15/09/2005
POLITIQUE ET RELIGION (suite) : MINORITES RELIGIEUSES ET ISLAM
(Suite de la Note: "En France aujourd'hui, politique et religion")
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(de nouvelles Notes -comme "Le second des quinze impensés de la séparation" et "Pour une laïcité critique"seront mises samedi et dimanche)
(Résumé du chapitre précédent: diverses enquêtes montrent que les catholiques français ont intériorisé les idéaux de la laïcité et ne se retrouve pas dans les positions officielles de leur Eglise. La laïcité française n'est pas "apaisée" pour autant...)
Mais comme nous l’avons dit la vision dominante de la religion en France est ambivalente et, si 78% des Français estiment le facteur religieux comme un besoin essentiel dans l’existence, 59% craignent une trop grande importance de la religion dans le monde (et 47% en France)[1], religion qu’ils perçoivent souvent à travers ce qu’en disent les médias. Le conflit des deux France a été un conflit politico-religieux et la religion revêt presque immédiatement en France une signification politique. C’est pourquoi peu avant 1905, on espérait que la séparation favoriserait l’éclosion d’un « catholicisme républicain »[2], comme aujourd’hui beaucoup de personnalités politiques parlent de la nécessité d’un « islam modéré », voire un « islam républicain ». C’est aussi dans ce contexte, que l’Etat républicain estime devoir garantir la « liberté de penser » face à des phénomènes religieux trop englobants[3].Le pouvoir politique commence à se soucier de groupes religieux, ou à la frontières du religieux et du non-religieux, qualifiés de « secte » à partir du milieu des années 1980 et, suite à diverses affaires parfois douloureuses, cette préoccupation devient importante dans les années 1990[4]. Sur le plan juridique, cela abouti à la loi du 12 juin 2001 contre « les mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme » (la formulation initiale visait « les associations ou groupements à caractère sectaire »)[5]. Loi spécifique contre des dites « sectes » dans son intitulé, mais dont l’application est controversée : pour le rapporteur au Sénat la loi s’applique à tout groupement dont les activités aurait « pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétition psychologique ou physique des personnes qui participent à ses activités » (article 20), ce qui lui donne un caractère général. Par contre la rapporteuse à l’Assemblée Nationale affirme : « En aucun cas ne saurait être visés les syndicats, les groupements professionnels ou les mouvements politiques », ce qui lui donne un caractère discriminatoire.
Au-delà de « l’ambiguïté de la position du législateur »[6], le contexte général entraîne une certaine défiance de l’administration, dont l’importance dans la gouvernance politique est énorme, envers ce qui ne semble pas ‘religieusement correct ‘. En 2003, un document de la Fédération Protestante de France dénonce « la montée depuis une quinzaine d’année d’un climat de suspicion à l’égard du religieux et notamment, pour ce qui concerne la fédération protestante, à l’égard d’associations évangéliques qui, dans leur travail d’accueil de jeunes, par exemple, se voient subitement retirer les aides qui leur étaient précédemment octroyées »[7]. Le président de cette Fédération, Jean Arnold de Clermont, a réitéré ce propos le 4 septembre 2004 lors de l’Assemblée annuelle des protestants au Musée du Désert (lieu de résistance des Camisards contre l’interdiction du protestantisme opérée en 1685 par Louis XIV). Entre temps, en février 2005, le maire de Montreuil, une commune de la banlieue parisienne, avait -sous le prétexte de vérifier la conformité des locaux- interrompu des cultes de communautés protestantes haïtienne, antillaise et africaine.
Mais la Fédération Protestante réclame également certaines modifications de la loi de 1905, notamment sur deux points : le fait que les modifications apportées à la loi de 1901, loi générale sur les associations s’appliquent automatiquement à la loi de 1905 ; la transformation de l’article 19 de la loi, définissant les associations cultuelles. Il indique que « ces associations devront avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte », la FPF voudrait que le « exclusivement » soit remplacé par « principalement ». Cette seconde demande, due à des problèmes pratiques rencontrés par les églises locales dans leurs activités sociales, touche cependant au symbolique : la loi voulait établir une claire distinction entre le religieux et le politique. Par ailleurs, cette question renvoit à celle des dites « sectes » puisqu’un des principaux problèmes au niveau des représentations sociales les concernant est le déplacement et l’euphémisation de la frontière entre le religieux et le non-religieux. Le discours de la FPF n’est donc guère entendu et il a une conséquence paradoxale : celle de faire apparaître l’Eglise catholique comme un défenseur de la loi de 1905, alors que cette organisation religieuse bénéficie des accommodements effectués par les lois de 1907 et 1908 et par l’accord avec le Saint-Siège de 1923-1924, suite à l’interdiction faite aux catholiques français par le pape Pie X d’appliquer la loi de 1905.
La frontière entre le religieux et le non-religieux est également un enjeu fort des débats concernant l’islam. L’hebdomadaire Elle[8] publie, à la fin de 2003, un manifeste signé par des comédiennes et des intellectuelles en faveur d’une loi interdisant « le voile islamique à l’école et dans l’administration publique » et, plus largement, « tous les signes visibles religieux ». L’article présentant ce manifeste précise : « le voile n’est pas un symbole religieux (il n’y a aucun consensus des exégètes de l’islam sur la question) mais bien le marquage d’un sexe par un autre, un outil d’oppression hérité d’une longue tradition patriarcale destiné à désigner la femme comme un être éternellement impur dans le regard de l’homme et éternellement mineur dans son statut social. Et cette dialectique de l’obscurantisme et du fondamentalisme est révoltante ». Par contre, des adversaires de cette loi font remarquer qu’un tel discours nie la possibilité pour une femme de porter librement le « foulard » et que cela se situe dans la ligne de l’antiféminisme laïque qui, pendant longtemps, a refusé le droit de vote aux femmes, considérées comme soumises à l’emprise cléricale et devant donc être éduquées, émancipées par la laïcité républicaines (et elles ne l’étaient jamais assez) [9]. On peut constater, en tout cas, que la position dominante des féministes sur cette question est diamétralement opposée des deux côtés de l’Atlantique sans qu’existe une véritable confrontation des points de vue.Depuis 1989, la question du « foulard » ou du « voile islamique »[10] occupe une place importante dans la vie politique française. La première « affaire » (automne 1989) a suivi de peu la fatwa de l’imam Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie (février 1989). Cela a fortement contribué à faire estimer par une partie de l’intelligentsia et des enseignants, à tort ou à raison, que le « voile » menaçait la liberté de penser. Par ailleurs, cette affaire est intervenue juste après l’adoption d’une loi donnant certains droits aux élèves (loi Jospin, juillet 1989) et elle a été considérée comme la première conséquence de cette loi. De même aujourd’hui, certains s’indignent que certaines femmes « musulmanes » refusent de se déshabiller devant des médecins hommes (et insistent sur l’influence des maris dans cette affaire)[11]. Or ce fait se passe également dans le contexte de la loi Kouchner de 2002 donnant des droits aux malades[12]. Dans le cadre du conflit des deux France, les institutions scolaire et médicale ont joué dans ce pays un rôle de légitimation politique des régimes se réclamant de 1789 et spécialement du régime républicain. En effet, ne pouvant pas se légitimer par la religion, ces régimes devaient opposer la « marche du progrès », la coïncidence du progrès technique et scientifique et du progrès social et moral au « passéisme » religieux. Ecole et médecine ont, en conséquence, été l’objet d’un enchantement séculier plus fort que dans les autres pays démocratiques et aujourd’hui le désenchantement des institutions séculières, les modifications du rapport de force entre l’institution est l’individu revêt, en France, une signification plus politique qu’ailleurs (J. Baubérot, 2004). De part ses caractéristiques culturelles et religieuses spécifiques, de part aussi la position dominante de ses membres dans la société française, l’islam constitue une caisse de résonance de ces changement politico-symboliques. Mais, faute d’une analyse générale, beaucoup prennent la caisse de résonance pour la cause.
Il s’est opéré un renversement de la perception politique dominante des religions entre le tournant du XIXe et du XXe siècle et le tournant du XXe et du XXIe siècle[13]. Il y a un siècle l’idéologie laïque et républicaine dominante estimait, à tort ou à raison, que les congrégations, voire le « cléricalisme » largement entendu constituait une « menace » politique contre laquelle il fallait se défendre[14]. Elle considérait plus favorablement l’islam[15] que le catholicisme. Nous pouvons regrouper les arguments mis en avant en trois raisons principales.
La première tient à la représentation de la structure théologique des deux religions. Des dogmes catholiques[16] tels la Trinité, la transsubstantiation, la naissance virginale de Jésus, la résurrection,… étaient considérés comme une offense à la Raison et à la Science. Les nouveaux dogmes : l’immaculée conception de Marie et l’infaillibilité pontificale aggravaient cet aspect « obscurantiste ». Au contraire, l’insistance islamique sur l’unicité de Dieu, la simplicité de la religion musulmane en matière de dogmes, s’accordaient assez bien avec l’imaginaire de la tendance spiritualiste de la libre-pensée.
La seconde raison porte sur la structure institutionnelle des deux religions : l’islam semblait une religion bien moins « cléricale » que le catholicisme : ni pape, ni évêque ni hiérarchie. Pas même de clergé affirmait-on ; en tout cas pas de prêtre célibataire ayant prononcé des vœux le différenciant des « laïcs ». Là encore l’islam apparaissait favoriser une piété individuelle plus proche du spiritualisme républicain que le catholicisme.
Troisième et dernière raison invoquée: au contraire du catholicisme, et de sa célèbre Inquisition, l’islam est alors considérée comme une religion historiquement assez « tolérante », qui a admis la présence de minorités chrétiennes et juives sur son sol.
L’islam, religion plus éclairée, moins cléricale et plus tolérante que le catholicisme qui pourrait l’affirmer aujourd’hui, en France, en étant crédible ? On insistera au contraire, en ce début de XXIe siècle, sur le « contraste » entre un christianisme qui « rendrait à César ce qui est à César » et « à Dieu ce qui est à Dieu », serait à « l’origine » de la laïcité et un islam qui, de tout temps, confondrait allègrement religion et politique. Lors des auditions de la Commission Stasi, un ancien ministre, situé au centre de l’échiquier politique, a insisté sur le fait qu’au regard de la République, « toutes les religions ne se valent pas », qu’on ne pouvait donc mettre sur le même plan christianisme et islam.
Le discours sur la « République menacé » s’avère donc récurrent en France, tout en changeant d’adversaire. Il correspond, certes, à certaines réalités mais il possède également une fonction idéologique. La « menace » est idéologiquement surestimée à l’époque même et elle est idéologiquement sous-estimée (ou implicitement niée) cent ans plus tard. Le discours républicain français dominant du début du XXe siècle est maintenant, le plus souvent, sévèrement jugé[17]. Qu’en sera-t-il, dans un siècle ou peut-être moins, du discours républicain français dominant d’aujourd’hui ?Ouvrages et Articles cités[18]
Assemblée nationale, Les sectes en France. Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les sectes, Assemblée Nationale, n°2468, Paris, 1996
Baubérot J., Vers un nouveau pacte laïque, Le Seuil, 1990
Baubérot J., « Laïcité, sectes, société », Champion Fr. – Cohen M., Sectes et Démocratie, Le Seuil, 1999, 314-330.
Baubérot J., Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, Le Seuil, La couleur des idées, 2004.
Baubérot J., Histoire de la laïcité en France, PUF, Que sais-je ?, 3ème édition refondue, 2005.
Baubérot J., Emile Combe et la princesse carmélite. Improbable amour. L’Aube, Regards croisés, octobre 2005.
Chélini-Pont B. – Gunn J., Dieu en France et aux Etats-Unis, quand les mythes font la loi, Paris, Berg International, 2005.
Larkin M., Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, London, Macmillan, 1974.
Rolland P., « La loi du 12 juin 2001 contre les mouvements sectaires portant atteinte aux Droits de l’Homme. Anatomie d’un débat législatif », Archives de sciences sociales des religions, 121, janvier-mars 2003, 149-165.
Rosanvallon P., Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992.
Roy, O. La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, Les essais, 2005.
Sorrel Ch., La république contre les congrégations, Paris, Le Cerf, 2003.[2] Mais la loi de 1905 a tourné le dos à une telle perspective, notamment par son article 4 : cf. M.Larkin, 1974.
[3] Cf. J. Baubérot, 1999.
[4] Cf. notamment, Assemblée Nationale, 1996.
[5] Pour ce qui suit, cf. P. Rolland, 2003.
[6] P. Rolland, 2003, 157.
[7] Fédération Protestante de France,La Laïcité, 19/9/ 2003. (document remis à la « Commission Stasi », cf. note 32)
[10] L’appellation est souvent en affinité avec la position de l’acteur social, auteur du propos. Il est à noter que -paradoxe- ce sont les acteurs qui sont enclins à tolérer cette tenue au non de la liberté de conscience qui parlent de « foulard » et les acteurs qui veulent l’interdire en affirmant qu’il ne s’agit pas d’un « symbole religieux » qui réclament une loi interdisant les « signes religieux » et parlent de « voile islamique ».
[11] Ce fait, que personne n’a cherché à quantifier, a été considéré comme particulièrement significatif par certains membres de la « Commission Stasi » chargée, par le Président de la République, d’étudier les problèmes posés par l’application du « principe de laïcité ».
[12] Paradoxe intéressant, les médecins français du XIXe siècle refusaient l’accés des études médicales aux femmes au motif que l’exercice de ce métier offenserait leur pudeur. La 1ère femme autorisée à s’inscrire à de telles études put les suivre à la Faculté d’Alger précisément pour pouvoir soigner des femmes musulmanes d’Algérie.
[14] Nous donnons une représentation romancée, mais fondée sur un travail d’archives, du climat et des événements des années 1902-1905 dans notre roman historique J. Baubérot, 2005/2.
[15] Cf. le rapport d’E. Combes sur l’islam (in J. Baubérot, 2005/2). Cela n’empêchait cependant pas de vouloir contrôler l’encadrement de l’islam en Algérie.
[16] En fait, à part la transsubstantiation (considérée comme particulièrement absurde et obscurantiste) et les nouveaux dogmes du XIXe siècle, ces dogmes étaient communs au christianisme. Mais, dans le protestantisme lui-même, ils étaient soit contestés soit l’objet de réinterprétations spiritualisantes.
[17] On estime que « La République (était) contre les congrégations » (titre de l’ouvrage de l’historien Ch. Sorrel, 2003), alors qu’à l’époque même des Républicains modérés estimaient que c’étaient les congrégations qui étaient contre la République .
[18] Les documents autres que les ouvrages et articles sont référencés en note.
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07/09/2005
POLITIQUE ET RELIGION : 1ère PARTIE
DANS LA FRANCE D’AUJOURD’HUI
(Université de Floride, septembre 2005)
Continuité et changement se conjuguent dans les rapports entre religion et politique dans la France contemporaine (au sens large des historiens). La France, comme les Etats-Unis, est toujours marquée, en cette année 2005, par la mémoire de ses origines, de sa fondation mythique. Cependant, différence structurelle entre les deux Républiques, le mythe des origines se dédouble de façon très différente. De ce côté-ci de l’Atlantique, la fondation des Etats-Unis peut se situer dans un certain prolongement de la fondation de l’Amérique anglaise et le Thanksgiving Day peut être mis sur le même plan que la fête nationale du 4 juillet. En France, les deux références fondatrices ne vont pas du tout dans la même direction. La première référence concerne le baptême du chef franc Clovis, qui aurait eu lieu en 496 de notre ère et qui aurait constitué une première unification de la future France dans le refus de « l’hérésie » aryenne au profit de la foi chrétienne « catholique, apostolique et romaine ». La seconde référence concerne la fondation de la France moderne, de la France républicaine grâce à la Révolution française, considérée « comme un bloc » (Clemenceau). Cette seconde fondation, celle de la modernité politique française, s’effectue dans un conflit frontal et violent avec le catholicisme romain.
Du début du XIXe siècle au début du XXIe siècle ces deux éléments forment l’infrastructure symbolique des rapports entre politique et religion en France. Mais suivant les problèmes dominants d’un temps, ces rapports s’articulent de façon différente. Globalement, trois périodes peuvent être distinguées. La première période, allant de la Révolution elle-même (qui a très vite acquis un statut de récit de fondation) à la séparation des Eglises et de l’Etat est celle du conflit des deux France : la France de Clovis et la France de 1789 s’affrontent, tentent en vain de se réconcilier en une guerre de deux religions civiles concurrentes. La seconde période est celle du « pacte laïque »[1], d’une réconciliation progressive, avec ses hauts et ses bas, ses restes de conflit qui se manifestent essentiellement dans le domaine scolaire. L’apaisement, dès 1908, des tensions suscitées par le refus catholique d’appliquer la loi de séparation, l’ « Union Sacrée » en 1914, la constitutionnalisation de la laïcité en 1946 (alors que le président du Conseil était membre d’un parti démocrate-chrétien) et, enfin, l’échec de la création du SPULEN (Service Public Unifié et Laïque de l’Education Nationale) en 1984 en marque les principales étapes. Mais de nouveaux aspects conflictuels se manifestent à partir de 1989 et de la première « affaire de foulards ». Cette année du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat est marquée et par la réconciliation globale des deux France et par ces nouveaux problèmes. Aujourd’hui, de l’islam au protestantisme, il existe une tension, parfois latente, parfois ouverte, entre la France et ses minorités religieuses. La France n’est pas arrivée, jusqu’à présent, à construire un « nouveau pacte laïque »[2].
Nous allons parler de cette dernière période et traiter essentiellement des problèmes actuels. Mais ni la période ni les problèmes qu’elle rencontre ne sont compréhensibles sans tenir compte de leurs soubassements historiques et symboliques. Comme le montre très bien un ouvrage récent[3], l’histoire réelle et mythique des Etats-Unis fait que l’athéisme y est virtuellement plus ou moins suspect alors que l’histoire réelle et mythique de la France fait que la religion y est toujours virtuellement plus ou moins suspecte, ou plutôt considérée comme profondément ambivalente. Pourtant Etats-Unis et France ont en commun d’avoir proclamé la liberté de conscience, dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Mais peut-être n’entendent-ils pas exactement de la même façon, le terme, le concept de « liberté ».
Le conflit des deux France a été avant tout un conflit sur l’identité nationale. Ce conflit s’est identifié, pendant une bonne partie du XIXe siècle, avec l’instabilité des régimes politiques (une bonne dizaine entre 1789 et 1875) et un conflit entre monarchie et république. Le ralliement à la république, demandé aux catholiques français par le pape Léon XIII en 1892, n’a nullement mis fin à ce conflit frontal dans la mesure où la république que l’on ralliait devait avoir une identité catholique. La crise qui accéléra le processus de la séparation des Eglises et de l’Etat, significativement, fut provoqué par la visite du président de la république, Emile Loubet, au roi d’Italie : le pape Pie X jugeait cela inconvenant pour lui de la part d’un chef d’Etat d’une nation catholique. Il n’avait pas la même exigence envers l’Empereur d’Allemagne.
Ainsi, l’aspect le plus douloureux de la séparation pour les catholiques pratiquants ne fut pas la laïcité de l’Etat, déjà largement acquise auparavant[4], mais la neutralité religieuse de la nation. Cependant la situation restait conflictuelle pour l’école, ce qui n’est guère étonnant car l’école enseigne non seulement un savoir mais aussi une certaine vision de la nation. « Deux jeunesses » étaient censées apprendre deux visions différentes de la France à l’école laïque et à l’école confessionnelle catholique[5]. Après beaucoup de rebondissements, qu’il n’est pas le lieu de retracer ici, les années 1982-1984 virent l’insuccès de la tentative d’une unification laïque (souple au demeurant) de l’institution scolaire. Les écoles privées, catholiques pour la plupart, qui se trouvaient largement subventionnées par l’Etat depuis 1959[6], furent pérennisées. La majorité de l’opinion publique estimait, en effet, après le Concile Vatican II, que « l’école catholique » n’enseignait pas une autre France que « l’école républicaine ». Beaucoup de parents voulaient pouvoir jouer sur la concurrence entre ces deux écoles[7].
Le conflit des deux France est-il fini de façon irréversible ? Pour certains, il se déplace des enjeux politique et scolaire à un différent en matière de mœurs. Les médias ont mis en scène les propos du pape Jean-Paul condamnant le laxisme supposé des sociétés modernes en la matière. On sait que c’est sur ce terrain qu’avait commencé le recentrage après Vatican II : en 1968, Humanae Vitae du pape Paul VI avait maintenu la condamnation des moyens modernes de contraception. Un sondage effectué lors de la mort de Jean-Paul II donne des données extrêmement intéressantes sur l’opinion des Français et notamment des catholiques quant à la position officielle de l’Eglise catholique en matière de mœurs[8].
Dans les sondages, environ les deux tiers de la population française se déclare catholique et environ un quart sans religion, le reste étant membre d’autres religions ou refusant d’entrer dans un classement de ce type[9].Mais si 66% des Français se disent catholiques, seuls 8 à 9% sont des pratiquant réguliers, le reste se répartissant, en part presque égale, entre catholiques pratiquants irréguliers et catholiques non pratiquants[10]. Parmi les questions posées plusieurs concernent les mœurs et il est intéressant de donner les réponses des catholiques pratiquants réguliers et irréguliers (c'est-à-dire un peu plus d’un tiers de la population française) qui forment, globalement, l’opinion publique catholique (les pratiquants réguliers en étant le ‘noyau dur’).
80% des pratiquants réguliers et 91% des irréguliers souhaitent que le pape autorise la contraception ; 73% des premiers et 90% des seconds voudrait que le pape « tolère l’avortement dans certaines conditions » et ils sont respectivement 76% et 95% à vouloir que le pape « autorise l’usage du préservatif pour lutter contre le sida ». Enfin, seulement 24% des pratiquants réguliers et irréguliers souhaitent que le pape « condamne les couples homosexuels (72% et 69% étant d’un avis opposé). Autrement dit les trois quarts des pratiquants réguliers et les neuf dixième des pratiquants irréguliers[11] souhaitent un changement des positions de l’Eglise catholique en matière de mœurs et se trouvent, sur ces sujets, en affinité avec l’opinion dominante en France.L’attitude officielle de l’Eglise catholique pourrait faire croire à un conflit des deux France qui n’en finit pas, mais simplement se déplace. En fait ce serait une impression en trompe l’œil. Il n’existe plus de ‘conflit des deux France’ ; en revanche il existe un conflit interne larvé dans l’Eglise catholique entre le magistère romain et ceux qui le répercutent d’une part, la masse des catholiques d’autre part. Cette hypothèse se trouve confirmée par deux autres indices : d’une part le travail qualitatif : des prêtres que nous avons interviewés ont déclaré que la majorité de leurs paroissiens vivaient en dehors des « normes canoniques »[12] ; d’autre part, les questions du sondage plus internes à l’Eglise catholique vont dans le même sens, quoique moins massivement. Ainsi 61% (contre 36%) des pratiquants réguliers et 81% (contre 16%) des irréguliers souhaitent que le pape « autorise le mariage des prêtres » et 51% (contre 44%) des pratiquants réguliers et 67% (contre 31%) des irréguliers souhaite que le pape accepte d’ "ordonner des femmes prêtres". Il est regrettable que l’enquête n’ait pas posé une question ayant trait à un problème de bio-éthique (le clonage thérapeutique, par exemple). Mais, tels quels, les résultats indiquent une tendance générale claire. L’accord avec les valeurs dominantes de la modernité fait donc souhaiter à une majorité de catholiquesun nouvel aggiornamento de leur Eglise.
Le 29 mai 2005 a eu lieu un référendum sur « l’approbation du traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Ce traité a été rejeté par 54,68% des suffrages exprimés (45,32% ayant voté pour). Le sondage CSA[13], réalisé le jour même du référendum sur la Constitution européenne, auprès de 5216 Français inscrits sur les listes électorales, montre que le facteur religieux continue d’être un des facteurs importants. Parmi ceux qui ont voté, environ deux tiers des catholiques pratiquants réguliers ont voté en faveur de la Constitution (67% contre 33%) alors que deux tiers des sans religion ont voté contre (65% contre 35%). Les catholiques pratiquants occasionnels se sont répartis de façon presque équilibrée (49% oui, 51% non) et les catholiques non pratiquants se sont montrés (comme souvent) un reflet exact de l’ensemble des Français (45% de oui, 55% de non). Les protestants (43% de oui, 57% de non) et les musulmans (46% de oui, 54% de non) ne s’écartant guère, eux aussi, de la tendance générale.
Il faut noter que le clivage entre catholiques pratiquants réguliers et sans religion n’est pas le seul à être fortement accentué. Il existe un clivage moins important mais relativement significatif selon l’age (41% de oui pour les 18-24 ans, 38% pour les 25-29 ans, par contre 57% des 65-74 ans, 59% des 75 ans et plus). Surtout, il existe un clivage aussi important suivant le niveau de diplôme (39% de oui pour les personnes sans diplôme ou titulaire d’un diplôme primaire à 69% pour les personnes possédant un diplôme supérieur à bac+2) et un clivage plus important selon les revenus mensuels du foyer (35% pour les revenus de moins de 1500 € par mois à 74% pour les revenus de plus de 4500 €) et selon les proximités politiques (16% de oui pour ceux qui votent à l’extrême gauche, 42% pour ceux qui votent à gauche, 76% pour ceux qui votent à droite et 17% pour ceux qui votent à l’extrême droite[14]). Les pratiquants réguliers sont considérés, à partir des diverses enquêtes réalisées, comme moins jeunes, plus diplômés, ayant de meilleurs revenus, plus à droite (mais moins à l’extrême droite) que la moyenne de la population française. Il y a donc congruence, sans qu’il soit possible de déterminer exactement l’importance du facteur religieux. Un indice, cependant, que ce dernier n’a pas été négligeable : les lecteurs du quotidiens La Croix, qui sont des catholiques convaincus, ont voté à 74% pour le traité (lecteurs du Figaro,68%, lecteurs du Monde, 52%).
Deux minorités religieuses, trop faibles pour être vraiment prises en compte dans les sondages habituels constituent, dans celui-ci, deux sous-échantillons[15]. Les protestants, longtemps considérés comme plus à gauche que la moyenne des Français[16], ont à peine accentué leur « non » par rapport au vote global et les musulmans ont voté pratiquement comme l’ensemble. Ce dernier résultat est d’autant plus intéressant que, nous le verrons, les musulmans ont une proximité plus grande avec les thèmes mis en avant par la gauche que la moyenne nationale. Ils ont donc voté en plus grand nombre pour le traité que la famille politique qui a majoritairement leur sympathie et également d’ailleurs que la couche sociale à laquelle ils appartiennent pour la plupart. Cela montre un réflexe légitimiste[17], un désir d’intégration. Et le fait que les catholiques pratiquants réguliers se soient montrés plus favorables à la Constitution que la moyenne des Français induit aussi leur appartenance majoritaire à ce que l’on pourrait appeler l’establishment. Certes, d’autres enquêtes prouvent que l’appartenance à la religion catholique peut constituer un des facteurs du vote à droite mais il s’agit de ce que l’on appelle significativement la « droite républicaine » et non de l’extrême droite. Idéologiquement et politiquement le conflit des deux France est bien fini.Une nouvelle vérification de cette affirmation peut être trouvée dans un troisième sondage[18] portant sur la laïcité qui, rappelons le, a constitué l’enjeu central du conflit des deux France. Une question proposait cinq réponses à la question : « Pour vous, le principe de laïcité, c’est avant tout… ? ». Un seul item pouvait être choisi. Nous donnerons d’abord les réponses de l’ensemble des Français, ensuite celle des catholiques, enfin celle des sans-religion:
- « de mettre toutes les religions sur un pied d’égalité » : 32%, 26%, 30%
- « de séparer les religions de la politique » : 28%, 29%, 24%
- « d’assurer la liberté de conscience » : 28%, 28%, 34%
- « de faire reculer l’influence de la religion dans la société » : 9%, 13%, 8%.
- « rien de tout cela » : 1% (3%, 4%)
(Ne se prononcent pas : 2%, 1%, 0%).
Ce résultat est plein d’enseignement : les trois premiers items font presque jeu égal avec une relative préférence pour l’égalité entre religions qui semble être une préoccupation majeure des membres des minorités religieuses. En effet, cet item arrive en troisième position chez les catholiques avec un déficit de 6 points par rapport à la moyenne et en seconde position chez les sans-religion, avec un déficit de 2 points. La séparation des religions et de la politique, second item, n’obtient que 24% chez les sans-religion (4points de moins que la moyenne et 5 points de moins que les catholiques), ce qui peut donner lieu à diverses interprétations. Par contre, le principe de laïcité semble d’abord, pour cette catégorie, le respect de la liberté de conscience (le droit de ne pas croire ?) alors que, sur cet item, la position des catholiques coïncide avec la position générale. On doit noter aussi le peu de succès d’une laïcité combative (8%) même si les catholiques la ressentent ainsi un peu plus que les autres (13%). Les sans religion ne la promeuvent guère (8%). Il faut constater enfin que les Français se retrouvent dans le panel des réponses proposées, étant donné l’insuccès presque total du « rien de tout cela » et le faible taux de non réponses.Enfin, pour parfaire notre démonstration, examinons les réponses à la question : « La laïcité est-elle, selon vous, un élément essentiel, très important, peu important ou pas important du tout pour l’identité de la France… ? ». 75% des Français ont répondu « essentiel » (23%) ou très important (52%). Ce taux se monte à 80% pour les catholiques, avec une répartition toutefois différente : 12% pour essentiel, 68% pour « très important ». Les sans-religion se rapprochent, eux, de la moyenne des Français (78% composé de 24% et 54%). On peut donc dire que si les catholiques sont un peu moins que les autres des laïques militants (ce qui n’étonnera personne), ils ont -dans leur très grand majorité[19]- intériorisé le fait que l’identité française est laïque.
(à suivre)
[1] Sur le pacte laïque, cf. (notamment) J. Baubérot, 2005.
[2] Cf. J. Baubérot, 1990
[3] B. Chélini-Pont - J.Gunn, 2005.
[4] 1789 en avait proclamé le principe, Napoléon l’avait imposé politiquement pour l’essentiel et la IIIe République avait rétabli ce qui avait été rogné ensuite et pris diverses mesures complémentaires.
[5] Certes cela n’était pas faux mais il faudrait nuancer suivant les établissements et rappeler qu’il y avait également « deux jeunesses » scolarisées de façon différente à l’école publique suivant leur classe sociale (cf. J. Baubérot, 2004)
[6] Moyennant un contrat avec l’Etat qui les obligeait, notamment, à respecter le programme officiel quitte à y ajouter des activités spécifiques (liées au « caractère propre » de ces établissements).
[7] Au cahier des charges différent, comme le rappela le Conseil Constitutionnel en 1994, refusant une nouvelle augmentation de la possibilité de subvention.
[9] La sociologie de la religion actuelle insiste sur l’individualisation du religieux, les bricolages entre diverses traditions religieuses. Il nous semble que si un item rendant compte de cette nouvelle situation était proposé , il pourrait avoir un certain succès non seulement dans ce ‘reste’ mais aussi dans les autres catégories de réponses.
[10]Un sondage (dont nous allons parler) réalisé auprès d’un échantillon national représentatif constitué d’un peu plus de 5200 Français à l’occasion du référendum sur la Constitution européenne, donne un échantillon dont la composition socio-religieuse est la suivante : 8,5 % des sondés se disent catholiques pratiquants réguliers, 27,5 % catholiques pratiquants occasionnels et 31% catholiques non pratiquants ; 2% se disent protestants ; 2% musulmans ; 23% sans religion. Cela correspond globalement à ce qui est trouvé dans les différentes enquêtes par sondage.
[11] Sauf pour la question de l’homosexualité, où une partie de l’opinion non catholique pratiquante est également réservée.
[12] Jeunes ayant une vie sexuelle sans être mariés, couples pratiquant la contraception, divorcés, etc
[14] Critère retenu : vote aux élections européennes de 2004.
[15]L’échantillon de chaque minorité (un peu plus de 100 personnes) peut paraître faible ; il faut cependant remarquer que les enquêtes habituelles portent sur des échantillons de 800 à 1000 personnes et, donc que cela représente l’équivalent d’un sous-échantillon de plus de 10% dans ces enquêtes.
[16] Ce que confirmaient les enquêtes menées à leur sujet.
[17] Rappelons que les leaders de la droite et de la gauche (à l’exception de L. Fabius) appelaient à voter en faveur du traité.
[18] Sondage CSA effectué en février 2005 pour le CNAL (Centre National d’action laïque) auprès d’un échantillon national représentatif de 970 personnes réalisé selon la méthode des quotas.
[19] Seuls 8% pensent que la laïcité est un élément « pas important du tout pour l’identité de la France » (contre 9% des sans-religion et 7% de la moyenne nationale ; de façon plausible, les membres des autres religions étant fort peu nombreux à choisir cet item).
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27/07/2005
Pour l'histoire de la Commission Stasi
Rangeant divers papiers, je retrouve un mel du samedi 6 décembre 2003 à 12h06.
Dans ce mel je donne à la secrétaire de la Commission l’ajout d’un paragraphe au Rapport, ajout que j’ai proposé à la séance de la veille et qui a « été accepté par la Commission » ainsi que quelques propositions de modifications de formes.
Voici le texte de cet ajout :
« En de très nombreux lieux, le respect des règles du vivre-ensemble et, en particulier de la laïcité, est bien assuré au profit de tous. La Commission tient à rendre un hommage chaleureux à celles et ceux qui y contribuent activement, ne ménageant ni leur temps ni leur peine. Ainsi de très nombreux témoignages montrent qu’élus, enseignants, éducateurs, travailleurs médico-sociaux, animateurs d’associations très diverses et autres citoyens de toutes origines et convictions façonnent quotidiennement par leur présence et leur travail, une citoyenneté démocratique partagée. Ils ont droit, à ce titre, à la reconnaissance de la nation. »Réponse de la secrétaire, le même jour :
« Merci pour ces très précieuses informations que j’intègre de ce pas… »
Le lundi 8, la Commission continuait la rédaction du Rapport
Le mardi 9, elle discutait de la future loi : à 12h30, nous étions 3 Curiace à ne pas la voter. Je suis resté seul en fin d’après midi
Le mercredi 10, le texte sur « les signes religieux ostensibles », voté la veille a été mis en forme
La nuit du 10 au 11, quelques personnes ont effectué les dernières corrections de style et d’orthographe du Rapport, celui-ci a été tiré.
Le 11 au matin, réuni autour du Président de la République à l’Elysée, la Commission avait entre les mains le Rapport final : mon ajout, ratifié par la Commission, n’y figurait pas.
Bien sûr un "vrai" oubli n'est pas impossible mais l'ajout dédramatisait un peu le passage sur les atteintes à la laïcité, et normalement il a du être intégré dès le samedi 6 décembre par la secrétaire, alors le doute, le terrible doute....
11:35 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (0)
15/06/2005
RELIGION CIVILE
La laïcité française
Régulation du sacré ou sacré implicite
(Extrait d'une Communication faite à 'Association française de
Sciences Sociales des Religions)
(Le présent texte donne des éléments schématiques - et il faut insister sur ce terme de « schéma » - dans un but de classer des représentations sans les nuances de la réalité empirique)
Juridiquement, par la laïcité, la République française «assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes » (loi de 1905), « respecte toutes les croyances » (Constitution de la Ve République). On peut traduire cela, en langage sociologique : assure la régulation démocratique du sacré. Reste à savoir comment, ce qui n’est pas une mince affaire !
Par ailleurs, les organisateurs me posent la question : la laïcité française ne serait-elle pas un sacré implicite ? Ce sujet est au cœur du problème spécifique de la laïcité en France, dans sa dimension historique et dans son actualité. La Cour constitutionnelle italienne considère le principe de laïcité comme fondamental (1989), plusieurs pays (Portugal, Russie) ont inscrit la laïcité dans leur Constitution, le Québec a explicitement laïcisé ses écoles en 2000, etc. et pourtant on ne poserait sans doute pas la question d’un sacré laïque implicite à propos de ces pays là. Par contre, peut-être pour la laïcité turque, mais dans un contexte bien différent.
Une citation d’Hubert et Mauss (ethnologues proches de Durkheim) peut servir de point de départ à la question d’un sacré implicite laïque : « Si les dieux, chacun à leur heure, sortent du temple et deviennent profanes, nous voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y rentrer l’une après l’autre » (1899). Curieusement mais significativement, cette hypothèse d’ethnologues durkheimiens ne fait pas l’objet d’une vérification sociologique de Durkheim. Il préfère, pour connaître « l’homme contemporain », travailler des années durant sur le totémisme australien « primitif ».
Le sociologue américain R. Bellah (1990) estime que Durkheim fut « un grand prêtre et un théologien de la religion civile de la IIIe République et un prophète appelant non seulement la France mais la société occidentale toute entière à corriger ses agissements face à la grande crise sociale et morale de notre temps. »
Grand prêtre, théologien, prophète… pas sociologue. On peut cependant trouver des affirmations fort importantes d’un point de vue sociologique, mais entre sa théorie générale sur le sacré et les dites affirmations, manque une approche utilisant la notion de « religion civile » qui, significativement, n’est pas employée par Durkheim.
Cela incite le sociologue de la laïcité à s’aventurer dans les chemins où Durkheim n’a pas voulu aller (la relation entre laïcité et religion civile), en sachant qu’il le fait à ses risques et périls. Mais ce n’est guère étonnant : il est toujours très risqué de prétendre analyser le sacré (même et surtout implicite), et donc de le profaner d’une certaine manière.
Pour envisager le rapport laïcité – religion civile, partons de l’état des lieux en la matière et, notamment, de trois auteurs :
- Bellah (1980) à propos de la religion civile américaine : il indique bien qu’il ne serait pas pertinent de la considérer comme englobante. Il insiste sur la tension entre religion civile et républicanisme laïque.
Si on explore l’historicité du social, la religion civile américaine provient de la Déclaration d’Indépendance (1776) qui se réfère à Dieu comme auteur des droits de l’homme ; le républicanisme laïque de la Constitution (1787) où Dieu est absent et du Premier amendement (1791) qui désétablit la religion et garantit son libre exercice. Bellah relit des moments forts de l’histoire américaine à partir de cette tension.
- Willaime (1988) qui, commentant les ouvrages consacrés aux Lieux de mémoire (P. Nora ed. 1984-1986), insiste sur la tension de « deux imaginaires », de « deux sacrés » : celui de la France ‘ fille aînée de la République’ (on pourrait dire aussi à mon sens ‘fille aînée, patrie, des droits de l’homme’ ou des Lumières) et celui de la France « fille aînée de l’Eglise ». Et il considère qu’aujourd’hui une réconciliation de ces deux imaginaires génère une « religion civile à la française » catho-laïque ou oecuménico-laïque (1985, 1993).
- Ihl (1996) qui indique que la notion de religion civile est « frappée d’interdit » sous la Troisième République mais que « le problème qu’elle pose ne disparaît pas pour autant ». Au contraire, il est sous jacent à de nombreux débats.
A partir de cet état des lieux, je me poserais trois questions, emboîtant ma réflexion sur celle de ces trois auteurs (en allant du troisième au premier) :
- qu’en est-il des rapports laïcité-religion civile lors de la période clef du processus de séparation des Eglises et de l’Etat
- qu’en est-il aujourd’hui des rapports laïcité et religion civile ?
- et, en conclusion, qu’en est-il de l’époque (mythiquement) fondatrice de la France moderne : la Révolution.
Rappelons tout d’abord que la notion de religion civile provient de Rousseau. Il la développe dans le chapitre VIII du Contrat social (1762) (on y reviendra). Mais une première définition (qui a le mérite de la simplicité) est donnée dans la Lettre à Voltaire (1756) :
« Je voudrais qu’on eût dans chaque Etat un Code moral, ou une espèce de profession de foi civile, qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement la maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourrait s’accorder avec le Code serait admise ; toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le Code même. »
Le Contrat Social ajoute à cela :
- un long développement historique allant du principe que le lien entre religion et politique se rapporte à la question de souveraineté (« jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servit de base »), à une double mise en cause du christianisme : le « christianisme romain » qui soumet les hommes « à des devoirs contradictoires », celui de l’Evangile qui les détache de l’Etat « comme de toutes les choses de la terre »,
-
- la nécessité pour l’Etat que « chaque Citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs » et la liste des « dogmes » de la religion civile (« dogmes qui se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui »)
-
- l’idée qu’il n’existe pas de différence entre l’intolérance théologique et l’intolérance civile et, qu’en conséquence, « quiconque ose dire : hors de l’Eglise point de Salut doit être chassé de l’Etat ».
A la suite de cela, des sociologues américains (Bellah, 1967 ; Coleman, 1970,…) définissent la religion civile comme un ensemble de croyances, symboles et rites relatifs aux choses sacrées, institutionnalisés au sein d’une société et qui dérobent au débat les fondements ultimes de l’ordre social.
Willaime (1993) insiste sur la nécessité de conjuguer une dimension de religion civique, de « dévotion à l’unité du corps social » et de religion commune, « ensemble diffus des croyances, représentations et évaluations qui définit l’univers philosophico-religieux et éthique d’une population ».
Quant à Ihl, il précise que lorsqu’on entreprend de « sacraliser l’être ensemble collectif », d’appuyer une « société républicaine » sur « une transcendance qui se dérobe au jugement », « le contenu en l’espèce, importe moins que la fonction » (1996).
Effectivement, Bellah (1980) avait noté deux contenus typiques de la religion civile : invoquer une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner » ou « n’être rien de plus que la République elle-même ».
La reprise sociologique de Rousseau apporte donc différents changements, et notamment (mais pas seulement) de détacher la religion civile des « dogmes » qui, selon Rousseau, constituait son contenu. Il est, cependant, important pour notre propos d’effectuer des va-et-vient entre la notion rousseauiste et la notion sociologique.
I Laïcité et religion civile vers 1905 :
Première thèse : (1905 est en son milieu) et pour la France contemporaine. Ela période 1901-1908 a été décisive pour la laïcité En 7 ans on est passé d’une exacerbation du « conflit des deux France » (exil de dizaines de milliers de personnes, morts et blessures graves) à une (bien sûr relative) pacification (persistance du conflit sur le terrain scolaire, mais sans revêtir la même dimension). Certes chaque présent est rempli d’historicité et la société française de 1914 n’est donc pas complètement apaisée mais si le conflit diachronique fait toujours partie de son historicité, l’apaisement synchronique est indéniable et permet la relative « Union sacrée » de 1914.
Seconde thèse : pendant cette période un conflit interne à la laïcité s’est emboîté sur le conflit des deux France.
Deux types de laïcité se sont opposées : une tendanciellement proche de la religion civile et l’autre qui s’en éloignait. La période 1901-1904 a vu prédominer le premier type de la laïcité ; la seconde le second type. Et ce qui se joue là n’est pas seulement la représentation sociale de ce qui est la laïcité légitime, mais la représentation de l’articulation entre laïcité et République (et, significativement, je peux ne pas mettre de majuscule à laïcité mais je dois en mettre une à République).
Quelques caractéristiques de la période 1901-1904 :
- Combes est indéniablement un adepte de la religion civile, même s’il n’utilise pas le terme (Jaurès le situe dans la filiation de Rousseau et Robespierre ; Combes cite le passage du Contrat social sur les dogmes de la religion civile quand son amie de cœur, la princesse-carmélite Bibesco lui demande ce qui résume sa pensée)
-
- Le discours dominant de cette période: la République est menacée ; il faut la défendre et pour cela réaliser la « laïcité intégrale », combattre le « fanatisme clérical ». la tonalité est un discours guerrier.
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- Autre discours dominant : certains individus s’excluent eux-mêmes du pacte politique (les congréganistes). Ils sont acculés au choix : se séculariser (pour rentrer dans le pacte ; mais en fait ils restent suspects) ou l’exil.
-
- La liberté de religion (au sens classique du terme) est conçue, de façon dominante, comme la liberté du « sentiment religieux » ; ce sentiment est, implicitement, la véritable religion. D’où le « ministre du culte » est « l’ennemi de la religion ». Autrement dit : il faut émanciper des « religions positives ». Pas de corps intermédiaire entre la république et l’individu citoyen. Est moins visée la régulation du sacré des religions constituées que l’émancipation à l’égard de ce sacré
-
- Tant que la prédominance de la libre-pensée (comme méthode, pour Combes ; comme méthode et contenu pour d’autres) n’est pas réalisée, il faut obliger les religions au loyalisme républicain (sens des multiples moyens de pressions que contient le projet gouvernemental de séparation en décembre 1904, mais aussi des espoirs de scission interne de l’Eglise catholique et de formation, après la rupture concordataire, d’un « catholicisme républicain »)
-
- Il faut symboliser et ritualiser le mouvement émancipateur. Cela va de la symbolique républicaine (reprise de la symbolique révolutionnaire sous la IIIe République : Marseillaise, 14 juillet, Panthéon,… culte des « grands hommes »,…) aux tentatives de symbolisations rituelles libre-penseuse (baptêmes civils, Noël humaine, communions laïques,…)
Outre la position personnelle de Combes, on trouve donc de nombreux éléments qui vont dans le sens d’une religion civile : nécessité d’une « profession de foi civile » et de l’accord de la religion constituée avec cette profession de foi, non distinction entre intolérance théologique et intolérance civile, droit de ne pas considérer comme des citoyens à part entière ceux qui sont sensés ne pas se conformer à la profession de foi (beaucoup de propos disent d’ailleurs qu’au-delà des congréganistes, c’est tout catholique qui fait problème à la République…). Etc.
Mais ces éléments de religion civile induisent deux sortes de problèmes :
Première sorte : problèmes liés à la religion civile elle-même :
- désaccords internes entre Républicains: si Combes est adepte des dogmes rousseauistes (partisan d’une « réalité qui surplombe les dogmes que la République prétend incarner »), d’autres ne le sont pas (et leur religion civile est : « rien de plus que la République elle-même »),
- difficulté permanente des tentatives françaises de religion civile depuis la Révolution : l’impossibilité de lier religion civique et croyances communes (liées au système d’emprise catholique).
- Les deux prétentions à constituer la religion civile de la France induit une ‘guerre de religions civiles’ dommageable à l’une et à l’autre. (A. Prost a raison de dire que la seule tentative de religion civile qui a vraiment socialement fonctionné en France, ce fut, après la grande guerre, le culte « dont les monuments aux morts (furent) l’autel », culte consensuel par la conjonction du républicanisme et du catholicisme).
- La laïcité-religion civile suppose un lien étroit entre patrie et République or, au début du XXe siècle, il était dissocié : malgré le Ralliement, pour les laïques les catholiques sont suspects d’aimer la patrie (nationalisme) mais pas la République, et inversement du côté catholique, maints laïques sont suspects d’aimer la République mais pas la patrie. Et la notion de patrie possède alors plus de légitimité encore que la notion de République (l’accusation de loyalisme envers un « souverain étranger » tente de déstabiliser le patriotisme catholique).
-
En relisant Nicolet (L’idée républicaine en France), on s’aperçoit que cette période 1901-1904 constitue une période privilégiée de la mise en pratique de cette « idée républicaine » (cf. mon Laïcité 1905-2005 entre passion et raison).
Mais Nicolet évite le terme de religion civile alors qu’il est sous jacent à son propos (et que « profession de foi civile » revient à plusieurs reprises), d’autre part il ne cite pas (sauf erreur de ma part) Combes, même s’il donne (bien sûr) la lutte anti-congréganiste comme exemple d’application de cette « idée républicaine ». La gêne de Nicolet provient de là :
Deuxième sorte de problème : l’imposition d’une laïcité allant tendanciellement vers la religion civile l’éloigne du cadre de la démocratie libérale. Le discours de Clemenceau (novembre 1903) sur « l’omnipotence de l’Etat laïque », de « l’Etat-Dieu » du « concile de pions (qui) sera chargé de donner la formule infaillible d’un jour » est très révélateur.
(Là aussi, sauf erreur Nicolet ne cite pas ce discours, un tantinet gênant pour lui).
La loi de 1905 tourne le dos à une laïcité-religion civile en ceci que, au niveau des acteurs politiques dominants (Briand notamment), on ne prétend plus que la République est menacée. Un discours d’apaisement remplace le discours de combat et l’objectif n’est plus l’émancipation à l’égard de la religion mais une égalité de traitement.
La laïcité se dissocie explicitement de la libre-pensée (séance capitale du Parlement, 10 avril 1905). La loi de 1905 n’exige pas une conformité des religions existantes en France à la profession de foi civile (autre séance capitale, 20 avril 1905), elle dissocie intolérance théologique et intolérance civile et ne réclame que cette dernière. Elle postule donc, contrairement à Rousseau, qu’il n’est pas impossible « de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés » ; elle « sécularise » la France pour reprendre le mot de Clemenceau dont la pertinence sociologique est extrême.
Mais elle ne peut faire cela qu’à deux conditions :
- . tirer la laïcité du côté de la démocratie libérale (article 1 et seconde partie de l’article 2 de la loi de 1905 + bcp d’autres dispositions, modifiées par rapport aux projets de loi antérieurs)
- . renoncer à un « catholicisme républicain » dissident de Rome et opérer un transfert culturel (au sens de culture politique) en mettant un élément du modèle politique anglo-saxon au sein même de la loi (l’article 4 inspiré de lois américaine et écossaise), ce qui éloigne ne partie la loi de 1905 de « l’idée républicaine ».
Là encore, Nicolet est une parfaite démonstration sherlockholmienne (le chien qui n’a pas aboyé pendant la nuit) : significativement, il ne dit RIEN de la loi de 1905, prétendant qu’elle est trop connue pour qu’il en parle !
Pour reprendre le titre donné à cette communication : on est passé d’une laïcité tendant à être un sacré implicite à une laïcité qui est une régulation du sacré. Et, à partir de la métaphore d’Hubert et Mauss, on peut ajouter ceci : pour rentrer dans le temple du sacré, la laïcité française de 1901-1904 devait en faire sortir les religions, les profanéiser. La laïcité de 1905 accepte, elle, un sacré religieux (Brunetière : « la loi nous permet de croire ce que nous voulons et de pratiquer ce que nous croyons »), elle le régule juridiquement et sort en conséquence du temple du sacré.
II Laïcité et religion civile vers 2005.
Première thèse : la révolution copernicienne que constitue la loi de 1905 n’a jamais été véritablement intériorisée par la mentalité dominante française. Cela arrangeait tout le monde de faire comme si, débarrassée de quelques scories, l’idée républicaine s’était alors appliquée (les laïques qui pouvaient considérer 1905 que comme une victoire ; les catholiques qui pouvaient légitimer le refus de la loi imposé par le pape). Longtemps, le « Petit père Combes » fut socialement considéré comme l’auteur de la loi de séparation.
Maintenant, il ne peut plus en être ainsi, mais on ne veut toujours pas affronter le problème de la divergence entre idée républicaine et laïcité de 1905.
Alors, renonçant à toute dignité épistémologique, on prétend donner une valeur conceptuelle au mot commun de « compromis » (sans faire, à son sujet, aucun travail théorique), rabaissant ce qui s’est passé en 1905 à ce que tout un chacun fait chaque jour de la vie quotidienne pour vivre à peu prés en paix avec son conjoint, ses voisins, ses supérieurs ou subordonnés hiérarchiques, etc.
On parle aussi d’« équilibre » et on se concentre sur la loi elle-même en mettant aux oubliettes la période antérieure ou en faisant de Combes un bouc émissaire (la Commission Stasi a même failli écrire que Combes était « antireligieux » !), pour éviter d’avoir à se confronter au problème que pose le renversement de perspective. Les stratégies de fuite sont fascinantes à observer sociologiquement !
Seconde thèse : 1905 ayant progressivement mis fin à la guerre des religions civiles en tant que l’enjeu était l’Etat-nation, celles-ci n’ont pas fait une paix complète et ont continué un combat partiel sur l’ « E »cole, enjeu important dans la perspective de la religion civile : par l’école on peut enseigner une certaine vision de la France.
Cependant toutes les tentatives d’instaurer un monopole de l’enseignement ont échoué et, en 1984, les Français ont assez clairement indiqué aux militants laïques qu’ils ne considéraient pas que l’école privée sous contrat enseigne une autre France que l’école publique.
L’historique guerre des religions civiles était close (avec, ensuite, une satisfaction symbolique pour les laïques : la non modification de la loi Falloux en 1994 ; ce qui leur permettait de ne pas la finir par une défaite). Mais en 1989, la première « affaire de foulards » révélait un tout autre contexte.
Peut-on parler avec Willaime, pour évaluer la situation actuelle, d’une religion civile « catho-laïque » ou « oecuménico-laïque » ? Ma réponses sera : oui mais…
Au début des années 1990, Willaime parle (notamment en référence aux cérémonies du bicentenaire de la Révolution) d’une « recomposition éthique de la religion civile : l’œcuménisme des droits de l’homme ». L’analyse nous semble structurellement et conjoncturellement pertinente.
Structurellement, car c’est bien la référence (il faut insister : la référence plus ou moins instrumentalisée et, souvent, plutôt plus que moins) aux droits de l’homme qui constitue la « profession de foi » civile exigée. Il en était d’ailleurs de même dans la période 1901-1904. Mais avec une double différence : d’une part, ce ne sont plus les mêmes droits de l’homme (par exemple, il y a un siècle, les droits de femmes sont exclus de la référence aux droits de l’homme), d’autre part, alors, cette référence avait tendance à exclure les religions constituées (guerre entre 2 religions civiles) et qu’en 1989 elle a tendance à les inclure (d’où possibilité d’une laïcité apaisée, pouvant jouer un rôle de religion civile sans heurter les croyances communes).
Conjoncturellement, on est alors, de façon dominante, dans cette situation d’ « œcuménisme des droits de l’homme ». Mais de nouveaux facteurs vont faire changer la conjoncture :
- . la lutte « anti-secte », commencée au milieu des années 1980 a pris sa ‘véritable’ dimension 10 ans plus tard avec le rapport de la Commission parlementaire (1996).
- Le texte récent de la Fédération Protestante de France sur la loi de 1905 (en fait beaucoup moins en cause que des pratique nouvelles depuis 5, 10 ans) et la démarche de son président auprès du 1er ministre sur les atteintes régulières que subi le protestantisme montre que, effet « collatéral » de cette lutte, cette religion est remise dans une position ambivalente par l’Etat (au XIXe le protestantisme était en partie un culte reconnu, en partie un culte non reconnu).
- Cela va donc contre l’aspect « œcuménique » indéniable en 1989. Par ailleurs, cette lutte « antisecte » comporte de fortes analogies avec la lutte anti-congréganiste (même si elle n’a pas les mêmes effets sociaux) et visibilise le fait qu’une « profession de foi civile" est, de nouveau, réclamée aux religions et spécialement aux Nouveaux Mouvements Religieux,
-
- . le développement, depuis la 1ère affaire de foulard de la méfiance envers l’islam et notamment les reproches récurrents faits à Nicolas Sarkozy d’avoir inclus l’UOIF (présent en fait dès 1989, dès le début du processus, insufflé par Joxe) et de ne pas s’être limité à un « islam modéré » ou à un « islam républicain » comporte des analogies avec les tentatives de « catholicisme républicain » auxquelles la loi de 1905 a tourné le dos. Là encore, une « profession de foi civile » est exigée de l’islam est le met dans une position bcp plus ambivalente encore que le protestantisme (qui a une relative légitimité symbolique dont l’islam ne dispose pas).
- Par ailleurs, la suspicion de l’allégeance à des pays étrangers existe maintenant à propos de l’islam, plus du catholicisme. Là encore cela nous éloigne d’une religion civile oecuménique.
(le problème récurrent de l’exigence de la « profession de foi civile » est celui-ci : certaines catégories d’individus sont considérés ipso facto comme adeptes de cette « profession de foi » ; elle est réclamée à d’autres qui sont suspectés de ne pas la partager).
Alors, est-on maintenant dans une religion civile catho-laïque ? Oui et non.
Oui, car le catholicisme, en France aujourd’hui, comporte plusieurs caractéristiques qui facilitent son intégration dans une laïcité-religion civile :
- . Le catholicisme s’est, globalement, acculturé à la référence aux droits de l’homme depuis Vatican II et affirme maintenant que le christianisme est au fondement des droits de l’homme (la métaphore du lierre et de l’arbre de l’évêque Hippolyte Simon). La division entre partisans de la patrie et partisans de la République n’existe plus, la patrie n’a plus tellement bonne presse, la République (qui, en 1968, était « bourgeoise », « capitaliste », etc.) par contre est devenue une référence consensuelle et obligatoire. La défense de la patrie (versus l’Europe, la mondialisation, le monde musulman, l’Amérique,..) doit prendre le visage de l’exaltation de la République que l’on peut trouver chez des personnes issues des 2 camps (Chevènement, de Villiers).
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- . Le catholicisme est en très net déclin au niveau de son encadrement clérical (pyramide des âges inversée) et des propositions spécifiques de sens qu’il peut faire à la société globale (cf D. Hervieu-Léger), en même temps il est toujours là, et sait pratiquer l’art du grand écart entre affirmations de principes et vécu quotidien. Il est donc à la fois assez facilement instrumentalisable et, en même temps, assez intéressant à instrumentaliser.
-
- . Religion historique nationale, dont les fêtes régissent toujours fortement le calendrier (différence avec le Québec, par exemple), disposant de monuments-cathédrales dont le réemploi symbolique (funérailles solennelles de chefs d’Etat ou lors de catastrophes) se trouve directement en lien avec le caractère sacré qui leur est socialement toujours attribué, ayant par ailleurs un système d’encadrement hiérarchique clos à forte légitimité diachronique (le rapport parlementaire de 1996, parle de « faux évêques », donc pour la République laïque, il y en a des vrais) le catholicisme est une religion connue et cernable qui joue un rôle symbolico-social non négligeable (« l’Eglise » dit-on significativement).
Le protestantisme, le judaïsme et l’islam, au contraire, possèdent une légitimité historique nettement plus faible et ambiguë, ils ne marquent l’espace social, paraissent liés à un mauvais étranger (les Empires du mal renvoyés dos à dos: l’Amérique, Israël, le monde musulman). De là un positionnement différent du catholicisme et des autres religions, même si, dans certaines circonstances, il peut toujours exister des relents de religion civile œcuménique où on leur donne un strapontin.
Le rapport à l’étranger n’est cependant pas le même entre protestantisme, judaïsme et islam. Seul l’islam est socialement suspecté d’être « étranger » à « notre culture et nos valeurs ». Face à lui et, par ailleurs, face au désenchantement de la sécularisation, à la crise de l’idéologie du progrès, à l’effacement de l’avenir, à l’émotionnel médiatique aussi, l’invocation de la raison ne suffit pas.
- Se référer à une religion « héritage » représentative de « racines » à la quelle on se rattachera de façon plus ou moins lâche, devient une marque identitaire de la francité. De même que Maurras (tout en étant agnostique) défendait un catholicisme identitaire, différenciant la France de ses « ennemis » (l’Allemagne, l’Angleterre), de même, analogiquement, certains français (sans être forcément maurassiens) relient un catholicisme identitaire et une laïcité identitaire.
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- L’expression même de « laïcité exception française » va dans le sens d’une catho-laïcité. Son 1er emploi semble remonter à 1990, après la première affaire de foulards, et son utilisation sociale semble se développer dans la seconde moitié des années 1990. Elle suppose une laïcité considérée comme consensuelle, et donc la fin de la querelle scolaire (quand celle-ci faisait rage, des militants laïques citaient les Etats-Unis en exemple de vraie laïcité) et le déplacement des problèmes : elle vise à différencier la France du dit « communautarisme anglo-saxon » et elle a donc 2 cibles : un islam suspect de communautarisme (les ‘anciens Français’ face à de ‘nouveaux Français’) et la mondialisation, suspecte d’assurer une prédominance anglo-saxonne (France-Asterix avec une laïcité identitaire comme potion magique).
Il me semble donc qu’il existe actuellement d’indéniables éléments de religion civile catho-laïque. Mais ces éléments se trouvent plus ou moins contrecarrés par :
- - la persistance de groupes de pression, dont l’influence déborde le nombre, qui se situent toujours dans une optique de guerres de religions civiles. Pour eux, le catholicisme ne peut pas changer et ne changera jamais. Les déclarations de JP II, telles que rapportées par les médias et prises au pied de la lettre, sans considération de la pratique du grand écart, les confortent dans leur optique. Les Lumières françaises sont une époque fondatrice dont Condorcet est le dernier prophète.
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- - le développement de nouveaux lieux de dissensus, notamment sur les questions de bioéthique (ce qui a trait à la procréation assistée, à l’euthanasie par exemple) et les questions de mœurs (cf. le récent conflit sur le PACS),
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- - la doctrine diffuse, véhiculées par les médias que les religions ne servent qu’à la division et à la violence. Comme les médias débordent de largeur d’esprit, elles enseignement implicitement qu’on peut tolérer les courants libéraux des religions. Mais, attention, toutes les religions ont aussi leurs « intégrismes ». Et il n’en faut pas beaucoup pour devenir socio-médiatiquement un « intégriste » (il y a, affirmait un membre de la Commission Stasi, « les intégristes extrémistes » et les « intégristes modérés », ces derniers, pernicieux sont donc d’autant plus dangereux). Là, toutes les religions deviennent suspectes de ne pas se conformer à la « profession de foi civile »,
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- - l’emboîtement de ce médiatiquement correct sur des restes consistants des antagonismes diachroniques ; cela peut réveiller à l’occasion des relents de conflit des deux France: en 1996, un sondage du Monde indiquait que 40% des français étaient favorables à la commémoration nationale du baptême de Clovis et 40% opposés,
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- - la vision de la situation française actuelle en termes de ghettoïsation socio-économique, d’exclusion sociale, de discriminations rampantes ou avérées, d’ « islamophobie »… qui fait considérer par certains les musulmans une minorité à ‘sanctuariser’. La réaction, dans la conjoncture actuelle (notamment la question de l’ « héritage chrétien » de l’Europe et l’entrée de la Turquie dans l’UE), contre tout marquage identitaire catholique (ou chrétien).
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- - la consistance, malgré deux exceptions (lois françaises spécifiques de 1901 dirigée socialement contre les sectes et loi de 2004 dirigée socialement contre le foulard à l’école publique), d’un dispositif juridique (loi de 1905, jurisprudence, règles générales concernant les libertés) analogue à celui des autres démocraties libérales (égalité (formelle) de traitement, liberté de conscience et de culte,…) dispositif garanti en outre par des conventions internationales et, notamment, la Convention européenne de 1950 et le dispositif qui la met en œuvre. L’intériorisation de ce dispositif par une partie importante de l’opinion publique. L’acquis séparatiste de 1905 peut être écorné ; il n’est pas fondamentalement remis en cause
Si le dernier indicateur va dans le sens d’une laïcité neutre et séparatiste qui gère socialement les divers sacrés des religions, les premier et troisième indicateurs peuvent aller eux dans le sens d’une nouvelle tentative de religion civile laïque, n’intégrant qu’à son insu des éléments de catho-laïcité (telle la cérémonie à Notre Dame lors des obsèques de Mitterrand).
Mais, en définitive, tout ce qui tend à associer intolérance civile et intolérance théologique et à demander plus que la tolérance civile (pour prendre un exemple, cette dernière implique que l’on ne trouble pas les services d’IVG, elle n’implique pas que l’on ait pas le droit de condamner en chaire l’avortement), tout ce qui sacralise tel ou tel aspect du lien social ou du lien politique va dans le sens de l’imposition d’une religion civile.
Remarques conclusives
Ce qui, en bonne logique, devrait être une troisième partie ne sera qu’esquissé en conclusion : la comparaison entre religion civile à l’américaine et religion civile à la française. La Déclaration d’Indépendance américaine fait de Dieu l’auteur des droits de l’homme ; la Déclaration française des droits en 1789 n’indique pas leur provenance. L’Assemblée empiriquement les rédige et cette élaboration donne lieu à de nombreux et parfois vifs débats, mais officiellement, selon le préambule, elle les « reconnaît » et cela « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême ».
Une des raisons de cette différence est l’existence, dans l’Amérique anglais se libérant de sa tutelle coloniale, d’une pluralité de dénominations religieuses alors qu’en France le catholicisme exerce alors un monopole de religion. Il n’existe pas de risque qu’une Eglise devienne, aux Etats-Unis, l’interprète légitime, la propriétaire symbolique des droits de l’homme même si on proclame que Dieu est leur auteur. En France, au contraire, le risque n’était pas négligeable puisque le politique avait, face à lui, « l’Eglise » et non des Eglises.
Mais cette différence n’est pas sans conséquence sur le modèle de religion civile propre à chaque pays. Dieu auteur des droits de l’homme : la religion civile à l’américaine peut se réclamer d’« une réalité (symbolique) qui surplombe » la République et Abraham Lincoln, Martin Luther King, George D. Bush ne se privent pas d’invoquer Dieu pour sacraliser leur cause.
La France s’imaginera être plus laïque puisque, chez elle, Dieu n’est pas l’auteur des droits de l’homme et qu’il est malséant de s’y référer politiquement.
Naïve illusion : Dieu est bien là puisque les droits de l’homme sont reconnus en sa présence et sous ses auspices, mais c’est un Dieu muet. Il est prié de cautionner silencieusement, de sacraliser implicitement la production du politique. Politique qui affirme d’autre part que son œuvre est hors du débat puisqu’elle ne serait pas son œuvre, mais une vérité jusqu’alors cachée qu’elle « reconnaît ».
Second absolu qui se dérobe d’autant plus au jugement qu’il est inconnaissable. Le politique est un nouveau Moïse recevant les Table de la Loi d’un Infini inconnaissable, devant Dieu qui ne peut qu’approuver.
Double sacralisation du politique, fragilité fondatrice de la démocratie en France. Et, les droits d’homme (qui devaient fonder une monarchie constitutionnelle) ayant été républicanisés, possibilité récurrente d’invoquer les « valeurs de la République » comme Lincoln, King et Bush invoquent Dieu. Ce n’est « rien de plus que la République elle-même » mais, Bellah nous a prévenu, ce n’en est pas moins de la religion civile.
Ultime remarque : si le problème de la religion civile est récurrent, c’est (sans doute) parce qu’une chose est la sortie sociale de la religion constituée, une autre est de tuer socialement Dieu (quelque que soit le nom qu’on lui donne ou l’image que l’on s’en fait). Pour le chrétien croyant, Dieu ressuscite ; pour le sociologue la société, l’Etat-nation plus précisément ressuscite Dieu.
Cela Durkheim l’avait bien vu, mais il a été croyant à sa manière en pensant que cette production sociale de Dieu est légitime parce qu’elle serait nécessaire pour éviter l’anomie. Nécessaire ou pas, je ne sais, je veux bien que la production sociale de Dieu ait ses raisons. Il n’empêche, il me semble plus sociologique de tenter d’éviter le piège de la légitimation pour rester dans une démarche critique. Cependant se passer d’un Dieu social est très lourd de conséquence :
«Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait la terre au soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons nous nous-mêmes ? Ne tombons nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Existe-t-il encore un en haut, un en bas ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ? Ne faut-il pas dés le matin allumer les lanternes ? N’entendons-nous rien encore du bruit que font les fossoyeurs qui enterrent Dieu… Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué. »
Frédéric Nietzsche, Le gai savoir.
22:25 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (0)
30/04/2005
Citoyenneté et Laïcité
LAÏCITÉ, CITOYENNETÉ ET RÉPUBLIQUE
(exposé donné à Marseille, en ouverture d’un colloque
à partir de la transcription ; l’aspect oral est donc conservé)
La laïcité n’est pas tombée du ciel. C’est une invention humaine, une construction façonnée par des acteurs historiques, une réalité sociale toujours en devenir, avec des références à des principes et avec des manifestations concrètes. Il en est de même d’ailleurs de la citoyenneté. Et cet aspect socio-historique n’empêche nullement une visée universelle. En effet, l’universel se construit à travers l’affrontement et le dialogue des cultures, à travers la circulation, les échanges, à travers les transferts culturels, et dans cette optique, la laïcité ne saurait être une exception française.
Si la France peut être considérée comme un pays emblématique en matière de laïcité, elle a construit sa laïcité grâce à beaucoup d’efforts venus d’autres cultures. Par un mouvement analogue de transfert culturel, elle a exporté des éléments de laïcité dans d’autres pays. Faute de temps évidemment, je ne vais pas pouvoir exposer ici une sorte d’histoire internationale de la laïcité, mais je voudrais maintenant que chacun ait bien en mémoire ce contexte, et c’est dans ce contexte que je vais retracer quelques grandes étapes entre la laïcité française et la citoyenneté.
LA NOTION DE CITOYENNETE
Vous savez qu’à l’origine, la notion de citoyenneté est une notion exclusive, discriminatoire. En Grèce, dans les cités, ce sont quelques milliers d’hommes qui se rassemblent sur la place publique, l’agora, pour délibérer et pour gouverner la cité, et le citoyen est non seulement membre de la cité, mais il doit adhérer à la religion de la cité. Et par cette adhésion, il dispose de droits individuels et politiques, il participe à l’assemblée du peuple et peut accéder à la magistrature. Les droits de citoyen sont loin d’être dévolus à tout être humain : les esclaves, les métèques, les barbares, les femmes, les enfants ne sont pas citoyens, et, sauf certains de ces derniers, n’ont pas vocation à le devenir. En reconnaissant les Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Assemblée nationale en 1789, effectue donc une énorme rupture.
Mais cette rupture n’est pas dénuée d’ambiguïté, et je ne voudrais pas qu’on oublie l’une et l’autre : énorme rupture et ambiguïté. Je vais peut-être insister sur les ambiguïtés puisqu’il faut peut-être parler davantage des trains qui arrivent en retard que de ceux qui arrivent à l’heure, mais malgré tout, cela n’empêche pas que la rupture est décisive au niveau de l’Histoire.
Alors pourquoi ambiguïté ? parce que la Déclaration semble bien indiquer que tout homme, au sens d’être humain, a vocation à être citoyen et l’article 1, cet admirable article 1 l’affirme :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Et plusieurs articles d’ailleurs ensuite passent de l’humain au citoyen comme s’il existait une équivalence.
Malheureusement, cette lecture qui établit un continuum entre l’humain et le citoyen se trouve contredite par les débats qui ont lieu juste après l’adoption de la Déclaration. On se pose la question : les Juifs, les Noirs peuvent-ils être citoyens ?… alors qu’on ne devrait pas se la poser, étant donnés les principes qu’on a établis. Les êtres dépendants : enfants mais aussi domestiques, femmes, sont écartés de la citoyenneté.
De plus, on établit une disjonction entre citoyenneté active et citoyenneté passive. Bref, ces débats montrent qu’il y a une tension à partir de la Déclaration de 1789, entre une conception plus universaliste portée par des gens comme Condorcet et aussi de manière un peu plus ambiguë par l’Abbé Grégoire par exemple, et une conception malheureusement plus restrictive, où, si l’on n’est pas citoyen -et tout le monde n’est pas citoyen-, on ne dispose pas de la totalité des droits de l’homme.
Et donc dans cette tension pour savoir qui est sujet de droit : l’être humain ou le citoyen au sens
restrictif, se joue au premier chef la laïcité, comme principe non discriminatoire de neutralité de la sphère politique et publique à l’égard des croyances, de séparation des sphères politique et religieuse mais aussi, d’une manière générale, publique et privée, avec la multiplicité d’appartenance, de condition, de situation que peut avoir la personne privée et enfin d’acceptation de la pluralité, du pluralisme. Et le cas des Juifs est ici exemplaire.
CITOYENNETE ET MINORITE
Après beaucoup de tergiversations, l’Assemblée va reconnaître en septembre1791 la citoyenneté aux Juifs, en détachant en principe l’individu de sa communauté. On connaît la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre : “ tout accorder au Juif comme individu, ne rien accorder aux Juifs comme nation“. Mais, aspect malheureusement méconnu, en fait les Juifs ne furent pas autorisés à prêter serment de citoyenneté comme individus. Ils le furent seulement à titre collectif, comme groupe représenté par une délégation, composée des dirigeants et du rabbin de la communauté.
Donc vous voyez, on n’arrive pas à tenir les principes qu’on expose.
Alors bien sûr, je voudrais encore insister sur le fait que ça n’empêche pas qu’une rupture formidable est accomplie. La citoyenneté antique reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la cité et de cette participation seule, lui venaient ses droits civils et politiques ; c’est parce que le citoyen pouvait participer au sacrifice précédant l’assemblée qu’il pouvait voter ; c’est parce qu’il pouvait effectuer le sacrifice au nom de la cité qu’il pouvait devenir magistrat, et le combat laïque a consisté et consiste toujours à libérer la citoyenneté de toute allégeance à la religion de la cité.
Et ce combat laïque a été tenu dans une certaine mesure par la Révolution : comédiens, bourreaux, professions excommuniées par l’église catholique, Protestants, Juifs ont été admis aux droits du citoyen. Par ailleurs, la création irréversible de l’état civil laïque, du mariage civil en 1792 ont permis une dissociation concrète -et ça évidemment c’est très important- entre citoyenneté et appartenance religieuse.
Pourtant, on n’a pas fait tout le travail, et ce qui vient d’être dit sur les Juifs fait percevoir la face cachée de la médaille. Le minoritaire est parfois mis dans une situation difficile à vivre.
D’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire puisque le majoritaire fait partie de la culture ambiante et la culture majoritaire informe la culture ambiante. Donc, d’un côté on lui demande plus qu’au majoritaire de se comporter en individu déconnecté de son appartenance et censé fonctionner dans la sphère privée et de l’autre côté, dans la pratique sociale, on le renvoie en fait de façon récurrente à cette appartenance communautaire, quelle que soit la prise de distance personnelle qu’il a ou qu’il tente d’avoir avec sa communauté.
A la Commission STASI , un des auditionnés a dit, fort justement : “ le communautarisme, ça commence d’abord dans le regard de l’autre “. Par ailleurs, ce que nous avons dit sur le cas des juifs sous la Révolution nous a amenés à rappeler l’existence d’un serment de citoyenneté et significativement on voit la multiplication des serments sous la Révolution. Or, il faut bien voir que les Lumières avaient critiqué le principe même du serment. Ils considéraient le serment comme un acte religieux qui n’avait pas sa place dans un système politique éclairé. Et donc, cette multiplication des serments constitue une des preuves que, malheureusement, la Révolution a fini par produire une nouvelle religion de la Cité, à laquelle les citoyens devaient faire allégeance, une sorte de messianisme civil séculier.
CITOYENNETE ET RELIGIONS
voyons plus précisément ce qu’il en est au niveau du rapport avec les religions.
On le sait, c’est l’article 10 de la Déclaration de 1789 qui –là aussi en rupture énorme avec l’ancien régime-- établit la liberté dans ce domaine, en affirmant que nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses et le “même“ montre bien la difficulté extrême qu’on avait à franchir ce cap donc “ pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi“. Cette limitation due à l’ordre public ne nous choque pas aujourd’hui bien sûr, mais il faut voir d’une part que c’est quand même la seule allusion à l’ordre public dans toute la déclaration des Droits de l’Homme, et ce n’est pas peut-être un hasard si elle se fait à propos de la religion et ensuite cela pose toujours la question : l’ordre public est-il démocratique ? Si l’ordre public est démocratique, il n’y a pas de problème. Mais malheureusement, l’ordre public n’est pas forcément complètement démocratique.
Dès 1792 des mesures-- dans un contexte que vous connaissez que je ne vais pas détailler, il ne s’agit pas de ma part de faire des accusations morales mais de montrer la difficulté de l’accouchement de cette citoyenneté laïque-- vont être prises contre des prêtres réfractaires au nom précisément de l’article 10 et du fait qu’ils n’avaient pas prêté serment à la constitution civile du clergé. Et en 1793 la première égalité des cultes fonctionne réellement en France, mais malheureusement il s’agit d’une égalité dans la répression : tous les cultes sont considérés comme fanatiques et superstitieux. Auparavant, la Révolution s’en était pris aux vœux monastiques comme aliénation de la liberté et avait aboli les congrégations comme contraires aux droits de l’homme et, pour cette même raison, aboli le célibat des prêtres.
On voit bien l’ambivalence de cette conception, si on part d’un mouvement émancipateur qui libère les gens pour, au bout du compte parfois, arriver à l’obligation d’être libre, et en interprétant la liberté comme finalement l’adhésion à de nouvelles doctrines, y compris dans sa vie privée, célibat des prêtres, vœux monastiques, etc… interdisant une liberté pluraliste. Et pourtant, c’est cette dialectique entre émancipation et liberté pluraliste que la laïcité doit tenir.
COMPROMIS ET CONFLIT DES 2 FRANCE
C’est pour cela que le XIXe siècle par rapport à la Révolution Française a placé la barre un peu plus bas, c’est-à-dire qu’il a gardé l’égalité des droits, la citoyenneté à part entière, quelle que soit l’appartenance religieuse ou non religieuse, et celles-là sont restées des acquis précieux de la Révolution, mais le XIXe a rétabli un système, comme vous le savez, de culte reconnu, et a donné mission à la religion de s’emparer de l’homme pour le moraliser. Je cite Portalis, le conseiller de Napoléon dans cette affaire pour, “ étouffer les noirs projets qui naissent dans le cœur de l’homme et y faire naître de salutaires pensées“. Autrement dit, le citoyen était laïque et appartenait à la République puis à l’Empire etc, et l’homme privé devait être religieux ou en tout cas influencé par la religion parce qu’on ne persécutait pas les athées, mais on estimait qu’il fallait que les athées reçoivent une influence morale salutaire de la religion.
Donc, on donnait à la religion une influence sur l’homme tout en gardant la liberté laïque au citoyen. Et à partir de là bien sûr, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu alors le combat des deux France, il n’est pas étonnant qu’il y ait eu l’opposition entre la France cléricale et la France anticléricale. Et bien sûr dans son fondement et dans ses principes, de mon point de vue, le combat anticlérical avait raison de s’attaquer au cléricalisme, de s’attaquer à une influence indue sur l’homme qui ne respectait pas la liberté de conscience.
Mais? dans ce combat, les frères ennemis ont fini au bout du compte par se rassembler. Et c’est toujours le risque quand il y a un conflit frontal, c’est que finalement des deux côtés on arrive à des ressemblances qui sont suspectes. Le premier point commun a été une sorte de rétrécissement à l’État-Nation. On sait que le projet originel de la Révolution française était un projet de citoyenneté qui déborde l’État-Nation, et qui était l’adhésion à ce principe d’émancipation, l’adhésion à ce principe de liberté qui permettait de faire naître le citoyen. Là, des deux côtés finalement, le citoyen va être celui qui est prêt à mourir pour la patrie. On va avoir une conception du citoyen qui est en fait la conception du citoyen-soldat.
Il n’est pas étonnant, dans cette conception, quand on parle de suffrage universel, que ce soit en fait seulement le suffrage masculin. La femme n’a pas une pleine citoyenneté à partir du moment où la définition de la citoyenneté est d’être soldat, de mourir pour sa patrie et que les femmes ne sont pas soldats à cette époque.
Donc il y a un rétrécissement finalement dans cette opposition, d’un côté la conception cléricale, qui combat les libertés modernes, combat les droits de l’homme, - et c’est le fameux “Syllabus“ du pape qui en1864 condamne ces libertés, qui condamne les droits de l’homme ; et de l’autre côté, on demande de ne pas être l’homme du Syllabus, d’être l’homme de la Déclaration des droits, mais de manière un peu religieuse, puisque paradoxalement, les républicains, quand ils arrivent au pouvoir à la fin du XIXe siècle (voyez, je suis obligé d’aller évidemment très vite) refusent la demande de juristes catholiques de constitutionnaliser les droits de l’homme.
Ils préfèrent que les droits de l’homme soient une sorte d’idéal quasi sacré plutôt qu’un principe juridique, qu’un principe constitutionnel. Malheureusement, on est obligé de constater que ce n’est pas de façon innocente qu’ils refusent cette constitutionnalisation des droits de l’homme, qu’ils refusent que ceux-ci soient un principe juridique.
Parce qu’il leur arrive d’écorner les droits de l’homme au nom du principe « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et c’est la lutte anti-congréganiste qui est menée au début du XXe siècle. À partir de l’idée qu’en se soumettant aux règles d’obéissance à leur ordre, les membres des congrégations ont abdiqué leur qualité de citoyens actifs et se sont exclus eux-mêmes de la citoyenneté active ; mais vous savez, il faut manier avec précaution cette idée selon laquelle les gens s’excluent eux-mêmes, parce que ça peut être un prétexte à les exclure. Cette conception exclusive de la citoyenneté conduit effectivement à la lutte anti-congréganiste comme elle a conduit à refuser que les droits de l’homme deviennent un principe constitutionnel. Et le moment de la séparation des Églises et de l’État est alors un moment décisif.
LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L'ETAT
Quelle va être la conception de la séparation des Églises et de l’État ?
La séparation est un principe laïque fondamental. Mais quelle séparation ? Est-ce qu’elle va bien respecter la liberté ? Il faut remarquer que certains projets de séparation écornaient cette liberté et visaient plus en fait une séparation de l’Église catholique et de Rome qu’une véritable séparation des Églises et de l’État. Mais (et là encore, je n’ai pas le temps de retracer toute cette histoire) ce ne sont pas ces projets qui ont triomphé.
Ce qui a triomphé, c’est un projet voté en décembre 1905, qui a fait preuve d’un esprit tout à fait différent. Il met fin à tout système de culte reconnu, il garantit l’exercice de la liberté de conscience et de culte, et il admet que les Églises ont leur organisation propre. Autrement dit, après un conflit interne au camp républicain, et qui n’a pas été sans problème, sans tensions, pari est fait que ni les croyances, ni la structure hiérarchique du catholicisme ne vont constituer une menace pour la République, et c’est ce grand pari, fait notamment par et sous l’égide de Jean Jaurès.
La loi de séparation a signifié donc la mise en route d’un processus républicain ou citoyen où la conception anticléricale qui était devenue au bout du compte exclusive de la citoyenneté s’est trouvée supplantée par une conception inclusive de la citoyenneté.
Ce processus a abouti après la seconde guerre mondiale à la constitutionnalisation de la laïcité, qui est devenue un principe constitutionnel de la République, -- la République est laïque --, à la constitutionnalisation de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisque le préambule de la constitution de 1946 met la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme principe constitutionnel actualisé par un certain nombre de principes “ nécessaires à notre temps“ (est-il dit) et dans ces principes nécessaires à notre temps, il y a de manière nette, l’égalité des races, l’égalité des sexes et donc la fin de ce faux débat sur la citoyenneté où l’on faisait un rétrécissement de cette citoyenneté pour des raisons de race ou de sexe.
On peut donc dire qu’il est vraiment emblématique qu’il y ait eu constitutionnalisation de la laïcité en même temps que des droits de l’homme et en même temps que l’actualisation de ces droits de l’homme, qui tranchent de manière définitive sur les rétrécissements qui étaient apportés à la citoyenneté. Et de fait, c’est le moment où le droit de vote est enfin reconnu aux femmes.
Cette date, 1946, dont on ne reconnaît peut-être pas assez l’importance, puisque c’est la fin de toute allégeance à la religion de la cité, et quand je parle de religion de la cité, je ne parle pas seulement, soit de religions explicites, soit de messianismes séculiers, mais je parle aussi de croyances sociales tellement ancrées que dans l’esprit du temps elles ont valeur d’évidence, et qu’on ne perçoit même pas que ce sont des croyances sociales.
En 1905, le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote n’est pas perçu comme générant une croyance sociale particulière, alors qu’on sait bien pourtant maintenant que c’est ça qui était en cause.
C’était une croyance sociale en l’infériorité et la dépendance nécessaire de la femme qui a survécu longtemps au déni de la réalité qui montrait le contraire ; et il faut bien reconnaître qu’à ce niveau-là, contrairement à d’autres pays démocratiques, près d’un siècle sépare en France l’instauration du suffrage masculin en 1848 de l’instauration du suffrage universel de 1944, et cela montre bien les portes insidieuses que peut prendre en tout temps la religion de la cité.
Évidemment, j’aurais pu prendre aussi un autre exemple, celui de l’ambivalence fondamentale de la République Française qui est en même temps l’empire français, République à l’intérieur, empire colonial à l’extérieur et l’exclusion de la citoyenneté pour un grand nombre de gens habitant ces colonies et protectorats, cet empire colonial. Et là encore, il est clair qu’une conception plus universaliste de la citoyenneté a commencé à prévaloir en 1946 mais comme vous le savez, avec toute la décolonisation, il y a loin de l’affirmation du principe à sa mise en œuvre.
L'UNIVERSALISATION DE LA CITOYENNETE
Après la seconde guerre mondiale, il y a la mise en route d’un processus qui universalise la citoyenneté et ce qui est emblématique, c’est que ce processus se met en route au moment même où les droits de l’homme s’internationalisent, où les droits de l’homme se détachent de l’État-Nation puisqu’en 1948, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme, suivie deux ans plus tard en 1950 par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans celle-ci, il n’y a pas seulement l’affirmation de principe de droits fondamentaux, de droits de l’homme, mais il y a également le dispositif juridique qui va permettre d’assurer le respect de ces droits au niveau européen, au-dessus de l’Etat-Nation. Et la France a mis du temps à ratifier cette idée que l’Etat-Nation pouvait avoir une instance supérieure pour interpréter les droits de l’homme.
Mais finalement, en 1981, grâce à François Mitterrand, il y a eu ratification de ces organismes mis en place par la Convention européenne des droits de l’homme et depuis 1981, toute personne, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation des droits de l’homme, et qui n’a pas pu obtenir justice dans le cadre des juridictions de son pays, peut en France faire appel à la Cour européenne. Donc, on commence à se déconnecter de la nationalité, et la citoyenneté suit elle-même avec le traité de Maestricht, même si cela reste modeste. Le traité de Maestricht indique : « est citoyen de l’Union, toute personne ayant la nationalité d’un état membre » et le droit de se déplacer, le droit de voter aux élections municipales et européennes sont donnés à des non-nationaux. Il y a l’émergence d’une citoyenneté qui n’est plus complètement dépendante de l’Etat-Nation.
Alors je crois que dans la mesure où la laïcité a visé à cet universalisme, cette disjonction est positive. Mais cela signifie désormais que le combat laïque se produit à l’échelle de l’Europe, à l’échelle du monde, et pas seulement à l’échelle de la France.
DEUX DEFIS
Et je voudrais en terminant indiquer là deux défis que la laïcité reçoit actuellement de ce nouveau contexte, et trois réponses qu’elle peut apporter à ces deux défis. Le premier défi, c’est justement cette déconnection des droits de l’homme par rapport à l’Etat-Nation et cette affirmation de grands principes universels au niveau des droits de l’homme. Au niveau de ce qui nous occupe plus particulièrement, on peut dire qu’il y a une progression. L’article 18 de la Déclaration universelle et l’article 9 de la Convention européenne qui la recoupe largement sont beaucoup plus explicites que l’article 10 de la Déclaration de 1789 et c’est normal parce qu’il y a eu toute une réflexion humaine depuis : ils disent clairement qu’on a le droit de manifester sa religion et sa conviction et le fait même de parler de religion et de conviction montre bien qu’on veut une égalité entre les convictions philosophiques non religieuses et les religions. Cela est tout à fait important au niveau de la liberté de conscience et par conséquent le premier défi que reçoit la laïcité, c’est : puisque nous avons maintenant des textes internationaux qui garantissent la liberté de religion et de conviction, ce qui a été appelé historiquement la laïcité-- terme un peu français par rapport à d’autres pays, même s’il n’est pas uniquement français- est-ce encore nécessaire ?
C’est le premier défi qu’on reçoit : l’espace public n’est jamais complètement neutre. Il est imprégné par des chaînes culturelles majoritaires et donc une loi, une mesure, une réglementation qui ont l’air neutre peuvent favoriser des majoritaires au détriment des minoritaires. Les Québécois ont la notion d’ « accommodement raisonnable » pour essayer de résoudre ces discriminations indirectes en disant : certes, il serait déraisonnable d’accorder tous les droits à toutes les minorités, mais il faut veiller à ce qu’il puisse y avoir des accommodements raisonnables qui soient donnés à ces minorités afin qu’elles puissent vivre paisiblement au milieu de groupes qui ne partagent pas forcément leurs convictions et leur culture. Je pense d’ailleurs que la France pratique souvent l’accommodement raisonnable mais il est clair qu’elle n’a pas ce concept et que parfois cela gêne et met un certain flou dans sa pratique.
Quoi qu’il en soit, c’est le deuxième défi (je l’entends souvent) : est-ce que la France, souvent au premier plan pour énoncer de beaux principes et l’égalité formelle, ne s’embrouille pas dans des difficultés concrètes d’application ? La question est sérieuse. Si l’on reprend l’exemple du rapport hommes-femmes, il a fallu pour progresser, une loi sur la parité (et encore est-elle mal appliquée !) pour pouvoir cesser ce petit jeu d’être au dernier banc de la classe pour l’accession des femmes à la gouvernance politique ; et aujourd’hui encore, la France est au treizième rang de l’union européenne des quinze pour le nombre des femmes qui font partie de l’Assemblée nationale et au soixante-cinquième rang mondial, ce qui n’est vraiment pas glorieux. Les grands partis politiques ont préféré payer pour avoir une pratique inégalitaire plutôt que respecter l’incitation à la parité, au niveau des élections législatives. Par conséquent, il ne faut pas avoir d’arrogance française, il faut reconnaître que la France a encore des progrès énormes à faire dans l’application des principes qu’elle énonce. Mais cela ne me conduit pas au masochisme ou à l’auto-flagellation et je pense qu’il y a trois réponses possibles à ces deux défis.
TROIS REPONSES
La première réponse possible, c’est quand même qu’en refusant tout principe de religion officielle, tout régime de culte reconnu, face à d’autres qui ne le seraient pas ou face à des opinions philosophiques qui ne le seraient pas, refusant l’athéisme d’Etat, la laïcité garantit l’égalité des convictions mieux que les pays qui ont encore des cultes reconnus ou des religions d’Etat ou officielles et vous savez qu’il y en a pas mal, et que des choses très préoccupantes peuvent se passer. Donc, la laïcité à sa manière assure une liberté de conscience qui peut aussi interpeller d’autres pays, et je crois que c’est cela aussi l’importance du dépassement de l’État-Nation, c’est que chaque pays peut interpeller l’autre sur la manière dont il réalise les droits de l’homme.
Mais j’irais même plus loin et je dirais que la laïcité française n’est pas seulement liberté de conscience : elle est liberté de penser. Il s’agit de l’acte même de penser, et pas seulement du contenu de la pensée. La laïcité vient articuler une conception pluraliste de la liberté avec le mouvement même de la liberté, avec le mouvement émancipateur de la liberté à l’égard de toute doctrine englobante, de tous les obstacles qui empêchent de se forger une pensée personnelle ou de penser par soi-même. Alors, en se souvenant de la Révolution française, il faut mener deux combats :
- un combat face à des structures d’autorité, face à des formes religieuses qui tenteraient d’englober la pensée personnelle et d’exercer une pression sur cette pensée ; et là ce combat reste très actuel. Mais il faut se souvenir que le combat pour la liberté de penser n’est jamais à l’abri d’un retournement dogmatique où l’obligation de penser librement engendre l’obligation d’adhérer à certaines doctrines ou vues communes des choses. Dans les sociétés modernes, ce risque est réel dans la mesure où une société de conformistes tend parfois à se substituer à une société d’obéissance et une pression insidieuse, implicite, voire mimétique se trouve exercée par la collectivité elle-même sur chacun de ses membres pour réduire un petit peu la pensée à une forme de pensée standardisée. Ce n’est pas tellement un contenu précis de pensée qui est imprégné qu’une exigence réductrice de massification. Là, face à toute massification, à toute standardisation de la pensée, la laïcité doit mener un nouveau combat pour la liberté de penser.
- Deuxième réponse deuxième combat ? : on peut à partir de ce combat pour la liberté de penser, et je dis bien à partir de ce combat pour la liberté de penser, traiter du droit des minorités de deux manières.
D’abord, en voyant bien ce que j’ai dit au départ, une culture, c’est du dialogue, de la confrontation, de la circulation d’idées et de sens, etc. . . Et il ne faut pas prendre les cultures minoritaires comme des particularismes que l’on va parquer dans des ghettos, il faut les prendre comme une contribution au patrimoine commun. Quand la France a proposé, dans la Charte de l’Union européenne l’expression de “ patrimoine spirituel“, je crois que cette expression est très juste, dans la mesure où elle est la plus englobante possible.
Il faut forger une culture commune qui s’alimente et s’enrichit de toutes les cultures particulières et qui sera d’ailleurs plus que la somme de toutes ces cultures, qui sera une résultante d’un art de vivre ensemble, qui prendra de la richesse à ces différentes cultures. Je crois que c’est déjà quelque chose d’extrêmement important. Ensuite, ça ne veut pas dire que chacun n’a pas des appartenances particulières plus spécifiques, mais il faut envisager les droits culturels toujours à partir de l’individu et pas à partir du groupe. Il ne faut pas que le groupe englobe l’individu, il faut que celui-ci puisse adhérer puis refuser, puis prendre ses distances, avoir une relation de proximité et de distance avec son groupe. Il doit pouvoir garder sa liberté face à son groupe, une liberté d’engagement ou de désengagement.
Enfin, il faut dire que l’individu n’est pas englobé par une identité particulière, il est la résultante de plusieurs identités et c’est comme cela qu’il construit son individualité.
Troisième et dernière réponse : que peut-on entendre maintenant par “citoyenneté“ ?
Il faut revenir à la Déclaration et à la Convention européenne qui définissent surtout des droits à : toute personne a le droit à la vie, à la liberté, à la sûreté, au respect de la vie privée, à la liberté de conscience, de réunion, d’association, etc. . . mais à côté de ces droits à, qui sont des droits inhérents à la dignité de l’être humain, il y a tout à coup à l’article 21 de la Déclaration de 1948 un droit de : le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par ses représentants, droit d’accéder dans des conditions d’égalité aux fonctions publiques de son pays.
Et là, on voit des droits pas seulement de l’être humain mais de l’être humain comme citoyen, des droits de citoyenneté, pas seulement des droits à. Je crois que c’est très important car ces droits de poussent à l’engagement alors que les droits à peuvent générer un individu passif : “ on doit me donner mes droits“.
Le droit de, c’est celui de s’engager pour les autres, pour l’organisation des règles de vie commune dans la cité. Et donc ces droits de impliquent droits et devoirs finalement, une coresponsabilité. La dialectique ne doit plus être cette horrible dialectique où certains étaient seulement êtres humains et d’autres étaient aussi citoyens.
Cela doit être une dialectique interne à chaque individu qui est à la fois être humain et citoyen. Comme être humain, il a droit à la vie, la liberté d’expression, réunion, au travail etc. . . Et, comme citoyen, il a droit de, qui est aussi un devoir de : s’engager, être co-responsable du vivre ensemble, de l’évolution de la planète, puisque maintenant un certain nombre de problèmes se passent au niveau de la planète et non plus au niveau de l’État-Nation seulement. L’habitant de la cité, ce terme connote maintenant une réalité locale, nationale, internationale-- est coresponsable de la possibilité concrète de l’exercice de la dignité humaine, parce que les droits de, produisent, fabriquent des droits à .
Ces droits à ne tombent pas du ciel ; ils sont une production politique -au sens le plus large et le plus noble du terme- de l’action de tous les citoyens. Voilà la réponse un peu commune que l’on peut avoir : il faut fabriquer ensemble de la dignité humaine, et c’est cela notre responsabilité de citoyens laïques.
Mais cela n’implique pas une réponse unique et c’est là que nous sommes laïques, c’est là où nous désacralisons toute réponse qui prétendrait avoir le dernier mot et interdirait aux autres de parler. On n’est ni dans le péremptoire, ni dans la diabolisation, on est dans une laïcité comme optique du débat démocratique, et c’est cela, me semble-t-il, le combat laïque par excellence aujourd’hui. Autrement dit le combat laïque d’aujourd’hui signifie de lutter aussi dans la société actuelle contre tout ce qui conduit -et malheureusement beaucoup de choses le font- à produire un individu passif face aux diverses atteintes à la dignité humaine, ou passif à la construction perpétuellement à recommencer d’un vivre ensemble, d’un monde acceptable pour tous. Je crois notamment qu’un des devoirs de la laïcité est de se battre contre l’envahissement de ce qui est factice, qui ne paraît pas grave mais qui envahit pourtant,
Car - et je voudrais terminer par là - il y a deux façons de briser la liberté de conscience et la liberté de penser : la première consiste à supprimer politiquement la liberté par la violence, et bien sûr la menace terroriste fait partie de cette entreprise, mais la seconde consiste à détruite socialement et la conscience et l’acte même de penser, par une médiocrité sournoisement imposée.
Je vous remercie.
(applaudissements)
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19/04/2005
Laïcité 2005
LES MUTATIONS ACTUELLES DE LA LAÏCITE EN FRANCE
APRES LA COMMISSION STASI
Jean Baubérot
(version à ne pas publier ; communication présentée à Montréal)
I VERS LE CENTENAIRE DE LA LOI DE 1905 :
Alors que la plupart des observateurs s’attendaient à une progressive montée en puissance de la commémoration de la loi établissant, le 9 décembre 1905, la séparation des Eglises et de l’Etat, celle-ci a débuté dès l’automne 2002-2003 par un débat social lancé, de façon un peu surprenante, par la Fédération Protestante de France, sur le sujet suivant : « faut-il modifier la loi de 1905 ? » . Les arguments présentés par la FPF n’étaient pas sans pertinence (cf l’Excursus à la fin de ce texte) car ils montraient un traitement inégal des différentes religions, mais celle-ci avait commis deux erreurs. D’abord la plupart des faits discriminants qu’elle exposait ne provenaient pas de la loi de 1905 elle-même. Il s’agissait de mesures législatives ou administratives, souvent d’ordre financier, prises ces dernières années dans le cadre de mesures visant sois disant les « sectes ». Il aurait mieux valu montrer explicitement comment, sous couvert de lutte anti-secte, la liberté religieuse était écornée, plutôt que de mettre en cause la loi de 1905. En effet, l’instance représentative du protestantisme avait sous estimé la charge symbolique d’une telle question. Aux yeux de l’opinion publique prétendre modifier la loi apparaissait comme contester le pacte laïque que celle-ci a permis d’instaurer .
Certes, deux ou trois mesures demandées par la FPF concernait effectivement la loi. Mais l’Eglise catholique, refusa à l’époque de se soumettre à la loi et obtint des aménagements (lois de 1907 et 1908, accords de 1923-1924) qui furent considérés par le Conseil d’Etat comme conformes à la loi . Finalement n’étaient réclamés que quelques aménagements analogues. La seconde erreur fut donc de ne pas insister sur cette épaisseur historique de la loi de 1905 Invoquer le principe de l’égalité de traitement et réclamer qu’il soit effectif aurait suffi.
Le paradoxe issu de ces deux erreurs fut que l’Eglise catholique put facilement apparaître comme le meilleur soutien d’une loi qu’elle avait pourtant combattu avec pugnacité et dont elle vantait, à présent, le libéralisme.
Au printemps 2003, les responsables politiques se sont en général prononcés contre la modification d’une loi, devenue un patrimoine national. On pouvait croire alors que le schéma prévu allait se dérouler et que la commémoration comporterait un aspect quasi-consensuel, analogue à celui du bicentenaire de la Révolution de 1789, et permettant, comme en 1989, une célébration apaisée d’une histoire conflictuelle. Pourtant le débat rebondit très rapidement avec la demande de certains enseignants, disposants de relais politiques et médiatiques, d’une loi interdisant les signes religieux à l’école. Naturellement, le « foulard islamique » était tout particulièrement visé.
Sans doute faut-il voir davantage qu’une coïncidence de dates entre cette relance du débat sur le voile et la mise en place, en mai 2003, du Conseil français du Culte Musulman (CFCM), dont la composition ne se limitait pas à ce qui est socialement qualifié d’ « islam modéré », ce qui déplaisait à certains secteurs de l’opinion publique. De fait, le CFCM fut pratiquement écarté d’un processus qui le concernait pourtant au premier chef.
Rappelons que, suit à un avis du Conseil d’Etat, le port de signes religieux était toléré à l’école, à condition qu’il ne mette en cause ni les horaires, ni les programmes ni la discipline et ne s’accompagne pas de manifestations de prosélytisme . Certains enseignants ont toujours mal admis cette tolérance. Les « affaires de foulards » ont débuté en France à l’automne 1989, quelques mois après la fatwa de l’imam Khomeiny contre Salman Rushdie qui a beaucoup ému le corps enseignant et foulard et révolution iranienne ont été considérés par certains comme relevant de la même logique.
C’est dans ce contexte assez conflictuel que le Président de la République a mis en place une Commission de 20 « Sages » dite « Commission Stasi », du nom de son Président, Bernard Stasi, alors Médiateur de la République, pour réfléchir, de façon générale, sur « l’application du principe de laïcité dans la République ». Cette Commission pouvait tout aussi bien relativiser le problème des signes religieux que le radicaliser. C’est le second aspect qui a prédominé car s’est enclenché ainsi le processus qui a abouti à la loi « relative à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics ». Cette loi y interdit le port de signes manifestant de façon « ostensible » l’appartenance à une religion (15 mars 2004). La circulaire d’application, élaborée par le Ministère de l’Education Nationale, donna d’abord lieu à une « lourde série de cafouillages » . En fait, le Ministère fut tiraillé entre une interprétation large de la loi (tolérance du bandana par exemple) qui aurait permis au CFCM d’appeler à la respecter et une application stricte, réclamée par certains syndicats de chefs d’établissements et d’enseignants. Ces derniers, tout en se défendant d’être des « laïcards rétrogrades » réclamèrent l’application la plus stricte possible de la loi.
La position de ces syndicats a globalement prévalu. Personne ne pouvait prévoir alors comment se passerait la rentrée scolaire de septembre 2004 et, a fortiori, la commémoration du centenaire de la loi de séparation. La préparation de celle-ci était déstabilisée par le rebond conflictuel d’une laïcité que la Commission Stasi voulait, cependant, « apaisée ».
Le but de cette communication consiste à revenir sur le déroulement de la Commission Stasi, de montrer en quoi cette Commission, son travail et les limites de celui-ci, constituent un analyseur de la situation française.
II DE LA COMMISSION STASI
Sociologue et membre de la Commission Stasi, l’auteur de cette communication tente donc de rendre compte d’une observation participante de son fonctionnement. Il s’agit, en particulier, d’expliquer pourquoi un ensemble de personnes, considérées au départ comme très diverses et d’opinions divergentes quant à la laïcité, ont abouti à un vote quasi-unanime (l’auteur de la présente communication ayant, seul, fait exception) en faveur d’un projet de loi interdisant, à l’école publique, les « signes ostensibles » d’appartenance religieuse . Cinq raisons peuvent être mises en avant
Première raison. Diverse au départ dans ses convictions, la Commission a travaillé dans un climat de grande convivialité. Le souhait d’aboutir à un texte unanime, général, et autant que possible équilibré par rapport aux options représentées, a été de plus en plus important. De fait, si l’on prend l’ensemble du texte (150 pages), une part est faite aux principales sensibilités représentées. Pour ne prendre qu’un exemple, il est fait mention à quatre reprises de la notion d’ « accommodement raisonnable » comme voie possible de solution des conflits. Un des usages de cette notion peut, certes, donner lieu à une pertinente critique. Il n’empêche. Stratégiquement, ce qui apparaissait important à ceux qui ont fait inclure cette expression était de donner, en France, une légitimité laïque à cette «expression l’ « accommodement raisonnable, quitte ensuite à l’expliquer plus rigoureusement.
Ce type d’exemples pourrait être multiplié. La Commission a voulu croire que le plus important était le texte qu’elle rédigeait. Ses membres se confortèrent mutuellement dans cette idée grâce à la pratique de la célèbre méthode Coué ! Notons d’ailleurs que le problème des « signes religieux » à l’école publique ayant été examiné par la Commission à la fin de ses travaux , il était clair alors que celle-ci allait adopter des positions libérales sur tous les autres points importants en discussion (statut dit « concordataire » en Alsace-Moselle, écoles privées sous contrat, aumôneries,…). Un membre important de la commission qui craignait qu’un durcissement de la laïcité française atteigne l’Eglise catholique était rassuré. Jeu de dupe, car l’application de la loi a créé, en certains endroits, des problèmes aux aumôneries catholiques, par souci de ne pas paraître avoir une laïcité à géométrie variable.
Seconde raison. Loin d’aboutir à une sorte de moratoire du débat, le temps de travail de la Commission (essentiellement du début de septembre au début de décembre 2003) a été celui d’une exacerbation médiatique et politique. Un problème de voile porté, dans un collège de banlieue parisienne, par deux jeunes-filles (Alma et Lila Lévy), hyper médiatisé, a soulevé des polémiques virulentes . Par ailleurs les responsables politiques n’ont pas attendu la fin des travaux de la Commission pour prendre position en faveur d’une loi, aussi bien à l’UMP qu’au Parti socialiste. Sous l’influence de Laurent Fabius, le Parti socialiste a déposé un projet de loi. A l’UMP, la loi a constitué un enjeu dans la rivalité entre Nicolas Sarkozy (qui y était opposé) et Alain Juppé. Le président Chirac, lui-même, sans prendre explicitement parti, a insisté sur la nécessité de défendre la laïcité. Ces événements extérieurs ont pesé sur la Commission. A également lourdement pesée la montée des actes d’antisémitisme liés à la situation du Proche Orient où le processus de paix a été stoppée. La nécessité de combattre toute manifestation d’antisémitisme était partagée par tous. Le projet de loi proposé est-il en congruence avec cette nécessité ? Il est permis d’en douter.
Troisième raison. Soit depuis le départ, soit en cours de route, en congruence avec l’évolution du contexte, la direction de la Commission a souhaité voir adopter le projet de loi qui a finalement recueilli la quasi-unanimité. Cette direction était double : le président (Bernard Stasi) qui a su créer du lien entre les membres de la Commission et faire régner un climat chaleureux ; le rapporteur (Rémi Schwartz) qui a eu un rôle important dans la sélection des personnes auditionnées et a rédigé une première version du rapport. Autorité de la direction et liberté des débats se sont fort combinés de manière opérationnelle. Peu à peu, les membres de la Commission ont du se situer face à des « vérités » qui prenaient valeur d’évidence.
Quatrième raison.Les auditions ont privilégié les situations à problèmes. Elles se sont prolongées au-delà de ce qui était prévu et le temps de travail de la Commission étant, par ailleurs, raccourci, il n’y a pas eu de séances permettant véritablement une analyse distanciée, une mise en perspective du matériau recueilli. Au lieu d’être pris au sérieux, les témoignages d’acteurs ont souvent été pris pour « argent comptant » . Parfois l’émotion suscitée par des cas douloureux l’a emporté sur l’analyse froide. La quasi-unanimité de la Commission en est alors arrivée à la conviction qu’il existait en France, un « danger islamiste » en augmentation par rapport à la situation d’il y a quelques années et qu’il fallait lui donner un « coup d’arrêt ». Pourtant aucune enquête scientifiquement fondée ne pouvait appuyer cette conviction, seulement des témoignages pas toujours représentatifs.
La Commission n’était pas libre d’inventer le contenu de ce coup d’arrêt. Elle devait répondre à une question qui provenait du débat social et politique. Une réponse négative (pas de loi) serait interprétée, prétendait-on, comme un aveu de faiblesse. Par ailleurs, l’idée d’une certaine équivalence entre la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes et le refus de tolérer le port du foulard a été, de plus en plus, sans débat approfondi, une idée dominante de la Commission, voire une vérité d’évidence qu’il était affectivement difficile de récuser.
Cinquième raison. La Commission a cru équilibrer sa position en élaborant plusieurs autres propositions (26 au total). Une proposition particulièrement novatrice consistait à « prendre en considération les fêtes les plus solennelles des religions les plus représentées ». Il s’agissait de fêter les jours de Kippour et de l’Aïd-El-kébir dans les écoles, à égalité avec les fêtes catholiques et de permettre, dans l’entreprise, par un « crédit de jours fériés » que l’une de ces fêtes ainsi que le Noël orthodoxe, puisse se substituer à un autre jour férié. La Commission a voulu croire que cette proposition avait une chance d’être adoptée et permettrait à son travail de ne pas se réduire à la proposition de loi sur les signes religieux à l’école. Après la remise du rapport, il y a eu, avant la rentrée de septembre 2004, plusieurs déclarations de membres de la Commission exprimant leur déception.
Au total, l’étude du travail de la Commission qu’il faudrait, naturellement approfondir, peut constituer un élément permettant d’analyser comment se constitue une idéologie de groupe, comment peu à peu une idéologie dominante impose son emprise à un ensemble de gens aux convictions diverses.
III LA COMMISSION STASI COMME ANALYSEUR DE LA LAÏCITE FRANCAISE
Il s’agit ici d’avantage de lancer quelques pistes que de proposer une étude complète. Sept pistes sont proposées :
Première piste. Le rapport de la Commission aborde de nombreux points et soulève, à sa manière, différents problèmes qui se posent à l’ensemble de la société française et non à une seule de ces composantes. Ainsi le problème du « communautarisme subi » (p. 99ss.) et des discriminations rampantes (p. 106ss.) . On pourrait donc considérer le rapport Stasi dans sa globalité et, à partir de son examen critique, développer un débat d’ensemble sur la laïcité en France, un siècle après la loi de séparation. C’était l’espoir de la Commission quand elle a rédigé son rapport. Ses membres ont insisté sur le fait qu’il a été élaboré 26 propositions. Cependant, seule la proposition sur l’interdiction des « signes religieux » a fait l’objet d’un vote à part, ce qui montre qu’elle n’était pas mise sur le même plan que les autres. Mais peut-être est-ce là le signe que, actuellement, l’ « actualité » domine la réalité sociale.
Pour le moment, l’espoir de voir pris en compte l’ensemble des propositions a été déçu car le rapport a été réduit au projet de loi, puis dépassé par l’adoption de la loi elle-même, les positions en pour et en contre, et le débat sur la manière dont elle va être appliquée. Il s’est opéré une certaine réduction du problème de la laïcité, au contenu de la loi du 15 mars 2004. Cela écrit, une Haute Autorité contre les discriminations va être mise en place, plus de 20 ans après la création d’un organisme analogue en Grande Bretagne. Aspect significatif, la présidence en reviendra probablement à Bernard Stasi.
Ainsi, on va sans doute se trouver obligé d’affronter le problème des minorités, problème longtemps nié à cause de la référence à l’universalisme abstrait dit « républicain ». Le durcissement de la laïcité peut apparaître ainsi comme un préalable à ce tournant, qui paradoxalement contribue à le rendre possible. La loi de mars 2004 serait, dans cette optique, une sorte d’orgasme républicain préludant à un certain apaisement, une manière plus rationnelle d’envisager les problèmes..
Seconde piste. L’idée d’une diversification des jours fériés n’a pas suscitée de mouvement d’approbation de la part d’une partie de l’opinion publique, ce qui aurait pu induire un débat social. Le refus du politique, toutes tendances confondues, a été net et a été l’objet d’une approbation tacite ou manifeste de l’opinion.Certains ont dénoncé, dans la proposition, un danger de « communautarisme ». Cela induit à une analyse de l’identité française implicite où prend place, comme l’a remarqué en son temps David Martin : « a form of Catholicism without Christianity » ou Jean Paul Willaime en remarquant que la religion civile à la française pouvait être une « catholaïcité », un « syncrétisme laïco-chrétien » . Mais là encore, le problème de la « diversité culturelle » ne peut être complètement évacué. On commence à entendre des propos affirmant que telle ou telle profession (les présentateurs de télévision, la police, etc) doivent être « à l’image de la nation », autrement dit plus diversifiés ethniquement (si l’on prend bien le terme « ethnique » dans un sens non essentialiste, mais comme un construit social).
Troisième piste. En ne mettant pas en cause l’existence de « cultes reconnus » et l’existence de cours confessionnels de religion en Alsace-Moselle, ni la présence d’aumôneries dans les établissements publics, ni les subventions dont bénéficient les écoles privées sous contrat, en restreignant l’interdiction de signes religieux « ostensibles » à la seule école publique, la Commission rend la laïcité plus stricte sur un seul problème. Elle accentue donc le fait que la laïcité soit à « géométrie variable » suivant les régions, les domaines et (en partie) les religions. Cette géométrie variable montre que la laïcité concrète est moins déterminée par la référence à des principes cohérents que par une menace ressentie. On en accorde beaucoup aux Alsaciens, parce qu’ils sont considérés comme ne posant pas de problèmes particuliers, par contre l’islam… Mais la situation particulière faite à l’Alsace–Lorraine s’enracine aussi dans une histoire différente (non seulement entre 1870 et 1918, mais au moment de la Révocation d l’Edit de Nantes), montrant aussi que la laïcité à la française est une construction historique particulière. Peu à peu, difficilement certes, une prise de conscience s’opère chez certains qu’on ne peut pas considérer les caractéristiques propre de la laïcité française à un moment donné de son histoire avec « LA » laïcité.
Quatrième piste.Une certaine contradiction se manifeste dans le rapport de la Commission entre un récit historique qui prend partie pour un « modèle libéral et tolérant » de laïcité contre un autre modèle « combatif et anticlérical » et la description de la situation actuelle plus alarmiste et qui induit des mesures relativement combatives. L’oubli des menaces perçues dans le passé ne conduit guère à prendre ses distances face aux menaces perçues dans le présent. En effet, dans les années qui précédèrent 1905, l’idée que la République se trouvait en danger était forte. Les congrégations et même, pour certains, le catholicisme lui-même avec sa structure hiérarchique (et donc, disait-on, monarchique) comme un péril où, suite au Ralliement, la République se trouvait investie de l’intérieur. La condamnation d’une laïcité historique qui aurait eu des « omissions », des « coups de force » et aurait exercé des « violences symboliques » pourrait bien apparaître boomerang aux historiens de l’avenir. On Peut percevoir, en tout cas, une double tendance ; la minoration, voire l’annulation des menaces ressenties dans le passé ; la majoration des menaces présentes.
Cinquième piste. Les deux institutions considérées comme principalement menacées dans le rapport de la Commission sont l’école et l’hôpital. Ce n’est pas un hasard. Ecole et médecine ont constitué, une légitimation politique des régimes qui se réclamaient de la Révolution française et qui menaient une action laïcisatrice. D’où une certaine « sanctuarisation » de ces institutions. Est-elle toujours tenable aujourd’hui, dans un contexte de développement de l’individualisation (et de la recherche identitaire qui lui est liée), dans le développement de l’idée de « droits de la personne », y compris à l’intérieur des institutions et dans une situation de « consumérisme » engendrée par l’insistance sur la responsabilité de l’individu ? Les impensés de la Commission, notamment sur la mutation des institutions dans l’étape actuelle de la modernité, ne risque-t-elle pas d’être également boomerang ? Le risque existe de demander aux musulmans le respect d’une image de la République, la déférence à l’égard de ses institutions que l’on ne réclame plus des autres couches de la population.
Sixième piste. Il existe un lien entre la crise des institutions, la crise de la distinction public- privé et la crise de l’universel abstrait. Lors de l’établissement de la laïcité en France, l’objectif représenté par les institutions semblait avoir valeur d’évidence : plus de santé par la médecine, plus d’instruction par l’école. Ces institutions se trouvaient légitimées par les rapports étroits que l’on établissait entre science et morale, entre progrès des connaissances et progrès social. Tout débat sur les finalités se trouvait mis entre parenthèse au profit de la recherche d’un ‘comment’ performatif. Aujourd’hui, de façon nouvelle, la question des finalités se repose : le ‘faire’ cède de nouveau la place à ‘l’être’. De là une nouvelle donne du rapport de la religion (et de la philosophie) au social. La présence de représentants de sensibilités religieuses et philosophiques au Comité consultatif national de bioéthique (créé en 1983) est un indice de cette nouvelle situation, fort peu pensée cependant.
Il faut noter que la philosophie, en France, ne sait pas prendre sa place parmi les convictions, contrairement à se qui se passe en Belgique et dans certains autres pays. La philosophie, dont le magistère remplaça, en France, celui de la théologie, a également du mal à se situer par rapport aux sciences humaines. Sa démarche propre se trouve en perte d’universalité, or la philosophie a été considérée comme le couronnement du savoir enseigné par l’école laïque.
Septième piste. En amont des problèmes traités, ne trouve-t-on pas, finalement, la question de l’universel : l’universel peut-il être trouvé par la mise entre parenthèse des particularités ou doit-il se construire à partir d’éléments d’universel existant dans chaque culture ? La France passe, peu à peu de la première réponse à la seconde. Elle le fait en traînant les pieds !
Cependant, la France n’a peut-être pas dit son dernier mot. La loi libérale de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 fut précédée, en 1904, d’une loi très dure contre les congrégations. Il s’est opéré, entre ces deux lois un véritable renversement de perspective : on est passé d’une logique de combat à une logique d’apaisement . Il a donc existé dans l’histoire de la laïcité française des renversements surprenants. Il n’est pas interdit de penser qu’il peut y en avoir encore. Peut-être…
EXCURSUS
Les principaux griefs présentés par la FPF concernaient l’application à la loi de séparation de 1905 de dispositions de la loi de 1901 sur les associations. Cela est un peu compliqué et mérite explication. La loi séparation les Eglises et l’Etat crée, pour l’exercice du culte et l’utilisation de bâtiments cultuels (églises, temples, synagogues, ...) propriétés publiques des associations cultuelles. Ces associations cultuelles ont quelques dispositions spécifiques et, pour le reste, fonctionnent selon les associations loi de 1901. Or les groupements considérés comme des « sectes » ont (sauf exception) des statuts se référant à la loi de 1901. Depuis 1998, les parlementaires (et aussi l’administration), dans l’optique de la lutte contre les sectes, ont durci certains aspects de la loi de 1901, ce qui s’est appliqué aussi à la loi de 1905.
Le protestantisme en a été indirectement touché, beaucoup plus que le catholicisme. En effet, le pape ayant ordonné aux catholiques de refusé la loi de 1905, d’autres lois ont été prises pour ne pas rejeter la pratique du culte catholique dans l’illégalité et, en 1923-1924, un arrangement, avalisé par le Conseil d’Etat, a été trouvé entre le Saint-Siège et le gouvernement français. Selon cet accord, des associations diocésaines, automatiquement présidées par l’évêque, sont considérées comme conforment à la loi de 1905. Or une des modifications les plus gênantes, pour prendre un exemple, consistaient dans l’interdiction pour les associations d’avoir un salarié dans leur conseil d’administration. Le pasteur est membre du conseil presbytéral qui sert de conseil d’administration d’association cultuelle. Certes, des démarches permettent, jusqu’à présent de ne pas appliquer concrètement cette disposition, mais est-ce encore la liberté quand on vit ainsi de façon précaire avec des épées de Damoclès ?
La Fpf a donc notamment demandé à mettre fin à l’automaticité du lien entre la loi de 1901 et celle de 1905 (établi par cette dernière) ce qui a été considéré par certain comme une volonté de quitter le terrain associatif. Il ne s’agissait naturellement pas de cela. Plutôt que de mettre en cause la loi de 1905 elle-même, il aurait mieux valu, à mon avis, montrer d’une part que l’Eglise catholique continue a disposer d’une situation relativement spécifique, ce qui va contre l’égalité proclamée des cultes, d’autre part que, sous couvert de lutte antisectes, des dispositions récentes (et ne datant pas de 1905 !) écornaient la liberté religieuse.
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04/04/2005
LE PRECEDENT DE 1882
Le précédent de 1882
En 1903, lors de la Commission Stasi, certains ont fait allusion à la rupture des débuts de l’école laïque pour justifier l’adoption d’une loi contre le port de signes religieux à l’école publique. Les musulmans d’aujourd’hui pouvaient bien en passer par où les catholiques avaient du en passer au XIXe siècle !
A supposer que l’argument soit valable, il témoigne plus de la mémoire légendaire que de l’histoire scientifique. Certes, une rupture a bien existé, mais de façon plus dialectique qu’en a retenu la mémoire. Un historien réservé à l’égard de la politique suivie par Ferry, Pierre Chevallier (in La séparation de l’Eglise et de l’école, Fayard, 1981), affirme : « La rentrée d’octobre 1882 des écoles primaires publiques eut lieu dans une atmosphère qui ne différa guère des années précédentes ».
On ne doit pourtant pas minimiser l’importance de la loi de mars 1882. Elle laïcise l’enseignement public par trois dispositions :
-l’instruction morale et religieuse est remplacée par l’instruction morale et civique ;
-le droit d’inspection, de surveillance des « ministres des cultes » est supprimé ;
-l’école publique s’arrête un jour par semaine pour faciliter la tenue du catéchisme.
Les deux premières dispositions diminuent l’influence sociale de la religion. On instaure, telle la Belgique en 1879, la neutralité religieuse de l’école ; d’autres pays (comme la Grande Bretagne, par la loi Forster de 1870) avaient gardé un cours non confessionnel de morale chrétienne.
En revanche, la dernière mesure témoigne d’une laïcité qui favorise la liberté de conscience. Cela mécontente des laïques militants. Pour l’un d’eux (C. Duthil, Opportunistes et radicaux, 1882), laisser ainsi une place au « prêtre qui enseignera que 1+1+1=1 (=la Trinité), qu’un gramme de pain est réellement le corps d’un dieu » est « l’œuvre de législateurs qui n’ont aucune conviction ni en morale ni en science ». Mais Ferry serait même allé plus loin dans l’accommodement. Il aurait accepté qu’un cours de religion puisse être donné en dehors des heures scolaires. Il fut battu par une coalition de son aile gauche et de l’opposition de droite (qui jouait la politique du pire, persuadée que plus la loi serait dure, plus les chances d’un renversement de majorité aux élections seraient fortes).
Cet accommodement n’est pas le seul et les débuts de la laïcité de l’école constituent le triomphe du cas par cas. Quand certains veulent enlever les crucifix des écoles laïques, une circulaire réfrène leur ardeur : la loi instaurant la laïcité scolaire n’est pas une « loi de combat » mais « une de ces grandes lois organiques » destinées « à vivre avec le pays. » L’enlèvement des crucifix doit donc se faire « suivant le vœu des populations », à un « moment qu’il est impossible de préciser (sic). » Vingt ans plus tard, coexistaient encore des écoles laïques avec crucifix et d’autres sans crucifix.
Dans un même département les situations étaient contrastées. Ainsi au sud-est du département du Nord, à faible pratique religieuse, la laïcisation fut assez complète. En revanche, là où beaucoup restaient catholiques, crucifix et prières sont maintenues et on accompagne les enfants à la messe. Malgré ceux qui prônent l’égalité devant la loi, ces différences existent également dans le reste de la France.
Il ne s’agit pas seulement d’être tolérant mais aussi de gagner les catholiques à la laïcité et donc de pouvoir les inclure dans les majorités républicaines (Littré parlera des « catholiques du suffrage universel »). Cet irénisme fait partie du conflit des deux France et les catholiques intransigeants le dénoncèrent comme une habileté diabolique : « on ne donne aux populations que la dose d’athéisme (= de laïcité) qu’elles sont capables de supporter » s’indignait un de leur organe de presse en 1886.
Il n’empêche, ce comportement des républicains impliquait de ne pas céder aux jusqu’au-boutistes, de leur imposer une limitation de la laïcisation. Elle signifiait également de ne pas faire de la laïcité un absolu, de tenir compte de ceux qui pouvaient basculer dans un camp ou un autre. On comprend que les plus intransigeants des catholiques aient pesté devant cette intelligence de la situation et lui aient fait le reproche d’être trop habile. Il est malheureusement à craindre que les islamistes radicaux n’aient pas à faire semblable reproche aux auteurs de la loi de mars 2004.
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05/03/2005
COMMEMORATION DE 1905
LA COMMEMORATION OFFICIELLE
DU CENTEN AIRE DE LA SEPARATION
A COMMENCE
ATTENTION A LA VISION DE LA SEPARATION
QUI RISQUE DE S’IMPOSER SUBREPTICEMENT
Le savez-vous ? Le gouvernement a confié la commémoration officielle du centenaire de la séparation à l’Académie des Sciences Morales et politiques. Je n’ai rien contre ce choix. L’ASMP (je vais y revenir) est très qualifiée pour organiser des manifestations scientifiques de qualité et qui vont faire progresser le savoir. La personne qui travaille à la célébration de ce centenaire (sous la direction d’A. Damien, membre de la’ASMP) est Y. Bruley qui a réalisé un très très judicieux choix de textes : 1905, La séparation des Eglises et de l’Etat, les textes fondateurs, édition Perrin.
Je regrette simplement que, contrairement à d’autres commémorations, il n’y ait pas eu la constitution d’un Comité plus large pouvant subventionner diverses manifestations ayant lieu un peu partout en France (c’est ce qui avait eu lieu, notamment, pour le bicentenaire de 1789). Et la « France d’en bas », Monsieur Raffarin, on dirait que vous avez un peu peur de ses initiatives….
Pour le moment, deux manifestations ont eu lieu, toutes deux fort intéressantes, mais réservées à une « élite », et n’ayant guère d’impact social.
La première a été la Cérémonie officielle du 14 février dernier. Il fallait avoir sa carte d’invitation, montrer patte blanche : le Ier Ministre était reçu par l’Académie. On a entendu de forts savants discours…dont on aurait bien aimé pouvoir débattre. Signalons que Pierre Nora, en particulier, a effectué une remarquable analyse de ce que l’on pourrait appeler la « religion civile républicaine » (et… dont l’exposé de Claude Nicolet donnait une illustration…involontaire) et Jean Foyer une analyse nettement plus contestable (cf ci après) et interminablement longue de la loi de séparation. A défaut d’avoir été parmi les « happy fews » invités, on trouvera (bientôt j’espère) ces exposés sur le site officiel du centenaire.
Et Jean-Pierre Raffarin ? Eh bien Jean-Pierre Raffarin a joué, dans cette cérémonie, le rôle de l’Etre Suprême dans la Déclaration des droits de 1789.
Vous savez, selon le Préambule, la Déclaration est faite « en présence et sous les auspices de l’Etre Suprême » …mais ce dernier est muet, passif (alors que dans la déclaration d’Indépendance américaine, Dieu est l’auteur des droits de l’homme : sur cette différence fondamentale entre la France et les Etats-Unis cf la Note dans la Rubrique).
Il en était de même là : la cérémonie s’est effectuée « en présence et sous les auspices » de Jean-Pierre Raffarin, mais il a été muet.
Rentré chez moi, j’ai eu des coups de téléphones de journalistes qui voulaient mes commentaires sur « ce qu’avait dit J-P Raffarin », comme il n’avait rien dit, je leur ai proposé d’indiquer en quoi je n’étais pas d’accord avec la présentation de la séparation faite par Jean Foyer, mais ils m’ont tous dit que puisque Raffarin n’avait pas fait de déclaration, ils n’allaient pas parler de la cérémonie. Ainsi est fabriquée l’information-déformation !
La seconde manifestation a été un Colloque passionnant du 21 au 23 février (malheureusement devant moins de 100 personnes) avec des communications très riches, que là encore on pourra télécharger en consultant le site dès que les communications y seront (chacun apprendra plein de choses, cela vaut vraiment la peine). Là on pouvait débattre, mais on n’a pas disposé de beaucoup de temps.
Tout cela est bel est bon. Mais il me faut dire pourquoi je suis en désaccord avec l’exposé de Jean Foyer et, plus généralement, avec une conception de la séparation qui commence à circuler lors de ce centenaire et qui, faute d’un débat explicite, risque de prendre valeur d’évidence. Ce n’est pas très facile à expliquer, mais je vais quand même tenter de le faire car il s’agit d’un enjeu important et sur le plan de la vision de l’histoire et sur le plan de la vision de la laïcité.
Comment raconter les choses de façon compréhensible aux non spécialistes sans trop les schématiser ? Je le fais, par épisodes, dans ma rubrique « Combes » qui va bientôt se continuer par des Notes sur le processus de séparation. Mais il faut, dès maintenant, que je dise l’essentiel. Comment le faire ?
Bon, on peut dire que longtemps, on a fait du « Petit Père » Combes l’auteur de la séparation des Eglises et de l’Etat pour le meilleur (du côté laïque) et pour le pire (du côté catholique).
On insistait sur la rupture que représentait la séparation. On était plus dans la mémoire que dans l’histoire. On racontait le même récit légendaire, légende dorée laïque ou légende noire catholique.
Pour les laïques, on faisait comme si, en 1905, l’Etat s’était affranchi du catholicisme, avait pris son indépendance grâce à la séparation. Pour les catholiques, la séparation gardait un air de « persécution » et de « spoliation ».
Au niveau de la représentation sociale, il reste bien sûr quelque chose de ces mémoires : allant voir, récemment, ‘ma’ médecin et lui disant que j’avais fort occupé avec le centenaire, elle m’a dit : « ah oui, la loi du petit père Combes ».
Autre exemple : alors que tous les historiens spécialistes du XIXe siècles (et les juristes) insistent depuis longtemps sur le fait que l’Etat est déjà largement laïcisé depuis le début du XIXe siècle, et, sous le régime concordataire, contrôle beaucoup plus l’Eglise catholique qu’il ne dépend d’elle, certains philosophes (Henri Pena Ruiz encore dans sa réédition de Dieu et Marianne) restent dans la vieille perspective de la mémoire laïque. On pourrait sans doute donner encore bien d’autres exemples.
Pour la séparation, certains peinent à passer de la mémoire à l’histoire ou confondent allègrement les deux.
Mais au niveau de l’interprétation savante, de l’histoire historienne, de la problématique universitaire, les choses sont entendues. Plusieurs historiens (et j’en ai été) ont insisté sur le changement de perspective : les véritables pères de la séparation ont été Briand, Jaurès et Pressensé et que la loi adoptée a été d’orientation libérale alors que le projet d’Emile Combes était beaucoup plus strict.
Encore faudrait-il ne pas faire d’Emile Combes un bouc émissaire (cf mes Notes sur Combes). Jean Foyer l’a fait allègrement en assimilant les mesures anticongréganistes à la Révocation de l’Edit de Nantes. Il existe une similitude : l’obligation de se libérer, mais malgré tout, pour tout le reste, c’est très différent et cette assimilation me paraît abusive.
En quoi consiste le libéralisme de la loi de séparation ? J’explique cela plus longuement et dans mon livre Laïcité 1905-2005, entre passion et raison et dans ma contribution à l’ouvrage collectif (qui sort en librairie le 12 mars) : Faut-il réviser la loi de 1905 ?, PUF. J’y renvoie les personnes qui voudraient plus d’infos
Ce libéralisme consiste essentiellement en 2 choses :
D’abord dans les garanties apportées à la liberté de conscience et au libre exercice du culte proclamées dans l’article 1er et assurées ensuite par différents articles
Ensuite, dans l’article 4 qui donne l’assurance que les édifices du culte (= églises, temples, synagogues) propriété publique seront attribués aux associations cultuelles qui « se (conformeront) aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». En clair : l’église catholique d’un lieu sera attribuée aux catholiques qui seront en communion avec leur hiérarchie, même si une majorité d’entre eux (à cet endroit précis) veut faire dissidence.
Autrement dit la République ne favorisera en aucune manière l’éclatement de l’Eglise catholique, le développement de schismes. Et c’était la crainte majeure de la hiérarchie catholique, plus encore que la perte du budget des cultes. La loi prend en compte cet élément fondamental et cela a provoqué de très vifs débats entre républicains libéraux car, pour certains (comme Ferdinand Buisson), cela revenait à transiger avec les principes (le fameux « universalisme abstrait » : ce n’est pas pour rien que Pressensé a ’trouvé’ cet article 4 dans des séparations anglo-saxonnes.
L’opposition républicaine a été telle, que la règle générale émise par l’article 4 été précisée, nuancée par l’article 8 qui dit que l’attribution pourra être contestée devant le Conseil d’Etat qui se « prononcera en tenant compte de toutes les circonstances de fait », ce qui permettait des exceptions (prenons le cas d’une paroisse qui, de façon quasi unanime décide de s’autonomiser, faut-il automatiquement la priver de son lieu de culte ?). Mais Briand a précisé que cela ne changeait pas fondamentalement les choses.
Par contre, à la Séance solennelle, l’orateur a affirmé (malheureusement, on ne dispose pas encore du texte écrit) que l’article 8 annulait l’article 4.
Cela pourrait sembler « pinaillage » de spécialistes. IL N’EN EST RIEN CAR DERRIERE CE DESACCORD (nuance ou annulation de l’article 4), SE CACHE UN ENJEU ESSENTIEL : le refus du pape de la loi de séparation. Prétendre que l’article 8 annule l’article 4 a pour but de justifier le refus papal de la loi et, en conséquence, le fait que l’Eglise catholique ne l’a pas appliquée.
L’aspect consensuel de la séparation va conduire à un double discours :
-la loi a été libérale
-le pape a eu raison de la désavouer
Comment résoudre une telle contradiction ?
En prétendant que c’est grâce au refus du pape que la loi a réellement été libérale !
L’ENJEU EST DOUBLE
Tout d’abord sur le plan de la réalité historique.
Non seulement des catholiques éminents (et notamment des députés de droite comme Denys Cochin qui avait participé aux débats législatifs) voulait l’application de la loi, mais les évêques eux-mêmes, réunis en assemblée (ce que le système concordataire leur interdisait) répondirent « oui » par 48 voix contre 26 à la question : « Est-il possible d’instituer des associations cultuelles à la fois canoniques et légales ? ».
Cette vision tronquée de l’histoire fait donc l’impasse sur le conflit interne à l’Eglise catholique. Certes ce conflit fut résolu par une obéissance quasi unanime au dictat pontifical, mais il n’en a pas moins existé. Il prouve qu’une majorité de l’épiscopat français estimait que la loi n’empêchait pas l’Eglise catholique d’exister comme elle le souhaitait.
Le changement de regard historiographie ne peut laisser indemne la manière de voir le refus de Pie X. Sinon l’objectivité de l’historien s’arrête alors devant l’infaillibilité pontificale.
Le second enjeu concerne la comparaison entre passé et présent, comparaison typique d’une commémoration.
A la Commission Stasi, j’ai entendu certains dirent en substance : la République a obligé les catholiques a respecter la laïcité, il est normal qu’elle fasse de même avec les musulmans.
Quand on tient ce genre de propos, on se fonde en général sur une histoire légendaire, celle qui vous arrange et on ne cherche pas à connaître une histoire plus scientifique.
On tort l’histoire selon son désir et son idéologie. Or, la république s’est montrée particulièrement « bonne fille » puisqu’elle a voté de nouvelles lois empêchant les catholiques de subir les conséquences de l’illégalité dans laquelle le pape les avait volontairement mis (le pape souhaitait aboutir à un « délit de messe » qui aurait été vécu comme une « persécution ». les républicains ont fait preuve de beaucoup de sang-froid pour ne pas tomber dans ce piège).
ATTENTION DONC : soyez attentifs à la façon dont on va raconter l’histoire de la séparation, aux DEFORMATIONS et aux OUBLIS significatifs qui vont être opérés.
A bon entendeur, salut !
Dans la Note ANTICLERICALISME DE COMBES
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cette semaine:
-la radicalisation de la lutte anticongréganiste et la loi de Juillet 1904
-laïcisation et démocratie.
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12:40 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (0)