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23/11/2005

Le DIXIEME IMPENSE: LE ROLE D'ARISTIDE BRIAND

Avant de voir comment le principal auteur de la loi de séparation, Aristide Briand (1862-1932), a réussi à mettre en œuvre cette séparation, malgré l’encyclique papale (cf. neuvième impensé), il faut (à la demande de plusieurs blogueurs/blogueuses) s’arrêter un peu sur la personnalité du dit  Aristide Briand : quel est cet homme qui a réussi le virage de la poursuite de la « laïcité intégrale » à la construction d’une laïcité libérale ?

En effet, un des paradoxes de ce centenaire est le suivant : il a permis à toutes celles/tous ceux intéressé(e)s par le sujet de savoir que le véritable auteur de la loi est Briand, et non le « petit père Combes », mais sans véritablement s’interroger sur qui était Briand et pourquoi il a réussi cette sorte de mission impossible.

Le rôle de Briand était à la fois bien connu des historiens et minimisé par certains d’entre eux. Ainsi dans son Histoire de l’anticléricalisme français (Mame, 1966 et 1978), A. Mellor écrit ceci : « On a opposé le libéralisme de Briand au sectarisme de Combes et vu dans la séparation, telle qu’il l’a fit adopter par le Parlement, une  œuvre de paix (…). C’était là néanmoins une illusion. La vérité était qu’avec sa souple intelligence, Briand avait compris que seule la diplomatie permettait de parfaire l’œuvre du Combisme. (…) L’habileté de Briand fut de susciter une opposition de gauche (…) ».

Tout y est :  Mellor est obligé de reconnaître le libéralisme de la loi mais c’est pour aussitôt la nier. De même, le conflit interne aux laïques est indiqué et nié en étant réduit à une habileté tactique. En fait l’opposition laïque à Briand n’a pas été « suscitée » par lui mais venait de sa prise de distance avec l’universalisme abstrait républicain, comme je l’ai déjà expliqué.

Qui est Briand ? C’est le fils de Guillaume Briand qui tient un café à Saint Nazaire, et de Magdeleine Boucheau, lingère. Ses origines sont donc très modestes et il est, avec Combes, une des rares hommes politiques important de la troisième République à être issu d’un milieu populaire, ce qui lui vaudra le mépris de certains. Ainsi on l’accusera d’avoir grandi sur les « genoux des prostituées ». La café de Guillaume, fréquenté par des marins, des ouvriers et des artisans, sans être une maison close, devait aussi être un endroit où venait des femmes dites « peu farouches », leurs genoux en valaient bien d’autres !

Sans doute, l’enfance et l’adolescence de Briand (son oncle marin mourut en mer et, alors qu’il voulait lui-même devenir marin, il dut promettre à ses parents d’y renoncer) lui fit fréquenter des gens pour qui la vie était rude et à qui il ne fallait pas en compter. Briand sera célèbre par son humour, ses mots d’esprits, mais outre que souvent ils montraient une acuité lucide, ils étaient peut-être l’envers d’un rapport désillusionné à la vie.

Briand va être ce qu’on appelle un « boursier » (par opposition aux héritiers, nés dans la bonne bourgeoisie) : il va fréquenter le collège de Saint-Nazaire (ou le principal, M. Genty avait des méthodes très modernes, actives d’éducation) puis avoir une bourse pour poursuivre ses études secondaires au lycée de Nantes. A 18 ans il devient bachelier (et il faut préciser que moins d’1% des garçons devenaient alors bachelier, ne parlons pas des filles qui ne pouvaient pas l’être). Puis il va faire des études de droit tout en travaillant comme clerc d’avoué.

Jaurès, qui lui avait fait l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, parlait de « l’ignorance encyclopédique » de Briand. Ce trait d’humour est injuste et manifeste un certain mépris de quelqu’un qui a suivi la filière ‘noble’ de l’acquisition des connaissances pour quelqu’un qui s’est élevé socialement à la force du poignet. Sans doute le savoir de Briand comportait-il des trous. Sans doute a-t-il joué de cette (pseudo) infériorité en se faisant une réputation d’homme qui ne travaillait pas ses dossiers et improvisait souvent ses discours. Mais son intelligence était fine et lucide, et ses mots d’esprit résumaient souvent remarquablement une situation (comme quand il indiquait que « les socialistes se réunissent en scission annuelle »).

Briand commença sa carrière politique dans le journalisme et fut élu comme radical au conseil municipal de Saint-Nazaire en 1888 et battu aux législatives de 1889. Il évolua ensuite rapidement vers le socialisme et fut membre du Parti Ouvrier français de Jules Guesde. Sa carrière faillit finir avant même d’avoir véritablement commencé. Selon l’expression heureuse de l’historien Maurice Larkin, il fut pris en « flagrant délice » dans les près de Toutes Aides avec Jeanne Nouteau-Giraudeau, la femme d’un banquier et les deux amants furent condamnés respectivement à un mois et à dix jours de prison pour « outrage public à la pudeur ».

Mais le procès put être cassé pour vice de forme et il s’avéra qu’un des témoins avait été payé pour assister à la scène. Un acquittement fut finalement prononcé. Cette affaire poursuivra cependant Briand sa vie durant ; ils y eu des propos haineux à son encontre (là encore, il avait socialement transgressé en ‘prenant’ la femme d’un bon bourgeois), d’autres furent plus humoristiques, tel celui qui le définissait comme « un sans-culotte à la recherche d’un pantalon ».

Socialiste, Briand devint, avec son ami Pelloutier (étudié en son temps par Jacques Julliard), un théoricien de la grève générale. Il était proche des milieux syndicalistes et anarchisants et s’opposait, dans les congrès syndicaux et ceux du POF, à Jules Guesde et à Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx. Pour lui, la révolution socialiste ne passait pas par une insurrection violente, promise à une répression sanglante, mais par une grève générale réussit, moyen insurrectionnel et légal à la fois.

En 1895, il proposait de la préparer pendant 5 ans et de la faire juste avant l’Exposition Universelle prévue en 1900 à Paris pour lui donner le maximum d’impact.

Briand, qui était devenu parisien, était donc connu des militants socialistes, mais pas des électeurs et il se présenta sans succès aux législatives de 1993 et de 1998 à Paris. Il fut un collaborateur régulier (et un temps rédacteur en chef et même directeur) de La Lanterne, publication fort anticléricale et, au départ, assez friande de faits divers (et quand ces faits divers mettaient en cause le clergé, c’était encore mieux !). Il releva le niveau de ce journal, y tenant une rubrique sociale et y faisant écrire de leaders socialistes (Viviani, Rouanet, Millerand, Jaurès).

Briand était un militant de la libre-pensée depuis les années 1880 (il avait représenté sa section en 1885 aux obsèques de Victor Hugo). Il a écrit plusieurs articles anticléricaux, et en même il avait un rapport distancié à l’anticléricalisme (comme plus généralement au politique). On raconte qu’il téléphonait en pleine nuit à un autre collaborateur de La Lanterne, spécialisé dans l’anticléricalisme de bas étage et quand ce dernier demandait qui était à l’appareil, il répondait : « Je suis le péril clérical ».

Ce rapport distancié à la vie lui a permis de sauver Jaurès (qu’il avait suivit au Parti Socialiste français, différent du Parti Socialiste de France de J. Guesde) d’une situation fâcheuse. La fille de Jaurès avait fait sa première communion, ce qui, s’ajoutant à d’autres désaccords (Millerand était devenu ministre socialiste du gouvernement « bourgeois » de Waldeck Rousseau) semblait à des militants la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Jaurès devait donc affronter une assemblée houleuse et semblait près d’être mis en minorité. Il expliquait, assez piteusement que c’était sa femme qui avait voulu que leur fille fasse sa première communion, et qu’il ne pouvait pas faire de sa femme ce qu’il voulait (piteusement car c’était très mal vu alors pour un homme d’avouer qu’il ne portait pas la culotte dans son ménage !!). Au milieu des huées, un militant dans la salle crie « Moi, j’aurais étrangler ma femme ». Briand alors de dire : « Parfait, au moins vous auriez pu ainsi l’enterrer civilement ». Toute la salle éclate de rire et la tension retombe complètement.

Sans doute parce qu’il n’était pas doctrinaire, mais se positionnait par rapport à une situation, Briand était un remarquable tacticien. On pourrait en donner mille exemples. Un seul ici, justement à propos du conflit sur Millerand. Au congrès du PSF, une motion est rédigée disant que Millerand « s’est lui-même placé hors du parti », ce qui est la manière habituelle d’exclure quelqu’un. Briand déclare alors qu’il faut une formulation plus précise et écrit que Millerand « s’est placé hors du contrôle du parti », ce qui change le sens : Millerand n’est pas exclu, simplement le parti n’est pas engagé par sa participation. Cela fut voté.

Tacticien ou stratège ? On a reproché à Briand d’être avant tout un ambitieux, de manquer de conviction. Mais alors, il aurait eu tout intérêt à rester radical plutôt que se marginaliser en participant aux petits groupements socialistes. En fait, je pense qu’il avait quelques convictions fortes et pas mal de réalisme. Ainsi, dans son opposition à Guesde, il voyait loin. Guesde, en bon marxiste, affirmait que la révolution aboutirait à la dictature impersonnelle du prolétariat. Briand rétorquait que la dictature n’aurait rien d’impersonnel et que ses premières victimes ne seraient pas chez l’ « ennemi de classe » bourgeois, mais bel et bien dans les rangs socialistes eux-mêmes. L’histoire de l’URSS a démontré la justesse de ce point de vue.

En même temps Briand a exercé sa profession d’avocat défendant des journalistes, des syndicalistes, etc. L’affaire la plus connue est celle du Pioupiou de l’Yonne (pioupiou = soldat) où Briand défendit Gustave Hervé poursuivit pour appel à la désertion, propagande antimilitariste dans les casernes, apologie de l’antipatriotisme. Il le fit acquitter.

En 1902, en mai,-à sa quatrième tentative- devient député de Saint-Étienne. Il entre ainsi au Parlement où il est parfaitement inconnu. Et en moins d’une législature il va devenir un homme politique de premier plan, à tel point que sa réussite fulgurante va provoquer des jalousies dans son propre camp.

Cette ascension rapide, Briand le doit à son talent et aussi à deux circonstances où il fut l’homme de la situation. La première fut, dés l’automne 1902, une grève des mineurs qui eut lieu dans toute la France. Près de Saint Etienne, le 11 octobre, un gendarme, bousculé par des grévistes, tira et tua l’un d’entre eux. La colère montait et l’enterrement risquait fort de donner lieu à des affrontements. C’était le premier gouvernement d’union de la gauche (avec soutien socialiste sans participation). Combes demanda conseil à Jaurès qui le renvoya sur Briand. Briand convainquit Combes de retirer la troupe. A l’enterrement pas un soldat ne se montra, Briand fit assurer le service d’ordre par les mineurs eux-mêmes et malgré l’affluence et l’émotion tout, y compris la dispersion, se passa dans le calme.

A cette occasion, Briand fit un discours rappelant qu’un ouvrier était mort, que sa famille avait droit à des réparations et que le gendarme devait être sanctionné. Non seulement le discours était remarquable mais il renvoyait à autre chose que lui-même : Briand avait su prendre des risques et fabriquer du non événement. Il avait tiré le Bloc des gauches d’une situation épineuse.

La seconde occasion fut l’élection de la Commission sur la séparation des Eglises et de l’Etat en juin 1903. Les radicaux la boudèrent, le socialiste Francis de Pressensé (alors beaucoup plus connu que Briand, vu le rôle éminent qu’il avait joué pendant l’affaire Dreyfus) ne fut pas élu. L’abstention des radicaux fit que les socialistes se trouvaient sur représentés. Le radical socialiste, Ferdinand Buisson, figure emblématique (ancien adjoint de jules Ferry lors de la laïcisation de l’école publique) fut nommé président. Il fallait un socialiste comme rapporteur. Jaurès, qui l’avait vu à l’œuvre, proposa Briand.

Celui-ci bénéficia donc du fait qu’en juin 1903, la séparation n’était pas encore vraiment  à l’ordre du jour. Beaucoup de députés n’y croyaient pas. Maurice Larkin écrit que la Commission devait être un cimetière plus qu’un atelier. De ce cimetière, Briand fit un atelier. Christophe Bellon qui prépare une thèse sur le rôle de Briand à cette époque souligne le fait que plusieurs membres de la Commission étaient de nouveaux députés, ce qui rendait plus facile peut-être le dépassement des clivages habituels.

En tout cas, dès ce moment, Briand arriva à donner un esprit collectif à une Commission où 17 membres étaient favorables à la séparation et 16 opposés. Il instaura une méthode de travail où les avis des uns et des autres étaient pris en compte. Mais quand on y pense, c’est assez extraordinaire de songer qu’au même moment il y a avait du quasi pugilat sur la « question religieuse », le problème des congrégations, dans les débats de la chambre et cette Commission qui travaillait calmement, sereinement pour bâtir une proposition de loi sur le sujet brûlant de la séparation. Il faut lire à ce sujet l’article de Ch. Bellon  (dans la revue XXe siècle, juillet –septembre 2005) sur « Aristide Briand du travail en commission au vote de la loi ».

Certains reprochent à Briand ce qu’ils appellent son « habileté ». Mais je crois que cela va plus loin que de la simple habileté. Briand a un sens aigu  de la complexité des choses. Il déteste les doctrinaires et le sectarisme. C’est un passionné de politique, mais il ne se laisse pas englobé par la politique. Par ailleurs, il est libre penseur mais il est aussi Breton : il sait que l’attachement au catholicisme déborde le cercle des pratiquants. Ferry était lorrain, Briand breton. Ce n’est sans doute pas un hasard.

Briand va, ensuite, être 22 fois ministre et 10 fois président du Conseil. Son action en faveur d’une réconciliation franco-allemande et d’une construction de l’Europe lui vaudra le prix Nobel de la paix en 1926. Il est mort en 1932 et… l’année suivante, Hitler arrivait au pouvoir en Allemagne. A court terme son action a donc été un échec, mais elle peut retrouver aujourd’hui une certaine actualité.

Est sans doute également actuel sa façon distanciée de faire de la politique et son rapport à la vie qui font qu’on ne peut en parler que de façon un peu paradoxale : son premier biographe, G. Suarez, auteur d’une vie de Briand en 6 volumes (1938-1952), intitule le 1er : « le révolté circonspect » et le second : « le faiseur de calme ». G. Unger, qui vient de faire paraître une biographie de Briand chez Fayard le qualifie de « ferme conciliateur ».

Le centenaire de la loi de 1905 marque une réévaluation sociale du rôle de Briand à cette époque. C’est peut être le point de départ d’une réévaluation plus générale de son œuvre. 

En même temps, cette réévaluation du rôle de Braind dans la'élaboration de la loi et sa mise en oeuvre pose une nouvelle fois la question de l'importance de l'individu et du conteingent en histoire  : supposons qu'il ait été une nouvelle fois battu en 1902, la loi de 1905 et ses suites auraient-elles été ce qu'elles ont été. On peut se poser la question tant il fut "faiseur de calme".

 

Commentaires

Merci pour ton excellente conférence de ce mation à Poitiers. Je suis pof de lettres-histoire (ça doit être du cumul héréditaire) en LP à Surgères et j'avais réussi à me faire inviter... Mais tu es parti comme un voleur pour prendre ton train ... Une journée fort intéressante cependant, Merci encore
Christian joubert

Écrit par : Christian JOUBERT | 30/11/2005

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