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19/04/2005

Laïcité 2005

LES MUTATIONS ACTUELLES DE LA LAÏCITE EN FRANCE
APRES LA COMMISSION STASI

Jean Baubérot
(version à ne pas publier ; communication présentée à Montréal)




I VERS LE CENTENAIRE DE LA LOI DE 1905 :

Alors que la plupart des observateurs s’attendaient à une progressive montée en puissance de la commémoration de la loi établissant, le 9 décembre 1905, la séparation des Eglises et de l’Etat, celle-ci a débuté dès l’automne 2002-2003 par un débat social lancé, de façon un peu surprenante, par la Fédération Protestante de France, sur le sujet suivant : « faut-il modifier la loi de 1905 ? » . Les arguments présentés par la FPF n’étaient pas sans pertinence (cf l’Excursus à la fin de ce texte) car ils montraient un traitement inégal des différentes religions, mais celle-ci avait commis deux erreurs. D’abord la plupart des faits discriminants qu’elle exposait ne provenaient pas de la loi de 1905 elle-même. Il s’agissait de mesures législatives ou administratives, souvent d’ordre financier, prises ces dernières années dans le cadre de mesures visant sois disant les « sectes ». Il aurait mieux valu montrer explicitement comment, sous couvert de lutte anti-secte, la liberté religieuse était écornée, plutôt que de mettre en cause la loi de 1905. En effet, l’instance représentative du protestantisme avait sous estimé la charge symbolique d’une telle question. Aux yeux de l’opinion publique prétendre modifier la loi apparaissait comme contester le pacte laïque que celle-ci a permis d’instaurer .
Certes, deux ou trois mesures demandées par la FPF concernait effectivement la loi. Mais l’Eglise catholique, refusa à l’époque de se soumettre à la loi et obtint des aménagements (lois de 1907 et 1908, accords de 1923-1924) qui furent considérés par le Conseil d’Etat comme conformes à la loi . Finalement n’étaient réclamés que quelques aménagements analogues. La seconde erreur fut donc de ne pas insister sur cette épaisseur historique de la loi de 1905 Invoquer le principe de l’égalité de traitement et réclamer qu’il soit effectif aurait suffi.
Le paradoxe issu de ces deux erreurs fut que l’Eglise catholique put facilement apparaître comme le meilleur soutien d’une loi qu’elle avait pourtant combattu avec pugnacité et dont elle vantait, à présent, le libéralisme.

Au printemps 2003, les responsables politiques se sont en général prononcés contre la modification d’une loi, devenue un patrimoine national. On pouvait croire alors que le schéma prévu allait se dérouler et que la commémoration comporterait un aspect quasi-consensuel, analogue à celui du bicentenaire de la Révolution de 1789, et permettant, comme en 1989, une célébration apaisée d’une histoire conflictuelle. Pourtant le débat rebondit très rapidement avec la demande de certains enseignants, disposants de relais politiques et médiatiques, d’une loi interdisant les signes religieux à l’école. Naturellement, le « foulard islamique » était tout particulièrement visé.
Sans doute faut-il voir davantage qu’une coïncidence de dates entre cette relance du débat sur le voile et la mise en place, en mai 2003, du Conseil français du Culte Musulman (CFCM), dont la composition ne se limitait pas à ce qui est socialement qualifié d’ « islam modéré », ce qui déplaisait à certains secteurs de l’opinion publique. De fait, le CFCM fut pratiquement écarté d’un processus qui le concernait pourtant au premier chef.

Rappelons que, suit à un avis du Conseil d’Etat, le port de signes religieux était toléré à l’école, à condition qu’il ne mette en cause ni les horaires, ni les programmes ni la discipline et ne s’accompagne pas de manifestations de prosélytisme . Certains enseignants ont toujours mal admis cette tolérance. Les « affaires de foulards » ont débuté en France à l’automne 1989, quelques mois après la fatwa de l’imam Khomeiny contre Salman Rushdie qui a beaucoup ému le corps enseignant et foulard et révolution iranienne ont été considérés par certains comme relevant de la même logique.

C’est dans ce contexte assez conflictuel que le Président de la République a mis en place une Commission de 20 « Sages » dite « Commission Stasi », du nom de son Président, Bernard Stasi, alors Médiateur de la République, pour réfléchir, de façon générale, sur « l’application du principe de laïcité dans la République ». Cette Commission pouvait tout aussi bien relativiser le problème des signes religieux que le radicaliser. C’est le second aspect qui a prédominé car s’est enclenché ainsi le processus qui a abouti à la loi « relative à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics ». Cette loi y interdit le port de signes manifestant de façon « ostensible » l’appartenance à une religion (15 mars 2004). La circulaire d’application, élaborée par le Ministère de l’Education Nationale, donna d’abord lieu à une « lourde série de cafouillages » . En fait, le Ministère fut tiraillé entre une interprétation large de la loi (tolérance du bandana par exemple) qui aurait permis au CFCM d’appeler à la respecter et une application stricte, réclamée par certains syndicats de chefs d’établissements et d’enseignants. Ces derniers, tout en se défendant d’être des « laïcards rétrogrades » réclamèrent l’application la plus stricte possible de la loi.
La position de ces syndicats a globalement prévalu. Personne ne pouvait prévoir alors comment se passerait la rentrée scolaire de septembre 2004 et, a fortiori, la commémoration du centenaire de la loi de séparation. La préparation de celle-ci était déstabilisée par le rebond conflictuel d’une laïcité que la Commission Stasi voulait, cependant, « apaisée ».
Le but de cette communication consiste à revenir sur le déroulement de la Commission Stasi, de montrer en quoi cette Commission, son travail et les limites de celui-ci, constituent un analyseur de la situation française.

II DE LA COMMISSION STASI

Sociologue et membre de la Commission Stasi, l’auteur de cette communication tente donc de rendre compte d’une observation participante de son fonctionnement. Il s’agit, en particulier, d’expliquer pourquoi un ensemble de personnes, considérées au départ comme très diverses et d’opinions divergentes quant à la laïcité, ont abouti à un vote quasi-unanime (l’auteur de la présente communication ayant, seul, fait exception) en faveur d’un projet de loi interdisant, à l’école publique, les « signes ostensibles » d’appartenance religieuse . Cinq raisons peuvent être mises en avant

Première raison. Diverse au départ dans ses convictions, la Commission a travaillé dans un climat de grande convivialité. Le souhait d’aboutir à un texte unanime, général, et autant que possible équilibré par rapport aux options représentées, a été de plus en plus important. De fait, si l’on prend l’ensemble du texte (150 pages), une part est faite aux principales sensibilités représentées. Pour ne prendre qu’un exemple, il est fait mention à quatre reprises de la notion d’ « accommodement raisonnable » comme voie possible de solution des conflits. Un des usages de cette notion peut, certes, donner lieu à une pertinente critique. Il n’empêche. Stratégiquement, ce qui apparaissait important à ceux qui ont fait inclure cette expression était de donner, en France, une légitimité laïque à cette «expression l’ « accommodement raisonnable, quitte ensuite à l’expliquer plus rigoureusement.
Ce type d’exemples pourrait être multiplié. La Commission a voulu croire que le plus important était le texte qu’elle rédigeait. Ses membres se confortèrent mutuellement dans cette idée grâce à la pratique de la célèbre méthode Coué ! Notons d’ailleurs que le problème des « signes religieux » à l’école publique ayant été examiné par la Commission à la fin de ses travaux , il était clair alors que celle-ci allait adopter des positions libérales sur tous les autres points importants en discussion (statut dit « concordataire » en Alsace-Moselle, écoles privées sous contrat, aumôneries,…). Un membre important de la commission qui craignait qu’un durcissement de la laïcité française atteigne l’Eglise catholique était rassuré. Jeu de dupe, car l’application de la loi a créé, en certains endroits, des problèmes aux aumôneries catholiques, par souci de ne pas paraître avoir une laïcité à géométrie variable.

Seconde raison. Loin d’aboutir à une sorte de moratoire du débat, le temps de travail de la Commission (essentiellement du début de septembre au début de décembre 2003) a été celui d’une exacerbation médiatique et politique. Un problème de voile porté, dans un collège de banlieue parisienne, par deux jeunes-filles (Alma et Lila Lévy), hyper médiatisé, a soulevé des polémiques virulentes . Par ailleurs les responsables politiques n’ont pas attendu la fin des travaux de la Commission pour prendre position en faveur d’une loi, aussi bien à l’UMP qu’au Parti socialiste. Sous l’influence de Laurent Fabius, le Parti socialiste a déposé un projet de loi. A l’UMP, la loi a constitué un enjeu dans la rivalité entre Nicolas Sarkozy (qui y était opposé) et Alain Juppé. Le président Chirac, lui-même, sans prendre explicitement parti, a insisté sur la nécessité de défendre la laïcité. Ces événements extérieurs ont pesé sur la Commission. A également lourdement pesée la montée des actes d’antisémitisme liés à la situation du Proche Orient où le processus de paix a été stoppée. La nécessité de combattre toute manifestation d’antisémitisme était partagée par tous. Le projet de loi proposé est-il en congruence avec cette nécessité ? Il est permis d’en douter.

Troisième raison. Soit depuis le départ, soit en cours de route, en congruence avec l’évolution du contexte, la direction de la Commission a souhaité voir adopter le projet de loi qui a finalement recueilli la quasi-unanimité. Cette direction était double : le président (Bernard Stasi) qui a su créer du lien entre les membres de la Commission et faire régner un climat chaleureux ; le rapporteur (Rémi Schwartz) qui a eu un rôle important dans la sélection des personnes auditionnées et a rédigé une première version du rapport. Autorité de la direction et liberté des débats se sont fort combinés de manière opérationnelle. Peu à peu, les membres de la Commission ont du se situer face à des « vérités » qui prenaient valeur d’évidence.

Quatrième raison.Les auditions ont privilégié les situations à problèmes. Elles se sont prolongées au-delà de ce qui était prévu et le temps de travail de la Commission étant, par ailleurs, raccourci, il n’y a pas eu de séances permettant véritablement une analyse distanciée, une mise en perspective du matériau recueilli. Au lieu d’être pris au sérieux, les témoignages d’acteurs ont souvent été pris pour « argent comptant » . Parfois l’émotion suscitée par des cas douloureux l’a emporté sur l’analyse froide. La quasi-unanimité de la Commission en est alors arrivée à la conviction qu’il existait en France, un « danger islamiste » en augmentation par rapport à la situation d’il y a quelques années et qu’il fallait lui donner un « coup d’arrêt ». Pourtant aucune enquête scientifiquement fondée ne pouvait appuyer cette conviction, seulement des témoignages pas toujours représentatifs.
La Commission n’était pas libre d’inventer le contenu de ce coup d’arrêt. Elle devait répondre à une question qui provenait du débat social et politique. Une réponse négative (pas de loi) serait interprétée, prétendait-on, comme un aveu de faiblesse. Par ailleurs, l’idée d’une certaine équivalence entre la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes et le refus de tolérer le port du foulard a été, de plus en plus, sans débat approfondi, une idée dominante de la Commission, voire une vérité d’évidence qu’il était affectivement difficile de récuser.

Cinquième raison. La Commission a cru équilibrer sa position en élaborant plusieurs autres propositions (26 au total). Une proposition particulièrement novatrice consistait à « prendre en considération les fêtes les plus solennelles des religions les plus représentées ». Il s’agissait de fêter les jours de Kippour et de l’Aïd-El-kébir dans les écoles, à égalité avec les fêtes catholiques et de permettre, dans l’entreprise, par un « crédit de jours fériés » que l’une de ces fêtes ainsi que le Noël orthodoxe, puisse se substituer à un autre jour férié. La Commission a voulu croire que cette proposition avait une chance d’être adoptée et permettrait à son travail de ne pas se réduire à la proposition de loi sur les signes religieux à l’école. Après la remise du rapport, il y a eu, avant la rentrée de septembre 2004, plusieurs déclarations de membres de la Commission exprimant leur déception.

Au total, l’étude du travail de la Commission qu’il faudrait, naturellement approfondir, peut constituer un élément permettant d’analyser comment se constitue une idéologie de groupe, comment peu à peu une idéologie dominante impose son emprise à un ensemble de gens aux convictions diverses.

III LA COMMISSION STASI COMME ANALYSEUR DE LA LAÏCITE FRANCAISE

Il s’agit ici d’avantage de lancer quelques pistes que de proposer une étude complète. Sept pistes sont proposées :

Première piste. Le rapport de la Commission aborde de nombreux points et soulève, à sa manière, différents problèmes qui se posent à l’ensemble de la société française et non à une seule de ces composantes. Ainsi le problème du « communautarisme subi » (p. 99ss.) et des discriminations rampantes (p. 106ss.) . On pourrait donc considérer le rapport Stasi dans sa globalité et, à partir de son examen critique, développer un débat d’ensemble sur la laïcité en France, un siècle après la loi de séparation. C’était l’espoir de la Commission quand elle a rédigé son rapport. Ses membres ont insisté sur le fait qu’il a été élaboré 26 propositions. Cependant, seule la proposition sur l’interdiction des « signes religieux » a fait l’objet d’un vote à part, ce qui montre qu’elle n’était pas mise sur le même plan que les autres. Mais peut-être est-ce là le signe que, actuellement, l’ « actualité » domine la réalité sociale.
Pour le moment, l’espoir de voir pris en compte l’ensemble des propositions a été déçu car le rapport a été réduit au projet de loi, puis dépassé par l’adoption de la loi elle-même, les positions en pour et en contre, et le débat sur la manière dont elle va être appliquée. Il s’est opéré une certaine réduction du problème de la laïcité, au contenu de la loi du 15 mars 2004. Cela écrit, une Haute Autorité contre les discriminations va être mise en place, plus de 20 ans après la création d’un organisme analogue en Grande Bretagne. Aspect significatif, la présidence en reviendra probablement à Bernard Stasi.

Ainsi, on va sans doute se trouver obligé d’affronter le problème des minorités, problème longtemps nié à cause de la référence à l’universalisme abstrait dit « républicain ». Le durcissement de la laïcité peut apparaître ainsi comme un préalable à ce tournant, qui paradoxalement contribue à le rendre possible. La loi de mars 2004 serait, dans cette optique, une sorte d’orgasme républicain préludant à un certain apaisement, une manière plus rationnelle d’envisager les problèmes..

Seconde piste. L’idée d’une diversification des jours fériés n’a pas suscitée de mouvement d’approbation de la part d’une partie de l’opinion publique, ce qui aurait pu induire un débat social. Le refus du politique, toutes tendances confondues, a été net et a été l’objet d’une approbation tacite ou manifeste de l’opinion.Certains ont dénoncé, dans la proposition, un danger de « communautarisme ». Cela induit à une analyse de l’identité française implicite où prend place, comme l’a remarqué en son temps David Martin : « a form of Catholicism without Christianity » ou Jean Paul Willaime en remarquant que la religion civile à la française pouvait être une « catholaïcité », un « syncrétisme laïco-chrétien » . Mais là encore, le problème de la « diversité culturelle » ne peut être complètement évacué. On commence à entendre des propos affirmant que telle ou telle profession (les présentateurs de télévision, la police, etc) doivent être « à l’image de la nation », autrement dit plus diversifiés ethniquement (si l’on prend bien le terme « ethnique » dans un sens non essentialiste, mais comme un construit social).

Troisième piste. En ne mettant pas en cause l’existence de « cultes reconnus » et l’existence de cours confessionnels de religion en Alsace-Moselle, ni la présence d’aumôneries dans les établissements publics, ni les subventions dont bénéficient les écoles privées sous contrat, en restreignant l’interdiction de signes religieux « ostensibles » à la seule école publique, la Commission rend la laïcité plus stricte sur un seul problème. Elle accentue donc le fait que la laïcité soit à « géométrie variable » suivant les régions, les domaines et (en partie) les religions. Cette géométrie variable montre que la laïcité concrète est moins déterminée par la référence à des principes cohérents que par une menace ressentie. On en accorde beaucoup aux Alsaciens, parce qu’ils sont considérés comme ne posant pas de problèmes particuliers, par contre l’islam… Mais la situation particulière faite à l’Alsace–Lorraine s’enracine aussi dans une histoire différente (non seulement entre 1870 et 1918, mais au moment de la Révocation d l’Edit de Nantes), montrant aussi que la laïcité à la française est une construction historique particulière. Peu à peu, difficilement certes, une prise de conscience s’opère chez certains qu’on ne peut pas considérer les caractéristiques propre de la laïcité française à un moment donné de son histoire avec « LA » laïcité.

Quatrième piste.Une certaine contradiction se manifeste dans le rapport de la Commission entre un récit historique qui prend partie pour un « modèle libéral et tolérant » de laïcité contre un autre modèle « combatif et anticlérical » et la description de la situation actuelle plus alarmiste et qui induit des mesures relativement combatives. L’oubli des menaces perçues dans le passé ne conduit guère à prendre ses distances face aux menaces perçues dans le présent. En effet, dans les années qui précédèrent 1905, l’idée que la République se trouvait en danger était forte. Les congrégations et même, pour certains, le catholicisme lui-même avec sa structure hiérarchique (et donc, disait-on, monarchique) comme un péril où, suite au Ralliement, la République se trouvait investie de l’intérieur. La condamnation d’une laïcité historique qui aurait eu des « omissions », des « coups de force » et aurait exercé des « violences symboliques » pourrait bien apparaître boomerang aux historiens de l’avenir. On Peut percevoir, en tout cas, une double tendance ; la minoration, voire l’annulation des menaces ressenties dans le passé ; la majoration des menaces présentes.

Cinquième piste. Les deux institutions considérées comme principalement menacées dans le rapport de la Commission sont l’école et l’hôpital. Ce n’est pas un hasard. Ecole et médecine ont constitué, une légitimation politique des régimes qui se réclamaient de la Révolution française et qui menaient une action laïcisatrice. D’où une certaine « sanctuarisation » de ces institutions. Est-elle toujours tenable aujourd’hui, dans un contexte de développement de l’individualisation (et de la recherche identitaire qui lui est liée), dans le développement de l’idée de « droits de la personne », y compris à l’intérieur des institutions et dans une situation de « consumérisme » engendrée par l’insistance sur la responsabilité de l’individu ? Les impensés de la Commission, notamment sur la mutation des institutions dans l’étape actuelle de la modernité, ne risque-t-elle pas d’être également boomerang ? Le risque existe de demander aux musulmans le respect d’une image de la République, la déférence à l’égard de ses institutions que l’on ne réclame plus des autres couches de la population.

Sixième piste. Il existe un lien entre la crise des institutions, la crise de la distinction public- privé et la crise de l’universel abstrait. Lors de l’établissement de la laïcité en France, l’objectif représenté par les institutions semblait avoir valeur d’évidence : plus de santé par la médecine, plus d’instruction par l’école. Ces institutions se trouvaient légitimées par les rapports étroits que l’on établissait entre science et morale, entre progrès des connaissances et progrès social. Tout débat sur les finalités se trouvait mis entre parenthèse au profit de la recherche d’un ‘comment’ performatif. Aujourd’hui, de façon nouvelle, la question des finalités se repose : le ‘faire’ cède de nouveau la place à ‘l’être’. De là une nouvelle donne du rapport de la religion (et de la philosophie) au social. La présence de représentants de sensibilités religieuses et philosophiques au Comité consultatif national de bioéthique (créé en 1983) est un indice de cette nouvelle situation, fort peu pensée cependant.
Il faut noter que la philosophie, en France, ne sait pas prendre sa place parmi les convictions, contrairement à se qui se passe en Belgique et dans certains autres pays. La philosophie, dont le magistère remplaça, en France, celui de la théologie, a également du mal à se situer par rapport aux sciences humaines. Sa démarche propre se trouve en perte d’universalité, or la philosophie a été considérée comme le couronnement du savoir enseigné par l’école laïque.

Septième piste. En amont des problèmes traités, ne trouve-t-on pas, finalement, la question de l’universel : l’universel peut-il être trouvé par la mise entre parenthèse des particularités ou doit-il se construire à partir d’éléments d’universel existant dans chaque culture ? La France passe, peu à peu de la première réponse à la seconde. Elle le fait en traînant les pieds !

Cependant, la France n’a peut-être pas dit son dernier mot. La loi libérale de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 fut précédée, en 1904, d’une loi très dure contre les congrégations. Il s’est opéré, entre ces deux lois un véritable renversement de perspective : on est passé d’une logique de combat à une logique d’apaisement . Il a donc existé dans l’histoire de la laïcité française des renversements surprenants. Il n’est pas interdit de penser qu’il peut y en avoir encore. Peut-être…




EXCURSUS

Les principaux griefs présentés par la FPF concernaient l’application à la loi de séparation de 1905 de dispositions de la loi de 1901 sur les associations. Cela est un peu compliqué et mérite explication. La loi séparation les Eglises et l’Etat crée, pour l’exercice du culte et l’utilisation de bâtiments cultuels (églises, temples, synagogues, ...) propriétés publiques des associations cultuelles. Ces associations cultuelles ont quelques dispositions spécifiques et, pour le reste, fonctionnent selon les associations loi de 1901. Or les groupements considérés comme des « sectes » ont (sauf exception) des statuts se référant à la loi de 1901. Depuis 1998, les parlementaires (et aussi l’administration), dans l’optique de la lutte contre les sectes, ont durci certains aspects de la loi de 1901, ce qui s’est appliqué aussi à la loi de 1905.
Le protestantisme en a été indirectement touché, beaucoup plus que le catholicisme. En effet, le pape ayant ordonné aux catholiques de refusé la loi de 1905, d’autres lois ont été prises pour ne pas rejeter la pratique du culte catholique dans l’illégalité et, en 1923-1924, un arrangement, avalisé par le Conseil d’Etat, a été trouvé entre le Saint-Siège et le gouvernement français. Selon cet accord, des associations diocésaines, automatiquement présidées par l’évêque, sont considérées comme conforment à la loi de 1905. Or une des modifications les plus gênantes, pour prendre un exemple, consistaient dans l’interdiction pour les associations d’avoir un salarié dans leur conseil d’administration. Le pasteur est membre du conseil presbytéral qui sert de conseil d’administration d’association cultuelle. Certes, des démarches permettent, jusqu’à présent de ne pas appliquer concrètement cette disposition, mais est-ce encore la liberté quand on vit ainsi de façon précaire avec des épées de Damoclès ?
La Fpf a donc notamment demandé à mettre fin à l’automaticité du lien entre la loi de 1901 et celle de 1905 (établi par cette dernière) ce qui a été considéré par certain comme une volonté de quitter le terrain associatif. Il ne s’agissait naturellement pas de cela. Plutôt que de mettre en cause la loi de 1905 elle-même, il aurait mieux valu, à mon avis, montrer d’une part que l’Eglise catholique continue a disposer d’une situation relativement spécifique, ce qui va contre l’égalité proclamée des cultes, d’autre part que, sous couvert de lutte antisectes, des dispositions récentes (et ne datant pas de 1905 !) écornaient la liberté religieuse.




Commentaires

Bonjour,
Vous dressez, pour définir la notion de laïcité, dans la rubrique « Europe et laïcité », un « périmètre de la laïcité », qui comprend trois composantes : « le respect de la liberté de conscience et de sa pratique collective », « la non domination de la religion sur l’Etat et la société » et « l’égalité des religions et des convictions ». Tout en étant conscient de l’incompatibilité de ces objectifs (vous les définissez vous même ainsi), vous semblez prendre prioritairement parti pour ce premier objectif : la liberté de conscience. En évoquant Jules Ferry, père de laïcité française, vous n’en faites aucun doute : je vous cite : « La laïcité n’est donc pas une « exception française ». D’ailleurs Jules Ferry, avant de laïciser l’école publique avait fait effectuer par ses services une enquête pour savoir comment les pays qui avaient instauré l’obligation scolaire respectaient la liberté de conscience ».
Pourtant, la liberté de conscience est acquise en France depuis quelques temps, d’abord dans les mentalités puis concrétisée par des lois après la Révolution Française. La défense de la liberté de conscience, comme si il en était encore besoin, est aujourd’hui en France une page tournée de notre Histoire. Mais il reste, et c’est ce qui me semble invraisemblable, l’ « argument choc » des tenants de la laïcité française, de sorte que l’on a aujourd’hui tendance à confondre, en France, laïcité et liberté religieuse, alors qu’elle devrait plutôt être comprise en terme de neutralité.
Il est évident qu ‘avant même 1905, date à laquelle a été promulguée la loi de « séparation des Eglises et de l’Etat », qui selon vous marque un pas essentiel de la laïcité en France, catholiques, protestants et juifs pouvaient librement pratiquer leur religion. Or 1905 sonne aujourd’hui, et spécialement à l’approche du centième anniversaire de l’événement, comme l’acte de naissance de la France laïque. Mais ne nous trompons pas de commémoration, il serait bon, même si c’est évident, de le rappeler : 2005 ne sera pas l’anniversaire de la liberté de conscience en France, 2005 sera l’anniversaire d’une réforme institutionnelle, qu’aucun pays européen n’a entrepris, même aujourd’hui, puisque nous sommes une exception européenne en terme de non-ingérence de la religion dans la société. Serions nous le seul pays laïque d’Europe ? La réponse ne pourrait être que négative, au vu de l’amalgame que fait l’opinion publique française entre laïcité et liberté religieuse. Pourtant, lorsque cette même opinion publique évoque les pays non-laïques, elle a tendance à évoquer des pays répressifs, qui, sous prétexte d’une religion d’Etat, en fait des théocraties, menacent la liberté de conscience ; or, rien de tel en Union Européenne !
D’où deux possibilités : soit nous sommes le seul pays européen laïque, soit notre laïcité n’a pas tant à voir avec la séparation absolue des institutions laïques et religieuses, comme c’est le cas (uniquement) en France.
2005 sera donc le centième anniversaire d’une loi qui nous place une fois de plus dans une délicate situation d’exception européenne, convaincue non sans un certain autisme de la supériorité du système qu’elle propose…

Écrit par : Matthias Renault | 26/04/2005

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