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14/05/2005

GENRE ET LAÏCITE

Genre, Laïcité(s)

(Ouverture du colloque « Genre, Laïcité(s), religions 1905-2005
CNRS, Campus Pouchet, 10-11 mai 2005)

(selon Françoise Thébaud le « genre » est la « classification sociale et culturelle en masculin et féminin », c’est la « différence des sexes construites socialement », avec les activités, les attributs psychologiques et les rôles assignés à chaque sexe par une société donnée)




Je remercie chaleureusement Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel de m’avoir confié l’agréable tâche d’ouvrir ce colloque. Et pour Florence, les remerciements se redoublent car c’est grâce à elle et à Laurence Klejman, venues me voir quand elles préparaient leur thèse que j’ai pu apprécié, il y a bien vingt ans maintenant, l’importance de l’étude historique du féminisme.

Leur thèse, sur « l’égalité en marche » (1989), témoignait déjà d’un intérêt pour des thèmes proches de ceux que nous allons traiter puisqu’elle portait sur les mouvements d’émancipation des femmes sous la IIIe République. Elle était préparée sous la direction de Michèle Perrot et je voudrait profiter de cette occasion pour rendre hommage a cette grande historienne, qui a su, avec une parfaite sérénité, bravé les conformismes pour donner d’indéniables lettres de noblesse universitaire à un champ méconnu de l’histoire. De ses nombreux travaux, je retiendrai son Histoire des femmes en cinq tomes (1991-1992) dont je m’honore d’avoir été parmi les 20% de collaborateurs masculins.

UN TOURNANT : L’HISTOIRE DES FEMMES DE MICHELE PERROT
Il n’est pas inutile, en ce début de colloque, de rappeler brièvement à quel point cette œuvre a ouvert de nombreuses pistes et a provoqué une réflexion de grande ampleur. Cette réflexion, bien sur, a été parfois critique, notamment outre-Atlantique où certaines spécialistes ont trouvé l’approche bien française. Cela m’inspire deux remarques. La première est que, quoiqu’il en soit, il était réjouissant qu’enfin les femmes ne soient plus exclus de la démarche historienne en France, comme elles l’avaient été pendant un siècle du suffrage dit universel.
Et la seconde est que personne n’est universel à lui tout seul. Pas plus les chercheuses et chercheurs américains que les européens, ou les français, ne peuvent l’être et c’est une banalité, qu’il n’est pas inutile de redire, que le croisement des points de vue, la diversité des approches permet un enrichissement mutuel.

GENRE ET LAÏCITE : TERMES INTRADUISIBLES ?
Le titre même de notre colloque m’a rappelé ce débat américano-français. En effet, alors que je préparais cette petite intervention, je lisais, en même temps, le dernier ouvrage d’Alain Touraine. Selon lui, deux termes s’avèreraient très difficiles « à transposer dans une autre langue » : le terme américain « gender » et le terme français « laïcité » (2005, 13).
Eh bien, les organisatrices de ce colloque ont osé les coupler, nous proposer une approche non seulement interdisciplinaire mais comparatiste et ne se bornant pas à l’Occident. Elles ont estimé que gender et laïcité peuvent faire bon ménage. Cette hypothèse repose sur deux idées fondamentales que je partage. D’abord, la laïcité n’est pas que française ; ensuite la problématique du genre constitue un angle d’approche indispensable pour qui veut étudier la laïcité.

LA LAÏCITE
La laïcité n’est pas que française même si le terme, dans le glissement de sens qui l’a fait naître, est d’abord apparu en France. Des pères-fondateurs de la laïcité ont tenté de préciser ce que recouvrait cette notion : Ferdinand Buisson (1883), au moment de laïcisation de l’école publique, Aristide Briand dans son rapport sur le projet de loi de séparation des Eglise et de l’Etat (1905). A partir de leurs propos, on peut parler de laïcité à partir du moment où le pouvoir politique n’est pas légitimé par le sacré, où la souveraineté provient démocratiquement de la nation et où on se réfère dans la vie publique à trois principes fondamentaux :
le premier est le processus de distinction et d’autonomisation de l’Etat et des institutions par rapport à la religion,
le second est la liberté de conscience et le libre exercice du culte (au sens large de manifestations sociale des convictions religieuses) ,
le troisième est l’égalité des diverses religions et convictions. Naturellement l’articulation entre ces 3 principes est différente suivant les domaines, les lieux et les périodes historiques.
On réduit trop souvent la laïcité à la première de ces caractéristiques, mais dans ce cas on peut tout aussi bien se situer dans une perspective régalienne où la liberté du culte est limitée par le pouvoir de l’Etat ou dans une perspective de religion civile, qui restreint également cette liberté.

Quand on étudie les débats parlementaires français sur les différents articles de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, on est frappé de voir à quel point ces trois référents se trouvent présents, invoqués par des députés et sénateurs de divers courants. En même temps, leur application est toujours relative et un enjeu politique et social de première importance. Et cet enjeu, ce débat et le dissensus qu’il implique, s’effectue dans le cadre des représentations communes.
Pour ce qui nous concerne, il est intéressant de constater qu’il y avait accord pour que les femmes puissent être des membres actives des associations créées pour l’exercice du culte, alors même qu’il paraissait évident qu’elles ne devaient être politiquement ni élues ni électrices.

L’INTERET D’UNE ANALYSE : GENRE ET LAÏCITE
Voila un exemple parmi d’autres des constats que permet la perspective du genre. De façon plus générale, en en restant au dossier que je connais le moins mal, celui de la laïcité française, d’autres remarques sur genre et laïcité s’avèrent possibles. Un des pères fondateurs de la morale laïque, le philosophe Henri Marion, qui par ailleurs reconnaissait et mettait en question le « rapport de subordination » des femmes aux hommes. Il comparait cependant, au tournant du XIXe et du XXe siècle, les femmes aux « enfants », assimilant facilement le concret mais peu capable d’abstraction. « Ce qui manquent (aux femmes), poursuivait-il, c’est surtout le sens de la causalité naturelle, de la loi » ; c’est pourquoi « le miracle n’a rien qui les étonne ».
Cqfd : la fameuse « psychologie de la femme » (c’est le titre de l’article) est référée non à un rôle social historiquement variable mais à un invariant : la ‘nature’ de la femme, cette nature consiste à être imprégnée de religiosité, tandis que l’homme peut, lui, être libre-penseur.

Dans une des rares thèses d’Etat consacrée à un objet d’étude qui concerne l’histoire des femmes (il y en a eu seulement 4 avant la disparition de ce diplôme selon Françoise Thébaud (1998,24), mais nous somme les borgnes rois du royaume des aveugles car sur les 4, deux se rapportent à notre sujet), Claude Langlois a montré (1984) que les activités permises aux religieuses pouvait constituer, dans la société française du XIXe siècle si figée en la matière, une voie d’émancipation féminine.
Pour ma part, j’ai proposé d’analyser la différence tendancielle du rapport sexué à la religion dans cette France là, celle du premier seuil de laïcisation, en termes de « stratégie familiale faite de proximité et de distance avec l’Eglise catholique. Dans la répartition des rôles, la femme maintient le contact, tandis que l’homme se permet d’être un « esprit fort », mais les deux parents, le plus souvent, tiennent à ce que leurs enfants suivent le catéchisme et puissent recevoir la première communion. De même on veut pouvoir se marier religieusement et être enterré religieusement » (J Baubérot, 2000, 68 ; 2003, 67).

Naturellement, cette stratégie familiale est elle-même dépendante de la séparation sexuée des sphères opérée par le Code Civil (F. Rochefort, 2005, 100). La femme mariée est reléguée dans la sphère domestique et dans un rôle religieux et moral. La frontière va s’amplifier à partir de 1848 puisque tout homme va disposer du droit de vote, être un électeur.
Mais, l’affaire se complique, car les hommes peuvent être, eux aussi !, de grands enfants et le suffrage dit universel être sous influence…, sous l’influence notamment des femmes puisque celles-ci ont un rôle d’éducation domestique. Lors du basculement du premier au second seuil de laïcisation, il est devenu indispensable pour les laïcisateurs républicains d’éduquer les éducatrices, de rendre plus distant leur lien avec la religion. Et là, nous bénéficions de l’autre thèse de doctorat d’Etat, celle de Françoise Mayeur, sur L’enseignement secondaire des jeunes-filles sous la Troisième République (1977).

LES FEMMES : UN ENJEU LAÏQUE ET REPUBLICAIN
Jules Ferry avait fixé l’enjeu : il faut, déclare-t-il, « que la femme appartienne à la Science » et qu’elle cesse d’appartenir « à l’Eglise ». Mais ce qui arriva est plutôt l’inverse, au fur et à mesure que certaines d’entre elles sont éduquées, c’est la science qui se met à appartenir à des femmes. Une femme devient docteure ès sciences en 1885, une autre est reçue seconde à l’agrégation masculine de philosophie vingt plus tard et en 1906, Marie Curie devient professeur titulaire de la chaire de physique générale à la Sorbonne. L’ « égalité d’éducation » prônée par Ferry va-t-elle entraîner, peur masculine, l’indifférenciation des sexes, c'est-à-dire un certain brouillage des rôles ?
« Ce qui frappe, écrivent Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet (1983, 207), c’est que (…) le catholique le plus pieux, le scientiste le plus enthousiaste sont capables d’emprunter des arguments au camp adverse pour démontrer qu’il faut laisser les femmes à la maison ». Il y eu certes des laïcisateurs que l’on peut qualifier de « féministes », comme Buisson qui combattra en faveur du droit de vote des femmes, mais, dans le monde médical notamment, les « deux France » se réconciliaient souvent quand il s’agissait de fonder biologiquement une inégalité entre les sexes.

LE TRYPTIQUE : GENRE, CLASSES, RACES
Ce qui très significatif, et rejoint des préoccupations fortes des études sur le genre notamment lors des années 1990, c’est que nous trouvons le triptyque genre, classe, et surtout race. Les évolutionnistes affirment que c’est dans les « races inférieures » que les deux sexes comportent le plus de traits communs. Ainsi le physiologiste Gustave Le Bon explique que les différences entre les races, les classes et les deux sexes « s’accentuent avec le développement de la civilisation » (Y. Knibiehler, C. Fouquet, 1983, 216). Et de même qu’il y a eu longtemps une certaine ségrégation sociale, dans la République laïque française, par l’existence de deux filières, une populaire et une bourgeoise, de même on tentera de différencier les matières enseignées dans les lycées de garçons et les lycées de filles.

Pourtant la ségrégation scolaire entre les sexes sera moins forte que la ségrégation sociale entre les classes (mais il ne faut pas oublier que certaines femmes cumuleront ces deux handicaps sociaux). Inversement, alors que les ouvriers espéreront avec le « Grand Soir » un renversement de la domination de classe, le mouvement des femmes réclamera l’égalité, l’égalité dans la différence parfois, et ne revendiquera pas un renversement de la domination.

Là, nous retrouvons tous les débats et les réflexions qui portent sur les interactions et les similitudes entre rapport de race, rapport de classe et rapport de genre, et, en même temps, sur la question récurrente de la spécificité des rapports de genre. Il est très important de tenir ensemble interactions et similitudes d’un côté, et spécificité de l’autre.

DEUX SPECIFICITES
Et, dans cette spécificité il me semble discerner notamment 2 caractéristiques : si les rapports entre les sexes sont socialement construit, il n’en reste pas moins que dans la réalité sociale les relations entre les êtres sexués sont en général des relations plus individualisées et moins médiatisées que les relations entre classes et entre races. Quand il prônait une certaine égalité d’éducation, Ferry estimait que l’Etat avait intérêt à ce que maris et femmes aient la même culture, puissent se comprendre. De même que l’Etat doit assurer la paix sociale, il doit assurer une certaine paix conjugale. Celle-ci met en jeu des processus différents de celle-là, même si ni l’une ni l’autre n’abolit en fait les rapports de force. Par ailleurs, l’étude des représentations ne peut évacuer le fait que ces dernières renvoient aussi au désir.
Cela bien des féministes l’avaient compris qui parlaient de l’ambivalence de leur situation de femme à la fois désirée, adulée et méprisée. Le genre comme construction d’un sexe social n’abolit pas la réalité empirique du sexe physique.

Mais je m’arrète, car je vous entraîne peut-être là hors du cahier des charges du colloque. Celui-ci est assez riche pour se suffire à lui-même. Et il est temps que je laisse Florence Rochefort vous en préciser l’architecture.


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