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20/02/2009

UNE LAÏCITE ARBITRE.

D’abord une annonce :

  

Entre laïcité, interculturalisme et multiculturalisme

à la recherche d'un "accommodement raisonnable"

entre les approches française et canadienne

 

 

 

L’Ambassade du Canada en France

 Vous invite à assister, le jeudi 5 mars prochain de 10h00 à 12 h 30,

au Centre culturel canadien, 5 rue de Constantine, Paris (7e), à un échange croisé Canada-France 

Le regard d’un expert français sur Canada et celui d’un expert québécois sur la France.

 

 L'historien -sociologue Jean Baubérot, membre de la Commission Stasi,  auteur d'un récent auteur d’un tout récent  ouvrage intitulé « La laïcité interculturelle, le Québec, avenir de la  France, France? », publié au   aux Editions de l’Aube, nous proposera sa lecture de la réalité québécoise.

Sa collègue, et canadienne,  la sociologue québécoise Micheline Milot, membre de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles du Québec, auteure de La laïcité, aux Éditions Novalis- Bayard, nous offrira son point de vue sur la réalité française.

 

avec
 Prière de s’inscrire auprès de Claudette Dion à claudette.dion@international.gc.ca.

Au plaisir de vous accueillir dans nos murs le 5 mars !
N'oubliez pas: c'est gratuit mais il faut s'inscrire

 

Marc Berthiaume

Chargé des relations politiques et parlementaires

Ambassade du Canada

35 avenue Montaigne, 75008 Paris

 

Ensuite, la suite du feuilleton/ Ce qu’est –Ce que n’est pas la laïcité.

 

Les chapitres précédents nous avaient permis de nous rendre compte que la Princesse Laïcité voit sa beauté éclore davantage par la régulation que par l’intégration. L’intégration, elle-même doit être équilibrée : ni trop (car alors, c’est la fée Carabosse) ni pas assez (car alors, c’est l’Ogre du Petit Poucet).

La régulation sociale égalitaire donne de la vitalité à la princesse laïcité tout comme (ou presque !) le Prince charmant réveille la Belle au bois dormant par un baiser. Et puisque nous sommes en pleine histoire de prince et de princesse, tournons nous vers la laïcité monarchique belge, car elle a bien des choses à nous apprendre.

 

Plus précisément ouvrons l’ouvrage de Philippe Grollet : Laïcité : utopie et nécessité[1] . Il parle avec justesse de ce que j’appelle « une régulation égalitaire laïque », sans utiliser cette expression, mais cela importe peu.

Ph. Grollet est avocat au barreau de Bruxelles. Il a été président du « Cercle du Libre Examen de l’Université de Bruxelles » (1973-1975), président de « Bruxelles Laïque » (1980-1986) et président du « Centre d’Action laïque » belge (1988-2004).

C’est donc un acteur, qui nous livre une réflexion personnelle, inspirée par sa riche expérience et les responsabilités qui ont été les siennes.

 

Grollet combat le « communautarisme, antithèse de la laïcité politique » qu’il définit comme un « système de démembrement du service public, voire de l’autorité publique en « piliers » communautaires, Etats dans l’Etat, régis par leurs règles propres et soumis à l’autorité de leurs chefs religieux ou communautaires. »

C’est donc une « tribalisation de la société ». J’ajouterai que les politiques publiques, trop souvent, contribuent à cette tribalisation, alors même que des personnalités politiques font des effets de manche dénonciateurs sur un « péril communautariste ».

Grollet ne l’ignore pas puisqu’il écrit que l’Etat doit « assumer ses responsabilités » : « maintenir la mairie au milieu du village » et « éviter toute connivence coupable entre l’autorité publique et une autorité communautaire quelconque ». C’est la séparation des sphères, l’autonomie du processus de décision politique, de la société politique.

 

Cette séparation n’est pas une fin en soi. Elle est un moyen « de maintenir une stricte égalité de traitement entre toutes les communautés ». Ah, voilà précisément cette laïcité arbitrale, cette laïcité de régulation sociale.

Parler d’arbitrage permet de ne pas tomber dans le piège de ceux qui parlent de « neutralité d’abstention » ou, pire encore, de « neutralité de méfiance ».

L’arbitre court sur le terrain autant que les joueurs. Il est actif, il se fatigue. Mais il ne marque pas les buts, il n’empêche pas que ceux-ci soient marqués, sauf s’il y a tromperie.

L’arbitre veille à ce que le jeu se déroule loyalement.

Certes, il y a des gens qui couvrent du terme de neutralité une volonté d’abstention complète (sorte de ‘loi de la jungle convictionnelle’), ou même une volonté de méfiance poussant la laïcité vers une anti-religion d’Etat). Mais ce n’est pas du tout l’état d’esprit, par exemple, de la loi française de séparation votée en 1905..

Celle-ci proclame dans son Article I, « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre publique ».

 

A mon sens, dans le genre, on n’a pas trouvé mieux que cette articulation de trois aspects :

- la liberté de conscience = le droit de croire et de ne pas croire mais aussi d’agir selon sa conscience. Il y a des cas où il est raisonnable d’accorder aux individus le droit à une « objection de conscience »

- la liberté des cultes = le droit de se réunir paisiblement pour célébrer son culte et organiser son culte librement (cf. aussi l’Article 4 de la loi de 1905)

- les limitations dans « l’intérêt de l’ordre publique » : l’objection de conscience ne peut aboutir à désorganiser la société, la liberté des cultes n’est pas absolue car elle doit se coordonner avec les autres libertés et droits démocratiques.

 

L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (1950) développe cela et le rend plus concret, dans un langage plus moderne.

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé,, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et des libertés d’autrui. »

 

Je rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg) peut condamner un Etat membre du Conseil de l’Europe dont la juridiction n’aurait pas respecté la Convention.

Au moment même où se produisait l’affaire dite des « caricatures de Mahomet », la France se trouvait condamnée à deux reprises pour atteinte à la liberté d’expression (Article 10). Le Blog en a parlé, les grands médias français peu ou pas du tout.

 

Ceci précisé, revenons à l’ouvrage de Grollet. Rappelez-vous, il a été question de « stricte égalité de traitement entre toutes les communautés ». Cela signifie que le refus du communautarisme n’implique en rien le rejet des « communautés ».

Grollet se montre très explicite à ce sujet.

Si le « communautarisme » est le contraire de la « laïcité politique » écrit-il, « l’organisation au sein de la société civile de communautés diverses, qu’elles soient de nature confessionnelle ou non confessionnelle, sociale, politique, culturelle, ethnique ou tout ce que l’on voudra, n’est qu’un mécanisme normal du fonctionnement de la démocratie. »

Et il poursuit : « La démocratie serait totalement impraticable sans un minimum d’organisation des citoyens regroupés selon leurs choix politiques, philosophiques, religieux et leurs intérêts économiques, culturels ou autres. »

 

Cela est vrai en France comme en Belgique et comme dans les autres pays démocratiques. Et les propos tonitruants contre « les communautarismes » et qui ne définissent jamais ce dont il s’agit.

Le pluriel (à communautarisme) est déjà souvent un indicateur : ce sont certaines communautés, certaines religions qui sont visées et pas pour d’autres.

Et quand il est question de lutte « contre TOUS les communautarismes » c’est pire :

-         soit l’auteur de ces propos est antireligieux (ce qui est son droit strict comme option personnelle, mais certes pas comme défense du « principe de laïcité »)

-         soit cette personne est aussi franche du collier que les nombreux mels que nous recevons tous : « Vous avez gagné 15000000 de $. Ceci n’est pas un spam » !

Le communautarisme doit être au singulier : c’est un système politique et social. Les communautés doivent être mises au pluriel : il en existe plusieurs.

Les auteurs de propos qui mettent (de fait) une quasi équivalence entre « communautarisme » et expression des communautés feraient bien de changer d’attitude.

La leur est boomerang. On va le voir .

 

Grollet finit son paragraphe ainsi : « Pour autant que ces communautés ne disposent d’aucun attribut de l’autorité publique, et ne se voient reconnaître aucune compétence relevant de l’autorité publique » : la boucle est ainsi bouclée, puisqu’on en revient à la séparation.

Le propos est clair et cohérent.

 

La séparation, en France, c’est l’Article 2 de la loi de 1905 : aucune officialité d’aucun culte ; donc pas d’argent public pour « toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes », sauf (est-il dit immédiatement) pour les aumôneries.

 

Admirable équilibre : de même que l’Article 1 est limité par les nécessité de l’ordre public, l’Article 2 est lui-même limité par l’exigence de « garantir le libre exercice des cultes » : les élèves dans les internats, les malades dans les hôpitaux, les prisonniers ne peuvent se déplacer et donc, avec les aumôneries la puissance publique peut leur apporter, s’ils le souhaitent, tel ou tel culte à domicile.

De même la loi de 1905 met, gratuitement, à la libre disposition des cultes les édifices religieux qui sont propriété publique : cela aide à garantir leur libre exercice. Et, dans les années 1920, des laïques plutôt intransigeants (tel Herriot) se sont engagés pour que de l’argent public aide à la construction de la mosquée de Paris.

Mais participer financièrement aux dépenses normales des cultes aurait un tout autre sens : ce serait une réofficialisation.

Globalement, tout cela a été à peu prés bien appliqué pendant 85-90 ans. Ce n’est que depuis 10 – 15 ans que les méfaits de l’idéologie républicaniste, et sa laïcité à géométrie variable, font qu’il y a de gros problèmes.

La Belgique, me direz vous c’est différent. Oui, et elle est à la fois moins laïque et plus laïque que la France. Nous en reparlerons, car nous continuerons à nous intéresser à l’ouvrage de Grollet

 

Pour le moment, retenez cette distinction fondamentale communautés-communautarisme. En effet, si vous confondez communautés et « communautarisme », vous êtes alors incapable d’indiquer la frontière entre les deux, et comme ce refus des communautés ce n’est pas tenable dans la réalité concrète…

Que se passera-t-il ? On naviguera entre les deux extrêmes : refus de l’expression communautaire – expression communautaire envahissante. Là est le boomerang.

 

Grollet indique qu’il faut accorder aux communautés un « espace approprié ».

Quel est cet espace ?

Ce n’est pas la sphère publique institutionnelle, politique, nous l’avons déjà vu

Mais, et là je vais en étonner plus d’un, à mon sens, ce n’est pas non plus la sphère privée.

Ce qu’il faut accorder, c’est une part de l’espace public, lieu de dialogue, de confrontation, de débat de la société civile qui est le troisième angle du triangle (même si ce n’est pas tout l’espace public).

 

« Comment ça, ce n’est pas la sphère privée ? » diront certains. Vous voulez vraiment le savoir ?

Vous voulez aussi savoir comment comparer le système belge, le québécois, le français, etc en matière de laïcité.

Vous voulez savoir si j’ai changé ces dernières années (certains me le disent : ils ne retrouvent pas dans le Baubérot expliquant la laïcité à Nicolas le Bien Aimé  le Baubérot de la Commission Stasi : ils ont tort : leur Baubérot favori est toujours le même et je peux tout à fait expliquer la cohérence du schmilblick.)

Cerise sur le gâteau : vous apprendrez aussi pourquoi le rôle principal du sociologue de la laïcité consiste à voir le gorille que personne ne remarque.

Si, si je suis très sérieux, je vous l’assure.

Vous voulez savoir, enfin, si nous allons retrouver le bon papa Durkheim, à la barbe fleurie, très présent dans les premiers épisodes de ce remarquable feuilleton (mieux que ceux de la télé) pour bien cerner les notions d’ « intégration » et de « régulation », et que nous laissons dormir in pace depuis quelques semaines.

 

Autrement dit vous voulez tout savoir sans rien payer.

Vous ne voulez pas travailler plus… pour payer plus (cher)

Vraiment, « c’est pas sur vous » (comme dirait l’autre) que Super Sarko peut compter pour dénouer la crise, sauver la planète, et … plaire ainsi à Carla.

Vraiment… Mais je m’arrête car, malgré manipulations, médicaments, examens médicaux divers, mon dos fait toujours des siennes et ce n’est pas du tout agréable.

Bof, je ne suis pas un mauvais bougre. Alors, prochainement, je vous dirai tout sur les aventures multiples de la princesse Laïcité explorant les forêts profondes, les espaces rocheux et les sphères écartées.

Mais, un peu de patience, que diable !

 



[1] Bruxelles, Editions Labor/Espace de Libertés, 2005.

 

14/02/2009

CONROVERSE SUR LA LAÏCITE

Débat avec Mohamed Pascal Hilout

Les internautes ont pu lire ce commentaire, après la Note du 31 janvier (« Une laïcité qui se nourrit d’affaires », sur l’affaire québécoise dite des « vitres givrées »).

« Monsieur Baubérot,
Ce qui est terrible chez-vous, c’est que vous faites semblant de disséquer froidement un cas canadien, loin d’ici, alors que la référence aux « affaires » de France est constamment présente dans vos phrases. Vous usez d’un deuxième vitrage (givrant) : celui de vous référez à un confrère pour qu’on ait l’impression que la dissection se passe à travers son bistouri.
 
Or, vous êtes un concitoyen, aussi engagé que moi et que les autres dans la pièce de théâtre que nous jouons comme nous pouvons. Ne vous faites-vous pas, à vous-même, le coup de la « neutralité du savant ». Le sociologue, le citoyen, l’expert et l’homme des médias que vous êtes n’en font qu’un !

Et le citoyen Jean ne peut se cacher à lui-même qu’il est un acteur sollicité sur la scène médiatique et conférencière. On dirait un sorcier qui n’ayant pas obtenu les résultats escomptés des forces magiques qu’il a pourtant mobilisées, finit par les diaboliser sans en avoir l'air, puisque les termes sont polis et neutres à souhait.
Et l’acteur que vous êtes sait aussi user des non-dits : YMCA au lieu de Young Men's Christian Association aussi anglophones que leurs voisins hassidim
Très charmant l'acteur qui dit à la fin de la pièce « Chao et bisous aux dames », sans préciser qu’en général il les aime à l’étouffées par des voiles.
A quand allez-vous osez me dire : "Lâcher le cul à votre femme, citoyen Mohamed, lorsqu'elle a rendez-vous chez le gynécologue !". Avez-vous du mal à apprendre cette réplique ?

Avec tous mes respects »
Mohamed Pascal Hilout, Initiateur du nouvel islam en France


Si je republie ce commentaire et si je lui donne une réponse, c’est pour trois raisons

-         d’abord, il me semble assez représentatif de l’état d’esprit des partisans d’une certaine laïcité. Les internautes ont pu constater, au fil des Notes, un certain nombre de commentaires disqualificatoires, allusifs et…courageusement anonymes. Celui ci présente l’avantage d’expliciter un point de vue ; d’être signé.

-         ensuite, derrière la tentative de disqualification, il comporte des questions qui peuvent (plus ou moins) correspondre à des interrogations partagées par des personnes d’avis différents

-         enfin, répondre est une façon d’indiquer les raisons de ce Blog (je rencontre toujours des gens que cela étonne : je cours après le temps, et pourtant j’y passe environ 2, 3 heures par semaine, parfois même un peu plus)

Promis, la semaine prochaine je reprends les Notes sur « Ce qu’est – ce que n’est pas la laïcité ». En effet, plusieurs d’entre vous réclament la suite.

Mais, vous allez le constater, ma réponse est aussi une manière de réfléchir sur « ce qu’est (ou n’est pas) la laïcité ».

 

Je reprends l’argumentation de M. P. Hilout en commençant par :

« Très charmant l'acteur qui dit à la fin de la pièce « Chao et bisous aux dames », sans préciser qu’en général il les aime à l’étouffées par des voiles. »

 

Eh oui, il y a souvent une petite pointe d’humour dans le blog : il ne s’agit pas d’un cours en Sorbonne. Pour continuer un court moment, sur ce registre, votre remarque fera sourire tous ceux (et encore plus celles) qui me connaissent et qui savent que, les dames, je les trouve souvent délicieuses… minijupées.

Plus sérieusement, qu’elles soient en minijupes, en jupes longues, avec un foulard ou épaules dénudées : a priori que m’importe. La sagesse populaire affirme, à mon sens, avec justesse : « l’habit ne fait pas le moine ».

Quand je rencontre quelqu’un, je vais avoir une première impression due à son apparence et l’habit en fera partie. Mais ce que je sais, c’est qu’en dépit de ce que je peux en percevoir cette personne m’est fondamentalement inconnue.

Cette personne a toute une histoire, toute une trajectoire, des aspirations, des espoirs, des passions, des tristesses, des inquiétudes, des peurs. Elle a éprouvé des joies, des déceptions, des peines. Elle a des bonheurs secrets mais aussi des blessures tout autant cachées. Elle a fait des expériences, eu des rencontres qui l’ont marquée.

Et cette petite liste n’est vraiment pas exhaustive. On pourrait allonger presque à l’infini ce que j’ignore, même de celles et ceux que je crois connaître.

 

Et, tout à coup, je peux éprouver une forte surprise, un émerveillement ou, au contraire, une forte déception qui peut me mettre en colère. Ou simplement un étonnement : cette femme, cet homme se révèle autre que ce que je croyais jusqu’alors.

Du coup, si je sais une chose des personnes que je fréquente, c’est qu’elles ont toutes de multiples facettes et, si conviviale et régulière soit notre relation, je ne peux les connaître toutes.

Ce sont des gens que je connais bien et qui gardent pourtant une part d’inconnu. Et en supposant même, que j’arrive à connaître totalement quelqu’un à l’instant X, qui me dit que 3 jours après, quelque chose, quelqu’un ne l’aura pas peu ou prou changé ?

 

Ce que je trouve particulièrement désolant dans le regard hostile porté sur les femmes qui portent un foulard, c’est l’aspect doublement réducteur.

Réducteur à l’égard de l’autre : on perçoit une individualité inconnue à travers le prisme de son foulard.

Réducteur à l’égard de soi même : on croit pouvoir inclure l’autre dans une catégorie, alors qu’on ne connaît rien de son épaisseur vivante. On veut croire que l’on sait, alors qu’on ne sait rien du tout.

Réduire l’autre à une caractéristique est une tentation d’autant plus forte que nous sommes dans une société où la plupart des gens que nous côtoyons sont des personnes avec lesquelles nous n’entretenons aucune relation régulière. Autre cas de figure : le voisin que l’on croise régulièrement en ignorant tout de lui.

 

Nous sommes une société d’anonymes. Le contraire de la société villageoise. Cela comporte beaucoup d’avantages : dans cet anonymat la possibilité d’avoir une vie privée, des choix personnels libres s’est considérablement agrandie.

Mais cela comporte aussi des inconvénients : diminution de l’entraide, augmentation de la solitude, des responsabilités à assumer.

Et enfin des risques : celui de privilégier l’apparence, l’immédiatement visible dans le regard porté sur autrui. Celui de se faire une opinion rapide, univoque, terriblement réductrice. C’est très rassurant de croire savoir.

Mais je vous l'assure le doute est bien plus passionnant.

 

Je veux bien discuter de tous les jugements portés sur le foulard, même les plus dépréciatifs (à la seule condition que l’interlocuteur accepte lui-même de mettre son jugement en débat).

Mais, en laïque invétéré, je refuse

-         d’une part la croyance (crédule) que le foulard n’aurait chez la personne qui le porte aucune signification autre que celle que l’on a dogmatiquement décrétée.

-         d’autre part, le regard typiquement communautariste où l’on englobe une femme par son foulard.

Je peux d’autant plus écrire cela que j’ai commencé mon ouvrage sur L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube, 2006) par expliquer (p. 23-26) que, pour moi, il s’agissait d’ « un intégrisme sans intégriste ».

 

« A quand allez-vous osez me dire : "Lâcher le cul à votre femme, citoyen Mohamed, lorsqu'elle a rendez-vous chez le gynécologue !". Avez-vous du mal à apprendre cette réplique ? »

Nouveau sourire : je n’aurais aucun mal à apprendre cette réplique mais je n’ai pas du tout envie de vous parler ainsi et vous n’ignorez sans doute pas, qu’étant en démocratie, vous n’avez aucun droit de m’obliger à le faire. C’est peut-être la 10ème fois que vous me répétez cette phrase. Cela tient presque du harcèlement !

Pour que les internautes puissent comprendre, il faut que je donne une petite précision. La première fois que nous nous sommes rencontrés, vous et moi, c’est à l’occasion d’un colloque où j’avais développé l’idée de « l’islam, comme analyseur de la crise de la laïcité française », en prenant notamment l’exemple de la médecine.

 

Je ne vais pas refaire le topos[1], d’ailleurs l’internaute intéressé peut cliquer sur la « Catégorie » : « Laïcité, médecine, école » ; il aura plein de Notes sur le sujet. Mais je voudrais brièvement commenter votre injonction très significative

-         D’abord en me demandant de vous faire ainsi la leçon, vous supposer que moi (parce que je m’appelle Jean et non Mohamed !) je ne suis pas machiste et dominateur à l’égard de ma femme. Bigre, qu’en savez-vous ? Et au nom de quoi les « Jean » auraient, a priori, à faire une leçon de morale aux « Mohamed » ?

-         Ensuite, implicitement là, explicitement dans les conversations que nous avons déjà eues à ce sujet, vous faites comme si le refus d’un gynécologue homme par des femmes ne pouvait être qu’imposé par leurs maris (musulmans, naturellement). Or une femme a parfaitement le droit de préférer recevoir des soins intimes d’une autre femme. Une enquête au Québec a, par ailleurs, montré que les refus de femmes d’être examinées par un médecin homme était le plus souvent le fait de « Québécoises pure laine » (comme on dit).[2]

-         Enfin, je ne vous ai pas attendu pour écrire (je m’auto cite)  que « le machisme de certains hommes musulmans s’exacerbe » dans une situation où les femmes musulmanes s’autonomisent (avec ou sans foulard) et réfléchir sur les problèmes de relations hommes-femmes dans la laïcité et les religions, islam y compris bien sûr.[3] Vous avez donc quelques métros de retard !

Alors, c’est quoi ce procès d’intention ?

 

C’est simplement, que vous n’admettez pas que quelqu’un qui, scandale !, ne pense pas la même chose que vous puisse être un historien et un sociologue de la laïcité.

Au-delà de cet aspect perso ; ce qui me paraît intéressant pour les internautes, c’est la manière dont vous êtes parmi ceux qui niez la possibilité  même d’une démarche scientifique :

« Ce qui est terrible chez-vous, c’est que vous faites semblant de disséquer froidement un cas canadien, loin d’ici, alors que la référence aux « affaires » de France est constamment présente dans vos phrases. Vous usez d’un deuxième vitrage (givrant) : celui de vous référez à un confrère pour qu’on ait l’impression que la dissection se passe à travers son bistouri.

Or, vous êtes un concitoyen, aussi engagé que moi et que les autres dans la pièce de théâtre que nous jouons comme nous pouvons. Ne vous faites-vous pas, à vous-même, le coup de la « neutralité du savant ». Le sociologue, le citoyen, l’expert et l’homme des médias que vous êtes n’en font qu’un » !

Ah oui, c’est vraiment « terrible » !

Certaines de mes Notes sont des réactions d’humeurs, des opinions ; d’autres, en revanche, constituent des éléments d’une recherche.

Et c’est précisément une Note de ce second type qui vous fait bondir, Note qui était un extrait d’un exposé présenté au séminaire interne du laboratoire auquel j’appartiens, le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS-EPHE).

Le GSRL est composé de chercheurs qui ont des opinions très diverses, et particulièrement sur « la question du voile » où je pense que ma position personnelle est minoritaire.

Les séminaires internes du Labo sont des lieux de discussion d’autant plus sans concession que l’atmosphère est conviviale et que chacun sait que la démarche scientifique implique de s’exposer à la critique même vive, condition indispensable pour progresser dans l’objectivation.

Donc je pourrais vous rassurer en vous indiquant que si mon exposé avait été ce que vous en dites, les critiques auraient fusé de toutes parts. Ce qui n’a pas été le cas.

 

Mais je doute fort que cela ne vous rassure, puisque vous me dites de ne pas faire « le coup de la neutralité du savant ».

Si vous étiez le seul à penser ainsi, on en parlerait en conversation privée. Mais comme nombreux sont ceux qui pensent de cette façon, et que cela contribue fortement à la crise intellectuelle de la société française, cela vaut la peine de s’arrêter un peu sur cette sommation.

 

Ne faites pas le coup de la neutralité du savant, disent aux sociologues et aux historiens,  les laïques qui se croient purs et durs.

Ne faites pas le coup de la neutralité du savant, disent les créationnistes à Darwin

Ne faites pas le coup de la neutralité du savant, a dit le stalinien Lyssenko à Mendel, d’ailleurs vous êtes moine.

Ne faites pas le coup de la neutralité du savant, disent les négationnistes aux historiens qui ont étudié la Shoah.

Bref, la négation de la possibilité d’une démarche de connaissance, d’une objectivation scientifique (sous prétexte que l’objectivité n’est jamais absolue et qu’aucune théorie scientifique n’est infaillible) est un grand classique de l’« obscurantisme ».

L’alternative : soit la scientificité est absolue - soit elle n’existe pas (parce que c’est un être humain avec sa part de subjectivité qui fait la science) est une fausse alternative.

Elle sert à pouvoir énoncer des condamnations péremptoires sans avoir à se livrer soi-même à tout ce qu’implique une démarche scientifique.

Autrement dit : bien sûr vous pouvez contester mon discours sociologique, mais par une critique elle-même fondée sociologiquement et crédible à ce niveau. C’est ainsi que la science progresse. C’est par le débat au sein d’une communauté de chercheurs.

 

Si j’insiste sur ce point c’est pour deux raisons.

D’abord parce que la laïcité est directement en jeu dans cette affaire. La vitalité culturelle de la laïcité est liée à un double refus :

-         celui du scientisme, qui opposerait la « S »cience (vraie) et les religions (fausses). Scientisme que la sociologie a refusé des ses débuts : cf. Max Weber et Durkheim[4] expliquant que la religion (et on peut l’étendre au symbolique) pousse l’être humain en avant, au-delà du connaissable ;

-         celui de l’idéologisme qui nie la possibilité même des démarches scientifiques dont les résultats, les acquis qui lui sont idéologiquement désagréables. Weber a de fort belles pages là-dessus. Je vous invite à les (re)lire[5]. J’y reviendrai peut-être un jour.

 

Ensuite, parce que depuis 20 ans, la laïcité française a été plus ou moins confisquée par des philosophes, disciples de Jacques Muglioni et liés à des éléments de l’Inspection générale de philosophie qui transforment cette discipline en idéologisme, parce que ce qu’ils disent ne serait pas tenable s’ils ne niaient pas des acquis de la sociologie exactement comme certains nient la théorie de l’évolution.

Cela à donné, entre autre, des discours scientifiquement faux, déjà déconstruits dans ce Blog comme l’introduction au projet de Charte de la laïcité du Haut Conseil à l’Intégration ou le « rapport Obin ».

Cela a induit aussi le retard français dans la prise de conscience des discriminations, car l’invocation incantatoire du « citoyen abstrait » servait de masque.

 

Je reviens à votre propos. Une disqualification un peu ridicule (excusez-moi mais je ne trouve pas d’autres termes) que le reproche de me fonder (notamment) sur les travaux d’Erving Goffman (votre « vous vous référez à un confrère pour qu’on ait l’impression…») semblerait montrer que vous ne savez guère ce qu’est la pratique de la recherche.

Il n’existe pas de travaux de type scientifique qui ne s’appuient sur des travaux antérieurs (et, à leur tour, souvent, induisent des travaux ultérieurs).

Au reste, à certains moments, dans cet exposé-Note, je me distancie de la perspective de Goffman, en expliquant pourquoi. Vous savez, j’ai assez d’orgueil pour croire que si je ne faisais que répéter Goffman ou d’autres sociologues, je ne serais pas invité aussi souvent dans des universités du monde entier.

Y compris, ajouterais-je avec une vanité souriante, les plus prestigieuses. Na !

Là, ce n’est pas du tout sur mes prises de position citoyennes que l’on m’attend, c’est sur le sérieux, la rigueur des démonstrations que je peux faire.

Là est le défi toujours recommencé.

 

Cela ne m’empêche naturellement pas de ne « faire qu’un », comme vous le dites. Mais cet un est multiple et effectue régulièrement des exercices de gymnastique intellectuelle pour prendre de la distance avec lui-même[6].

Cela demande de l’entraînement, de l’effort, de la ténacité, de l’acquisition patiente de savoirs, une certaine ascèse donc, mais c’est ce que je qu’exige de mes doctorants et donc m’impose à moi-même.

(une de mes mauvaises blagues favorites est de dire qu’une thèse demande au moins de travailler à mi temps, c'est-à-dire 12 heures par jour).

Confondre l’unité de quelqu’un avec une uniformité, faire comme si ses convictions l’englobaient, ça c’est vraiment du communautarisme, le regard communautariste dont je parlais au début.

 

« Et le citoyen Jean ne peut se cacher à lui-même qu’il est un acteur sollicité sur la scène médiatique et conférencière. On dirait un sorcier qui n’ayant pas obtenu les résultats escomptés des forces magiques qu’il a pourtant mobilisées, finit par les diaboliser sans en avoir l'air, puisque les termes sont polis et neutres à souhait. »

Rapidement, pour en finir : les médias, je me demande toujours (et je ne suis pas le seul !) s’y je dois y aller ou pas. Assez souvent je refuse car les dés sont trop pipés ; parfois j’accepte car c’est une voie d’accès obligatoire pour la parole publique.

Mais si je passe du temps (alors que je cours après) à tenir un Blog, c’est précisément pour disposer d’une petite liberté face à la médiation médiatique et à ce qu’elle impose.

Ceci dit, ma critique des médias est plus dialectique que vous ne le croyez.[7].

 

Voilà. Et puisque vous avez terminé votre commentaire par une injonction, je terminerai la mienne de la même manière :

Arrêtez, vous et tous ceux qui sont dans même perspective, de mépriser, de nier la démarche scientifique. Sinon, les sociologues, modernes Galilée de votre Inquisition, vont devoir vous répondre : « Et pourtant, elle tourne ! »

 

Réfléchissez à tout cela, Ami, vous verrez que c’est beaucoup plus complexe que vous ne l’avez cru.

Votre Jean Baubérot

 

PS: brève réponse au commentaire d'Aziz Djaout sur la Note "Interculturalisme et laïcité": effectivement, je suis d'accord qu'il y a DES processus de sécularisation, comme il y a des modernités.

C'est pourquoi d'ailleurs, dans mon texte j'ai indiqué que les membres des sociétés pluriculturelles avaient des "rappports très différents avec la sécularisation" (ce qui est plus complexe que de parler simplement de "degrés différents de sécularisation")



[1] Les actes du colloques sont parus : M. Mestiri – D. Rivet (éds.), Identitaire et Universel dans l’islam contemporain, IIIT France – EHESS, 2007.

[2] Cf. J. Baubérot, Une laïcité interculturelle, L’Aube, 2008, 197, 240-242.

[3] Cf. J. Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, 2006, 47 (pour la citation), 29-54 pour la réflexion d’ensemble (chapitre : « la laïcité est-elle gage d’égalité des sexes ? »)

[4] Cf. E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse , PUF : ouvrage déjà cité dans de précédentes Notes.

[5] Cf. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, éd. fçais, Plon, 1965 (tout ce qui est dit notamment sur la « neutralité axiologique » qui sort de l’alternative scientisme – idéologisme.

[6] J’en donne un exemple dans Une laïcité interculturelle, 60-62 (paragraphe : « Face à Hérouxville, le citoyen et le sociologue »)

[7] Cf. Une laïcité interculturelle, 124-157 (chapitre : « Médias manipulateurs … ou manipulés ? »)

07/02/2009

INTERCULTURALISME ET LAÏCITE

Chers Internautes,

Vous trouverez ci-joint le texte d’une présentation de mon livre Une laïcité interculturelle, Le Québec avenir de la France (L’Aube), faite au Sénat devant le 3 février dernier, devant les membres des deux groupes du Sénat : France-Canada et France-Québec.

Je vous la livre telle quelle. Il me semble intéressant de vous donner une tentative de résumer en quelques pages les (hypo)thèses de l’ouvrage. Bien sûr cela donne lieu à des raccourcis : c’est la vie !

Ensuite, j’ai toujours très mal au dos (cf. depuis de la Note du 18 janvier) et, du coup, j’économise le plus possible le temps passé à l’ordinateur. Mais ne vous inquiétez pas, je vous reviens en pleine forme, dans une semaine, pour une nouvelle Note !

 

 

M. le Président, Mmes MM les sénateurs ? Mesdames, Messieurs

 

Permettez-moi, tout d’abord, de vous remercier très chaleureusement, Monsieur Cléach, pour votre très aimable présentation. Je remercie également les Groupes France-Canada et France-Québec du Sénat et, avec vous, M. le premier Ministre Jean-Pierre Raffarin, pour m’avoir fait l’honneur d’organiser ce dîner-débat. Le dialogue entre des représentants du peuple, des responsables politiques et des universitaires, des chercheurs me semble particulièrement important et le Sénat constitue un lieu privilégié pour l’entreprendre.

 

Je voudrais rappeler d’ailleurs que, le 9 décembre 2005, cent ans jour pour jour après la promulgation de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, était présentée, ici, au Sénat, une Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, signée par 250 universitaires d’une trentaine de pays.

Cette Déclaration définissait la laïcité comme l’harmonisation de trois principes :

Premièrement, le respect de la liberté de conscience, incluant la liberté de religion et de conviction.

Deuxièmement, l’autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières, ce qui induit la séparation des sphères.

Troisièmement l’égalité de tous dans l’exercice de leurs droits, ce qui implique le refus de toute discrimination.

La laïcité, ainsi conçue, affirmait la Déclaration, constitue « un élément clef de la vie démocratique » et elle « peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été traditionnellement utilisé. »

 

« Elle peut exister dans des conjonctures où le terme n’a pas été utilisé » : c’est exactement ce que pensait Aristide Briand, en présentant, en 1905, la loi de séparation devant l’Assemblée Nationale.

S’il considérait la France de son temps, avec son régime de « cultes reconnus » comme un pays de « demi laïcité », il mentionnait, en revanche, le Canada parmi les pays où la laïcité était établie car aucune Eglise n’y possédait de caractère officiel.

L’affirmation, il y a un siècle, d’une laïcité canadienne peut surprendre. Cet étonnement provient, en fait, d’une confusion fréquente entre laïcisation et sécularisation.

Cette dernière notion -la sécularisation- indique l’éloignement de la culture commune d’une société, d’un groupe par rapport à la religion.

Bien sûr, laïcisation et sécularisation ne sont pas sans liens. Il importe cependant de les distinguer : il existe une religion officielle au Danemark, pays pourtant très sécularisé. Inversement la Turquie est constitutionnellement laïque, mais moins sécularisée que le Danemark.

 

Au Canada, une séparation de fait a existé de façon précoce, dans une société où la culture commune était imprégnée par la religion.

Au Québec, notamment, le catholicisme est resté culturellement hégémonique jusqu’à la Révolution Tranquille ; il constituait un élément essentiel de l’identité canadienne française, un facteur clef de ce qui était appelé « la Survivance ».

D’ailleurs si le droit canadien était, pour l’essentiel, laïque, certaines institutions ne l’étaient pas. Ainsi l’école publique québécoise est restée longtemps confessionnelle.

Dans les années 1960 et 1970, il s’est produit un effondrement très rapide de cette culture catholique et la « survivance » fut remplacée par un projet politique de modernisation de la société québécoise puis par l’espoir d’un établissement d’une souveraineté nationale.

Ce rejet de l’hégémonie catholique s’est effectué avec une virulence comparable à celle de l’anticléricalisme français du XIXe siècle, mais dans des conditions très différentes car, dans le sillage de Vatican II, des élites issues du catholicisme ont participé à cette nouvelle identité québécoise.

Il ne s’est donc pas produit un conflit de deux Québec, analogue au long conflit des deux France. Ainsi le processus de laïcisation de l’école québécoise s’est opéré seulement de 1997 à 2008.

Au Québec, la sécularisation a donc été plus manifeste que la laïcisation et il s’agit déjà d’un aspect très intéressant pour nous Français car, chez nous, les conflits liés à la laïcité cachent les mutations en cours de la sécularisation qui constituent alors un véritable point aveugle.

 

Si la sécularisation est devenue une réalité massive dans le Québec de ces dernières décennies, elle subit aujourd’hui un triple désenchantement.

Le premier désenchantement est produit par la panne du projet souverainiste après les deux referendums perdus.

Certes, il y a eu des acquis dans la défense du français et la reconnaissance d’une nation québécoise. Mais ces acquis, effectués dans le cadre du Canada, contribuent à rendre la culture politique souverainiste moins attractive.

Désenchantement spécifique au Québec pourrions nous penser. Je n’en suis pas sûr. Une certaine analogie peut être faite avec les déconvenues de la construction de l’Europe, le referendum perdu en 2005, sans que, pourtant, le fameux « plan B » invoqué alors relance cette construction européenne. D’un côté comme de l’autre, le politique se trouve en manque d’utopie dynamique et mobilisatrice.

 

Les deux autres désenchantements sont communs à nos deux nations, même si le contexte est fort différent.

D’abord la croyance dans la conjonction du progrès technique et du progrès du bien être s’effondre.

Les interrogations sur le réchauffement climatique, la raréfaction de l’énergie fossile, les atteintes à la biodiversité, les maladies nosocomiales, les problèmes de la biotechnologie,… montrent les aspects plurivoques, voire contreproductifs de la puissance technique.

Au même moment, la globalisation des échanges, la montée rapide de pays émergents rendent beaucoup plus difficiles la progression du bien être dans les pays occidentaux.

Or la sécularisation a constitué, en partie, en un transfert de croyances sociales de la possibilité d’un bonheur dans l’au-delà (le paradis) à un bonheur dans l’ici bas : les Lumières, les Révolutions américaine et française se sont fondées sur la légitimité de la poursuite du bonheur.

 

Ensuite, troisième désenchantement, si la laïcité signifie que la société n’impose plus des croyances aux individus qui la composent, mais remet à la liberté de chacun la responsabilité du choix de ses convictions personnelles, la sécularisation, elle, a propagé, chez les individus eux mêmes, une certaine indifférence en matière de croyances personnelles. Même la plupart des croyants ont intériorisé un certain degré de sécularisation.

 

Or, l’aspect de plus en plus pluriculturel de nos sociétés, les flux migratoires importants notamment -au Québec plus de 40000 nouveaux venus chaque année sur une population d’environ 7 700000 habitants- produit un mélange entre des personnes ayant des rapports très différents avec la sécularisation.

Cela induit des frottements entre cultures. La crise des accommodements raisonnables que le Québec a vécu de 2006 à 2008 en est un exemple manifeste. Pour le moment constatons que la France n’échappe pas non plus à ces frottements culturels. Comment y faire face ?

Au Québec une Commission présidée par deux intellectuels, l’historien-sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, a rédigé un rapport d’une haute tenue. Je voudrais indiquer, en les prolongeant parfois, quelques pistes contenues dans ce document.

 

La première piste consiste à récuser trois attitudes qui conduiraient à des impasses.

 

D’abord une attitude moraliste et culpabilisante qui exigerait une sorte de sainteté de la part de la société d’accueil face aux migrants.

Il est normal que des frottements culturels se produisent, il est normal que la recherche de solutions donne lieu à des tâtonnements, qu’il ne faut pas confondre avec les inacceptables manifestations racistes ou discriminatoires. Il est normal aussi que le court terme ne puisse pas tout résoudre.

Il faut du temps pour arriver à une acclimatation réciproque. Face à l’instantanéité médiatique, il faut donc réhabiliter une temporalité politique et sociale.

 

La seconde attitude contreproductive consisterait en une politique essentiellement fondée sur la peur, l’idée d’une menace voire d’un complot contre nos sociétés. Une sorte de court-circuit se produirait entre les craintes que nous pouvons avoir quant à la situation internationale et notre regard sur les nouveaux membres de nos sociétés.

Sur 21 « affaires » qui avaient souvent fait la « Une » des médias, les enquêtes diligentées par Bouchard et Taylor ont montré que 15 avaient été gravement déformées.

Les Commissaires ont également conclu que la situation était maîtrisée.

J’ajouterai, concernant le contexte international, que, pour ma part, j’accorde un certain crédit aux analyses d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage montrant qu’un processus de sécularisation est en cours dans les sociétés musulmanes et que l’extrémisme islamiste est une réaction d’arrière garde face à ce processus.

 

Enfin Bouchard et Taylor, en proposant l’appellation « Québécois d’origine canadienne française », insistent sur le fait que ceux qui forment un ensemble, certes majoritaire, ne peuvent plus faire comme s’ils constituaient la totalité de la société.

Ils doivent veiller à distinguer leurs propres attaches culturelles des principes communs de la société politique, cela pour ne pas imposer une sorte de communautarisme majoritaire.

 

C’est pourquoi, autre piste, Bouchard et Taylor proposent de développer deux perspectives où le Québec se trouve déjà engagé : l’interculturalisme et la laïcité. Il me semble possible de lier étroitement ces deux voies en parlant d’une « laïcité interculturelle ».

Il existe déjà, au Québec, une nombreuse littérature sur l’approche interculturelle, littérature méconnue en France et qui aurait beaucoup à nous apprendre.

Dans le court temps qui me reste je retiendrais seulement quelques aspects.

 

D’abord le terme d’interculturalisme même met en garde contre une absorption du culturel dans le religieux.

La façon de considérer les rapports entre êtres humains, la conception de la vie et du bonheur, le rapport au temps et à l’espace peuvent diverger sans forcément être toujours liés à des références religieuses. En France, on a tendance aujourd’hui à l’oublier.

Ensuite, sans récuser l’identité spécifique des cultures, l’interculturalisme insiste sur leur interpénétration, sur l’interaction dynamique entre les cultures minoritaires, qui ne sont pas seulement les cultures des migrants, et la culture majoritaire.

Cela s’effectue grâce à des formations appropriées, par un ensemble de pratique de médiation mises en œuvre pour répondre à des problèmes de terrain, par une vision de la différence non comme une donnée naturelle de caractère statique, mais comme un rapport dynamique entre des entités qui se donnent mutuellement un sens et participent ainsi à un projet collectif commun.

 

L’interculturalisme, indiquent enfin les Commissaires, se construit sur « une tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer le lien social et les références symboliques qui le soutiennent ». C’est dans cette tension que prend sens l’accommodement raisonnable qui permet de dépasser l’alternative ruineuse du « tout ou rien » dans l’accueil des revendications de minorités.

La perspective de l’accommodement raisonnable provient de la prise de conscience que, dans une société pluriculturelle, une loi, un règlement, en étant les mêmes pour tous peuvent, de fait, créer des discriminations indirectes.

Les mesures raisonnables d’accommodement pour corriger ces effets discriminatoires ne doivent pas créer une contrainte excessive pour l’institution, l’entreprise ou l’Etat qui accommode, ou nuire au maintien de l’ordre public et à la protection des droits d’autrui.

Elles sont toujours accordées à un individu, sans jamais devenir un droit collectif.

 

La laïcité prônée par les Commissaires est définie comme « la combinaison d’une stricte neutralité des institutions et de la plus grande liberté possible des individus ». Elle ne doit pas être « rigide » précisent-ils et c’est pour cette raison que l’interculturalisme apparaît un garde fou contre ses dérives possibles, notamment la dérive d’une sécularisation obligatoire, indûment imposée au nom de la laïcité.

Intégrant l’interculturalisme, la laïcité québécoise a fait preuve d’inventivité en mettant en place, depuis septembre 2008, un enseignement de culture religieuse dont la France parle depuis plus de 20 ans sans jamais vraiment parvenir à le réaliser.

Mais si l’interculturalisme enrichit la laïcité, celle-ci s’avère également nécessaire à l’interculturalisme et elle constitue un grade fou face à une possible instrumentalisation communautariste ou intégriste de l’ouverture interculturelle.

La nécessité de clarifier les « balises » existantes a été un des enseignements de la crise de 2006 62008.

Un individu ne se réduit pas à une identité unique, il est porteur d’un ensemble pluriel d’identités en mouvement, riches d’une multitude de variables liées à sa trajectoire personnelle.

La laïcité doit veiller à ce qu’aucune identité ne puisse prétendre englober l’individu et l’empêcher de se construire une individualité, c'est-à-dire une résultante personnelle de ses diverses identités.

L’individualité peut se trouver étouffée de deux manières : soit par une uniformisation massifiée, soit par une emprise cléricale d’un groupe.

C’est pourquoi la construction de balises, valables d’ailleurs pour toutes les composantes de la société, loin de nuire à la pratique d’accommodement contribue à ce qu’elle atteigne son objectif. Les Québécois ne sont pas les seuls concernés !

 

Voie difficile, la laïcité interculturelle peut assumer le frottement des cultures en évitant le choc des civilisations. Laïcité roseau, laïcité passerelle, elle est, comme la démocratie, la plus mauvaise solution, exceptée toutes les autres.

 

 

 

 

31/01/2009

UNE LAÏCITE QUI SE NOURRIT D'"AFFAIRES"

Ce qu’est –ce que n’est pas la laïcité V

 

L’ « affaire » québécoise dite des « Vitres givrées »

 

Je terminais ma précédente Note en posant plusieurs questions, histoire de créer (si possible !) un petit suspens ! La première était « Comment en est-on arrivé là ? »

On peut expliciter cette question ainsi : pourquoi depuis 1989, la laïcité en France est invoquée, convoquée, etc à partir d’ « affaires », style les « affaires de foulard », mais aussi les affaires de piscine, ou l’affaire de la juge qui avait cassé un mariage parce que l’épouse avait menti sur sa virginité. Etc, etc.

Je rappelle (première Note du 29 décembre 2008), qu’avant 1989, la laïcité française ne fonctionnait pas à partir d’affaires.

On s’affrontait, depuis la seconde guerre mondiale, autour de la question des subventions publiques aux écoles privées (pour plus de 90% alors catholiques) et des lois qui permettait ces subventions : loi Marie, loi Barangé, et surtout loi Debré que certains laïques affirmaient « pire que les lois de Vichy » (jean Cornec).

 

Comment se construit socialement une « affaire » ? Telle est la question fondamentale d’une démarche de connaissance, d’une sociologie de la laïcité.

Pour y voir plus clair, je vous propose un petit détour par le Québec. Bien sûr, c’est une façon de rappeler à votre bon souvenir mon ouvrage Une laïcité interculturelle, le Québec avenir de la France (édit. de l’Aube).

Mais c’est aussi une manière concrète de redire que la laïcité n’est pas que française et qu’il y a des « conflits de laïcité » dans d’autres pays. Entre le Québec et la France il existe des analogies (l’analogie conjugue ressemblances et différences).

Je vais vous expliquer comment s’est construite l’affaire dite « des vitres givrées ». J’en parle assez longuement dans mon livre (p. 41 à 56). Mais rassurez-vous, je ne vais pas le recopier : il y a des choses indiquées dans le livre (notamment une fameuse interview dont, parait-il, on cause beaucoup dans certaines chaumières) dont je ne parlerai pas ici et inversement.

Ma Note sera un peu longue : j’avais d’abord pensé la couper en deux. Mais avec un écart d’une semaine vous risquiez perdre le fil de l’histoire. Et je crois que cette histoire est vraiment intéressante pour comprendre ce qui se passe depuis maintenant 20 ans.

Alors on y va ? Allons y.

 

L’affaire dite des « vitres givrées » a marqué le début d’une série d’affaires à la fin de 2006 au Québec. Victor Armony  (professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal) indique à leur sujet :

« Quelques « cas » ciblé par les médias – pas plus d’une vingtaine au total durant les deux derniers mois de l’année [médiatiquement c’est beaucoup : un tous les 3 jours]ne concernaient, dans leur ensemble, qu’une proportion infime des millions de relations interculturelles qui ont lieu chaque jour à Montréal»[1]

En sociologie les interactions quotidiennes sont classiquement vues comme des formes de socialisation : Par exemple, un des pères fondateurs Georg Simmel parle de « toutes ces mille relations qui se jouent de personne à personne, brèves ou durables, conscientes ou inconscientes, fugaces ou lourdes de conséquences. (…) qui produisent la cohésion de l’unité sociale. (…) la prodigieuse solidité du tissu social »[2]

Que se passe-t-il alors quand, parmi ces innombrables interactions, quelques unes sont sélectionnées et deviennent socialement très visibles non plus comme élément de cohésion sociale mais en apparaissant porteuses de conflit de valeurs?

Comment une interaction devient-elle une « affaire » ?

 

Le point de départ de « l’affaire » dite des « vitres givrées » peut être résumé ainsi : des adolescents de la communauté juive hassidique de Montréal regardent ostensiblement des femmes en tenues légères qui font du sport dans un Centre de gymnastique qui se situe en face de la synagogue.

Le rabbin s’inquiète demande au directeur (qui accepte) de mettre des vitres givrées (du genre de celles que l’on trouve dans les salles de bain) payées par la communauté hassidique.

L’hassidisme est un mouvement religieux juif considéré comme très orthodoxe. Ses membres insistent sur la joie d’être en communion avec Dieu. Ils dansent et chantent beaucoup.

Très pudiques, ils s’habillent toujours de façon très couverte. Les femmes mettent des jupes qui cachent totalement leurs jambes  et portent des perruques.

La pose de vitres givrées a fait scandale. Elle a été majoritairement considérée comme un « choc de valeurs » où se trouve mis en cause l’égalité homme-femme, « l’intégrité physique ou vestimentaire » des femmes (La Presse, 9 nov. 2006). Certains intellectuels ont affirmé, en revanche, qu’il s’agissait d’un simple « accord de bon voisinage ».

 

Pour comprendre ce qui s’est passé, j’ai analysé le déroulement temporel  de la dite « affaire » en m’aidant des travaux d’Ervin Goffman[3] , un sociologue qui s’est beaucoup intéressé aux interactions dans la vie sociale quotidienne.

En mars 2006  il y a donc eu la plainte du rabbin et le remplacement des stores par des vitres givrées, alors sans incidence perceptible sur la vie de ce Centre de gym : c’est à l’époque un non événement  où le principe « ne pas faire d’histoire » l’emporte sur d’autres considérations.

Mais il ne s’agit pas d’une situation où existe un minimum d’échanges entre voisins. Plutôt d’une situation de « coprésence » entre ce que Goffman appelle deux « équipes » qui se côtoient et s’ignorent autant que faire se peut.

La situation de co-présence c’est, par exemple, la relation que l’on a avec des personnes que l’on rencontre régulièrement dans des transports en commun, vis-à-vis desquelles on met en œuvre un « travail d’évitement », car le contact n’est pas souhaité.

Or si les adultes hassidiques font semblant de ne pas voir (Goffman parle «de discipline du regard»), les adolescents introduisent une « fausse note » : ils regardent.

Chez Goffman, le « regard qui s’insinue »[4]  produit une intrusion qui est ressentie comme une menace, mais par ceux qui en sont l’objet (c'est-à-dire, là, les femmes)

Or, en fait, les femmes qui faisaient de la gym ont eu une réaction amusée, elles ont désexualisé le regard porté sur elles : « les petits garçons sont intéressés à savoir comment est fait le corps des femmes ». C’est de la « curiosité naturelle » m’a-t-on dit.

 En fait  ce sont des ados car, selon les mêmes personnes, ils fument.

Contrairement aux situations ordinaires, c’est chez les hassidiques qu’une intrusion est ressentie: des femmes en petite tenue sont devenues visibles (par le regard adolescent) sur leur « territoire » : le lieu de circulation autour de la synagogue.

. Dans un 1er temps il se produit un « travail de figuration » (face work) du directeur du Centre, c'est à dire une activité où un acteur pare à tout risque que l’autre acteur de l’interaction « perde  la face » (la face est une notion très importante chez Goffman = c’est la valeur sociale positive qu’une personne revendique [5]).

La transaction du directeur du Centre a comme objectif de préserver la face des hassidim (référée au système de valeurs par lequel ils codent la réalité), alors que pour lui, et pendant plusieurs mois il a eu raison, la face des utilisatrices du Centre n’est pas en jeu (des vitres givrées : c’est indifférent par rapport au système de valeur de leur codage).

 

Juillet 06 : Une artiste Renée Lavaillante, absente en mars, revient au Centre, découvre les vitres givrées, est choquée : dans cette coprésence il y a ce que Goffman appelle 2 « territoires du soi » (self) : celui du Centre ; celui de la synagogue .

Ce que ressent R. Lavaillante, c’est que désormais, les vitres du Centre font partie du territoire symbolique hassidique(c’est d’ailleurs eux qui les ont payées !), et elles sont régies par leur code de valeur, code qu’elle tolérait déjà mal (« il y a longtemps que ces choses m’enragent » va-t-elle déclarer quand cela deviendra une « affaire ») car il lui semble illégitime (chez les hassidim l’égalité homme-femme n’est pas considéré comme une valeur).

Cette captation de territoire est ressentie comme une « offense territoriale »[6]. Mais, dans les cas décrits par Goffman, la réalité est référée au même code de valeur par tous les acteurs qui interagissent, il s’agit alors d’offenses personnelles qui comportent une possibilité de réparation (verbale ou non).

Là, l’offense est référée par Lavaillante à l’imposition  d’un codage de la réalité moralement insupportable et donc qui ne peut pas recevoir d’ « échanges réparateurs ».

Le codage de la réalité des utilisatrices du Centre est en jeu or il doit rester le codage commun (dans les autres centres de Montréal des vitres transparentes ne posent pas problème).

Une autre utilisatrice partage ce point de vue, et elles décident de faire une pétition.

En revanche, le rabbin dira, quand cela deviendra une « affaire » : pourquoi n’est-elle pas venue nous en parler ? et il affirmera la légitimité de son codage : « Notre façon d’éduquer nos enfants les dérangent, Mais vous savez, nous ne vivons aucun problème de drogue, de viol, ni d’ennuis conjugaux ».

 

L’impossibilité d’un ajustement et d’une réparation transforme l’interaction en incident. Cette notion est pratiquement absente chez Goffman car, chez lui, les interactions restent des non-événements. Il faut donc prolonger ses analyses.

Je définis l’incident comme une interaction ressentie comme suffisamment problématique par un acteur pour qu’il  refuse un ajustement. L’interaction ne s’oriente plus alors vers la cohésion du social mais vers un conflit entre les acteurs qui interagissent.

 

Septembre octobre 2006: la pétition des 2 personnes est un échec : elles recueillent environ 100 signatures alors que plusieurs centaines de femmes fréquentent le Centre. Ce n’est pas assez pour espérer obtenir un nouveau changement de vitres.

On peut alors penser que « l’incident » est clos.

Il ne l’est nullement car Lavaillante alerte les médias le 6 novembre et le quotidien  La Presse publie le lendemain à sa Une un article titré : « Cachez ce short que l’on ne saurait voir » et au ton indigné

Un autre quotidien (Le Journal de Montréal, 8/11) publie des déclarations de R. L. : « On veut nous cacher à des membres de cette communauté comme si ce que l’on faisait et ce que nous sommes représente le mal ».

C’est ce qu’il est possible d’appeler le « principe de la pire interprétation » où il y a attribution d’intentions les plus mauvaises possibles (dans son propre code de valeurs) envers l’acteur dit « offenseur » par l’acteur dit « offensé »[7]. A mon sens on retrouve ce principe de la « pire interprétation » dans les affaires de foulard et d’autres affaires.

Lavaillante relie d’ailleurs vitres givrées et foulard : « C’est comme le principe du voile. Si nous représentons une tentation, nous devons être voilées » (L’agence Presse canadienne le 7)

 

Goffman dans l’introduction de son livre La mise en scène de la vie quotidienne dit qu’il adopte, pour décrire la réalité sociale, la perspective de la « représentation théâtrale ». Mais, selon lui, il existe une différence entre le théâtre et la réalité:

Dans le théâtre, écrit-il, « le public constitue le troisième partenaire de l’interaction. (…) dans la vie réelle, les trois partenaires se ramènent à deux ; une personne adapte le rôle qu’elle joue aux rôles que jouent les autres personnes présentes qui constituent aussi le public. »[8]

Autrement dit : l’interaction se produit entre un « moi » et un « toi » collectif qui est considéré comme le public : dans un métro bondé, vous évitez, autant que faire se peut, de vous frotter aux autres : ces autres constituent le public chez Goffman. Je crois que là, il se trompe.

A mon avis, il faut percevoir les interactions entre acteurs dans le cadre de chaînes d’interrelations sociale beaucoup plus vastes. Pour moi le théâtre de la vie sociale se joue à 3 :

Un « je » et un « tu » (individuel ou collectif) qui sont les 2 acteurs qui interagissent et, en arrière fond, un « il », un troisième acteur  : le public potentiel.

Dans des interactions ordinaires, le public ne porte pas attention à la pièce qui se joue dans l’interaction : il y a des millions d’interactions et il est occupé ailleurs. C’est pourquoi d’innombrables interactions sont ce que j’appelle des « non-événements ».

Goffman n’utilise pas cette notion de non-événement, mais à lire ses travaux, on perçoit quelque chose de fondamental : le non-événement (c'est-à-dire l’absence d’incidents conflictuels qui peuvent toujours devenir plus ou moins dramatiques) n’est pas un fait naturel de la vie de chacun. C’est un construit social.

Notamment dans les périodes dites de « crise » où le contexte global (local, national, international) pourrait induire des interactions conflictuelles, le non-événement (le non-conflit, le fait que « rien ne se passe » comme on dit ) n’a rien de passif. C’est au contraire du à des activités de personnes, d’acteurs qui effectuent un travail de médiation, de conciliation, d’arbitrage et de canalisation des conflits potentiels.

 

Donc en général, il y a non-événement. Mais si les médias s’emparent de l’interaction, en font leur « Une » et en parlent « en boucle », ils peuvent, en quelque sorte, faire que le public assiste au spectacle et le public peut applaudir ou siffler les acteurs suivant que la manière dont ils remplissent leur rôle lui plait ou non [9]

Avec les vitres givrées, il se produit, huit mois après leur pose, ce qu’on peut appeler une médiatisation en boucle : au total 41 articles (dont 9 éditoriaux) seront consacrés à ce qui devient une « affaire » par les 4 quotidiens de Montréal et le Soleil, quotidien de Québec.

Il y a également des émissions de radio et de télé sur ce sujet. Presque tous les articles et émissions sont défavorables aux hassidiques.

C’est dans ce contexte que certains tentent de ramener ce qui est devenu l’affaire des vitres givrées à un «accord de bon voisinage ». C’est une façon de dire qu’il fallait en rester à un non-événement et, en acceptant le franchissement de la frontière symbolique par les hassidiques, transformer les rapports de coprésence en rapports de bon voisinage.

Ce propos sera un discours d’intellectuels après coup pour tenter de contrer l’interprétation de Renée Lavaillante quand elle se sera socialement imposée grâce aux médias.

Dernier acte : le politique s’en mêle : le 1er ministre du Québec Jean Charest déclare qu’il considère les vitres givrées comme un « arrangement contraire aux valeurs de notre nation »[10]

 

Ma thèse est la suivante (et je fais l’hypothèse qu’elle est schématiquement valable pour d’autres « affaires » qui mettent en jeu la laïcité) :

L’incident devient une « affaire » par l’intervention performante d’un des acteurs qui en appel au jugement du public : Une affaire se caractérise par l’extension du champ conflictuel de l’incident des acteurs à l’ensemble du « public » d’une société donnée.

Par rapport à l’incident, le public devient spectateur-acteur de la pièce par la « médiatisation » (et, en conséquence,  il se produit un débat social et l’intervention du politique).

 

En définitive, pour un sociologue (et j’en parle donc de « manière objectivée », c'est-à-dire froide, sans m’occuper des jugements de valeur que l’on peut porter, à bon droit, sur cette « affaire » comme sur d’autres)

L’appel au public peut être plus ou moins performant selon divers paramètres. J’en dégage cinq qui ont construit socialement l’« affaire des vitres givrées» et que l’on peut (plus ou moins) retrouver dans d’autres « affaires »:

 

1)      Une interaction est transformée en incident : s’il y a des millions d’interactions dans le temps X d’un espace donné (cf V. Armony), il se produit, mettons, quelques dizaines d’incidents dans le même temps et le même espace. La très grande majorité des interactions vont dans le sens de la cohésion sociale (sinon la société ne se reproduirait pas), mais toute réalité sociale comporte aussi des interactions conflictuelles.

 

2)      Un acteur possède une intention et une ressource suffisantes pour que l’incident ne se limite pas aux acteurs en interaction directe mais s’élargisse, en obtenant l’attention de l’acteur déterminant pour attirer le public (= les médias), dans une situation très concurrentielle  Tous les incidents ne peuvent être relatés par les médias, surtout à la « Une » et en y revenant en « boucle » ! R. Lavaillante, artiste connue, est performante à ce niveau : elle a un accès facile auprès des médias.

 

3)      L’interprétation de l’incident le présente comme forcément revêtu d’une signification d’offense à un niveau sociétal (la mise en cause d’un principe du code commun) et provoque un effet de surprise qui paralyse ceux qui pourraient défendre un autre point de vue : dans ce cas précis, le directeur du Centre est dans l’étonnement complet devant l’ampleur que prend « l’affaire » : il ne contre attaque pas en indiquant les mois de non-événement et l’échec de la pétition. L’acteur qui a fait appel a l’avantage de l’offensive. La partie du public en désaccord devra prendre le temps d’acquérir l’information et construire une autre interprétation et comme le temps médiatique est pratiquement instantané, l’acteur qui a eu l’initiative est, entre temps, devenu hégémonique. Cela suppose aussi qu’une connivence s’explicite autour d’un code commun entre l’acteur qui fait appel, l’acteur médiatique et la majorité du public. 

 

4)      Une situation de « stigmatisé » virtuel[11] de l’acteur (individu ou équipe) qui va être hué (l’occasion faisant le larron !) : les juifs hassidiques mettent en avant des valeurs religieuses rejetées depuis la Révolution tranquille québécoise des années 1960 ; ils sont anglophones ce qui est problématique dans le contexte québécois; ils ont un mode de vie contresociétal (ils me semblent constituer l’objet d’une agressivité latente un peu analogue à celle des sectes en France, alors que, par exemple, les Témoins de Jéhovah sont mis au Québec dans la catégorie des « chrétiens »). Bien sûr cet aspect de « stigmatisation virtuelle » sera nié par ceux qui ont socialement construit l’affaire. Mais il suffit de penser à d’autres « incidents » (au sens défini) qui en restent aux « faits divers » et ne deviennent pas des « affaires »  alors que l’on pourrait, au moins autant, les relier à un principe sociétal : par exemple, il y a, au Québec comme en France, des violences conjugales récurrentes qui ne deviennent pas des « affaires ».

 

5)       Enfin, R.Lavaillante a relié le problème des vitres au problème du voile : l’extension  maximale de l’incident devenu « affaire », sa mise en relation avec d’autres incidents ou « affaires » (considérées comme) analogues  contribue à augmenter la performance de l’acteur. L’incident devient affaire aussi parce qu’il permet de lever un blocage (exprimer son agressivité sans être considéré comme intolérant, raciste, etc).

 

 

La pétition passe, avec la médiatisation, de 100 à 250 signataires, ce qui montre que la réaction globale du troisième groupe d’acteurs interagit et change le rôle du groupe d’acteurs directement présent dans l’interaction..

Il s’est produit une fascinante propagation en cercles concentriques du ressenti de l’offense de 1-2 personnes à 100 puis 250 quand l’interaction devient incident puis affaire : il y a construction d’un conformisme social (dans un sens neutre de l’expression)

Goffman en parle d’ailleurs :

« Quand un acteur se trouve en présence d’un public, sa représentation tend à s’incorporer et à illustrer les valeurs sociales officiellement reconnues bien plus, en fait, que n’y tend d’ordinaire l’ensemble de son comportement. Il s’agit là (…) d’une cérémonie, d’une expression revivifiée et d’une réaffirmation des valeurs morales de la communauté »[12]

 

Pour en finir avec le récit de « l’affaire des vitres givrées » sachez qu’au début de 2007 : la direction du centre confie à un organisme le soin de réaliser un sondage par téléphone : échantillon de 302 personnes : 72% des sondés se prononcent pour des vitres transparentes avec des stores dont les utilisatrices décident l’usage (un compromis reste possible, mais dépend de façon récurrente du ‘libre choix’ de l’acteur : les utilisatrices doivent rester maîtres de leur territoire symbolique)

Le 19 mars 07 : remplacement des vitres par la direction du centre, à ses frais.

 

J’ai tenté de décrypter pourquoi structurellement on est passé de l’interaction à l’affaire. Mais des éléments conjoncturels ont aussi joué un facteur déterminant :

Max Weber  (à propos d’événements historiques) indique que pour connaître l’importance d’une variable, il faut  imaginer sa modification ou sa suppression : cela entraîne-t-il une modification structurelle ?

Dans ce cas précis :

-         si R. Lavaillante  n’était pas revenue au YMCA : l’accord ne serait jamais devenu une « affaire ». Il serait resté une interaction invisible.

-         si sa pétition avait tout de suite réussi, elle n’aurait pas alerté les médias ; les vitres auraient été remplacées : incident sans visibilité sociale

-         inversement si elle avait été là lors de la pose des vitres et, en urgence, décidé d’alerter les médias : instantanéité que l’on trouve dans beaucoup d’autres « affaires » et qui rend plus difficile le décryptage.

Donc des raisons conjoncturelles peuvent également induirent ou bloquer le passage d’une interaction en incident et d’un incident en affaire. Il ne faut pas oublier cette variable qui intervient dans le processus de sélection des incidents en affaires.

Une fois de plus ce processus est extrêmement sélectif : il se produit chaque jour plusieurs incidents qui ne deviennent pas des « affaires ».

Dans mon livre, j’en analyse un : celui du « décolleté profond » de Madame Julie Couillard ; incident qui, pourtant, est très révélateur d’un traitement différencié des hommes et des femmes, au mépris de leur égalité, et de « l’intégrité physique et vestimentaire » des femmes.

Mais ceux qui auraient mis en cause si cet « incident » était devenu « affaire » ne sont pas du tout des « stigmatisés » virtuels !

 

Voilà le schmilblick. Encore une fois, il me semble essentiel si on veut effectuer une démarche de connaissance en matière de laïcité.

Chao et bisoux aux dames[13].

 



[1] V. Armony, Le Québec expliqué aux immigrants, Montréal, VLB éditeur, 2007, 131 s.

[2] G. Simmel, Etudes sur les formes de la socialisation, Pairs, PUF, 1999 (1908), 56.

[3] Cf. not. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 La présentation de soi ; 2 Les relations en public, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1973 et Les rites d’interaction, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1974.

[4] EG, La mise en scène…, II, 59s.

[5] EG, Les rites d’interaction, 9.

[6] E. G, La mise en scène…, II, 62-72.

[7] I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, PUF,  1998, 40.

[8] EG, La mise en scène…, I,  9s.

[9]  Chez EG, l’ordre normatif des règles et des rites fait que le public reste passif, en arrière plan. Il parle d’ailleurs, pour la sphère privée de comportement face à un « public invisible » EG, idem, 83.

[10] K. Dougherty, The Gazette, 8 fév. 2007.

 

[11] E. G, Stigmate…, éd. fçaise, éd. de Minuit, 1975, 14 distingue les « stigmatisés discrédités » : Noirs par la couleur de leur peau, juifs qui portent l’étoile jaune, etc et  les « discréditables » dont la différence n’est pas immédiatement perceptible. A priori les juifs hassidiques, minorité visible (par leurs vêtements) seraient plutôt du côté des « discrédités »  mais comme le codage dominant ou commun met la stigmatisation dans le ‘mal’ et qu’habituellement (en conséquence) c’est plutôt un travail d’évitement qui se produit, je pense qu’il est pertinent de parler de « stigmatisés virtuels ».

[12] EG, La mise en scène…, I, 41.

[13] Petite provocation, vu le thème de la Note !

24/01/2009

CE QU'EST UNE SOCIETE (véritablement) LAÏQUE

Ce qu'est - Ce que n'est pas la laïcité, IV.

(cf. les Notes du 29 décembre, 6 janvier et 18 janvier)

 

 

Que vous arrive-t-il ? Vous semblez être devenus sages comme des images : d’un côté peu de commentaires sur les dernières Notes ; de l’autre une fréquentation en hausse : déjà plus de 5000 visites depuis le début du mois (par comparaison : il y en a eu 5795 en décembre, soit 186 par jour contre 220 en janvier).

Pas de critique, mais de l’écoute. Mon pote Xavier D. en est vraiment très très jaloux : il a l’impression qu’à son égard, c’est plutôt l’inverse. Mais je le laisse à ses problèmes. A chacun ses misères ! Et je reprends derechef mon propos.

Ah, avant permettez-moi de vous recommander chaleureusement deux sites d’amis talentueux :

-         celui de Laurent Bloch (http://laurent.bloch.1.free.fr avec notamment ses commentaires de 2 ouvrages : Palestine d’H. Haddad et Le racisme, une haine identitaire de D. Sibony) ;

-         celui de Sébastien Fath où vous trouverez plusieurs Notes sur les aspects religieux de la cérémonie d’investiture d’Obama : ce que les médias français ne savent pas décrypter[1]

 

Bon, revenons à nos moutons :

Petit rappel : à la suite de Durkheim on avait distingué « intégration » et « régulation ».

Et on avait vu que, pour Durkheim l’étude de l’intégration se focalisait d’abord sur la société et sa capacité à intégrer les individus (de toutes origines, âge, sexes, croyances, etc).

Pour la régulation au contraire, le papa of the French sociology partait de l’individu, de ses « désirs illimités », de sa quête d’objectifs infinis et de la frustration qui pouvait en résulter (impression de faire du sur-place puisque, par définition, on a beau avancer, on ne se rapproche pas de l’infini.

J’avais d’ailleurs cogité là-dessus, dans ma jeunesse folle, et un de mes premiers bouquins (le 3ème je crois) s’intitulait : La marche et l’horizon.

C’était, lors des années 1970, l’époque du désenchantement face au marxisme. L’idée émise : il faut continuer à marche, même si on a pris conscience que l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on avance. Mais savoir cela, conduit à marcher autrement (ni à marche forcée, ni au pas cadencé).

 

Cet infini inatteignable peut être dévorant pour celui qui le cherche : ne le trouvant jamais mais croyant pouvoir l’atteindre, il augmentera sans cesse ses efforts, sacrifiera de plus en plus d’autres aspects de sa vie.

Et comme personne ne vit en solitaire, comme tout individu est engagé dans de multiples interactions, d’autres aussi en subiront peu ou prou les conséquences.

Une passion ainsi dévorante n’est pas forcément d’ordre religieux. Inversement toutes celles, tous ceux qui se réfèrent à une religion ne le font pas de façon aussi passionnelle. Mais il suffit que, tendanciellement, cela puisse exister pour que se pose le problème de la régulation.

Chez Durkheim, la régulation (qui est moins étudiée et de façon plus allusive que l’intégration, c’est peut-être pour cela que l’on a confondu les deux) provient d’une nécessité sociale :

Pour qu’un vivre-ensemble puisse exister (et chez lui, c’est la vie en société qui humanise l’individu) il faut que « les passions soient limitées. Il faut une « puissance régulatrice (…) extérieure à l’individu. »[2]

On va aborder les précisions que donne Durkheim sur le fonctionnement de cette « puissance régulatrice ». Mais je donne tout de suite mon hypothèse :

Toute régulation sociale en matière de conviction n’est pas laïque mais la laïcité est d’abord de l’ordre de la régulation sociale.

Et à mon humble avis, en la matière la laïcité, c’est comme la démocratie : la plus mauvaise solution (se modérer implique toujours un certain deuil) exceptée toutes les autres.

 

J’insiste sur le fait que, contrairement à l’intégration et de manière inhabituelle pour un sociologue qui accorde une importance primordiale à la morphologie sociale, Durkheim est parti là de l’individu.

Nous avons vu que l’intégration suppose des croyances et des pratiques partagées, une conscience collective commune. Et logiquement pour Durkheim c’est la « société religieuse », et plus particulièrement vu l’époque, la société catholique qui est le plus fortement intégratrice :

Durkheim affirme qu’une société catholique produit moins de suicides qu’une société protestante car elle « attache » tous ses membres à un « credo collectif », à un « corps de doctrines plus vaste et plus solidement constitué ».

« Plus il y a de manière d’agir et de penser, marquées d’un caractère religieux, soustraites par conséquent au libre examen, plus aussi l’idée de Dieu fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles ». Et « inversement » (cf. p. 159).

Cela montre d’ailleurs que les « sociétés religieuses » ne sont ni folles ni gratuitement fanatiques mais des sociétés qui ont avant tout un souci d’intégration.

On comprend aussi cependant que cela a conduit à des persécutions de mal croyants, hérétiques, athées et qu’il ait fallu trouver une autre solution.

 

Ceci dit, continuons nos citations.

De même, pour Durkheim, excusez le Mesdames, « la femme se suicide beaucoup moins que l’homme » car elle est « beaucoup moins instruite. Essentiellement traditionaliste, elle règle sa conduite d’après les croyances établies et n’a pas de grands besoins intellectuels » (sic) (idem).

 

Cette dernière citation est triplement extrêmement  intéressante, d’abord hors du propos de cette Note, mais cela vaut vraiment le coup de faire une petite digression, ensuite pour notre propos lui-même.

Primo, elle montre que, même un sociologue n’échappe pas à la tendance à ce que l’on appelle essentialiser une situation, un contexte social, etc. Qu’à la fin du XIXe siècle, les femmes, en France comme dans d’autres pays, aient été moins instruites que les hommes, est un fait facilement vérifiable.

Et pour cause : le système éducatif et d’accès au savoir organisait socialement cette inégalité.

Dans des Notes de l’été 2007, je vous ai raconté la forte difficulté qu’avaient eu les femmes en France à pouvoir faire des études de médecine. La première femme médecin avait été autorisée à entrer à la Fac d’Alger, car les médecins hommes rencontraient des problèmes pour pouvoir examiner des femmes algériennes.

(cela a donc eu des conséquences féministes)

Donc un constat empirique : le déficit d’instruction des femmes. Mais Durkheim ne l’analyse pas; il ne le rattache pas à un fonctionnement social. Il se vautre dans un éternel féminin où la femme, par nature, « n’a pas de grands besoins intellectuels »

C’est Marie Curie qui a du être contente !

 

Secondo, en revenant au sujet de cette Note : pour Durkheim la prise de distance à l’égard de la tradition, le degré d’instruction et de mise en cause des croyances établies (cf. le libre examen de l’autre citation) constituent des facteurs de moins forte intégration.

Et j’ai pris cette citation sur « la » femme pour son aspect emblématique, mais beaucoup d’autres vont dans le même sens. L’instruction, la science sont chez Durkheim des facteurs qui génèrent une moindre intégration sociale.

Tertio : l’instruction, la science, la distance à l’égard de la tradition, etc bref tout ce qui peut développer l’individualité propre de chacun (le fait que nous ne nous ressemblons pas comme les gouttes d’eau), n’apporte pas le paradis sur terre. L’augmentation du taux de suicides liée à cela montre que la liberté à un prix.

Et la recherche sociologique actuelle (les travaux d’Alain Erhenberg et d’autres) confirme cela, mais également la façon dont les individus recréent du lien (cf. les travaux de François de Singli).

 

Cela dit : qu’est-ce qu’une « société laïque » sinon une société qui n’est pas « religieuse » et donc qui a abandonné le projet d’imposer à ses membres un « credo collectif », d’organiser le social autour de l’idée de Dieu et de faire converger ainsi les volontés individuelles ?

 

Mais si une société laïque est l’inverse d’une société religieuse, la laïcité, pour autant, n’est pas de l’antireligion. Elle ne peut l’être sans se contredire. En effet, une société qui imposerait à ses membres le refus de croyances religieuses leur imposerait par là même un credo collectif athée.

Et ce n’est d’ailleurs pas une figure de style : la Révolution française, pendant un temps très court a tenté de le faire. Au XXe siècle des pays communistes aussi.

Mais ce n’était pas du tout ainsi que la laïcité a été définie et concrétisée lors de sa création.

Ferdinand Buisson, un philosophe (Directeur de l’enseignement primaire lors de la laïcisation de l’école publique) qui, le premier, a donné une définition dans l’article « Laïcité » de son Grand Dictionnaire de Pédagogie.

« L’Etat laïque, l’Etat neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique » permet « l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, (…) et, en général, l’exercice de tous les droits civils désormais assurés en dehors de toute condition religieuse. »

Et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat commence par indiquer : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci après dans l’intérêt de l’ordre public ».

C’est l’article 1 qui induit logiquement l’article 2 : il n’y a pas de « cultes reconnus » et d’autres qui ne le sont pas. La liberté de religion va de pair avec le caractère non officiel des religions.

 

Autrement dit :

-         primo la société nationale souveraine, l’Etat qui en est l’organe exécutif renonce à imposer un corps de doctrines en matière de religions. C’est à l’individu d’être libre et responsable de ses choix religieux (c’est cela la privatisation de la religion ; ce n’est pas raser les murs quand on est croyant !). La société renonce à être intégratrice en matière de religion.

-         Si la liberté de conscience est quasi absolue, le « libre exercice des cultes », c'est-à-dire la manifestation individuelle et collective de cette liberté de conscience en matière religieuse, peut être soumise à des restrictions clairement énoncées, et dans l’intérêt d’un ordre public démocratique. La société remplace l’intégration par la régulation.

 

Là, on retrouve le vieux Durkheim, Emile pour les dames (qu’il jugeait si mal) et sa régulation sociale.

Voilà ce qu’il indique : « Il faut qu’une puissance régulatrice joue, pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme pour les besoins physiques» et joue « un rôle modérateur ».

Cette « puissance régulatrice, c’est « la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l’intermédiaire d’un de ses organes ».

Ph. Steiner dans La sociologie de Durkheim (PUF, p. 44s.) résume bien ce qui est indiqué dans Le Suicide : comme l’intégration, la régulation sociale possède trois caractéristiques :

-         « les interactions entre les membres du groupe (JB : dans le cas que l’on examine : de la société) s’organisent autour d’une hiérarchie sociale ». Il s’agit, au niveau de la puissance publique, des pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Il peut s'agir aussi d'éléments de la société civile qui jouent un rôle de responsables, de médiateurs, etc. Il faut noter que Durkheim estime que la société peut "directement" réguler

-         Il doit y avoir « modération des passions ». On peut donner facilement des exemples de cette modération nécessaire : un chrétien très convaincu ne doit pas aller dans une mairie, une salle d’attente de médecin, une école pour proclamer sa foi et faire du prosélytisme. En revanche, il peut fort bien distribuer des tracts dans la rue. Pourquoi : parce que la religion relève du droit commun : on ne fera pas du prosélytisme dans des lieux où la propagande politique est interdite (dans le même souci de régulation), on pourra en faire là où elle est permise.

-         « elle signifie, enfin, justice et légitimité de l’ordre social » : Durkheim parle de la nécessité que le « pouvoir soit obéi par respect et non par crainte » ; qu’il y ait « autorité morale » plus que « contrainte physique » (pages 279 et 276). Et c’est là que la règle d’égalité d’une part entre les religions, d’autre part entre les convictions religieuses et les convictions non religieuses est absolument essentielle. L’injustice entraîne le non respect et, du coup, la contrainte physique.  C'est à ce propos que j'ai indiqué que toute régulation sociale de la religion n'est pas forcément laïque: la laïcité d'une société est proportionnelle à la double égalité (entre religions; entre convictions religieuses et irreligieuses).   De même, en ce sens, les discriminations sont contraires à la laïcité.

 

Pour ce qui concerne le port de signes religieux à l’école publique, l’arrêt de 1989 du Conseil d’Etat distinguant un port discret et un « port ostentatoire » était dans la régulation ; la loi de mars 2004 en interdisant le port de signes considérés comme « ostensibles » est dans une certaine conception de l’intégration.

La régulation du Conseil d’Etat était laïque, la loi de mars 2004 amalgame laïcité et religion civile. Elle impose implicitement, en effet, une sorte de credo collectif sur la signification du port de signes ostensibles et, ne soyons pas hypocrites, essentiellement du « foulard » qui est le signe visé.

C’est pour cela que j’ai précisé : « une certaine conception de l’intégration » :

Nous avons vu que, pour Durkheim, l’intégration était d’abord la capacité d’une société à intégrer, à assurer la cohésion de l’ensemble de TOUS SES MEMBRES. Là, il est demandé à une partie de la société « de s’intégrer » ; les autres sont considérés comme intégrés par essence (ethnique ?)

Et cette signification donnée au dit foulard obéit au principe que deux sociologues nomment « le principe de la pire interprétation »[3].

 

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Comment articuler régulation laïque et intégration sociale (nous avons vu qu’un certain degré d’intégration est nécessaire) ?

Dans toute société n'existe-t-il pas (au moins implicitement) une "religion civile"?

N'est-ce pas de "l'angélisme" de faire comme si les migrants n'avaient pas à s'intégrer daventage que les autres?

 

C’est ce que vous saurez grâce à la suite de cette passionnante série :

« Desesperate Laicity » !



[1] J’ai oublié l’adresse, mais comme moi vous le trouverez facilement en tapant Sébastien Fath sur Google et en allant à la page 2 où il y a un renvoi à son blog.

[2] Je rappelle que toutes mes citations de Durkheim (sauf indication contraire) proviennent de l’ouvrage Le suicide ; dans la réédit. de 2007 des PUF, la régulation est traitée p. 272ss.

[3] P. Brown et S. Levinson, Politeness, Cambridge University Press, 1988.

18/01/2009

LA LAÏCITE N'EST PAS L'INTEGRATION (suite)

 

 

… MAIS FAIT PARTIE DE LA REGULATION SOCIALE .

 

 

Ce qu’est –ce que n’est pas la laïcité III

 

Je reprends les Notes qui cherchent à indiquer ce qu’est et ce que n’est pas la laïcité. Je vais essayer de faire une Note pas trop longue : depuis quelques jours j’ai un mal de dos épouvantable du, je pense, à une fréquentation assidue de mon ordinateur.

Reportez-vous à la Note du 6 janvier et à celle du 29 décembre : "L’intégration n’est pas ce que vous croyez" et "La laïcité n'est pas l'intégration".

Nous avons tenté d’aborder l’intégration autrement que l’idéologie dominante qui la réduit à un problème d’immigration : les migrants où leurs enfants doivent s’intégrer à une sorte de France républicaine intemporelle, figée.

Nous avons vu que pour Durkheim et la tradition sociologique jusqu’aux années 1970, « l’intégration » concernait tout individu, quel qu’il soit, dans ses rapports à la société (et aussi à un groupe, une institution).

 

L’intégration, c’est la capacité d’une société (d’un groupe, d’une institution,…) à intégrer ses membres. Il faut donc se focaliser d’abord sur la dite société, pas sur les individus.

Chez Durkheim, il existe une catégorie de suicides due à une trop faible intégration sociale et une autre catégorie due à une intégration trop forte, trop complète.

Le degré d’intégration souhaitable est donc un enjeu social: une société démocratique doit être capable d'intégrer ni trop (intégration totale = société totalitaire) ni trop peu. 

 

Dans les années 1960 et 1970 des analystes ont mis l’accent sur la « participation » et même la « contestation ».

Si on veut se focaliser sur les migrants, on peut dire que des années 1930 aux années 1980, ils se sont « intégrés » souvent en participant aux activités d’organisation qui contestaient la société : l’Eglise catholique et le Parti Communiste.

Intégration, contestation, participation forment un triangle, un schéma décrivant le rapport de l’individu à la société.

 Mais, nous l'avons vu, il s'agit d'abord d'une capacité sociale: La solidité d'une société, d'une institution d'un groupe, dépend de leur capacité à intégrer harmonieusement, à accepter d'être contesté sans être détruit, à favoriser la participation du plus grand nombre d'individus dans leur diversité.

 

Durkheim n’est guère un sociologue de la contestation. Mais, à côté d’un facteur purement intégratif (nous allons tout de suite y revenir), il retient des éléments qui vont plus dans le sens de la participation : 

Les individus sont intégrés quand ils ont une bonne densité d’interactions entre eux (contre la ségrégation sociale par exemple) et des buts qui leur sont communs (ce qui sera d'autant plus possible que ces buts seront justes au double sens de justice et de justesse cf."l'ordre juste" de Ségolène).

La recherche d’objectifs, même communs, les interactions entre individus produisent du social, de la nouveauté : une société qui a une forte capacité d’intégration n’est pas une société immobile, c’est une société qui arrive à avoir un mouvement d’ensemble relativement ordonné, une société mobile, qui évolue sans se déliter.

Cela passe par  la participation, mais aussi, apport nouveau par rapport au vieux Durkheim, par la contestation.

Je rappelle que le fondateur de « l’école française de sociologie » est mort en 1917. Cela ne nous rajeunit pas, chers internautes. Enfin, surtout vous : moi je suis éternellement jeune, tous mes amis vous le diront (ou alors ce sont d’horrible faux-culs et pas des z’amis !)

Donc, apport nouveau, la contestation, en obligeant la société à changer, est un facteur qui peut favoriser la capacité d’intégration d’une société.

En effet, une société figée sur une intégration imposée va s’éloigner des individus (qui, eux, bougent, veulent avoir leur individidualité) et, à terme, réduire sa capacité intégratrice (cf. l'écroulement de l'URSS par exemple).

 

Reste qu’on trouve, chez Durkheim, une insistance sur un élément intégrateur en amont des interactions des individus entre eux et de leur recherche d’objectifs communs : il s’agit des sentiments communs, des croyances et des pratiques partagées. Bref une conscience collective commune.

C’est l’aspect religieux de l’intégration, celui qui s’impose par le haut.

Mais il peut s’agir alors d’une société explicitement religieuse : la société de chrétienté, aujourd’hui ce que le pouvoir iranien tente de faire, etc.

Il peut s’agir aussi, d’une religion civile (cf la notion de Rousseau que, avant Bellah, Durkheim reprend à son compte en la « sociologisant »).

Je vous en parle comme si vous étiez au parfum et qu’il n’existait pas sur terre meilleur spécialiste que vous de la religion civile.

Pourquoi ? Parce que vous avez toutes et tous en tête mon admirable Note du 18 novembre ou, malgré le titre (« Une laïcité interculturelle », ça c’était la pub pour mon dernier bouquin et, ne vous inquiétez pas, je vous bassinerai encore à son sujet puis que maintenant il est aussi en vente au Québec), il en était question.

Si vous n’avez plus cette Note en tête, relisez la de toute urgence : mon grand ami Xavier Darcos m’a confié en confidence qu’il allait organiser une interrogation écrite nationale sur le sujet : « Pendant qu’ils feront cela, m’a-t-il dit, au moins ils seront occupés à autre chose qu’à manifester. »

 

Bref je vous ai parlé de la religion civile en vous indiquant mon amical désaccord avec Jean Paul Willaime à ce sujet. Willaime insiste sur le fait que toute société comporte de la religion civile. A partir de là, il conteste le contenu de mon livre : La laïcité expliquée à M. Sarkozy (autre pub clandestine que je fais honteusement pour contrebalancer le fait que France 2 ne peut plus diffuser les pubs de mon éditeur !).

La baubérotique position consiste à dire : certes, il existe des éléments de religion civile dans toute société, mais d'une part trop de religion civile va contre la démocratie (car des croyances communes, des "dogmes civils" disait Rousseau, ne peuvent être légitimement contestés)  et, par ailleurs, la religion civile n’est pas la laïcité.

On peut donc débattre et du degré de religion civile que l'on cherche à imposer et de la forme qu'elle prend.

Moi, vous l’avez compris  la religion civile n'est pas ma cup of tea  et, malgré mon admiration sans borne pour Carla, je me situe un tantinet dans la critique de la religion civile à la Sarko-Tarzan-Zorro. 

La religion civile est le cœur même de l’intégration (et donc des éléments sont peut-être indispensables à la cohésion sociale, mais point trop n’en faut, puisqu’une trop forte intégration a des conséquences…suicidaires). La laïcité, elle, fait partie de la régulation sociale, non de l’intégration.

 

Là, je vais vous faire briller dans les dîners en ville. Quand un quidam se mettra à parler doctement d’intégration, non seulement vous lui assènerez tout ce que je vous ai dit sur l’intégration, mais vous lui direz, encore plus doctement qu’il a causé : « encore faut-il bien distinguer intégration et régulation. »

Effet immédiat assuré. J’ai moi-même expérimenté la chose à moult reprises, et j’ai vu, dans les yeux des gentes dames, se lire une admiration sans borne qui a aussitôt fait toc toc, toc dans mon petit cœur.

Et elles avaient bien raison d’être admiratives, ces belles car, « une importante tradition sociologique recoupe sous un même terme (intégration) les deux processus distingués par Durkheim (intégration et régulation) ».

C’est ce qu’écrit Philippe Steiner, Sociologie de Durkheim, La Découverte, 4ème édit 2005, page 44. Vous voyez, je ne suis pas le seul à avoir comme objectif suprême dans la vie de briller devant les belles !

Et rassurez-vous cela marche dans toutes les combinaisons possibles : une femme qui distinguera intégration et régulation fera sortir des étoiles des yeux des messieurs. Un monsieur aussi, si tels sont ses penchants, une dame à l'égard d'autres dames...

 

Bon, comme j’en connais qui trouvent que ce Blog (comme mon livre sur Sarko d’ailleurs) contient beaucoup trop de vannes pour un Blog d’un grand professeur et que, du coup, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, c’est râpé (sic), je redeviens sérieux aussi sec.

Que dit Durkheim de la régulation ?

Cette fois, il part de l’individu (et c’est vachement significatif) : « comment fixer la quantité de bien être, de confortable, de luxe que peut légitimement rechercher un être humain »

L’individu a des « désirs illimités » donc, « par définition insatiables ». Et «puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours et infiniment les moyens dont il dispose ; rien ne saurait donc les calmer. »

De même ajoute Emile Durkheim la « sensibilité » est un « abîme sans fond que rien ne peut combler »

Et il continue en expliquant que « le propre de l’activité humaine (est) de se déployer sans terme assignable et de se proposer des fins qu’elles ne peut accomplir . »  . Marx, au contraire, pensait que l’humanité ne se posait que des questions qu’elle pouvait résoudre.

Mais les deux positions ne sont pas incompatibles : il s’opère (peut-être) un tri social des fins « sans terme assignable » aux questions solubles.

Prenons la liberté des femmes et l’égalité des sexes : de tout temps, des femmes ont combattu pour leur liberté, pour l’égalité des sexes. Mais parmi les obstacles qu’elles rencontraient, il y en avait un de pratiquement insurmontable : le fait qu’elles pouvaient « tomber enceintes ».

Et la société, dans son ensemble, ne prenait guère en compte leur demande d’égalité (sans doute pour plusieurs raisons, mais si on suit Marx, celle-là est parmi les raisons importantes).

L’arrivée d’une contraception efficace et sa démocratisation a considérablement changé « l’ordre des choses »

Cela a fait énormément, à mon sens, pour que le combat des femmes soit reconnu comme légitime par la société globale. Cela a changé le rapport de force entre les sexes.

 

Donc l’individu poursuit des fins inatteignables, au moins au moment où il les poursuit. Or « quelque plaisir que l’homme (= l’être humain) éprouve à agir (…) encore faut-il qu’il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu’en marchant il avance. »

Or, poursuit le vieil Emile, on n’avance pas « quand le but vers lequel on marche est à l’infini. La distance à laquelle on en reste éloigné étant toujours la même quelque chemin qu’on ait fait, tout se passe comme si on était stérilement agité sur place . »

Et il conclut : « Poursuivre une fin inaccessible par hypothèse, c’est donc se condamner à un perpétuel état de mécontentement », même si, « même déraisonnable, l’espérance à ses joies. »

C’est là, chers et chères z’internautes, qu’intervient la régulation sociale.

Et là je vous renvoie aux travaux de Micheline Milot, qui bien qu’infiniment plus jeune que Durkheim n’en est pas moins excellente sociologue. Elle définit la laïcité en terme de « régulation » (cf. La Laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002, p. 33 ; La laïcité, Novalis, 2008, 31). Nous allons la suivre dans cette voie. Mais mémorisez bien et les citations de Durkheim faites, et mon commentaire sur la lutte des femmes. Vous verrez que c’est utile.

Rendez-vous dans une semaine.

 

« Germaine, retardez mon dîner en ville d’une semaine S’youplait » :

Tout en fumant son cigare, Monsieur XYZ, Pdg d’une multinationale, aboie cet ordre : il a envie de voir des étoiles dans les regard féminins, n’a jamais pu y parvenir, espère que quand il aura tout lu sur la différence essentielle entre une laïcité comprise comme intégration et la laïcité comprise comme une régulation, les belles lui diront qu’elle le trouve très beau (comme Michel Blanc in the film).

Durkheim avait raison : il existe des espérances absolument déraisonnables !

Chao.

 

 

 

10/01/2009

GAZA, L'IMPOSSIBLE "RECIPROCITE"

+ (après la Note) le programme complet de la rencontre sur:

Qu'est-ce qu'une société pluriculturelle?

 

Les habitués de ce Blog le savent, ce n’est pas un blog de journaliste et il n’a pas vocation à commenter l’actualité. La règle générale, pour moi, consiste à ne pas aborder les sujets où ce que je pourrais dire se trouve déjà dans tel ou tel article de la presse ; les sujets où je n’ai pas d’information particulière ou une réflexion de franc-tireur à émettre.

Mais parfois l’actualité est trop dramatique pour demeurer dans le silence et, à défaut d’un savoir particulier, il y a toujours la vie quotidienne du citoyen.

Depuis une semaine que les « fêtes » étant finies la vie sociale normale a repris, je rencontre, bien sûr, des personnes comme moi indignées de ce qui se passe à Gaza.

J’en rencontre aussi d’autres qui tentent, sinon de justifier les massacres de l’armée israélienne, du moins d’établir une réciprocité entre le lancement des roquettes (7000 en 7 ans me dit-on) et les bombardements et les tueries actuelles.

C’est ce raisonnement que je voudrais contester ici.

 

D’abord, je remarque qu’il est à géométrie variable et qu’on le sort uniquement quand l’armée israélienne massacre des civils, en 2006 au Liban, aujourd’hui à Gaza.

S’il était tenu de façon constante, il s’agirait d’un argument très boomerang : Le Hezbollah est considéré comme une « organisation terroriste » par les pays d’Amérique du Nord et une partie des organisations européennes (le Parlement par exemple) ; c’est encore plus le cas pour le Hamas.

Les personnes qui développent cet argument de la réciprocité sont-ils prêts à agir pour que ces mêmes Etats et organismes mettent Israël dans la liste des « Etats terroristes » ?

Certainement pas, et leur figure quand je leur pose la question montre qu’ils n’ont même pas pensé à cette possibilité.

C’est donc un argument ad hoc, que l’on sort quand on en a besoin et que l’on oublie dés que l’on peut l’oublier.

 

Donc l’argument ne présente pas de cohérence interne.

Très souvent, d’ailleurs, il se double d’un refus d’admettre véritablement que depuis des années la situation de Gaza est terrifiante, que ce territoire est une immense prison à ciel ouvert et que le retrait israélien, sans amorce de solution globale, a été une duperie.

Quand j’écris « véritablement », c’est qu’il j’agit d’une structure de pensée que l’on pourrait qualifier de : « je sais, mais je ne veux pas savoir » : en général mes interlocuteurs admettent cela quand je le leur dit… et 2 secondes après, ils font comme si cette réalité n’existait pas, comme s’il n’y avait pas lieu d’en tenir compte.

 

Par ailleurs, la défense de la démocratie demande, elle aussi, de la cohérence et d’avoir le courage d’affronter les « faits désagréables », selon l’expression de Max Weber.

L’arrêt du processus électoral en Algérie en 1992 a déclanché la cruelle guerre civile que l’on sait, dont ce pays ne s’est toujours pas remis. La victoire du Hamas dans des élections dont personne n’a contesté le caractère démocratique est un fait, que cela plaise ou non.

La raison de cette victoire est claire : les Palestiniens n’ont nul envie de l’établissement d’un régime islamiste, mais ils désespèrent d’un processus de paix, engagé il y a maintenant quinze ans, qui donne lieu à de pseudos accords, jamais suivis d’effets.

La première, la grande faute d’Israël consiste à ne pas avoir cherché à monter aux Palestiniens que la recherche de la paix est plus « payante » que la poursuite de la résistance.

L’occupation, avec son lot de brimades (pour employer un euphémisme), de spoliations, d’humiliations a continué. La colonisation ne s’est nullement arrêtée.

La signature, encore récente, d’accords apparaît donc de plus en plus aux Palestiniens comme une sorte d’alibi hypocrite de la part de l’occupant, pour prolonger son occupation face à l’opinion publique internationale.

Tout cela fait qu’on ne peut nullement se situer dans une logique de réciprocité : il n’y a pas, il ne peut y avoir de réciprocité entre l’occupant et l’occupé.

Et plus l’occupation dure, plus elle est insupportable et ne peut qu’être combattue.

 

Les massacres actuels montrent, en outre, une volonté de terroriser la population palestinienne de Gaza, de la « punir » de son choix électoral, de vouloir la faire plier, de mettre à genoux.

Des crimes de guerre sont commis, selon la définition qu’en donne la Convention de Genève.

Ce qui se fait à Gaza est aussi une politique de terreur (symbolique cette fois) envers la Cisjordanie.

Le message consiste à dire : si vous résistez à l’occupation, nous referons l’opération « Rempart » du printemps 2002.

Ecrire, comme le fait un surtitre de l’hebdomadaire Réforme que « l’intervention militaire d’Israël à Gaza obéit à des objectifs strictement militaires » (Catherine Dupeyron, n° du 8 janvier) est tragiquement ridicule quand des écoles sont bombardées, que des civils regroupés par l’armée israélienne elle-même sont…faut-il écrire « tués » ou « assassinés ».

 

Est-ce la crainte de paraître antisémite qui induit de tels articles ? Je ne sais. Mais le refus de l’antisémitisme, comme de tout racisme, ne doit pas conduire à placer Israël dans un sacré faste, parce qu'un horrible antisémisme met les juifs dans un sacré néfaste.

D’abord il y a loin d’une unanimité entre juifs dans cette affaire : en Israël même des femmes et des hommes courageux combattent la politique de leur pays et tentent de promouvoir une solution plus juste. Pour la France, je recommande (notamment) la lecture de la tribune qu’Esther Benbassa a publiée dans Le Monde (6 janvier 2009)

Ensuite, le refus de l’antisémitisme conduit à une règle très simple : considérer l’Etat d’Israël comme n’importe quel Etat et avoir à son égard les mêmes critères que l’on aurait à l’égard de tout autre Etat.

 Demander le respect des « règles internationales » par exemple.

Enfin, si on examine les choses froidement, le comportement de l’Etat d’Israël est désastreux pour lui-même à moyen et long terme. La façon exclusive et de courte vue dont il considère sa sécurité fait le choix de la « guerre à toujours ».

C’est un choix contraire à l’intérêt de ses habitants.

Il n’y a donc aucune contradiction, au contraire, entre le refus total de l’antisémitisme et la condamnation totale des bombardements et des massacres opérés dans la bande de Gaza.

 

RAPPEL:

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE PLURICULTURELLE ?

Colloque organisé par l’Association Islam & Laïcité les 16 et 17 janvier 2009 à l’Institut du Monde Arabe, 26, rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris, métro Jussieu ou Cardinal-Lemoine

Qu’est-ce qu’une société pluriculturelle ? Comment prendre en compte le caractère pluriculturel de la société française ? L’approche classique des problèmes qu’elle rencontre par la lutte contre le racisme, la xénophobie, les discriminations peut-elle être éclairée et rendue plus efficace en intégrant cette dimension de la vie sociale ? Comment les musulmans en France peuvent-ils être réellement reconnus et enrichir le vivre ensemble ?

Vendredi 16 janvier 2009 Après-midi

Choc des civilisations ? Enjeux et débats actuels

14h Accueil des participants

14h 30 : présentation du colloque, Philippe Jessu, président de l’Association Islam et Laïcité

15h-16h : « le temps des sociétés plurielles », Joël Roman, philosophe, auteur de Eux et nous, edit. Hachette.

16h-17h :  « Guerre des civilisations, guerre des religions ? », Françoise Micheau, professeur, université de Paris I, spécialiste de l’islam médiéval.

17h-18h : débat, avec la participation d’Alain Gresh, journaliste.

A travers l’histoire, les civilisations se sont constituées en intégrant à un noyau central des transferts culturels multiples. Les sociétés arabo-musulmanes des premiers siècles de l’islam et l’Europe médiévale se sont formées en mêlant les apports de populations variées, en recevant et en transformant les savoirs philosophiques, scientifiques, et techniques de l’Antiquité. Leurs contacts, leurs échanges, leurs conflits, se sont poursuivis de longs siècles. L’accélération de la mondialisation transforment profondément les sociétés et les relations internationales. Les différences culturelles, loin de s’estomper, semblent s’accroître sinon s’exacerber. Face au fatalisme de la théorie du choc des civilisations, comment penser et agir pour créer un monde plus juste ?

Samedi 17 janvier matin

Pluriculturel, interculturel, les concepts

8h45 9h15  Accueil des participants

9h15 10h15 :  « racisme et ethnicité, quelles clés pour les sociétés européennes d’immigration? » Albert Bastenier, professeur à l’université catholique de Louvain

10h15 11h15 « Multiculturalisme et intégration républicaine : contradiction ou convergence ? » John Crowley, politologue, chercheur au Centre Interdisciplinaire de recherches comparatives en sciences sociales

11h15 12h15 : «  Interculturel et laïcité : débats et perspectives au Québec », Rachida Azdouz. Professeure à l’Université de Montréal.

Comment mener la lutte contre le racisme sous ses diverses formes et contre les discriminations ? Par quelles voies peut-on œuvrer à la définition et à la mise en œuvre d’un socle de valeurs partagées permettant  de travailler ensemble à une société de citoyens respectueux les uns des autres pour l’égalité et la justice dans la liberté ? Quels concepts permettent de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les réalités sociales et culturelles qui changent dans des sociétés confrontées aux migrations et à la mondialisation ? Les modèles « multiculturalistes » ou d’ « intégration républicaine » sont-ils pertinents ? Quelles enseignements peut-on tirer des discussions au Québec ?

 

samedi 17 janvier après midi

Pluriculturel, interculturel, les pratiques

14h- 15h : « La « diversité » à l’école et ailleurs, entre fait et visée » Françoise Lorcerie, directrice de recherches au CNRS. Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme.

15h-17h Table ronde. Pluriculturel, interculturel, les pratiques 

La Ligue de l’enseignement et le dialogue interculturel. Nadia Bellaoui, secrétaire nationale de la Ligue de l’enseignement.

La transmission du patrimoine musulman. Collectif Hamidullah Association de préservation de préservation et de promotion du patrimoine musulman.

Etre deux je. Parcours d’une double culture. Souad Belhaddad Ecrivaine, journaliste, chanteuse.

Diasporiques, une revue pour le dialogue interculturel. Philippe Lazar, directeur de la revue « Diasporiques. Cultures en mouvement ».

Face à la diversité, que veut-on faire ? A quoi sommes-nous confrontés ? Quelles problématiques, quelles actions ?

Renseignements pratiques

L’accès au colloque est gratuit. Merci de vous inscrire en envoyant un mail à l’adresse suivante : cconte@laligue.org

Pour l’internaute qui demande si les Actes seront publiés : la réponse est « oui, mais il faudra attendre environ un an.

 

 

11:15 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (0)

06/01/2009

L'INTEGRATION N'EST PAS CE QUE VOUS CROYEZ

J’ai envie de VOUS dire « très bonne année, quand même »

En effet, entre les nuages de la crise financière devenant une crise socio-économique et, maintenant, les bombardements et l’envahissement de la bande de Gaza[1] (on peut dire, en ce début d'année "Nous sommes tous Palestiniens"), il n’y a malheureusement guère de sujets de réjouissance, sinon la fin prochaine de l’ère Bush aux USA, encore une fois sans attendre de miracle d’Obama.

Dans cet environnement difficile, il faut cependant continuer une réflexion de fond qui puisse contribuer à débloquer certaines situations; cela dans le moyen et long terme. C’est la raison d’être de ce Blog, avec (heureusement), à certains moments, des occasions de sourire, et de rire, parfois.

 

Nous avons commencé à chercher à définir « Ce qu’est et ce que n’est pas la laïcité ». La première thèse est que la laïcité n’est pas l’intégration. Il s’agit de deux problèmes différents, même s’ils peuvent parfois interférer.

Je prends bonne note des deux questions (celle de Laurent Bloch et celle de Blondeelle). Elles seront traitées en leur temps.

Je voudrais d’abord repartir en parlant un peu de l’intégration. Plein d’ouvrage sont consacrés à ce sujet actuellement. Mais, à ma connaissance, ils partent tous du principe que l’intégration c’est, schématiquement, le fait de « s’intégrer » pour des migrants ou descendants de migrants.

L’intégration est, dans ce sens, d’une part une affaire individuelle : c’est aux individus de s’intégrer à la société ; d’autre part une affaire qui concerne une certaine catégorie d’individus : les « Français de souche » sont intégrés par définition à la société française. Ce sont ceux qui sont en train de devenir français qui doivent s’intégrer.

Et, dans cette perspective, le débat social se focalise souvent sur la question : pendant combien de temps, pendant combien de générations réclame-t-on une telle intégration des migrants ?

La nationalité française étant liée au droit du sol, les descendants de migrants nés en France ne doivent-ils pas être considérés comme des « Français à part entière », n’ayant pas à s’intégrer encore et toujours à une société qui est la leur depuis leur naissance ?

OK, mais on reste dans l’optique générale précitée de l’intégration.

 

Or les termes même de ce débat, de cette optique manifestent une façon relativement nouvelle de concevoir la notion d’intégration et c’est à tort que nous faisons comme si ce sens nouveau était le seul sens possible de ce terme.

Je l’ai signalé, ce bon vieux Durkheim concevait tout autrement l’intégration. Et peut-être n’est-il pas mauvais de le relire !

L’intégration est d’abord, pour lui, un phénomène social. Il existe des sociétés plus ou moins intégratrices. Des sociétés (et des groupes sociaux) ou les individus (quels qu’ils soient) sont plus ou moins fortement intégrés.

Une société intégratrice, pour Durkheim, c’est « une société cohérente et vivace (où) il y a de tous à chacun et de chacun à tous un continuel échange d’idées et de sentiments et comme une mutuelle assistance morale, qui fait que l’individu, au lieu d’être réduit à ses seules forces, participe à l’énergie collective et vient y réconforter la sienne quand elle est à bout »[2]

Durkheim indique que, par exemple, les « grandes commotions sociales comme les grandes guerres populaires » peuvent « pour un temps » favoriser « une intégration plus forte de la société » en ravivant les « sentiments collectifs » et « concentrant les activités vers un même but ».

 

Qu’en est-il des religions ?

Selon le sociologue, le catholicisme a généré une forte intégration, socialisant ses membres dans « un corps de doctrines vaste et solidement constitué ». Le protestantisme induit des collectivités moins intégrées car il accorde plus d’importance aux choix religieux individuels.

Le judaïsme se rapprocherait du protestantisme, mais les séculaires manifestations d’antisémitisme ont renforcé l’intégration de ses membres.

D’une manière générale, les religions ont constitué un facteur d’intégration.

Par certains côtés, Durkheim a la nostalgie des sociétés intégrées. Mais, indique-t-il, les croyances religieuses ont perdu de leur crédibilité et elles intègrent beaucoup moins. On n’a pas le choix, conclut-il : désormais, c’est à la science qu’il faut se confier.

J’aime bien l’affirmation de l’historien Eugen Weber concernant ce genre de propos : ils peuvent paraître naïfs, mais avant la guerre de 1914-1918, ils étaient raisonnables, car on pouvait lier en une seule gerbe progrès scientifique et technique et progrès moral et social.

En tout cas, toute la relation ambiguë de Durkheim à la laïcité se retrouve ici. Pour les fanas de la baubérotique vision de la laïcité, j’ai rédigé une savante étude là-dessus.[3]

 

Peu importe pour le sujet d’aujourd’hui.

L’essentiel est de retenir ceci : l’intégration est un phénomène social. On y pense à propos du secteur socio-économique, mais pas beaucoup pour le reste. C’est seulement dans des travaux sociologiques spécialisés que l’on trouve aujourd’hui encore, les termes de la famille sémantique « intégration » utilisés dans ce sens.

Pourtant, l’usage social du mot dans un sens schématiquement « durkheimien », a duré jusqu’aux années 1970.

J’ai relu, ces jours ci, un article d’un sociologue, Francis Andrieux, publié en 1972[4]. Il indique la difficulté pour le sociologue d’utiliser les vocables d’intégration et de participation de façon neutre :

« L’intégration en vient à désigner d’un des fléaux majeurs de notre temps. La rationalité technologique et bureaucratique est décrite comme un système tendant à mettre au pas et à « intégrer » toutes les dimensions de l’existence privée et publique. »

Et plus loin, il remet cela : « L’intégration apparaît comme un danger et un mal contre lequel il n’y a de lutte possible qu’en mettant en cause le « système » tout entier ; de l’autre, la participation se présente comme le bien auquel il faut tendre, le remède capable de rendre vie et santé à un corps social malade ou anémié. »

 

Quatre caractéristiques se dégagent de ces 2 citations :

- L’intégration est immédiatement sociale ;

- elle concerne tout un chacun et non une partie seulement de la société ;

- elle est socialement perçue comme un « fléau», un « danger », un « mal », identifiée à une « mise au pas » menaçant l’individu et contre laquelle une lutte globale est légitime ;

- la participation est le remède (ce qui montre qu’Andrieux ne parle pas des seuls gauchistes : en effet la « participation » est alors une réponse réformiste à la contestation gauchisante).

 

Et l’islam ? Quel islam ? Alors on ne parle de l’islam et des musulmans que par rapport à des pays étrangers, à un au-delà de la Méditerranée. La situation va rapidement changer et peu à peu va se développer, avec le constat de sédentarisation des migrants, une sociologie de l’immigration.

Comme le remarque Marjorie Moya[5], c’est sous cet angle que les musulmans en France, et/ou Français, vont être d’abord étudiés. La sociologie de la religion n’arrivera qu’ensuite. Et je dirai qu’encore aujourd’hui elle a beaucoup moins d’impact médiatique et social que la sociologie (ou plutôt d’ailleurs la science politique) de l’immigration.

La création du Haut Conseil à l’Intégration, fin 1989 (au moment de la 1ère affaire de foulards !) montre le changement dominant de sens qui atteint les 4 caractéristiques susmentionnées, qui focalise l’intégration sur les migrants, et parfois même, dans une optique racialisante, sur les non-blancs !

Ainsi, très curieusement, en avril 2008, le HCI a rendu hommage à Aimé Césaire lors de son décès. Il ne l’avait pas fait pour l’abbé Pierre, non plus que pour des écrivains visages pâles. Curieux, non ?

 

Moralité :

-         L’intégration est un phénomène social (une société, un groupe social, une institution possède une capacité d’intégration plus ou moins grande) ;

-         elle concerne le rapport entre la société (le groupe, etc) et tout un chacun ;

-         l’intégration est-elle « bonne » ou « mauvaise » ? Les contestations de Mai 68 and after n’ont pas forcément raison. Elles n’ont pas systématiquement tort non plus. Il est paradoxal d’avoir autant célébrer Mai 68 l’an dernier et d’être dans l’amnésie totale de ce dont Mai 68 était porteur. Pour chaque cas précis, se poser le problème du bien fondé de l’intégration, du degré d’intégration souhaitable, etc sont des questions pertinentes

-         et la « participation »… à part quelqu’une qui a mis en avant la « démocratie participative », on l’a pas mal oubliée ! Et si la participation était un correctif nécessaire à l’intégration pour qu’on ne vive pas dans une société anthropophage ?

 

Je suis sûr que le simple fait de rappeler que l’intégration concerne tout un chacun change le regard sur l’intégration.

Il n’en reste pas moins que, la laïcité, ce n’est pas l’intégration sociale mais beaucoup plus la régulation sociale.

La régulation sociale, qu’estzaquo ?

Petits malins, vous voulez tout savoir : attendez la semaine prochaine, que diantre !

 

RAPPEL IMPORTANT :

RENCONTRE DES 16-17 JANVIER à l’Institut du Monde Arabe

1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris

QU’EST-CE QU’UNE SOCIETE PLURICULTURELLE.

Informations sur : http://www.islamlaicite.org

 



[1] J’entends déjà certains amis me reprocher de parler de cette agression israélienne, sans mentionner les tirs de roquette qui en ont été la raison ou le prétexte. Mais la rupture de la trêve par le Hamas est due elle-même à la perpétuation d’un blocus insupportable. Etc. On peut remonter de cause en cause. L’essentiel est que, malheureusement, pour les Palestiniens le choix de la négociation et du processus de paix, tel qu’il a été défini à Genève, n’apparaît nullement « payant ».

[2] E. Durkheim, Le suicide, rééd PUF, 2007, 224.

[3] Mais il faut lire l’allemand (ou l’apprendre très vite !) pour pouvoir l’apprécier : la référence est : J. Baubérot, « Durkheim und die Debatte um die Laizität », inM. Koenig – J.-P. Willaime (Hg) Religionskontroversen in Frankreich und Deutschland, Hamburger Editions HIS, 2008, 182-203.

[4] « Intégration et participation urbaines »In RHPR, 1972/3, 323-330

[5] Dans un excellent mémoire de master à ‘l’EPHE dirigé par V. Zuber