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15/01/2005

LaÏcité ouverte?

POINT DE VUE

En 2005, le centenaire de la loi de séparation permet d’espérer un large débat sur la laïcité. Ce débat ne s’effectue pas dans un vide social. Deux conception de la laïcité s’affrontent, en schématisant celle de certains philosophes qui s’affirment « républicains », comme s’ils avaient le monopole de la République, celle de certains dirigeants d’Eglises. Je défendrais, dans cette rubrique (et dans la rubrique « Le grand bêtisier de la laïcité ») une CONCEPTION DIALECTIQUE de la laïcité qui évite les écueils de ces deux conceptions qui ne sont pas forcément fausses mais sont souvent unilatérales et …. religieuses. Les deux notes qui suivent (sur la Laïcité dite « ouverte » et sur Laïcité et « liberté de choix ») cherchent à tracer le chemin de cette conception dialectique. D’autres suivront pour donner des instrument de réflexion, de débat, voire aussi de combat, dans les discussions de l’année 2005.

OUVERTE, VOUS AVEZ DIT OUVERTE
LA LAÏCITE DOIT-ELLE ETRE « OUVERTE » ?

Depuis 15 ans, de brillants philosophes et leurs frères et sœurs combattent la « laïcité ouverte » qui ne serait qu’à leurs yeux un cléricalisme (voire, pourquoi pas, un intégrisme) déguisé. L’expression même de « laïcité ouverte » serait blasphématoire : La laïcité EST la laïcité, pure essence dans le pur ciel des idées et toute adjonction d’un adjectif montrerait le mauvais esprit de mécréants de la laïcité, qui ne peuvent être que des traîtres à la cause laïque. Il faut résister à ce petit terrorisme intellectuel, en même temps cela ne signifie pas que l’expression laïcité ouverte soit forcément pertinente.

Il faut résister à ce terrorisme intellectuel. Pourquoi la laïcité serait le seul vocable de la langue française que l’on aurait pas le droit d’accompagner par un adjectif (voire par plusieurs) ? Que sont-ils ces petits maîtres penseurs pour gendarmer l’usage du langage et imposer à toutes et tous leur manière de parler ? Au nom de quoi nous trouverions nous dans le dilemme : soit adopter leur conception de lalaïcité soit être des ennemis de la laïcité ? L’interdiction des adjectifs traduit un mode pensée orthodoxe, dogmatique, une conception religieuse de la laïcité, rejetant dans l’hérésie tous ceux qui n’ont pas l’honneur de penser comme eux. Que mille fleurs s’épanouissent, que mille adjectifs fleurissent : la laïcité n’a rien d’un dogme à avaler tout cru et elle se nourrit du débat, du pluralisme des opinions…garanti par l’article X de la Déclaration des droits.

Pas d’interdit donc. Cela dit à chaque fois on peut discuter de la pertinence d’une expression et l’acceptation de la liberté d’opinion ne signifie pas que l’on pense que toutes les opinions sont équivalentes. L’essentiel est d’argumenter au lieu de se poser en moderne inquisiteur. D’où la question : qu’en est-il de l’expression « laïcité ouverte » ?
Quand je lis la presse, j’apprends parfois que je suis un partisan de la « laïcité ouverte ». Je dois donc d’autant plus m’en expliquer.

D’abord, il faut signaler que l’expression « laïcité ouverte » date de 1985, c’est-à-dire de l’année qui a suivi les grandes manifestations en faveur de l’école libre. A tort ou a raison (de mon point de vue à tort si on considère le projet Savary, à raison si on se rappelle les gesticulation de certains laïques bornés comme André Laignel) la laïcité était apparue… fermée à beaucoup de gens et elle risquait de sombrer dans la défaite du projet de réunification des deux écoles. L’expression de « laïcité ouverte » a donc signifié socialement : la laïcité n’est pas ce que vous croyez, elle est bien autre chose. Dans le même état d’esprit, il a été question de « nouvelle laïcité ». Je pense qu’effectivement j’ai du alors moi même utiliser ces expressions (plutôt « laïcité nouvelle » que « nouvelle laïcité », la différence peut paraître subtile, mais…) pour la raison que je viens d’indiquer.
Vous ne la trouverez plus sous ma plume depuis longtemps. Le contexte a changé et l’expression « laïcité ouverte » a, dans certains cas, servi de porte-drapeau à des personnes qui (de mon point de vue) confondent un peu laïcité et tolérance, qui retiennent de la loi de 1905 essentiellement l’article 1 : liberté de conscience et de culte et oublient un peu l’article 2 : non reconnaissance, non officialité des religions. Je leur reconnais le droit de privilégier l’article 1, je ne vais pas dire qu’ils sont des laïco-traitres, mais leur manière de voir la laïcité n’est pas la mienne et, en faisant un peu d’auto-publicité, je pense que chaque lecteur de mon livre Laïcité 1905-2005 entre passion et raison peut le percevoir. Ma conception de la laïcité est plus une conception critique, au sens de l’esprit critique, de la réflexivité de la raison.
Je pense que la laïcité doit allier ouverture et vigilance, et bien sur on peut débattre, sans sacrilège, sur l’endroit où il faut placer le curseur. L’adjectif qui me semble le plus approprié pour définir en un mot la laïcité (selon moi) « véritable », est l’adjectif « inclusif ». Parler de « laïcité inclusive » est différent de parler de « laïcité ouverte ». Une laïcité ouverte peut se trouver happée par les religions (ou tout autre doctrine) auxquelles elle s’ouvre. Une laïcité inclusive à la prétention de former le lien social et de refuser ce rôle aux religions (qui peuvent être un lien collectif volontaire et libre, mais pas ce qui lie une société qu’elle soit nationale, européenne ou mondiale), mais elle permet à chacun de croire ce qu’il veut et de pratiquer ce qu’il croit. Elle n’impose rien d’autre que le respect des lois démocratiques, que le droit commun. Les religions ne sont pas au-dessus des lois, elles ne sont pas non plus au dessous. C’est la leçon de l’article 4 de la loi de séparation, quand il n’a pas été imposé au catholicisme d’être un « catholicisme républicain », il a pu conserver sa structure (considérée alors comme) « monarchique ». C’est lutter aujourd’hui contre le risque gallican d’imposer de l’extérieur un « islam républicain » qui seul serait au bénéfice de la liberté de conscience et de culte. A partir du moment où il respecte les lois, où il respecte la tolérance civile, un musulman, comme un catholique, a le droit de croire ce qu’il veut. Il n’existe pas de doctrine d’Etat, de philosophie d’Etat dont nos brillants philosophes seraient les grands prêtres. Et toc.


LAÏCITE ET LIBERTE DE CHOIX

LAICITE ET LIBERTE DE CHOIX

Ce texte est issu d’une conférence de presse qui a eu lieu en 2003 (je ne me rappelle plus la date exacte) et était organisée par une association féministe catholique « pro choice ». Je le publie ici car il traite de sujets qui nous concernent : laïcité et citoyenneté, pluralisme interne des religions, médias, Vatican,…

Il peut sembler un peu étrange qu’un non-catholique intervienne dans le débat proposé par cette conférence de presse. La réponse à l’interrogation ainsi suscitée consiste à dire que je m’entremets à partir de ma spécialité : l’histoire et la sociologie de la laïcité. Mais alors, il faut tout de suite apporter deux précisions. D’abord il faut insister sur l’expression « à partir ». La démarche universitaire, scientifique, telle que je la conçois et que je tente de la pratiquer, suppose en effet une objectivation, une prise de distance par rapport à tout engagement pour pouvoir être une démarche de connaissance. Mais une fois cette démarche faite, le citoyen reprend ses droits et peut utiliser la connaissance acquise au service de son engagement dans la cité. Il en a le droit à partir du moment où il est conscient que l’engagement, en tant que tel, est d’un autre ordre que l’ordre scientifique. Ensuite, il faut spécifier que mon propos sera orienté par le point de vue d’où je me situe : un citoyen non catholique et spécialiste de la laïcité.

Le premier point que je voudrais souligner est non seulement la légitimité de cette conférence de presse, mais la nécessité pour les médias de bien la prendre en considération. Le pape Jean-Paul II, et à travers lui le discours officiel de l’Eglise catholique, occupe beaucoup la scène médiatique. Mais, chacun le sait, le catholicisme, en France comme dans les autres pays, est une réalité religieuse très diversifiée ; il est traversé par divers courants et mouvances. Dans une société démocratique et laïque, s’il est tout à fait normal que la parole pontificale soit portée à la connaissance du public, cela ne doit pas se faire au détriment des autres expressions de la religion, qu’il s’agisse du catholicisme lui-même ou d’autres formes religieuses. Au contraire, les médias d’une société démocratique et laïque ont pour mission de faire connaître les différentes positions qui existent au sein des Eglises et autres religions. Ils doivent visibiliser le pluralisme religieux et ne pas donner le monopole de la parole au discours officiel.

Mon second point consiste à rappeler que toutes les enquêtes réalisées en France, depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, montrent que la grande majorité des catholiques français, dans la conduite morale de leur vie, obéissent à leur conscience plutôt qu’aux prescriptions officielles de leur Eglise. Cela ne signifie pas forcément d’ailleurs un éloignement du catholicisme car l’historien sait que, dans l’histoire de cette religion, la référence à la conscience a toujours tenu une grande place. Valoriser le choix en conscience me semble donc correspondre à ce que cherche à vivre une grande partie du catholicisme français. Il ne s’agit pas d’opposer un toujours permis à un toujours interdit mais d’élucider quelle est l’instance qui a l’autorité dernière pour dicter la conduite personnelle de chacun. Etre pour le choix revient à dire que cette autorité dernière est la conscience.

Mon dernier point concerne le statut du Saint-Siège dans un monde globalisé. Il est totalement légitime que le Vatican « prêche » aux catholiques ce qu’il estime être la vérité, aussi bien dans l’ordre dogmatique que dans l’ordre moral. Il apparaît moins normal que le Vatican soit, à la fois, une autorité spirituelle et un Etat, représenté comme tel dans maintes institutions internationales. La laïcité implique ce que l’on appelait jadis « la distinction du temporel et du spirituel » ; outre la liberté de conscience, elle suppose la nécessaire séparation du politique et du religieux. Cette séparation, réalisée depuis 1905 en ce qui concerne la France, doit exister aussi, dans une perspective laïque, à l’échelon international. Comme autorité spirituelle, le Saint Siège peut tout à fait donner des exortations morales qui seront connues dans le monde entier. Par contre, qu’il exerce une pression à un niveau politique apparaît laïquement moins logique. Il me semble –opinion de citoyen- que son message d’ensemble aurait plus de portée spirituelle qu’il s’exerçait strictement dans ce domaine.

Jean BAUBEROt


RENTREE LAÎQUE

Après "Rentrée laïque", vous trouverez une présentation du "GRAND BETISIER" et une Note sur La laïcité à l'hôpital;

RENTREE LAÏQUE
(Jean Baubérot)
(29 août 2004)
ou la laïcité peut-elle pratiquer le grand écart sans péril ?

(l’intérêt de ce petit texte me semble double : il se réfère aux cérémonies du 60eme anniversaire de la Libération de Paris et à la façon dont elle se sont déroulées, ce que nous avons maintenant tous oublié ; il parle de la rentrée scolaire AVANT l’enlèvement des 2 journalistes en Irak et la revendication des ravisseurs, événement qui a complètement changé la donne)

il y a quelques jours le « Treize heure » de France Inter recevait le président du syndicat national des proviseurs. Celui-ci déclara la laïcité incompatible avec tout signe de reconnaissance religieuse à l’école. Mais le bandana n’est pas forcément un signe religieux ? demanda la journaliste. Non aucun bandana fut-il répondu d’un ton sans réplique. La journaliste enchaîna alors sur la commémoration de la Libération de Paris : une grande messe venait d’avoir lieu à Notre Dame, en présence de Jacques Chirac et avec un message du pape Jean-Paul II. Un autre sujet? Cette journaliste le croyait car elle ne posa aucune question au champion de la laïcité assis côté d’elle. Et ce dernier ne fit pas le moindre commentaire critique.

Va pour la grande messe : il y en eu bien une en 1944 (encore que ce concordisme me semble très douteux et d’un point de vue citoyen et du point des religions elles-mêmes : la laïcité ne serait-elle pas une double neutralité ? Celle de l’Etat à l’égard des religions et celle des religions à l’égard de l’Etat). Mais quel aveuglement devant les contradictions de cette laïcité à géométrie variable. A l’étranger, je vous l’assure, cela ne passe pas inaperçu.

Il y a un siècle, la situation était analogue mais inverse. Un rapport officiel consacré à l’Algérie critiquait le laïcisme de certains instituteurs et louait «le désir bien naturel à un peuple croyant de s’assurer que sa religion ne courrait aucun danger dans les écoles ». Les instituteurs devaient « témoigner le plus profond respect » pour « le Coran symbole de la doctrine religieuse et monument par excellence de la littérature » arabe. Une école où « la concorde s’établit facilement entre l’enseignement laïque et l’enseignement religieux » se trouvait citée en exemple. Quel était l’auteur de ce texte ? Emile Combes. Oui, celui-là même qui fit voter la loi de juillet 1904 interdisant l’enseignement à tout congréganiste. Et cette loi fut populaire : les congrégations, disait-on, menacent la République. Un siècle après les historiens vous expliqueront pourquoi la République n’était en rien menacée.

Anticipant l’exclusion, des familles musulmanes ont déjà inscrit leurs filles au Centre national d’enseignement à distance ou prévu l’arrêt de l’école pour celles qui ont 16 ans ou plus.En cette rentrée 2004 la chasse aux bandanas risque d’être ouverte car les consignes données sont rigoureuses, contrairement à ce qu’avaient cru des membres naïfs de la Commission Stasi. Une laïcité ostensible n’est-elle pas une laïcité contreproductive ?

LA LAÎCISATION DE LA MORT EN FRANCE

Congrès médical de KUMAMOTO (Japon)
21 novembre 2004
(version provisoire – à ne pas publier)

LA LAÏCISATION DE LA MEDECINE
ou
LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION
France XIX-XXIe siècles
(Jean Baubérot)

(Cette communication a été faite devant des médecins et à un congrès médical. Un des buts consistait donc à les faire réfléchir de façon critique sur l’institution médicale et la pratique de la médecine. Même si les thèses présentées n’auraient été foncièrement différentes face à des théologiens, l’accentuation n’aurait pas été la même. Tout texte est écrit en situation, il ne se situe pas -chez moi en tout cas- dans le pur ciel des idées)
Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- voulut justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il employa une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France. « La religion, dit-il, fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer.Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Et il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte sont de l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas la même signification. C’est de ce rapport à la mort dont je voudrais parler, à partir de l’exemple de la France.

LA France : UN RAPPORT SPECIFIQUE MEDECINE-RELIGION
Le cas français me semble intéressant à étudier. En effet, l’émergence de la médecine moderne, les mutations de la pratique médicale en France -du début du XIXe siècle à aujourd’hui- ne sont pas essentiellement différentes des autres pays occidentaux (même si des écarts temporels peuvent exister dans l’adoption de certaines découvertes ou techniques médicales ainsi que des spécificités propres à chaque pays). Par contre le rapport entre médecine, religion et politique s’avère original. L’historien Claude Nicolet (1982, 310sq.) écrit : dans le « principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations sont à peu près contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. (…) Mais nulle part ailleurs qu’en France, il (=ce recours) ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis ». Claude Nicolet veut parler du régime républicain mais ce qu’il écrit vaut plus ou moins pour tous les régimes qui, en France, se réclament de la Révolution de 1789. Et il précise : dans les différents pays occidentaux le pouvoir politique d’alors favorise l’essor la science, en France ce pouvoir « non seulement favorise la science, mais en grande partie dépend d’elle ».

Pourquoi cette différence importante ? Parce que, de manière générale, le pouvoir politique à cette époque se trouvait légitimé par la religion, et il avait besoin de cette légitimation religieuse. Evénement fondateur de la France moderne, la Révolution française est entrée en conflit avec la religion. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il serait trop long de rapporter ici, la Révolution a rompu avec le catholicisme, la religion historique de la France. Elle doit donc trouver une autre légitimation. Et tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de cette rupture, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. Il faut donc que ces régimes trouvent un autre fondement moral. Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système diffuse l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et considère que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ». Désormais, celui-ci combat contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme le rappelle Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

LA MEDECINE FRANCAISE A-T-ELLE UNE DIMENSION RELIGIEUSE ?
Une double mutation s’opère : d’une part la mise entre parenthèse de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (nous reviendrons sur cet aspect) et d’opérer la guérison. Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France post-révolutionnaire et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (nous allons y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît pas de compétence dans ce domaine.
Cette situation est, à l’époque, tout à fait singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui dit qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800. Cependant, la situation est plus complexe, car la mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car, nous allons le voir, les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

L’ENJEU SYMBOLIQUE DE LA MORT
Dès lors, la mort constitue un enjeu central entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical. Enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ? Enjeu de signification aussi : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle est un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, relégué au rang de croyance privée.

Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel et la guérison elle-même était souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive. D’ailleurs bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin. Par contre, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne voulait mourir sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en la conjonction de trois sacrements : d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ; ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ; et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

Certes, le paradis ne se trouve pas garanti pour autant de façon mécanique. Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire, lieu où un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis. Cela induit une double réalité symbolique. D’abord les derniers sacrements n’effacent la crainte de la mort, la peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme a longtemps joué sur ce sentiment de crainte. Mais, ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts. Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants. Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas.Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature du prêtre et du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle car le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue, ces normes religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ». Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

LES CONFLITS DU XIXe SIECLE ENTRE MEDECINE ET RELIGION
Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaut mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ». Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace et augmenter les chances de guérison. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements.

Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas a existé et a provoqué la peur de mourir, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements était la mort la plus redoutée. Cette mort-là risquait fort, en effet, de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps !

La peur de la mort subite constituait d’ailleurs un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Soyons attentif à cet adjectif : « mortel » : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans le système symbolique religieux, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales dès avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme. Auprès de la masse du peuple ce système symbolique gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, étaient naturellement également présents. Ils faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

En France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803. A cette date, le décollage scientifico-technique de la médecine ne s’est pas effectué. Le médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). En Grande Bretagne, pourtant en avance sur la France pour les novations médicales, la notion d’ « exercice illégal de la médecine » date de 1858. La précocité de cette institutionnalisation de la médecine française, de cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale. Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir (J. Léonard, 1981, 76).

Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause, cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, le laïc pieux peut avoir une certaine légitimité religieuse ; d’autre part beaucoup de médecins britanniques sont des fils de pasteurs et ils mêlent dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.)

LE CHANGEMENT DE LA REPRESENTATION DE LA MORT
Quelle que soit sa conviction religieuse personnelle, le médecin français du XIXe siècle n’a pas de compétence religieuse. De façon consciente ou non, il est porteur d’un double changement de mentalité, lié aux idéaux de la modernité. D’abord, il diffuse peu à peu à l’ensemble de la population, l’idée que la guérison est une affaire humaine. Elle s’obtient par des moyens rationnels, par une pratique codifiée par des savoirs et des techniques.Cette idée récurrente de la médecine comporte, au XIXe, une signification neuve à cause du retournement épistémologique qui, Michel Foucault (1972) l’a montré, a donné naissance à la médecine moderne : la mort devient le point de référence par rapport auquel se comprend et s’explique la dégénérescence dont la maladie est la manifestation. La pratique médicale va scruter le corps de plus en plus minutieusement en le comprenant, de façon organiciste, comme un ensemble dégradable cerveau-cœur-poumons-foie-reins-tube digestif-appareil génital. La mort là est au cœur de la vie même, en une présence menaçante permanente
.
Or elle devient, second changement de représentation dont nous avons déjà donné des exemples, socialement la fin de la vie, et non plus le passage dans l’au-delà. Cette conception d’un passage dans l’au-delà est progressivement considérée par les médecins comme une simple croyance privée. Elle ne doit pas perturber l’efficacité de l’activité du médecin. Cela signifie que le médecin veut ignorer la religion de son malade, non seulement parce que, dans son éthique propre, il doit soigner le malade quelle que soit sa religion, mais parce qu’il ne veut plus tenir compte de préoccupations d’ordre religieux que ce malade pourrait avoir.

Dans la citation que nous avons faite de Pasteur, une expression n’est jamais relevée, elle nous parait pourtant significative : « tu m’appartiens » (« tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai »). Normalement, c’est le serf, l’esclave qui « appartient » et non l’égal, le frère. Au non de sa capacité à guérir, à lutter contre la mort, le médecin réclame que le malade -son frère en humanité- lui « appartienne » ; il estime que l’objectif qu’il poursuit nécessite (et légitime) un pouvoir sans entrave. De façon moins explicite, l’expression « une confiance et une conscience » va dans le même sens.Le médecin revendique d’être un « homme dans lequel on doit avoir plus de confiance que dans le meilleur de ses amis » ; et ajoute : « notre conscience n’a pas besoin de lois » (propos de médecins cités par A. Carol, 2004, 115, 119).

Cette prétention rend très difficile l’annonce au malade de sa mort prochaine. En effet, à partir du moment où le médecin reconnaît son impuissance à guérir, « un rapport de force implicite s’inverse. L’autorité du médecin, incontestée lorsqu’il s’agit de soigner, vacille. Une autre logique prime, celle que l’affection, les habitudes, l’intérêt des proches imposent. Le malade échappe au médecin, en devenant un mourant « (idem, 33). Domine donc largement un « discours d’occultation » (idem, 19) où les médecins se confortent mutuellement sur la nécessité d’entretenir un incurable dans « de douces illusions » : « c’est faire oeuvre sainte que d’entretenir l’illusion de l’espérance » déclare l’un d’entre eux, tandis qu’un autre parle du « mensonge consolateur » et qu’un troisième affirme : « nul n’est plus autorisé que le médecin à mentir avec assurance ». Ce genre de citations pourrait être multiplié presque à l’infini (idem, 80s., 22, 20). Certes, ce « mensonge consolateur » va être justifié peu à peu par l’existence d’un infime espoir de guérison. Mais alors pourquoi les médecins eux-mêmes parlent en termes de « vérité » ou de « mensonges » ? Ils pourraient tout aussi bien communiquer diagnostic en reconnaissant qu’il comporte une marge d’incertitude. Mais ils semblent préférer penser que eux savent et que le malade, lui, ne doit pas savoir.

Cette occultation entraîne deux paradoxes. D’abord, les médecins anticléricaux se présentaient volontiers comme les porteurs d’espérances « réelles » (chacun peut constater la réalité d’une guérison) face aux prêtres qui, à leurs yeux, trompaient une population trop crédule par des espérances illusoires. Et voila ces médecins qui défendent la nécessité d’une « espérance » sans fondement. Second paradoxe : les médecins qui, pendant longtemps, souhaiteront que la « vérité » soit dite au malade (avant de s’aligner, parfois, au XXe siècle sur la position dominante) sont les médecins catholiques militants. Selon ces derniers, le médecin « ne doit pas tromper celui qui a mis en lui toute sa confiance, le nourrir d’illusions vaines, de promesses mensongères » pour ne pas voler le malade de sa mort et l’empêcher de recevoir les derniers sacrements (idem, 28). En effet, de plus en plus, il s’avère que le prêtre est appelé trop tard. Quand il arrive, il trouve un moribond sans conscience ou même une personne réduite à l’état de cadavre.

Cette occultation de la « vérité » s’effectue également dans des circonstances bien précises où les intérêts professionnels des médecins sont en jeu. D’abord, lors des débuts de l’anesthésie, le chloroforme, malgré les précautions prises, provoquait des morts foudroyantes entraînant l’ouverture d’informations judiciaires. Le rapport de l’Académie de médecine, en 1848, « concluait contre toute évidence que le chloroforme n’était pas le responsable des morts soumises à l’examen » indique l’historienne Roselyne Rey qui donne la raison de cette dissimulation : « la généralisation d’une pratique nouvelle (…) est (pour les médecins français d’alors) plus importante que la mort de quelques individus. (…) Le sacrifice de quelques vies individuelles, inacceptable du point de vue des individus eux-mêmes, est pourtant accepté dès lors que l’intention est bonne et la prévision impossible » (1993, 198, 200). Accepté et socialement nié tout à la fois.

Seconde circonstance : pendant une grande partie du XIXe siècle, beaucoup de médecins « nient effrontément la contagion », au risque de l’aggraver (J. Léonard, 1981, 97s). Deux phrases semblables sont prononcées lors de séances de l’Académie de médecine : « même si le choléra était contagieux, le devoir serait de le taire » (1849) ; « si la phtisie est contagieuse, il faut le dire tout bas » (1867). L’historien Jacques Léonard explique ainsi les raisons de tels discours : « on a peur que l’opinion vacille sous le choc de ces révélations, que les malades soient alors séquestrés ou abandonnés, que la médecine préventive et l’administration sociale en soient durablement ébranlées ».

LA MEDECINE VICTORIEUSE DE LA RELIGION
Si on se place d’un point de vue éthique, il existe une certaine contradiction entre ces morts assumées et masquées et le discours médical officiel pour qui le premier devoir du médecin consiste à prolonger la vie, ne serait-ce que de quelques instants. Or ce discours fonde la légitimité morale d’une intervention médicale de plus en plus forte, au fur et à mesure des « progrès » de la médecine. Cet objectif de prolongement de l’existence de malades incurables par tous les moyens est bien accepté des prêtres : le salut peut se jouer dans ces instants décisifs. Mais cette prolongation temporaire de la vie a souvent comme contrepartie une intensification de la souffrance. « Tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » affirmait, selon Pasteur, le médecin à son malade. En fait, le choix de la lutte pour un moment de vie supplémentaire est nettement privilégié par rapport à la lutte contre la douleur.

Là encore, on constate une différence forte entre médecins britanniques et médecins français. Cette différence d’attitude par rapport à la douleur existe dès le XVIIe siècle et elle perdure jusqu’au XXe siècle. Les médecins britanniques (et hollandais) du XVIIe siècle considéraient l’opium comme un « remède dont le Dieu tout-puissant (…) a fait présent aux hommes pour adoucir leurs maux ». Plus tard, la morphine sera utilisée. Les médecins français se montreront beaucoup plus réticents face à de tels remèdes en en donneront des justifications médicales constate Roselyne Rey (1993, 100-104). Elle ajoute cependant « qu’une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir toujours conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse ». En effet, longtemps dans le catholicisme, la douleur a été considérée comme ayant un rôle positif dans l’obtention du salut (ce qui n’est pas le cas dans le protestantisme). Ainsi, le médecin français peut se croire religieusement neutre dans sa pratique professionnelle sans que cela soit forcément le cas.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la médecine a acquis, dans la société française, une légitimité morale supérieure à la religion, ce qui n’est pas le cas en Grande Bretagne (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 207 s.). L’idée que l’être humain, « est un complexus de cellule en voie perpétuelle d’évolution, en marche vers la mort » et que, dès les débuts de son existence, « la mort se développe aux dépens de la vie » (La Grande Encyclopédie, 1901, volume 24, 368) est socialement admise. La lutte du médecin contre la mort légitime non seulement qu’il soigne des malades, mais -à la limite- qu’il considère -comme l’écrira avec humour l’écrivain Jules Romain en 1923- que « tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Peu à peu la seule mort socialement acceptable est la mort en état de vieillesse (et progressivement, l’on est vieux de plus en plus tard).

Les succès de la médecine impressionnent. Elle met en œuvre des techniques (antisepsie, asepsie, rayons X…) sans commune mesure avec celles qui avait court un siècle avant (en 1803 par exemple, quand la loi établit l’ « exercice illégal de la médecine »). Au cours du XXe siècle, des graphiques montreront une incontestable progression de « l’espérance de vie », selon l’expression consacrée. Cette expression est très significative : l’espérance de vie s’est substituée, comme préoccupation sociale dominante, à l’espérance de l’au-delà. La médecine est une institution morale puisqu’elle apporte un gain de vie appréciable. Et, elle fait cela grâce à son adossement à la science et à la technique. La médecine réussit cette prouesse de mettre l’espérance en statistique. Mais l’émergence d’une « obsession de la santé se traduit d’abord par la consommation de biens et de services » et la « société médicalisée » qui se développe « obéit d’abord à une logique marchande » (O.Faure, 1993, 271). Les médecins l’ont encouragée en imposant progressivement la rétribution à l’acte et le libre choix du praticien.

Juste après la seconde guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale va permettre d’incontestables « progrès » dans l’égalité de l’accès aux soins. Elle est mue par l’utopie d’une future médecine gratuite pour tous devenant une médecine non seulement curative mais aussi préventive, médecine apte donc à intervenir légitimement de plus en plus dans les différents aspects de la vie et de la société.
XXe SIECLE ET HEGEMONIE MEDICALE
La réussite de la médecine entraîne une accommodation de l’Eglise catholique aux normes et aux contraintes médicales modernes. Une société, fondée à la fin du XIXe siècle (1884), active au XXe siècle, joue un grand rôle dans cette progressive acclimatation : il s’agit de la Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien. Remarquons que la référence à des saints guérisseurs sert à accepter, en fait, la sécularisation complète de la pratique médicale. Mais, lieu d’une intéressante confrontation entre clercs médicaux et clercs religieux, la Société permet une réflexion sur des dilemmes entre valeurs médicales et valeurs non médicales (ainsi « faut-il dire la vérité aux malades » est un de ces principaux sujets de débat) à une époque où le corps médical a plutôt tendance à se nourrir de certitudes.

Cependant c’est le temps de la médecine triomphante et, peu à peu, les médecins catholiques s’alignent sur l’opinion médicale dominante qu’un médecin a le droit de « taire la vérité » à son patient. Là encore, curieusement étant donné la longue réticence des médecins catholiques, on constate une opposition entre la « transparence » des « façons de faire anglo-saxonnes » et les « stratagèmes » de dissimulation des médecins français (A. Carol, 2004, 274). Mais peut-être l’explication de cette divergence d’attitude doit-elle être trouvée dans la suprématie sociale de la médecine sur la religion plus nette en France qu’en Grande Bretagne.

Cette suprématie va se confirmer avec le Concile Vatican II et ses suites. En 1972, le sacrement de l’ « extrême onction » se transforme en sacrement d’ « onction des malades » et sa signification même se sécularise et se médicalise. Jusque-là, rappelons-le, il s’agissait de pouvoir remettre, in extremis, ses péchés au mourant pour lui éviter la damnation éternelle de l’enfer. Désormais, le sens du sacrement est tourné vers la guérison. Cette guérison est considérée comme toujours possible, même dans les cas les plus graves. La pratique religieuse accepte donc d’être englobée par la pratique médicale. Le rite change de sens et intériorise les idéaux de la modernité médicale. La prévalence sociale du médecin sur le prêtre, devenu plus ou moins son auxiliaire, est implicitement reconnue. La préparation religieuse à la « bonne mort » cède le pas à l’aide « toute psychologique » aux soins curatifs (F-A. Isambert, 1992, 270).

Mais même cette aide psychologique n’a rien d’évident. La modernisation de la religion fait qu’elle se tourne alors vers l’ici-bas et que son enseignement sur l’au-delà perd de sa consistance et de sa crédibilité. Quand un des « grands » médecins médiatiques de l’époque, le docteur Schwartzenberg (1977, 13s.) décrit, dans un ouvrage à gros tirage, l’histoire de seize cancéreux, il n’existe qu’un seul cas sur les seize où un prêtre intervient. Et le lecteur peut constater qu’il ne sait pas dire grand-chose.

La médecine peut, à cette époque, se targuer d’avoir fait « reculer la mort » : diverses techniques de pointe, nécessitant des infrastructures hospitalières et technologiques fort importantes et le recours à l’informatique, sont mises en œuvre avec « succès ». On considère alors comme une « victoire » le fait de maintenir dans un coma éveillé, puis dans un coma dépassé, des grands malades qui, auparavant, seraient morts. La lutte pour la vie était jusqu’à présent circonscrite par deux frontières dites « naturelles », la fécondation et la mort. Le nouveau savoir bio-médical ignore de plus en plus ces frontières. Les moyens artificiels de fécondation se développent. La mort se diffracte en une série de processus partiels, qui semblent de plus en plus relativement maîtrisables. Un « grand patron », Jean Hamburger (1972, 119), écrit : « la mort n’apparaît plus comme un événement unique, instantané, intéressant toutes les fonctions vitales à la fois ». Cela signifie que, pour les médecins, il y a toujours quelque chose qui peut être tenté et que l’on ne sait plus quand (ni pourquoi) arrêter l’intervention médicale.

AMBIVALENCE DE LA REUSSITE DE LA MEDECINE
Le titre de l’ouvrage d’Hamburger que nous venons de citer est La puissance et la fragilité. Ce titre montre la conscience qu’a, dès ce moment, un médecin de l’ambivalence de la réussite médicale. La révolte des étudiants en Mai 1968 n’épargne pas la médecine (même si c’est d’abord l’Université et l’école qui sont visées). Les jeunes reprochent aux institutions d’être trop sures d’elles mêmes. Ils ne les considèrent plus en elles-mêmes comme des structures morales ; au contraire ils veulent leur appliquer une interrogation morale. La préoccupation des droits de l’être humain, quand celui-ci est sous la responsabilité d’une institution (comme élève ou comme malade), participe d’un élargissement de la représentation des droits de l’homme, élargissement qui s’effectue progressivement à un niveau international.

La France n’est pas en dehors de ce changement. La première Charte du malade hospitalisée est publiée en 1974. Certes, elle est encore très timide sur les « droits du malade » mais son élaboration même constitue une novation. Et il est significatif que cette reconnaissance de droits commence par l’hôpital. Longtemps l’hôpital a été un lieu de non droit, réservé aux classes pauvres et à des soins gratuits. La contrepartie de cette caractéristique de « bienfaisance » était la possibilité d’expérimentation sans contrôle. Au milieu du XXe siècle, l’hôpital se modernise et s’ouvre à toutes les couches de la population. Dès lors le changement s’accélère et l’hôpital devient, dans les années 1970, le lieu où décède la majorité des Français. La mort hospitalière permet des traitements médicaux lourds, des soins collectifs performants. Mais cette médicalisation technique de la mort entraîne aussi une mort de plus en plus solitaire et vide de sens.

Dans ces années 1970, un ancien prêtre, Ivan Illich, se fait le théoricien de la critique politique des institutions. Apres avoir proposé Une société sans école, il dénonce « l’expropriation de la santé » par la médecine. Selon Illich, le système médical moderne fonctionne comme une domination religieuse et s’exerce au moyen de rites médicaux obligatoires et de mythes culturellement imposés. L’individu gravement malade ne peut plus aller progressivement (et dans la perspective d’Illich, presque pacifiquement) vers la mort. Le système médical décide « quand et après quelles mutilations il mourra ». « La médicalisation de la société, ajoute-t-il, a mis fin à l’ère de la mort naturelle. L’homme occidental a perdu le droit de présider à l’acte de mourir. La santé ou le pouvoir d’affronter les événements a été expropriée jusqu’au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mort mécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts » (I. Illich, 1975, 201). Illich prône la séparation de la médecine et de l’Etat (sur le modèle de la séparation de la religion et de l’Etat). Il souhaite que l’Etat donne un statut égal à la médecine officielle et aux médecines alternatives. Selon lui, cela favorisera la « démédicalisation de la société » qu’il appelle de ses vœux ; de même la reconnaissance par l’Etat de doctrines religieuses concurrentes a contribué à une laïcisation de la vie sociale.

Victorieuse socialement de la religion, sa concurrente institutionnelle dans la régulation de la mort, la médecine se voit donc attaquée comme nouvelle religion imposée. Fait significatif : Illich est qualifié de « prophète » par ses partisans comme par ses adversaires (J. Baubérot, 1976, 292). Certes, ce contestataire fut lui-même contesté. Ainsi certains médecins répliquent en affirmant que le « progrès médical » constitue la « plus belle conquête de la civilisation occidentale, celle obtenue par la science et elle seule sur l’inégalité devant la souffrance et la mort » (Dr Escofier-Lambiotte, Le Monde, 4/6/1975). Mais il est intéressant de constater que, si les journaux parisiens nationaux se montrèrent, en général, très critiques, plusieurs quotidiens de province publièrent des articles assez favorables aux thèses d’Illich (idem, 308). Enfin selon Igor Barrère, auteur et producteur d’émissions médicales télévisuelles à succès, « Illich donne l’assaut au moment où les médecins sont atteints, comme le furent les prêtres, d’une crise d’identité » (Le Point, 16/6/1975).

Les événements se précipitent. En effet, des malades ou des proches de malades se mettent à écrire des ouvrages plus subjectifs mais également accusateurs. Celui de la mère d’un jeune cancéreux décédé comporte un titre significatif : Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort (S. Fabien, 1976). En 1980, se crée l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui diffuse des « testaments de vie » à l’instar du système américain. Un de ses membres revendique le droit de « mourir dignement, dans la lucidité, la tendresse, sans autres affres que celles inhérentes à la séparation (d’avec les vivants) ». Ce droit, ajoute-t-il, « devient un impératif évident, dès lors que la vie peut être prolongée (par la médecine) jusqu’au dernier délabrement –et même au-delà » (cité par A. Carol, 2004, 300s.). La gloire de la médecine consistait à savoir de plus en plus prolonger la vie ; la voici maintenant accusée de servir surtout à prolonger la mort.

LA BIO-ETHIQUE, INDICE D’UNE CRISE DE LA REUSSITE
En 1983, est créé, par la France, le premier Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Je laisse, bien sur, mon ami Daniel Sicard le soin de vous en parler. J’indiquerai juste qu’il me semble significatif que la France qui, la première, a institué l’exercice illégal de la médecine en 1803, instaure ce Comité qui manifeste que la médecine n’est plus seule créatrice de son propre sens. Elle doit partager la construction de ce sens avec le reste de la société.

Le débat sur l’euthanasie, qui a toujours plus ou moins existé, a un impact social beaucoup plus important à partir des années 1980. Il se double d’un débat sur les soins palliatifs, dont la première unité est créée, en France, en 1987 et la première équipe mobile deux ans plus tard (il y en a respectivement 78 et 225 en 2002, prenant en charge 50000 malades). Se situant en réaction contre ce qui est qualifié d’ « excès de certains traitements curatifs », les soins palliatifs bénéficient des acquis de la médecine scientifique et technologique -de la recherche médicale en matière d’antalgiques et d’opiacées notamment- mais estiment que la « qualité de la survie a plus d’importance que la durée de la survie ». L’insistance est mise sur la globalité de la personne humaine, l’existence de besoins globaux, la nécessité aussi d’une présence auprès des grands malades. Le développement des soins palliatifs apparaît alors comme une tentative de double réponse, réponse aux problèmes posés par l’ « acharnement thérapeutique » médical, réponse aux problèmes posés par la sécularisation de la mort qui la prive parfois d’un environnement religieux (M. Castra, 2003, 29). Mais, parfois accompagnés d’une idéologie holiste, les soins palliatifs peuvent aboutir, selon l’expression très juste d’Anne Carol (2004, 307), à une sorte « d’acharnement affectif ».

Par ailleurs, 85% des enterrements restent des enterrements religieux et la période d’accommodation de la religion aux valeurs dominantes de la société se termine dans les années 1980. Selon la loi de séparation des Eglises et de l’Etat elle-même, la présence d’aumôniers de diverses confessions est non seulement possible à l’hôpital, mais peut être rétribuée sur fonds publics (article 2). Cependant, la crise du clergé limite leur présence. Quand ils viennent, ils sont parfois plus ou moins considérés comme pouvant éventuellement perturber l’efficacité technique du travail. En effet, un certain nombre de soignants connaissent la religion principalement par ce qu’en disent et montrent les médias. Et la logique médiatique du spectaculaire entraîne la surmédiatisation de phénomènes religieux perçus comme « intégristes » au détriment de toutes les autres réalités religieuses. D’où, dans certains cas qui restent minoritaires, des atteintes partielles à la liberté de religion, spécialement quand il s’agit de l’islam et des religions minoritaires en France. Parfois même c’est une sorte de religion civile catholique que l’on cherche à imposer : témoin cet hôpital public ou chapelet et crucifix font partie du « kit décès ». « Tous les patients (…) en sont affublés. Quand les familles découvrent la méprise (judaïsme, protestantisme, islam, etc), les soignants ne peuvent échapper à de vives remontrances. Ce n’est pas pour autant que leur pratique s’est modifiée » (I. Lévy, 2004, 263). Cas limite peut-être mais révélateur d’une difficulté à intégrer le pluralisme des croyances dans une France qui confond parfois laïcité et uniformité.

Plus fondamentalement, si la critique des institutions séculières s’est désutopisée par rapport à Mai 1968 et aux écrits d’Ivan Illich, elle s’est également généralisée. Etant donné le rôle politique de légitimation symbolique du régime républicain joué par l’école et la médecine en France, la crise de ces institutions y est plus vivement ressentie que dans d’autres pays modernes. Or, de notre point de vue, il n’est pas étonnant que la réussite même de la médecine conduise à sa crise .

En effet, des Lumières aux mutations des années 1960-1970, a existé la croyance en la corrélation des progrès : le progrès scientifique et technique devait être transformé, grâce à des réformes politiques, en progrès social et moral. Cette croyance a été très forte en France : la République, « régime du progrès » pouvait rassembler des personnes de convictions différentes autour d’objectifs communs. Chacun gardait sa propre conception de l’ « être », tous se retrouvaient pour un « faire » collectif, le plus efficace possible. Le nazisme ou le stalinisme ont montré que le progrès scientifique et technique pouvait être dévoyé. Mais il ne s’agit plus de cela aujourd’hui. La médecine fœtale et néonatale se montre techniquement capable de mettre au monde de très grands prématurés de 400-500 grammes. Faut-il alors « faire vivre » ? On peut faire durer pendant des mois ou des années des comas dépassés. Faut-il alors « faire mourir » ? Le progrès scientifique et technique peut être jugé indésirable, même manié par des personnes dont la « conscience », la « conscience professionnelle » comme la « conscience morale », n’a pas à être suspectée. Le schéma « une conscience et une confiance » sur lequel était fondé le développement institutionnel de la médecine vacille. Il se produit un passage de la primauté du « faire » (où l’acte moral consistait en un « faire » consciencieux et performant) à un renouveau (et non à un retour, vu la mutation du contexte) des questions autour de « l’être ». La réussite même de la modernité, et le fait que cette réussite ait été obtenue par la domination généralisée d’une logique marchande, contribue à un tel changement.

Après le fait de mourir dans l’espérance d’un au-delà meilleur, après le combat pour l’allongement de « l’espérance de vie », nous sommes parvenus à la période historique ou le problème central devient celui de « mourir dans la dignité ». Mais, en fait, ces trois niveaux s’emboîtent plus qu’ils ne se succèdent. Et attention, comme nous avons tenté de décrypter les rapports dominants à la mort dans le passé, il faut prendre de la distance avec le rapport dominant d’aujourd’hui. Le désir de « mourir dans la dignité » peut être marqué d’ambivalence. Il comporte, certes, l’insistance sur la qualité de vie, sur le refus d’une « vie végétative », mais il peut aussi intérioriser des normes implicites de la société globale selon lesquelles un ‘véritable’ être humain est jeune, beau, utile, séduisant et performant. Nous ne sommes pas à l’abri d’un double discours où le « dit » sera le droit de mourir dans la dignité et le « non-dit » sera que vieillir est… indigne. Aujourd’hui comme hier, la vigilance s’impose donc…





Bibliographie :


Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975.
J. Baubérot, « Ivan Illich, l’éthique médicale et l’esprit de la société industrielle », Esprit, 1976/2, 288-314.
J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris, Le Seuil, 2004.
J. Baubérot – S. Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France, Paris, Le Seuil, 2002.
A. Carol, Les médecins et la mort XIX-XXe siècle, Paris, Aubier, 2004.
M. Castra, Bien mourir, sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003.
S. Fabien, Messieurs les médecins rendez-nous notre mort, Paris, Albin Michel, 1976.
O. Faure, Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993.
M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1972.
Grande Encyclopédie (La), Mort, Paris, 1901, volume 24, 367-371.
P. Guillaume, Médecins, Eglise et foi, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1990.
J. Hamburger, La puissance et la fragilité, Paris, Flammarion, 1972.
I. Illich, Némésis Médicale, l’expropriation de la santé, Paris, Seuil, 1975.
Fr.R. Isambert, De la religion à l’éthique, Paris, Le Cerf, 1992.
J. Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981.

14/01/2005

Rendez-vous

Demain, samedi 15 janvier, comme chaque samedi,des Notes supplémentaires seront ajoutées
et une nouvelle rubrique "Editorial" sera créée. Bonne fin de semaine.

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10/01/2005

Conférences

FNAC ETOILE
LE 14 JANVIER A 17 H30

DEBAT ENTRE J. BAUBEROT ET H PENA-RUIZ


IUFM RENNES

Conférence le 17 janvier à 18H.30
"La laïcité entre passion et raison"


UNIVERSITE DE MARNE LA VALLEE
Batiment Copernic
6, Bd Descartes
77494 Marne la Vallée

LE 20 JANVIER à partir de 10 H30
TABLE RONDE: QUESTIONS VIVVES
ET ENJEUX POUR LA LAÏCITE AUJOURD4HUI

(toute la journée de 9h. à 18h. sera consacrée à la laïcité)
Avec J. Baubérot, H. Chérifi, H. Moutouh, H. Péna-Ruiz.

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08/01/2005

Dans le Bétisier...

LE GRAND BETISIER DE LA LAÏCITE


En choisissant – volontairement – un titre provocateur (« Le grand bêtisier de la laïcité »), il ne s’agit pas de polémiquer contre qui que ce soit (sinon contre la bêtise qui gît en chacun d’entre nous), ou de rejeter telle ou telle conception de la laïcité. Il s’agit de prendre des exemples d’erreurs historiques ou juridiques, d’idées reçues, de contresens, d’impensés, de contradictions, voire (malheureusement) de pratiques contraires à la liberté de religion ou simplement à la dignité humaine (cf l’exemple donné le 8.1.2005 sur l’hôpital)… comme des analyseurs à décrypter permettant de tenter d’expliquer le plus clairement possible pourquoi et en quoi il s’agit de stéréotypes, de représentations erronées, auxquelles la fameuse méthode Coué a donné une apparence de légitimité.

Parfois, d’ailleurs stéréotypes ou erreurs ou fausses pratiques laïques peuvent contenir une part de « vérité », être (comme l’enfer !) pavé de bonnes intentions. Simplement ce qui constitue une partie d’une réalité plus complexe, plus dialectique est présenté ou vécu comme la totalité du réel, le rendant formé d’un seul bloc. Tout un pan de la réalité est ainsi rejeté dans l’impensé et on n’a plus, alors, les moyens de comprendre ce qui se passe ou s’est passé réellement, ou on aboutit à des résultats inverses de l’objectif poursuivi. Bref, avec humour, on pourrait aussi intituler la rubrique : « la laïcité pour les nuls », si ce genre de titre n’était pas déjà pris par une célèbre collection.


PREMIER EXEMPLE DU BETISIER:

Dans l’ouvrage d’Isabelle Levy LA RELIGION A L’HOPITAL (Presse de la renaissance, 2004, p. 196), ouvrage qui insiste sur les règles de laïcité à observer dans ce lieu, on trouve le passage suivant qui dénonce des pratiques qui, manifestement, confondent bêtises et laïcité :

« Dans une consultation pluridisciplinaire, les rendez-vous de gynécologie sont donnés systématiquement avec des médecins de sexe masculin lorsque des patientes manifestent le désir de consulter de préférence une femme »

« Dans un hôpital de l’Ile de France, les rasages pubiens féminins sont confiés systématiquement à l’aide soignant de l’équipe de garde, les soignante lui laissant volontiers ce « plaisir » au détriment du ressenti des patientes (indépendamment de toute appartenance religieuse) vivant ce soin avec un certain malaise »

« Il n’est pas rare que l’on pénètre dans les salles d’examen des hôpitaux publics « comme dans un moulin », parfois pour demander un renseignement non urgent, rechercher un collègue, voire lancer une invitation à partager un déjeuner, etc au mépris de l’examen en cours (quels que soit l’âge et le sexe du patient à moitié dénudé) et du travail du médecin.
A propos de ce dernier point, j’ai eu effectivement un témoignage fiable d’un patient : 3 personnes étaient venues parler au médecin qui lui faisait un toucher rectal : une pour demander le nom d’une station de métro et deux pour demander s’il déjeunait à tel endroit.

« De telles situations sont inacceptables et pourtant elles perdurent » commente Isabelle Levy. J’AJOUTE QUE DE TELLES SITUATIONS SONT SIGNIFICATIVES D’UN CLERICALISME MEDICAL QUI N’EST PAS MOINS ANTILAÏQUE QUE LE CLERICALISME RELIGIEUX.




Commission Stasi

LA COMMISSION STASI
VUE PAR UN DE SES MEMBRES
Jean Baubérot
(article publié dans French Politics, culture and Society, vol 22, n°3, Fall 2004, pages 135-141 ; ne pas citer sans mettre la référence. Merci)




La Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, appelée plus généralement « Commission Stasi », du nom de son président, a joué un rôle central dans l’adoption de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port « ostensible » de signes religieux à l’école publique. Pourtant, dans le rapport qu’elle a remis au Président de la République le 11 décembre 2003 , la question des « signes religieux » à l’école n’occupe qu’environ 8 pages sur les 151 qui constituent le rapport. Ce rapport propose vingt-six mesures et seule celle sur les signes religieux a été adoptée par les députés et les sénateurs pour avoir force de loi. La Commission a-t-elle été « trahie » ? Certains des membres de la Commission l’affirment Pour ma part, je ne le pense pas. Il est vrai que je n’ai pas voté cette proposition d’interdiction et j’ai été moins surpris que mes collègues par la tournure des événements. Par ailleurs, étant à la fois historien et sociologue, j’ai tenté -au fur et à mesure du déroulement de la Commission- de comprendre ce qui se passait et dans quel contexte cela advenait. C’est de cela dont je voudrais rendre compte.

Les membres de la Commission ont été désignés par le Président de la République et installés dans leur fonction le 3 juillet 2003. La Commission se composait de 20 membres. Bien sûr beaucoup d’autres personnes auraient pu en faire partie de façon légitime, mais telle quelle, elle est apparue équilibrée aux médias, et donc à l’opinion publique. Ses membres étaient de sensibilités politiques diverses et la gauche semblait autant représentée que la droite. D’autre part, environ un quart des personnes était connu pour être partisan d’une laïcité « stricte », un quart pour être favorable à une laïcité plus « ouverte » au fait religieux et la moitié restante n’avait pas une opinion prononcée ou se situait dans l’entre deux.

La Commission comportait 14 hommes et 6 femmes. Ces dernières étaient donc minoritaires mais plutôt mieux représentées que dans d’autres Commissions du même type. A un niveau professionnel, on trouvait 9 universitaires (philosophes, historiens, sociologues, politologues), 3 autres membres de l’Education Nationale, 2 juristes du Conseil d’Etat (dont le rapporteur Rémi Schwartz, qui va jouer un grand rôle) , 3 politiques (dont le président Bernard Stasi ), 2 associatifs et 1 chef d’entreprise. Une Commission dominée donc par des intellectuels. Son plus grand déséquilibre provenait de sa composition géographique : 19 franciliens sur 20. Mais, outre que cela apparaît révélateur du centralisme français, ce déséquilibre pouvait s’expliquer par la fréquence des réunions de la Commission ; elle rendait difficile le déplacement de ce qu’on appelle en France les « provinciaux ».

La Commission se met au travail dés juillet 2003. Quel est le contexte ? Depuis 1989, il y a, en France, des « affaires de foulard ». Qu’est-ce à dire ? A la rentrée scolaire de 1989, le principal d’un collège de Creil (dans la banlieue parisienne) avait interdit, au nom de la laïcité scolaire, à trois jeunes filles de garder leur foulard dans l’enceinte de l’école. Elles avaient refusé d’obtempérer. Ce problème de discipline avait eu, médias aidant, un retentissement national. Pourquoi ? Parce qu’il se situait à la rencontre de trois grandes questions.

La première question concernait la « menace » qu’un islam radical pouvait faire peser sur les libertés. En février 1989, l’imam Khomeiny avait pris une fatwa condamnant à mort l’auteur des Versets sataniques, Salman Rushdie. On ne peut pas comprendre l’ampleur pris par l’affaire des foulards de Creil si on oublie cette fatwa qui est apparue à la grande majorité du corps enseignant comme un danger pour la liberté de penser, à leurs yeux raison d’être de l’école laïque. A tort ou à raison, le foulard fut associé à l’islamisme iranien. La seconde question était l’égalité femme-homme. Quand je parle des affaires françaises de foulard aux Etats-Unis, souvent des féministes américaines considèrent l’interdiction du foulard à l’école comme contraire à la liberté des femmes. En partie pour la raison que je viens d’indiquer, l’opinion dominante en France est exactement l’inverse : c’est le port du foulard qui est considéré comme une oppression des femmes. Derrière cette différence d’appréciation, il y a également une vision divergente (au niveau des dominantes) des rapports individu-Etat. Aux Etats-Unis, l’accent est souvent mis sur la liberté de l’individu face à l’Etat ; en France, certains penseront plutôt que la liberté -au sens d’émancipation des préjugés et des dogmatismes- s’obtient grâce à l’Etat, à «l’Etat républicain », et à son institution phare, « l’école républicaine ». Or, précisément, troisième raison, une crise interne de l’école existe en France depuis la création, en 1975, d’un cursus unique aux enfants de la bourgeoisie et des classes populaires. Un débat oppose, à ce sujet, « républicains » et « démocrates » (au sens français de ces termes, sens idéologique différent du sens politique américain) depuis le début des années 1980. A la rentrée 1989, ce débat venait d’être exacerbé par l’adoption, le 10 juillet, d’une loi (idéologiquement « démocrate » et donc très néfaste aux yeux des « républicains ») instaurant, notamment, un « droit des élèves ». Le refus des trois élèves de Creil apparaît donc à certains professeurs comme la première conséquence de cette loi « néfaste » contre laquelle il faut se mobiliser .

Juridiquement, le problème fut tranché par un Avis du Conseil d’Etat. Selon cet Avis, le port de signes religieux à l’école n’est pas contraire à la laïcité à condition qu’il ne mette pas en cause les programmes, les horaires, la discipline scolaire et ne s’accompagne pas de manifestation de prosélytisme à l’intérieur de l’école. Cela donnait donc une autorisation conditionnelle et amena une pratique du « cas par cas » qui déplut à certains. Par ailleurs, quand des jeunes filles se trouvèrent exclues pour port du voile, dans certains cas les tribunaux confirmèrent l’exclusion, dans d’autres ils l’annulèrent ; aux yeux des autres élèves, ces jeunes filles semblèrent alors avoir gagné contre le corps enseignant. Enfin, les « affaires de foulards » furent très médiatisées, ce qui contribua à passionner le débat.

Le Conseil d’Etat s’étant déterminé dans le cadre de la législation existante, des propositions de loi pour interdire tout signe religieux à l’école étaient régulièrement faites. En juin 2003, dans l’atmosphère de l’après onze septembre, le président de l’Assemblée Nationale, Jean-Louis Debré, instaura une Commission parlementaire chargée d’étudier la question. Des prises de position divergentes se multiplièrent. C’est alors que le Président Chirac nomma la « Commission Stasi ».

Le débat social et politique portait donc avant tout sur ce que l’on appelle en France le « voile islamique ». Mais le cahier des charges donné par le Président de la République à la Commission était beaucoup plus large, comme l’indique d’ailleurs son titre officiel. Les membres de la Commission se sont donc mis au travail avec pour objectif de développer une approche globale de la laïcité. Depuis 1946, la Constitution définit la France comme une « République (…) laïque » mais il n’a jamais été officiellement indiqué ce que l’on entendait par là, même si de nombreux commentaires juridiques de cette formule ont été élaborés. La Commission a donc travaillé, dés le départ, en vu de rédiger un rapport qui aborde les différents aspects de la laïcité et qui propose une réflexion d’ensemble.

Le rapport de la Commission remplit cet objectif. Il commence par définir la laïcité en indiquant qu’ « elle repose sur trois valeurs indissociables : liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique (… qui s’abstient) de toute immixtion dans le domaine spirituel ou religieux ». La Commission trace ensuite, à gros traits, un historique volontiers critique. Mais, est-il écrit, «malgré ses omissions, ses coups de force et ses violences symboliques, la laïcité au XXe siècle réussit à transformer un étendard de combat en valeur républicaine largement partagée. L’ensemble de la société se rallie au pacte laïque. L’insertion de la laïcité parmi les principes constitutionnels en 1946, puis en 1958, consacre cet apaisement. » La seconde partie s’intitule « la laïcité à la française, un principe juridique appliqué avec empirisme ». Elle fait le point sur les principaux textes de la législation française qui peuvent s’appliquer à la laïcité et lui donner de la souplesse.

Quand on arrive à la troisième partie du rapport : « Le défi de la laïcité », nous sommes déjà à la page 80. Significativement, la Commission énonce comme premier défi : aller « de l’égalité juridique vers l’égalité pratique », et notamment « mieux prendre en compte toutes les convictions spirituelles ou religieuses ». Ce n’est qu’en second lieu que des « atteintes préoccupantes » à la laïcité se trouvent notées. Ces « difficultés (…) encore minoritaires » sont cependant considérées comme « annonciatrices de dysfonctionnements » dans les services publics et dans « le monde du travail. » Ainsi, à l’école, le rapport constate « des demandes d’absences systématiques un jour de la semaine, ou d’interruption de cours et d’examen pour un motif de prière ou de jeûne » et, à l’hôpital, des « refus, par des maris ou des pères, pour des motifs religieux, de voir leurs épouses ou leurs filles soignées ou accouchées par des médecins de sexe masculin. » Mais le « repli communautaire » est, selon la Commission, « plus subi que voulu » et celle-ci insiste sur le cumul de difficultés sociales constaté dans certains quartiers et sur l’ « existence de discriminations, reflet d’un racisme persistant, (qui) contribue à fragiliser la laïcité. »

La dernière partie énonce vingt six propositions comme « recruter des aumôniers musulmans dans l’armée et dans les prisons » ; « mettre en place une autorité de lutte contre les discriminations ; « donner aux courants libres-penseurs et aux humanistes rationalistes un accès équitable aux émissions télévisées de service public. »
Enfin la proposition principale est « l’adoption d’une loi sur la laïcité » qui affirmerait le « strict respect du principe de neutralité par tous les agents publics » et, à l’inverse, le principe de non-discrimination dans leur recrutement (mais, en fait, cette double disposition existe déjà dans la législation française) ; interdirait à l’école publique, « les tenues et signes manifestant une appartenance religieuse ou politique » (avec comme commentaire : sont interdits les « signes ostensibles, tels que grande croix, voile ou kippa » et pas les « signes discrets » : « médailles, petites croix, étoiles de David, mains de Fatma, ou petits Coran. ») ; ferait des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-El-Kébir des jours fériés dans toutes les écoles de la République (et) dans le monde de l’entreprise, (permettrait) aux salariés de choisir un jour de fête religieuse sur leur crédit de jours fériés. »

Nous l’avons dit : des vingt-six propositions, seule celle concernant l’interdiction de « signes religieux ostensibles » a été retenue. Le débat social et politique portait sur ce sujet. Et, en fait, la Commission elle-même a donné prise à cette sélection. En effet, elle a terminé ses travaux par deux votes : l’un portant sur l’ensemble du rapport ; il fut adopté à l’unanimité (il est à noter que, sur bien des points, ce rapport s’éloigne d’une conception dite « stricte » de la laïcité). L’autre sur la seule proposition d’interdiction des « signes ostensibles » à l’école (séparée donc de toutes les autres propositions, y compris celles qui figuraient également sous le chapeau « loi sur la laïcité »). Ce dernier vote a d’abord été marqué par trois abstentions : le sociologue Alain Touraine, la proviseure de lycée Ghislaine Hudson et moi-même (mardi 9 décembre 2003 en fin de matinée). Mais, dans l’après midi, les deux premières personnes acceptèrent de revenir sur leur vote. Je fus donc, finalement, le seul à m’abstenir de voter l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école publique.

Pourquoi la quasi unanimité ? Pourquoi ma persistance dans l’abstention ? Pour la première question, je ne veux pas parler à la place des autres membres de la Commission. J’indiquerai donc seulement le contexte. Pendant que la Commission a travaillé, le débat social et politique sur le voile a continué, alors même que l’on aurait pu espérer un moratoire. Une nouvelle « affaire de foulard », concernant deux filles voilées, Alma et Lila Lévy , particulièrement complexe (le père des jeunes filles est un athée d’origine juive, la mère une kabyle convertie au christianisme ; les parents sont séparés) fut très médiatisée. Les deux principaux partis politiques français le Parti socialiste et l’UMP prirent position pour une loi interdisant tous les signes religieux visibles (pour le Parti socialistes) ou les signes ostentatoires (pour l’UMP). Tout en affirmant qu’il attendait le rapport de la Commission pour se prononcer, Jacques Chirac tint des propos également favorables à une loi. Face à la pression politico-médiatique, la Commission eut le sentiment que, si elle prenait position contre cette loi annoncée, elle donnerait l’impression de reculer devant la « menace islamiste » prouvée, selon elle, par différentes auditions et qui nécessitait un « coup d’arrêt ». D’autre part, le Président de la Commission et surtout son Rapporteur général conduisirent très habilement les séances de la Commission de manière à obtenir un vote positif. Certains étaient convaincus, d’autres déchirés en eux-mêmes, comme le montre les hésitations de deux membres, révélatrices sans doute de doutes partagés par d’autres. De mon point de vue, il m’a semblé qu’à partir d’un certain moment il ne s’agirait plus tellement de réfléchir aux problèmes liés à la laïcité mais de produire des arguments qui circulaient dans la Commission, pour justifier, malgré les réticences de plusieurs, de un futur vote favorable à un projet d’interdiction. Ainsi, sans réel débat, il fut suggéré que l’on ne pouvait pas être véritablement pour l’égalité homme-femme et tolérer le foulard à l’école publique.

Pourquoi mon abstention ? Pour deux raisons. La première est qu’à mon sens il s’agit d’une loi qui n’est pas bonne, bien qu’elle soit prise pour de bonnes raisons (d’où une abstention et non un vote contre). Les bonnes raisons sont la volonté de défendre la laïcité contre l’islamisme radical, de défendre l’égalité des femmes et des hommes, de défendre l’école. Mais, à mon sens, les jeunes filles portent un foulard ne sont pas forcément manipulées par l’islamisme radical, loin de là, certaines sont féministes à leur manière, et, si elles introduisent du désordre à l’école, l’Avis du Conseil d’Etat pris en 1989 permet déjà de sévir. Si d’ailleurs il en était autrement et si, par exemple, le voile impliquait en lui-même une attitude sexiste on ne voit vraiment pas pourquoi il serait toléré dans les établissements privés sous contrat, largement financés sur fonds publics. Je ne pense pas que la laïcité -dont le respect du pluralisme est une des composantes- soit menacée par un voile discret, or la Commission a refusé de faire la distinction entre un voile discret et un voile ostensible. Concernant la kippa, les juifs, eux disposent déjà d’un réseau d’écoles confessionnelles financées sur fonds public (ce qui n’est pas le cas des musulmans) et, paradoxalement, à l’inverse des musulmans et des chrétiens, leurs représentants se sont montrés favorables à la loi quand ils ont été auditionnés par la Commission Stasi.

Seconde raison : je n’ai pas été totalement satisfait du fonctionnement de la Commission. Le choix des personnes auditionnées à, dans certains cas, été discutable et surtout, les auditions ont été prises pour ‘argent comptant’, au premier degré, sans véritable mise en perspective. Aucune évaluation quantitative n’a été faite. La Commission a eu des impressions, pas de véritable savoir fondé sur des enquêtes et des analyses. A mon sens l’islam est un miroir grossissant, un analyseur de difficultés plus globales rencontrées aujourd’hui par la laïcité en France et ce sont ces difficultés qu’il aurait fallu analyser.

Ce n’est peut-être pas complètement un hasard si une des membres de la Commission, devenue ensuite ministre, a totalement cru et cautionné les dires d’une jeune femme, Marie Leblanc, qui, en juillet 2004, a ému la France entière. Cette personne prétendait avoir été victime d’une agression antisémite de la part de jeunes maghrébins et africains ; son récit s’est révélé pure fabulation ! Malgré la présence de nombreux universitaires, ce n’est pas à la Commission Stasi que la future ministre a pu apprendre la critique des sources ! La manière dont fonctionne ce type de Commission est donc, malheureusement, peut-être révélatrice d’une société où l’émotion médiatisée (les auditions étaient retransmise par la chaîne de télévision Public-Sénat) prime sur la démarche rationnelle, où la « communication » l’emporte sur la démarche de connaissance. Il m’a semblé « laïque » de défendre une telle démarche, fut en assumant le risque de me retrouver seul de mon point de vue. Mais l’existence d’une majorité et d’une minorité n’est-elle pas le bien précieux d’une démocratie ?

Bibliographie succincte :

Baubérot Jean, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Le Seuil, 1990, 272 p.
Idem, Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2ème édition, 2003, 128 p.
Idem, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris, Le Seuil, La couleur des idées, 2004, 288 p.
Boussinesq Jean, La laïcité française, Paris, Le Seuil, Points Essais, 212 p.
Bouzar Dounia – Kada Saïda, L’une voilée, l’autre pas. Le témoignage de deux musulmanes françaises, Paris, Albin Michel, 2003, 214 p.
Boyer Alain, L’Islam en France, Paris, PUF, Politique d’aujourd’hui, 1998, 370 p.
Conseil d’Etat, Rapport public 2004. Jurisprudence et avis de 2003 Un siècle de laïcité, Paris, La Documentation française, 480 p.
Lévy Alma et Lila, Des filles comme les autres, au-delà du foulard, Paris, La Découverte, 2004, 196 p.
Rapport de la Commission de Réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République remis au Président de la République le 11 décembre 2003, Commission présidée par Bernard Stasi, Paris, La Documentation française, 2004, 166 p.
Venel Nancy, Musulmans et citoyens, Paris Le Monde-PUF, Partage du savoir, 282 p.
Wieviorka Michel (ed.), L’avenir de l’islam en France et en Europe, Paris, Balland, 2004, 204 p.

L’auteur : Docteur en Histoire, Docteur es lettres et sciences humaines, Jean Baubérot est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (en Sorbonne) depuis 1978. D’abord titulaire de la chaire « Histoire et sociologie du protestantisme » il est, depuis 1991, titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » . Il a été président de la « section des sciences religieuses » de l’EPHE (1986 – 1994) et Président de l’EPHE (1999 – 2003). Il a fondé le Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité (Unité Mixte de Recherches CNRS-EPHE) dont il a été le premier directeur (1995-2002). Parmi ses derniers ouvrages : La morale laïque contre l’ordre moral (Seuil) ; Une haine oubliée, l’antiprotestantisme avant le pacte laïque (Albin Michel, avec Valentine Zuber, ouvrage couronné par l’Académie française) ; La Laïcité à l’épreuve (L’Universalis) ; Laïcité 1905-2005 entre passion et raison (Seuil).

Abstract : Cet article rend compte du travail, en 2003, de la Commission de réflexion pour l’application du principe de laïcité dans la République, dite « Commission Stasi » du nom de son président, Commission à l’origine de la loi interdisant le port de signes religieux à l’école publique (mars 2004). Son auteur, membre de la dite Commission, indique d’abord sa composition. Il analyse ensuite pourquoi, à partir de 1989, la France s’est divisée sur le port du foulard à l’école. La solution donnée par le Conseil d’Etat a été contestée et il était déjà question d’une loi quand la Commission s’est mise au travail. Cette Commission a élaboré un rapport qui aborde différents aspects de la laïcité en France et qui, malgré la proposition d’interdiction, adopte une conception de la laïcité plutôt libérale. Elle a rédigé un ensemble de 26 propositions dont une seule, celle portant sur l’interdiction du port de signes religieux à l’école publique a donné lieu à un vote spécifique. Seul des 20 membres de la Commission l’auteur a refusé de voter cette interdiction. Il tente d’expliquer pourquoi sa position s’est trouvée aussi minoritaire et pourquoi il a refusé de se rallier et de permettre la décision unanime qui était souhaitée.
Mots clefs : Laïcité, Ecole, Féminisme, Islam, Politique française.




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