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14/12/2005

TREZIEME IMPENSE

D’abord, information pour celles et ceux qui ne le savent pas encore, précision pour les autres, à partir de janvier 2006, dans votre blog favori, et en première mondiale, un nouveau feuilleton d’impensés : le manuscrit d’une historienne ukrainienne (mais l’Ukraine est devenue un des Etats fédérés des Etats Unis d’Europe) qui, en 2106, peu après la célébration du bicentenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat, étudie la société française du début de XXIe siècle à travers le prisme des problèmes de laïcité (normal : elle est la 7ème titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité qu’un siècle auparavant J. Baubérot occupait à l’Ecole Pratique des hautes Etudes, mais elle vous expliquera cela mieux que moi dans un peu plus de 15 jours) : 2006 vu en 2106, ce n’est pas triste ! Domptez le temps avec le blog baubérotesque.

En même temps, le blog n’abandonnera pas le récit de la séparation. Nous avons déjà vu le refus catholique ordonné par le pape (9ème impensé), nous verrons très bientôt comment Briand et les autres républicains laïques ont fait face à ce refus (ce sera le 15ème et …avant dernier impensé, car les 15 impensés seront 16 !). Mais nous reprendrons les événements de 1906 à 1908 plus en détail l’an prochain et, par exemple, en janvier, nous consacrerons une Note spécifique sur la crise des inventaires. De nouvelles études sont parues à ce sujet en 2005 et elles changent la perception de cet événement.

Revenons à notre sujet d’aujourd’hui.

QUEL EST LE SENS DE LA LOI DE 1905 ?

Nous avons vu, la semaine dernière (cf le douzième impensé), que la loi de séparation est aussi importante par ses refus que par son contenu lui-même. Plus exactement, on peut dire que ce contenu (très technique la plupart du temps à la lecture immédiate) prend sens à partir des débats, et notamment des amendements ajoutés ou refusés. Une telle approche de la loi de séparation rompt avec l’idée que, finalement, seuls compteraient les deux premiers articles, le reste  n’étant que dispositions transitoires ou technicité juridique. Il y a bien, en fait, une philosophie de la loi de 1905, et beaucoup, parmi ceux qui, aujourd’hui, magnifient la loi ne la partagent pas vraiment.

Bien sûr, la loi de 1905 n’a rien d’un absolu, mais d’une part attention au double jeu : la porter aux nues en développant par ailleurs des arguments contraires à son esprit ; d’autre part vouloir la modifier n’a de sens que si on est apte à l’améliorer, à créer un nouvel équilibre ou tout le monde est gagnant, ce qui n’est vraiment pas facile et en tout cas ne correspond pas (à mon avis) aux propositions qui ont été faites jusqu’à présent. Nous y reviendrons avec le dernier impensé.

La semaine dernière, nous avons vu 10 dispositions refusées par la loi, sur le mode : voilà à quoi nous avons échappé ; nous continuons :

Nous avons échappé :

11) à l’imposition par l’Etat de la démocratie dans les religions (en fait, c’était l’Eglise catholique que certains voulaient démocratiser en faisant émerger un « catholicisme républicain »)). Cela peut choquer, mais c’est comme en Irak : on impose pas la démocratie de l’extérieur par la force…même si c’est la force de la loi. Buisson, le président de la Commission, propose que les associations prévues pour l’exercice des cultes soient obligatoirement ouverte à tous les membres de la religion concernée, et qu’en cas de contestation le tribunal civil statue. Il veut, dit-il, empêcher un « comité clérical » et donc qu’une association « soit ouverte à des catholiques de toute nuance et de toute opinion ». La peur de l’Eglise catholique était qu’ainsi des catholiques pratiquants très irréguliers ou non pratiquants, voire des libres penseurs baptisés catholiques, s’emparent des associations cultuelles  et y fassent la loi. Camouflet terrible pour le président de la Commission, l’amendement est rejeté le 15 juin par526 voix contre 42.

12) à l’impossibilité d’unions nationales : Le projet Combes prévoyait que les unions d’associations cultuelles ne pourraient dépasser la limite d’un département : en clair on aurait pu avoir l’Eglise catholique de la Lozère ou l’Eglise réformée de la Manche, mais pas au delà et donc pas de possibilité de parler et d’agir au niveau national, et…d’avoir des caisses communes au niveau des finances où les départements riches peuvent aider les plus pauvres. Bienvenu-Martin (le ministre des cultes) avait lui proposé des unions pouvant regrouper 10 départements. La Commission propose des unions nationales et repousse, le 20 juin, 2 amendements : l’un de Vaillant (socialiste) refusant de telles unions (par 486/102) et l’autre de Bepmale (radical) voulant que ces unions n’aient pas la « personnalité civile » (425/155). Ainsi, fait nouveau, et scandaleux pour une partie des laïques, les Eglises ont la personnalité juridique et peuvent agir en justice, y compris contre l’Etat. Briand déclare, pour contrer ces amendements, « une loi n’a jamais pu, heureusement,  réussir à réduire ni les individus, ni les groupements d’individus, encore moins leur pensée, à l’impuissance »

13) à une forte limitation de la constitution d’un fond de réserve. Un amendement proposé par la droite (réfuté par le gouvernement, et comme souvent en pareil cas, c’est Bienvenu-Martin qui monte au créneau tandis que Briand ne se mouille pas dans l’affaire, ce qui est une façon de montrer qu’il n’est pas vraiment hostile à un assouplissement de la proposition initiale). L’amendement est adopté le 21 juin par 294/279) : le fond de réserve pourra être à 3 fois le revenu annuel pour les unions et associations ayant plus de 5000 f  (or !) de revenus et à 6 fois les dépenses annuelles pour les autres. Cette constitution d’un fond de réserve inquiétait beaucoup la gauche, qui craignait son utilisation politique anti-républicaine, en même temps elle paraissait indispensable à la droite pour faire face aux dépenses provenant de la disparition du budget du culte. La solution a été d’autoriser un fond de réserve important en prenant quelques mesures de contrôle pour veiller à ce qu’il serve à des buts religieux et ne soit pas détourner à des fins politiques.

14) à l’interdiction des processions sur la voie publique. Le débat a été vif car certains députés de gauche faisaient remarquer que les manifestations ouvrières étaient souvent réprimées. Ainsi Paul Constans lance aux députés du centre et de la droite : « demandez la liberté pour le drapeau rouge et les manifestations de notre parti et nous subirons vos manifestations religieuses ». Un député lieutenant colonel s’insurge : « le drapeau rouge n’est pas le drapeau de la France » ; mais l’abbé Gayraud déclare alors : « je serai avec M. Constans ». L’amendement proposé par les députés Noulens et Ribot, malgré l’opposition du ministre Bienvenu-Martin (encore une fois Briand le laisse monter au créneau) qui indique que ce qui est proposé va « au delà de la législation actuelle » (qui limitait assez strictement la possibilité de processions sur la voie publique) est adopté par  294/255 le 26 juin. Sur ce point encore la séparation donne plus de liberté aux Eglises dans l’espace public (qu’elles ne peuvent cependant plus régenter).

15) au durcissement de la laïcité ferryste (du nom de Jules Ferry). Au tournant du XIXe et du XXe siècle, un des grands mots d’ordre avait été la fin des accommodements ferrystes et la nécessité de promouvoir une « laïcité intégrale ». Un amendement de Constans proposait une accentuation de la laïcité scolaire, légère en apparence, mais symboliquement importante : interdire l’enseignement du catéchisme non seulement pendant les heures de classe mais pendant les jours de classe. L’amendement est repoussé le 28 juin par  378/142. Par contre, les débats font apparaître que certains prêtres donnent encore le catéchisme pendant les heures de classe. On craint que cela fasse tache d’huile après la séparation  et on réaffirme l’interdiction. Ainsi 23 ans après la loi du 28 mars 1882, celle-ci n’est pas complètement appliquée. Cela montre bien que les changements socio-religieux prennent pas mal de temps.

15) à la minimisation de l’interdiction d’interrompre ou d’empêcher la pratique d’un culte. Cela s’est fait sans grande discussion, juste Allard a prétendu que c’était un « nouveau privilège «  donné aux religions et que le droit commun des réunions devait suffire. L’article 29 (devenu dans la loi l’Article 32) qui puni de peines identiques « ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causé dans le local servant à ces exercices. », aux peines qui frappent ceux qui auront fait des pressions pour obliger les gens à pratiquer un culte ou à s’abstenir de le pratiquer, est adopté le 28 juin de façon pratiquement consensuelle : 536/43. Je pense que les députés ont eu raison puisque l’article 1 dit que la « République GARANTIT le libre exercice du culte ». Je pense aussi que M. J.-P. Brard aurait bien fait de relire la loi avant d’interrompre des cultes à Montreuil.

16) à maintien de l’inéligibilité des ministres du culte dans la commune où ils exercent leur fonction. L’amendement déposé par Albert Le Roy qui allait en ce sens est retiré le 30 juin. L’inéligibilité est prolongée pendant les 8 années où les ministres du cultes recevront encore une partie (décroissante) de leur traitement. Elle prendra fin , dès qu’ils ne seront plus du tout salariés par l’Etat :  on voit bien là le lien entre  la fin de l’officialité des religions et l’augmentation de leur liberté.

Nous avons déjà parlé du refus d’interdire le port du costume ecclésiastique en dehors des services religieux, avec un échange d’arguments d’une étonnante actualité (6ème impensé : « 1905 et les tenues ostensibles ») et du 43ème article sur l’Algérie et les colonies (7ème impensé : la séparation et l’Outre-Mer). Le 44ème et dernier article indique ce qui est abrogé par la loi. Nous en arrivons donc à la fin des débats à la Chambre des députés, qui a lieu le 3 juillet 1905.

Aristide Briand, qui a connu des moments difficiles, a réussi à dompter cette assemblée, à rendre la majorité de gauche favorable à des accommodements raisonnables, à obtenir de l’opposition, des députés  du centre et de la droite de ne pas faire la politique du pire et de collaborer à l’élaboration de la loi, même quand ils sont contre le principe même de la séparation. Il est donc très satisfait et n’imagine pas que de nouvelles difficultés l’attendent (cf le 15ème impensé, prochainement sur votre blog). Il fait un grand discours qui va être affiché sur les Mairies de toutes les communes de France. En voici quelques extraits :

(L’opposition de droite avait dit) « Nous ne pouvons pas attendre de vous aucune justice ; vous n’avez pas l’esprit libéral » et, s’adressant directement à cette opposition « Vous êtes allés à travers le pays, inquiétant la conscience des catholiques, leur disant « Prenez garde ; une législature se prépare qui va fermer vos églises, persécuter vos prêtre, proscrire vos croyances. » (…) Eh bien ! nous voici à fin d’œuvre et nous vous disons : Trouvez dans cette loi une disposition qui justifie vos griefs, montrez un seul article qui vous permette de dire aux électeurs : « Vous voyez, nous avions raison de vous mettre en garde. C’en est fini du libre exercice du culte dans ce pays. » Non, vous ne pouvez plus dire cela car manifestement ce ne serait pas vrai. (…) Et la loi que nous avons faite, après cinquante séances consacrées à une discussion ample, aussi courtoise aussi consciencieuse que vous pouviez la désirer, vous êtes obligés vous-même de reconnaître qu’elle est finalement, dans son ensemble, une loi libérale. (…) Oui, nous avons le droit de la proclamer, c’est bien une loi de liberté (…) qui fera honneur à la République.

(Et Briand s’adresse ensuite aux membres de la majorité de gauche déçus par le fait que la loi tourne le dos à l’anticléricalisme d’Etat qui était de règle) « Dans ce pays où des millions de catholiques pratiquent leur religion, (…) il était impossible d’envisager une séparation qu’il ne puisse accepter. Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de républicains qui se sont émus de nous voir préoccupés de rendre la loi acceptable par l’Eglise. » Il précise : « on ne fait pas une réforme contre une aussi notable proportions du pays » et indique : « Nous n’avons pas le droit de faire une réforme dont les conséquences puissent ébranler la République ».

Voila ce que j’entend par pacte laïque : non pas bien sûr, une convention en bonne et due forme avec l’Eglise catholique (cela n’est pas un pacte laïque mais un pacte concordataire, quand il y a deux mots dans une expression, si on n’est pas analphabète, on lit les deux mots et on ne fait pas comme s’il y en avait un seul !) mais une attitude, une action politique qui vise à rendre la laïcité inclusive, qui comprend qu’il faut tenir compte autant que faire se peut des croyances et des pratiques religieuses pour que l’on puisse tranquillement vivre sa religion à l’aise dans la laïcité.

Vous avez remarqué que Briand navigue un peu entre « les catholiques » et « l’Eglise catholique ». Comme je l’ai déjà expliqué (cf le 3ème impensé notamment) dans la perspective de Briand et de Jaurès la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle, alors que dans l’optique catholique de l’époque la liberté collective est englobante : ce n’est pas le cas aujourd’hui chez la grande majorité des catholiques : ils peuvent pratiquer la contraception par exemple tout en allant régulièrement à la messe le dimanche. Ils obéissent à leur conscience avant tout, mais en 1906 ils vont accepter l’ordre du pape de ne pas se conformer à la loi, ils vont se laisser englobés par une structure collective. C’est pourquoi le pacte laïque n’a rien d’un consensus et Briand, à la fin de son discours, va se montrer d’un optimisme que les évènements vont démentir. Il affirme, en effet : « A l’heure actuelle, quel est l’homme politique qui pourrait nier sincèrement que la réforme ainsi faite soit d’une application facile ? »

La non conformation des catholiques à la loi va rendre, au contraire, l’application de la séparation extrêmement difficile. Briand n’est pas au bout de ses peines ! Le pacte laïque va-t-il tenir dans la tourmente provoqué par le refus du pape ? C’est ce que vous saurez très prochainement, grâce à la suite de ce passionnant feuilleton (j’espère quand même que le suspens ne vous empêchera pas de dormir).

Prochains impensés prévus :

le 14ème lundi 19 décembre

le 15ème vendredi 23 décembre

le 16ème (et dernier) mercredi 28 décembre

 

JOYEUSES FÊTES DE FIN D’ANNEE.

            

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