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18/01/2006

UN NOUVEL OBSCURANTISME

A propos de la loi du 23 février sur  l’enseignement
 Du rôle positif de la colonisation

Pourquoi il faut combattre cette loi

Comment se mitonne la démarche historienne

(l’exemple de Jules Ferry)

 

 

    L’article 4 de la loi du 23 février 2005 suscite beaucoup de remous. Rappelons qu’il demande d’enseigner « en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et d’accorder « à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

   Les parlementaires s’aperçoivent qu’ils se sont embourbés et cherchent à sortir de ce mauvais pas sans trop avoir l’air de se déjuger. Outre que cela ne va pas être facile, puisque c’est l’abrogation pure et simple qui est demandée par beaucoup d’historiens et de juristes (pour ma part j’ai signé 3 pétitions allant dans ce sens à partir de démarches un peu différentes), cette affaire mérite une réflexion d’ensemble sur notre rapport à l’histoire et au politique.

   Car si les historiens ont été choqués dans la pratique même de leur métier, le risque consiste -pour la plupart des citoyens- à s’indigner surtout moralement de cette injonction à souligner le « rôle positif » de la colonisation peu de temps après le moment où des généraux  ont officiellement admis avoir pratiqué la torture en Algérie. Pourtant, le texte aurait parlé d’un « rôle négatif », le problème (à mes yeux) resterait analogue : Les parlementaires ont allègrement outrepassé leur fonction en  confondant la connaissance et les jugements de valeur.  Peut être même est-ce encore plus grave : en fait,  des initiatives de ce type prouvent  que, dans ces milieux (rappelons le retard à l’allumage de la protestation socialiste), on nie implicitement la consistance propre de la démarche de connaissance en sciences humaines, on réduit tout à l’opinion.

   D’ailleurs, je peux très bien comprendre que l’on se méfie à priori d’une distinction trop forte : les historiens ne vont-ils pas cacher leurs options derrière leur savoir ? La question peut, fort légitimement, être posée. Trois personnes m’ont fait une remarque identique que l’on peut résumer ainsi : « Mais enfin, l’histoire n’est pas la propriété des historiens ». Je pense qu’il faut absolument, dans cette campagne, ne pas se contenter de réclamer l’abrogation de cet article 4 mais expliciter un peu ce qu’est la démarche de connaissance en histoire. Je vais le faire de façon non abstraite, à partir de mon objet d’étude propre : la laïcité.

 

   Mais avant, il faut quand même rappeler pourquoi il est indispensable de combattre vigoureusement l’article 4 de la loi du 23 février 2005.

   Cela a commencé par des causes qui étaient moralement incontestables  avec, notamment, la loi du 13 juillet 1990 (dite loi Gayssot). Elle a créé un délit de négation des crimes de génocide. Bien sûr, on ne peut qu’approuver l’intention. Mais se faisant, on est passé de la pénalisation de la diffamation raciale (et de l’appel à la haine raciale) à un autre registre. On a laissé croire que le jugement moral pouvait englober la recherche historique et que l’on pouvait dire autoritairement, à partir de ce jugement moral, ce que l’historien doit chercher et trouver, selon la formule d’une des pétitions récentes.

   Reste, comme le pense une autre pétition, que la loi du 23 février franchit un pas supplémentaire important et encore plus inadmissible. La loi Gayssot avait fixé un cas limite,  la nouvelle loi impose un contenu. Cela est très grave, quelque soit le contenu fixé.

      Malheureusement, en votant cette loi, les députés ont été, à leur insu, les révélateurs d’une dérive typique de la démocratie, devenant une démocratie absolue. En effet, sous la monarchie absolue, le sujet n’avait pas à exprimer une pensée personnelle, globalement on pensait pour lui, c’est pourquoi d’ailleurs la liberté de conscience n’était pas reconnue, sauf un ‘fort interne’ dont on faisait tout pour qu’il intériorise les normes politiques et religieuses établies. En démocratie, par contre, le citoyen est co-responsable de la conduite du pays. Il vote, choisit ses représentants, exprime son point de vue. Il peut et même, en fait, il doit donc avoir un avis sur tout ce qui est important. Mais longtemps a fonctionné une sorte d’aura du savoir et de prétention des porteurs de ce savoir à avoir toujours raison ou presque. C’était ce que l’on a appelé la « République des Universitaires ». N’en n’ayons pas la nostalgie.

 

   En effet, l’outrecuidance des spécialistes, des experts a été critiquée et les journalistes ont joué (jouent toujours chaque fois que ce néo-cléricalisme affleure) un rôle fort utile en dévoilant la faillibilité des clercs (quitte à devenir eux-mêmes de nouveaux clercs, parfois responsables de nouveaux conformismes, mais cela on en parlera une autre fois).

   Pour ce qui concerne l’histoire, les historiens eux-mêmes ont insisté, avec raison, sur  les limites de l’objectivité historique (critique du « scientisme » du XIXe siècle et du début du XXe siècle). La vulgarisation s’est étendue, d’abord grâce aux médias de masse et aujourd’hui avec internet ou n’importe qui peut écrire sur n’importe quel sujet. Les moins de 25 ans ne s’en privent pas, ils ont créé des millions de blogs. Moi-même qui, paraît-il, ait dépassé depuis quelque temps déjà cet âge…

   Dans tout cela, il y a du progrès, beaucoup de progrès et ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Mais il n’en reste pas moins que l’opinion et le savoir ne sont pas la même chose et que de plus en plus on méconnaît cette distinction essentielle. Et, justement, l’ère des médias de masse, du multimédia, d’internet, fait, qu’à mon sens, le problème de l’instruction en général et de l’école en particulier, n’est plus (s’il l’a jamais été) de transmettre un savoir encyclopédique (forcément plus ou moins dépassé) mais d’apprendre à trier entre les offres d’ « information » multiples, presque infinies maintenant grâce au Web, et dont la qualité va du pire au meilleur (le meilleur étant, vous l’aviez deviné, votre Blog baubérotesque chéri !!).

 

   Trèves de plaisanterie. Je voudrais, le plus concrètement possible, raconter comment, je travaille comme historien (puis après, si cela vous plait, je vous raconterai comment je passe de l’histoire à la sociologie) pour expliquer que le problème n’est pas un problème de « propriété » mais une distinction nécessaire entre mémoire et histoire, et même entre récit historique établi et démarche historienne. Des choses fort savantes on déjà été dites la dessus par Pierre Nora, Paul Ricoeur, etc, j’y reviendrai peut-être ; mais, pour le moment, allons en cuisine, voir comment se mitonne le plat historique.

   Prenons l’exemple d’un personnage emblématique de la laïcité française : Jules Ferry. Il lutte contre les congrégations enseignantes et prend (en mars 1880) deux décrets dans ce sens, le premier contre les jésuites, le second imposant aux congrégations de se faire enregistrer.

   Personne n’obtempère et à l’automne 1880, 271 établissements  congréganistes sont fermés au milieu de troubles : portes barricadées des établissements ouvertes à coup de haches par la troupe, cellules de moines forcées, gendarmerie à cheval, bagarres avec des blessés, arrestations, excommunications de Procureurs de la Républiques et de commissaires par les « autorités ecclésiastiques », etc. La presse relate ces événements hautement conflictuels et sa consultation est, encore aujourd’hui, intéressante pour savoir comment ces événements ont été vécus.

   Ce vécu s’est transformé en mémoire et, pour certains, en vérité historique : dans les conférences que j’ai données, j’ai eu parfois d’aimables interlocuteurs qui, avec des jugements de valeurs différents (suivant qu’ils étaient laïques ou catholiques militants) me citaient cela comme « preuve » que l’établissement de la laïcité a été fortement conflictuel. Et, avouez que, quand il ne s’agissait d’historiens professionnels, qu’ils connaissent ces faits  était l’indice d’une incontestable culture historique.

   OK il y a eu du conflit, c’est indéniable ; mais l’historien ne peut pas se contenter de cette idée établie. Il doit passer des journées entières aux archives, à prendre connaissance et à faire l’analyse critique des sources disponibles, etc. Et aussi (surtout), il doit aborder tout cela d’une manière professionnelle, en artisan compétent.

   C’est pourquoi, exprès, avant même de mentionner l’utilisation d’autres sources que la presse, je donnerai un exemple de la différence d’approche : au contraire de la culture médiatique actuelle, l’historien doit être autant sensible au non-événement qu’à l’événement. Ferry n’applique pas les décrets à toutes les congrégations masculines, il ne les applique (au contraire de ce que fera Combes 22-23 ans plus tard[1]) à aucune congrégation féminine, bien qu’elles n’aient pas davantage obtempéré que leur collègues masculins.

  Ce genre de non-événement peut être signalé par la presse, mais il s’agit d’une information non médiatique qui ne peut donner lieu à de gros titres ni à une iconographie. J’ai vu des dessins d’époque représentant l’assaut donné à un établissement congréganiste dans des expositions ou des livres qui se veulent savants ; mais comment représenter ce qui ne s’est pas produit (mais aurait pu se produire) ? Ferry a limité le conflit. L’historien doit être un analyste du non-événement.

   Et, le plus classiquement du monde, l’historien va consulter des archives. Celles de Jules Ferry, conservés dans la charmante petite ville de Saint-Dié dans les Vosges (je vous recommande son Festival annuel de géographie et son gewurztraminer), sont pleines d’enseignement.

   Un exemple : environ un an plus tard, le ministre reçoit une synthèse alarmante des rapports des différents inspecteurs d’académie chargés de surveiller les anciens établissements congréganistes, notamment ceux des jésuites (considérés comme les plus dangereux). Ils se trouvent désormais tenus par des laïcs (=non prêtre ou religieux) catholiques, des prêtres séculiers (=non religieux), des évêques. Mais « partout l’ancien personnel enseignant a réapparu (…) partout le directeur légal n’est jamais qu’un directeur fictif, l’autorité réelle appartenant toujours (…) à un père jésuite ». Au total : « Nulle part, rien n’a été changé, ni dans les aménagements intérieurs, ni dans les bibliothèques et livres classiques[2], ni dans les procédés et méthodes d’enseignement ». Conclusion : « Nous sommes de nouveau joué ». Il y a « nécessité de faire quelque chose ».

   Ce « quelque chose », qu’on ne se permet pas de préciser au ministre, est de façon très plausible, l’abolition de la loi Falloux, l’interdiction de l’enseignement privé. Or Ferry se refuse à en arriver là, il estime l’enseignement privé nécessaire pour éviter tout monopole d’Etat qui pourrait aboutir à l’imposition d’une idéologie d’Etat. Il enterre donc le rapport. Aujourd’hui, un petit malin l’enverrait à un journaliste, ce rapport serait publié et… Ferry déstabilisé, peut être obligé, sous pression, de prendre des mesures plus dures même s’il les trouvait impolitiques. Mais ce n’était pas ainsi que les choses se passaient alors et c’est pourquoi Ferry a pu être Jules Ferry. Le rapport a dormi, bien au chaud, en attendant que les historiens le déterrent, tels des princes charmants réveillant des belles au bois dormant par de doux baisers !

L’enterrement de ce rapport n’est pas resté sans effet : après s’être dispersés par petits groupes, les congréganistes réintègrent progressivement leurs locaux les années suivantes. La mémoire a retenu le souvenir du conflit. L’histoire doit aussi prendre en compte sa limitation, le fait qu’il est loin d’avoir été un conflit global et permanent.

 

La suite bientôt (et cette fois, ce sera vrai !)

Deux info(s) :

-         Comment J. Ferry a opéré et réussi la laïcisation de l’école publique ? ce que j’ai raconté dans cette Note et beaucoup d’autres choses (notamment quel est le contenu de la morale laïque qui fut enseigné), vous le trouverez dans mon livre : La morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, paru en 1997.

-         Pour prolonger la réflexion sur la démarche historienne et la citoyenneté, les problème que pose le recours à l’historien comme expert, etc je vous recommande l’ouvrage collectif dirigé par Guy Zelis (et relu par sa femme dont il ne nous dit pas le prénom), L’historien dans l’espace public, l’histoire face à la mémoire, à la justice et au politique, édition Labor, 2005.

 

 

 

 

 



[1] Cf. les Notes de la catégorie Emile Combes

[2] Qui disaient du mal de la Révolution française et de la République

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