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28/12/2005

LA LAÏCITE VUE DE "L'ETRANGER"

SEIZIEME ET DERNIER IMPENSE

   Pour le dernier impensé, je vous propose d’examiner la laïcité française vu d’ailleurs, de ce qu’on appelle  en France « l’étranger » (réciproquement, la France est l'étranger des autres pays!). Là, contrairement aux autres impensés, il ne s’agit ni d’un travail d’archives ni d’une enquête systématique, mais d’un propos fondé sur mon expérience. Les fidèles de ce Blog qui ne sont pas Français sont donc spécialement invités à faire des commentaires sur cet Impensé.

Depuis que je suis titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », j’ai donné des cours et des conférences dans 28 pays. Dix sept d’entre eux ne sont pas membres de l’Union européenne et il s’agit notamment des pays où je me suis rendu le plus souvent (à 15 reprises au Japon, 10 reprises au Canada, 7 aux Etats-Unis, 6 en Russie et 5 au Mexique). Pour la seule célébration du centenaire, je suis allé dans onze pays[1].

   J’étais invité pour apporter un savoir, mais j’ai beaucoup reçu aussi et ces missions m’ont permis de me dégager des débats trop franco-français. Un seul exemple,  voila la première question qui m’a été posée lors de mon premier cours à Kyoto : « Vous vous dites sociologue de la laïcité, est-ce que vous mettez Dieu en perspective sociologique ? » Ce genre de question décapante induit un décentrement que j’oserai qualifier de ‘salutaire’ !

Une dernière précision préalable : mon public n’était naturellement pas constitué par ce que l’on pourrait appeler des ‘étrangers moyens’. Il s’agissait, avant tout de collègues et d’étudiants. Cependant, souvent, cours et conférences ont alterné, j’ai donc pu aussi toucher un public plus vaste même s’il s’agissait toujours d’un ‘public cultivé’.

   Le bilan de ces missions ne correspond pas du tout à l’idée que, spontanément, on s’en fera en France. Au retour de l’une d’entre elles, un collègue français m’a déclaré : « Vous leur avez parlé de la laïcité, ils n’ont rien du y comprendre ».Or, parler de la laïcité française (ou/et de la laïcité en général) à l’étranger ne présente ni plus ni moins de difficultés que de traiter de tout autre sujet. Il est même possible de dire que, sauf  certains cas, qu’il est plus facile d’aborder la laïcité à l’étranger qu’en France. Plus on s’éloigne de la France, géographiquement et culturellement, plus (quel bonheur !) on vous attend sur un terrain d’argumentation de la preuve sans chercher à interpréter immédiatement vos propos en les ramenant sur un terrain idéologique, convictionnel. On vous demande de ‘tenir la route’ comme universitaire en abordant ce sujet avec les mêmes critères, les mêmes exigences que l’on considère tout autre objet d’enseignement.

   Ceci indiqué, l’objet de cet impensé n’est pas de parler de théorisations savantes. Il s’agit, à travers les échanges, débats, discussions informelles que j’ai pu avoir, de percevoir les conceptions implicites ou explicitées de mes interlocuteurs. Entendons nous bien : indiquer ces conceptions ne signifie pas automatiquement les partager ; c’est seulement refuser de faire la politique de l’autruche, comme c’est trop souvent le cas en matière de laïcité, ce qui est déjà beaucoup.

A partir d’une typologie sans prétention, je distinguerai quatre représentations de la laïcité que j’ai souvent rencontrées dans divers pays.

   La première représentation de la laïcité française la rapproche de l’athéisme d’Etat et/ou suspicion envers la religion. Une petite anecdote  significative à ce sujet : au milieu des années 1990, trois étudiants d’une université de Russie viennent m’attendre à l’aéroport de Moscou. Leur attitude est correcte, mais je ressens une froideur inhabituelle dans l’accueil. Je cherche à en comprendre la raison, commence à discuter avec eux de mes cours. Soudain, l’un d’eux lâche : « la laïcité, c’est la forme française de l’athéisme scientifique »[2].

   Ce n’est d’ailleurs pas seulement en Russie et dans des pays de l’ex bloc de l’Est que l’on rencontre l’idée que la laïcité (française) est une lutte plus ou moins sournoise contre les religions, ou certaines d’entre elles. On la retrouve dans l’Europe du Nord et, parfois aussi, aux Etats-Unis ou même au Canada.

   Avant de  dire qu’il s’agit d’une diabolisation, d’une confusion, ou -au minimum- d’une réduction, il faut prendre au sérieux de tels propos, pour ne pas être soi-même dans l’incantation, il faut écouter les arguments de vos interlocuteurs. En voici quelques uns parmi d’autres:

- la laïcité française a tendance à mettre la religion hors de la culture (critique notamment d’étudiants anglais mais également formulée dans d’autres pays)

- la laïcité française a fait preuve de violence et d’intolérance : des étudiants de l’Université libre de Bruxelles -l’Université laïque !- font remarquer que pendant la Révolution la Belgique fut « envahie » et des prêtres belges tués ; des Canadiens que des congréganistes sont venus chez eux, au début du XXe siècle, chassés par les lois anticongréganistes

- l’attitude française envers les Nouveaux Mouvements religieux et les « sectes » est souvent très sévèrement jugée, notamment à l’époque de la MILS d’Alain Vivien[3] : des professeurs Américains affirment que ce dernier n’a pas voulu recevoir une délégation américaine prétextant qu’un de ses membres était un scientologue alors qu’en fait il s’agissait d’un baptiste ; des professeurs japonais se sont déclarés choqués par le fait qu’une délégation de la MILS venue à Tokyo pour enquêter sur la Soka Gakkai n’a voulu voir aucun d’entre eux mais a longuement rencontré l’organisation religieuse avec laquelle la Soka Gakkai a rompu. « C’est comme si on était allé demander à Rome des renseignements sur Luther », m’a précisé l’un d’eux. D’une manière générale, beaucoup de mes interlocuteurs de différents pays (dans la période 1996-2002 surtout) développaient le propos suivant : « En France, la lutte antisecte est limitée par un dispositif juridique libéral et des traditions démocratiques, mais quand on veut exporter le modèle français en Europe de l’est et en Chine, c’est la liberté religieuse elle-même qui se trouve menacée »

- « la laïcité française est intolérante envers les femmes » : d’Amérique du Nord au Japon, que de fois ai-je entendu dire cela de la part d’étudiantes ou de femmes adultes féministes. La loi de 2004 n’a naturellement pas arrangé les choses. Il a fallu rappeler que le voile était interdit uniquement à l’école publique (et non partout, comme parfois certaines le croyaient[4], ce qui n’empêche d’ailleurs pas le maintien du désaccord. J’ai émis, à plusieurs reprises, le souhait d’un dialogue entre des féministes de différents pays et notamment entre des féministes américaines et françaises, parfois aussi péremptoires (avec des certitudes opposées) les une que les autres. Ainsi, des féministes mettaient en avant que la « Commission Stasi » n’ait pas été paritaire alors qu’elle prenait une décision concernant au premier chef des femmes. Il a fallu leur expliquer que, vu la position féministe dominante en France, cela n’aurait probablement rien changé (ce qui leur a paru étonnant). Il n’empêche, cela les choquait.

   A l’argument : « il existe des foulards contraints, imposé par des frères, maris ou pères », une étudiante américaine, approuvée par ses camarades, m’a rétorqué : « si une femme préfère obéir au petit phallus de son frère, son mari ou son père plutôt qu’au grand phallus de l’Etat, c’est son droit le plus strict ». On m’a raconté également l’histoire d’une pakistanaise, présidente d’une importante association contre l’intervention anglaise en Irak, interloquée quand, lors de l’une de ses tournées en France, on lui a dit qu’elle était sous la domination de son mari parce qu’elle portait un foulard. Elle aurait répondu : « Mon mari, je l’ai choisi et il garde nos enfants pendant que je parcours la planète au service de la cause que je défends ».

   La seconde représentation de la laïcité française la perçoit comme une sorte de religion (civile) républicaine. Cette perception, complémentaire de la première, est exprimée de façon plus ou moins sommaire ou élaborée suivant les publics. Certains d’ailleurs, comme l’anthropologue  Paul A. Silverstein, l’ont plus ou moins théorisée sous une forme un peu plus nuancée  (« French laïcité operates much like a religion »)[5].

   On retrouve dans beaucoup de pays cette idée d’une laïcité française presque religieuse. Et il est significatif de constater que les impensés des uns sont, parfois, l’inverse des impensés des autres. Je me souviens d’une séance avec des étudiants américains  où, par un jeu d’entraînement, chacun surenchérissait sur l’autre pour décrire la laïcité comme la « religion de la France ». Je les ai laissés s’exprimer puis leur ai rétorqué, en souriant, que les Français, eux, se montrait particulièrement sensibles à la religion civile américaine, leur donnant différents exemples dont celui de l’inscription « In God we trust » sur les dollars. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de m’entendre répondre que je me trompais, qu’il n’y avait nullement marqué un tel propos sur les billets verts. Réponse qui recueillait l’assentiment général. J’ai du les obliger à prendre un billet de banque et à le regarder attentivement pour qu’ils se rendent compte de leur erreur. Et même l’erreur démontrée, ils n’accordaient pas plus d’importance que cela à la chose [6]. Ainsi, dans chaque pays, existent des réalités que l’on ne veut pas voir, et quand on vous oblige à les regarder en face, on minimise, autant que faire se peut, leur importance. Par contre, vue d’ailleurs, l’importance accordée est grande, voire parfois peut-être disproportionnée.

   Souvent, il m’a été dit, surtout Outre-atlantique : « ce n’est pas parce que  Dieu n’est pas invoqué qu’il n’existe pas, en France, du sacré républicain ». Et cela, en Europe du Nord également, fait penser que la laïcité française est trop radicale. Mais quand on fait préciser les choses, il s’agit beaucoup plus de la mise en cause d’une mentalité suspicieuse à l’égard des religions,  de propos ou d’écrits dont on a entendu parler que de la critique du dispositif juridique laïque français. Certes, en Angleterre, Allemagne ou dans des pays scandinaves, l’absence de budget des cultes est parfois mal vue. Mais, souvent, les aides indirectes et notamment la mise à disposition gracieuse et l’entretien d’édifices du culte ne sont pas connues. Dans le cas contraire, certains peuvent réagir alors comme une collègue anglaise qui affirmait à l’un de mes cours qu’il valait mieux, financièrement, être dans la situation de l’Eglise catholique en France que dans celle de l’Eglise établie d’Angleterre.

   En Europe du Centre et de l’Est, la France semble avoir en partie raté le coche de la sortie du communisme. La situation belge de la laïcité, famille de pensée à côté des religions, est souvent jugée plus attractive que la conception française, à la fois trop globale et, pour certains, ne donnant pas (paradoxalement) de place véritable à l’agnosticisme et à l’athéisme[7]. A mon sens, les deux aspects peuvent être complémentaires et la France doit impérativement prendre des mesures qui réalisent mieux l’égalité des convictions face aux religions.

Dans d’autres milieux, notamment dans les Balkans (Bulgarie, Roumanie,…), le désir d’une nouvelle officialité de la religion majoritaire rend la laïcité française suspecte de ne pas en accorder assez aux croyances. Souvent, mes conférences ont permis un débat entre personnes d’un même pays, d’opinions divergentes voire parfois franchement opposées (encore dernièrement en Slovaquie). J’ai joué un rôle de catalyseur.

   Dans différents pays, mes interlocuteurs m’ont  demandé si cette séparation « trop radicale » ne serait pas en partie à l’origine des difficultés françaises face à l’islam. « La façon dont vous percevez le communautarisme vous amène à en récolter les ‘mauvais’ côtés et pas les  bons’ » m’a-t-on affirmé. On estime aussi que l’allégeance demandée à la « R »épublique montrait l’aspect « néo-colonial » de la laïcité française, que la France écartèle les individus entre leurs différentes identités et que « les Français n’ont pas encore compris que l’avenir est à ceux qui sont porteurs de deux cultures ». On m’a également déclaré : « la France se veut la championne de la diversité culturelle sur le plan international mais la refuse chez elle ». Et un collègue ne m’a pas caché qu’il trouvait notre abord de l’histoire « étroitement national », sous estimant les apports que la France a reçu d’autres pays.

   La « radicalité » réelle ou supposée de la laïcité à la française est, par contre, perçue plus favorablement, voire approuvée dans des pays latins comme l’Espagne, l’Italie, le Mexique ou le Brésil. Parfois aussi, elle est considérée comme une via media qui permet de sortir de l’athéisme officiel sans retomber dans des conflits religieux ou dans la dépendance de la religion majoritaire. Ainsi j’ai trouvé de bons échos en Ukraine où la diversité religieuse est forte (maintien de l’agnosticisme, orthodoxie divisée en trois, catholiques uniates, divers protestantismes qui maintenant égalent en nombre les uniates) et également au Kirghizstan où la situation est parfois tendue entre une bourgeoisie russophone et une population musulmane.

   Une troisième représentation consiste à affirmer que « la France est moins laïque qu’elle ne le pense ». On peut trouver semblables propos dans les pays latins que je viens de citer, particulièrement au Mexique, mais aussi en Belgique, Pays-Bas, au Japon, aux Etats-Unis. Dans ces deux derniers pays, ce sont souvent les fortes subventions accordées aux écoles privées sous contrat qui étonnent, voire choquent certains. On m’a fait également remarquer que, si attaqué soit-il pour le mélange qu’il opère entre politique et religion, le président Bush ne va pas aussi loin dans ses projets d’aides à des écoles plus ou moins confessionnelles. Et si on veut faire jouer l’argument de non-équivalence, alors il faut cesser, en France, de s’indigner de la place occupée en Amérique par les églises comme « lieu de sociabilité ».

   Autre sujet de critique, aux Etats-Unis mais pas seulement, le Concordat en Alsace-Moselle, « le plus archaïque des Concordats » m’a dit un interlocuteur. Au Mexique, au Canada et en Amérique latine, ce sont aussi l’existence de cérémonies officielles dans des églises catholiques, lors de certains événements, qui se trouvent mises en cause.

   Cette troisième représentation est moins fréquente que les deux premières, peut-être parce qu’elle implique une bonne connaissance empirique que la laïcité française. Je l’ai cependant rencontrée, énoncée de deux manières différentes ; soit sur un mode plutôt ludique : des étudiants voulant montrer à leur professeur français que la France, finalement, n’a pas de leçon à donner en matière de laïcité ; soit sur un mode plus agressif ou dramatique comme cette auditrice belge qui posait la question : « la laïcité française n’est-elle pas un masque face aux discriminations indirecte subies par les minorités ? ». Il est même arrivé parfois qu’après avoir effectuer des analyses les plus objectives possibles, j’ai du indiquer mes propres positions pour pouvoir mieux dialoguer avec mes interlocuteurs. Ainsi au Japon, dans un amphithéâtre composé pour les trois quarts d’étudiantes, je devais expliquer les raisons de la loi de mars 2004. Je l’ai fait en donnant les arguments des promoteurs de la loi et mon cours fut accueilli avec une certaine froideur. La question, à laquelle je m’attendais, est très vite arrivée : une étudiante m’a demandé si je ne pensais pas que la laïcité française, telle qu’elle se manifestait par cette loi, traitait mieux le christianisme que l’islam et se montrait « intolérante ». J’ai répondu que l’on changeait de registre et j’ai expliqué ma position personnelle. Les applaudissements se montrèrent alors beaucoup plus chaleureux[8].

   La quatrième représentation, elle, n’est rien moins qu’une perception ‘amoureuse’ de la laïcité française et de la France. Loin de se montrer toujours critiques envers notre pays, certains étudiants et (surtout) des auditeurs adultes de mes exposés ont souvent manifesté une affection, voire une admiration pour la France, cela spécialement dans d’anciens pays colonisés comme la Tunisie ou le Vietnam, mais aussi en Europe de l’Est, en Russie, au Japon. Le thème de « la France pays des droits de l’homme », la vision de la laïcité, invention française située au cœur de ces droits, restent indubitablement présents. Pour certains, la France constitue encore un modèle de démocratie, la laïcité française représente un vivre-ensemble exemplaire. Certains commentaires élogieux sont lyriques, voire idylliques. La référence à la France sert également de levier pour pouvoir critiquer ce qui ne va pas dans son propre pays. Et là votre propre discours empreint d’esprit critique loin de désenchanter l’atmosphère renforce plutôt cet amour de la France : on magnifie le fait que quelqu’un d’aussi libre de ton ait pu faire partie d’un cabinet ministériel ou avoir des responsabilités de direction dans l’institution universitaire…

   L’exemple du Japon est particulièrement significatif. Pour une génération, la France a représenté un idéal pour celles et ceux qui ne voulaient être ni proaméricains ni procommunistes. Le rayonnement de la littérature et de la culture française, la connaissance de l’histoire de France sont sans commune mesure avec ce que l’intelligentsia française sait du Japon. Et la curiosité intellectuelle, souvent laudative envers la laïcité française, de désir de savoir et de comprendre se rencontre dans divers milieux.

   Cette représentation amoureuse est parfois émouvante ; elle pose cependant trois problèmes.

   D’abord, je l’ai évoqué, on la rencontre davantage chez des personnes relativement âgées que chez des étudiants  même si elle n’est pas complètement absente chez ses derniers. On peut se demander si la France ne vit pas sur l’acquis d’un « glorieux » passé.                Paradoxalement, ensuite,  cette attitude explique la vivacité de certaines critiques : j’ai souvent rencontré des réactions d’amoureux déçus[9]. Enfin, même ceux ne vont pas jusque là, aimeraient voir la France, et spécialement la laïcité française, plus audacieuse : dans de nombreux pays, en Europe spécialement mais aussi parfois ailleurs, on m’a souvent dit : « Quand est-ce que vous allez vous décidez à développer véritablement cet enseignement laïque des religions qui pourrait nous servir de modèle ? »

   Au début de 2005, le CNAL a demandé à l’institut csa d’effectuer un sondage pour savoir ce que les Français pensaient de la laïcité. Pour la définir, cinq items étaient proposés et une seule réponse acceptée. Les trois principaux choisis ont recueillis 88% des réponses :

-         mettre toutes les religions sur un pied d’égalité (32%)
-         séparer les religions et la politique (28%)
-         assurer la liberté de conscience (28%)

   Ce triangle laïque ne présente rien d’étrange ou d’incompréhensible dans aucun coin de la planète et, une fois encore, il n’est pas plus difficile de parler de la laïcité que de n’importe quel autre sujet.

   Une démarche comparative montre que, dans des contextes historiques, culturels, politiques différents, des questions analogues se posent en matière de laïcité. Il faut donc mettre fin à deux légendes, un brin xénophobes. La première serait que « les étrangers ne comprennent pas la laïcité ». IL FAUT ARRETER DE PRETENDRE QUE LES ETRANGERS NE PEUVENT PAS COMPRENDRE LA LAÏCITE. Quand ils font des critiques, ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas ; c’est qu’ils ne sont pas d’accord !  Assez souvent, ils ne sont pas d’accord avec ce qui est présenté en France comme la laïcité (les lois de 2001 et de 2004 par exemple).

   Ce stéréotype d’une laïcité que les non-Français ne pourraient pas comprendre, ce repli identitaire sur une laïcité incomprise ne signifie-t-il pas une sacralisation de la « laïcité française », une croyance naïve qu’elle est une réalité ésotérique, et par là une tentative de  mettre à l’abri de toute critique la façon dont elle se concrétise en France ?
   La seconde légende, complémentaire à la première, consisterait à croire que la laïcité est une « exception française », que la France serait la fille aînée, que dis-je, la fille unique de la laïcité. La France n’est pas un peuple d’initiés perdu dans un monde profane, incapable de s’approprier des formes diverses de laïcité. La laïcité peut être une réalité partagée comme le montre, entre autres, la Déclaration universelle sur la laïcité.

TRES BONNE ANNEE.

Rendez-vous au tout début de 2006 pour une conclusion sur le centenaire et de nouvelles rubriques. 

    

  



[1] Pendant les 15 mois de la commémoration du centenaire de 1905, je suis allé en Allemagne, Belgique, Bulgarie, Canada (2fois), Etats-Unis (2fois),  Italie,Japon (4 fois), Russie, Mexique, Royaume Uni, Slovaquie.

[2] Un collègue russe, à qui je rapportais cette anecdote, m’a rétorqué : « Que voulez-vous, dans cette université, les parents sont mafieux et leurs enfants sont orthodoxes » !

[3] Cela s’était fortement atténué depuis 2002, mais risque de recommencer avec le virage que vient de prendre la MIVILUDES (cf ; Les Nouvelles du 23/12/2005 dans la catégorie « Actualité »)

[4] On dira, comme on l’a dit lors de la « crise des banlieues », que des medias présentent la France de façon caricaturale. Peut-être, mais beaucoup de média s françaises font exactement pareil quand ils parlent de ce qui se passe ailleurs.

[5] Lors d’une manifestation organisée à l’Assemblée Nationale par le PS, un intervenant a provoqué une facile réaction d’indignation moraliste primaire en stigmatisant un article du Monde titré : « la laïcité, une religion française ». Populisme facile… mais qui évacue les questions gênantes. Ce n’est pas ainsi que le PS sortira du bourbier idéologique dans lequel il est enfoncé.

[6] L’étudiant qui était l’auteur de l’intervention s’en est alors tiré par une pirouette : pour lui, la signification de la phrase incriminée était en fait : « en Dieu nous avons confiance… et tous les autres doivent payer cash ! »

[7] Rappelons, à ce sujet, que la France a reçu un avertissement de la Commission européenne des droits de l’homme a la suite d’une plainte de l’Union des Athées.

[8] Cela m’a semblé particulièrement intéressant car, vu l’âge de ces étudiantes, ce sont elles qui, il y a quelques années ont, comme le résumait un collègue de Tokyo, « pris des ciseaux, raccourci nettement les jupes de leurs uniformes scolaire, et personne n’a rien pu faire ».

[9] J’ai spécialement ressenti cela, au tournant du XXe et du XXIe siècle, face aux activités de la MILS.

23/12/2005

COMMENT LES REPUBLICAINS ONT MAINTENU LE PACTE LAÏQUE MALGRE LE REFUS CATHOLIQUE DE LA LOI

QUINZIEME ET AVANT DERNIER IMPENSE:

Briand avait annoncé, le jour du vote de la loi par les députés, que le contenu libéral de la loi de séparation rendait facile l’application de cette loi. En était-il réellement persuadé ou cherchait-il à bien montrer qu’un refus serait la manifestation d’un mauvais vouloir de l’Eglise catholique ? Les deux explications ne sont pas incompatibles. Il est probable que Briand s’attendait à une condamnation de principe de la loi et à son acceptation de fait. Après tout Rome n’avait jamais admis les Articles Organiques et cela ne les avait pas empêché d’avoir force de loi.

Le pari de Briand fut bien prés d’être gagné puisque les évêque entrèrent tout à fait dans le cas de figure prévu : condamnation quasi unanime du principe de la séparation ; large majorité pour des associations « canonico-légales ».

Mais en août 1906, l’Encyclique Vehementer Nos demande aux catholiques de désobéir à la loi en ne formant pas d’associations cultuelles. Le pape fait comme si l’article 4 n’existe pas et comme si la condamnation de principe des évêques avait été un refus de se conformer à la loi.

Si les historiens français du catholicisme se montent souvent gênés pour analyser ce refus du pape, ce n’est pas le cas de l’historien anglais du catholicisme Maurice Larkin qui se montre sévère sur la manière dont Pie X a faussé les votes de l’épiscopat.

Mais nous avons vu tout cela dans le neuvième impensé et je vous y renvoie pour avoir plus de précisions.

A ce moment là, l’attitude des catholiques avait été attentiste ; seules quelques associations avaient été créées qui pouvaient se compter sur les doigts de deux mains. Mais dans les mois suivants, environ 150 associations voient le jour, ce qui est loin d’être une déferlante mais n’est pas absolument négligeable non plus.

Le gouvernement, légitimé par les élections de mai 1906, qui avait largement reconduit une majorité de gauche est au pied du mur. Lors de la « campagne du Siècle », Raoul Allier avait indiqué qu’un des avantages d’une loi libérale était qu’en cas de refus catholique, les paysans ( la France est encore à majorité rurale) pourraient se grouper autour de prêtres décidés à marcher avec leurs fidèles plutôt qu’avec Rome. De fait, l’abbé Frémont indique à son collègue l’abbé Lemire (également député) : « les trois quart des Français sont d’ores et déjà convaincus que le pape a tort et que le gouvernement a raison ». La victoire électorale, l’éloignement des prochaines élections, la crédibilité du gouvernement Clémenceau-Briand, …et le simple souci de montrer que la République ne recule pas quand ses adversaires conteste ses lois, autant d’atouts et de raisons qui poussent à favoriser les associations qui veulent appliquer la loi.

Il faut d’ailleurs se décider car le délai de formation des cultuelles est d’un an à partir de la publication de la loi ; le terme prévu est donc le 11 décembre 1906.

Jean-Pierre Chantin, dans deux études récentes[1], indique que deux tentatives d’organiser des associations cultuelles catholiques se firent jour :

- une Association cultuelle catholique nationale, animée par l’ex prêtre Félix Meillon, devenu protestant et qui s’occupait jusqu’alors de faciliter l’entrée dans le protestantisme des prêtres qui quittaient « l’Eglise » (écrit Chantin, comme s’il n’y en avait qu’une légitime !), le catholicisme. C’est donc une association qui peut être soupçonner de vouloir profiter de la séparation pour entraîner des éléments du catholicisme vers un protestantisme élargi (il y a, au même moment du côté protestant des tentatives de créer une association large de « libres croyants »)

- une Ligue des catholiques de France fondée par le publiciste Henri des Houx qui veut mettre Pie X devant le fait accompli car il estime que le pape est trompé par son entourage (toujours la vieille antienne du prince mal conseillé). L’idée consiste à rester soumis à Rome quant à la doctrine mais à obéir à la loi. Malgré l’article 4, le refus pontifical crée un espace pour ce ‘catholicisme républicain’.

Clemenceau (qui va devenir président du Conseil en novembre) est favorable à la première association, Briand à la seconde ; pourtant ils vont préférer la recherche d’une solution d’ensemble à un soutien à ces associations. La logique de l’article 4 continue malgré le refus d’obéir à la loi. Dés le 28 octobre Briand fait adopter par le Conseil des ministres l’application de la loi (très libérale) de 1881 sur les réunions publiques qui supprimait la nécessité d’une obligation préalable au profit d’une simple déclaration préalable (l’administration pouvant alors vérifier la salubrité et la sécurité des locaux). Une circulaire indiqua aux préfets que dans le cas de réunions pour l’exercice du culte, une simple déclaration annuelle suffisait.

Seulement quelques jours avant l’échéance du 11 décembre, le pape, jouant la politique du pire, interdit aux prêtres de faire la moindre déclaration. Au terme du délai fixé par la loi, rien n’était en place pour permettre l’exercice légal du culte catholique, sa célébration relevait désormais du « délit de messe ». (Conseil des ministres du 11 décembre). En même temps la saisie des fiches de Mgr Montagnini (l’auditeur de nonciature) prouve (une nouvelle fois) « l’ingérence pontificale dans la politique française »[2].

Le conflit aurait pu s’aggraver et l’interruption du culte catholique, conséquence logique des refus du pape, aurait pu sembler à certains croyants une « persécution ». C’est d’ailleurs ce que le pape espérait provoqué par son attitude intransigeante. Mais Buisson, au Congrès du parti radical avait défini une ligne de conduite qui va être suivi : « ni capitulation, ni persécution ».

Ni capitulation : Les départements et les communes reçoivent la libre disposition des archevêchés, évêchés, presbytères et séminaires qui sont leur propriété et dont la jouissance n’a pas été réclamée par une association cultuelle. Les biens des établissements ecclésiastiques non réclamés par ces associations sont attribués à des établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance. Cela n’aurait pas été le cas (dans les 2 cas de figure) si les catholiques avaient formé des associations conformes à la loi, et c’est une simple application de ce qu’avait prévu la loi dans son article 9.

Ni persécution (ou ce qui en aurait l’apparence) : la déclaration préalable est supprimée et l’affectation cultuelle est conservée aux églises en dépit des deux refus opposés et les prêtres vont célébrer les offices dans les églises comme simples occupants sans titre juridique.

Une nouvelle loi est adoptée le 2 janvier 1907 pour avaliser ces mesures. Présentant cette loi à la Chambre des députés, Briand reconnaît que l’Eglise catholique a « violé la loi » et il poursuit : « Aujourd’hui, l’ayant fait constater dans tous le pays, nous vous disons : pas de représailles, ni de violence ni de brutalités inutiles ; nous venons vous demander de faire une législation telle que, quoi que fasse Rome (…) il lui soit impossible de sortir de la légalité ».

Et au Sénat, Briand insiste : « la loi que nous vous demandons de voter aura pour effet de mettre l’Eglise catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (…) Quoi que fasse l’Eglise catholique, il lui sera impossible de sortir de la loi ; elle sera dans la légalité malgré elle ».

Le pape répondit le 6 janvier 1907 en prétendant que la République persécutait et spoliait l’Eglise catholique.

J’arrète là l’exposé des faits car, durant l’année 2006, le Blog donnera beaucoup plus en détail ce qui s’est passé de 1906 à 1908, de la crise des inventaires au désaveu par le Conseil d’Etat des associations catholiques qui se sont conformées à la loi et aux incidents qui ont accompagné ce désaveu, provoquant mort d’homme (comme les inventaires, mais on parle toujours de l’homme mort lors les inventaires et jamais du second : significative sélection !).

Je voudrais cependant faire un commentaire sur la façon dont des historiens traitent la crise de la fin de 1906 ; c’est très intéressant car c’est à front renversé :

J.-M. Mayeur, historien du catholicisme fait un exposé des faits, signale sobrement la divergence qu’il y a eu entre Buisson (qui a poussé à l’application de la loi de 1905 en ce qui concerne les bien non affectés à l’exercice du culte) et Briand qui « eût préféré rester dans le provisoire » (ouvrage cité). Il cite longuement les propos de Briand présentant la loi du 2 janvier 1907.

Au contraire, l’historien dit « républicain », Jean-Paul Scot, co-auteur d’un ouvrage avec H. Pena-Ruiz et qui a été choisi par Y.-C. Zarka (qui représente une ligne dite « républicaine » assez hostile à l’islam) pour faire l’historique de la loi dans l’ouvrage Faut-il réviser la loi de 1905 (PUF), tient des propos assez ahurissants : il parle de « sanctions » à propos de l’application de l’article 9, comme si on n’aurait pas du appliquer la loi, il voit une « contradiction » dans cette application et l’abolition du « délit de messe » malgré le refus et des associations cultuelles et de la simple déclaration, il prétend que cette abolition est « la seule ouverture » de la loi, comme si la laïcité qui fait une loi spéciale pour maintenir dans la légalité le catholicisme qui s’en est doublement écarté, n’était pas assez « ouverte » à ses yeux. Il donne un très très bref extrait des propos de Briand en les   euphémisant le plus possible (« Briand a réaffirmé sa confiance en une issue légale »). Un peu plus loin, il parle des « anticléricaux intolérants qui ont imposé l’article 8 et la loi contradictoire du é janvier 1907 », des « antireligieux impénitents »[3].

Bref, J.-P. Scot revient aux pire affirmations d’une historiographie confessionnelle catholique pour qui il n’y a jamais assez de concessions faites à l’Eglise catholique et pour qui l’Etat républicain est forcément dans son tort.

Extraordinaire, si on comprend bien, si la République faisait une loi pour que l’islam « quoi qu’(il) fasse » soit « dans la légalité malgré (lui) », cela n’en serait pas assez  aux yeux de J.-P. Scot !!!

Extraordinaire vraiment car on voit bien là que les tenants de l’universalisme abstrait républicain, malgré leurs beaux discours sur l’égalité, ont deux poids deux mesures et n’envisagent pas du tout de la même manière ce qui concerne la majorité catholique et ce qui concerne les minorités religieuses.
Pour ma part, je m’en doutais déjà un peu, mais je ne pensais pas que cela irait jusque là et j’ai du lire à deux fois ces propos pour me convaincre que je ne rêvais pas.

En tout cas, quel FORMIDABLE IMPENSE !!!

(mercredi 28, 16eme et dernier Impensé, en attendant les nouvelles rubriques de 2006 et notamment la nouvelle série d'Impensés: La france laïque de 2006 vue par une historienne écrivant en 2106, à la fin du bicentenaire de la loi de séparation)



[1] J-P. Chantin, « Les cultuelles : des catholiques contre Rome ? »,  in La Séparation de 1905, les hommes et les lieux,  Paris, Les éditions de l’Atelier, 2005, 109-123 et « Les groupes dissidents et la Séparation », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, tome 151, oct-décembre 2005, 633-648.
[2] J.-M. Mayeur, La séparation des Eglises et de l’Etat, 3ème édition, Paris, 2005 (l’ouvrage date de 1965, mais il est toujours très intéressant à lire),185.
[3] J.-P. Scot, L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle, Comprendre la loi de 1905, Le seuil, 2005, 294s., 300.

19/12/2005

LA FRANCE LAÏQUE ET LES MINORITES

QUATORZIEME IMPENSE.

(Ce 14ème impensé est un élément de réponse à la question d'un blogeur, remarquant que l'application de la loi de 1905 défavorise les minorités relgieuses. Je tâcherai de lire, lors des "vacances de Noël", qui pour moi serons surtout la semaine prochaine, les divers commentaires des blogeurs et j'y répondrai globalement. Par ailleurs, les nouveaux impensés qui constitueront le feuilleton de 2006,  avec d'autres Notes, parlera de l'islam, des banlieus,des "sectes", etc, etc.; bref de tous les problèmes qui fâchent...en attendant vous n'avez plus que quelques jours pour offrir à vos amis, lors des fêtes de fin d'année, LE seul roman historique de la séparation, histoire d'amour de princesse et de laïcité, écrit par votre serviteur à partir de faits réels: Emile Combes et la princesse carmélite, aux éditions de l'Aube. Et bonnes fêtes à toutes et tous).

Lors du centenaire de la séparation, beaucoup de journalistes ont parlé de « la séparation de l’Eglise et de l’Etat », et non « des Eglises et de l’Etat ». Significatif singulier qui montre que pour beaucoup de Français le catholicisme reste, quelle que soit sa position personnelle par rapport à la sphère religieuse, la religion par excellence (voire la seule légitime), le prisme à travers lequel on envisage toute religion. Chez certains, il y a « l’Eglise » et les religions et le poids de légitimité n’est pas le même, même quand on conteste (on croit contester) cette « E »glise.

Le catholicisme est, certes, la religion majoritaire de ce pays, mais pour beaucoup elle est aussi, de façon inconsciente ou non,  la religion « normale », tout comme s’appeler Pierre ou Jacqueline est plus normal que s’appeler Mohammed ou Malika. Sous couvert d’universalisme abstrait, la France n’est guère pluraliste, or de façon générale, la situation des minorités (religieuses ou non) constitue un élément essentiel pour évaluer le degré de liberté d’un pays. Je rappellerai très sommairement les deux caractéristiques essentielles, d’un point de vue sociologique, de la « minorité »

-être inférieure en nombre dans un groupe ou une société donné

-être dominée plutôt que dominant (les femmes ont, longtemps, constitué en France une « minorité », même si elles étaient quantitativement…majoritaires, et je ne suis pas sur que cette situation soit complètement dépassée).

La première caractéristique appartient au sens commun, la seconde n’en est pas moins importante, notamment pour le sujet qui nous concerne.

En 1905, on abolit non seulement le Concordat, mais le régime juridique des « cultes reconnus » (et c’est pour cela que l’on déclare, dans l’Article deux, que « La République ne reconnaît aucun culte »). Il existait quatre cultes reconnus : le culte catholique, deux cultes protestants (luthérien et réformé) et le culte israélite (= le judaïsme). 

Cette situation était issue de la Révolution, mais celle-ci fut beaucoup moins favorable aux minorités religieuses qu’on ne le croit souvent. Certes, en 1789, l’article X de la Déclaration des droits proclame la liberté religieuse en réduisant la religion à l’opinion : cette perspective très individualiste est voulue par des partisans du catholicisme. En effet, « l’opinion même religieuse » à laquelle on accorde à la limite (« même ») la liberté, c’est celle qui est différente de la religion majoritaire, qui elle n’est pas considérée alors comme une simple « opinion ». L’article X réservait la possibilité de ne garder qu’un seul culte public, le culte catholique, et de n’accorder qu’une liberté de conscience individuelle aux non-catholiques, jusqu’alors réprimés (=les protestants) ou discriminés (=les juifs). C’est pourquoi, l’article X fut compris, sur le moment, comme une défaite par les partisans de la liberté religieuse même si, aujourd’hui, il est magnifié.

   Quant à l’émancipation des juifs (en 1791), on connaît la fameuse phrase prononcée à l’Assemblée Constituante par Clermont Tonnerre : « Tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus ». Mais il faut ajouter que la même Révolution va demander aux (seuls) juifs de prêter serment de façon communautaire (le rabbin s’engageant au nom de tous), entrant dans un double jeu (non pas constant mais) récurrent caractéristique de l’attitude française dominante face aux minorités. On leur demande aux minoritaires de se comporter en individus abstraits déconnectés de leur appartenance quant à leurs devoirs, on a tendance à ne pas les considérer comme des individus abstraits et à les percevoir à travers leur appartenance communautaire quant à leurs droits. Est-ce totalement différent aujourd’hui ? Je n’en suis pas sur !

Pour la période 1802- 1905 on parle le plus souvent de « période concordataire »; il serait plus exact, nous l’avons vu, de parler de « système des cultes reconnus ». Parler uniquement du Concordat, laisse dans l’ombre l’expression (utilisée officiellement à l’époque) de « cultes reconnus » et revient à rejeter dans l’impensé la tentative propre à cette époque de construire un certain pluralisme religieux. Mais si le catholicisme est largement dominant, même si le processus est plus lent pour le judaïsme que pour le protestantisme ( dès 1802 il y a égalité du juridique du protestantisme, par contre -pour le judaïsme-  cela s’opère en différentes étapes1808, 1818, 1831), même si le catholicisme reste souvent le critère mental implicite de la normalité religieuse, l’égalité juridique des CULTES (et pas seulement des individus) constitue une tentative qui, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent dans l’histoire de France, de bâtir une société religieusement pluraliste, alors que les minorité sont quantitativement des micro-minorités :  en 1905,avec la « perte » de l’Alsace-Lorraine, il y a environ 600 à 700000 protestants et 100000 juifs. (mais parfois, dans le dernier quart du siècle, ont réussi à relativiser la domination qui pèse sur eux, par leur stratégie d’alliance avec les laïcisateurs).

   Certes, cela ne va pas sans normalisation, notamment pour le judaïsme. Mais les analyses d’Esther Benbassa mettent en lumière la « stratégie juive » qui permet une acculturation sans une complète assimilation : la société issue de 1789 est considérée comme incarnant des valeurs bibliques (cf. le « franco-judaïsme »).

Quant au protestantisme, malgré son petit nombre, il a le statut  culturel de « seconde religion de France » Minorité dynamique, il catalyse des peurs catholiques, un peu comme aujourd’hui l’islam catalyse des peurs françaises : certains protestants, en 1830, s’imaginent eux-mêmes majoritaires dans cinquante ans. Près d’un demi siècle plus tard, plusieurs protestants déclarent que si la « France (n’est pas devenue) protestante », elle s’est imprégnée de « l’esprit protestant ».

De fait, jusqu’à l’établissement de la solution laïque, le critère d’ « utilité sociale de la religion »  et l’idée qu’une religion est nécessaire à toute vie en société, font penser à des milieux libéraux et à certains milieux républicains que le protestantisme est une religion socialement utile (alors que le catholicisme est socialement nuisible). De manière plus générale, le protestantisme apparaît socialement acclimaté, en congruence avec les valeurs post-révolutionnaires. La construction politique d’un certain pluralisme favorise un climat de concurrence religieuse. Le protestantisme l’utilise à son profit, même s’il subit un antiprotestantisme parfois larvé, parfois virulent qui a précédé et qui accompagne la montée de l’antisémitisme (encore plus virulent lors de l’affaire Dreyfus).

Quand arrive le temps de la séparation des Eglises et de l’Etat, protestantisme et judaïsme se trouvent dans une position extrêmement ambivalente.

En tant que minorités religieuses (religieuse/ethnique au sens anglo-saxon, pour le judaïsme), ils peuvent dire eux aussi : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ». Loin de calmer le jeu, le Ralliement effectué dans les années 1890 l’exacerbe : un certain catholicisme dénonce moins la République en tant que telle, et concentre ses attaques sur les minorités juives, protestantes et maçonnes qui capteraient la république à leur profit. Par ailleurs, pour les protestants, la séparation signifie une possibilité plus grande d’égalité à la fois parce que certaines communautés protestantes ne sont pas dans le système des cultes reconnus, et ensuite parce que l’Eglise catholique perdra l’aspect semi-officiel que lui confère le Concordat.

Mais comme « cultes reconnus », bénéficiant –en tant que « cultes » d’une certaine officialité alors qu’ils ont été des siècles durant persécutés, émargeant au budget des cultes, bénéficiant de cette égalité formelle (même si elle n’est que formelle) avec le catholicisme, judaïsme et protestantisme vont être déstabilisés par la séparation et risquent se retrouver dans leur fragilité de micro minorités.

Bien plus, ils risquent faire les frais de l’exacerbation du conflit des deux France : l’égalité formelle dans les privilège risque de devenir l’égalité dans la répression. « Ce n’est pas une idylle qui se prépare avec la séparation, c’est un drame » écrit le pasteur Louis Lafon, pourtant favorable au principe de séparation : « l’Etat ne pourra être souverain que si l’Eglise (catholique) est asservie » et comme la loi sera la même pour les différentes religions, elle comprendra des « excès despotiques » contre toutes ces religions (La Vie Nouvelle, 15/11/02). Et quand arrive le projet d’Emile Combes, un autre pasteur, Jules Pédezert titre significativement dans Le Christianisme au XXe siècle : « Les innocents plus maltraités que les coupables ». Les juifs,  subissant l’antisémitisme et échaudés par l’affaire Dreyfus, se montrent plus discrets mais leur presse ( Les Archives israélites) indique son accord avec les initiatives protestantes prises pendant l’hivers 1904-1905.

Parmi elles, la déposition d’une délégation protestante devant la Commission parlementaire : ce fut une surprise pour nombre de membres de cette Commission de savoir que des Eglises protestantes (minoritaires dans la minorité) s’étaient elles-mêmes, par conviction théologiques, séparées de l’Etat). Cela renforça le poids du protestantisme français qui disposait de réseaux dans les milieux républicains. Nous avons déjà parlé (dans les fiches sur Emile Combes) de la campagne menée par le philosophe Raoul Aller dans le quotidien républicain Le Siècle en faveur d’une séparation libérale, une séparation dure menaçant encore plus les minorités dans leur existence même que le catholicisme.

Si les minoritaires ressentent des menaces possibles dans un certain type de séparation, au contraire, pour les Républicains, a priori, s’il y a un problème catholico/clérical il n’y a pas de problème protestant et juif : ces « Eglises » sont considérées comme de petites minorités acclimatées à la République et qui s’accommoderont facilement de la loi.

Les historiens insistent parfois sur le rôle de deux collaborateurs d’Aristide Briand : Louis Méjan, protestant fils et frère de pasteurs et Pau Grunebaum-Ballin, d’origine juive mais libre-penseur. Sébastien Fath, dans un article très intéressant pour notre sujet, écrit notamment : « force est de constater que la séparation s’est imposée dans les faits, sur une base libérale, et sous l’influence croisée de républicains issus du judaïsme comme du protestantisme »[1].  C’est exact, mais il faut ajouter que la séparation n’a guère été profitable aux minorités religieuses, mais si, contrairement au catholicisme, elles se sont immédiatement conformées à la loi.

A cela, plusieurs raisons :

1) Il est fort peu question des minorités religieuses dans les débats de la Chambre sur la séparation. Et quand on les invoque (des 2 côtés) c’est parce qu’il y a nécessité de le faire pour développer une argumentation dont le but est de justifier une attitude prise envers le catholicisme. Mais les minorités ne sont pas vraiment prises en compte pour elles mêmes : quand des députés protestants (et amis) déposent un amendement pour tenir compte des veuves et des orphelins laissés par des ministres des cultes (non catholiques) morts avant la fin de la pension versée par la République aux ministres des cultes ayant plus de 20 ans de service, cet amendement passe (nous l’avons vu) avec une cinquantaine de voix de majorité, alors qu’il s’agit d’une question de simple justice !

2) Le système des cultes reconnus avait un souci d’équilibre pluraliste qui n’a plus cours avec la séparation : ainsi  le 27/6 Réveillaud propose, à propos des processions, un amendement ainsi conçu : « Toutefois les dispositions de l’article 45 de la loi de germinal an X sont maintenues. » Cela signifiait l’interdiction de processions dans les localités, ou quartiers où il y avait des temples protestants, voire des synagogues. Cet amendement est repoussé par l’assemblée. Certes, cela se fait dans la perspective de donner plus de liberté, mais le souci d’un certain équilibre ne se manifeste pas dans les débats.

Même si on a dit ensuite que la séparation permettait l’égalité des cultes par la disparition de la distinction entre « cultes reconnus » et « cultes non reconnus », cela n’a en fait pas du tout était la préoccupation de la Commission puis de la Chambre. La préoccupation majeure a été à la fois la laïcisation par fin de tout caractère officiel et la fin des entraves dites « concordataires » à la liberté des cultes, sans nuire à l’ « ordre public ».

3) le moment clef des débats parlementaires, nous l’avons vu (3ème impensé) est constitué par les séances du 21 et 22 avril 1904 autour de l’article 4. Le propos de  Jaurès « la France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire », souvent loué, est lourd de sens

-les protestants lors de la Révolution ne constituent pas une confession religieuse minoritaire, ce sont (encore !!, plus de deux siècle après la Réforme) des « schismatiques » (sous entendu inconscient : la véritable Eglise est la catholique).

-la Constitution civile du clergé est un complot jansénisto-protestant (il le dit explicitement)

-la France est ceci (révolutionnaire), elle n’est pas cela (schismatique) : la France est un grand tout organique qui, de façon transhistorique, est une personne qui fait un choix (pas celui de la Réforme, afin de pouvoir faire 2 siècles après celui de la Révolution). On admire le lyrisme, mais cela n’en reste pas moins une façon déterministe pas du tout scientifique d’écrire l’histoire et un député radical (protestant et maçon) Réveillaud tente de ramener les choses à une empirie basique, sans succès !

Les protestants auraient naturellement eu tout intérêt à ce que l’article 4 ne soit pas modifié dans un sens qui verrouille la situation au profit de l’Eglise catholique, même si cette modification est allée dans le sens de l’apaisement.

4) La laïcisation opérée par la loi de 1905 concerne le présent et l’avenir, pas l’épaisseur historique de la France, ce qui va redonner au catholicisme une plus value de légitimité et marquer la fin de la construction d’un système pluraliste.

Ce refus d’une laïcisation de cette épaisseur historique se marque  notamment:

-par une invocation récurrente des « habitudes «  et de « traditions » « respectables » (versus la construction de l’homme nouveau par l’arrachement à son passé qu’avait tenté la Révolution)

-le refus de laïciser, même partiellement, le calendrier (rejet par 466/60 de la proposition Allard de laïciser les jours fériés en gardant le dimanche comme jours de repos et l’article 42 indique explicitement que les « dispositions légales relatives aux jours actuellement fériés sont maintenues »).

Un  autre article de la loi est également emblématique à ce sujet : « Il est interdit, à l’avenir (souligné par moi J. B.), d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Plus généralement, on peut dire qu’à partir de 1905 (mais en fait déjà largement depuis 1882) la question de l’utilité social de la religion et de la comparaison des religions quant à leur utilité social ne fait plus partie du débat public institutionnel. La religion est censée faire partie de la sphère privée. Mais bien sûr, en fait, la religion ne disparaît pas comme phénomène social

Et donc, implicitement, chaque religion vit, plus ou moins, à partir de la légitimité historique qu’elle a acquise (de son épaisseur historique dans le pays, des traces historiques qu’elle a laissées) et de sa taille numérique, du poids de sa présence empirique (troisième critère ambivalent : son pouvoir de nuisance, la peur qu’elle peut inspirer est aussi une façon d’occuper une place).

C’est dans ce contexte qu’au XXe siècle, il se produit un changement de la stratégie dominante du protestantisme qui passe, schématiquement, d’une stratégie où on pensait que laïcisation et protestantisation allait de pair, à une stratégie œcuménique.

5) On dit et on écrit souvent que la France est DEVENUE pluraliste ces dernières décennies avec l’irruption de l’islam (voire l’arrivée des sépharades, l’implantation d’une communauté bouddhiste). Double erreur significative :

 -d’une part, on oublie le régime pluraliste des cultes reconnus, tel qu’il a existé au XIXe siècle (non seulement mémoire collective, mais historiographie dominante et appellation de « situation concordataire » aujourd’hui pour  Alsace-Mozelle où ce régime subsiste), 

-d’autre part, on oublie également la non application de la loi de séparation aux départements français d’Algérie (malgré et grâce à,…) l’article 43 (cf l’Impensé sur 1905 et l’Outre-Mer).  Exception musulmane produite par la pratique  administrative où l’on veut garder une relation de contrôle et d’assistanat à l’égard des « musulmans » dans une vision d’ailleurs plus ethnique que religieuse (arrêt de la Cour d’appel d’Alger de 1903 parle de « musulmans chrétiens » et appellation de « Français musulmans », en vigueur jusqu’aux années 1980). D’ailleurs, au tournant du XIXe et du XXe siècle a coexisté cette volonté de maintenir les dits « musulmans » dans un statut de « sujet » et une (relativement) bonne réputation de l’islam considérée comme une religion plus éclairée (sans dogmes absurdes), moins cléricale (sans hiérarchie épiscopale) et plus tolérante (sans Inquisition) que le catholicisme. Dire que la France était (aussi) une « puissance musulmane » participait de la stratégie de puissance impériale et permettait de relativiser l’aspect (historique) « France fille aînée de l’Eglise ». Les musulmans faisaient partie de la France quand ils étaient sujets hors de la métropole ; les musulmans sont perçus (encore) comme une réalité extérieure à la France quand ils sont en métropole et majoritairement citoyens !

Bref, l’attitude de la France laïque par rapport aux minorités qui existent sur son territoire comporte beaucoup d’impensés. Sait-on, pour ne prendre qu’un exemple, que la France compte aujourd’hui plus de 300000 hindouistes (la plupart vivent dans le département de la Réunion) ?

A vendredi 23 le 15ème et avant dernier impensé sur la façon dont le pacte laïque de 1905 a tenu bon, malgré le refus catholique de se conformer à la loi.


[1]« Juifs et protestants face à la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat », Les cahiers du Judaïsme, hiver-printemps 2001, n°9, 104-120

14/12/2005

TREZIEME IMPENSE

D’abord, information pour celles et ceux qui ne le savent pas encore, précision pour les autres, à partir de janvier 2006, dans votre blog favori, et en première mondiale, un nouveau feuilleton d’impensés : le manuscrit d’une historienne ukrainienne (mais l’Ukraine est devenue un des Etats fédérés des Etats Unis d’Europe) qui, en 2106, peu après la célébration du bicentenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat, étudie la société française du début de XXIe siècle à travers le prisme des problèmes de laïcité (normal : elle est la 7ème titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité qu’un siècle auparavant J. Baubérot occupait à l’Ecole Pratique des hautes Etudes, mais elle vous expliquera cela mieux que moi dans un peu plus de 15 jours) : 2006 vu en 2106, ce n’est pas triste ! Domptez le temps avec le blog baubérotesque.

En même temps, le blog n’abandonnera pas le récit de la séparation. Nous avons déjà vu le refus catholique ordonné par le pape (9ème impensé), nous verrons très bientôt comment Briand et les autres républicains laïques ont fait face à ce refus (ce sera le 15ème et …avant dernier impensé, car les 15 impensés seront 16 !). Mais nous reprendrons les événements de 1906 à 1908 plus en détail l’an prochain et, par exemple, en janvier, nous consacrerons une Note spécifique sur la crise des inventaires. De nouvelles études sont parues à ce sujet en 2005 et elles changent la perception de cet événement.

Revenons à notre sujet d’aujourd’hui.

QUEL EST LE SENS DE LA LOI DE 1905 ?

Nous avons vu, la semaine dernière (cf le douzième impensé), que la loi de séparation est aussi importante par ses refus que par son contenu lui-même. Plus exactement, on peut dire que ce contenu (très technique la plupart du temps à la lecture immédiate) prend sens à partir des débats, et notamment des amendements ajoutés ou refusés. Une telle approche de la loi de séparation rompt avec l’idée que, finalement, seuls compteraient les deux premiers articles, le reste  n’étant que dispositions transitoires ou technicité juridique. Il y a bien, en fait, une philosophie de la loi de 1905, et beaucoup, parmi ceux qui, aujourd’hui, magnifient la loi ne la partagent pas vraiment.

Bien sûr, la loi de 1905 n’a rien d’un absolu, mais d’une part attention au double jeu : la porter aux nues en développant par ailleurs des arguments contraires à son esprit ; d’autre part vouloir la modifier n’a de sens que si on est apte à l’améliorer, à créer un nouvel équilibre ou tout le monde est gagnant, ce qui n’est vraiment pas facile et en tout cas ne correspond pas (à mon avis) aux propositions qui ont été faites jusqu’à présent. Nous y reviendrons avec le dernier impensé.

La semaine dernière, nous avons vu 10 dispositions refusées par la loi, sur le mode : voilà à quoi nous avons échappé ; nous continuons :

Nous avons échappé :

11) à l’imposition par l’Etat de la démocratie dans les religions (en fait, c’était l’Eglise catholique que certains voulaient démocratiser en faisant émerger un « catholicisme républicain »)). Cela peut choquer, mais c’est comme en Irak : on impose pas la démocratie de l’extérieur par la force…même si c’est la force de la loi. Buisson, le président de la Commission, propose que les associations prévues pour l’exercice des cultes soient obligatoirement ouverte à tous les membres de la religion concernée, et qu’en cas de contestation le tribunal civil statue. Il veut, dit-il, empêcher un « comité clérical » et donc qu’une association « soit ouverte à des catholiques de toute nuance et de toute opinion ». La peur de l’Eglise catholique était qu’ainsi des catholiques pratiquants très irréguliers ou non pratiquants, voire des libres penseurs baptisés catholiques, s’emparent des associations cultuelles  et y fassent la loi. Camouflet terrible pour le président de la Commission, l’amendement est rejeté le 15 juin par526 voix contre 42.

12) à l’impossibilité d’unions nationales : Le projet Combes prévoyait que les unions d’associations cultuelles ne pourraient dépasser la limite d’un département : en clair on aurait pu avoir l’Eglise catholique de la Lozère ou l’Eglise réformée de la Manche, mais pas au delà et donc pas de possibilité de parler et d’agir au niveau national, et…d’avoir des caisses communes au niveau des finances où les départements riches peuvent aider les plus pauvres. Bienvenu-Martin (le ministre des cultes) avait lui proposé des unions pouvant regrouper 10 départements. La Commission propose des unions nationales et repousse, le 20 juin, 2 amendements : l’un de Vaillant (socialiste) refusant de telles unions (par 486/102) et l’autre de Bepmale (radical) voulant que ces unions n’aient pas la « personnalité civile » (425/155). Ainsi, fait nouveau, et scandaleux pour une partie des laïques, les Eglises ont la personnalité juridique et peuvent agir en justice, y compris contre l’Etat. Briand déclare, pour contrer ces amendements, « une loi n’a jamais pu, heureusement,  réussir à réduire ni les individus, ni les groupements d’individus, encore moins leur pensée, à l’impuissance »

13) à une forte limitation de la constitution d’un fond de réserve. Un amendement proposé par la droite (réfuté par le gouvernement, et comme souvent en pareil cas, c’est Bienvenu-Martin qui monte au créneau tandis que Briand ne se mouille pas dans l’affaire, ce qui est une façon de montrer qu’il n’est pas vraiment hostile à un assouplissement de la proposition initiale). L’amendement est adopté le 21 juin par 294/279) : le fond de réserve pourra être à 3 fois le revenu annuel pour les unions et associations ayant plus de 5000 f  (or !) de revenus et à 6 fois les dépenses annuelles pour les autres. Cette constitution d’un fond de réserve inquiétait beaucoup la gauche, qui craignait son utilisation politique anti-républicaine, en même temps elle paraissait indispensable à la droite pour faire face aux dépenses provenant de la disparition du budget du culte. La solution a été d’autoriser un fond de réserve important en prenant quelques mesures de contrôle pour veiller à ce qu’il serve à des buts religieux et ne soit pas détourner à des fins politiques.

14) à l’interdiction des processions sur la voie publique. Le débat a été vif car certains députés de gauche faisaient remarquer que les manifestations ouvrières étaient souvent réprimées. Ainsi Paul Constans lance aux députés du centre et de la droite : « demandez la liberté pour le drapeau rouge et les manifestations de notre parti et nous subirons vos manifestations religieuses ». Un député lieutenant colonel s’insurge : « le drapeau rouge n’est pas le drapeau de la France » ; mais l’abbé Gayraud déclare alors : « je serai avec M. Constans ». L’amendement proposé par les députés Noulens et Ribot, malgré l’opposition du ministre Bienvenu-Martin (encore une fois Briand le laisse monter au créneau) qui indique que ce qui est proposé va « au delà de la législation actuelle » (qui limitait assez strictement la possibilité de processions sur la voie publique) est adopté par  294/255 le 26 juin. Sur ce point encore la séparation donne plus de liberté aux Eglises dans l’espace public (qu’elles ne peuvent cependant plus régenter).

15) au durcissement de la laïcité ferryste (du nom de Jules Ferry). Au tournant du XIXe et du XXe siècle, un des grands mots d’ordre avait été la fin des accommodements ferrystes et la nécessité de promouvoir une « laïcité intégrale ». Un amendement de Constans proposait une accentuation de la laïcité scolaire, légère en apparence, mais symboliquement importante : interdire l’enseignement du catéchisme non seulement pendant les heures de classe mais pendant les jours de classe. L’amendement est repoussé le 28 juin par  378/142. Par contre, les débats font apparaître que certains prêtres donnent encore le catéchisme pendant les heures de classe. On craint que cela fasse tache d’huile après la séparation  et on réaffirme l’interdiction. Ainsi 23 ans après la loi du 28 mars 1882, celle-ci n’est pas complètement appliquée. Cela montre bien que les changements socio-religieux prennent pas mal de temps.

15) à la minimisation de l’interdiction d’interrompre ou d’empêcher la pratique d’un culte. Cela s’est fait sans grande discussion, juste Allard a prétendu que c’était un « nouveau privilège «  donné aux religions et que le droit commun des réunions devait suffire. L’article 29 (devenu dans la loi l’Article 32) qui puni de peines identiques « ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causé dans le local servant à ces exercices. », aux peines qui frappent ceux qui auront fait des pressions pour obliger les gens à pratiquer un culte ou à s’abstenir de le pratiquer, est adopté le 28 juin de façon pratiquement consensuelle : 536/43. Je pense que les députés ont eu raison puisque l’article 1 dit que la « République GARANTIT le libre exercice du culte ». Je pense aussi que M. J.-P. Brard aurait bien fait de relire la loi avant d’interrompre des cultes à Montreuil.

16) à maintien de l’inéligibilité des ministres du culte dans la commune où ils exercent leur fonction. L’amendement déposé par Albert Le Roy qui allait en ce sens est retiré le 30 juin. L’inéligibilité est prolongée pendant les 8 années où les ministres du cultes recevront encore une partie (décroissante) de leur traitement. Elle prendra fin , dès qu’ils ne seront plus du tout salariés par l’Etat :  on voit bien là le lien entre  la fin de l’officialité des religions et l’augmentation de leur liberté.

Nous avons déjà parlé du refus d’interdire le port du costume ecclésiastique en dehors des services religieux, avec un échange d’arguments d’une étonnante actualité (6ème impensé : « 1905 et les tenues ostensibles ») et du 43ème article sur l’Algérie et les colonies (7ème impensé : la séparation et l’Outre-Mer). Le 44ème et dernier article indique ce qui est abrogé par la loi. Nous en arrivons donc à la fin des débats à la Chambre des députés, qui a lieu le 3 juillet 1905.

Aristide Briand, qui a connu des moments difficiles, a réussi à dompter cette assemblée, à rendre la majorité de gauche favorable à des accommodements raisonnables, à obtenir de l’opposition, des députés  du centre et de la droite de ne pas faire la politique du pire et de collaborer à l’élaboration de la loi, même quand ils sont contre le principe même de la séparation. Il est donc très satisfait et n’imagine pas que de nouvelles difficultés l’attendent (cf le 15ème impensé, prochainement sur votre blog). Il fait un grand discours qui va être affiché sur les Mairies de toutes les communes de France. En voici quelques extraits :

(L’opposition de droite avait dit) « Nous ne pouvons pas attendre de vous aucune justice ; vous n’avez pas l’esprit libéral » et, s’adressant directement à cette opposition « Vous êtes allés à travers le pays, inquiétant la conscience des catholiques, leur disant « Prenez garde ; une législature se prépare qui va fermer vos églises, persécuter vos prêtre, proscrire vos croyances. » (…) Eh bien ! nous voici à fin d’œuvre et nous vous disons : Trouvez dans cette loi une disposition qui justifie vos griefs, montrez un seul article qui vous permette de dire aux électeurs : « Vous voyez, nous avions raison de vous mettre en garde. C’en est fini du libre exercice du culte dans ce pays. » Non, vous ne pouvez plus dire cela car manifestement ce ne serait pas vrai. (…) Et la loi que nous avons faite, après cinquante séances consacrées à une discussion ample, aussi courtoise aussi consciencieuse que vous pouviez la désirer, vous êtes obligés vous-même de reconnaître qu’elle est finalement, dans son ensemble, une loi libérale. (…) Oui, nous avons le droit de la proclamer, c’est bien une loi de liberté (…) qui fera honneur à la République.

(Et Briand s’adresse ensuite aux membres de la majorité de gauche déçus par le fait que la loi tourne le dos à l’anticléricalisme d’Etat qui était de règle) « Dans ce pays où des millions de catholiques pratiquent leur religion, (…) il était impossible d’envisager une séparation qu’il ne puisse accepter. Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de républicains qui se sont émus de nous voir préoccupés de rendre la loi acceptable par l’Eglise. » Il précise : « on ne fait pas une réforme contre une aussi notable proportions du pays » et indique : « Nous n’avons pas le droit de faire une réforme dont les conséquences puissent ébranler la République ».

Voila ce que j’entend par pacte laïque : non pas bien sûr, une convention en bonne et due forme avec l’Eglise catholique (cela n’est pas un pacte laïque mais un pacte concordataire, quand il y a deux mots dans une expression, si on n’est pas analphabète, on lit les deux mots et on ne fait pas comme s’il y en avait un seul !) mais une attitude, une action politique qui vise à rendre la laïcité inclusive, qui comprend qu’il faut tenir compte autant que faire se peut des croyances et des pratiques religieuses pour que l’on puisse tranquillement vivre sa religion à l’aise dans la laïcité.

Vous avez remarqué que Briand navigue un peu entre « les catholiques » et « l’Eglise catholique ». Comme je l’ai déjà expliqué (cf le 3ème impensé notamment) dans la perspective de Briand et de Jaurès la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle, alors que dans l’optique catholique de l’époque la liberté collective est englobante : ce n’est pas le cas aujourd’hui chez la grande majorité des catholiques : ils peuvent pratiquer la contraception par exemple tout en allant régulièrement à la messe le dimanche. Ils obéissent à leur conscience avant tout, mais en 1906 ils vont accepter l’ordre du pape de ne pas se conformer à la loi, ils vont se laisser englobés par une structure collective. C’est pourquoi le pacte laïque n’a rien d’un consensus et Briand, à la fin de son discours, va se montrer d’un optimisme que les évènements vont démentir. Il affirme, en effet : « A l’heure actuelle, quel est l’homme politique qui pourrait nier sincèrement que la réforme ainsi faite soit d’une application facile ? »

La non conformation des catholiques à la loi va rendre, au contraire, l’application de la séparation extrêmement difficile. Briand n’est pas au bout de ses peines ! Le pacte laïque va-t-il tenir dans la tourmente provoqué par le refus du pape ? C’est ce que vous saurez très prochainement, grâce à la suite de ce passionnant feuilleton (j’espère quand même que le suspens ne vous empêchera pas de dormir).

Prochains impensés prévus :

le 14ème lundi 19 décembre

le 15ème vendredi 23 décembre

le 16ème (et dernier) mercredi 28 décembre

 

JOYEUSES FÊTES DE FIN D’ANNEE.

            

05/12/2005

DOUZIEME IMPENSE

LA SURENCHERE LAÏQUE: "UN DANGER POUR LA REPUBLIQUE" (BRIAND) 

D'abord quelques nouvelles

RECORD ARCHI BATTU DE FREQUENTATION DU BLOG: 948 VISITES HIER LUNDI 5 DECEMBRE

N'oubliez pas la Grande Rencontre du 10 décembre (cf après ce 12ème Impensé; ou en cliquant sur la catégorie "Actualité")

Les Impensés s'achèverontd'ici la fin du mois. Mais le blog continuera avec des idées et des rubriques nouvelles Par exemple: La crise des banlieues...dans les années 1960 et...  ce qui était alors considéré comme dangereux. La reprise du "bétisier de la laïcité", des points de vue et des analyses sur la diversité culturelle, etc

Pour les nouveaux venus dans le blog: amusez-vous à cliquer (à gauche) sur différentes Catégories et n'oubliez pas: COMME LE MONDE EST A L'ENVERS ET QUE CE BLOG VEUT LE REMETTRE A L'ENDROIT, le déroulé du Blog se fait ...à l'envers. Ainsi dans les Quinze impensés, le dixième est APRES le onzième,  et le neuvième ensuite De même le récit sur Emile Combes commence par la fin

Merci aux nombreux commentateurs. Pour celui qui a peur du monopole de l'interprétation de la laïcité, qu'il se rassure, je ne le revendique nullement. Le fait qu'il n'yait qu'une chaire sur la laïcité est un constat de fait (mais, il a aussi, toujours à l'EPHE, une maitrise de conférences); je ne demande pas mieux que 10 ou 100 autres soient créées partout en France! Simplement le blog a été un bon moyen de faire savoir ce que beaucoup ignoraient. Et c'est comme une carte de visite, cela signale que depuis pas mal d'années, je travaille "de première main" sur la question. On reviendra l'an prochain sur la question, essentielle en démocratie, de la dialectique entre opinion et savoir .

Christian Joubert, commentateur récent, pourrait-il m'indiquer son email? Merci

Et voici le douzième impensé (dédié à "Entre guillemet" (LCI) et à "Les Matins de France Culture": deux émissions qui ont si bien su parler du blog.

LA SURENCHERE LAÏQUE: "UN DANGER POUR LA REPUBLIQUE"

Allez, soyez francs : avez-vous lu la loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont nous fêtons le centenaire ? Entre nous, c’est sans doute non. Je vous comprends, dans la plupart de ses articles  elle est illisible. Moi je ne l’ai en tout cas jamais lu d’un bout à l’autre d’une traite, et si j’ai du finalement la lire en entier, c’est à partir des enjeux posés par chaque article.

Tel est un des paradoxes du centenaire : il y a eu un beau débat sur « faut-il ou ne faut-il pas modifier la loi de 1905 ? » et je serais près à parier votre chemise qu’une bonne moitié (sinon plus) de ceux et celles qui ont pris parti dans le débat n’ont pas lu la loi en entier.

Et en même temps en rester à des généralités (type « il s’agit d’une loi libérale, généreuse », ce que l’on entend partout ; sous entendu : cocorico, bravo la France !) et ne pas vouloir trop fouiller les choses est une stratégie pour ne pas faire surgir les impensés. Et le sommet de l’Etat reste étrangement muet : Chirac devait parler le 5 décembre : motus et bouche cousue. Villepin n’a pas parlé non plus.

Ces Messieurs ont délégué le Ministre de la justice, Pascal Clément. Manifestement en service commandé, il a tenu des propos plats et bien décevant, manifestant une conception assez répressive de la laïcité (les lois de 2001 et 2004 magnifiées) et pour le reste, c’était plutôt un peu ‘tout va très bien madame la marquise’. On était à l’opposé de l’esprit et de l’inventivité de la loi de 1905. Car derrière  sa technicité, cette loi est fort inventive car elle arrive à débloquer laïquement une situation en apparence sans issue (la guerre des deux France, comme « guerre à toujours » selon l’expression de Ferry –qui ne voulait pas qu’il en soit ainsi).
Tout cela montre bien que l’enjeu est avant tout symbolique. Cela m’a également donné une idée si une loi illisible a pu acquérir un tel statut c’est peut-être parce qu’elle est aussi importante par ses refus que par son contenu.

Le Canard enchaîné indique parfois « les couvertures auxquelles vous avez échappées »,  voyons ce à quoi nous avons échappé grâce à la loi de 1905.

Ma liste ne prétend pas être complète, elle sélectionne ce qui me semble le plus important.


Nous avons échappé :

1)      à la motion préjudicielle de l’abbé Gayraud repoussée le 21 mars par 285/162 qui voulait qu’on demande l’autorisation du Saint Siège et des représentants des Eglises avant de faire une loi de séparation. Cela signifie que si le politique peut dialoguer, il reste maître de ses décisions. C’est cela le refus du cléricalisme.

2)      au contre-projet de Maurice Allard repoussé le 10 avril par 494/48 qui aurait transformé les bâtiments édifiés pour l’exercice du culte en lieu affectés à d’autres destinations. Le refus du cléricalisme ne signifie nullement d’attenter au « libre exercice du culte ». Au contraire, la laïcité inclut la liberté de religion. D’ailleurs l’article 1 indique que la « République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte » (12 avril ; 422/45, c’est presque consensuel)

3)      à des jours férié liés « à des dates astronomiques » : repoussé le 15 avril 466/60. On changeait assez de choses, on n’a pas voulu toucher aux jours fériés ‘religieux’ (article 42), mais la France de 2005 est-elle celle de 1905 ? Non, et la Commission Stasi l’avait perçu qui avait proposé quelques modifications (une fête juive et une fête musulmane à l’école, un crédit individuel de jours fériés pour les entreprises). Il y a même pas eu de débat ; on a crié au « communautarisme ». J’aimerais pourtant que l’on m’explique en quoi 5 ou 6 jours fériés catholiques est très laïque et un jour férié juif ou musulman pour les élèves et une individualisation des jours fériés « religieux » pour les adultes serait de l’affreux communautarisme.

4)      au maintien du budget du culte en situation de séparation (amendement Delafosse repoussé 12 avril, 329/231). Cela aurait été un comble pensez-vous. Peut-être, mais l’Alsace-Moselle, la Guyane,… nous pourrions peut-être en parler.

5)      Donc « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2 , voté le 15 avril 336/225), mais peut prendre financièrement en charge les dépenses d’aumônerie (amendement Sibille, 13 avril, adopté 287/281) ce qui signifie qu’en cas de contradiction entre l’article 1 et l’article 2, l’article 1 l’emporte. La encore c’est le symbolique qui est le plus important : pas de dépense qui marquerait un caractère tant soit peu officiel des religions, par contre si on peut aider à des lieux de cultes décents (surtout que…, cf. plus loin)

6)      à l’individualisme abstrait républicain envers et contre tout : enlever l’ajout de l’article 4 (déjà expliqué en long et en large dans ce blog  à un précédent impensé) fut refusé par 374/200 le 22 avril. C’est l’élément essentiel du pacte laïque, de l’émergence d’une laïcité inclusive et Briand explique très bien son but : faire une « loi de large neutralité susceptible d’assurer la pacification des esprits », « une loi franche, loyale et honnête (…) telle que les églises ne puissent y trouver aucune raison grave de bouder le régime nouveau, qu’elle sentent elles-mêmes la possibilité de vivre à l’abri de ce régime, et qu’elles soient pour ainsi dire obligées de l’accepter de bonne grâce » (20 avril). Ou encore,  quand il doit en céder un peu aux laïques jusqueboutistes: L’article 4 a « eu pour effet de rassurer les consciences catholiques mais non cléricales et de les rendre inaccessibles aux excitations des réactionnaires » (25 mai). Autrement dit on peut être catholique, protestant, juif (aujourd’hui musulman) et pratiquer paisiblement son culte grâce à la laïcité, en étant à l’aise dans la laïcité. Une laïcité inclusive isole les extrémistes, fait en sorte qu’ils ne puissent en rien être attirants. Briand s’indignait contre ceux qui voulaient faire « une loi braquée sur l’Eglise contre un revolver. (…) Et si l’Eglise ne l’accepte pas votre loi ? Si elle entre en révolte contre elle ? Si elle peut, avec une apparence de raison, justifier cette révolte, si elle parvient ainsi à déchaîner les colères contre la République, que direz vous ? Que ferez-vous ? » (20 avril) Et il précise que « faire échouer la réforme » (laïque) par « des surenchères », « serait un crime contre la République » (25 mai).

Autrement dit  pendant toute la période précédente la république était menacée par ses adversaires : les méchants catholiques-cléricaux, et tout catholique dont la foi était tant soit peu orthodoxe était suspect de cléricalisme. Avec Briand, c’est le fait d’être jusqu’auboutiste, laïque intransigeant,  plus-républicain-que-moi-tu-meurs, trop laïque pour être « honnête », … et finalement pas très intelligent, guère subtil et fort peu stratège qui est un danger pour la République. Et aujourd’hui, ceux qui voient en tout musulman un peu orthodoxe un intégriste, tous ceux qui donnent « une apparence de raison » à considérer la laïcité comme ne respectant pas les religions … sont des dangers ambulants pour la république et la laïcité.

7)      à la nécessité d’être Français pour être ministre du culte : amendement Lasie repoussé le 15 mai par 460/63. Lasie était antidreyfusard, antisémite, nationaliste, … Brerre !

8)      au refus de donner des pensions aux ministres des cultes ; amendement Allard repoussé le 5 juin par 475/90 : un socialiste qui ne veut pas d’un plan social sous prétexte qu’il s’appliquerait à des religieux ! Etonnant mais vrai et…on peut retrouver aujourd’hui des contradictions analogues…

9)      à l’oubli que certains ministres du culte pouvaient, en cas de mort brusque, laisser des veuves et des orphelins : on reprendra le problème des minorités face au pacte laïque de 1905 dans un prochain impensé. La commission était tellement obnubilée par le catholicisme qu’elle n’avait même songé que les pasteurs et les rabbins se marient ! Le correctif a été adopté le 6 juin par 309/251 : pas terrible comme majorité et pas très sympa pour les veuves et les orphelins !

10)  aux édifices du culte loués 5% de leur valeur, repoussé le 8 juin 475/98 (un député : « quelle est la valeur de Notre Dame ? »). La commission prévoyait 2 ans de mise à disposition gratuite des édifices du culte propriété publique (cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues) propriété publique et une location n’excédant pas 10% du revenu annuel ensuite (en gros, c’est encore plus compliqué). Mais les députés ont d’abord voté pour des baux emphytéotiques (8 juin, 295/276)… et puis, tant qu’à faire, pour la « jouissance gratuite et illimitée » des édifices du culte propriété  publique : 9 juin par 310/70. Donc manque à gagner, subvention indirecte… cela complète ce qui a été dit sur l’article 2 … et montre que l’esprit de la loi est d’aider l’exercice du culte (au final, il y a quand même une belle majorité, non ?). Pas la peine donc de se prendre la tête pour savoir quelle « toilette » faire à la loi (gel douche, shampooing antipelliculaire ?) pour que les musulmans puissent avoir des lieux de culte décents. C’est beaucoup plus un problème de volonté politique que d’impossibilité juridique…

Bon, on arrète pour aujourd’hui : la suite très bientôt (finalement, les 15 impensés risquent d’être au moins 16, mais les trois mousquetaires étaient bien quatre).

 

30/11/2005

ONZIEME IMPENSE: LA SEPARATION COMME PACTE LAÏQUE

Tout d’abord je vous présente mes excuses pour le retard du onzième impensé : entre les soutenance de thèse, les cours et autres travaux professionnels, et les participations quasi quotidiennes à des manifestations du centenaire, la tenue de ce Blog est difficile. Je m’accroche cependant car, bien que novembre ait un jour de moins qu’octobre, le record de visites risque fort d’être battu et les 5000 visites mensuelles approchées voire dépassées. Merci de votre fidélité ; merci de l’intérêt que vous manifestez : partout où je vais, je rencontre des gens qui me disent consulter ce blog et y apprendre des choses. J’espère que cela continuera au delà de l’année 2005.

Le onzième impensé va tenter un bilan de la loi de 1905 comme pacte laïque et le douzième, la semaine prochaine, portera sur les suites de la loi, après le refus catholique (vu dans le neuvième impensé) confirmant que les choses ont bien fonctionné selon la logique du pacte laïque.

Ce bilan inclut des propos neufs par rapport aux impensés précédents, et reprend (rapidement) des idées déjà indiquées dans certains impensés antérieurs. Cela d’autant plus que j’écris cet impensé en lien avec le beau film sur la séparation qui va être diffusé vendredi 2 décembre à (malheureusement) 23h20 sur FR3. Je vous le recommande.
L’idée force de cet impensé consiste à dire que si la séparation a pu être un pacte laïque, ce n’est pas parce qu’elle aurait été un moment irénique, mais parce qu’elle représente plusieurs ruptures. Et l’intéressant paradoxe est que le pacte laïque est précisément le résultat de cette pluralité de ruptures.

On peut -pour se lier au film de FR3- concrétiser les ruptures par des discours prononcés lors des débats parlementaires.


La première rupture peut être saisie par le discours de l’abbé Gayraud (interprété par Claude Rich dans le film de FR3) le 21 mars 1903. Il demande à surseoir au débat et à renouer avec le Vatican. Il met en cause (comme d’autres), le principe même de la séparation. Non pas, dit-il, que le Concordat ait été un régime satisfaisant aux exigences d’une saine relation Eglise-Etat. Dans le Concordat en effet « l’Eglise (catholique) est reconnue, non pas comme la vraie religion (ce qu’elle était avant la Révolution) mais tout simplement comme la religion de la majorité des Français ».

Donc déjà, avant la séparation, existait un premier seuil de laïcisation (marqué non seulement par la reconnaissance officielle du pluralisme religieux, la possibilité du « droit à l’indifférence » en matière de religion mais aussi par l’indépendance du politique et la laïcisation de la loi avec le Code civil), une « semi-laïcité » pour parler comme Aristide Briand.

Cependant, poursuit l’abbé Gayraud, la séparation va aller plus loin en faisant en sorte que la France, «première nation catholique » du monde n’ait plus d’identité chrétienne. « L’Eglise (catholique) deviendra, dans ce pays, une association semblable à toute les autres ». Et cela est insupportable à l’abbé-député.

Donc -second seuil de laïcisation-, la séparation va compléter la laïcisation du corps politique en laïcisant l’âme même de la France c'est-à-dire l’identité nationale.

Jugement de valeur mis à part, l’abbé Gayraud est lucide : il a bien vu que la séparation n’a pas la réduction de la religion à la seule sphère privée mais la privatisation de l’institution religieuse qui, dans l’espace public, doit fonctionner comme une association.

Avec la séparation la religion ne surplombe plus non seulement l’Etat (c’était déjà le cas avec le premier seuil) mais la nation, la société civile.

Par ailleurs sa demande d’une entente préalable avec le Saint Siège est rejetée et si la notion de pacte laïque signifiait un accord entre la France et le Vatican, bien sûr que la séparation ne serait pas un pacte laïque. D’ailleurs, dans ce cas, il s’agirait plutôt d’un pacte concordataire. Dans « pacte laïque », il y a « laïque » et cet adjectif est aussi important que le nom de « pacte ».
Cette première rupture est celle du début de l’article 2 de la loi indiquant que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

Seconde rupture, celle de l’article 1 : « La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte sous les seules restrictions édictées si après dans l’intérêt de l’ordre public ». Elle peut être symbolisée par deux discours parlementaires, un venant d’un député plus à droite que les auteurs de la loi, l’autre venant d’un député plus à gauche.

Premier discours (qui n’est pas dans le film) celui de Charles Benoist (assez représentatif des propos de nombreux députés du centre et du centre droit) le 27 mars 1905. Il affirme que la séparation qui va être faite sera,  vu le projet le loi, « une séparation extrêmement libérale », ce sera « la séparation dans la liberté » qui ira « jusqu’à l’extrême libéralisme ». Mais s’il est possible de faire une séparation libérale, il ne pense pas qu’il soit possible de la « maintenir » telle dans la durée. L’Eglise catholique est trop éloignée des idéaux républicains et dans son organisation (« monarchique » a dit explicitement l’abbé Gayraud) et dans ses convictions propres.

Donc cette Eglise va être dangereuse pour l’Etat républicain, ce sera « l’Eglise armée dans un Etat désarmé » et les Républicains, « mis en demeure de choisir entre la liberté de l’Eglise ou la souveraineté de l’Etat » se soucieront « peu de la liberté de l’Eglise » et seront fatalement amenés à prendre des mesures répressives.

Autrement Benoist  qui avait combattu le combisme et refusé la réthorique de la « république en danger » se situe quand même dans l’optique d’une incompatibilité entre le catholicisme et la République laïque, il craint qu’une séparation libérale entraîne, en choc en retour de la coercition ; il va jusqu’à dire qu’on a intérêt ni que « l’Eglise soit absolument libre » (projet qui se prépare), ni que « l’Etat soit absolument maître » (choc en retour).

Benoist, finalement, est pour la continuation du contrôle de l’Eglise catholique par l’Etat que permet le système concordataire. La séparation va rompre avec ce gallicanisme d’Etat.
Maurice Allard (admirable Pierre Santini dans le film), dans une optique différente, radicalise la critique de la séparation libérale dans son discours du 10 avril.

Il demande une véritable séparation, c'est-à-dire une séparation qui » amènera la diminution de la malfaisance de l’Eglise et des religions ». Il ne comprend pas qu’au moment d’engager « le combat décisif » de l’anticléricalisme républicain on demande aux Républicains « de déposer les armes et d’offrir à l’Eglise un projet dit libéral, tel qu’elle-même n’aurait jamais osé le souhaiter ».

Pour lui parmi les malfaisances de la future loi, il y a notamment le fait qu’elle donnera la possibilité à l’Eglise catholique de « plaider contre l’Etat » et d’ « ester en justice contre des particuliers » et, particulièrement, précise-t-il, contre «nous, militants de la libre-pensée ». Pour lui, il faut poursuivre l’idée de la Révolution et il faut « achever l’œuvre de la déchristianisation de la France ».

Briand (Pierre Arditi dans le film) réplique en une formule frappante : Vous nous présentez là « un projet de suppression des Eglises par l’Etat », il ajoute : « Je supplie mes amis de la majorité républicaine de résister au désir de  faire (de la séparation) une manifestation anticléricale ». Il précise que la libre pensée doit combattre la religion avec « la seule puissance de la raison et de la vérité » et ne pas demander à l’Etat « de mettre l’Eglise dans l’impossibilité de se défendre ». Autrement dit si la loi de 1905 est, explicitement, la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, elle est aussi, implicitement, une loi de séparation entre la libre-pensée et l’Etat. Cette loi rompt avec l’anticléricalisme d’Etat républicain.

La seconde rupture est donc l’entière liberté de la religion dans les limites d’un ordre public démocratique.

 

La troisième rupture est celle que nous avons vu dans le troisième impensé du centenaire : la rupture avec l’universalisme abstrait républicain. Reportez-vous à ce qui est écrit dans ce troisième impensé (en cliquant sur la Catégorie : « Les quinze impensés du centenaire » et en déroulant les impensés, cela marche à l’envers !). Dans le film, c’est le discours de Jaurès (incarné par l’ex Thierry la Fronde, Jean Claude Drouot) qui rend compte de ce moment clef, dans les séances des 21-22 avril. Mais, en fait, le problème fut sous jacent aux débats parlementaires pendant toute leur durée.

En ajoutant, à partir d’un emprunt anglo-saxon, à l’article 4 de la loi, que les associations cultuelles qui recevraient la dévolution des biens (les églises, temples, synagogues ) devaient « se conformer aux règles générales d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » (= pour les associations cultuelles catholiques d’être en accord avec l’évêque, de ne pas faire de « schisme »), c’est l’universalisme abstrait républicain qui se trouvait remis en cause. En effet, avec l’article 4, au lieu que la liberté collective soit un simple prolongement de la liberté individuelle (ce qui était l’optique de la loi de 1901 sur la liberté d’association), la liberté collective devenait une dimension de la liberté individuelle. D’où la protestation de laïques comme Buisson (à la Chambre des députés) et de Clemenceau (au Sénat).

La culture syndicaliste de Briand (cf. le dixième impensé) le prédisposait sans doute à accepter cette conception de la liberté. Mais il fut remarqué à la Chambre par le député Grousseau, qu’avec cet article 4 « la théorie révolutionnaire en vertu de laquelle il n’y aurait en présence que l’intérêt particulier et que l’intérêt général sans intérêt intermédiaire, cette théorie a fait faillite ». La séparation tourne le dos à l’esprit de la loi Chapelier du 14 juin 1791, loi qui interdit les corporations.

 

La séparation sort d’une optique étroitement individualiste, les communautés religieuses sont, pour elles, des réalités. Mais ces communautés n’étouffent pas l’autonomie de l’individu dans la mesure où la désappartenance à ces collectivités jouit des mêmes droits que l’appartenance.

 

Un intellectuel catholique très connu à l’époque, Brunetière, au départ fort opposé à la séparation va déclarer que « la loi nous (=catholiques) permet de croire ce que nous voulons, et de pratiquer ce que nous croyons » ; c’est cela le pacte laïque .

La laïcité de 1905 en abolissant la distinction entre « cultes reconnus » et « cultes non-reconnus », en garantissant la liberté de tous, en « respectant » (l’expression est souvent revenue dans les débats : on  ne reconnaît pas, mais on respecte) les constitutions des Eglises instaure une laïcité inclusive, une laïcité de pacte, qui rompt avec l’anticléricalisme et le gallicanisme d’Etat antérieur.

 

 

 

 

 


 

23/11/2005

Le DIXIEME IMPENSE: LE ROLE D'ARISTIDE BRIAND

Avant de voir comment le principal auteur de la loi de séparation, Aristide Briand (1862-1932), a réussi à mettre en œuvre cette séparation, malgré l’encyclique papale (cf. neuvième impensé), il faut (à la demande de plusieurs blogueurs/blogueuses) s’arrêter un peu sur la personnalité du dit  Aristide Briand : quel est cet homme qui a réussi le virage de la poursuite de la « laïcité intégrale » à la construction d’une laïcité libérale ?

En effet, un des paradoxes de ce centenaire est le suivant : il a permis à toutes celles/tous ceux intéressé(e)s par le sujet de savoir que le véritable auteur de la loi est Briand, et non le « petit père Combes », mais sans véritablement s’interroger sur qui était Briand et pourquoi il a réussi cette sorte de mission impossible.

Le rôle de Briand était à la fois bien connu des historiens et minimisé par certains d’entre eux. Ainsi dans son Histoire de l’anticléricalisme français (Mame, 1966 et 1978), A. Mellor écrit ceci : « On a opposé le libéralisme de Briand au sectarisme de Combes et vu dans la séparation, telle qu’il l’a fit adopter par le Parlement, une  œuvre de paix (…). C’était là néanmoins une illusion. La vérité était qu’avec sa souple intelligence, Briand avait compris que seule la diplomatie permettait de parfaire l’œuvre du Combisme. (…) L’habileté de Briand fut de susciter une opposition de gauche (…) ».

Tout y est :  Mellor est obligé de reconnaître le libéralisme de la loi mais c’est pour aussitôt la nier. De même, le conflit interne aux laïques est indiqué et nié en étant réduit à une habileté tactique. En fait l’opposition laïque à Briand n’a pas été « suscitée » par lui mais venait de sa prise de distance avec l’universalisme abstrait républicain, comme je l’ai déjà expliqué.

Qui est Briand ? C’est le fils de Guillaume Briand qui tient un café à Saint Nazaire, et de Magdeleine Boucheau, lingère. Ses origines sont donc très modestes et il est, avec Combes, une des rares hommes politiques important de la troisième République à être issu d’un milieu populaire, ce qui lui vaudra le mépris de certains. Ainsi on l’accusera d’avoir grandi sur les « genoux des prostituées ». La café de Guillaume, fréquenté par des marins, des ouvriers et des artisans, sans être une maison close, devait aussi être un endroit où venait des femmes dites « peu farouches », leurs genoux en valaient bien d’autres !

Sans doute, l’enfance et l’adolescence de Briand (son oncle marin mourut en mer et, alors qu’il voulait lui-même devenir marin, il dut promettre à ses parents d’y renoncer) lui fit fréquenter des gens pour qui la vie était rude et à qui il ne fallait pas en compter. Briand sera célèbre par son humour, ses mots d’esprits, mais outre que souvent ils montraient une acuité lucide, ils étaient peut-être l’envers d’un rapport désillusionné à la vie.

Briand va être ce qu’on appelle un « boursier » (par opposition aux héritiers, nés dans la bonne bourgeoisie) : il va fréquenter le collège de Saint-Nazaire (ou le principal, M. Genty avait des méthodes très modernes, actives d’éducation) puis avoir une bourse pour poursuivre ses études secondaires au lycée de Nantes. A 18 ans il devient bachelier (et il faut préciser que moins d’1% des garçons devenaient alors bachelier, ne parlons pas des filles qui ne pouvaient pas l’être). Puis il va faire des études de droit tout en travaillant comme clerc d’avoué.

Jaurès, qui lui avait fait l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, parlait de « l’ignorance encyclopédique » de Briand. Ce trait d’humour est injuste et manifeste un certain mépris de quelqu’un qui a suivi la filière ‘noble’ de l’acquisition des connaissances pour quelqu’un qui s’est élevé socialement à la force du poignet. Sans doute le savoir de Briand comportait-il des trous. Sans doute a-t-il joué de cette (pseudo) infériorité en se faisant une réputation d’homme qui ne travaillait pas ses dossiers et improvisait souvent ses discours. Mais son intelligence était fine et lucide, et ses mots d’esprit résumaient souvent remarquablement une situation (comme quand il indiquait que « les socialistes se réunissent en scission annuelle »).

Briand commença sa carrière politique dans le journalisme et fut élu comme radical au conseil municipal de Saint-Nazaire en 1888 et battu aux législatives de 1889. Il évolua ensuite rapidement vers le socialisme et fut membre du Parti Ouvrier français de Jules Guesde. Sa carrière faillit finir avant même d’avoir véritablement commencé. Selon l’expression heureuse de l’historien Maurice Larkin, il fut pris en « flagrant délice » dans les près de Toutes Aides avec Jeanne Nouteau-Giraudeau, la femme d’un banquier et les deux amants furent condamnés respectivement à un mois et à dix jours de prison pour « outrage public à la pudeur ».

Mais le procès put être cassé pour vice de forme et il s’avéra qu’un des témoins avait été payé pour assister à la scène. Un acquittement fut finalement prononcé. Cette affaire poursuivra cependant Briand sa vie durant ; ils y eu des propos haineux à son encontre (là encore, il avait socialement transgressé en ‘prenant’ la femme d’un bon bourgeois), d’autres furent plus humoristiques, tel celui qui le définissait comme « un sans-culotte à la recherche d’un pantalon ».

Socialiste, Briand devint, avec son ami Pelloutier (étudié en son temps par Jacques Julliard), un théoricien de la grève générale. Il était proche des milieux syndicalistes et anarchisants et s’opposait, dans les congrès syndicaux et ceux du POF, à Jules Guesde et à Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx. Pour lui, la révolution socialiste ne passait pas par une insurrection violente, promise à une répression sanglante, mais par une grève générale réussit, moyen insurrectionnel et légal à la fois.

En 1895, il proposait de la préparer pendant 5 ans et de la faire juste avant l’Exposition Universelle prévue en 1900 à Paris pour lui donner le maximum d’impact.

Briand, qui était devenu parisien, était donc connu des militants socialistes, mais pas des électeurs et il se présenta sans succès aux législatives de 1993 et de 1998 à Paris. Il fut un collaborateur régulier (et un temps rédacteur en chef et même directeur) de La Lanterne, publication fort anticléricale et, au départ, assez friande de faits divers (et quand ces faits divers mettaient en cause le clergé, c’était encore mieux !). Il releva le niveau de ce journal, y tenant une rubrique sociale et y faisant écrire de leaders socialistes (Viviani, Rouanet, Millerand, Jaurès).

Briand était un militant de la libre-pensée depuis les années 1880 (il avait représenté sa section en 1885 aux obsèques de Victor Hugo). Il a écrit plusieurs articles anticléricaux, et en même il avait un rapport distancié à l’anticléricalisme (comme plus généralement au politique). On raconte qu’il téléphonait en pleine nuit à un autre collaborateur de La Lanterne, spécialisé dans l’anticléricalisme de bas étage et quand ce dernier demandait qui était à l’appareil, il répondait : « Je suis le péril clérical ».

Ce rapport distancié à la vie lui a permis de sauver Jaurès (qu’il avait suivit au Parti Socialiste français, différent du Parti Socialiste de France de J. Guesde) d’une situation fâcheuse. La fille de Jaurès avait fait sa première communion, ce qui, s’ajoutant à d’autres désaccords (Millerand était devenu ministre socialiste du gouvernement « bourgeois » de Waldeck Rousseau) semblait à des militants la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Jaurès devait donc affronter une assemblée houleuse et semblait près d’être mis en minorité. Il expliquait, assez piteusement que c’était sa femme qui avait voulu que leur fille fasse sa première communion, et qu’il ne pouvait pas faire de sa femme ce qu’il voulait (piteusement car c’était très mal vu alors pour un homme d’avouer qu’il ne portait pas la culotte dans son ménage !!). Au milieu des huées, un militant dans la salle crie « Moi, j’aurais étrangler ma femme ». Briand alors de dire : « Parfait, au moins vous auriez pu ainsi l’enterrer civilement ». Toute la salle éclate de rire et la tension retombe complètement.

Sans doute parce qu’il n’était pas doctrinaire, mais se positionnait par rapport à une situation, Briand était un remarquable tacticien. On pourrait en donner mille exemples. Un seul ici, justement à propos du conflit sur Millerand. Au congrès du PSF, une motion est rédigée disant que Millerand « s’est lui-même placé hors du parti », ce qui est la manière habituelle d’exclure quelqu’un. Briand déclare alors qu’il faut une formulation plus précise et écrit que Millerand « s’est placé hors du contrôle du parti », ce qui change le sens : Millerand n’est pas exclu, simplement le parti n’est pas engagé par sa participation. Cela fut voté.

Tacticien ou stratège ? On a reproché à Briand d’être avant tout un ambitieux, de manquer de conviction. Mais alors, il aurait eu tout intérêt à rester radical plutôt que se marginaliser en participant aux petits groupements socialistes. En fait, je pense qu’il avait quelques convictions fortes et pas mal de réalisme. Ainsi, dans son opposition à Guesde, il voyait loin. Guesde, en bon marxiste, affirmait que la révolution aboutirait à la dictature impersonnelle du prolétariat. Briand rétorquait que la dictature n’aurait rien d’impersonnel et que ses premières victimes ne seraient pas chez l’ « ennemi de classe » bourgeois, mais bel et bien dans les rangs socialistes eux-mêmes. L’histoire de l’URSS a démontré la justesse de ce point de vue.

En même temps Briand a exercé sa profession d’avocat défendant des journalistes, des syndicalistes, etc. L’affaire la plus connue est celle du Pioupiou de l’Yonne (pioupiou = soldat) où Briand défendit Gustave Hervé poursuivit pour appel à la désertion, propagande antimilitariste dans les casernes, apologie de l’antipatriotisme. Il le fit acquitter.

En 1902, en mai,-à sa quatrième tentative- devient député de Saint-Étienne. Il entre ainsi au Parlement où il est parfaitement inconnu. Et en moins d’une législature il va devenir un homme politique de premier plan, à tel point que sa réussite fulgurante va provoquer des jalousies dans son propre camp.

Cette ascension rapide, Briand le doit à son talent et aussi à deux circonstances où il fut l’homme de la situation. La première fut, dés l’automne 1902, une grève des mineurs qui eut lieu dans toute la France. Près de Saint Etienne, le 11 octobre, un gendarme, bousculé par des grévistes, tira et tua l’un d’entre eux. La colère montait et l’enterrement risquait fort de donner lieu à des affrontements. C’était le premier gouvernement d’union de la gauche (avec soutien socialiste sans participation). Combes demanda conseil à Jaurès qui le renvoya sur Briand. Briand convainquit Combes de retirer la troupe. A l’enterrement pas un soldat ne se montra, Briand fit assurer le service d’ordre par les mineurs eux-mêmes et malgré l’affluence et l’émotion tout, y compris la dispersion, se passa dans le calme.

A cette occasion, Briand fit un discours rappelant qu’un ouvrier était mort, que sa famille avait droit à des réparations et que le gendarme devait être sanctionné. Non seulement le discours était remarquable mais il renvoyait à autre chose que lui-même : Briand avait su prendre des risques et fabriquer du non événement. Il avait tiré le Bloc des gauches d’une situation épineuse.

La seconde occasion fut l’élection de la Commission sur la séparation des Eglises et de l’Etat en juin 1903. Les radicaux la boudèrent, le socialiste Francis de Pressensé (alors beaucoup plus connu que Briand, vu le rôle éminent qu’il avait joué pendant l’affaire Dreyfus) ne fut pas élu. L’abstention des radicaux fit que les socialistes se trouvaient sur représentés. Le radical socialiste, Ferdinand Buisson, figure emblématique (ancien adjoint de jules Ferry lors de la laïcisation de l’école publique) fut nommé président. Il fallait un socialiste comme rapporteur. Jaurès, qui l’avait vu à l’œuvre, proposa Briand.

Celui-ci bénéficia donc du fait qu’en juin 1903, la séparation n’était pas encore vraiment  à l’ordre du jour. Beaucoup de députés n’y croyaient pas. Maurice Larkin écrit que la Commission devait être un cimetière plus qu’un atelier. De ce cimetière, Briand fit un atelier. Christophe Bellon qui prépare une thèse sur le rôle de Briand à cette époque souligne le fait que plusieurs membres de la Commission étaient de nouveaux députés, ce qui rendait plus facile peut-être le dépassement des clivages habituels.

En tout cas, dès ce moment, Briand arriva à donner un esprit collectif à une Commission où 17 membres étaient favorables à la séparation et 16 opposés. Il instaura une méthode de travail où les avis des uns et des autres étaient pris en compte. Mais quand on y pense, c’est assez extraordinaire de songer qu’au même moment il y a avait du quasi pugilat sur la « question religieuse », le problème des congrégations, dans les débats de la chambre et cette Commission qui travaillait calmement, sereinement pour bâtir une proposition de loi sur le sujet brûlant de la séparation. Il faut lire à ce sujet l’article de Ch. Bellon  (dans la revue XXe siècle, juillet –septembre 2005) sur « Aristide Briand du travail en commission au vote de la loi ».

Certains reprochent à Briand ce qu’ils appellent son « habileté ». Mais je crois que cela va plus loin que de la simple habileté. Briand a un sens aigu  de la complexité des choses. Il déteste les doctrinaires et le sectarisme. C’est un passionné de politique, mais il ne se laisse pas englobé par la politique. Par ailleurs, il est libre penseur mais il est aussi Breton : il sait que l’attachement au catholicisme déborde le cercle des pratiquants. Ferry était lorrain, Briand breton. Ce n’est sans doute pas un hasard.

Briand va, ensuite, être 22 fois ministre et 10 fois président du Conseil. Son action en faveur d’une réconciliation franco-allemande et d’une construction de l’Europe lui vaudra le prix Nobel de la paix en 1926. Il est mort en 1932 et… l’année suivante, Hitler arrivait au pouvoir en Allemagne. A court terme son action a donc été un échec, mais elle peut retrouver aujourd’hui une certaine actualité.

Est sans doute également actuel sa façon distanciée de faire de la politique et son rapport à la vie qui font qu’on ne peut en parler que de façon un peu paradoxale : son premier biographe, G. Suarez, auteur d’une vie de Briand en 6 volumes (1938-1952), intitule le 1er : « le révolté circonspect » et le second : « le faiseur de calme ». G. Unger, qui vient de faire paraître une biographie de Briand chez Fayard le qualifie de « ferme conciliateur ».

Le centenaire de la loi de 1905 marque une réévaluation sociale du rôle de Briand à cette époque. C’est peut être le point de départ d’une réévaluation plus générale de son œuvre. 

En même temps, cette réévaluation du rôle de Braind dans la'élaboration de la loi et sa mise en oeuvre pose une nouvelle fois la question de l'importance de l'individu et du conteingent en histoire  : supposons qu'il ait été une nouvelle fois battu en 1902, la loi de 1905 et ses suites auraient-elles été ce qu'elles ont été. On peut se poser la question tant il fut "faiseur de calme".

 

12/11/2005

LE NEUVIEME IMPENSE DU CENTENAIRE

Nous avons vu, dans les précédents Impensés du centenaire, que la loi de 1905 marque la victoire des accommodateurs et sur les laïques intransigeants (Allard, Vaillant,…) qui souhaitaient une séparation qui continue l’anticléricalisme d’Etat, et sur les laïques strictement républicains (Buisson, Clemenceau,…) qui voulaient que la République, à partir du moment où la séparation était faite, ne tienne pas compte des spécificités des Eglises (et surtout de l’Eglise catholique).

Briand, au contraire, a martelé, durant les débats parlementaires, qu’il fallait que la loi soit « acceptable » par elle(s). Le projet de la Commission, que d’aucuns trouvaient déjà trop libéral, a été assez largement amendé en tenant compte des objections présentées par l’opposition.

Nous reviendrons sur certains aspects importants de la loi. Ce nouvel Impensé veut, tout de suite, traiter d’une question souvent posée lors des manifestations du Centenaire : « mais alors, pourquoi la loi a-t-elle été rejetée par les catholiques ? »

 

Question fondamentale dont la réponse est la suivante : malgré ce que l’on dit, trop rapidement, la loi de 1905 n’a pas été rejetée par les catholiques. En fait, elle a été l’objet d’un conflit interne entre catholiques.

 

Voyons cela de plus prés : votée le 3 juillet par les députés (341 voix contre 233) et le 6 décembre par les sénateurs (179 voix contre 103) Elle est signée le 9 décembre par le président Loubet et paraît le 11 au Journal Officiel. Des articles importants, comme celui qui assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte ou celui qui donne la jouissance gratuite des lieux de culte (églises, temples, synagogues), qui sont propriété publique, aux associations créées pour l’exercice des différents cultes (=religions) ont été votées à la quasi unanimité.

 

Il semblait donc que la loi serait appliquée. Ainsi la gratuité des locaux coupait court à la stratégie de refus de payer un loyer qui était suggérée au pape par des catholiques jusque boutistes : si, grâce à ce refus, disaient certains, « nous sommes réduits à dire la messe dans des refuges improvisés, alors l’illusion (= de la liberté de culte) ne sera plus, la persécution sera évidente »[1]. Dans cette optique, la séparation était considérée comme une persécution implicite, sournoise ; il valait donc mieux la rendre implicite, manifeste.

 

Le 11 février 1906, le pape Pie X adresse à l’ensemble des Français une Encyclique Vehementer Nos. Pour lui « la promulgation de la loi, en brisant violemment les liens séculaires par lesquels votre nation était unie au Saint Siège apostolique, crée à l’Eglise catholique, en France, une situation indigne d’elle et lamentable à jamais ». Il est clair que la fin de toute  dimension catholique dans l’identité nationale française est particulièrement insupportable au pape.

La séparation, poursuit Pie X, est « une abrogation unilatérale du concordat » et « la négation très claire de l’ordre surnaturel ». En effet, elle limite « l’action de l’Etat à la seule poursuite de la prospérité publique » sans s’occuper de « la béatitude éternelle proposée à l’homme quand cette vie si courte aura pris fin ». Enfin, le contenu de la loi est sévèrement critiqué, sans qu’il soit tenu compte de l’article 4. Cependant le pape ne se prononce pas sur ce qu’il faut faire[2]. Et à une forte condamnation de principe pouvait correspondre une acceptation de fait.

Briand comptait sur cette double réponse et il avait affirmé : “ La réforme ainsi faite (sera) d’une application facile. ” L’avenir immédiat va lui donner tort. De grands laïcs catholiques, certains cardinaux et évêques paraissent bien disposés. Certains catholiques, membres des différentes Académies, vont demander à leur hiérarchie d’accepter une loi qui, disent-ils,  ne nous empêche « ni de croire ce que nous voulons ni de pratiquer ce que nous croyons » (Le Figaro, 26 mars 1906).

 

D’anciens congréganistes, la presse catholique et le peuple catholique de l’Ouest, au contraire, estiment que le libéralisme de la nouvelle loi constitue un leurre : son application sera “ persécutrice ”. En effet, on avait prétendu en 1901 que l’autorisation des congrégations serait la règle, ensuite elle fut systématiquement refusée. Il faut donc résister de façon préventive. La querelle éclate sur une mesure transitoire prise à la demande de députés catholiques : l’inventaire des biens, effectué conjointement par les deux parties pour éviter tout vol (art. 3). Cette décision d’inventaire, suite à une circulaire fort malhabile, fut considérée par certains comme pouvant entraîner un viol d’objets sacrés. Des affrontements ont lieu, d’abord dans 2 paroisses parisiennes, puis notamment là où la résistance à la Constitution civile du clergé de 1790 avait été la plus vive[3]  On déplore un mort en mars 1906. La troupe est intervenue et les images et photographies publiées par la presse ressemblent à celles des années 1902-1903, au moment le plus chaud de la lutte contre les congrégations.
 
La crise des inventaires entraîne la formation d’un nouveau cabinet dont le ministre de l’Intérieur, Clemenceau, a une réputation de laïque très strict. Il indique pourtant aux préfets d’opérer l’inventaire que lorsqu’il “ pourra s’accomplir sans conflit ”.
Ce nouvel apaisement républicain favorise la victoire du “ Bloc des gauches ” aux élections de mai 1906 : la séparation est donc validée par le « suffrage universel »  (en fait seul les hommes votent).
Cette victoire des « séparatistes » aurait pu pousser le pape vers la conciliation. Elle renforce, au contraire, son intransigeance car elle signifie qu’il n’obtiendra pas  un renoncement  légal à cette séparation.

 

Pourtant, usant des libertés nouvelles permises par la loi de séparation, le pape a nommé 14 nouveaux évêques dits « nés pour la guerre » (avant 1905, les évêques étaient nommés par le gouvernement). Pendant ce temps, Mgr Chapon, évêque de Nice, agit, lui, pour l’application de la loi.
Fin mai 1906, l’épiscopat français se réunit pour la première fois depuis la Révolution (une assemblée d’évêques ne pouvait avoir lieu, avant la séparation, qu’avec l’autorisation du gouvernement et aucun gouvernement, même les plus « cléricaux », n’avait donné d’autorisation).
Après avoir condamné le principe de la loi (72 voix contre 2), les évêques pensent, malgré les pressions de Rome, « possible d’instituer des associations cultuelles à la fois canoniques et légales » (48 contre 26) et  ils approuvent un projet de statut présenté par Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon (59 contre 17). A l’accommodation républicaine répond donc une accommodation catholique. Mais ce vote reste secret.

 

Il vaut la peine de regarder de près ce que prévoyaient les statuts proposés par les évêques. Maurice Larkin l’a fort bien résumé : « Aucune association ne pouvait être instituée sans l’accord de l’évêque et le fondateur devait être un prêtre  agréé par lui. Elle devait non seulement faire partie de l’union diocésaine de l’évêque mais toute décision importante était sujette au consentement de ce dernier. Chacun des membres devait faire une déclaration d’allégeance à la hiérarchie et prouver à l’évêque qu’il était catholique pratiquant. Par ailleurs, les fonctions de l’association étaient strictement limitées aux questions financières et administrative, laissant intacte l’autorité spirituelle de l’évêque »[4]

 

Voila qui verrouille la situation et aurait du rassurer le Saint Siège. Cela d’autant plus que Briand, dès le débat parlementaire, avait prévu que l’Eglise catholique donnerait aux associations « une formule, un statut qui sera uniforme dans la France entière » et assurerait sa pérennité. Mais le pape estime que son prestige international est mis à mal par la dénonciation du Concordat et, l’ouvrage cité de Maurice Larkin le montre très bien, il craint une contagion de l’exemple français en Espagne, Portugal et Amérique latine (Bolivie notamment). La résistance qui a eu lieu face aux inventaires permet à Pie X d’espérer un sursaut du « peuple catholique » au détriment d’une hiérarchie jugée trop molle.
Dans cette optique, une franche « persécution » lui semble préférable à des « accommodements trompeurs », aux « misérables avantages matériels de la loi de séparation ». L’heure est donc à la résistance contre « toutes les forces du mal », les ennemis extérieurs comme « la maçonnerie internationale », mais aussi les adversaires internes comme le modernisme théologique et la démocratie chrétienne[5]
 
L’Encyclique Gravissimo Officii (10 août 1906) donne donc l’ordre aux catholiques de ne pas se conformer à la loi. Cette encyclique[6], destinée une nouvelle fois au peuple français, refuse toute forme d’associations canonico-légales et affirme « Nous (=pape) devons pleinement confirmer de notre autorité apostolique la délibération presque unanime de (l’)assemblée (= des évêques) ». Tour de passe-passe (« mensonge de fort calibre » dira même Mgr Lacroix) puisque cette « condamnation presque unanime », en fait, n’était qu’une affirmation de principe et qu’ensuite un projet de statut avait été adopté à une forte majorité.
 
Le jugement de Maurice Larkin est sévère : « L’historien demeure surpris qu’un homme de la qualité morale de Merry del Val (=le conseiller de Pie X, rédacteur de l’encyclique) ait eu recours à un tel procédé, et il se demande pourquoi Pie X, futur saint de l’Eglise, a apposé sa signature au bas d’une encyclique à la sincérité aussi ambiguë. Si Rome n’était pas prêt à admettre une différence d’appréciation avec les évêques, il aurait mieux valu que l’encyclique ne fît aucune mention de l’assemblée ». Et il cite une phrase du pape qui donne peut-être la clef de cette affaire : « Les catholiques français sont lâches et ils ont la tête aussi dure que les Allemands, ce qui n’est pas peu dire »[7].

 

Nous le verrons au prochain impensé, la soumission des catholiques français à l’ordre du pape de ne pas se conformer à la loi sera d’autant plus nette que le gouvernement, après quelques hésitations, n’encouragea aucunement les velléités de résistance. Mais cela ne doit pas faire oublier que ce ne sont pas les catholiques français, ni même les évêques, qui ont décidé de ne pas se conformer à la loi. C’est le pape qui le leur a ordonné. En fait, au conflit entre laïques a correspondu un conflit entre catholiques. Les accommodateurs laïques l’ont emporté ; grâce au pape, les intransigeants catholiques ont gagné. La victoire de ces intransigeants ne remet-elle pas en cause le succès des premiers ? Une séparation accommodante est-elle encore possible après l’encyclique ? C’est ce que nous verrons avec le prochain Impensé. A suivre….

 

 



[1]Cité par M. Larkin, L’Eglise et l’Etat en France, 1905 : la crise de la séparation, Privat, 2004, 167. Comme nous l’avons déjà indiqué, cet ouvrage d’un historien britannique est unanimement considéré par les historiens français comme étant le meilleur ouvrage sur la séparation
[2]On trouvera les principaux passages de cette encyclique dans D. Moulinet, Genèse de la laïcité, Cerf, 2005, 170-178.
[3]P. Cabanel, La révolte des inventaires,  J .-P. Chantin - D. Moulinet (éd.), La séparation de 1905, Les Ed. de l’Atelier, 2005, 102.

[4] M. Larkin, ouvrage cité, 189s.

[5] Cf. M. Larkin, ouvrage cité, 213-217, 229.

[6] Principaux passages dans D. Moulinet, ouvrage cité, 182-184, mais, malheureusement, avec un chapeau erroné.

[7] M. Larkin, ouvrage cité, 227, 228.