenante.
Bientôt aussi une rubrique Point de vue permettra de débattre de l'actualité de la laïcité et de questions contreversées (par exemple: existe-t-il une "laïcité ouverte"?; "laïcité et politiquement correct", "Pourquoi le débat sur la modification de la loi de 1905 est un faux débat", etc); une autre "Vient de paraître donnera des indications sur de nouvelles publications, pas forcément connues du "grand public". Etc.
L'ambition de départ consiste à alimenter ce site au minimum une fois par semaine, (le samedi) plus si possible. Aux lecteurs de contribuer à sa vie par leurs commentaires.
Au fur et à mesure donc, il s’enrichira de nouvelles rubriques plus générales et vous donnera des informations sur diverses manifestations liées au centenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat et à la laïcité.
A NOTER: mis à part la photographie sur le coin gauche du site, vous pouvez effectuer un zoom sur les photos et ainsi les agrandir: essayez, c'est fun!
BONNE VISITE et BONS COMMENTAIRES
A tous les lectrices et lecteurs
TRES BONNE ANNEE 2005
13:00 Publié dans ACCUEIL | Lien permanent | Commentaires (4)
Actualité
Dans LE MONDE DES RELIGIONS NOVEMBRE-DECEMBRE 2004
Un dossier de 10 pages "Spécial Laïcité" (pages 14-23)
avec:
-De la Révolution à 1905 par Emile Poulat
-La Loi de 1905 par Michel Morineau
-Le mythe de l'exception par Jean Baubérot (un tour du monde des laïcités)
Dans LE MONDE DE L'EDUCATION JANVIER 2005
Une interview de 6 pages (pages 80-85) de J. Baubérot
La laïcité du XXIe siècle doit lier liberté et justice.
Dans le quotidien SUD-OUEST
à paraître le lundi 3 janvier
une interview de J. Baubérot
L'espérance de la laïcité
BONNES LECTURES
12:50 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (1)
Laïcité et crise de l'identité française
La laïcité face à la crise de l’identité française
La laïcité, en France, paraît avoir un double fondement empirique :
- la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 et le dispositif juridique qui lui est lié,
- l’école laïque créée dans les années 1880. La laïcité de l’école vient, encore une fois, de faire parler d’elle avec la récente loi sur l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école publique.
Mais j’émets l’hypothèse que beaucoup d’aspects qui, classiquement, sont rapportés à la laïcité de l’Etat ou à celle de l’école s’éclairent si on envisage la laïcité à partir d’un autre angle d’approche, celui de la nation, de l’identité nationale. L’histoire de la laïcité en France me semble intimement liée à l’histoire de l’identité française. Par ailleurs, dans la période actuelle (celle que je qualifie de troisième seuil de laïcisation), la laïcité prend, dans ce pays, des caractéristiques qui proviennent d’une crise de l’identité française.
Laïcité historique et identité française :
Cette première partie ne vise naturellement pas à retracer l’histoire de la laïcité en France. J’ai tenté de le faire ailleurs (Baubérot, 1990, 2003, et surtout 2004). Il s’agit seulement de donner une vue panoramique, synthétique du lien fort qui existe entre identité française et laïcité française.
Il n’existe aucun commencement absolu en histoire. Il est pourtant possible d’affirmer que la France moderne a émergé à partir de 1789, avec les débuts de la Révolution française. On constate, dès ce moment là, une divergence significative entre les jeunes Etats-Unis d’Amérique et la France nouvelle. La Déclaration d’Indépendance américaine affirme que le Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables. Dieu, dans cette perspective, s’avère donc être l’auteur des « droits de l’homme ». En France, la Déclaration des droits s’effectue seulement « en présence et sous les auspices » de l’Etre suprême. Dieu n’est pas l’auteur des « droits de l’homme ».
Pourquoi cette forte différence ? A mon sens, parce que le pluralisme des dénominations protestantes américaines induit que Dieu ne saurait être la propriété symbolique d’aucune Eglise. Dieu peut donc être considéré comme l’auteur des droits sans que cela entraîne le risque d’une domination sur l’Etat et la société. D’ailleurs, le premier Amendement de la Constitution élèvera, selon l’expression de Jefferson, un « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dès 1791.Ce lien entre Dieu et les droits fondamentaux va, par contre, être à l’origine de la religion civile américaine (Bellah, 1980). En France, au contraire, le catholicisme se trouve dans une situation de monopole religieux. Ce monopole a été obtenu par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et des persécutions qui se sont prolongées tard dans le XVIIIe siècle, au moment où des formes de tolérance se développaient ailleurs en Europe. Ce n’est pas un hasard si, contrairement aux Lumières anglaises ou allemandes qui visent à une réforme interne de la religion, les Lumières françaises, Voltaire notamment, dénoncent le « fanatisme » de la religion. Cette accusation de « fanatisme » doit être référée à la situation particulière de la France durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle.
L’Assemblée nationale n’avait pas des positions aussi radicales que celle de Voltaire, mais elle ne pouvait pas courir le risque de permettre que l’Eglise catholique apparaisse comme l’interprète légitime des « droits de l’homme ». C’est pourquoi, dans l’optique française, il existe une sorte d’auto-révélation de ces droits. L’Assemblée les « reconnaît », elle ne les instaure pas car s’il en était ainsi une autre Assemblée pourrait les supprimer. Certes, l’Etre suprême donne sa caution, permettant ainsi un fondement transcendant. Mais il est un président de séance passif et dont le statut est ambiguë. Dés le début de la France moderne, il existe un certain passage à l’implicite des fondements transcendants du nouveau lien social. Les droits fondamentaux sont censés s’imposer d’eux-mêmes, ne venant de nulle part. Cela permet, certes, au politique de rester maître du jeu. Mais cela induit aussi, et c’est depuis lors l’impensé français par excellence, une religion civile sécularisée qui entretient des liens de proximité et de distance avec le processus de laïcisation (Baubérot, 2004).
On le sait, un conflit entre catholicisme et Révolution ne tarda pas à se développer. Ce conflit, violent, va engendrer (de façon idéal-typique) deux mémoires opposées concernant la période révolutionnaire. Bonaparte avec le Concordat, les Articles organiques qui instaurent un régime pluriel de « cultes reconnus » (aspect significativement sous estimée par l’historiographie française, qui demeure marquée par la culture catholique ambiante, au-delà des convictions propres des historiens), le Code civil, veut, sous son autorité, réconcilier les « deux France » en conflit. Schématiquement, le compromis est le suivant :
- la loi est laïque mais la morale est religieuse,
- il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français ».
Ce compromis, aspect important de ce que j’appelle le premier seuil de laïcisation demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en œuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la Révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit des « deux France » ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.
Les historiens le savent bien, ce conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens le qualifient généralement de « conflit des deux France », mais sans explicitement tirer les conséquence d’une telle appellation. Or il s’agit d’un conflit de « deux France », c’est parce qu’il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale.
Pour un catholicisme militants, et notamment le « catholicisme intransigeant (Poulat, 1977), la France doit retrouver une identité catholique officielle, supprimée par la néfaste Révolution et non réellement rétabli ensuite. La France est la « fille aînée de l’Eglise » (catholique, cela va sans dire), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les « sans religions » étant moins de cent mille et les minorités religieuses étant des micro minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français.
Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme. Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les « secours de la religion » sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer aux dogmes religieux du catholicisme.
Face à ce catholicisme militant, il existait une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle (ou plus exactement, pour l’historien, de l’identité institutionnelle de la France). Pour eux, de façon explicitée ou plus implicite, l’identité nationale était façonnée par l’héritage de la Révolution française, les « valeurs de 1789 », valeurs qui n’étaient pas seulement morales mais s’étaient concrétisées par la vente des biens nationaux et l’accès à la petite propriété d’une sorte de classe moyenne paysanne. Il s’agissait donc d’une référence à la Révolution, débarrassée de ses aspects extrêmes et notamment des scories de la Terreur (qui, dans l’autre perspective, faisait partie de la nature même de la Révolution).
Dans cette large mouvance, se retrouvaient, outre la plupart des « sans religions » et beaucoup de membres de minorités religieuses, nombre de catholiques parmi ceux qui avaient avec leur institution religieuse des rapports de proximité et de distance.
Alors, bien sur, cette typologie binaire schématise beaucoup, il faudrait parler des nombreux conciliateurs, distinguer des sous-groupes, différencier des périodes de calme (voire même de courts moments de réconciliation) des périodes où le conflit se ravive. Mais, il s’agit de typer un conflit socio-historique et non de retracer une histoire concrète. On peut donc s’en tenir là, en précisant, toutefois, qu’un certain basculement peut être observé :
- la période 1815- 1830, qualifiée de « Restauration » constituait un moment favorable pour redonner une identité catholique à la France. Il est d’autant plus intéressant de constater que, malgré des tentatives réussies (l’abolition du divorce) ou rapidement avortées (la loi sur le sacrilège) ce fut, globalement, un échec ;
- après l’Origine des espèces de Darwin, La vie de Jésus de Renan, le choc du Syllabus et, d’une façon générale, l’évolution du climat socio-culturel en Europe (Dierkens, 1998), il devenait archaïque de tenter à nouveau de donner une identité catholique institutionnelle à la France. Il apparaît d’autant plus significatif que dans le climat de la défaite face à la Prusse et du choc de la Commune, la tentative en fut faite dans les années 1870.
Le conflit était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la « R »épublique ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » affirmait Thiers, mais comme Le régime qui, reprenant l’héritage de la Révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. C’est d’ailleurs pourquoi, même après le Ralliement impulsé par Léon XIII, les catholiques militants ne furent pas vraiment considérés comme de ‘vrais’ républicains dans la mesure où ils ne renonçaient pas à l’identité catholique de la France : le quotidien La Croix, avait adopté le drapeau tricolore en ajoutant, dans la partie blanche, une représentation du Sacré-cœur.
La récurrence du conflit rendait caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommée la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France.
La laïcisation de l’école publique, avec la création d’une morale laïque (Baubérot, 1997) rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et notamment au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant. Mais la laïcisation ne peut être absolue et les tentatives d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises, « deux écoles », et donc prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France. Les conflits de la laïcité perdureront, au niveau de l’école, même quand le problème sera officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation.
La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, malgré ce que l’on prétend parfois, n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique avait complété ce caractère laïque. Ce qui se joue principalement, avec la séparation, c’est la fin du lien concordataire qui donnait un statut officiel au catholicisme. Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français ». L’identité de la France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques en sont conservées (comme certains jours fériés). C’est le second seuil de laïcisation.
On comprend facilement que certains catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au système des « cultes reconnus » et au rêve d’une France « nation catholique ». Mais, peu à peu, certains s’aperçurent que cette rupture libérait les Eglises d’un étroit contrôle régalien lié aux Articles organiques. L’accord trouvé avec le Saint Siège en 1923-1924 et, à mon sens, la condamnation du national catholicisme de l’Action française par le pape en 1926, favorisa un processus d’acclimatation (déjà engagé) des catholiques, même militants, à la laïcité. Vichy n’alla pas très loin dans la remise en cause de ce second seuil de laïcisation, tout comme la Restauration n’avait pas fondamentalement modifié le premier seuil. Et, en 1946, l’événement essentiel (dans ma perspective) que constitue la constitutionnalisation de la laïcité montra que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. Rappelons que l’affirmation par la Constitution que « la République est (…) laïque » fut faite par un gouvernement tripartite dont le président du Conseil était MRP.
Pourtant, comme cela a déjà été signalé, le conflit des « deux France » n’était pas complètement éteint. Il se focalisait sur l’école, et plus spécialement alors sur le subventionnement public des écoles privées, catholiques à 90% (environ). On sait qu’après d’autres mesures prises dans les années 1950, la loi Debré créa, en 1959 , une relation contractuelle où ces écoles furent très fortement subventionnées. La tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires, en 1982-1984 fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? A mon sens, parce que suite aux obligations de programme instaurées par la loi Debré et à une certaine « sécularisation interne » de l’Eglise catholique (Isambert, 1992), marquée notamment par le Concile de Vatican II, l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué alors, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France.
Laïcité et crise de l’identité française :
La crise actuelle se comprend fort bien à partir du cadre structurel qui découle de ce récit historique. En effet, la conclusion qui peut en être tirée est la tension qui existe en France entre l’Etat et la nation. L’Etat est une réalité relativement ancienne et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. Odile Rudelle (1986) y ajoute une expression intéressante, celle de « République absolue ». Par contre, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité. Nous l’avons vu, l’identité nationale a été profondément ébranlée par le processus de laïcisation. Mais inversement, les tentatives de ‘retour en arrière’ ont été vécues comme des « menaces » Les blessures des deux camps ne se sont que progressivement (et peut-être incomplètement) cicatrisées au cours du XXe siècle.
Autre conclusion ; l’identité nationale se relie, en France, assez directement au politique. Elle s’incarne à la fois par la République et la laïcité qui ne constituent pas seulement, dans ce pays, un régime politique et une gestion du religieux dans la cité mais aussi, profondément, des « valeurs », au sens sociologique du terme. Longtemps conflictuelles, ces « valeurs » peuvent apparaître maintenant comme consensuelles, mais ce consensus est particulièrement fragile car il n’a que peu d’épaisseur historique. Le rapport à la république et à la laïcité est donc un rapport facilement passionnel : derrière l’apaisement, le feu de la passion couve encore. Et il est nécessaire d’intégrer cet arrière fond de fragilité identitaire et de passion identitaire pour pouvoir analyser, de façon pertinente, la situation présente.
Cette situation, que je qualifie de troisième seuil de laïcisation (Baubérot, 2004), a émergé des années 1960 à la fin des années 1980. Durand cette période, la France a subi, notamment, trois bouleversements que l’on peut typer par trois dates : 1962, 1968, 1989.
La première date, 1962, est celle de la fin de la guerre d’Algérie. Cette guerre se termine par l’accession à l’indépendance de ce fleuron colonial de la France. La « Communauté », prévue par la Constitution de la Ve République, ne va pas exister ; c’est la fin de l’Empire colonial français. Car la République était aussi Empire et, là, à la citoyenneté correspondait la sujétition, à la laïcité une logique de communautés.
La seconde date, 1968, est celle de la révolte anti-institutionnelle des étudiants. Il se produit une mise en cause explicite des structures d’autorités (les sociologues constatent un changement implicite, un renversement des indicateurs à partir de 1965), notamment de l’autorité à l’école. Or par l’école, telle qu’elle fonctionnait jusqu’alors, l’Etat enseignait la nation. Une profonde crise de l’école émerge socialement en « Mai 68 ». Ce n’est pas pour rien que, périodiquement, il est question de « tourner la page de Mai 68 ». Et, significativement, les tentatives qui sont faites ont peu de réussite. Même si l’utopie de 1968 a disparu, de l’irréversible a été créé. Et, précisément, cet irréversible désutopisée induit une profonde déstabilisation de « l’école républicaine » qui, par ailleurs, s’est démocratisée et massifiée, dans les années 1970, par la fin de la différence entre une filière bourgeoise et une filière populaire (Dubet, 2000).
En 1989, dernière date choisie, on peut repérer, sur le plan international, deux événements importants aux conséquences « françaises » significatives. D’abord, à l’automne, le mur de Berlin s’écroule, créant les conditions d’une nouvelle donne mondialisée, mais impliquant aussi un transfert de la menace ressentie. En effet, autre événement, en février 1989, a éclaté « l’affaire Salman Rushdie », la fatwa de l’imam Khomeiny condamnant à mort l’écrivain à cause de la manière irrespectueuse dont il parle de Mahomet dans Les Versets sataniques.
Cette affaire a eu un grand retentissement dans les milieux de l’intelligentsia en France. Elle apparaît, en effet, comme une menace pour la liberté de penser. Or la formation à la liberté de penser constitue, au niveau du référentiel républicain, la raison d’être de l’école publique laïque. Autant le communisme, même stalinien, n’avait pas vraiment été considéré par la majorité des enseignants comme une menace pour la liberté de penser (certains partageaient même ses idéaux), autant « l’islamisme », symbolisé alors par l’Iran, va paraître menaçant.
L’idéologie laïque n’est, naturellement, pas étrangère à cet état de chose. La religion séculière (Aron, 1955) du communisme présente des analogies avec la religion civile, partielle et implicite, dont nous avons discerné l’origine dans le préambule de la Déclaration des droits de 1789. Certes, à part le bref épisode historique de la Terreur, cela n’a jamais abouti, en France, à une domination totalitaire, mais il faut se rappeler que, pendant longtemps, pour une partie des intellectuels (Sartre en particulier) et des enseignants, l’analyse du totalitarisme communiste apparaissait comme des propos « réactionnaires ». Les idéaux du communisme étaient pris presque pris pour argent comptant. Par contre, l’islamisme, en ses diverses manifestations, rappelle la confusion du religieux et du politique, la revendication d’une domination du second, ce qui a été pendant plus d’un siècle la bête noire de la laïcisation française.
Or, à la rentrée de 1989, éclate un problème de discipline, un parmi tant d’autres, dans un collège de la banlieue parisienne à Creil : trois jeunes filles musulmanes refuse d’obtempérer à l’ordre du principal qui leur demande d’enlever, à l’intérieur de l’école, le foulard dont elles couvrent leurs cheveux. A la surprise générale, cela devient une affaire nationale qui divise l’ensemble des tendances politiques. Commence alors un engrenage sont personne n’aura la maîtrise et qui montre la mutation qui s’opère. Le foulard a servi de catalyseur aux trois problèmes dont il vient d’être question :
- Il est apparu comme le symbole de la nouvelle menace islamiste contre la liberté de penser. L’arrière fond de l’affaire Rushdie est indispensable pour comprendre pourquoi l’existence de foulards à l’école fut beaucoup moins tolérée en 1989 que les années précédentes et pourquoi le retentissement national de cette affaire fut pratiquement immédiat. A tort ou à raison, le port du « foulard (ou du voile) islamique » fut relié à la Révolution iranienne et à ses suites (le port du foulard est obligatoire depuis lors en Iran), à une menace contre les idéaux républicains et laïques, anciens (liberté de penser) ou très récents (égalité homme-femme).
- Il est aussi apparu, en outre, comme un effet ‘pervers’ de Mai 68. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, celle-ci s’est profondément divisée sur la mission de l’école. Deux courants se sont affrontés : ceux que l’on a qualifié de « démocrates » et : ou de partisans de nouvelles méthodes pédagogiques et ceux qui se son, significativement, qualifiés de « républicains » (Blais, 2002). En juillet 1989, le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, semble être allé dans le sens de premiers avec une loi d’orientation sur l’école qui, entre autres, donnait certains « droits » aux élèves. Ces changements étaient vigoureusement contestés par les dits « républicains » : pour eux, « l’affaire du foulard » constituait la conséquence logique, et inacceptable, de l’instauration d’un « droit des élèves ». Ils ont appliqué à ce problème leurs propos antérieurs, mais ont rencontré beaucoup plus d’impact auprès de l’opinion publique
- Cet impact était non seulement du à la perception d’un « danger islamiste » mais aussi au choc en retour de 1962. La décolonisation s’est effectuée, en Algérie, de façon dramatique, violente. Beaucoup de Français n’ont pas véritablement compris ni assumé ce qui arrivait. Certains ont eu une réaction sommaire envers les « Maghrébins » : « ils ont maintenant leur indépendance, qu’ils ne nous embêtent plus. » Or l’affaire des foulards de Creil rend particulièrement visible que l’immigration provenant de pays dits « musulmans » a changé de nature. Elle n’est plus, comme cela fut longtemps le cas, une immigration temporaires d’hommes laissant leurs familles dans leur pays, y revenant périodiquement et ayant comme objectif d’y revenir un jour définitivement. Ces hommes pratiquaient un islam discret, socialement invisible et leur identité était celle de « travailleurs immigrés ». Le mouvement migratoire signifie désormais (depuis le milieu des années 1970) l’installation permanente dans l’hexagone de populations issues des anciennes colonies, subissant de plein fouet le développement du chômage, et qui commencent à avoir leurs propres revendications, y compris religieuses. Cela fut ressentie comme une « menace » contre l’identité française, contre cette « laïcité républicaine » dont après tant de vicissitudes, de conflits, d’efforts on avait réussi à faire un bien commun autour de valeurs (considérées comme) consensuelles.
Mais il n’a pas existé (et, malgré la loi de mars 2004, on ne peut pas dire encore aujourd’hui qu’il existe) un consensus pour interdire le foulard à l’école. Si les jeunes filles ont trouvé des défenseurs et si, pendant quinze ans, les « affaires de foulard » ont gardé, en France, une importance qu’elles n’ont pas en général dans les autres pays démocratiques, c’est parce que les Français se sont profondément divisés. Les partisans de la tolérance d’un foulard discret (cf. l’avis du Conseil d’Etat de 1989 (2004) donnant les cas où le foulard pouvait être interdit) à l’école considéraient que celui-ci n’avait pas de signification univoque et ne se rattachaient forcément à un islamisme militant. Ils trouvaient également légitime que les élèves aient des droits. Ils privilégiaient, enfin, le combat contre un certain ‘retour du refoulé’ colonial, contre ce qui leur paraissait être un refus de considérer les enfants d’immigrés comme des Français à part entière.
Significativement, en 1990, deux manifestations réflexives sur la laïcité furent organisées par deux grandes organisations ayant joué un rôle historique dans l’établissement de la laïcité en France. La Ligue française de l’enseignement, qui prônait la tolérance envers le foulard, mettait en avant le mot d’ordre de « laïcité plurielle », alors que le Grand Orient de France, principale organisation maçonnique, parlait surtout de « laïcité républicaine ». Derrière le foulard, on voit donc poindre un nouveau débat sur l’identité française : faut-il (option de la « laïcité républicaine ») continuer à prôner la conception « républicaine » de l’universel abstrait, du citoyen sensé être déconnecté de ses appartenances ou faut-il injecter (option de la « laïcité plurielle ») dans l’identité française une dose -et laquelle ?- de multiculturalisme.
Quinze ans plus tard, la conception dite « républicaine » l’a officiellement emportée puisqu’à part ma modeste personne, l’ensemble de la Commission Stasi, pourtant composée de personnalités très diverses selon les médias, a adopté la proposition d’interdire « les signes religieux ostensibles » à l’école publique, considérant tout port (même silencieux) de foulard comme un signe ostensible. Et cette proposition est devenue une loi appliquée depuis la rentrée 2004 (avec moins de problèmes que prévus, dans le contexte particulier de l’enlèvement de deux journalistes français par des « rebelles » irakiens demandant au gouvernement français de supprimer cette loi).
Les raisons de cette loi ne sont pas, quant au fond, essentiellement différentes de celles de 1989 (avec, en plus, le sentiment qu’il faut finir un conflit qui dure depuis quinze ans) : signifier un coup d’arrêt à l’islamisme qui, après les attentats comme celui du 11 septembre, apparaît menaçant à de plus larges couches de l’opinion encore qu’en 1989 ; interprétation dominante du foulard comme dangereuse pour la liberté de penser et l’égalité homme-femme ; idée que les immigrés, leurs enfants, leurs petits enfants doivent s’adapter à la société française et non l’inverse (à ce niveau, le déclin social du catholicisme, et notamment le vieillissement de son encadrement clérical, renforce la peur de l’islam).
A ces raisons, s’ajoute le fait que la « querelle des deux écoles » étant, fait hautement significatif, rapidement devenue de l’histoire ancienne, la droite veut disputer à la gauche le rôle de meilleur défenseur de la laïcité. Un rapport, commandité en 2003 par le premier ministre, et rédigé par une personnalité montant de l’UMP, François Barouin, explique très clairement que la laïcité doit devenir une valeur de droite. Cela a provoqué une certaine surenchère de la part de personnalités de gauche comme Laurent Fabius, proposant d’interdire tout « signe religieux visible » à l’école.
Ces divers faits confirment la montée en puissance d’une conception identitaire de la laïcité, comme le montre également l’emploi, de plus en plus fréquent depuis l’affaire du foulard, de l’expression -non utilisée auparavant- de « laïcité exception française » ou encore l’inflation de l’expression « valeurs républicaines », comme si des pays voisins de la France (Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume Uni), membres, comme elle, de l’Union européenne, se référait à des valeurs structurellement divergentes. La montée d’une religion civile républicaine et laïque, réintégrant d’autant plus facilement le catholicisme comme « héritage » de l’identité nationale, que l’influence catholique s’est socialement affaiblie, est un fait encore peu analysé mais qui me semble sociologiquement incontestable (Baubérot, 2004).
Pourtant, cela ne signifie nullement la fin d’un débat profond sur l’identité française, même si cela tend à le masquer. Ainsi la même Commission Stasi avait effectué d’autres propositions et, notamment, celle de modifier la répartition des jours fériés. Actuellement, cinq ou six jours fériés sur dix ou onze (le statut du lundi de Pentecôte étant devenu incertain) se rattachent à la tradition catholique (dont trois ou quatre sont communs avec le protestantisme). La Commission proposait, quitte à réduire de deux jours les grandes vacances, de rajouter deux jours fériés scolaires, une fête juive et une fête musulmane. Pour les entreprises, elle proposait de créer un crédit de jours fériés où le choix des fêtes religieuses serait laissé à la disposition des salariés, après négociation avec leur entreprise (Stasi, 2004).
Cette proposition n’a eu, pour le moment, aucune suite. Audacieuse, elle touche à un point hautement symbolique de l’identité nationale française, que la séparation des Eglises et de l’Etat n’a pas remis en cause. Sans doute, semblable mesure ne peut que couronner un processus plutôt que le précéder. Mais le seul fait que la Commission Stasi ait, à l’unanimité, effectué cette proposition, les débats récurrents sur ce qu’on appelle, en France, la « discrimination positive » (traduction désobligeante, ce n’est sans doute pas un hasard, du terme anglo-américain « affirmative action »), montre que le débat sur l’injonction d’une certaine dose de multiculturalisme dans l’identité institutionnelle française n’est pas clos. On peut dire qu’il n’en finit pas de commencer.
Pourquoi ? Parce que l’inflation dans l’invocation de la «République » a, notamment, pour fonction d’éviter, autant que faire se peut, qu’il puisse avoir lieu explicitement. Le terme de « multiculturalisme » est rapproché -pour pouvoir être immédiatement disqualifié- de celui de « communautarisme » et, le plus souvent, le terme de « communautarisme » appelle l’adjectif « anglo-saxon ».
« Communautarisme anglo-saxon » est le gros mot par excellence de la langue républicaine, celui qu’on doit pas prononcer sans un expression de dégoût si on ne veut, tel l’athée de Jean-Jacques Rousseau, être exclu de la cité pour non partage des dogmes de la religion civile ! En effet l’expression focalise une double « menace », celle d’un danger intérieur et d’un danger extérieur. Les deux se trouvent liés car le premier danger que l’on veut exorciser est le risque que l’identité française n’apparaisse plus aux Français comme une identité englobante mais comme une identité parmi d’autres. Avec la construction de l’Europe, la globalisation, des identités transnationales ne vont-elle pas concurrencer, voire supplanter, l’identité française, sur le territoire de l’hexagone ? La mentalité dominante en France craint d’autant plus une perte d’identité qu’elle n’est pas historiquement habituée aux identités à trait-d’union. Elle a donc peur d’un envahissement de l’intérieur.
Le second danger est celui d’une ‘dérive ‘ du « modèle républicain » (en partie reconstruit car si l’idéologie républicaine a bien existé, la morale laïque, quant a elle, n’a pas vraiment enseigné l’universalisme abstrait, cf. Baubérot 1997) vers un « modèle démocratique anglo-saxon », libéral et, ainsi la boucle est bouclée, « communautariste » (là encore il se glisse une part d’affabulation. N’oublions pas que la notion d’individu est précisément née en Angleterre). La peur ressentie est, là, celle d’une contamination de l’extérieur, due à l’insertion de la France dans des ensembles plus vastes. Pourtant, il existe diverses formes de multiculturalismes qui donnent autant d’attention au droit de désappartenance qu’à celui d’appartenance.
Nous en sommes donc à l’ère des tâtonnements. Il n’existe pas de perception claire de ce que pourrait être un dépassement du modèle républicain classique. Ceux qui tentent de le penser doivent affronter une logique du soupçon guère propice à la liberté de penser et à la rigueur intellectuelle (car, constamment, soit ils donnent de gages soit ils se marginalisent). Pourtant, tout en réfutant péremptoirement les empêcheurs de penser en rond, on ressent bien, de divers côtés, l’épuisement du modèle républicain abstrait auquel on se réfère de façon incantatoire et la nécessité d’inventer un nouveau modèle républicain, pertinent face aux problèmes actuels, qui ne se pense pas comme antagoniste avec un modèle démocratique mais comme une variante de celui-ci. Certaines expériences étrangères peuvent nous y aider, comme la pratique québécoise de « l’accommodement raisonnable » (M. Milot, 2002, 2004).
L’analyse pourra paraître sévère. Pourtant je ne suis pas pessimiste. La France a, historiquement, plusieurs fois fait preuve de son dynamisme, de son énergie interne pour surmonter des difficultés, sortir d’impasses où elle s’était enferrée. Il a existé des renversements surprenants En juillet 1904, quand fut voté une loi interdisant tout enseignement aux congrégations, quand trente mille congréganistes prenaient le chemin de l’exil, quand le conflit des « deux France » faisait rage, personne ne pouvait prévoir qu’un an et demi plus tard, la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat emprunterait son article 4 au modèle anglo-saxon de séparation (Larkin 1974, 2004) et permettrait ainsi une progressive pacification du conflit. Et j’ai envie de conclure en parodiant l’ancienne France et en déclarant : l’universalisme abstrait est mort, vive un nouvel universalisme!
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