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30/04/2005

Citoyenneté et Laïcité

LAÏCITÉ, CITOYENNETÉ ET RÉPUBLIQUE
(exposé donné à Marseille, en ouverture d’un colloque
à partir de la transcription ; l’aspect oral est donc conservé)




La laïcité n’est pas tombée du ciel. C’est une invention humaine, une construction façonnée par des acteurs historiques, une réalité sociale toujours en devenir, avec des références à des principes et avec des manifestations concrètes. Il en est de même d’ailleurs de la citoyenneté. Et cet aspect socio-historique n’empêche nullement une visée universelle. En effet, l’universel se construit à travers l’affrontement et le dialogue des cultures, à travers la circulation, les échanges, à travers les transferts culturels, et dans cette optique, la laïcité ne saurait être une exception française.
Si la France peut être considérée comme un pays emblématique en matière de laïcité, elle a construit sa laïcité grâce à beaucoup d’efforts venus d’autres cultures. Par un mouvement analogue de transfert culturel, elle a exporté des éléments de laïcité dans d’autres pays. Faute de temps évidemment, je ne vais pas pouvoir exposer ici une sorte d’histoire internationale de la laïcité, mais je voudrais maintenant que chacun ait bien en mémoire ce contexte, et c’est dans ce contexte que je vais retracer quelques grandes étapes entre la laïcité française et la citoyenneté.

LA NOTION DE CITOYENNETE
Vous savez qu’à l’origine, la notion de citoyenneté est une notion exclusive, discriminatoire. En Grèce, dans les cités, ce sont quelques milliers d’hommes qui se rassemblent sur la place publique, l’agora, pour délibérer et pour gouverner la cité, et le citoyen est non seulement membre de la cité, mais il doit adhérer à la religion de la cité. Et par cette adhésion, il dispose de droits individuels et politiques, il participe à l’assemblée du peuple et peut accéder à la magistrature. Les droits de citoyen sont loin d’être dévolus à tout être humain : les esclaves, les métèques, les barbares, les femmes, les enfants ne sont pas citoyens, et, sauf certains de ces derniers, n’ont pas vocation à le devenir. En reconnaissant les Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Assemblée nationale en 1789, effectue donc une énorme rupture.
Mais cette rupture n’est pas dénuée d’ambiguïté, et je ne voudrais pas qu’on oublie l’une et l’autre : énorme rupture et ambiguïté. Je vais peut-être insister sur les ambiguïtés puisqu’il faut peut-être parler davantage des trains qui arrivent en retard que de ceux qui arrivent à l’heure, mais malgré tout, cela n’empêche pas que la rupture est décisive au niveau de l’Histoire.
Alors pourquoi ambiguïté ? parce que la Déclaration semble bien indiquer que tout homme, au sens d’être humain, a vocation à être citoyen et l’article 1, cet admirable article 1 l’affirme :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Et plusieurs articles d’ailleurs ensuite passent de l’humain au citoyen comme s’il existait une équivalence.
Malheureusement, cette lecture qui établit un continuum entre l’humain et le citoyen se trouve contredite par les débats qui ont lieu juste après l’adoption de la Déclaration. On se pose la question : les Juifs, les Noirs peuvent-ils être citoyens ?… alors qu’on ne devrait pas se la poser, étant donnés les principes qu’on a établis. Les êtres dépendants : enfants mais aussi domestiques, femmes, sont écartés de la citoyenneté.

De plus, on établit une disjonction entre citoyenneté active et citoyenneté passive. Bref, ces débats montrent qu’il y a une tension à partir de la Déclaration de 1789, entre une conception plus universaliste portée par des gens comme Condorcet et aussi de manière un peu plus ambiguë par l’Abbé Grégoire par exemple, et une conception malheureusement plus restrictive, où, si l’on n’est pas citoyen -et tout le monde n’est pas citoyen-, on ne dispose pas de la totalité des droits de l’homme.
Et donc dans cette tension pour savoir qui est sujet de droit : l’être humain ou le citoyen au sens
restrictif, se joue au premier chef la laïcité, comme principe non discriminatoire de neutralité de la sphère politique et publique à l’égard des croyances, de séparation des sphères politique et religieuse mais aussi, d’une manière générale, publique et privée, avec la multiplicité d’appartenance, de condition, de situation que peut avoir la personne privée et enfin d’acceptation de la pluralité, du pluralisme. Et le cas des Juifs est ici exemplaire.

CITOYENNETE ET MINORITE
Après beaucoup de tergiversations, l’Assemblée va reconnaître en septembre1791 la citoyenneté aux Juifs, en détachant en principe l’individu de sa communauté. On connaît la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre : “ tout accorder au Juif comme individu, ne rien accorder aux Juifs comme nation“. Mais, aspect malheureusement méconnu, en fait les Juifs ne furent pas autorisés à prêter serment de citoyenneté comme individus. Ils le furent seulement à titre collectif, comme groupe représenté par une délégation, composée des dirigeants et du rabbin de la communauté.
Donc vous voyez, on n’arrive pas à tenir les principes qu’on expose.
Alors bien sûr, je voudrais encore insister sur le fait que ça n’empêche pas qu’une rupture formidable est accomplie. La citoyenneté antique reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la cité et de cette participation seule, lui venaient ses droits civils et politiques ; c’est parce que le citoyen pouvait participer au sacrifice précédant l’assemblée qu’il pouvait voter ; c’est parce qu’il pouvait effectuer le sacrifice au nom de la cité qu’il pouvait devenir magistrat, et le combat laïque a consisté et consiste toujours à libérer la citoyenneté de toute allégeance à la religion de la cité.
Et ce combat laïque a été tenu dans une certaine mesure par la Révolution : comédiens, bourreaux, professions excommuniées par l’église catholique, Protestants, Juifs ont été admis aux droits du citoyen. Par ailleurs, la création irréversible de l’état civil laïque, du mariage civil en 1792 ont permis une dissociation concrète -et ça évidemment c’est très important- entre citoyenneté et appartenance religieuse.

Pourtant, on n’a pas fait tout le travail, et ce qui vient d’être dit sur les Juifs fait percevoir la face cachée de la médaille. Le minoritaire est parfois mis dans une situation difficile à vivre.
D’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire puisque le majoritaire fait partie de la culture ambiante et la culture majoritaire informe la culture ambiante. Donc, d’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire de se comporter en individu déconnecté de son appartenance et censé fonctionner dans la sphère privée et de l’autre côté, dans la pratique sociale, on le renvoie en fait de façon récurrente à cette appartenance communautaire, quelle que soit la prise de distance personnelle qu’il a ou qu’il tente d’avoir avec sa communauté.

A la Commission STASI , un des auditionnés a dit, fort justement : “ le communautarisme, ça commence d’abord dans le regard de l’autre “. Par ailleurs, ce que nous avons dit sur le cas des juifs sous la Révolution nous a amenés à rappeler l’existence d’un serment de citoyenneté et significativement on voit la multiplication des serments sous la Révolution. Or, il faut bien voir que les Lumières avaient critiqué le principe même du serment. Ils considéraient le serment comme un acte religieux qui n’avait pas sa place dans un système politique éclairé. Et donc, cette multiplication des serments constitue une des preuves que, malheureusement, la Révolution a fini par produire une nouvelle religion de la Cité, à laquelle les citoyens devaient faire allégeance, une sorte de messianisme civil séculier.

CITOYENNETE ET RELIGIONS
voyons plus précisément ce qu’il en est au niveau du rapport avec les religions.
On le sait, c’est l’article 10 de la Déclaration de 1789 qui –là aussi en rupture énorme avec l’ancien régime-- établit la liberté dans ce domaine, en affirmant que nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses et le “même“ montre bien la difficulté extrême qu’on avait à franchir ce cap donc “ pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi“. Cette limitation due à l’ordre public ne nous choque pas aujourd’hui bien sûr, mais il faut voir d’une part que c’est quand même la seule allusion à l’ordre public dans toute la déclaration des Droits de l’Homme, et ce n’est pas peut-être un hasard si elle se fait à propos de la religion et ensuite cela pose toujours la question : l’ordre public est-il démocratique ? Si l’ordre public est démocratique, il n’y a pas de problème. Mais malheureusement, l’ordre public n’est pas forcément complètement démocratique.



Dès 1792 des mesures-- dans un contexte que vous connaissez que je ne vais pas détailler, il ne s’agit pas de ma part de faire des accusations morales mais de montrer la difficulté de l’accouchement de cette citoyenneté laïque-- vont être prises contre des prêtres réfractaires au nom précisément de l’article 10 et du fait qu’ils n’avaient pas prêté serment à la constitution civile du clergé. Et en 1793 la première égalité des cultes fonctionne réellement en France, mais malheureusement il s’agit d’une égalité dans la répression : tous les cultes sont considérés comme fanatiques et superstitieux. Auparavant, la Révolution s’en était pris aux vœux monastiques comme aliénation de la liberté et avait aboli les congrégations comme contraires aux droits de l’homme et, pour cette même raison, aboli le célibat des prêtres.

On voit bien l’ambivalence de cette conception, si on part d’un mouvement émancipateur qui libère les gens pour, au bout du compte parfois, arriver à l’obligation d’être libre, et en interprétant la liberté comme finalement l’adhésion à de nouvelles doctrines, y compris dans sa vie privée, célibat des prêtres, vœux monastiques, etc… interdisant une liberté pluraliste. Et pourtant, c’est cette dialectique entre émancipation et liberté pluraliste que la laïcité doit tenir.

COMPROMIS ET CONFLIT DES 2 FRANCE
C’est pour cela que le XIXe siècle par rapport à la Révolution Française a placé la barre un peu plus bas, c’est-à-dire qu’il a gardé l’égalité des droits, la citoyenneté à part entière, quelle que soit l’appartenance religieuse ou non religieuse, et celles-là sont restées des acquis précieux de la Révolution, mais le XIXe a rétabli un système, comme vous le savez, de culte reconnu, et a donné mission à la religion de s’emparer de l’homme pour le moraliser. Je cite Portalis, le conseiller de Napoléon dans cette affaire pour, “ étouffer les noirs projets qui naissent dans le cœur de l’homme et y faire naître de salutaires pensées“. Autrement dit, le citoyen était laïque et appartenait à la République puis à l’Empire etc, et l’homme privé devait être religieux ou en tout cas influencé par la religion parce qu’on ne persécutait pas les athées, mais on estimait qu’il fallait que les athées reçoivent une influence morale salutaire de la religion.
Donc, on donnait à la religion une influence sur l’homme tout en gardant la liberté laïque au citoyen. Et à partir de là bien sûr, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu alors le combat des deux France, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu l’opposition entre la France cléricale et la France anticléricale. Et bien sûr dans son fondement et dans ses principes, de mon point de vue, le combat anticlérical avait raison de s’attaquer au cléricalisme, de s’attaquer à une influence indue sur l’homme qui ne respectait pas la liberté de conscience.

Mais? dans ce combat, les frères ennemis ont fini au bout du compte par se rassembler. Et c’est toujours le risque quand il y a un conflit frontal, c’est que finalement des deux côtés on arrive à des ressemblances qui sont suspectes. Le premier point commun a été une sorte de rétrécissement à l’État-Nation. On sait que le projet originel de la Révolution française était un projet de citoyenneté qui déborde l’État-Nation, et qui était l’adhésion à ce principe d’émancipation, l’adhésion à ce principe de liberté qui permettait de faire naître le citoyen. Là, des deux côtés finalement, le citoyen va être celui qui est prêt à mourir pour la patrie. On va avoir une conception du citoyen qui est en fait la conception du citoyen-soldat.
Il n’est pas étonnant, dans cette conception, quand on parle de suffrage universel, que ce soit en fait seulement le suffrage masculin. La femme n’a pas une pleine citoyenneté à partir du moment où la définition de la citoyenneté est d’être soldat, de mourir pour sa patrie et que les femmes ne sont pas soldats à cette époque.
Donc il y a un rétrécissement finalement dans cette opposition, d’un côté la conception cléricale, qui combat les libertés modernes, combat les droits de l’homme, - et c’est le fameux “Syllabus“ du pape qui en1864 condamne ces libertés, qui condamne les droits de l’homme ; et de l’autre côté, on demande de ne pas être l’homme du Syllabus, d’être l’homme de la Déclaration des droits, mais de manière un peu religieuse, puisque paradoxalement, les républicains, quand ils arrivent au pouvoir à la fin du XIXe siècle (voyez, je suis obligé d’aller évidemment très vite) refusent la demande de juristes catholiques de constitutionnaliser les droits de l’homme.

Ils préfèrent que les droits de l’homme soient une sorte d’idéal quasi sacré plutôt qu’un principe juridique, qu’un principe constitutionnel. Malheureusement, on est obligé de constater que ce n’est pas de façon innocente qu’ils refusent cette constitutionnalisation des droits de l’homme, qu’ils refusent que ceux-ci soient un principe juridique.
Parce qu’il leur arrive d’écorner les droits de l’homme au nom du principe « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et c’est la lutte anti-congréganiste qui est menée au début du XXe siècle. À partir de l’idée qu’en se soumettant aux règles d’obéissance à leur ordre, les membres des congrégations ont abdiqué leur qualité de citoyens actifs et se sont exclus eux-mêmes de la citoyenneté active ; mais vous savez, il faut manier avec précaution cette idée selon laquelle les gens s’excluent eux-mêmes, parce que ça peut être un prétexte à les exclure. Cette conception exclusive de la citoyenneté conduit effectivement à la lutte anti-congréganiste comme elle a conduit à refuser que les droits de l’homme deviennent un principe constitutionnel. Et le moment de la séparation des Églises et de l’État est alors un moment décisif.

LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT
Quelle va être la conception de la séparation des Églises et de l’État ?
La séparation est un principe laïque fondamental. Mais quelle séparation ? Est-ce qu’elle va bien respecter la liberté ? Il faut remarquer que certains projets de séparation écornaient cette liberté et visaient plus en fait une séparation de l’Église catholique et de Rome qu’une véritable séparation des Églises et de l’État. Mais (et là encore, je n’ai pas le temps de retracer toute cette histoire) ce ne sont pas ces projets qui ont triomphé.
Ce qui a triomphé, c’est un projet voté en décembre 1905, qui a fait preuve d’un esprit tout à fait différent. Il met fin à tout système de culte reconnu, il garantit l’exercice de la liberté de conscience et de culte, et il admet que les Églises ont leur organisation propre. Autrement dit, après un conflit interne au camp républicain, et qui n’a pas été sans problème, sans tensions, pari est fait que ni les croyances, ni la structure hiérarchique du catholicisme ne vont constituer une menace pour la République, et c’est ce grand pari, fait notamment par et sous l’égide de Jean Jaurès.
La loi de séparation a signifié donc la mise en route d’un processus républicain ou citoyen où la conception anticléricale qui était devenue au bout du compte exclusive de la citoyenneté s’est trouvée supplantée par une conception inclusive de la citoyenneté.
Ce processus a abouti après la seconde guerre mondiale à la constitutionnalisation de la laïcité, qui est devenue un principe constitutionnel de la République, -- la République est laïque --, à la constitutionnalisation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisque le préambule de la constitution de 1946 met la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme principe constitutionnel actualisé par un certain nombre de principes “ nécessaires à notre temps“ (est-il dit) et dans ces principes nécessaires à notre temps, il y a de manière nette, l’égalité des races, l’égalité des sexes et donc la fin de ce faux débat sur la citoyenneté où l’on faisait un rétrécissement de cette citoyenneté pour des raisons de race ou de sexe.
On peut donc dire qu’il est vraiment emblématique qu’il y ait eu constitutionnalisation de la laïcité en même temps que des droits de l’homme et en même temps que l’actualisation de ces droits de l’homme, qui tranchent de manière définitive sur les rétrécissements qui étaient apportés à la citoyenneté. Et de fait, c’est le moment où le droit de vote est enfin reconnu aux femmes.

Cette date, 1946, dont on ne reconnaît peut-être pas assez l’importance, puisque c’est la fin de toute allégeance à la religion de la cité, et quand je parle de religion de la cité, je ne parle pas seulement, soit de religions explicites, soit de messianismes séculiers, mais je parle aussi de croyances sociales tellement ancrées que dans l’esprit du temps elles ont valeur d’évidence, et qu’on ne perçoit même pas que ce sont des croyances sociales.
En 1905, le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote n’est pas perçu comme générant une croyance sociale particulière, alors qu’on sait bien pourtant maintenant que c’est ça qui était en cause.
C’était une croyance sociale en l’infériorité et la dépendance nécessaire de la femme qui a survécu longtemps au déni de la réalité qui montrait le contraire ; et il faut bien reconnaître qu’à ce niveau-là, contrairement à d’autres pays démocratiques, près d’un siècle sépare en France l’instauration du suffrage masculin en 1848 de l’instauration du suffrage universel de 1944, et cela montre bien les portes insidieuses que peut prendre en tout temps la religion de la cité.
Évidemment, j’aurais pu prendre aussi un autre exemple, celui de l’ambivalence fondamentale de la République Française qui est en même temps l’empire français, République à l’intérieur, empire colonial à l’extérieur et l’exclusion de la citoyenneté pour un grand nombre de gens habitant ces colonies et protectorats, cet empire colonial. Et là encore, il est clair qu’une conception plus universaliste de la citoyenneté a commencé à prévaloir en 1946 mais comme vous le savez, avec toute la décolonisation, il y a loin de l’affirmation du principe à sa mise en œuvre.

L'UNIVERSALISATION DE LA CITOYENNETE
Après la seconde guerre mondiale, il y a la mise en route d’un processus qui universalise la citoyenneté et ce qui est emblématique, c’est que ce processus se met en route au moment même où les droits de l’homme s’internationalisent, où les droits de l’homme se détachent de l’État-Nation puisqu’en 1948, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme, suivie deux ans plus tard en 1950 par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans celle-ci, il n’y a pas seulement l’affirmation de principe de droits fondamentaux, de droits de l’homme, mais il y a également le dispositif juridique qui va permettre d’assurer le respect de ces droits au niveau européen, au-dessus de l’Etat-Nation. Et la France a mis du temps à ratifier cette idée que l’Etat-Nation pouvait avoir une instance supérieure pour interpréter les droits de l’homme.

Mais finalement, en 1981, grâce à François Mitterrand, il y a eu ratification de ces organismes mis en place par la Convention européenne des droits de l’homme et depuis 1981, toute personne, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation des droits de l’homme, et qui n’a pas pu obtenir justice dans le cadre des juridictions de son pays, peut en France faire appel à la Cour européenne. Donc, on commence à se déconnecter de la nationalité, et la citoyenneté suit elle-même avec le traité de Maestricht, même si cela reste modeste. Le traité de Maestricht indique : « est citoyen de l’Union, toute personne ayant la nationalité d’un état membre » et le droit de se déplacer, le droit de voter aux élections municipales et européennes sont donnés à des non-nationaux. Il y a l’émergence d’une citoyenneté qui n’est plus complètement dépendante de l’Etat-Nation.
Alors je crois que dans la mesure où la laïcité a visé à cet universalisme, cette disjonction est positive. Mais cela signifie désormais que le combat laïque se produit à l’échelle de l’Europe, à l’échelle du monde, et pas seulement à l’échelle de la France.

DEUX DEFIS
Et je voudrais en terminant indiquer là deux défis que la laïcité reçoit actuellement de ce nouveau contexte, et trois réponses qu’elle peut apporter à ces deux défis. Le premier défi, c’est justement cette déconnection des droits de l’homme par rapport à l’Etat-Nation et cette affirmation de grands principes universels au niveau des droits de l’homme. Au niveau de ce qui nous occupe plus particulièrement, on peut dire qu’il y a une progression. L’article 18 de la Déclaration universelle et l’article 9 de la Convention européenne qui la recoupe largement sont beaucoup plus explicites que l’article 10 de la Déclaration de 1789 et c’est normal parce qu’il y a eu toute une réflexion humaine depuis : ils disent clairement qu’on a le droit de manifester sa religion et sa conviction et le fait même de parler de religion et de conviction montre bien qu’on veut une égalité entre les convictions philosophiques non religieuses et les religions. Cela est tout à fait important au niveau de la liberté de conscience et par conséquent le premier défi que reçoit la laïcité, c’est : puisque nous avons maintenant des textes internationaux qui garantissent la liberté de religion et de conviction, ce qui a été appelé historiquement la laïcité-- terme un peu français par rapport à d’autres pays, même s’il n’est pas uniquement français- est-ce encore nécessaire ?

C’est le premier défi qu’on reçoit : l’espace public n’est jamais complètement neutre. Il est imprégné par des chaînes culturelles majoritaires et donc une loi, une mesure, une réglementation qui ont l’air neutre peuvent favoriser des majoritaires au détriment des minoritaires. Les Québécois ont la notion d’ « accommodement raisonnable » pour essayer de résoudre ces discriminations indirectes en disant : certes, il serait déraisonnable d’accorder tous les droits à toutes les minorités, mais il faut veiller à ce qu’il puisse y avoir des accommodements raisonnables qui soient donnés à ces minorités afin qu’elles puissent vivre paisiblement au milieu de groupes qui ne partagent pas forcément leurs convictions et leur culture. Je pense d’ailleurs que la France pratique souvent l’accommodement raisonnable mais il est clair qu’elle n’a pas ce concept et que parfois cela gêne et met un certain flou dans sa pratique.

Quoi qu’il en soit, c’est le deuxième défi (je l’entends souvent) : est-ce que la France, souvent au premier plan pour énoncer de beaux principes et l’égalité formelle, ne s’embrouille pas dans des difficultés concrètes d’application ? La question est sérieuse. Si l’on reprend l’exemple du rapport hommes-femmes, il a fallu pour progresser, une loi sur la parité (et encore est-elle mal appliquée !) pour pouvoir cesser ce petit jeu d’être au dernier banc de la classe pour l’accession des femmes à la gouvernance politique ; et aujourd’hui encore, la France est au treizième rang de l’union européenne des quinze pour le nombre des femmes qui font partie de l’Assemblée nationale et au soixante-cinquième rang mondial, ce qui n’est vraiment pas glorieux. Les grands partis politiques ont préféré payer pour avoir une pratique inégalitaire plutôt que respecter l’incitation à la parité, au niveau des élections législatives. Par conséquent, il ne faut pas avoir d’arrogance française, il faut reconnaître que la France a encore des progrès énormes à faire dans l’application des principes qu’elle énonce. Mais cela ne me conduit pas au masochisme ou à l’auto-flagellation et je pense qu’il y a trois réponses possibles à ces deux défis.

TROIS REPONSES
La première réponse possible, c’est quand même qu’en refusant tout principe de religion officielle, tout régime de culte reconnu, face à d’autres qui ne le seraient pas ou face à des opinions philosophiques qui ne le seraient pas, refusant l’athéisme d’Etat, la laïcité garantit l’égalité des convictions mieux que les pays qui ont encore des cultes reconnus ou des religions d’Etat ou officielles et vous savez qu’il y en a pas mal, et que des choses très préoccupantes peuvent se passer. Donc, la laïcité à sa manière assure une liberté de conscience qui peut aussi interpeller d’autres pays, et je crois que c’est cela aussi l’importance du dépassement de l’État-Nation, c’est que chaque pays peut interpeller l’autre sur la manière dont il réalise les droits de l’homme.
Mais j’irais même plus loin et je dirais que la laïcité française n’est pas seulement liberté de conscience : elle est liberté de penser. Il s’agit de l’acte même de penser, et pas seulement du contenu de la pensée. La laïcité vient articuler une conception pluraliste de la liberté avec le mouvement même de la liberté, avec le mouvement émancipateur de la liberté à l’égard de toute doctrine englobante, de tous les obstacles qui empêchent de se forger une pensée personnelle ou de penser par soi-même. Alors, en se souvenant de la Révolution française, il faut mener deux combats :
- un combat face à des structures d’autorité, face à des formes religieuses qui tenteraient d’englober la pensée personnelle et d’exercer une pression sur cette pensée ; et là ce combat reste très actuel. Mais il faut se souvenir que le combat pour la liberté de penser n’est jamais à l’abri d’un retournement dogmatique où l’obligation de penser librement engendre l’obligation d’adhérer à certaines doctrines ou vues communes des choses. Dans les sociétés modernes, ce risque est réel dans la mesure où une société de conformistes tend parfois à se substituer à une société d’obéissance et une pression insidieuse, implicite, voire mimétique se trouve exercée par la collectivité elle-même sur chacun de ses membres pour réduire un petit peu la pensée à une forme de pensée standardisée. Ce n’est pas tellement un contenu précis de pensée qui est imprégné qu’une exigence réductrice de massification. Là, face à toute massification, à toute standardisation de la pensée, la laïcité doit mener un nouveau combat pour la liberté de penser.

- Deuxième réponse deuxième combat ? : on peut à partir de ce combat pour la liberté de penser, et je dis bien à partir de ce combat pour la liberté de penser, traiter du droit des minorités de deux manières.
D’abord, en voyant bien ce que j’ai dit au départ, une culture, c’est du dialogue, de la confrontation, de la circulation d’idées et de sens, etc. . . Et il ne faut pas prendre les cultures minoritaires comme des particularismes que l’on va parquer dans des ghettos, il faut les prendre comme une contribution au patrimoine commun. Quand la France a proposé, dans la Charte de l’Union européenne l’expression de “ patrimoine spirituel“, je crois que cette expression est très juste, dans la mesure où elle est la plus englobante possible.
Il faut forger une culture commune qui s’alimente et s’enrichit de toutes les cultures particulières et qui sera d’ailleurs plus que la somme de toutes ces cultures, qui sera une résultante d’un art de vivre ensemble, qui prendra de la richesse à ces différentes cultures. Je crois que c’est déjà quelque chose d’extrêmement important. Ensuite, ça ne veut pas dire que chacun n’a pas des appartenances particulières plus spécifiques, mais il faut envisager les droits culturels toujours à partir de l’individu et pas à partir du groupe. Il ne faut pas que le groupe englobe l’individu, il faut que celui-ci puisse adhérer puis refuser, puis prendre ses distances, avoir une relation de proximité et de distance avec son groupe. Il doit pouvoir garder sa liberté face à son groupe, une liberté d’engagement ou de désengagement.
Enfin, il faut dire que l’individu n’est pas englobé par une identité particulière, il est la résultante de plusieurs identités et c’est comme cela qu’il construit son individualité.

Troisième et dernière réponse : que peut-on entendre maintenant par “citoyenneté“ ?
Il faut revenir à la Déclaration et à la Convention européenne qui définissent surtout des droits à : toute personne a le droit à la vie, à la liberté, à la sûreté, au respect de la vie privée, à la liberté de conscience, de réunion, d’association, etc. . . mais à côté de ces droits à, qui sont des droits inhérents à la dignité de l’être humain, il y a tout à coup à l’article 21 de la Déclaration de 1948 un droit de : le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par ses représentants, droit d’accéder dans des conditions d’égalité aux fonctions publiques de son pays.
Et là, on voit des droits pas seulement de l’être humain mais de l’être humain comme citoyen, des droits de citoyenneté, pas seulement des droits à. Je crois que c’est très important car ces droits de poussent à l’engagement alors que les droits à peuvent générer un individu passif : “ on doit me donner mes droits“.
Le droit de, c’est celui de s’engager pour les autres, pour l’organisation des règles de vie commune dans la cité. Et donc ces droits de impliquent droits et devoirs finalement, une coresponsabilité. La dialectique ne doit plus être cette horrible dialectique où certains étaient seulement êtres humains et d’autres étaient aussi citoyens.
Cela doit être une dialectique interne à chaque individu qui est à la fois être humain et citoyen. Comme être humain, il a droit à la vie, la liberté d’expression, réunion, au travail etc. . . Et, comme citoyen, il a droit de, qui est aussi un devoir de : s’engager, être co-responsable du vivre ensemble, de l’évolution de la planète, puisque maintenant un certain nombre de problèmes se passent au niveau de la planète et non plus au niveau de l’État-Nation seulement. L’habitant de la cité, ce terme connote maintenant une réalité locale, nationale, internationale-- est coresponsable de la possibilité concrète de l’exercice de la dignité humaine, parce que les droits de, produisent, fabriquent des droits à .

Ces droits à ne tombent pas du ciel ; ils sont une production politique -au sens le plus large et le plus noble du terme- de l’action de tous les citoyens. Voilà la réponse un peu commune que l’on peut avoir : il faut fabriquer ensemble de la dignité humaine, et c’est cela notre responsabilité de citoyens laïques.

Mais cela n’implique pas une réponse unique et c’est là que nous sommes laïques, c’est là où nous désacralisons toute réponse qui prétendrait avoir le dernier mot et interdirait aux autres de parler. On n’est ni dans le péremptoire, ni dans la diabolisation, on est dans une laïcité comme optique du débat démocratique, et c’est cela, me semble-t-il, le combat laïque par excellence aujourd’hui. Autrement dit le combat laïque d’aujourd’hui signifie de lutter aussi dans la société actuelle contre tout ce qui conduit -et malheureusement beaucoup de choses le font- à produire un individu passif face aux diverses atteintes à la dignité humaine, ou passif à la construction perpétuellement à recommencer d’un vivre ensemble, d’un monde acceptable pour tous. Je crois notamment qu’un des devoirs de la laïcité est de se battre contre l’envahissement de ce qui est factice, qui ne paraît pas grave mais qui envahit pourtant,

Car - et je voudrais terminer par là - il y a deux façons de briser la liberté de conscience et la liberté de penser : la première consiste à supprimer politiquement la liberté par la violence, et bien sûr la menace terroriste fait partie de cette entreprise, mais la seconde consiste à détruite socialement et la conscience et l’acte même de penser, par une médiocrité sournoisement imposée.
Je vous remercie.
(applaudissements)


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