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28/12/2005

LA LAÏCITE VUE DE "L'ETRANGER"

SEIZIEME ET DERNIER IMPENSE

   Pour le dernier impensé, je vous propose d’examiner la laïcité française vu d’ailleurs, de ce qu’on appelle  en France « l’étranger » (réciproquement, la France est l'étranger des autres pays!). Là, contrairement aux autres impensés, il ne s’agit ni d’un travail d’archives ni d’une enquête systématique, mais d’un propos fondé sur mon expérience. Les fidèles de ce Blog qui ne sont pas Français sont donc spécialement invités à faire des commentaires sur cet Impensé.

Depuis que je suis titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », j’ai donné des cours et des conférences dans 28 pays. Dix sept d’entre eux ne sont pas membres de l’Union européenne et il s’agit notamment des pays où je me suis rendu le plus souvent (à 15 reprises au Japon, 10 reprises au Canada, 7 aux Etats-Unis, 6 en Russie et 5 au Mexique). Pour la seule célébration du centenaire, je suis allé dans onze pays[1].

   J’étais invité pour apporter un savoir, mais j’ai beaucoup reçu aussi et ces missions m’ont permis de me dégager des débats trop franco-français. Un seul exemple,  voila la première question qui m’a été posée lors de mon premier cours à Kyoto : « Vous vous dites sociologue de la laïcité, est-ce que vous mettez Dieu en perspective sociologique ? » Ce genre de question décapante induit un décentrement que j’oserai qualifier de ‘salutaire’ !

Une dernière précision préalable : mon public n’était naturellement pas constitué par ce que l’on pourrait appeler des ‘étrangers moyens’. Il s’agissait, avant tout de collègues et d’étudiants. Cependant, souvent, cours et conférences ont alterné, j’ai donc pu aussi toucher un public plus vaste même s’il s’agissait toujours d’un ‘public cultivé’.

   Le bilan de ces missions ne correspond pas du tout à l’idée que, spontanément, on s’en fera en France. Au retour de l’une d’entre elles, un collègue français m’a déclaré : « Vous leur avez parlé de la laïcité, ils n’ont rien du y comprendre ».Or, parler de la laïcité française (ou/et de la laïcité en général) à l’étranger ne présente ni plus ni moins de difficultés que de traiter de tout autre sujet. Il est même possible de dire que, sauf  certains cas, qu’il est plus facile d’aborder la laïcité à l’étranger qu’en France. Plus on s’éloigne de la France, géographiquement et culturellement, plus (quel bonheur !) on vous attend sur un terrain d’argumentation de la preuve sans chercher à interpréter immédiatement vos propos en les ramenant sur un terrain idéologique, convictionnel. On vous demande de ‘tenir la route’ comme universitaire en abordant ce sujet avec les mêmes critères, les mêmes exigences que l’on considère tout autre objet d’enseignement.

   Ceci indiqué, l’objet de cet impensé n’est pas de parler de théorisations savantes. Il s’agit, à travers les échanges, débats, discussions informelles que j’ai pu avoir, de percevoir les conceptions implicites ou explicitées de mes interlocuteurs. Entendons nous bien : indiquer ces conceptions ne signifie pas automatiquement les partager ; c’est seulement refuser de faire la politique de l’autruche, comme c’est trop souvent le cas en matière de laïcité, ce qui est déjà beaucoup.

A partir d’une typologie sans prétention, je distinguerai quatre représentations de la laïcité que j’ai souvent rencontrées dans divers pays.

   La première représentation de la laïcité française la rapproche de l’athéisme d’Etat et/ou suspicion envers la religion. Une petite anecdote  significative à ce sujet : au milieu des années 1990, trois étudiants d’une université de Russie viennent m’attendre à l’aéroport de Moscou. Leur attitude est correcte, mais je ressens une froideur inhabituelle dans l’accueil. Je cherche à en comprendre la raison, commence à discuter avec eux de mes cours. Soudain, l’un d’eux lâche : « la laïcité, c’est la forme française de l’athéisme scientifique »[2].

   Ce n’est d’ailleurs pas seulement en Russie et dans des pays de l’ex bloc de l’Est que l’on rencontre l’idée que la laïcité (française) est une lutte plus ou moins sournoise contre les religions, ou certaines d’entre elles. On la retrouve dans l’Europe du Nord et, parfois aussi, aux Etats-Unis ou même au Canada.

   Avant de  dire qu’il s’agit d’une diabolisation, d’une confusion, ou -au minimum- d’une réduction, il faut prendre au sérieux de tels propos, pour ne pas être soi-même dans l’incantation, il faut écouter les arguments de vos interlocuteurs. En voici quelques uns parmi d’autres:

- la laïcité française a tendance à mettre la religion hors de la culture (critique notamment d’étudiants anglais mais également formulée dans d’autres pays)

- la laïcité française a fait preuve de violence et d’intolérance : des étudiants de l’Université libre de Bruxelles -l’Université laïque !- font remarquer que pendant la Révolution la Belgique fut « envahie » et des prêtres belges tués ; des Canadiens que des congréganistes sont venus chez eux, au début du XXe siècle, chassés par les lois anticongréganistes

- l’attitude française envers les Nouveaux Mouvements religieux et les « sectes » est souvent très sévèrement jugée, notamment à l’époque de la MILS d’Alain Vivien[3] : des professeurs Américains affirment que ce dernier n’a pas voulu recevoir une délégation américaine prétextant qu’un de ses membres était un scientologue alors qu’en fait il s’agissait d’un baptiste ; des professeurs japonais se sont déclarés choqués par le fait qu’une délégation de la MILS venue à Tokyo pour enquêter sur la Soka Gakkai n’a voulu voir aucun d’entre eux mais a longuement rencontré l’organisation religieuse avec laquelle la Soka Gakkai a rompu. « C’est comme si on était allé demander à Rome des renseignements sur Luther », m’a précisé l’un d’eux. D’une manière générale, beaucoup de mes interlocuteurs de différents pays (dans la période 1996-2002 surtout) développaient le propos suivant : « En France, la lutte antisecte est limitée par un dispositif juridique libéral et des traditions démocratiques, mais quand on veut exporter le modèle français en Europe de l’est et en Chine, c’est la liberté religieuse elle-même qui se trouve menacée »

- « la laïcité française est intolérante envers les femmes » : d’Amérique du Nord au Japon, que de fois ai-je entendu dire cela de la part d’étudiantes ou de femmes adultes féministes. La loi de 2004 n’a naturellement pas arrangé les choses. Il a fallu rappeler que le voile était interdit uniquement à l’école publique (et non partout, comme parfois certaines le croyaient[4], ce qui n’empêche d’ailleurs pas le maintien du désaccord. J’ai émis, à plusieurs reprises, le souhait d’un dialogue entre des féministes de différents pays et notamment entre des féministes américaines et françaises, parfois aussi péremptoires (avec des certitudes opposées) les une que les autres. Ainsi, des féministes mettaient en avant que la « Commission Stasi » n’ait pas été paritaire alors qu’elle prenait une décision concernant au premier chef des femmes. Il a fallu leur expliquer que, vu la position féministe dominante en France, cela n’aurait probablement rien changé (ce qui leur a paru étonnant). Il n’empêche, cela les choquait.

   A l’argument : « il existe des foulards contraints, imposé par des frères, maris ou pères », une étudiante américaine, approuvée par ses camarades, m’a rétorqué : « si une femme préfère obéir au petit phallus de son frère, son mari ou son père plutôt qu’au grand phallus de l’Etat, c’est son droit le plus strict ». On m’a raconté également l’histoire d’une pakistanaise, présidente d’une importante association contre l’intervention anglaise en Irak, interloquée quand, lors de l’une de ses tournées en France, on lui a dit qu’elle était sous la domination de son mari parce qu’elle portait un foulard. Elle aurait répondu : « Mon mari, je l’ai choisi et il garde nos enfants pendant que je parcours la planète au service de la cause que je défends ».

   La seconde représentation de la laïcité française la perçoit comme une sorte de religion (civile) républicaine. Cette perception, complémentaire de la première, est exprimée de façon plus ou moins sommaire ou élaborée suivant les publics. Certains d’ailleurs, comme l’anthropologue  Paul A. Silverstein, l’ont plus ou moins théorisée sous une forme un peu plus nuancée  (« French laïcité operates much like a religion »)[5].

   On retrouve dans beaucoup de pays cette idée d’une laïcité française presque religieuse. Et il est significatif de constater que les impensés des uns sont, parfois, l’inverse des impensés des autres. Je me souviens d’une séance avec des étudiants américains  où, par un jeu d’entraînement, chacun surenchérissait sur l’autre pour décrire la laïcité comme la « religion de la France ». Je les ai laissés s’exprimer puis leur ai rétorqué, en souriant, que les Français, eux, se montrait particulièrement sensibles à la religion civile américaine, leur donnant différents exemples dont celui de l’inscription « In God we trust » sur les dollars. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de m’entendre répondre que je me trompais, qu’il n’y avait nullement marqué un tel propos sur les billets verts. Réponse qui recueillait l’assentiment général. J’ai du les obliger à prendre un billet de banque et à le regarder attentivement pour qu’ils se rendent compte de leur erreur. Et même l’erreur démontrée, ils n’accordaient pas plus d’importance que cela à la chose [6]. Ainsi, dans chaque pays, existent des réalités que l’on ne veut pas voir, et quand on vous oblige à les regarder en face, on minimise, autant que faire se peut, leur importance. Par contre, vue d’ailleurs, l’importance accordée est grande, voire parfois peut-être disproportionnée.

   Souvent, il m’a été dit, surtout Outre-atlantique : « ce n’est pas parce que  Dieu n’est pas invoqué qu’il n’existe pas, en France, du sacré républicain ». Et cela, en Europe du Nord également, fait penser que la laïcité française est trop radicale. Mais quand on fait préciser les choses, il s’agit beaucoup plus de la mise en cause d’une mentalité suspicieuse à l’égard des religions,  de propos ou d’écrits dont on a entendu parler que de la critique du dispositif juridique laïque français. Certes, en Angleterre, Allemagne ou dans des pays scandinaves, l’absence de budget des cultes est parfois mal vue. Mais, souvent, les aides indirectes et notamment la mise à disposition gracieuse et l’entretien d’édifices du culte ne sont pas connues. Dans le cas contraire, certains peuvent réagir alors comme une collègue anglaise qui affirmait à l’un de mes cours qu’il valait mieux, financièrement, être dans la situation de l’Eglise catholique en France que dans celle de l’Eglise établie d’Angleterre.

   En Europe du Centre et de l’Est, la France semble avoir en partie raté le coche de la sortie du communisme. La situation belge de la laïcité, famille de pensée à côté des religions, est souvent jugée plus attractive que la conception française, à la fois trop globale et, pour certains, ne donnant pas (paradoxalement) de place véritable à l’agnosticisme et à l’athéisme[7]. A mon sens, les deux aspects peuvent être complémentaires et la France doit impérativement prendre des mesures qui réalisent mieux l’égalité des convictions face aux religions.

Dans d’autres milieux, notamment dans les Balkans (Bulgarie, Roumanie,…), le désir d’une nouvelle officialité de la religion majoritaire rend la laïcité française suspecte de ne pas en accorder assez aux croyances. Souvent, mes conférences ont permis un débat entre personnes d’un même pays, d’opinions divergentes voire parfois franchement opposées (encore dernièrement en Slovaquie). J’ai joué un rôle de catalyseur.

   Dans différents pays, mes interlocuteurs m’ont  demandé si cette séparation « trop radicale » ne serait pas en partie à l’origine des difficultés françaises face à l’islam. « La façon dont vous percevez le communautarisme vous amène à en récolter les ‘mauvais’ côtés et pas les  bons’ » m’a-t-on affirmé. On estime aussi que l’allégeance demandée à la « R »épublique montrait l’aspect « néo-colonial » de la laïcité française, que la France écartèle les individus entre leurs différentes identités et que « les Français n’ont pas encore compris que l’avenir est à ceux qui sont porteurs de deux cultures ». On m’a également déclaré : « la France se veut la championne de la diversité culturelle sur le plan international mais la refuse chez elle ». Et un collègue ne m’a pas caché qu’il trouvait notre abord de l’histoire « étroitement national », sous estimant les apports que la France a reçu d’autres pays.

   La « radicalité » réelle ou supposée de la laïcité à la française est, par contre, perçue plus favorablement, voire approuvée dans des pays latins comme l’Espagne, l’Italie, le Mexique ou le Brésil. Parfois aussi, elle est considérée comme une via media qui permet de sortir de l’athéisme officiel sans retomber dans des conflits religieux ou dans la dépendance de la religion majoritaire. Ainsi j’ai trouvé de bons échos en Ukraine où la diversité religieuse est forte (maintien de l’agnosticisme, orthodoxie divisée en trois, catholiques uniates, divers protestantismes qui maintenant égalent en nombre les uniates) et également au Kirghizstan où la situation est parfois tendue entre une bourgeoisie russophone et une population musulmane.

   Une troisième représentation consiste à affirmer que « la France est moins laïque qu’elle ne le pense ». On peut trouver semblables propos dans les pays latins que je viens de citer, particulièrement au Mexique, mais aussi en Belgique, Pays-Bas, au Japon, aux Etats-Unis. Dans ces deux derniers pays, ce sont souvent les fortes subventions accordées aux écoles privées sous contrat qui étonnent, voire choquent certains. On m’a fait également remarquer que, si attaqué soit-il pour le mélange qu’il opère entre politique et religion, le président Bush ne va pas aussi loin dans ses projets d’aides à des écoles plus ou moins confessionnelles. Et si on veut faire jouer l’argument de non-équivalence, alors il faut cesser, en France, de s’indigner de la place occupée en Amérique par les églises comme « lieu de sociabilité ».

   Autre sujet de critique, aux Etats-Unis mais pas seulement, le Concordat en Alsace-Moselle, « le plus archaïque des Concordats » m’a dit un interlocuteur. Au Mexique, au Canada et en Amérique latine, ce sont aussi l’existence de cérémonies officielles dans des églises catholiques, lors de certains événements, qui se trouvent mises en cause.

   Cette troisième représentation est moins fréquente que les deux premières, peut-être parce qu’elle implique une bonne connaissance empirique que la laïcité française. Je l’ai cependant rencontrée, énoncée de deux manières différentes ; soit sur un mode plutôt ludique : des étudiants voulant montrer à leur professeur français que la France, finalement, n’a pas de leçon à donner en matière de laïcité ; soit sur un mode plus agressif ou dramatique comme cette auditrice belge qui posait la question : « la laïcité française n’est-elle pas un masque face aux discriminations indirecte subies par les minorités ? ». Il est même arrivé parfois qu’après avoir effectuer des analyses les plus objectives possibles, j’ai du indiquer mes propres positions pour pouvoir mieux dialoguer avec mes interlocuteurs. Ainsi au Japon, dans un amphithéâtre composé pour les trois quarts d’étudiantes, je devais expliquer les raisons de la loi de mars 2004. Je l’ai fait en donnant les arguments des promoteurs de la loi et mon cours fut accueilli avec une certaine froideur. La question, à laquelle je m’attendais, est très vite arrivée : une étudiante m’a demandé si je ne pensais pas que la laïcité française, telle qu’elle se manifestait par cette loi, traitait mieux le christianisme que l’islam et se montrait « intolérante ». J’ai répondu que l’on changeait de registre et j’ai expliqué ma position personnelle. Les applaudissements se montrèrent alors beaucoup plus chaleureux[8].

   La quatrième représentation, elle, n’est rien moins qu’une perception ‘amoureuse’ de la laïcité française et de la France. Loin de se montrer toujours critiques envers notre pays, certains étudiants et (surtout) des auditeurs adultes de mes exposés ont souvent manifesté une affection, voire une admiration pour la France, cela spécialement dans d’anciens pays colonisés comme la Tunisie ou le Vietnam, mais aussi en Europe de l’Est, en Russie, au Japon. Le thème de « la France pays des droits de l’homme », la vision de la laïcité, invention française située au cœur de ces droits, restent indubitablement présents. Pour certains, la France constitue encore un modèle de démocratie, la laïcité française représente un vivre-ensemble exemplaire. Certains commentaires élogieux sont lyriques, voire idylliques. La référence à la France sert également de levier pour pouvoir critiquer ce qui ne va pas dans son propre pays. Et là votre propre discours empreint d’esprit critique loin de désenchanter l’atmosphère renforce plutôt cet amour de la France : on magnifie le fait que quelqu’un d’aussi libre de ton ait pu faire partie d’un cabinet ministériel ou avoir des responsabilités de direction dans l’institution universitaire…

   L’exemple du Japon est particulièrement significatif. Pour une génération, la France a représenté un idéal pour celles et ceux qui ne voulaient être ni proaméricains ni procommunistes. Le rayonnement de la littérature et de la culture française, la connaissance de l’histoire de France sont sans commune mesure avec ce que l’intelligentsia française sait du Japon. Et la curiosité intellectuelle, souvent laudative envers la laïcité française, de désir de savoir et de comprendre se rencontre dans divers milieux.

   Cette représentation amoureuse est parfois émouvante ; elle pose cependant trois problèmes.

   D’abord, je l’ai évoqué, on la rencontre davantage chez des personnes relativement âgées que chez des étudiants  même si elle n’est pas complètement absente chez ses derniers. On peut se demander si la France ne vit pas sur l’acquis d’un « glorieux » passé.                Paradoxalement, ensuite,  cette attitude explique la vivacité de certaines critiques : j’ai souvent rencontré des réactions d’amoureux déçus[9]. Enfin, même ceux ne vont pas jusque là, aimeraient voir la France, et spécialement la laïcité française, plus audacieuse : dans de nombreux pays, en Europe spécialement mais aussi parfois ailleurs, on m’a souvent dit : « Quand est-ce que vous allez vous décidez à développer véritablement cet enseignement laïque des religions qui pourrait nous servir de modèle ? »

   Au début de 2005, le CNAL a demandé à l’institut csa d’effectuer un sondage pour savoir ce que les Français pensaient de la laïcité. Pour la définir, cinq items étaient proposés et une seule réponse acceptée. Les trois principaux choisis ont recueillis 88% des réponses :

-         mettre toutes les religions sur un pied d’égalité (32%)
-         séparer les religions et la politique (28%)
-         assurer la liberté de conscience (28%)

   Ce triangle laïque ne présente rien d’étrange ou d’incompréhensible dans aucun coin de la planète et, une fois encore, il n’est pas plus difficile de parler de la laïcité que de n’importe quel autre sujet.

   Une démarche comparative montre que, dans des contextes historiques, culturels, politiques différents, des questions analogues se posent en matière de laïcité. Il faut donc mettre fin à deux légendes, un brin xénophobes. La première serait que « les étrangers ne comprennent pas la laïcité ». IL FAUT ARRETER DE PRETENDRE QUE LES ETRANGERS NE PEUVENT PAS COMPRENDRE LA LAÏCITE. Quand ils font des critiques, ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas ; c’est qu’ils ne sont pas d’accord !  Assez souvent, ils ne sont pas d’accord avec ce qui est présenté en France comme la laïcité (les lois de 2001 et de 2004 par exemple).

   Ce stéréotype d’une laïcité que les non-Français ne pourraient pas comprendre, ce repli identitaire sur une laïcité incomprise ne signifie-t-il pas une sacralisation de la « laïcité française », une croyance naïve qu’elle est une réalité ésotérique, et par là une tentative de  mettre à l’abri de toute critique la façon dont elle se concrétise en France ?
   La seconde légende, complémentaire à la première, consisterait à croire que la laïcité est une « exception française », que la France serait la fille aînée, que dis-je, la fille unique de la laïcité. La France n’est pas un peuple d’initiés perdu dans un monde profane, incapable de s’approprier des formes diverses de laïcité. La laïcité peut être une réalité partagée comme le montre, entre autres, la Déclaration universelle sur la laïcité.

TRES BONNE ANNEE.

Rendez-vous au tout début de 2006 pour une conclusion sur le centenaire et de nouvelles rubriques. 

    

  



[1] Pendant les 15 mois de la commémoration du centenaire de 1905, je suis allé en Allemagne, Belgique, Bulgarie, Canada (2fois), Etats-Unis (2fois),  Italie,Japon (4 fois), Russie, Mexique, Royaume Uni, Slovaquie.

[2] Un collègue russe, à qui je rapportais cette anecdote, m’a rétorqué : « Que voulez-vous, dans cette université, les parents sont mafieux et leurs enfants sont orthodoxes » !

[3] Cela s’était fortement atténué depuis 2002, mais risque de recommencer avec le virage que vient de prendre la MIVILUDES (cf ; Les Nouvelles du 23/12/2005 dans la catégorie « Actualité »)

[4] On dira, comme on l’a dit lors de la « crise des banlieues », que des medias présentent la France de façon caricaturale. Peut-être, mais beaucoup de média s françaises font exactement pareil quand ils parlent de ce qui se passe ailleurs.

[5] Lors d’une manifestation organisée à l’Assemblée Nationale par le PS, un intervenant a provoqué une facile réaction d’indignation moraliste primaire en stigmatisant un article du Monde titré : « la laïcité, une religion française ». Populisme facile… mais qui évacue les questions gênantes. Ce n’est pas ainsi que le PS sortira du bourbier idéologique dans lequel il est enfoncé.

[6] L’étudiant qui était l’auteur de l’intervention s’en est alors tiré par une pirouette : pour lui, la signification de la phrase incriminée était en fait : « en Dieu nous avons confiance… et tous les autres doivent payer cash ! »

[7] Rappelons, à ce sujet, que la France a reçu un avertissement de la Commission européenne des droits de l’homme a la suite d’une plainte de l’Union des Athées.

[8] Cela m’a semblé particulièrement intéressant car, vu l’âge de ces étudiantes, ce sont elles qui, il y a quelques années ont, comme le résumait un collègue de Tokyo, « pris des ciseaux, raccourci nettement les jupes de leurs uniformes scolaire, et personne n’a rien pu faire ».

[9] J’ai spécialement ressenti cela, au tournant du XXe et du XXIe siècle, face aux activités de la MILS.

23/12/2005

NOUVELLES : GAMBETTA GUILLOTINE ET LA FRANCE CONDAMNEE

GAMBETTA GUILLOTINE
VOTRE BLOG FAVORI A UN AN
LA MIVILUDES DEVIENT LA MIVOLUDES
LA FRANCE CONDAMNEE PAR LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
(Après cette Note, vous trouverez le 15ème Impensé du Centenaire)

Comme les surfeurs du blog le savent, la « laïcité ouverte » n’est pas ma tasse de thé (cf la catégorie : Point de vue) ; cependant l’interdiction faite d’utiliser des adjectifs quand on parle de la laïcité m’amuse beaucoup : accoler un adjectif à côté de laïcité pour les prétendus « républicains » relève du blasphème et ils sont, à ce niveau, POUR l’interdiction du blasphème.

Précisons les choses : j’aime bien Pena-Ruiz, il a travaillé la question, il a une forte cohérence interne et à la Commission Stasi, il a défendu avec talent ses idées et voté selon ses idées, ce qui n’a pas forcément été le cas de tout le monde. Je l’estime donc beaucoup (sans être d'accord avec lui, naturellement), et, à mon sens, il a un petit défaut : dire de façon grandiloquente, conférence après conférence, que parler de « laïcité ouverte » c’est « insulter » (sic) la laïcité, car c’est insinuer qu’elle pourrait être fermée (la laïcité n’est pas fermée, mais certains laïques sont bouchés !). Alors, cher Henri, sache que Gambetta parlait de « REPUBLIQUE OUVERTE ». Gambetta insultait donc la République. Je propose, pour finir en beauté, l’année du centenaire, que l’on applique à ce social traître la sentence révolutionnaire qui s’impose : la GUILLOTINE.

Trèves de plaisanterie ; voici une grande Nouvelle que les médias, vendus au Grand Capital, vous cachent soigneusement : votre Blog favori vient de fêter son premier anniversaire… et il a de plus en plus de visiteurs. Je craignais la chute après le 9 décembre. Pour le moment il n’en est rien : le 23 du mois le record mensuel des visites est d’ores et déjà battu ( après des records battus en septembre, puis en octobre puis en novembre où les 5000 visites ont été dépassées) et, sauf si vous vous endormez tous/toutes jusqu’au 31 nous devrions franchir allégrement les 6000 visites.

Autre nouvelle, absente de certains médias, la MIVILUDES (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives sectaires) était devenue, après les graves dérives de la MILS, à peu près rationnelle dans son travail. Elle avait notamment mis sur pied une série de rencontres où différents points de vue avaient pu s’exprimer (cf. l’ouvrage Sectes et laïcité publié par la Documentation française) et avait fait un contrat avec l’Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales pour étudier et analyser les choses avec le plus d’objectivité possible.

Pendant ce temps là, avez-vous remarqué une détérioration de la situation ? Quelque chose qui aurait montré que la « vigilance » de la MIVILUDES était prise en défaut ? Que nenni : la situation a été remarquablement calme. C’en était trop pour les excités de la lutte anti secte : ils ont, par des propos injurieux, poussé la seule sociologue du Conseil de la MIVILUDES à démissionner ; le contrat avec l’EHESS a été rompu. Bref, la MIVILUDES  est devenue la MOVILUDES : la Mission Obscurantiste….
L’historienne qui, en 2106, a travaillé sur le bicentenaire de la loi de 1905 vous dira tout à ce sujet dans les Nouveaux Impensés du Blog, très bientôt.

En attendant, voici, sur le même sujet, une autre nouvelle que les médias vous livrent en quelques lignes pour que surtout peu de personnes la connaisse : la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, à l’unanimité (donc avec « opinion concordante » du juge français Jean-Paul Costa) pour avoir condamné Christian Paturel (et son éditeur), auteur de Sectes, religions et libertés publiques où il polémiquait avec l’association antisecte UNADFI. La Cour européenne a estimé que la liberté d’expression avait été bafouée.

Je précise en 2 mots ma position : les associations antisectes ont bien le droit d’exister et de poursuivre les buts qu’elles se donnent. Ce qui n’est pas normal, par contre, c’est que l’Etat républicain prenne pour argent comptant leurs propos et accepte d’être instrumentalisé par elles, au lieu d’être impartial et de s’intéresser aux recherches internationales sur ces questions.  Cela induit des « dérives sectaires » telle que l’atteinte à la liberté d’expression que la cour européenne des droits de l’homme vient de condamner. Je sais qu’il n’est pas populaire de défendre la démocratie et la laïcité quand il est question des sectes. Mais, ce Blog n’est pas un Blog populiste et ne le sera jamais.

Allez, bonnes fêtes, mangez bien ,recevez et faites des cadeaux, échangez des sourires: les sourires cela échappe à l'économie marchande et fait du bien, reposez vous... sans oublier votre Blog favori qui vous dévoilera encore bien d'autres nouvelles en exclusivité mondiale, que dis-je interplanétaire.

20:35 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (1)

COMMENT LES REPUBLICAINS ONT MAINTENU LE PACTE LAÏQUE MALGRE LE REFUS CATHOLIQUE DE LA LOI

QUINZIEME ET AVANT DERNIER IMPENSE:

Briand avait annoncé, le jour du vote de la loi par les députés, que le contenu libéral de la loi de séparation rendait facile l’application de cette loi. En était-il réellement persuadé ou cherchait-il à bien montrer qu’un refus serait la manifestation d’un mauvais vouloir de l’Eglise catholique ? Les deux explications ne sont pas incompatibles. Il est probable que Briand s’attendait à une condamnation de principe de la loi et à son acceptation de fait. Après tout Rome n’avait jamais admis les Articles Organiques et cela ne les avait pas empêché d’avoir force de loi.

Le pari de Briand fut bien prés d’être gagné puisque les évêque entrèrent tout à fait dans le cas de figure prévu : condamnation quasi unanime du principe de la séparation ; large majorité pour des associations « canonico-légales ».

Mais en août 1906, l’Encyclique Vehementer Nos demande aux catholiques de désobéir à la loi en ne formant pas d’associations cultuelles. Le pape fait comme si l’article 4 n’existe pas et comme si la condamnation de principe des évêques avait été un refus de se conformer à la loi.

Si les historiens français du catholicisme se montent souvent gênés pour analyser ce refus du pape, ce n’est pas le cas de l’historien anglais du catholicisme Maurice Larkin qui se montre sévère sur la manière dont Pie X a faussé les votes de l’épiscopat.

Mais nous avons vu tout cela dans le neuvième impensé et je vous y renvoie pour avoir plus de précisions.

A ce moment là, l’attitude des catholiques avait été attentiste ; seules quelques associations avaient été créées qui pouvaient se compter sur les doigts de deux mains. Mais dans les mois suivants, environ 150 associations voient le jour, ce qui est loin d’être une déferlante mais n’est pas absolument négligeable non plus.

Le gouvernement, légitimé par les élections de mai 1906, qui avait largement reconduit une majorité de gauche est au pied du mur. Lors de la « campagne du Siècle », Raoul Allier avait indiqué qu’un des avantages d’une loi libérale était qu’en cas de refus catholique, les paysans ( la France est encore à majorité rurale) pourraient se grouper autour de prêtres décidés à marcher avec leurs fidèles plutôt qu’avec Rome. De fait, l’abbé Frémont indique à son collègue l’abbé Lemire (également député) : « les trois quart des Français sont d’ores et déjà convaincus que le pape a tort et que le gouvernement a raison ». La victoire électorale, l’éloignement des prochaines élections, la crédibilité du gouvernement Clémenceau-Briand, …et le simple souci de montrer que la République ne recule pas quand ses adversaires conteste ses lois, autant d’atouts et de raisons qui poussent à favoriser les associations qui veulent appliquer la loi.

Il faut d’ailleurs se décider car le délai de formation des cultuelles est d’un an à partir de la publication de la loi ; le terme prévu est donc le 11 décembre 1906.

Jean-Pierre Chantin, dans deux études récentes[1], indique que deux tentatives d’organiser des associations cultuelles catholiques se firent jour :

- une Association cultuelle catholique nationale, animée par l’ex prêtre Félix Meillon, devenu protestant et qui s’occupait jusqu’alors de faciliter l’entrée dans le protestantisme des prêtres qui quittaient « l’Eglise » (écrit Chantin, comme s’il n’y en avait qu’une légitime !), le catholicisme. C’est donc une association qui peut être soupçonner de vouloir profiter de la séparation pour entraîner des éléments du catholicisme vers un protestantisme élargi (il y a, au même moment du côté protestant des tentatives de créer une association large de « libres croyants »)

- une Ligue des catholiques de France fondée par le publiciste Henri des Houx qui veut mettre Pie X devant le fait accompli car il estime que le pape est trompé par son entourage (toujours la vieille antienne du prince mal conseillé). L’idée consiste à rester soumis à Rome quant à la doctrine mais à obéir à la loi. Malgré l’article 4, le refus pontifical crée un espace pour ce ‘catholicisme républicain’.

Clemenceau (qui va devenir président du Conseil en novembre) est favorable à la première association, Briand à la seconde ; pourtant ils vont préférer la recherche d’une solution d’ensemble à un soutien à ces associations. La logique de l’article 4 continue malgré le refus d’obéir à la loi. Dés le 28 octobre Briand fait adopter par le Conseil des ministres l’application de la loi (très libérale) de 1881 sur les réunions publiques qui supprimait la nécessité d’une obligation préalable au profit d’une simple déclaration préalable (l’administration pouvant alors vérifier la salubrité et la sécurité des locaux). Une circulaire indiqua aux préfets que dans le cas de réunions pour l’exercice du culte, une simple déclaration annuelle suffisait.

Seulement quelques jours avant l’échéance du 11 décembre, le pape, jouant la politique du pire, interdit aux prêtres de faire la moindre déclaration. Au terme du délai fixé par la loi, rien n’était en place pour permettre l’exercice légal du culte catholique, sa célébration relevait désormais du « délit de messe ». (Conseil des ministres du 11 décembre). En même temps la saisie des fiches de Mgr Montagnini (l’auditeur de nonciature) prouve (une nouvelle fois) « l’ingérence pontificale dans la politique française »[2].

Le conflit aurait pu s’aggraver et l’interruption du culte catholique, conséquence logique des refus du pape, aurait pu sembler à certains croyants une « persécution ». C’est d’ailleurs ce que le pape espérait provoqué par son attitude intransigeante. Mais Buisson, au Congrès du parti radical avait défini une ligne de conduite qui va être suivi : « ni capitulation, ni persécution ».

Ni capitulation : Les départements et les communes reçoivent la libre disposition des archevêchés, évêchés, presbytères et séminaires qui sont leur propriété et dont la jouissance n’a pas été réclamée par une association cultuelle. Les biens des établissements ecclésiastiques non réclamés par ces associations sont attribués à des établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance. Cela n’aurait pas été le cas (dans les 2 cas de figure) si les catholiques avaient formé des associations conformes à la loi, et c’est une simple application de ce qu’avait prévu la loi dans son article 9.

Ni persécution (ou ce qui en aurait l’apparence) : la déclaration préalable est supprimée et l’affectation cultuelle est conservée aux églises en dépit des deux refus opposés et les prêtres vont célébrer les offices dans les églises comme simples occupants sans titre juridique.

Une nouvelle loi est adoptée le 2 janvier 1907 pour avaliser ces mesures. Présentant cette loi à la Chambre des députés, Briand reconnaît que l’Eglise catholique a « violé la loi » et il poursuit : « Aujourd’hui, l’ayant fait constater dans tous le pays, nous vous disons : pas de représailles, ni de violence ni de brutalités inutiles ; nous venons vous demander de faire une législation telle que, quoi que fasse Rome (…) il lui soit impossible de sortir de la légalité ».

Et au Sénat, Briand insiste : « la loi que nous vous demandons de voter aura pour effet de mettre l’Eglise catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (…) Quoi que fasse l’Eglise catholique, il lui sera impossible de sortir de la loi ; elle sera dans la légalité malgré elle ».

Le pape répondit le 6 janvier 1907 en prétendant que la République persécutait et spoliait l’Eglise catholique.

J’arrète là l’exposé des faits car, durant l’année 2006, le Blog donnera beaucoup plus en détail ce qui s’est passé de 1906 à 1908, de la crise des inventaires au désaveu par le Conseil d’Etat des associations catholiques qui se sont conformées à la loi et aux incidents qui ont accompagné ce désaveu, provoquant mort d’homme (comme les inventaires, mais on parle toujours de l’homme mort lors les inventaires et jamais du second : significative sélection !).

Je voudrais cependant faire un commentaire sur la façon dont des historiens traitent la crise de la fin de 1906 ; c’est très intéressant car c’est à front renversé :

J.-M. Mayeur, historien du catholicisme fait un exposé des faits, signale sobrement la divergence qu’il y a eu entre Buisson (qui a poussé à l’application de la loi de 1905 en ce qui concerne les bien non affectés à l’exercice du culte) et Briand qui « eût préféré rester dans le provisoire » (ouvrage cité). Il cite longuement les propos de Briand présentant la loi du 2 janvier 1907.

Au contraire, l’historien dit « républicain », Jean-Paul Scot, co-auteur d’un ouvrage avec H. Pena-Ruiz et qui a été choisi par Y.-C. Zarka (qui représente une ligne dite « républicaine » assez hostile à l’islam) pour faire l’historique de la loi dans l’ouvrage Faut-il réviser la loi de 1905 (PUF), tient des propos assez ahurissants : il parle de « sanctions » à propos de l’application de l’article 9, comme si on n’aurait pas du appliquer la loi, il voit une « contradiction » dans cette application et l’abolition du « délit de messe » malgré le refus et des associations cultuelles et de la simple déclaration, il prétend que cette abolition est « la seule ouverture » de la loi, comme si la laïcité qui fait une loi spéciale pour maintenir dans la légalité le catholicisme qui s’en est doublement écarté, n’était pas assez « ouverte » à ses yeux. Il donne un très très bref extrait des propos de Briand en les   euphémisant le plus possible (« Briand a réaffirmé sa confiance en une issue légale »). Un peu plus loin, il parle des « anticléricaux intolérants qui ont imposé l’article 8 et la loi contradictoire du é janvier 1907 », des « antireligieux impénitents »[3].

Bref, J.-P. Scot revient aux pire affirmations d’une historiographie confessionnelle catholique pour qui il n’y a jamais assez de concessions faites à l’Eglise catholique et pour qui l’Etat républicain est forcément dans son tort.

Extraordinaire, si on comprend bien, si la République faisait une loi pour que l’islam « quoi qu’(il) fasse » soit « dans la légalité malgré (lui) », cela n’en serait pas assez  aux yeux de J.-P. Scot !!!

Extraordinaire vraiment car on voit bien là que les tenants de l’universalisme abstrait républicain, malgré leurs beaux discours sur l’égalité, ont deux poids deux mesures et n’envisagent pas du tout de la même manière ce qui concerne la majorité catholique et ce qui concerne les minorités religieuses.
Pour ma part, je m’en doutais déjà un peu, mais je ne pensais pas que cela irait jusque là et j’ai du lire à deux fois ces propos pour me convaincre que je ne rêvais pas.

En tout cas, quel FORMIDABLE IMPENSE !!!

(mercredi 28, 16eme et dernier Impensé, en attendant les nouvelles rubriques de 2006 et notamment la nouvelle série d'Impensés: La france laïque de 2006 vue par une historienne écrivant en 2106, à la fin du bicentenaire de la loi de séparation)



[1] J-P. Chantin, « Les cultuelles : des catholiques contre Rome ? »,  in La Séparation de 1905, les hommes et les lieux,  Paris, Les éditions de l’Atelier, 2005, 109-123 et « Les groupes dissidents et la Séparation », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, tome 151, oct-décembre 2005, 633-648.
[2] J.-M. Mayeur, La séparation des Eglises et de l’Etat, 3ème édition, Paris, 2005 (l’ouvrage date de 1965, mais il est toujours très intéressant à lire),185.
[3] J.-P. Scot, L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle, Comprendre la loi de 1905, Le seuil, 2005, 294s., 300.

19/12/2005

LA FRANCE LAÏQUE ET LES MINORITES

QUATORZIEME IMPENSE.

(Ce 14ème impensé est un élément de réponse à la question d'un blogeur, remarquant que l'application de la loi de 1905 défavorise les minorités relgieuses. Je tâcherai de lire, lors des "vacances de Noël", qui pour moi serons surtout la semaine prochaine, les divers commentaires des blogeurs et j'y répondrai globalement. Par ailleurs, les nouveaux impensés qui constitueront le feuilleton de 2006,  avec d'autres Notes, parlera de l'islam, des banlieus,des "sectes", etc, etc.; bref de tous les problèmes qui fâchent...en attendant vous n'avez plus que quelques jours pour offrir à vos amis, lors des fêtes de fin d'année, LE seul roman historique de la séparation, histoire d'amour de princesse et de laïcité, écrit par votre serviteur à partir de faits réels: Emile Combes et la princesse carmélite, aux éditions de l'Aube. Et bonnes fêtes à toutes et tous).

Lors du centenaire de la séparation, beaucoup de journalistes ont parlé de « la séparation de l’Eglise et de l’Etat », et non « des Eglises et de l’Etat ». Significatif singulier qui montre que pour beaucoup de Français le catholicisme reste, quelle que soit sa position personnelle par rapport à la sphère religieuse, la religion par excellence (voire la seule légitime), le prisme à travers lequel on envisage toute religion. Chez certains, il y a « l’Eglise » et les religions et le poids de légitimité n’est pas le même, même quand on conteste (on croit contester) cette « E »glise.

Le catholicisme est, certes, la religion majoritaire de ce pays, mais pour beaucoup elle est aussi, de façon inconsciente ou non,  la religion « normale », tout comme s’appeler Pierre ou Jacqueline est plus normal que s’appeler Mohammed ou Malika. Sous couvert d’universalisme abstrait, la France n’est guère pluraliste, or de façon générale, la situation des minorités (religieuses ou non) constitue un élément essentiel pour évaluer le degré de liberté d’un pays. Je rappellerai très sommairement les deux caractéristiques essentielles, d’un point de vue sociologique, de la « minorité »

-être inférieure en nombre dans un groupe ou une société donné

-être dominée plutôt que dominant (les femmes ont, longtemps, constitué en France une « minorité », même si elles étaient quantitativement…majoritaires, et je ne suis pas sur que cette situation soit complètement dépassée).

La première caractéristique appartient au sens commun, la seconde n’en est pas moins importante, notamment pour le sujet qui nous concerne.

En 1905, on abolit non seulement le Concordat, mais le régime juridique des « cultes reconnus » (et c’est pour cela que l’on déclare, dans l’Article deux, que « La République ne reconnaît aucun culte »). Il existait quatre cultes reconnus : le culte catholique, deux cultes protestants (luthérien et réformé) et le culte israélite (= le judaïsme). 

Cette situation était issue de la Révolution, mais celle-ci fut beaucoup moins favorable aux minorités religieuses qu’on ne le croit souvent. Certes, en 1789, l’article X de la Déclaration des droits proclame la liberté religieuse en réduisant la religion à l’opinion : cette perspective très individualiste est voulue par des partisans du catholicisme. En effet, « l’opinion même religieuse » à laquelle on accorde à la limite (« même ») la liberté, c’est celle qui est différente de la religion majoritaire, qui elle n’est pas considérée alors comme une simple « opinion ». L’article X réservait la possibilité de ne garder qu’un seul culte public, le culte catholique, et de n’accorder qu’une liberté de conscience individuelle aux non-catholiques, jusqu’alors réprimés (=les protestants) ou discriminés (=les juifs). C’est pourquoi, l’article X fut compris, sur le moment, comme une défaite par les partisans de la liberté religieuse même si, aujourd’hui, il est magnifié.

   Quant à l’émancipation des juifs (en 1791), on connaît la fameuse phrase prononcée à l’Assemblée Constituante par Clermont Tonnerre : « Tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus ». Mais il faut ajouter que la même Révolution va demander aux (seuls) juifs de prêter serment de façon communautaire (le rabbin s’engageant au nom de tous), entrant dans un double jeu (non pas constant mais) récurrent caractéristique de l’attitude française dominante face aux minorités. On leur demande aux minoritaires de se comporter en individus abstraits déconnectés de leur appartenance quant à leurs devoirs, on a tendance à ne pas les considérer comme des individus abstraits et à les percevoir à travers leur appartenance communautaire quant à leurs droits. Est-ce totalement différent aujourd’hui ? Je n’en suis pas sur !

Pour la période 1802- 1905 on parle le plus souvent de « période concordataire »; il serait plus exact, nous l’avons vu, de parler de « système des cultes reconnus ». Parler uniquement du Concordat, laisse dans l’ombre l’expression (utilisée officiellement à l’époque) de « cultes reconnus » et revient à rejeter dans l’impensé la tentative propre à cette époque de construire un certain pluralisme religieux. Mais si le catholicisme est largement dominant, même si le processus est plus lent pour le judaïsme que pour le protestantisme ( dès 1802 il y a égalité du juridique du protestantisme, par contre -pour le judaïsme-  cela s’opère en différentes étapes1808, 1818, 1831), même si le catholicisme reste souvent le critère mental implicite de la normalité religieuse, l’égalité juridique des CULTES (et pas seulement des individus) constitue une tentative qui, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent dans l’histoire de France, de bâtir une société religieusement pluraliste, alors que les minorité sont quantitativement des micro-minorités :  en 1905,avec la « perte » de l’Alsace-Lorraine, il y a environ 600 à 700000 protestants et 100000 juifs. (mais parfois, dans le dernier quart du siècle, ont réussi à relativiser la domination qui pèse sur eux, par leur stratégie d’alliance avec les laïcisateurs).

   Certes, cela ne va pas sans normalisation, notamment pour le judaïsme. Mais les analyses d’Esther Benbassa mettent en lumière la « stratégie juive » qui permet une acculturation sans une complète assimilation : la société issue de 1789 est considérée comme incarnant des valeurs bibliques (cf. le « franco-judaïsme »).

Quant au protestantisme, malgré son petit nombre, il a le statut  culturel de « seconde religion de France » Minorité dynamique, il catalyse des peurs catholiques, un peu comme aujourd’hui l’islam catalyse des peurs françaises : certains protestants, en 1830, s’imaginent eux-mêmes majoritaires dans cinquante ans. Près d’un demi siècle plus tard, plusieurs protestants déclarent que si la « France (n’est pas devenue) protestante », elle s’est imprégnée de « l’esprit protestant ».

De fait, jusqu’à l’établissement de la solution laïque, le critère d’ « utilité sociale de la religion »  et l’idée qu’une religion est nécessaire à toute vie en société, font penser à des milieux libéraux et à certains milieux républicains que le protestantisme est une religion socialement utile (alors que le catholicisme est socialement nuisible). De manière plus générale, le protestantisme apparaît socialement acclimaté, en congruence avec les valeurs post-révolutionnaires. La construction politique d’un certain pluralisme favorise un climat de concurrence religieuse. Le protestantisme l’utilise à son profit, même s’il subit un antiprotestantisme parfois larvé, parfois virulent qui a précédé et qui accompagne la montée de l’antisémitisme (encore plus virulent lors de l’affaire Dreyfus).

Quand arrive le temps de la séparation des Eglises et de l’Etat, protestantisme et judaïsme se trouvent dans une position extrêmement ambivalente.

En tant que minorités religieuses (religieuse/ethnique au sens anglo-saxon, pour le judaïsme), ils peuvent dire eux aussi : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ». Loin de calmer le jeu, le Ralliement effectué dans les années 1890 l’exacerbe : un certain catholicisme dénonce moins la République en tant que telle, et concentre ses attaques sur les minorités juives, protestantes et maçonnes qui capteraient la république à leur profit. Par ailleurs, pour les protestants, la séparation signifie une possibilité plus grande d’égalité à la fois parce que certaines communautés protestantes ne sont pas dans le système des cultes reconnus, et ensuite parce que l’Eglise catholique perdra l’aspect semi-officiel que lui confère le Concordat.

Mais comme « cultes reconnus », bénéficiant –en tant que « cultes » d’une certaine officialité alors qu’ils ont été des siècles durant persécutés, émargeant au budget des cultes, bénéficiant de cette égalité formelle (même si elle n’est que formelle) avec le catholicisme, judaïsme et protestantisme vont être déstabilisés par la séparation et risquent se retrouver dans leur fragilité de micro minorités.

Bien plus, ils risquent faire les frais de l’exacerbation du conflit des deux France : l’égalité formelle dans les privilège risque de devenir l’égalité dans la répression. « Ce n’est pas une idylle qui se prépare avec la séparation, c’est un drame » écrit le pasteur Louis Lafon, pourtant favorable au principe de séparation : « l’Etat ne pourra être souverain que si l’Eglise (catholique) est asservie » et comme la loi sera la même pour les différentes religions, elle comprendra des « excès despotiques » contre toutes ces religions (La Vie Nouvelle, 15/11/02). Et quand arrive le projet d’Emile Combes, un autre pasteur, Jules Pédezert titre significativement dans Le Christianisme au XXe siècle : « Les innocents plus maltraités que les coupables ». Les juifs,  subissant l’antisémitisme et échaudés par l’affaire Dreyfus, se montrent plus discrets mais leur presse ( Les Archives israélites) indique son accord avec les initiatives protestantes prises pendant l’hivers 1904-1905.

Parmi elles, la déposition d’une délégation protestante devant la Commission parlementaire : ce fut une surprise pour nombre de membres de cette Commission de savoir que des Eglises protestantes (minoritaires dans la minorité) s’étaient elles-mêmes, par conviction théologiques, séparées de l’Etat). Cela renforça le poids du protestantisme français qui disposait de réseaux dans les milieux républicains. Nous avons déjà parlé (dans les fiches sur Emile Combes) de la campagne menée par le philosophe Raoul Aller dans le quotidien républicain Le Siècle en faveur d’une séparation libérale, une séparation dure menaçant encore plus les minorités dans leur existence même que le catholicisme.

Si les minoritaires ressentent des menaces possibles dans un certain type de séparation, au contraire, pour les Républicains, a priori, s’il y a un problème catholico/clérical il n’y a pas de problème protestant et juif : ces « Eglises » sont considérées comme de petites minorités acclimatées à la République et qui s’accommoderont facilement de la loi.

Les historiens insistent parfois sur le rôle de deux collaborateurs d’Aristide Briand : Louis Méjan, protestant fils et frère de pasteurs et Pau Grunebaum-Ballin, d’origine juive mais libre-penseur. Sébastien Fath, dans un article très intéressant pour notre sujet, écrit notamment : « force est de constater que la séparation s’est imposée dans les faits, sur une base libérale, et sous l’influence croisée de républicains issus du judaïsme comme du protestantisme »[1].  C’est exact, mais il faut ajouter que la séparation n’a guère été profitable aux minorités religieuses, mais si, contrairement au catholicisme, elles se sont immédiatement conformées à la loi.

A cela, plusieurs raisons :

1) Il est fort peu question des minorités religieuses dans les débats de la Chambre sur la séparation. Et quand on les invoque (des 2 côtés) c’est parce qu’il y a nécessité de le faire pour développer une argumentation dont le but est de justifier une attitude prise envers le catholicisme. Mais les minorités ne sont pas vraiment prises en compte pour elles mêmes : quand des députés protestants (et amis) déposent un amendement pour tenir compte des veuves et des orphelins laissés par des ministres des cultes (non catholiques) morts avant la fin de la pension versée par la République aux ministres des cultes ayant plus de 20 ans de service, cet amendement passe (nous l’avons vu) avec une cinquantaine de voix de majorité, alors qu’il s’agit d’une question de simple justice !

2) Le système des cultes reconnus avait un souci d’équilibre pluraliste qui n’a plus cours avec la séparation : ainsi  le 27/6 Réveillaud propose, à propos des processions, un amendement ainsi conçu : « Toutefois les dispositions de l’article 45 de la loi de germinal an X sont maintenues. » Cela signifiait l’interdiction de processions dans les localités, ou quartiers où il y avait des temples protestants, voire des synagogues. Cet amendement est repoussé par l’assemblée. Certes, cela se fait dans la perspective de donner plus de liberté, mais le souci d’un certain équilibre ne se manifeste pas dans les débats.

Même si on a dit ensuite que la séparation permettait l’égalité des cultes par la disparition de la distinction entre « cultes reconnus » et « cultes non reconnus », cela n’a en fait pas du tout était la préoccupation de la Commission puis de la Chambre. La préoccupation majeure a été à la fois la laïcisation par fin de tout caractère officiel et la fin des entraves dites « concordataires » à la liberté des cultes, sans nuire à l’ « ordre public ».

3) le moment clef des débats parlementaires, nous l’avons vu (3ème impensé) est constitué par les séances du 21 et 22 avril 1904 autour de l’article 4. Le propos de  Jaurès « la France n’est pas schismatique, elle est révolutionnaire », souvent loué, est lourd de sens

-les protestants lors de la Révolution ne constituent pas une confession religieuse minoritaire, ce sont (encore !!, plus de deux siècle après la Réforme) des « schismatiques » (sous entendu inconscient : la véritable Eglise est la catholique).

-la Constitution civile du clergé est un complot jansénisto-protestant (il le dit explicitement)

-la France est ceci (révolutionnaire), elle n’est pas cela (schismatique) : la France est un grand tout organique qui, de façon transhistorique, est une personne qui fait un choix (pas celui de la Réforme, afin de pouvoir faire 2 siècles après celui de la Révolution). On admire le lyrisme, mais cela n’en reste pas moins une façon déterministe pas du tout scientifique d’écrire l’histoire et un député radical (protestant et maçon) Réveillaud tente de ramener les choses à une empirie basique, sans succès !

Les protestants auraient naturellement eu tout intérêt à ce que l’article 4 ne soit pas modifié dans un sens qui verrouille la situation au profit de l’Eglise catholique, même si cette modification est allée dans le sens de l’apaisement.

4) La laïcisation opérée par la loi de 1905 concerne le présent et l’avenir, pas l’épaisseur historique de la France, ce qui va redonner au catholicisme une plus value de légitimité et marquer la fin de la construction d’un système pluraliste.

Ce refus d’une laïcisation de cette épaisseur historique se marque  notamment:

-par une invocation récurrente des « habitudes «  et de « traditions » « respectables » (versus la construction de l’homme nouveau par l’arrachement à son passé qu’avait tenté la Révolution)

-le refus de laïciser, même partiellement, le calendrier (rejet par 466/60 de la proposition Allard de laïciser les jours fériés en gardant le dimanche comme jours de repos et l’article 42 indique explicitement que les « dispositions légales relatives aux jours actuellement fériés sont maintenues »).

Un  autre article de la loi est également emblématique à ce sujet : « Il est interdit, à l’avenir (souligné par moi J. B.), d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Plus généralement, on peut dire qu’à partir de 1905 (mais en fait déjà largement depuis 1882) la question de l’utilité social de la religion et de la comparaison des religions quant à leur utilité social ne fait plus partie du débat public institutionnel. La religion est censée faire partie de la sphère privée. Mais bien sûr, en fait, la religion ne disparaît pas comme phénomène social

Et donc, implicitement, chaque religion vit, plus ou moins, à partir de la légitimité historique qu’elle a acquise (de son épaisseur historique dans le pays, des traces historiques qu’elle a laissées) et de sa taille numérique, du poids de sa présence empirique (troisième critère ambivalent : son pouvoir de nuisance, la peur qu’elle peut inspirer est aussi une façon d’occuper une place).

C’est dans ce contexte qu’au XXe siècle, il se produit un changement de la stratégie dominante du protestantisme qui passe, schématiquement, d’une stratégie où on pensait que laïcisation et protestantisation allait de pair, à une stratégie œcuménique.

5) On dit et on écrit souvent que la France est DEVENUE pluraliste ces dernières décennies avec l’irruption de l’islam (voire l’arrivée des sépharades, l’implantation d’une communauté bouddhiste). Double erreur significative :

 -d’une part, on oublie le régime pluraliste des cultes reconnus, tel qu’il a existé au XIXe siècle (non seulement mémoire collective, mais historiographie dominante et appellation de « situation concordataire » aujourd’hui pour  Alsace-Mozelle où ce régime subsiste), 

-d’autre part, on oublie également la non application de la loi de séparation aux départements français d’Algérie (malgré et grâce à,…) l’article 43 (cf l’Impensé sur 1905 et l’Outre-Mer).  Exception musulmane produite par la pratique  administrative où l’on veut garder une relation de contrôle et d’assistanat à l’égard des « musulmans » dans une vision d’ailleurs plus ethnique que religieuse (arrêt de la Cour d’appel d’Alger de 1903 parle de « musulmans chrétiens » et appellation de « Français musulmans », en vigueur jusqu’aux années 1980). D’ailleurs, au tournant du XIXe et du XXe siècle a coexisté cette volonté de maintenir les dits « musulmans » dans un statut de « sujet » et une (relativement) bonne réputation de l’islam considérée comme une religion plus éclairée (sans dogmes absurdes), moins cléricale (sans hiérarchie épiscopale) et plus tolérante (sans Inquisition) que le catholicisme. Dire que la France était (aussi) une « puissance musulmane » participait de la stratégie de puissance impériale et permettait de relativiser l’aspect (historique) « France fille aînée de l’Eglise ». Les musulmans faisaient partie de la France quand ils étaient sujets hors de la métropole ; les musulmans sont perçus (encore) comme une réalité extérieure à la France quand ils sont en métropole et majoritairement citoyens !

Bref, l’attitude de la France laïque par rapport aux minorités qui existent sur son territoire comporte beaucoup d’impensés. Sait-on, pour ne prendre qu’un exemple, que la France compte aujourd’hui plus de 300000 hindouistes (la plupart vivent dans le département de la Réunion) ?

A vendredi 23 le 15ème et avant dernier impensé sur la façon dont le pacte laïque de 1905 a tenu bon, malgré le refus catholique de se conformer à la loi.


[1]« Juifs et protestants face à la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat », Les cahiers du Judaïsme, hiver-printemps 2001, n°9, 104-120

14/12/2005

TREZIEME IMPENSE

D’abord, information pour celles et ceux qui ne le savent pas encore, précision pour les autres, à partir de janvier 2006, dans votre blog favori, et en première mondiale, un nouveau feuilleton d’impensés : le manuscrit d’une historienne ukrainienne (mais l’Ukraine est devenue un des Etats fédérés des Etats Unis d’Europe) qui, en 2106, peu après la célébration du bicentenaire de la séparation française des Eglises et de l’Etat, étudie la société française du début de XXIe siècle à travers le prisme des problèmes de laïcité (normal : elle est la 7ème titulaire de la chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité qu’un siècle auparavant J. Baubérot occupait à l’Ecole Pratique des hautes Etudes, mais elle vous expliquera cela mieux que moi dans un peu plus de 15 jours) : 2006 vu en 2106, ce n’est pas triste ! Domptez le temps avec le blog baubérotesque.

En même temps, le blog n’abandonnera pas le récit de la séparation. Nous avons déjà vu le refus catholique ordonné par le pape (9ème impensé), nous verrons très bientôt comment Briand et les autres républicains laïques ont fait face à ce refus (ce sera le 15ème et …avant dernier impensé, car les 15 impensés seront 16 !). Mais nous reprendrons les événements de 1906 à 1908 plus en détail l’an prochain et, par exemple, en janvier, nous consacrerons une Note spécifique sur la crise des inventaires. De nouvelles études sont parues à ce sujet en 2005 et elles changent la perception de cet événement.

Revenons à notre sujet d’aujourd’hui.

QUEL EST LE SENS DE LA LOI DE 1905 ?

Nous avons vu, la semaine dernière (cf le douzième impensé), que la loi de séparation est aussi importante par ses refus que par son contenu lui-même. Plus exactement, on peut dire que ce contenu (très technique la plupart du temps à la lecture immédiate) prend sens à partir des débats, et notamment des amendements ajoutés ou refusés. Une telle approche de la loi de séparation rompt avec l’idée que, finalement, seuls compteraient les deux premiers articles, le reste  n’étant que dispositions transitoires ou technicité juridique. Il y a bien, en fait, une philosophie de la loi de 1905, et beaucoup, parmi ceux qui, aujourd’hui, magnifient la loi ne la partagent pas vraiment.

Bien sûr, la loi de 1905 n’a rien d’un absolu, mais d’une part attention au double jeu : la porter aux nues en développant par ailleurs des arguments contraires à son esprit ; d’autre part vouloir la modifier n’a de sens que si on est apte à l’améliorer, à créer un nouvel équilibre ou tout le monde est gagnant, ce qui n’est vraiment pas facile et en tout cas ne correspond pas (à mon avis) aux propositions qui ont été faites jusqu’à présent. Nous y reviendrons avec le dernier impensé.

La semaine dernière, nous avons vu 10 dispositions refusées par la loi, sur le mode : voilà à quoi nous avons échappé ; nous continuons :

Nous avons échappé :

11) à l’imposition par l’Etat de la démocratie dans les religions (en fait, c’était l’Eglise catholique que certains voulaient démocratiser en faisant émerger un « catholicisme républicain »)). Cela peut choquer, mais c’est comme en Irak : on impose pas la démocratie de l’extérieur par la force…même si c’est la force de la loi. Buisson, le président de la Commission, propose que les associations prévues pour l’exercice des cultes soient obligatoirement ouverte à tous les membres de la religion concernée, et qu’en cas de contestation le tribunal civil statue. Il veut, dit-il, empêcher un « comité clérical » et donc qu’une association « soit ouverte à des catholiques de toute nuance et de toute opinion ». La peur de l’Eglise catholique était qu’ainsi des catholiques pratiquants très irréguliers ou non pratiquants, voire des libres penseurs baptisés catholiques, s’emparent des associations cultuelles  et y fassent la loi. Camouflet terrible pour le président de la Commission, l’amendement est rejeté le 15 juin par526 voix contre 42.

12) à l’impossibilité d’unions nationales : Le projet Combes prévoyait que les unions d’associations cultuelles ne pourraient dépasser la limite d’un département : en clair on aurait pu avoir l’Eglise catholique de la Lozère ou l’Eglise réformée de la Manche, mais pas au delà et donc pas de possibilité de parler et d’agir au niveau national, et…d’avoir des caisses communes au niveau des finances où les départements riches peuvent aider les plus pauvres. Bienvenu-Martin (le ministre des cultes) avait lui proposé des unions pouvant regrouper 10 départements. La Commission propose des unions nationales et repousse, le 20 juin, 2 amendements : l’un de Vaillant (socialiste) refusant de telles unions (par 486/102) et l’autre de Bepmale (radical) voulant que ces unions n’aient pas la « personnalité civile » (425/155). Ainsi, fait nouveau, et scandaleux pour une partie des laïques, les Eglises ont la personnalité juridique et peuvent agir en justice, y compris contre l’Etat. Briand déclare, pour contrer ces amendements, « une loi n’a jamais pu, heureusement,  réussir à réduire ni les individus, ni les groupements d’individus, encore moins leur pensée, à l’impuissance »

13) à une forte limitation de la constitution d’un fond de réserve. Un amendement proposé par la droite (réfuté par le gouvernement, et comme souvent en pareil cas, c’est Bienvenu-Martin qui monte au créneau tandis que Briand ne se mouille pas dans l’affaire, ce qui est une façon de montrer qu’il n’est pas vraiment hostile à un assouplissement de la proposition initiale). L’amendement est adopté le 21 juin par 294/279) : le fond de réserve pourra être à 3 fois le revenu annuel pour les unions et associations ayant plus de 5000 f  (or !) de revenus et à 6 fois les dépenses annuelles pour les autres. Cette constitution d’un fond de réserve inquiétait beaucoup la gauche, qui craignait son utilisation politique anti-républicaine, en même temps elle paraissait indispensable à la droite pour faire face aux dépenses provenant de la disparition du budget du culte. La solution a été d’autoriser un fond de réserve important en prenant quelques mesures de contrôle pour veiller à ce qu’il serve à des buts religieux et ne soit pas détourner à des fins politiques.

14) à l’interdiction des processions sur la voie publique. Le débat a été vif car certains députés de gauche faisaient remarquer que les manifestations ouvrières étaient souvent réprimées. Ainsi Paul Constans lance aux députés du centre et de la droite : « demandez la liberté pour le drapeau rouge et les manifestations de notre parti et nous subirons vos manifestations religieuses ». Un député lieutenant colonel s’insurge : « le drapeau rouge n’est pas le drapeau de la France » ; mais l’abbé Gayraud déclare alors : « je serai avec M. Constans ». L’amendement proposé par les députés Noulens et Ribot, malgré l’opposition du ministre Bienvenu-Martin (encore une fois Briand le laisse monter au créneau) qui indique que ce qui est proposé va « au delà de la législation actuelle » (qui limitait assez strictement la possibilité de processions sur la voie publique) est adopté par  294/255 le 26 juin. Sur ce point encore la séparation donne plus de liberté aux Eglises dans l’espace public (qu’elles ne peuvent cependant plus régenter).

15) au durcissement de la laïcité ferryste (du nom de Jules Ferry). Au tournant du XIXe et du XXe siècle, un des grands mots d’ordre avait été la fin des accommodements ferrystes et la nécessité de promouvoir une « laïcité intégrale ». Un amendement de Constans proposait une accentuation de la laïcité scolaire, légère en apparence, mais symboliquement importante : interdire l’enseignement du catéchisme non seulement pendant les heures de classe mais pendant les jours de classe. L’amendement est repoussé le 28 juin par  378/142. Par contre, les débats font apparaître que certains prêtres donnent encore le catéchisme pendant les heures de classe. On craint que cela fasse tache d’huile après la séparation  et on réaffirme l’interdiction. Ainsi 23 ans après la loi du 28 mars 1882, celle-ci n’est pas complètement appliquée. Cela montre bien que les changements socio-religieux prennent pas mal de temps.

15) à la minimisation de l’interdiction d’interrompre ou d’empêcher la pratique d’un culte. Cela s’est fait sans grande discussion, juste Allard a prétendu que c’était un « nouveau privilège «  donné aux religions et que le droit commun des réunions devait suffire. L’article 29 (devenu dans la loi l’Article 32) qui puni de peines identiques « ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exercices d’un culte par des troubles ou désordres causé dans le local servant à ces exercices. », aux peines qui frappent ceux qui auront fait des pressions pour obliger les gens à pratiquer un culte ou à s’abstenir de le pratiquer, est adopté le 28 juin de façon pratiquement consensuelle : 536/43. Je pense que les députés ont eu raison puisque l’article 1 dit que la « République GARANTIT le libre exercice du culte ». Je pense aussi que M. J.-P. Brard aurait bien fait de relire la loi avant d’interrompre des cultes à Montreuil.

16) à maintien de l’inéligibilité des ministres du culte dans la commune où ils exercent leur fonction. L’amendement déposé par Albert Le Roy qui allait en ce sens est retiré le 30 juin. L’inéligibilité est prolongée pendant les 8 années où les ministres du cultes recevront encore une partie (décroissante) de leur traitement. Elle prendra fin , dès qu’ils ne seront plus du tout salariés par l’Etat :  on voit bien là le lien entre  la fin de l’officialité des religions et l’augmentation de leur liberté.

Nous avons déjà parlé du refus d’interdire le port du costume ecclésiastique en dehors des services religieux, avec un échange d’arguments d’une étonnante actualité (6ème impensé : « 1905 et les tenues ostensibles ») et du 43ème article sur l’Algérie et les colonies (7ème impensé : la séparation et l’Outre-Mer). Le 44ème et dernier article indique ce qui est abrogé par la loi. Nous en arrivons donc à la fin des débats à la Chambre des députés, qui a lieu le 3 juillet 1905.

Aristide Briand, qui a connu des moments difficiles, a réussi à dompter cette assemblée, à rendre la majorité de gauche favorable à des accommodements raisonnables, à obtenir de l’opposition, des députés  du centre et de la droite de ne pas faire la politique du pire et de collaborer à l’élaboration de la loi, même quand ils sont contre le principe même de la séparation. Il est donc très satisfait et n’imagine pas que de nouvelles difficultés l’attendent (cf le 15ème impensé, prochainement sur votre blog). Il fait un grand discours qui va être affiché sur les Mairies de toutes les communes de France. En voici quelques extraits :

(L’opposition de droite avait dit) « Nous ne pouvons pas attendre de vous aucune justice ; vous n’avez pas l’esprit libéral » et, s’adressant directement à cette opposition « Vous êtes allés à travers le pays, inquiétant la conscience des catholiques, leur disant « Prenez garde ; une législature se prépare qui va fermer vos églises, persécuter vos prêtre, proscrire vos croyances. » (…) Eh bien ! nous voici à fin d’œuvre et nous vous disons : Trouvez dans cette loi une disposition qui justifie vos griefs, montrez un seul article qui vous permette de dire aux électeurs : « Vous voyez, nous avions raison de vous mettre en garde. C’en est fini du libre exercice du culte dans ce pays. » Non, vous ne pouvez plus dire cela car manifestement ce ne serait pas vrai. (…) Et la loi que nous avons faite, après cinquante séances consacrées à une discussion ample, aussi courtoise aussi consciencieuse que vous pouviez la désirer, vous êtes obligés vous-même de reconnaître qu’elle est finalement, dans son ensemble, une loi libérale. (…) Oui, nous avons le droit de la proclamer, c’est bien une loi de liberté (…) qui fera honneur à la République.

(Et Briand s’adresse ensuite aux membres de la majorité de gauche déçus par le fait que la loi tourne le dos à l’anticléricalisme d’Etat qui était de règle) « Dans ce pays où des millions de catholiques pratiquent leur religion, (…) il était impossible d’envisager une séparation qu’il ne puisse accepter. Ce mot a paru extraordinaire à beaucoup de républicains qui se sont émus de nous voir préoccupés de rendre la loi acceptable par l’Eglise. » Il précise : « on ne fait pas une réforme contre une aussi notable proportions du pays » et indique : « Nous n’avons pas le droit de faire une réforme dont les conséquences puissent ébranler la République ».

Voila ce que j’entend par pacte laïque : non pas bien sûr, une convention en bonne et due forme avec l’Eglise catholique (cela n’est pas un pacte laïque mais un pacte concordataire, quand il y a deux mots dans une expression, si on n’est pas analphabète, on lit les deux mots et on ne fait pas comme s’il y en avait un seul !) mais une attitude, une action politique qui vise à rendre la laïcité inclusive, qui comprend qu’il faut tenir compte autant que faire se peut des croyances et des pratiques religieuses pour que l’on puisse tranquillement vivre sa religion à l’aise dans la laïcité.

Vous avez remarqué que Briand navigue un peu entre « les catholiques » et « l’Eglise catholique ». Comme je l’ai déjà expliqué (cf le 3ème impensé notamment) dans la perspective de Briand et de Jaurès la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle, alors que dans l’optique catholique de l’époque la liberté collective est englobante : ce n’est pas le cas aujourd’hui chez la grande majorité des catholiques : ils peuvent pratiquer la contraception par exemple tout en allant régulièrement à la messe le dimanche. Ils obéissent à leur conscience avant tout, mais en 1906 ils vont accepter l’ordre du pape de ne pas se conformer à la loi, ils vont se laisser englobés par une structure collective. C’est pourquoi le pacte laïque n’a rien d’un consensus et Briand, à la fin de son discours, va se montrer d’un optimisme que les évènements vont démentir. Il affirme, en effet : « A l’heure actuelle, quel est l’homme politique qui pourrait nier sincèrement que la réforme ainsi faite soit d’une application facile ? »

La non conformation des catholiques à la loi va rendre, au contraire, l’application de la séparation extrêmement difficile. Briand n’est pas au bout de ses peines ! Le pacte laïque va-t-il tenir dans la tourmente provoqué par le refus du pape ? C’est ce que vous saurez très prochainement, grâce à la suite de ce passionnant feuilleton (j’espère quand même que le suspens ne vous empêchera pas de dormir).

Prochains impensés prévus :

le 14ème lundi 19 décembre

le 15ème vendredi 23 décembre

le 16ème (et dernier) mercredi 28 décembre

 

JOYEUSES FÊTES DE FIN D’ANNEE.

            

12/12/2005

LA COMMEMORATION CONTINUE

EN 2006, DE NOUVEAUX IMPENSES, CETTE FOIS SUR LA SOCIETE FRANCAISE

La commémoration continue : brièvement, pour ce qui me concerne, vous pouvez lire le chat sur le site du Monde (n° daté du 13 décembre), je serai à Poitiers (Espace Mendès France) mercredi 14 matin, à l’Assemblée nationale à une table ronde à 16 h l’après midi, en colloque à Carcassonne le vendredi 16 et à Bruxelles, pour un autre colloque, organisé par l’ULB, le samedi 17. Article es également à paraître dans l’International Herold Tribune et dans L’Hebdo des socialistes.

Mais surtout il faut penser à la suite : deux choses importantes

-         pour toutes celles et ceux qui pensent que la laïcité n’est pas que française et que certaines façons d’en parler relèvent plus du ‘national universalisme’ que de la laïcité, la Déclaration Internationale sur la laïcité (cliquer sur la catégorie : Monde et laïcité pour pouvoir la lire) peut être signée par tous (pour le moment environ 250 universitaires de 32 pays et une cinquantaine de responsables associatifs). Des versions en anglais, arabe, espagnol, vietnamien existent. Une version en néerlandais est envisagée.

-         Les Impensés du Centenaire vont se poursuivre jusqu’à fin décembre (le prochain : mercredi soir 14). En 2006, dès janvier, vous allez bénéficier en première mondiale, du nouveau feuilleton : Les Impensés II, Le retour. Il s’agit, à partir du levier de la laïcité (comprise au sens large), d’effectuer une critique de la société française. Une critique inédite. En effet, chères blogeuses et chers blogeurs, ne le répéter pas mais je viens d’inventer une machine à traverser le temps. J’ai ainsi rencontré un historien travaillant, en 2106, sur la société française de 2006. Et je me suis glissé dans son bureau pour lire l’ouvrage qu’il est en train de rédiger sur ce sujet. Vous verrez, c’est stupéfiant ! Avant de revenir dans notre temps à nous, je lui ai piqué son manuscrit et je vais vous en faire bénéficier.
En attendant, je vous livre l’interview publiée par le quotidien Les Echos (vendredi 9 décembre). On y trouve, en résumé synthétique et très lisible, beaucoup des thèmes que j’ai déjà livrés dans ce blog, mais de façon plus compliquée. Les deux journalistes (Carine Fouteau et Françoise Fressoz) m’ont fait parler pendant un peu plus de deux heures et en effectué, ensuite, un remarquable travail de mise en forme.
Voici cette interview  (en vous priant de m'excusez sur les tailles des caractères que je n'arrive pas à maîtriser!):

On célèbre aujourd’hui le centenaire de la loi de 1905 portant séparation des églises et de l’Etat. Mais l’histoire de la laïcité en France a commencé en réalité bien plus tôt….

Tout a commencé avec la Révolution française, pourrait- on dire pour simplifier mais ce ne serait pas complètement exact. Car il ne faut pas négliger, avant la Révolution, l’influence du gallicanisme, la prétention qu’a le roi de France de jouer un rôle important dans la Chrétienté et d’être en France, le chef temporel de l’Eglise. C’est cette tradition qui débouchera en 1790 sur la Constitution civile du clergé : les Constituants organisent  les diocèses et les paroisses à la manière de circonscriptions administratives. Ils font élire le clergé. Ils refont l’Eglise à l’image de l’Etat.

Qu’apporte, concrètement, la Révolution française ?

Elle apporte les principes de la laïcité mais elle est en même temps incapable de les faire appliquer. Le premier de ces principes  c’est la liberté de conscience. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme indique : “ nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ”, à condition que “ leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ”. Le problème, c’est que l’ordre public révolutionnaire ne sera pas un ordre public démocratique. La religion et l’opposition à la Révolution sont trop intimement liées. Lorsque Bonaparte arrive au pouvoir, les  catholiques pratiquants sont  suspects de terrorisme. 

L’autre grand principe laïque c’est l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme qui dit que “ la souveraineté vient de la Nation ”, alors qu’auparavant elle provenait de Dieu.

C’est, pour l’époque, une très grosse rupture.

Oui et une rupture tellement importante que la Révolution ne réussira pas en réalité à couper le cordon ombilical entre le politique et le religieux. Elle tentera, avec la Constitution civile du clergé, une sorte de nationalisation de l’Eglise catholique afin que celle- ci puisse attester la Révolution. Lorsque cette tentative échouera, elle essayera  de s’auto-légitimer religieusement avec le calendrier et les cultes révolutionnaires. Mais là encore ce sera l’échec : on ne crée pas une religion par décret.

C’est en fait Napoléon qui réussit à instaurer ce que vous appelez le premier seuil de laïcisation …

Sur les principes, Napoléon est en retrait par rapport à la Révolution mais dans les faits c’est lui qui parvient à faire vivre, pour la première fois, en France ce qu’on pourrait appeler, avec Aristide Briand une « semi laïcité ». L’Etat ne dépend plus du religieux. Napoléon le symbolise bien : il veut être sacré par le pape mais c’est lui même qui se coiffe de la couronne. La loi reste laïcisée puisque le Code civil, élaboré entre 1800 et 1804, ne comporte  aucune norme religieuse. Le pluralisme des cultes est garanti  – sauf cas d’instabilité politique_  mais  la légitimité sociale de la religion est reconnue : elle est  source de la morale qui permet le vivre ensemble. Elle exerce, à ce titre, une mission de service public,  sous la protection et la surveillance  de l’Etat.
Comment ces principes fonctionnent- ils dans la société?

Au XIXème siècle, les  Français, dans leur majorité ne sont ni des catholiques à 100% ni des athées convaincus. Ils veulent pouvoir avoir l’Eglise catholique à leur disposition quand ça leur plait et ne pas trop lui obéir pour autant. Dans ce rapport ambivalent, la femme maintient  la proximité et  l’homme la distance. Ce partage des rôles familiaux explique en partie pourquoi le droit de vote des femmes a été si tardif en France. Entre les deux guerres, le Sénat, contrôlé par le parti radical, le leur  a toujours refusé parce qu’il pensait qu’elles étaient sous « influence cléricale ».

A partir de Napoléon, la médecine et, dans une moindre mesure l’éducation commencent  à s’émanciper de la religion. Pourquoi ?

C’est une évolution fondamentale, dictée par des raisons politiques : à  partir du moment où ils ne pouvaient  plus se légitimer par la religion, les régimes politique qui se sont réclamé de 1789  ont tous cherché  à le faire par l’idéologie des Lumières, c’est-à-dire par le progrès de la science et de la raison .Il fallait que cela se traduise, pour le Français moyen, par des avancées en terme de savoir et de santé. La médecine et l’école sont devenues des instances de légitimation  politique fortes. Napoléon a commencé par créer des lycées publics parce c’est la formation des élites qui l’intéressait. Mais progressivement, l’école primaire a, elle aussi, cherché à s’émanciper du religieux : la  loi Guizot de 1833 crée l’instituteur et lui assure une certaine condition sociale. La loi Falloux de 1850, même si elle est  considérée comme cléricale, améliore la condition de l’instituteur et oblige les communes à entretenir une école de fille. 

Quel rapport l’école primaire laïque entretient- elle avec la religion ?

Les cours d’histoire, de mathématiques sont de la responsabilité de l’instituteur laïque. Mais ce qui reste au cœur de l’école, c’est l’enseignement de la morale religieuse. C’est un héritage de  Napoléon et de Portalis qui pensaient  que la religion, avec le désir du paradis et la crainte de l’enfer, était un bon éducateur moral : elle aidait à supporter les douleurs de la vie et les inégalités sociales. Cette légitimité morale donnée à la religion, a été constamment battue en brèche au XIXème siècle par le camp laïque et l’extrême gauche qui la jugeait totalement réactionnaire.

Constate-t-on,  à l’époque, les mêmes tensions dans le reste de  l’Europe ?

Non. Si l’ on prend la Grande- Bretagne, par exemple, l’équilibre entre la sécularité et le religieux a été beaucoup plus facilement assuré sans doute parce que l’anglicanisme a toujours été une religion plus libérale que le catholicisme. Un exemple : là  bas, c’est un fils de pasteur qui a inventé le procédé de l’accouchement sans douleur. Il  connaissait  l’hébreu  et il a pu réinterpréter la fameuse phrase “ tu accoucheras dans la douleur ” par “tu accoucheras avec effort ” car le mot hébreu a les deux sens. Des pasteurs ont évidemment protesté mais la bataille a été gagnée lorsque la reine Victoria, chef temporelle de l’Eglise anglicane, a accouché sans douleur en 1853.

Dans la “ guerre des deux France ” qui a agité tout le XIXème siècle, qui étaient les principaux acteurs ?

Il y avait d’un côté une minorité de catholiques, les intégralistes qui voulaient que le catholicisme englobe tous les aspects de leur vie. Le pape les a soutenus à partir de l’échec des révolutions de 1848 parce qu’il craignait que le trouble s’installe dan ses propres Etats. Il y avait, de l’autre côté, une minorité de militants libre penseurs qui se sont radicalisés lorsqu’ils ont vu Napoléon III qui se réclamait  du drapeau tricolore, faire alliance avec l’Eglise catholique.  Cela  les a profondément heurtés. Cette querelle des deux France s’est ensuite exacerbée au moment de l’affaire Dreyfus, traduisant à mon avis  une querelle sur l’identité nationale. La France est-elle fille aînée de l’Eglise? Est - elle fille de la Révolution ? La plupart des Français se situaient entre les deux. Mais le conflit s’est tellement radicalisé qu’ils ont été  sommés de choisir leur camp. Et pendant un temps assez court mais très dense, de 1899 à 1904, la République  s’est sentie tellement menacée qu’elle a été tentée par une laïcité intégrale, sans concession.  Mais plus le gouvernement prenait des mesures anti-cléricales, plus il suscitait des troubles en retour. Il fallait sortir de ce cercle vicieux
On en arrive à cette fameuse loi de 1905  qui débouche sur ce que vous appelez le second seuil de laïcisation, c'est-à-dire la laïcité.

Cette loi doit beaucoup au rapporteur de la commission Aristide Briand, qui est parvenu à se dégager du climat passionnel de l’époque pour synthétiser les attentes de la société. Ce franc-tireur génial a compris que la population française, encore à majorité paysanne, voulait plus de liberté sans pour autant renoncer aux secours de la religion. Il a su trouver le juste équilibre en se dégageant des pressions de tous bords. Cette loi est un pacte laïque. Elle rompt le lien concordataire avec Rome, ce qui est une vraie révolution. Mais elle  met en même temps un terme au contrôle que l’Etat exerçait sur les Eglises _ elles seront  plus libres après la loi de 1905 qu’avant _. Et  elle débouche sur une séparation implicite de la libre pensée et de l’Etat.

Qu’est-ce qui, concrètement, change ?

L’institution religieuse s’est retrouvée privatisée au sens socio-économique du terme. De service public, comme La Poste, les Eglises sont devenues des services privés, ce qui ne les a évidemment pas empêchés de s’exprimer dans l’espace public. Au contraire ! La religion est devenue un choix privé, concurrent de la libre pensée. Et comme la libre pensée était très liée à l’Etat, c’est plutôt elle qui a accusé le coup de la nouvelle configuration. Sur le papier, le changement était plutôt brutal mais le mouvement s’est en réalité opéré en douceur :  les Eglises ont perdu le budget de l’Etat, mais elles ont continué à  bénéficier d’avantages en terme de terrains et de réparations. Les curés  ont été “ licenciés ”, mais le “ plan social ” s’est étendu sur huit ans.

La loi de 1905 a été une loi d’apaisement au sens où pendant des années, le compromis a tenu. On a quand même vu ressurgir la querelle scolaire en 1984  et en 1994

En 1984  l’idée de Pierre Mauroy et de son ministre Alain Savary  était de promouvoir, derrière ce qu’ils appelaient le grand service public de l’éducation, une école de la diversité. Ils considéraient, à juste titre,  que ce qui menace l’école aujourd’hui n’est plus le catholicisme mais l’uniformité massificatrice. Dans leur projet, certains établissements pouvaient enseigner des langues régionales, comporter une référence à des valeurs religieuses… Les laïques purs et durs ont très mal réagi entraînant une forte riposte des défenseurs du privé. La réforme avortée a coûté son poste à Pierre Mauroy. En 1994 François Bayrou  voulait, lui, assurer l’égalité de traitement entre l’enseignement laïque et catholique.  Il a  du à son  tour reculer en raison de l’ampleur des manifestations. Tant que la France restera dans un modèle d’enseignement dualiste et non pluraliste, les lignes auront du mal à bouger.
En 1989, on a vu apparaître les premières tensions liées au  port du voile islamique à l’école. La laïcité a été bousculée par la mise en lumière d’une religion avec qui elle n’avait pas l’habitude de traiter.

C’est vrai mais il faut rappeler qu’il y a un siècle, l’islam avait meilleure réputation auprès des laïques que le catholicisme. De par sa sobriété dogmatique, cette religion leur apparaissait moins plus proche du « spiritualisme républicain ». Malgré cela, la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie. Les musulmans ont eu le statut de « nationaux mais pas de  citoyen français. Cela fait partie du passif. 

Le port du voile a heurté parce qu’il traduit une revendication identitaire forte qui s’inscrit dans une nouvelle étape de la laïcité, un troisième seuil moins assuré que le second. Le tournant s’est opéré en  mai 1968, lorsque les institutions et les pouvoirs de toute nature ont été contestés. La politique, mais aussi la médecine et l’école, ont perdu de leur sacralité. La société est aujourd’hui en quête de sens et elle navigue entre deux écueils : exclure les religions de la sphère publique, au risque de l’aseptiser et de favoriser, par choc en retour, les intégrismes. Ou  au contraire déléguer aux seules religions les problèmes de sens.

Vous n’étiez pas favorable à la loi interdisant le port du voile à l’école. Pourquoi ?

Le débat rappelle ce qui s’était passé en 1905 à propos du port de la soutane.A l’époque certains laïques voulaient  qu’il soit interdit en ville en le voyant comme un signe de soumission au cléricalisme. Briand a répondu que la  laïcité ne consistait pas à interdire la soutane mais à considérer qu’elle était un vêtement comme un autre, pouvant être porté par tous ceux qui le souhaitaient. Je me suis abstenu car je pense, comme l’avait déclaré le Conseil d’Etat, qu’il faut réprimer des comportements agressifs et pas un port discret du foulard. Les musulmans, comme les catholiques, les protestants, les juifs, etc. n’ont pas à choisir entre l’attachement à la République et leur pratique religieuse. Les immigrations précédentes, espagnoles et portugaises, elles aussi mal vues en leur temps, sont souvent passées par des instances de socialisation telles que la religion (le catholicisme) ou la politique (le communisme stalinien). L’intégration ne s’est pas toujours faite dans la pure ligne républicaine. Elle a pu se faire au travers d’instances alors contestataires.  Il faut savoir l’admettre.

La laïcité est-elle aujourd’hui menacée ?

Je ne le pense pas. Le seul danger qui la guette est d’être trop dure, trop rigide.  Elle ne doit pas se laisser  manipuler par ni par ceux qui, à droite sont en fait anti-musulmans, ni par ceux qui, à gauche cherchent à se fabriquer une crédibilité en étant des laïques arque boutés.


08/12/2005

VIVE LES ANTILLAIS !

Le centenaire de la loi de séparation ne finira pas le 9 décembre, des colloques, rencontres, etc sont encore prévues pratiquement jusqu’à Noël (et même en janvier) mais il est actuellement  à son sommet. Pour ma part hier, j’étais à Lyon, ce matin sur RMC, demain vendredi à 8h15 sur RFI où je présenterai la Déclaration Internationale sur la laïcité, avant qu’elle soit officiellement présentée au Sénat l’après midi. Vous pouvez me retrouver aussi dans Les Echos (une très longue interview), le Monde (pour la Déclaration), La Croix, la Voix du Nord, Sud-Ouest, le n° spécial d’Est-Républicain (je vous le recommande : il est très complet et sur la région et sur le national, et sur 1905 et sur 2005), la Terre; de plus il y a une excellente critique de mon roman, Emile Combes et la princesse carmélite, ce qui ne gâte rien), Réforme, sur Radio Bleue Auxerre (12h15) et sur BFM TV  (18h ou 20h)., sur France 3 région à 18h40, dans le 18-20 d'Europe et , normalement, au journal de 20h de TF1. Ouf, ouf…et pardon aux journalistes du Populaire du Centre (c’est le quotidien de mon pays et je n’ai pas été capable de trouver le moment adéquat pour faire l’interview). Je leur revaudrai cela car ce sont des Limousins sympas ! Excuses à d'autres également, qui ont téléphoné ou envoyé un mel trop tard ou à un moment où je n'étais pas disponible.

Il y aura le 9 et 10 des manifestations importantes un peu partout, notamment un colloque le 9 à Toulouse et le 10 à Aix, Lille… et entre ces deux villes aussi. Pour les parisiennes et parisiens, n’oubliez pas le samedi 10 à la Bourse du travail, 33 Bd du Temple, 75003 Paris, de 9h à 18h avec plusieurs invités étrangers, ce qui nous fera un peu sortir des débats franco-français et la projection d’un DVD en avant-première mondiale…. A noter le lundi 12 de 15 à 16 heures, un chat avec les lecteurs du Monde

Mais les meilleurs pour ce centenaire, ce sont les Antillais qui ont obligé les autorités gouvernementales à admettre que ce n’était pas au politique qu’il revenait d’écrire et d’enseigner l’histoire. L’histoire est une démarche de connaissance où on doit affronter, comme l’indiquait déjà Max Weber, des « faits désagréables », et restituer le passé dans toutes ses dimensions et sa complexité. L’histoire officielle, c’est vraiment un grave danger pour la démocratie et la laïcité. C'est  un cléricalisme et l'un des pires : vive la séparation de la connaissance et de l'Etat, vive la séparation de la conaissance et de la politique idéologique. Les députés n’ont vraiment pas fait honneur à leur (pourtant) noble fonction : les socialistes se sont réveillés bien tardivement, et l’UMP s’est enferrée. Tout cela l’année du centenaire : quel contraste entre nos pauvres députés et la qualité des débats parlementaires autour de la loi de séparation. QUE POURRA-T-ON FÊTER EN 2105 DE 2005 ? Nous n’avons plus que 3 semaines pour répondre à cette question !

PS: vous trouverez de nouvelles notes lundi et mardi prochain.

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05/12/2005

DOUZIEME IMPENSE

LA SURENCHERE LAÏQUE: "UN DANGER POUR LA REPUBLIQUE" (BRIAND) 

D'abord quelques nouvelles

RECORD ARCHI BATTU DE FREQUENTATION DU BLOG: 948 VISITES HIER LUNDI 5 DECEMBRE

N'oubliez pas la Grande Rencontre du 10 décembre (cf après ce 12ème Impensé; ou en cliquant sur la catégorie "Actualité")

Les Impensés s'achèverontd'ici la fin du mois. Mais le blog continuera avec des idées et des rubriques nouvelles Par exemple: La crise des banlieues...dans les années 1960 et...  ce qui était alors considéré comme dangereux. La reprise du "bétisier de la laïcité", des points de vue et des analyses sur la diversité culturelle, etc

Pour les nouveaux venus dans le blog: amusez-vous à cliquer (à gauche) sur différentes Catégories et n'oubliez pas: COMME LE MONDE EST A L'ENVERS ET QUE CE BLOG VEUT LE REMETTRE A L'ENDROIT, le déroulé du Blog se fait ...à l'envers. Ainsi dans les Quinze impensés, le dixième est APRES le onzième,  et le neuvième ensuite De même le récit sur Emile Combes commence par la fin

Merci aux nombreux commentateurs. Pour celui qui a peur du monopole de l'interprétation de la laïcité, qu'il se rassure, je ne le revendique nullement. Le fait qu'il n'yait qu'une chaire sur la laïcité est un constat de fait (mais, il a aussi, toujours à l'EPHE, une maitrise de conférences); je ne demande pas mieux que 10 ou 100 autres soient créées partout en France! Simplement le blog a été un bon moyen de faire savoir ce que beaucoup ignoraient. Et c'est comme une carte de visite, cela signale que depuis pas mal d'années, je travaille "de première main" sur la question. On reviendra l'an prochain sur la question, essentielle en démocratie, de la dialectique entre opinion et savoir .

Christian Joubert, commentateur récent, pourrait-il m'indiquer son email? Merci

Et voici le douzième impensé (dédié à "Entre guillemet" (LCI) et à "Les Matins de France Culture": deux émissions qui ont si bien su parler du blog.

LA SURENCHERE LAÏQUE: "UN DANGER POUR LA REPUBLIQUE"

Allez, soyez francs : avez-vous lu la loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont nous fêtons le centenaire ? Entre nous, c’est sans doute non. Je vous comprends, dans la plupart de ses articles  elle est illisible. Moi je ne l’ai en tout cas jamais lu d’un bout à l’autre d’une traite, et si j’ai du finalement la lire en entier, c’est à partir des enjeux posés par chaque article.

Tel est un des paradoxes du centenaire : il y a eu un beau débat sur « faut-il ou ne faut-il pas modifier la loi de 1905 ? » et je serais près à parier votre chemise qu’une bonne moitié (sinon plus) de ceux et celles qui ont pris parti dans le débat n’ont pas lu la loi en entier.

Et en même temps en rester à des généralités (type « il s’agit d’une loi libérale, généreuse », ce que l’on entend partout ; sous entendu : cocorico, bravo la France !) et ne pas vouloir trop fouiller les choses est une stratégie pour ne pas faire surgir les impensés. Et le sommet de l’Etat reste étrangement muet : Chirac devait parler le 5 décembre : motus et bouche cousue. Villepin n’a pas parlé non plus.

Ces Messieurs ont délégué le Ministre de la justice, Pascal Clément. Manifestement en service commandé, il a tenu des propos plats et bien décevant, manifestant une conception assez répressive de la laïcité (les lois de 2001 et 2004 magnifiées) et pour le reste, c’était plutôt un peu ‘tout va très bien madame la marquise’. On était à l’opposé de l’esprit et de l’inventivité de la loi de 1905. Car derrière  sa technicité, cette loi est fort inventive car elle arrive à débloquer laïquement une situation en apparence sans issue (la guerre des deux France, comme « guerre à toujours » selon l’expression de Ferry –qui ne voulait pas qu’il en soit ainsi).
Tout cela montre bien que l’enjeu est avant tout symbolique. Cela m’a également donné une idée si une loi illisible a pu acquérir un tel statut c’est peut-être parce qu’elle est aussi importante par ses refus que par son contenu.

Le Canard enchaîné indique parfois « les couvertures auxquelles vous avez échappées »,  voyons ce à quoi nous avons échappé grâce à la loi de 1905.

Ma liste ne prétend pas être complète, elle sélectionne ce qui me semble le plus important.


Nous avons échappé :

1)      à la motion préjudicielle de l’abbé Gayraud repoussée le 21 mars par 285/162 qui voulait qu’on demande l’autorisation du Saint Siège et des représentants des Eglises avant de faire une loi de séparation. Cela signifie que si le politique peut dialoguer, il reste maître de ses décisions. C’est cela le refus du cléricalisme.

2)      au contre-projet de Maurice Allard repoussé le 10 avril par 494/48 qui aurait transformé les bâtiments édifiés pour l’exercice du culte en lieu affectés à d’autres destinations. Le refus du cléricalisme ne signifie nullement d’attenter au « libre exercice du culte ». Au contraire, la laïcité inclut la liberté de religion. D’ailleurs l’article 1 indique que la « République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice du culte » (12 avril ; 422/45, c’est presque consensuel)

3)      à des jours férié liés « à des dates astronomiques » : repoussé le 15 avril 466/60. On changeait assez de choses, on n’a pas voulu toucher aux jours fériés ‘religieux’ (article 42), mais la France de 2005 est-elle celle de 1905 ? Non, et la Commission Stasi l’avait perçu qui avait proposé quelques modifications (une fête juive et une fête musulmane à l’école, un crédit individuel de jours fériés pour les entreprises). Il y a même pas eu de débat ; on a crié au « communautarisme ». J’aimerais pourtant que l’on m’explique en quoi 5 ou 6 jours fériés catholiques est très laïque et un jour férié juif ou musulman pour les élèves et une individualisation des jours fériés « religieux » pour les adultes serait de l’affreux communautarisme.

4)      au maintien du budget du culte en situation de séparation (amendement Delafosse repoussé 12 avril, 329/231). Cela aurait été un comble pensez-vous. Peut-être, mais l’Alsace-Moselle, la Guyane,… nous pourrions peut-être en parler.

5)      Donc « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2 , voté le 15 avril 336/225), mais peut prendre financièrement en charge les dépenses d’aumônerie (amendement Sibille, 13 avril, adopté 287/281) ce qui signifie qu’en cas de contradiction entre l’article 1 et l’article 2, l’article 1 l’emporte. La encore c’est le symbolique qui est le plus important : pas de dépense qui marquerait un caractère tant soit peu officiel des religions, par contre si on peut aider à des lieux de cultes décents (surtout que…, cf. plus loin)

6)      à l’individualisme abstrait républicain envers et contre tout : enlever l’ajout de l’article 4 (déjà expliqué en long et en large dans ce blog  à un précédent impensé) fut refusé par 374/200 le 22 avril. C’est l’élément essentiel du pacte laïque, de l’émergence d’une laïcité inclusive et Briand explique très bien son but : faire une « loi de large neutralité susceptible d’assurer la pacification des esprits », « une loi franche, loyale et honnête (…) telle que les églises ne puissent y trouver aucune raison grave de bouder le régime nouveau, qu’elle sentent elles-mêmes la possibilité de vivre à l’abri de ce régime, et qu’elles soient pour ainsi dire obligées de l’accepter de bonne grâce » (20 avril). Ou encore,  quand il doit en céder un peu aux laïques jusqueboutistes: L’article 4 a « eu pour effet de rassurer les consciences catholiques mais non cléricales et de les rendre inaccessibles aux excitations des réactionnaires » (25 mai). Autrement dit on peut être catholique, protestant, juif (aujourd’hui musulman) et pratiquer paisiblement son culte grâce à la laïcité, en étant à l’aise dans la laïcité. Une laïcité inclusive isole les extrémistes, fait en sorte qu’ils ne puissent en rien être attirants. Briand s’indignait contre ceux qui voulaient faire « une loi braquée sur l’Eglise contre un revolver. (…) Et si l’Eglise ne l’accepte pas votre loi ? Si elle entre en révolte contre elle ? Si elle peut, avec une apparence de raison, justifier cette révolte, si elle parvient ainsi à déchaîner les colères contre la République, que direz vous ? Que ferez-vous ? » (20 avril) Et il précise que « faire échouer la réforme » (laïque) par « des surenchères », « serait un crime contre la République » (25 mai).

Autrement dit  pendant toute la période précédente la république était menacée par ses adversaires : les méchants catholiques-cléricaux, et tout catholique dont la foi était tant soit peu orthodoxe était suspect de cléricalisme. Avec Briand, c’est le fait d’être jusqu’auboutiste, laïque intransigeant,  plus-républicain-que-moi-tu-meurs, trop laïque pour être « honnête », … et finalement pas très intelligent, guère subtil et fort peu stratège qui est un danger pour la République. Et aujourd’hui, ceux qui voient en tout musulman un peu orthodoxe un intégriste, tous ceux qui donnent « une apparence de raison » à considérer la laïcité comme ne respectant pas les religions … sont des dangers ambulants pour la république et la laïcité.

7)      à la nécessité d’être Français pour être ministre du culte : amendement Lasie repoussé le 15 mai par 460/63. Lasie était antidreyfusard, antisémite, nationaliste, … Brerre !

8)      au refus de donner des pensions aux ministres des cultes ; amendement Allard repoussé le 5 juin par 475/90 : un socialiste qui ne veut pas d’un plan social sous prétexte qu’il s’appliquerait à des religieux ! Etonnant mais vrai et…on peut retrouver aujourd’hui des contradictions analogues…

9)      à l’oubli que certains ministres du culte pouvaient, en cas de mort brusque, laisser des veuves et des orphelins : on reprendra le problème des minorités face au pacte laïque de 1905 dans un prochain impensé. La commission était tellement obnubilée par le catholicisme qu’elle n’avait même songé que les pasteurs et les rabbins se marient ! Le correctif a été adopté le 6 juin par 309/251 : pas terrible comme majorité et pas très sympa pour les veuves et les orphelins !

10)  aux édifices du culte loués 5% de leur valeur, repoussé le 8 juin 475/98 (un député : « quelle est la valeur de Notre Dame ? »). La commission prévoyait 2 ans de mise à disposition gratuite des édifices du culte propriété publique (cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues) propriété publique et une location n’excédant pas 10% du revenu annuel ensuite (en gros, c’est encore plus compliqué). Mais les députés ont d’abord voté pour des baux emphytéotiques (8 juin, 295/276)… et puis, tant qu’à faire, pour la « jouissance gratuite et illimitée » des édifices du culte propriété  publique : 9 juin par 310/70. Donc manque à gagner, subvention indirecte… cela complète ce qui a été dit sur l’article 2 … et montre que l’esprit de la loi est d’aider l’exercice du culte (au final, il y a quand même une belle majorité, non ?). Pas la peine donc de se prendre la tête pour savoir quelle « toilette » faire à la loi (gel douche, shampooing antipelliculaire ?) pour que les musulmans puissent avoir des lieux de culte décents. C’est beaucoup plus un problème de volonté politique que d’impossibilité juridique…

Bon, on arrète pour aujourd’hui : la suite très bientôt (finalement, les 15 impensés risquent d’être au moins 16, mais les trois mousquetaires étaient bien quatre).