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29/05/2007

L'IDENTITE NATIONALE ET LES COUCHES NOUVELLES DE LA REPUBLIQUE

Je reprends et termine (car j’ai d’autres Notes –passionnantes, n’en doutez pas !- en tête) la petite série de Notes sur l’identité nationale. Donc accrochez-vous, cela risque d'être un peu long. Mais la question est importante.

Je rappelle que les 2 précédentes Notes sur ce sujet datent du 9 mai et du 21 mai. Pour les retrouver facilement, cliquer dans la rubrique « Catégorie » sur « Laïcité et crise de l’identité française » et vous aurez, en déroulé, d’abord la seconde Note et ensuite la première : le monde étant à l’envers, cul par-dessus tête, je le remets à l’engauche (plus qu’à « l’endroit », vu mes convictions politiques) par ce moyen subtil !

Résumé des 2 chapitres précédents :

Donc j’avais expliqué (Note 1) que le conflit qui a historiquement construit la laïcité française a porté sur l’identité nationale (2 visions de la France : la France « fille aînée de l’Eglise » catholique, la France moderne, fille de la Révolution française, porteuse des valeurs de 1789) ; mais aussi (Note 2) qu’avec l’importance et l’attractivité du marxisme et du communisme en France au XXe siècle, cela s’était redoublé un conflit politique sur l’identité nationale : la France, partie prenante à sa manière du « monde libre » (c'est-à-dire anticommuniste) ou « République bourgeoise » à libérer du capitalisme.

A ce propos, remarquons qu’on a jeté le bébé avec l’eau du bain : on ne lit plus Marx, on ne se réfère plus à Marx, et c’est bien dommage car beaucoup de ces critiques gardent une certaine pertinence : il faudrait savoir lire Marx sans être marxiste, pouvoir s’y référer sans en faire le critère de sa pensée. Mais de cela nous reparlerons peut-être une autre fois.

Pour le moment l’important est la conclusion à laquelle ma 2ème Note était parvenue : la défaite des laïques dans la « querelle scolaire » (1982-1984), le déclin du marxisme et la chute du Mur de Berlin (1989) font, que (globalement) au même moment se termine le double conflit sur l’identité nationale.

Suite des 2 Notes précédentes :

Mais la fin de ces 2 conflits ne signifie pas que, miraculeusement, l’identité nationale soit devenue l’objet d’un solide consensus. Au contraire, car le présent de chaque société est imprégné d’histoire. Et la conclusion qui peut être tirée du récit qui vient d’être résumé est la tension qui existe, en France, entre l’Etat et la nation.

L’Etat est une réalité ancienne et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort, centralisé. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat (et le jacobinisme, on l’oublie trop souvent, s’est emboîté sur la conception absolutiste de la monarchie et l’a perpétré d’une certaine manière).

Mais, autre impensé, c’est l’autoritarisme napoléonien qui a trié dans les changements opérés par la Révolution et a stabilisé ceux qu’il a choisi de conserver (souvent en les orientant à sa manière). Bien des aspects que les néo-républicains exaltent sont en fait des constructions de Napoléon Bonaparte, proviennent du Consulat et de l’Empire. Il y aurait beaucoup à dire sur l’école dite « républicaine » à ce propos.

Enfin, la IIIe République, elle-même, voulant s’installer comme régime définitif de la France (les 2 1ères n’avaient duré que quelques années) a utilisé ce triple héritage (monarchique absolu, jacobin, napoléonien). Odile Rudelle a inventé une expression intéressante, celle de « République absolue », dans un savant ouvrage paru en 1989 aux éditions de la Sorbonne.

Donc l’Etat est une réalité ancienne et forte. . En revanche, nous l’avons vu, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité. L’identité nationale a été (notamment) profondément ébranlée par le processus de laïcisation. Mais inversement, les tentatives de ‘retour en arrière’ ont été vécues comme des « menaces » Les blessures des deux camps ne se sont que progressivement (et peut-être incomplètement) cicatrisées au cours du XXe siècle.

Cette identité nationale est donc fragile. D’où la tentation récurrente de créer une sorte de religion civile républicaine qui l’exalte, la magnifie, compense par de l’inflation idéologique sa fragilité historique. D’où également la volonté pour l’Etat (républicain) d’enseigner la nation par l’école.

Cela explique que les conflits les plus violents et les plus récurrents, concernant la laïcité, n’ont pas concerné le rapport religion-Etat, mais l’école, c'est-à-dire (en fait) le rapport (enseignant) de l’Etat à la nation.

Cela d’autant plus que l’identité nationale se relie, en France, assez directement au politique. Elle s’incarne, depuis 125 ans environ, à la fois par la République et la laïcité qui ne constituent pas seulement, dans ce pays, un régime politique et une gestion des rapports religion-Etat-nation dans la cité mais aussi, profondément des « valeurs », au sens sociologique du terme.

Longtemps conflictuelles, ces « valeurs » peuvent apparaître maintenant comme consensuelles, mais  (nous venons de le voir) ce consensus est particulièrement fragile car il n’a que peu d’épaisseur historique.

Le rapport à la république et à la laïcité est donc un rapport facilement passionnel : derrière l’apaisement, le feu de la passion couve encore. Et il est nécessaire d’intégrer cet arrière fond de fragilité identitaire et de passion identitaire pour pouvoir analyser, de façon pertinente, la situation présente.

Cette situation est celle d’un troisième seuil de laïcisation. Elle a émergé des années 1960 à la fin des années 1980. Durand cette période, la France a subi, notamment, trois bouleversements que l’on peut typifier par trois dates : 1962, 1968, 1989.

La première date, 1962, est la fin de la guerre d’Algérie. Elle se termine par l’accession à l’indépendance de ce fleuron colonial de la France. La « Communauté »,  prévue par la Constitution de la Ve République, ne va pas exister ; c’est la fin de l’Empire colonial français. Car la République était aussi Empire et là à la citoyenneté correspondait la sujétition, à la laïcité une logique de communautés.

L’Etat républicain a socialisé les petits Français à la République en leur apprenant que celle-ci était aussi un grand Empire (plus grand encore que celui de Napoléon !) et, dans les ouvrages scolaires de géographie, il y avait des cartes du monde avec des tâches violettes qui montraient tous les territoire « français ». La « généreuse » France, nation universelle porteuse des droits de l’homme, était aussi la puissante France !

La seconde date, 1968, est celle de la révolte anti-institutionnelle des étudiants. Il se produit une mise en cause explicite des structures d’autorités (les sociologues constatent un changement implicite, un renversement des indicateurs à ce sujet à partir de 1965), notamment de l’autorité à l’école. Or puisque par l’école, telle qu’elle fonctionnait jusqu’alors, l’Etat enseignait la nation, cette contestation atteint (indirectement) l’Etat républicain, en son pouvoir d’enseigner, de socialiser la nation.

Ce n’est pas pour rien que Nicolas Sarkozy a terminé sa campagne par une diatribe contre Mai 68. Paradoxalement, c’était moins éloigné que cela en avait l’air de l’invocation de Jaurès et de Blum. Ou plutôt, c’était (de son point de vue) plus rassembleur : non seulement la droite déteste les contestations de Mai 68, mais la gauche néo-républicaine elle-même tourne le dos à Mai 68, alors même que certains de ses membres connus ont été parmi les artisans de Mai 68.

Quand ils étaient étudiants, ces personnes ont contesté l’autorité a priori, l’autorité par essence. Devenus des personnes établies, satisfaites, installées dans la société, pour tout dire conformistes, ils estiment que ces salauds de jeunes n’ont pas a contester leur autorité, l’Autorité !

Mais, en fait même si l’utopie de 1968 a en bonne partie disparu, de l’irréversible a été créé. Et, précisément, cet irréversible désutopisée  induit une profonde déstabilisation de « l’école républicaine », et donc une déstabilisation du rapport Etat-nation.

En 1989, on peut repérer, sur le plan international, deux événements importants aux conséquences « françaises » significatives.

D’abord,  à l’automne, le mur de Berlin s’écroule, créant les conditions d’une nouvelle donne mondialisée, mais impliquant aussi un transfert de la menace ressentie. En effet, autre événement, en février, dix ans après le succès de la Révolution iranienne, et après 8 années d’une guerre très meurtrière menée par Saddam Hussein, soutenu par les Occidentaux (et en 1er lieu la France, y compris quand les socialistes étaient au pouvoir) et qui a contribué à radicaliser le régime iranien (cela on l’oublie significativement), a éclaté « l’affaire Salman Rushdie ».

Il s’agit, rappelons le, de la fatwa de l’imam Khomeiny condamnant à mort l’écrivain à cause de la manière irrespectueuse dont il parle de Mahomet dans Les Versets sataniques. Cette affaire a un grand retentissement dans les milieux de l’intelligentsia en France. Elle apparaît comme une menace pour la liberté de penser. Or la formation à la liberté de penser constitue, au niveau du référentiel républicain, la raison d’être de l’école publique laïque. Autant le communisme, même stalinien, n’avait pas vraiment été considéré par la majorité des enseignants (notamment les profs de philo) comme une menace pour la liberté de penser (certains partageaient même ses idéaux), autant « l’islamisme », symbolisé alors par l’Iran, va paraître menaçant.

L’idéologie laïque néo-républicaine n’est pas étrangère à cet état de chose. La religion politique du communisme présente des analogies avec la religion civile, républicaine. En revanche, l’islamisme, en ses diverses manifestations, rappelle la confusion du religieux et du politique, la revendication d’une domination du second, ce qui a été, non sans raison, pendant un bon siècle la bête noire de la laïcisation française.

Or, à la rentrée de 1989, éclate un problème de discipline (un parmi d’autres !), dans un collège de la banlieue parisienne à Creil : trois jeunes filles refusent, au nom de leur religion, l’islam, d’obtempérer à l’ordre du principal qui leur demande d’enlever, à l’intérieur de l’école, le foulard dont elles couvrent leurs cheveux.

A la surprise générale, cela devient une affaire nationale qui divise l’ensemble des tendances politiques. Commence alors un engrenage sont personne n’aurai la maîtrise et qui montre la mutation qui s’opère. Le foulard a servi de catalyseur  aux trois problèmes dont il vient d’être question :

Il est apparu comme le symbole de la nouvelle menace islamiste contre la liberté de penser. L’arrière fond de l’affaire Rushdie est essentiel pourquoi l’existence de foulards à l’école fut beaucoup moins tolérée en 1989 que les années précédentes et pourquoi le retentissement national fut pratiquement immédiat. A tort ou à raison, le port du « foulard islamique » fut relié à la Révolution iranienne et à ses suites (le port du foulard est obligatoire en Iran, niant la liberté des femmes de le porter ou de ne pas le porter), à une menace contre les idéaux républicains et laïques, anciens (liberté de penser) ou très récents (égalité homme-femme).

Il est aussi apparu comme un effet ‘pervers’ de Mai 68. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, celle-ci s’est profondément divisée sur la mission de l’école. Deux courants se sont affrontés : ceux que l’on a qualifié de « démocrates » et : ou de partisans de nouvelles méthodes pédagogiques et ceux qui se son, significativement, qualifiés de « républicains » et que j’appelle, moi, « néo-républicains ». Ces derniers tournant le dos à Mai 68.

En juillet 1989, le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, semble être allé dans le sens de premiers (les « démocrates ») avec une loi d’orientation pour l’école qui, entre autres, donnait certains « droits » aux élèves (dans le cadre général, existant à un niveau international, où des droits sont reconnus à l’intérieur même des institutions. Ainsi en 1974, une Charte des droits du malade hospitalier a été élaborée et en 2002 il y aura la loi Kouchner sur les droits des malades).

Ces changements étaient vigoureusement contestés par les dits « républicains » : pour eux, « l’affaire du foulard » constituait la conséquence logique, et inacceptable, de l’instauration d’un « droit des élèves ». Ils ont appliqué à ce problème leurs propos antérieurs (qui n’avaient rien à voir avec « l’islam »), mais, à partir du moment où « l’islam » était concerné, ont rencontré beaucoup plus d’impact auprès de l’opinion publique

Cet impact était non seulement du à la perception d’un « danger islamiste » mais aussi au choc en retour de 1962. La décolonisation s’est effectuée, en Algérie, de façon dramatique, violente (la guerre d’Algérie, avec les tortures que l’on sait). Beaucoup de Français n’ont pas véritablement compris ni assumé ce qui arrivait (après les avoir bassiné pendant des années sur « l’Algérie français », on leur a demandé de voter par référendum en faveur de l’indépendance de l’Algérie, ce qu’ils ont fait à une très grande majorité).

Certains ont eu une réaction sommaire envers les « Maghrébins » : ils ont maintenant leur indépendance, qu’ils ne nous ‘embêtent’ plus. D’autant plus que les mêmes cours de géographie de l’école apprenaient aux petits Français que l’Europe était le continent des blancs, l’Asie celui des jaunes, l’Afrique noire (comme son nom l’indique !) celui des noirs et l’Afrique du nord, la terre des Arabes. Donc la France républicaine était blanche (l’Empire seul était coloré : « perdant » l’Empire, on devait donc se retrouver entre blancs !).

Or l’affaire des foulards de Creil rend particulièrement visible que l’immigration provenant de pays dits « musulmans » a changé de nature. Elle n’est plus, comme cela fut longtemps le cas, une immigration temporaires d’hommes laissant leurs familles dans leur pays, y revenant périodiquement et ayant comme objectif d’y revenir un jour définitivement. Ces hommes pratiquaient, en général, un islam discret, socialement invisible et leur identité était celle de « travailleurs immigrés ».

Le mouvement migratoire signifie désormais (depuis le milieu des années 1970) l’installation permanente dans l’hexagone de populations (notamment) issues des anciennes colonies, subissant de plein fouet le développement du chômage, et qui commencent à avoir leurs propres revendications, y compris religieuses. Cela fut plus ou moins ressenti comme une « menace » contre l’identité française, contre cette « laïcité républicaine »  dont après tant de vicissitudes, de conflits, d’efforts on avait réussi à faire un bien commun autour de valeurs (considérées comme) démocratiques.

Mais il n’a pas existé et, malgré la loi de mars 2004, interdisant les signes ostensibles (et en premier lieu le foulard) à l’école publique, on ne peut pas dire encore aujourd’hui qu’il existe un consensus sur ce sujet. Si les jeunes filles ont trouvé des défenseurs et si, depuis plus de quinze ans maintenant, les « affaires de foulard » ont gardé, en France, une importance qu’elles n’ont pas en général dans les autres pays démocratiques, c’est parce que les Français se sont profondément divisés (on cherche aujourd’hui, après la loi de 2004, à l’oublier).

Les partisans de la tolérance d’un foulard discret à l’école, entretenaient un autre rapport avec les 3 dates choisies comme points de repères. Du coup , ils considéraient que le port du foulard n’avait pas de signification univoque et ne se rattachaient forcément à un islamisme militant. Ils trouvaient également légitime que les élèves aient des droits. Ils privilégiaient, enfin, le combat contre un certain ‘retour du refoulé’ colonial, contre ce qui leur paraissait être un refus de considérer les enfants d’immigrés comme des Français à part entière.

Significativement, en 1990, deux manifestations réflexives sur la laïcité furent organisées par deux grandes organisations ayant joué un rôle historique dans l’établissement de la laïcité en France. La Ligue française de l’enseignement, qui prônait la tolérance envers le foulard, mettait en avant le mot d’ordre de « laïcité plurielle », alors que le Grand Orient de France, principale organisation maçonnique, parlait surtout de « laïcité républicaine ». Derrière le foulard, on voit donc, dés ce moment là, poindre un nouveau débat sur l’identité française : faut-il (option de la « laïcité républicaine ») continuer à prôner la conception « républicaine » de l’universel abstrait, du citoyen sensé être déconnecté de ses appartenances ou faut-il injecter (option de la « laïcité plurielle ») dans l’identité française une dose –et laquelle ?- de multiculturalisme. (ans un pays où ce multiculturalisme peut difficilement s'acclimater) 

La Ligue a renoncé depuis au mot d’ordre de « laïcité plurielle », qui n’était pas dénué d’ambiguïté et provoquait des divisions internes. Mais la question qu’elle continue de poser avec obstination, voire courage, montre qu’elle interroge toujours l’universalisme républicain abstrait.

Dix sept ans après ces 2 colloques la conception dite « républicaine » l’a officiellement emporté avec la loi de 2004 dont les raisons ne sont pas essentiellement différentes de celles de 1989 (avec, en plus, le sentiment qu’il faut finir un conflit qui durait depuis quinze ans) :

- signifier un « coup d’arrêt » à l’islamisme qui, après la guerre civile d’Algérie (et ses répercutions en France) dans les années 1990, les attentats comme celui du 11 septembre 2001, apparaît menaçant à de plus larges couches de l’opinion encore qu’en 1989 ;

- intérioriser l’interprétation dominante du foulard comme dangereuse pour la liberté de penser et l’égalité homme-femme ;

- propager l’idée que les immigrés, leurs enfants, leurs petits enfants doivent s’adapter à la société française et non l’inverse (à ce niveau, le déclin social du catholicisme, et notamment le vieillissement de son encadrement clérical, renforce la peur de l’islam dans la mesure où la religion ‘indigène’ décline. Le thème de la « religion étrangère menaçante » est un grand classique que l’on retrouve  dans beaucoup de sociétés à des époques très diverses, ce qui montre l’aspect identitaire de la religion).

A ces raisons, s’ajoute le fait que la « querelle des deux écoles » étant rapidement devenue de l’histoire ancienne mise aux oubliettes, la droite peut et veut désormais disputer à la gauche le  rôle de meilleur défenseur de la laïcité (rapport Barouin en 2003).

Ces divers faits confirment la montée en puissance d’une conception identitaire de la laïcité, comme le montre également l’emploi, de plus en plus fréquent depuis l’affaire du foulard, de l’expression -non utilisée auparavant- de « laïcité exception française » ou encore l’inflation de l’expression « valeurs républicaines », comme si des monarchies constitutionnelles, voisines de la France (Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume Uni), membres, comme elle, de l’Union européenne, se référait à des valeurs structurellement divergentes (cf ma seconde Note). La montée d’une religion civile républicaine et s’affirmant laïque, réintégrant d’autant plus facilement le catholicisme comme « héritage » de l’identité nationale, que l’influence catholique s’est socialement affaiblie, est un fait peu analysé mais qui me semble sociologiquement incontestable.

Pourtant, cela ne signifie pas la fin d’un débat profond sur l’identité française, même si cela tend à le masquer. Ainsi la Commission Stasi qui proposa la loi de 2004, avait effectué d’autres propositions et, notamment, celle de modifier la répartition des jours fériés.

Actuellement, 5 ou 6 jours fériés sur dix ou onze (le statut du lundi de Pentecôte étant devenu incertain, nous venons encore de le voir hier) se rattachent à la tradition catholique (dont 3 ou 4 sont communs avec le protestantisme). La Commission proposait, quitte à réduire de 2 jours les grandes vacances, de rajouter à l’école, une fête juive et une fête musulmane. Pour les entreprises, elle proposait de créer un crédit de jours fériés où le choix des fêtes religieuses serait laissé à la disposition des salariés, après négociation avec leur entreprise.

Cette proposition n’a eu, pour le moment, aucune suite. Audacieuse, elle touchait à un point hautement symbolique de l’identité nationale française, que la séparation des Eglises et de l’Etat n’a pas remis en cause.

Sans doute, semblable mesure ne peut que couronner un processus plutôt que le précéder. Mais le seul fait que la Commission Stasi ait, à l’unanimité, effectué cette proposition, les débats récurrents (où Nicolas Sarkozy avait d’ailleurs pris une position favorable) sur ce qu’on appelle, en France, la « discrimination positive » (traduction désobligeante, ce n’est sans doute pas un hasard, du terme anglo-américain « affirmative action »), montre que le débat sur l’injonction d’une certaine dose de multiculturalisme dans l’identité française est loin d’être clos. On peut dire qu’il n’en finit pas de commencer.

En effet, la nouveauté de la mondialisation actuelle sur les précédentes, c’est qu’elle n’est pas une extension de l’Occident mais une globalisation qui provoque la rencontre des civilisations et cultures.

Comme le terme de « multiculturalisme » évoque (en France, et à tort, nous l’avons vu dans les Notes sur le Canada, ce qui ne signifie nullement que le dit multiculturalisme soit une solution miracle, loin s’en faut !) le « communautarisme », c’est l’expression (euphémisée) de « diversité culturelle » qui est utilisée. Et elle l’est de plus en plus.

On nous parle actuellement de « candidats de la diversité », expression ‘pudique’ pour parler des quelques candidats ‘non blancs’ que présentent les partis aux législatives (comme si le fait d’être ‘blanc’ n’était pas un aspect de la diversité, comme si le blanc n’était pas une couleur). Tout cela montre que la France rechigne, avance en reculant, etc, mais ne peut plus évacuer le problème et recherche en tâtonnant la solution. Solution qui, naturellement, sera différente de celle des pays anglo-saxons, tiendra compte des spécificités de son histoire, mais ne devra pas non plus être prisonnière de cette histoire.

Le dit ministère de l’identité nationale peut-il aider à cela ? Le fait qu’il soit lié à l’immigration, je l’ai dit, apparaît inquiétant car doit émerger une réflexion globale sur l’identité nationale française dans un contexte de mutation du rôle de l’Etat et de profonde transformation des rapports Etat-nation : la nation ne peut plus être considérée comme une éternelle mineure qu’un Etat-père devrait enseigner.

Mais ce ministère existe, il faut bien s’en accommoder et, je préfère à tout prendre, qu’il s’agisse de « l’identité nationale » plutôt que de « l’identité républicaine », vu l’usage très idéologique qui, depuis près de 20 ans, est fait des termes de la famille sémantique de « République ».

D’autre part, dire que la société civile, la nation est majeure, cela signifie que la réflexion sur l’identité nationale doit émerger à partir de la société civile. Des initiatives se préparent en ce sens et cela est heureux.

Une piste pour terminer : au début de la IIIème République, un de ses fondateurs, Gambetta, parlait des « couches nouvelles » qui devait désormais prendre leur place dans l’encadrement républicain, à côté des dirigeants plus classiques et qui allait constituer un enrichissement culturel et social pour la France. Les ‘nouveaux Français’ issus de l’immigration ne sont-ils pas, aujourd’hui, les « couches nouvelles » de la République ?

21/05/2007

IDENTITE NATIONALE, LAÏCITE, IMMIGRATION

Je reprends la suite de ma Note du 9 mai dernier : rappelez –vous c’était il y a un siècle, juste après la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. Depuis, nous avons notamment un ministre de l’immigration, de l’identité nationale et du co-développement. 

Certains amis me disent que l’essentiel de la création de ce ministère va être le regroupement sous une même autorité de tutelle d’administrations qui, jusqu’à présent, ont relevé de 4 ministères différents, se tiraient dans les pattes et avaient des politiques divergentes. D’autres me font remarquer qu’avoir ajouté « co-développement » à l’intitulé du ministère est une bonne chose.

OK, le pire n’est pas toujours sur. Reste que ce lien entre « identité nationale » et « immigration » est très ambiguë (en ayant une formulation modérée) car ce lien fait comme si les immigrés devaient s’adapter à une identité nationale fixe, statique, que les ‘anciens Français’, eux, possèderaient par nature.

Nous avons vu dans la Note du 9 mai à quel point l’identité nationale a été, depuis la Révolution française, un enjeu très conflictuel. Notre observatoire a été la laïcité, mais nous aurions pu prendre comme indicateur le clivage gauche-droite. De cet autre observatoire, nous aurions vu des choses semblables et d’autres différentes.

Des choses semblables : jusqu’aux années 1980, la laïcité a constitué un point fort de l’identité de la gauche : d’abord ce que l’on appelait le « parti républicain » contre les monarchistes, puis de la gauche socialiste et radicale contre les conservateurs et les modérés ; ensuite de la gauche communiste et socialiste contre la droite et le centre. La laïcité était moins un marqueur de l’identité un marqueur de l’identité nationale qu’un enjeu de légitimité au sein même de cette identité.

C’est la question de la laïcité (réduite alors au problème des subventions publiques à l’école privée puisque les Constitutions de 1946 et 1958 ont constitutionnalisé la laïcité de l’Etat et celle de l’école publique) qui a fait échouer une alliance entre la gauche et le centre en 1965, lors de la 1ère élection du président de la République au suffrage universel : Gaston Deferre, leader socialiste et futur artisan de la décentralisation sous Mitterrand, avait projeté de se présenter sous l’égide du parti socialiste et du MRP, parti démocrate-chrétien. Et cela n’a pas marché, principalement à cause du dissensus sur l’école privé et des deux traditions culturelles différentes. On reparlera peut-être un jour des mémoires très intéressantes de Michel Rocard (Si la gauche savait) car elles portent témoignage de la difficulté qu’a eu ce protestant à faire admettre que des catholiques puissent travailler avec le parti socialiste.

Mais, à partir du clivage droite-gauche, nous aurions vu aussi les problèmes concernant l’identité nationale sous un angle un peu différent : bien qu’au pouvoir en 1956-1957, le socialiste Guy Mollet ait mené une politique colonialiste, enfonçant la France dans la guerre d’Algérie, Mollet et son parti adoptaient volontiers une phraséologie marxiste, se voulait un parti de classe, presque au même titre que le parti communiste (dont il faut se rappeler qu’à l’époque il réunissait non pas 2% des voix comme M-G Buffet à la dernière présidentielle, mais 20 à 25% des suffrages). Parti communiste dont l’idéologie exerçait une forte attraction sur la couche moyenne des intellectuels, et notamment les profs de philo, pôle d’attractivité idéologique dans les lycées

La gauche dénonçait donc la République capitaliste et si son message s’était un peu essoufflé dans les années 1960, il fut radicalisé et rendu plus dynamique par le mouvement dit « gauchiste » qui a « fait » Mai 1968, et a imprégné le climat de la culture politique des années 1970. On dénonçait très fortement la « République bourgeoise ».

Là encore, il existait donc deux conceptions bien divergentes de l’identité nationale car pour la droite, la France faisait partie du « monde libre », opposé au « bloc soviétique ; même si le gaullisme a brouillé les cartes, en imposant notamment le départ des troupes américaines qui, il faut le rappeler, avaient des bases militaires en France. D’un côté on opposait les valeurs marxistes idéales au capitalisme réel, de l’autre les valeurs libérales idéales au communisme réel. A ce petit jeu, chacun était gagnant et croyait que sa France était l’authentique France, alors que la France d’en face était une mauvaise France, une France enlaidie et défigurée.

Le renouveau du parti socialiste dans les années 1970 a permis la victoire de la gauche aux présidentielles de 1981. Parmi ses mots d’ordre : « Changer la vie », et la dénonciation de la « gauche américaine » (Rocard était visé) fustigée comme « réformiste » et soupçonnée de ne pas vouloir en finir avec l’odieux « capitalisme ». Fabius était au premier rang de ces dénonciateurs, qui faisaient facilement dans l’inflation idéologique. Donc on opposait une France de gauche, qui devait rompre avec le capitalisme, à une France de droite, celle du « Grand capital ». Le dissensus sur l’identité nationale ne portait donc pas seulement sur la laïcité mais aussi sur le régime politico-économique.

La victoire de 1981 s’est accompagnée de nationalisations à 100% (Rocard prônait 51%, ce qui assurait le contrôle tout en coûtant bien moins cher), et d’autres tentatives de ruptures. Mais en 1983, la situation devenant catastrophique sur le plan socio-économique, il a fallu opérer un virage à 180 degrés et demander aux Français de se boucler la ceinture. Ce qui a été fait (notamment par Fabius, premier ministre à partir de 1984) était 1000 fois pire que ce qu’avait proposé la prétendue « gauche américaine », dont le programme aurait peut-être pu éviter un tel revirement.

Peu importe, l’essentiel pour notre propos est qu’à partir de là le capitalisme, bientôt rebaptisé en « économie de marché » s’impose d’autant plus à tout le monde  qu’à partir de 1985, avec Gorbatchev, l’Union soviétique entame la démarche qui va conduire quatre ans plus tard à la chute du Mur de Berlin (1989), à la disparition du modèle communiste comme modèle attractif et de l’hégémonie culturelle du marxisme au sein de la gauche.

1984 est, nous l’avons vu, l’année où la gauche doit renoncer à imposer le SPULEN, c'est-à-dire la réunification laïque des systèmes scolaires public et privé.

Comme je l’ai indiqué à la fin de ma Note du 9 mai, la raison de ce (cuisant) échec est la suivante : suite à l’obligation de suivre le même programme que l’école publique, instaurées par la loi Debré en 1959 et aussi suite à l’évolution interne de l’Eglise catholique, marquée notamment par le Concile de Vatican II (1962-1965), l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France. En matière de laïcité, le conflit sur l’identité nationale se termine donc aussi au milieu années 1980 (avec une queue de conflit en 1994, pour rééquilibrer symboliquement la chose).

Nous avons donc, de 1983 à 1989 (avec la chute du Mur), en passant par 1984, une double fin de conflit sur l’identité nationale. On ne peut plus opposer une France rêvée, rompant avec le capitalisme à la France réelle (Mitterrand l’a très bien compris et il se fait réélire en 1988 sur le slogan de « La France unie ») ; on ne peut plus, non plus, opposer deux France en matière de laïcité et, en 1993, significativement, ont lieu les accords Lang-Cloupet qui montre que la gauche à intériorisé la Loi Debré.

Le « Père » Cloupet était le directeur de l’enseignement privé catholique. Je l’ai rencontré une fois pour débattre de la laïcité  et je me suis rendu compte que la République à direction socialiste, très bonne fille, mettait à sa disposition une voiture officielle avec chauffeur et drapeau  tricolore. Or la loi Debré ne voulait reconnaître que de établissements privés, qu’ils soient ou non confessionnels (même si la plupart étaient catholiques) et ne voulait pas un vis-à-vis global et confessionnel.  

Cet accord Lang-Cloupet, passé par un gouvernement socialiste, va donc même plus loin que la loi Debré dans la reconnaissance publique de l’enseignement confessionnel (alors que de Gaulle avait été accusé de faire « pire que Vichy » avec la loi Debré ! Comme quoi, il ne faut pas être un gogo qui se laisse impressionner par l’inflation idéologique et les injonctions et dénonciations moralistes).

Certes l’évolution des choses n’est pas linéaire : en 1994, alors que Bayrou était ministre de l’éducation nationale, la droite revenue au pouvoir tente de faire sauter les limites de la loi Falloux de 1850. La gauche vole au secours de cette loi Falloux et manifeste en masse, revanche symbolique des manifestations  contre le SPULEN de 1984. Mais d’une part, cela montre bien la déconfiture du combat laïque tel qu’il avait été mené : ce n’est pas le lieu ici de détailler la loi Falloux : il suffit de dire que les laïques militants la dénonçait régulièrement comme contraire à la laïcité pour saisir l’ironie du sort qui a mis ces militants dans la rue pour découvrir (un peu tard !) que la loi Falloux tant décriée n’était pas que mauvaise, et donc pour la défendre. D’autre part, la crise de 1994, comme celle de 1984 d’ailleurs ont été très vite oubliées, expulsées de la mémoire collective.

Des personnalités politiques qui ont été auditionnées par la Commission Stasi en 2003 à certains des (pseudo) intellectuels qui ont écrit des contributions pour l’ouvrage (tendancieux) L’école face à l’obscurantisme religieux (2006), on raconte une même histoire complètement fausse : la laïcité aurait été consensuelle et c’est le foulard et autres manifestations identitaires « musulmanes » qui aurait brisé cet âge d’or d’heureux consensus.

Qu’est-ce à dire sinon de prétendre une énormité historique, en faisant comme si la laïcité aurait été un élément consensuel de l’identité nationale que « l’islam » serait venu troublé. Et des gens qui colportent de telle sornettes, de telles contre vérités, de telles négation de tout savoir historique sont les même qui s’indignent parce que le darwinisme serait contesté par certains élèves à l’école. C’est vraiment l’hospice qui se moque de l’hôpital. Semez l’obscurantisme et vous le récolterez. Rappelons nous le rapport Obin est, très significativement, contre l’enseignement de l’histoire de la laïcité dans les IUFM…

Le tour de passe-passe du discours d’une pseudo laïcité consensuelle permet de construire une représentation de l’identité nationale directement excluante à l’égard de certains immigrés ; de mettre d’un côté des ‘anciens Français’ et de l’autre des musulmans. Cette escroquerie intellectuelle s’est construite progressivement à partir de la première affaire de foulard en 1989.

C’est d’ailleurs à ce moment là que l’on s’est mis, significativement, à parler de la « laïcité exception française »,  propos qui aurait été totalement incongru [1]quand le problème central de la laïcité était les subventions publiques aux écoles privées : là, les militants laïques ne se faisaient pas faute de remarquer que de telles subventions n’existaient pas aux Etats-Unis et que ce pays était donc beaucoup plus laïque que la France.

C’est à partir de ce moment là que l’on s’est mis à opposer République et démocratie, en jouant sur les deux sens du terme de République : res publica et République française, tout comme on avait joué sur les 2 sens du terme « homme » (être humain et être masculin) pour faire comme si les hommes masculins étaient les êtres humains par excellence, comme si le suffrage était « universel » alors que seul les hommes votaient, bref pour universaliser le particulier.

On a fait la même chose avec la notion de République : on a fait de la République française, la res publica par excellence : la République (française) est universelle, les démocraties particularistes !

On s’est gargarisé à qui mieux mieux, à partir de là des « Valeurs de la République », comme si la France possédait des valeurs structurellement différentes de ses voisines la Belgique, l’Espagne, monarchies constitutionnelles. Et même pire : quand on parle des « valeurs de la République » en levant bien haut le menton, il ne s’agit certes pas, dans notre petit hexagone, des valeurs de la république suisse ou de la république italienne. Parler des « valeurs de la République » est une façon détournée de parler des ‘valeurs de la France,  comme s’il y avait des valeurs qui n’étaient que françaises.

Et parmi ces valeurs qui seraient exclusivement française, la laïcité serait naturellement la première. Là encore, comme la laïcité serait (idéalement) une valeur universelle, cela signifie implicitement que la France est universelle à elle toute seule, le reste du monde n’étant que d’un déplorable et affligeant particularisme.

On se demande bien pourquoi, alors, la France a adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme ; on néglige le fait que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné plusieurs fois la France pour atteinte à ces droits. On défend la liberté d’expression face à « l’islam », mais on oublie complètement de dire qu’au moment où se déroulait l’affaire des caricatures, la France a été condamnée deux fois pour atteinte à la liberté d’expression par la Cour européenne.

Bref toute la phraséologie qui s’est développée depuis une bonne quinzaine d’années autour de la RRRééépublique est en fait une exaltation de l’identité nationale, une conception figée où il y aurait une identité nationale stable, qui existait sans gros problèmes avant la venue des actuels immigrés (ou descendants d’immigrés), identité à laquelle les nouveaux Français devraient s’identifier.

Certes il ne faut pas opposer à cette conception légendaire, une autre qui serait la légende inverse. Je n’ai jamais versé dans l’angélisme et je crois avoir été à peu prés le seul à faire remarquer, depuis longtemps, que la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie a joué un rôle dans la perception du foulard comme opposé à la laïcité par nombre d’enseignants. De même le développement d’un discours sur la République à la fin du XXe et au début du XXIe siècle a ses raisons. Nous allons parler de cela dans la troisième et dernière partie de cette Note la semaine prochaine. Mais, nous le verrons, si nous ne faisons pas preuve de vigilance, les immigrés risquent d’être les boucs émissaires de problèmes qui leur sont étrangers.

Suite et fin donc au début de la semaine prochaine.

En attendant, vous pouvez lire à propos de l’identité nationale (décryptée, analysée Eux et nous de Joël Roman (Hachette Littératures) et les Actes des Entretiens d’Auxerre : Douce France (L’Aube).

Et le Blog a beaucoup de projets pour juin-juillet : entre autres, le thème « laïcité et homosexualité », sur lequel je me suis guère exprimé jusqu’à présent ; sur la médecine française face aux femmes (sujet fort actuel avec la dénonciation des femmes dites musulmanes qui ne souhaitent pas être examinées par des médecins hommes) ; une réflexion à propos du dernier n° de La Revue Internationale et stratégique  (printemps 2007) « Est-il permis de critiquer l’islam ? » (j’ai donné une contribution à ce numéro):  et une comparaison entre mon « Que sais-je ? » : Les laïcités dans le monde et le petit (et pétulant d’intelligence) livre de Catherine Kintzler : Qu’est-ce que la laïcité ? (qui a le même nombre de pages qu’un « Que sais-je ? »);C’est de très loin le meilleur exposé de la position dite « républicaine » et je l’ai lu comme un passionnant roman policier.

Quand vous lisez un très bon roman policier, vous tentez de déjouer la façon dont l’auteur dissimule le coupable. Là, il faut découvrir les failles du raisonnement, qui est fort bien construit et comporte une excellente cohérence. Et arriver à comprendre pourquoi on est d’accord, pourquoi on n’est pas d’accord, et où commence le désaccord, permet d’approfondir plein de questions essentielles. Etc, etc.

A très bientôt donc.



[1]

09/05/2007

L'IDENTITE NATIONALE NE DOIT PAS ETRE LIEE A L'IMMIGRATION

Donc Nicolas Sarkozy a gagné l’élection présidentielle et il se prépare, selon sa formule à « faire ce qu’il a dit » après avoir « dit ce qu’il allait faire ». Que l’on soit d’accord ou pas avec ses propositions, rapprocher le « dire » et le « faire » est effectivement un moyen de redonner force et légitimité à la politique.

Mais l’on sait bien aussi que le passage du « dire » au « faire » induit forcément des inflexions. Le quotidien Le Monde vient de publier (n° du jeudi 10 mai) un cahier spécial rappelant les « engagements » du candidat (qui devient président) « dans les principaux domaines de la vie publique, politique, économique et sociale ». Et le journal prévient ses lecteurs qu’ils « seraient bien avisés de conserver »  le dit dossier « pour faire le bilan à la sortie ».

Le Monde semble raisonner en termes de promesses qui risquent de ne pas être tenues. Mais, soyons optimistes !, on pourrait aussi espérer que des craintes ne seront pas forcément réalisées : le pire n’est pas toujours sur ! Pour moi, une crainte actuelle est l’annonce d’un ministère de « l’immigration et de l’identité nationale ». J’entends bien que cette annonce comportait un aspect tactique : attirer des électeurs du Front National et réaliser à son égard quelque chose d’analogue à ce qu’avait effectué Mitterrand avec le Parti Communiste.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette comparaison. Mais peu importe, mon propos consiste à examiner l’idée contenue dans le projet de création d’un tel ministère, puisqu’il va voir le jour d’ici peu.

Sarkozy a défendu son projet en affirmant à plusieurs reprises que l’on pouvait « parler d’identité nationale sans être nationaliste ». Là, je suis d’accord. Il me semble même important de réfléchir à ce sujet. Mais d’abord, pourquoi un ministère ? Et surtout : pourquoi réduire la question de l’identité nationale à l’immigration ? Cela signifie implicitement qu’elle est évidente pour les Français dit « de souche », et problématique pour les immigrés.

Sarkozy cite volontiers l’historien Marc Bloch disant qu’un Français doit à la fois vibrer à l’évocation du baptême de Clovis (vers 596 ; événement fondateur des « racines » dites chrétiennes de la France) et à l’évocation de la Fête de la Fédération (14 juillet 1790 ; événement fondateur de la France moderne). Pour Marc Bloch, il s’agissait de prôner la réconciliation des « deux France », La France « fille aînée de l’Eglise (catholique) » et la France, fille de la Révolution.

Bloch fait référence au « conflit des deux France », à la tension qui existe en France entre l’Etat et la nation. L’Etat est une réalité ancienne en France et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort, centralisé. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. Odile Rudelle y ajoute une expression intéressante, celle de « République absolue ». Par contre, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité et la laïcité a constitué un enjeu primordial dans ce conflit identitaire.

En effet, par suite d’un processus qui n’était pas inéluctable (après tout l’Assemblée qui a rédigé la Déclaration des droits de l’homme comportait une majorité de catholiques et 25% de ses membres étaient des membres du clergé) un conflit entre catholicisme et révolution ne tarda pas à se développer. Ce conflit, violent (et connu), va engendrer deux mémoires opposées concernant la période révolutionnaire et deux conceptions divergentes d’envisager la place de la religion dans l’Etat-nation.

Bonaparte, de 1801 à 1804, avec le Concordat, les Articles organiques qui instaurent (sous la surveillance de l’Etat) un régime pluriel de « cultes reconnus » (aspect significativement sous estimée par l’historiographie française, qui demeure marquée par la culture catholique ambiante, au-delà des convictions propres des historiens) et le Code civil (qui ne fait pas mention de la religion), veut, sous son autorité (déjà), réconcilier les « deux France » en conflit. Très schématiquement, le compromis qu’il élabore est le suivant 

- la loi est laïque mais la morale est religieuse,

- il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français » (expression qui figure dans le Concordat).

Ce compromis est aspect important de ce que j’appelle le premier seuil de laïcisation. Mais il demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en œuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit des « deux France » ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.

Ce conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, seulement environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens (comme je viens de le dire) le qualifient généralement de « conflit des deux France », mais sans explicitement tirer les conséquence d’une telle appellation. Or il s’agit d’un conflit de « deux France », c’est parce qu’il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale. Nous voilà en plein notre problème.

Pour un catholicisme militants, et notamment le « catholicisme intransigeant, la France doit retrouver une identité catholique officielle, supprimée par la néfaste révolution. La France doit retrouver sa continuité avec ses siècles séculaires de christianisme romain (car c’est cela qui distingua Clovis des autres chefs « barbares » partisans de « l’hérésie » aryenne), elle doit de nouveau être la « fille aînée de l’Eglise » (catholique, cela va sans dire), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les « sans religions » et les minorités religieuses étant des micro minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français, c'est la religion de la Nation..

Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme. Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les « secours de la religion » sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer aux dogmes religieux et surtout (car c'était plus concret!) aux règles morales du catholicisme.

Face à ce catholicisme militant, il existait, en fait, une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle. Pour eux, de façon explicitée ou plus implicite, l’identité nationale était façonnée par l’héritage de la révolution française, les valeurs de 1789, valeurs qui n’étaient pas seulement morales mais s’étaient concrétisées par la vente des biens nationaux et l’accès à la petite propriété d’une sorte de classe moyenne paysanne (pratiquant, du coup, un certain contrôle des naissances, pour ne pas diviser cette petite propriété en une ribambelle de descendants, et cette pratique « de l’amour à semence perdue » était désavouée par l’Eglise catholique) . Il s’agissait donc d’une référence à la révolution, débarrassée de ses aspects extrêmes et notamment des scories de la Terreur (qui, dans l’autre perspective, celle de la France nation catholique, faisait partie de la nature même de la révolution).

Dans cette large mouvance, se retrouvaient, outre la plupart des « sans religions » et beaucoup de membres de minorités religieuses, nombre de catholiques parmi ceux qui avaient avec leur institution religieuse des rapports de proximité et de distance. Jules Ferry dira que ses électeurs sont à la fois attachés à la République et à leurs processions (religieuses).

Alors, bien sur, je schématise beaucoup, il faudrait aussi parler des nombreux conciliateurs, distinguer des sous-groupes, différencier des périodes de calme (voire même de cours moments de réconciliation entre les deux France, comme le tout début de la Seconde République, en février 1848 quand les prêtres bénissent les arbres de la liberté et que les insurgés s’agenouillent devant le Saint Sacrement) de période où le conflit se ravive. Mais, il s’agit pour moi de  rendre compte de ce conflit socio-historique sur l’identité nationale et non de retracer toute l’histoire de la France au XIXe siècle. Je peux donc m’en tenir là, en précisant, toutefois, qu’un certain basculement s’est produit :

-         la période 1815- 1830, qualifiée de « restauration » constituait un moment favorable pour redonner une identité catholique à la France. Il est d’autant plus intéressant de constater que ce fut rapidement un échec ;

-         après l’Origine des espèces de Darwin (1859), La vie de Jésus de Renan (1862), le choc du Syllabus (1864, où le pape désavoue les « libertés modernes ») et, d’une façon générale, l’évolution du climat socio-culturel en Europe occidentale dans la seconde moitié du XIXe siècle (partout on laïcise peu ou prou), il devenait archaïque de tenter à nouveau de donner une identité catholique institutionnelle à la France. Il apparaît d’autant plus significatif que dans le climat de la défaite face à la Prusse et du choc de la Commune, la tentative en fut faite dans les années 1870 par ce que l’on a appelé « l’Ordre moral ». (mais là aussi ce fut un échec  qui a engendré le relatif anticléricalisme d’Etat des débuts de la IIIe République)

Ce conflit sur l’identité nationale était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la « R »épublique ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » affirmait Thiers juste après la guerre de 1870, mais comme Le régime qui, reprenant l’héritage de la révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. On a pu croire qu’il s’agissait d’un conflit entre monarchie et république, mais là n’était pas le fond de l’affaire. C’est d’ailleurs pourquoi, même après le ralliement des catholiques à la république, ralliement impulsé par Léon XIII en 1892, les catholiques militants ne furent pas vraiment considérés comme de ‘vrais’ républicains dans la mesure où ils ne renonçaient pas à l’identité catholique de la France : le quotidien La Croix (qui alors était un journal de combat au service du catholicisme intransigeant), avait adopté le drapeau tricolore en ajoutant, dans la partie blanche, une représentation du Sacré-cœur.

En fait, le conflit pour ou contre les lois laïques, la laïcité était un conflit frontal puisqu’il mettait en jeu la représentation que chacun avait de la France.

La récurrence du conflit des « deux France », durant tout le XIXe siècle, rendait caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommé la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France.

La laïcisation de l’école publique, en 1882, rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et principalement au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions (et surtout le catholicisme) devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant. C’est la morale laïque (j’ai raconté cela dans mon livre La morale laïque contre l’ordre moral, à partir d’une étude sur les cahiers d’écoliers de cette époque)

Mais la laïcisation n’est jamais absolue et les tentatives de certains militants laïques d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises « deux écoles » (l’école publique laïque et l’école libre catholique, car les protestants avaient renoncé à leurs propres écoles), et donc prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France  (et notamment de l’événement fondateur de la France moderne : la révolution française). Les conflits de la laïcité perdureront donc au XXe siècle, au niveau de l’école, même quand le problème sera officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation par la séparation de 1905.

La séparation des Eglises et de l’Etat, malgré ce que l’on prétend parfois, n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique avait complété ce caractère laïque. Ce qui se joue principalement, avec la séparation, c’est la fin du lien concordataire  qui donnait un statut  (semi) officiel au catholicisme. Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français », il devient (sur un plan officiel, dans la réalité sociale il reste naturellement très largement majoritaire) une croyance privée au même titre que les autres croyances. L’identité de la France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques de ses origines catholiques en sont conservées (comme certains jours fériés comme l’Ascension, la semaine prochaine. Il n’y a là rien d’évident : ce jour n’est pas férié en Italie). C’est le second seuil de laïcisation.

On peut comprendre que des catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au Concordat, au système des « cultes reconnus » (mais ce pluralisme là, ils le minimisaient) et au rêve d’une France « nation catholique ». Je crois que c’est cela l’enjeu principal de la séparation. Mais, peu à peu, certains catholiques s’aperçurent aussi que cette rupture libérait leur Eglise d’un étroit contrôle régalien lié aux Articles organiques.

Un accord  fut trouvé avec le Saint Siège en 1923-1924 et il fut suivi par la condamnation du national catholicisme de l’Action française par le pape en 1926. Cela est très significatif car Maurras (la tête de l’AF) était agnostique mais il était le chantre de l’identité catholique de la France : pour lui elle était indispensable pour éviter le désordre introduit par les trois R : Réforme, Romantisme, Révolution.  

Cette condamnation favorisa un processus d’acclimatation (déjà engagé) de catholiques, même militants, à la laïcité. Le régime de Vichy (qui collabora avec l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale) n’alla pas très loin dans la remise en cause de ce second seuil de laïcisation, même s’il tenta de le faire. Et, en 1946, la constitutionnalisation de la laïcité montra que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. L’affirmation par la Constitution que « la République est (…) laïque » fut faite par un gouvernement d’union qui groupait des partis de gauche (communiste et socialiste) et le MRP, parti d’obédience démocrate chrétienne.

Pourtant, comme je l’ai déjà signalé, le conflit des « deux France » n’était pas tout à fait éteint. Il se focalisait sur l’école (l’école étant, en France, l’institution par laquelle l’Etat pense pouvoir éduquer la nation). Plus spécialement alors  le conflit se focalisa sur le subventionnement public des écoles privées, catholiques à 90% (environ).

Après d’autres mesures prises dans les années 1950, la loi Debré créa, en 1959, une relation contractuelle où ces écoles furent très fortement subventionnées. La tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires, après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981, fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? A mon sens, parce que suite à l’obligation de suivre le même programme que l’école publique, instaurées par la loi Debré et aussi suite à l’évolution interne de l’Eglise catholique, marquée notamment par le Concile de Vatican II, l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France. Le conflit sur l’identité nationale se termine donc dans les années 1980 (avec une queue de conflit en 1994). E t comme par hasard c'est d'ailleurs à ce moment là que l'on va parler de la laïcité comme "exception française" et développer une conception identitaire de la laïcité.

(à suivre)

26/02/2007

POURQUOI LA LAÏCITE A CHANGE

Nous avons vu que le rapport sur la Charte de la laïcité estimait nécessaire de refaire l’histoire, et la faisait de façon soit fausse, soit tronquée. Cette reconstruction historique conduit à supprimer la tension constitutive de la laïcité entre citoyenneté indépendante de l’appartenance religieuse et respect du pluralisme (Note du 9 février). Cela aboutit également à croire que la laïcité n’existe qu’en France où que dans quelques rares pays qui, à certaines périodes de leur histoire, auraient imité la France. Cette vision a été réfutée en s’affrontant  aux arguments très souvent présentés pour soutenir cette thèse : l’origine du terme et l’impossibilité (dit-on) de le traduire en anglais (17 février).

Venons en au fond de l’affaire : en substance le rapport et la Charte estiment que la laïcité n’est pas assez respectée dans les institutions. La loi du 15 Mars 2004 s’est occupée de l’école, d’une façon que l’on prétend maintenant insuffisante (cf. les Notes sur le rapport Obin). La Charte a notamment l’hôpital dans le collimateur ; et de façon plus générale la médecine : « la laïcité c’est (notamment) : on ne choisit pas le sexe de son médecin », vient de déclarer un homme politique. Mais le rapport de la Charte fonctionne beaucoup par allusions et connivences, avec pas mal de non-dit. Tout cela fondé sur ce qui serait des évidences.  L’une d’entre elles me parait nette : la stabilité, l’immobilité des institutions de socialisation. L’hôpital, par exemple, serait aujourd’hui ce qu’il était hier. On ne veut pas percevoir que le rapport soignant-soigné a fondamentalement changé. Et du coup, on s’indigne  du comportement de certain patients et  patientes (en fait, musulmans) qui auraient des revendications dites religieuses contraires au principe de laïcité.

Et si, au contraire, ce qui se passait aujourd’hui n’était que le résultat (à analyser et qui pose de nouveaux défis), à un moment donné, d’un processus de laïcité, d’une laïcité en mouvement, qui ne laisse pas indemne hier les institutions religieuses, aujourd’hui d’autres institutions de socialisation (école, médecine, etc) ?

Et si nous avions là le résultat actuel (temporaire, car le mouvement continue. Un rééquilibrage n’est pas exclut ; mais encore faut-il comprendre la situation et éviter les boucs émissaires) de la contestation des laïcs contre les clercs (avec le double aspect : les clercs sont nécessaires ; ils ne doivent pas être considérés comme infaillibles ; on doit garder un esprit critique à leur égard) ?

Et si les rapports de musulmanes/musulmans (puisque  c’est eux dont il s’agit à l’arrière fond) aux institutions n’étaient que le miroir grossissant du rapport plus général des individus aux institutions ?

Toutes ces questions, on ne se les pose même pas. Elles sont pourtant fondamentales pour éviter de prendre l’effet pour la cause et affronter lucidement les défis actuels.

Partons de ce que nous avons vu avec la dernière Note : le terme de laïcité et ses corollaires proviennent d’un glissement de sens. Au départ, il s’agit du « laïc » face au clerc (religieux). L’institution religieuse (et le catholicisme est typique de cela) repose (avant la laïcisation) sur trois piliers : d’abord l’aspect socialement désirable du but, de l’objectif qu’elle propose/ impose : obtenir le salut ; ensuite le monopole de légitimité pour atteindre cet objectif (« Hors de l’Eglise pas de salut ») ; enfin le rôle indispensable, médiateur du clerc (on a besoin du prêtre pour recevoir les sacrements de l’Eglise qui permettre d’obtenir le salut).

Analogiquement (car bien sûr, dans ce transfert, il y a une perte de sacralité), les institutions séculières de socialisation ont fonctionné de la même manière. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que les néo-républicains parlent de l’école comme un « sanctuaire » (donc un lieu où on doit avoir une attitude religieuse) ou disent « à la mosquée on enlève ses souliers, à l’école on enlève son foulard ».

Il se produit, au XIXe siècle, un chassé croisé : début du déclin de l’institution religieuse, montée en puissance d’institutions séculières de socialisation. Le salut religieux devient alors (là encore de façon analogique, ce qui signifie ressemblances et différences) la connaissance ou la santé (d’ailleurs les 2 termes « salut » et « santé » ont la même origine).

Il devient (dans la société du XIXe siècle et du début du XXe) plus indispensable d’auparavant de chercher à acquérir de la connaissance, du savoir ou d’être en bonne santé. L’école et la médecine ont tendance à monopoliser les moyens légitimes pour parvenir à ce but : dans la société traditionnelle, le savoir était beaucoup plus l’objet d’une transmission orale, ou d’une sorte d’expérience initiatique comme le compagnonnage ; concentrer la transmission du savoir dans une institution ; rendre l’instruction obligatoire a été tout un problème, une longue histoire. De même, c’est la loi qui, avec « l’exercice illégal de la médecine » a donné à cette institution un monopole légitime dans la recherche de la santé et les gens ont toujours tenté d’utiliser d’autres moyens.

Il y a donc eu peu à peu de nouveaux clercs : des hussards noirs » à la « République des universitaires », cela est clair pour l’école. Mais que l’on pense à la figure du « médecin de campagne » au XIXe, ce savant moral qui avait la Science et, tout à la poursuite de son objectif sacré, la santé, ne faisait pas payé les « pauvres ». Que l’on pense à la critique de Jules Romains dans « Knock » : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Cela se veut humoristique, mais l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parodie très officiellement Jules Romains sans le savoir (et très sérieusement !) en définissant la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Ainsi définie, la santé devient aussi religieuse que le salut, aussi inaccessible sur terre : qui peut se vanter d’être dans cet état de complet bien-être ? Idéalement avec soins + prévention : le pouvoir du médecin devrait être total. Il faut se comporter de telle manière dans les différents actes de la vie quotidienne pour approcher au maximum cet idéal jamais atteint de bonne santé.

Dans la lutte cléricalisme –anticléricalisme, schématiquement, le cléricalisme veut la soumission du laïc, l’anticléricalisme son émancipation à l’égard de la religion. Mais globalement, les sociologues en sont d’accord, est arrivée une troisième voie : l’individualisation de la religion. Le laïc, l’être humain ordinaire, continue d’avoir certaines croyances (les grandes enquêtes internationales le montrent, y compris en Europe le continent le plus « sécularisé »), mais il tend à s’affranchir de la domination du clerc : l’Italie est à la fois un pays où une forte proportion de gens vont régulièrement à la messe, et un pays à très basse natalité, ce qui signifie que les gens utilisent non moins régulièrement des produits contraceptifs, malgré l’interdiction officielle de l’Eglise catholique.

Et, pour ce qui concerne l’Europe toutes les enquêtes sociologiques montrent que cette individualisation du croire est également très perceptible chez les musulmans.

Qu’est-ce que cela signifie ? l’Individualisation de la religion, induite par le processus de laïcisation à l’œuvre dans toutes les sociétés modernes, signifie, dans une 1ere approche, le passage d’un système de normes à un système de ressources (cf  James Beckford, Social Theory and Religion, Cambridge University Press, 2003).

Mais  l’historien insistera sur le fait que  c’était déjà la polarité « laïque » (au sens du laïc face au clerc) de la religion, non seulement la religion populaire, qui avait ses propres saints (pas forcément reconnus par Rome, ses fontaines miraculeuses, etc ; bref tout ce que les clercs considéraitent comme « superstition ») mais aussi la religion bourgeoise (cf les travaux d’Emile Poulat qui montre qu’elle s’est opposée à ce qu’il appelle « l’intransigeantisme catholique), la religion des militaires face à la déclaration de réserve des Eglises sur la guerre (la guerre juste ou pas juste, etc) : bref tendanciellement le laïc, l’être humain ordinaire qui n’est pas un « virtuose religieux » (au sens de M. Weber ; certains laïcs peuvent l’être et quand on attaquait le « cléricalisme » en France, sous le Second Empire, on  visait au 1er chef Louis Veuillet, journaliste catholique laïc,directeur de l’Univers) veut se servir de la religion comme ressource et/ou « secours ». Il veut pouvoir se servir de la religion (et à sa manière) quand il en a besoin, et pas à d’autres moments. Bref sa religiosité est intermittente, et n’a pas forcément le même contenu que celle des clercs.

Mais l’autre polarité est la polarité ‘cléricale’, la religion comme faisant système  au niveau conception du monde, système de sens (et le sens ne peut jamais être purement individuel, car les être humains et sont en interaction et sont dans des cadres communs, résultats d’interactions inégalitaires et ayant eu lieu à différentes strates historiques, si bien que chaque interaction s’effectue dans le contexte d’un cadre commun déjà établi) et normes de vie référentielles (référence idéale car ok, les être humains sont « pécheurs » ; mais Durkheim a montré que l’idéal fait partie du « réel »). Et en fait, c’est cette polarité « cléricale » que l’on cherchait à sauvegarder (notamment) dans le « combat des deux France ». Mais en fait, la contestation anticléricale existe partout et depuis longtemps : l’Université libre de Bruxelles (haut lieu de la pensée laïque) a pu organiser un colloque sur « L’anticléricalisme du Moyen-Age à nos jours » et mon laboratoire (le GSRL) un autre sur « L’anticléricalisme en Chine) (paru dans Extrême Orient-Extrême Occident, n° 24, 2002, Presses Universitaires de Vincennes)  

Dans cette polarité « laïque », la religion est un univers éclaté de représentations et de pratiques où chacun peut puiser (à certains moments de sa vie) des ressources symboliques, sociales, culturelles, anthropologiques, idéologiques –autant de termes qui ne se juxtaposent pas les uns les autres et qui ont des interférences entre eux)

Le processus de laïcisation est donc schématiquement passage de la dominante de la polarité cléricale à la dominante de la polarité laïque (et là on peut relier les 2 sens du terme de laïc/laïque). Mais il ne s’arrête pas au cléricalisme religieux.

IL ATTEINT MAINTENANT AUSSI LES INSTITUTIONS SECULIERES, cela à cause d'un paradoxe de ce processus. Quel est ce paradoxe? Pourquoi a-t-il pu être longtemps résolu et ne peut-il plus l'être aujourd'hui (du moins de la même manière). Comment s'effectue ce nouveau stade de laïcisation? Qu'elles en sont les conséquences? Et pourquoi la dite Charte n'affronte pas ces problèmes?

Rendez-vous la semaine prochaine

04/11/2006

TIENS, VOILA DU BOUDIN: LA SUITE ET LA FIN DU RAPPORT OBIN, OUF!

Cher(e)s Internautes,

Comme promis, la suite et la fin du « Rapport Obin » ; quelques commentaires sur l’ouvrages qui le publie et, enfin, un dialogue avec celles et ceux qui ont fait des commentaires, soit sur les dernières Notes, soit sur mon livre L’intégrisme républicain contre la laïcité.

I Le Rapport Obin (suite et fin)

Nous avons vus dans les 2 dernières Notes (cf. ci après : comme le monde est tête à l’envers ; les Notes du Blog le sont aussi) les carences du Rapport Obin (Rapport de l’Inspection de l’Education Nationale sur Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les Etablissements scolaires) et comment ces carences aboutissent logiquement à un obscurantisme fonctionnel.

En effet, le Rapport en vient à désavouer l’ « apport de connaissances historiques et/ou philosophiques » sur la laïcité donné dans certains IUFM et voudrait que l’on concentre cet apport sur « les religions et les groupes qui influencent aujourd’hui les élèves ». Comme le note très justement Esther Benbassa (p. 266), un tel apport (surtout après le refus de l’enseignement de connaissances un peu plus distanciées) risque fort d’avoir en « arrière fond la projection d’un certain nombre de fantasmes véhiculés par la propagande antimusulmane ». Ceci est d’ailleurs confirmé par l’analyse interne du rapport qui cite un ouvrage polémique de journalistes de Charlie-Hebdo et passe sous silence des analyses d’ordre scientifique d’universitaires et de chercheurs.

 

Un chouia d’insistance encore sur la gravité de ce refus d’un apport de connaissances historiques, sous prétexte qu’elles seraient abstraites et inutiles pour aujourd’hui. Les Inspecteurs feraient bien de lire Mona Ozouf et ses travaux sur l’école laïque de la IIIe République. Cette grande historienne nous apprend que les instituteurs laïques, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus, « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. »

Et Mona Ozouf nous apprend aussi que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures »[1]. Ils ont pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues ;  elle conclut que leur pratique laïque « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société. (…) Au total ils ont vaincu en eux ce qui, depuis Sieyès, est une tentation du républicanisme français : unir mais en excluant l’élément impur ou gênant. Eux ont su hiérarchiser c'est-à-dire ne pas exclure.[2]».

 

Depuis Sieyès (c'est-à-dire les débuts de la Révolution française) : eh oui, on ne vit pas dans l’immédiat et le scoop (c’est pourquoi, prétendre qu’il faut seulement enseigner des connaissances sur l’aujourd’hui me paraît stupide) ; on vit (sans en avoir forcément conscience) dans l’historicité, dans une pesanteur d’histoire, et si l’Education Nationale d’aujourd’hui n’est pas aussi vigilante que celle d’hier, elle tombe, cul par-dessus tête, dans cette « tentation du républicanisme français » : vouloir « unir en excluant l’élément impur ou gênant ». L’absence de mise en perspective, de démarche d’objectivation, d’intégration des allusions un peu critiques dans les propositions, de hiérarchisation dans les incidents rapportés font que le Rapport ne peut qu’être influencé par cet « intégrisme » que décrypte Mona Ozouf.

En effet, j’aurais voulu terminer l’analyse du Rapport en donnant des aspects positifs, mais ceux-ci sont tronqués.

D’abord, le Rapport consacre une seule page sur les 75 qu’il compte (en enlevant les annexes) aux établissements « parmi les plus exposés » qui  « ont su traiter avec une remarquable efficacité les tentatives dont ils ont été l’objet » (p. 370). Une page sur 75 ! Pourtant le non-événement pacifique est un construit et il aurait été diablement intéressant d’analyser avec minutie comment s’effectuent les « éléments de ces réussites ». Cela aurait donné une autre tonalité au Rapport. Celui-ci se contente de quelques indications sommaires, où manifestement les auteurs ont sélectionné ce qui allait dans leur sens et où ils n’entrent absolument pas dans le concret dont ils nous abreuvent par ailleurs. On nous parle d’un « important travail collectif en interne » : quel est-il ? On aimerait avoir des exemples. On nous dit : « jamais de transaction sur les principes ». OK mais peut-être alors des transactions sur ce qui n’est pas vraiment de l’ordre des principes, non ? Etc.

Ce n'est pas par hasard que le Rapport accorde aussi peu d'importance à ce qui est pourtant essentiel : la construction d'une situation maitrisée par l'ensemble du personnel éducatif. En effet, le postulat de leur "enquête" était , dés le départ, complètement orienté idéologiquement, et donc réducteur. "Nos hypothèses de départ étaient que les manifestations d'appartenance religieuses, individuelle et collective, avaient tendance à se multiplier et à se diversifier, avec une rapidité et une dynamique forte" (p. 296). On peut donc dire que nos Inspecteurs chéris ont trouvé ... ce qu'ils estimaient savoir dés le départ.

Outre qu'une enquête sérieuse ne doit JAMAIS procéder ainsi, mais doit toujours ce donner les moyens d'infirmer son hypothèse de base, il faut remarquer qu'ils  ne se posaient pas la question clef de la maîtrise de la situation par certains établissements et des moyens mis en oeuvre pour y parvenir . Or c'est cela le plus intéressant. Que la situation soit difficile, OK (mais pour des tas de raisons objectives qu'il aurait fallu mieux mettre en lumière), et cela a déjà été indiqué à diverses reprises (sans que l'on ne puisse jamais cependant savoir vraiment ce qu'il en est, car pour le savoir il faudrait utiliser une autre méthode que l'accumulation d'exemples). La véritable enquête (et ce ne sont pas des supérieurs hiérarchiques qui ne sont pas des chercheurs qui pourraient la mener) consisterait à savoir pourquoi certains établissements sont débordés et pourquoi d'autres ne le sont pas.

Ensuite, il y a dans le Rapport 6 lignes qui auraient pu constituer le début d’une mise en perspective, l’amorce d’une analyse, mais qui, malheureusement, tournent court. Le Rapport écrit : « La réalité semble bien, en effet, être la suivante : pour la première fois dans notre pays, la question religieuse se superpose –au moins en partie- à la question sociale et à la question nationale ; et ce mélange à lui seul détonnant, entre en outre en résonance avec les affrontements majeurs qui structurent désormais la scène internationale. » (p. 364).

Voila qui est intéressant. On peut, bien sûr, débattre sur ce diagnostic qui aurait du être complexifié (ainsi on ne saurait parler de la « question nationale » sans insister sur le fait qu’avec la construction de l’Europe et la mondialisation/globalisation, le développement d’outils technologiques permettant une communication de masse à l’échelle de la planète, cette « question » est en complète mutation). Mais au moins là, on trouve une certaine mise en perspective, qui aurait pu engendrer une analyse. Malheureusement ces lignes sont complètement isolées dans le Rapport : elle n’informent en rien l’exposé des faits, elles n’informent pas non plus les propositions faites[3].

II, l’ouvrage : L’école face à l’obscurantisme religieux (ou le rapport Obin se trouve en  "Annexe")

Il n’est donc pas étonnant que ces 6 intéressantes lignes ne soient pas reprises dans l’ouvrage qui, AVANT de nous donner le Rapport lui-même, en fait le commentaire, l’interprétation. Publié sous le titre significatif de L’école face à l’obscurantisme religieux, avec l’indication en couverture que le Rapport est « un rapport choc », bref avec toutes les règles de l’inflation idéologique qui conduit à la délégitimation de l’enseignement scolaire (les pompiers sont donc des pyromanes !), le livre manipule le Rapport à qui mieux mieux.

On nous livre 20 commentaires, de « personnalités » (dont certaines le sont uniquement grâce à la méthode Coué !) soigneusement choisies. Près des ¾ versent dans l’inflation idéologique (quelques autres sont plus nuancées, mais on sait très bien que la règle médiatique basique est que les propos « chocs » frappent plus que les autres) et elles citent le Rapport en le tirant vers la dramatisation que celui-ci prétend vouloir éviter. « Pitié pour les filles » ; « Les compromis suicidaires » ; « La colère et le dégoût » ; « Le communautarisme voilà l’ennemi ! » ; « Un climat d’intimidation permanente » ; etc : voilà quelques titres bien alarmistes pour mettre le lecteur dans l’ambiance (avec, ensuite, un contenu conforme au titre !) et neutraliser les précautions indiquées au début du Rapport lui-même. Je ne développe pas : feuilletez cela sur le comptoir d’une librairie, vous serez édifié(e).

Juste deux exemples, tirés de la prose de Jean-Paul Brighelli.

Le premier montre la manière dont on met le lecteur en condition avant de publier le Rapport Obin : « le rapport Obin énumère cette mise en tutelle  {des jeunes femmes} morale et physique avec une insistance et une précision telles que l’amateur de thriller satisfera à sa lecture, sa fascination pour l’horreur » (sic) (p.97).

Le second exemple, typique des références idéologiques au passé, auxquelles le  Rapport donne un monopole puisqu’il est contre l’apport de connaissances historiques : Brighelli met ensemble la laïcité scolaire des lois Ferry et des lois Combes (p. 100), comme s’il s’agissait de la même laïcité, alors qu’il s’agit de deux types divergents de laïcité et que la « laïcité intégrale » des partisans de Combes se définit explicitement CONTRE les accommodements de la laïcité de Ferry. Mais nos orthodoxes laïques veulent cacher qu’il a existé différents types de laïcité.

    

D’une manière générale, dans la majorité des commentaires, la méthode est toujours sempiternellement la même : accumuler des exemples (certains cités 3 fois pour bien en imprégner le lecteur), exemples extraits du Rapport ou ajoutés à lui, exemples toujours donnés au premier degré, de façon littéraliste, sans aucun décryptage ni pondération. C’est cette méthode qu’emploie d’ailleurs, dés son long exposé mis en tête du livre, un de ces deux éditeurs, Alain Seksig racontant des « Choses vues à l’école laïque (1989-2006)».

 

 Il faut dire et redire que l’accumulation d’exemples, que chaque auteur rapporte de la façon qui l’arrange (et Seksig, très naïvement, polémique contre le « vain et sot projet » de profs qui font raconter leur « vécu » à leurs élèves, p. 22 et 35, alors qu’il passe son temps à raconter le sien, voire celui des autres –cf. p. 23, 39s, 42,… !!) et sans que l’on puisse vérifier le moindre dire, ne constitue en rien, pour les sciences humaines, une preuve de quoi que ce soit.

Il existe des règles minimums à respecter et sur lesquelles (comme le dit le Rapport 0bin p. 370, mais uniquement contre les élèves !) on ne peut « transiger ». Bien sûr, Seksig est assez futé pour que ses divers souvenirs n’aillent pas tous dans le même sens, mais (on l’aura compris) il ne s’agit pas de récuser ou d’approuver des contenus. Non, c’est l’approche elle-même, le genre littéraire adopté qui n’est pas pertinent.

 

Seksig ne respecte pas les règles minimales qui feraient de son propos un exposé de l’ordre d’une démarche de connaissance. Ainsi, il fait parler et croit réfuter (!!!) des personnes, auxquelles il s’est bien gardé de demander de rédiger un  des 20 commentaires, comme Wieviorka et moi-même (pages 43-47 pour M. W. et 23-27 pour votre très humble serviteur). Faisant comme si nous n’avions jamais écrit d’ouvrages sur les questions qu’il traite, Seksig cite un entretien donné par Wieviorka à un mensuel, et pour moi il se réfère à des propos oraux que je lui ai tenus, qu’il raconte selon un vague souvenir qui ne correspond pas au mien (ce qui montre que ses « choses vues » sont à prendre avec de longues pincettes)[4]. Il offre ainsi à ses lecteurs deux réfutations monologues : c’est plus facile bien sûr en nous réduisant au silence qu’en nous donnant la possibilité de nous expliquer, mais cela montre que quand Seksig parle de «la mauvaise foi voire la manipulation » (p. 29), il tient des propos totalement boomerang !

Aller un peu d’humour : avant de me mettre en scène de façon tendancieuse, Seksig me définit comme membre de la Commission Stasi « le seul à s’être abstenu lors du vote final sur la proposition d’une loi sur la laïcité scolaire » (= la loi d’interdiction des signes religieux). Cette précision montre qu’il veut informer ceux qui ne me connaissent pas. Le faire de cette seule manière (un engagement) est très significatif : rien sur le fait que je suis titulaire de la seule chaire spécialisée sur la laïcité dans l’enseignement supérieur français ; rien sur le fait que j’ai écrit une bonne demi-douzaine d’ouvrages sur la laïcité, bref rien sur les raisons qui ont fait que j’ai été membre de la commission Stasi. Pour lui, ces raisons n’existent pas. Cela signifie sans nul doute que, selon lui, j’ai été membre de cette Commission uniquement parce que je suis extraordinairement sexy et adorablement mignon. Mesdames internautes, tenez vous le pour dit !

 Les éditeurs, voulant une caution sociologique du Rapport Obin, l’ont  demandée à Dominique Schnapper : ils ont bien fait car elle se montre très complaisante : devant dire (bien sûr) que le Rapport n’a pas de validité quantitative, elle prétend qu’il s’agit d’une « recherche sur le terrain que les spécialistes appelleraient qualitative » (p. 279). Vraiment ? Quand on multiplie (comme le fait le Rapport) l’usage de formules comme « on a parlé de… », « on nous a dit que… », « nous ont été décrits comme…», « dans telle cité… », « dans tel lycée… », « il ne semble pas… », etc dans quel genre littéraire sommes nous ? Certainement pas dans la recherche qualitative. Le qualitatif ne permet JAMAIS de connaître indirectement des faits, par ouïe dire: le qualitatif permet d'étudier le discours des personnes que l'on questionne. Or un des (multiples) aspects frappants de cette "enquête" est que jamais les élèves sont questionnés. On parle d'eux, mais ce qu'ils pensent, on ne veut pas le savoir. Comment voulez-vous, dans cette optique, que leurs actes fassent sens?

Vraiment du « qualitatif » de cet ordre (cf. aussi tout ce que j’ai déjà indiqué précédemment) permettrait-il à un étudiant d’obtenir un master ? Pas chez moi, chère Dominique. Il revient donc à Esther Benbassa, une des deux voix dissidentes (sur 20 contributions) que se sont autorisés, dans leur (trop !) grande largeur de vue les éditeurs, d’effectuer les indispensables critiques qui s’imposent (p. 258ss) : certaines rejoignent en bonne part les miennes, d’autres les complètent.

Deux remarques conclusives :

Pour devancer tout de suite (je cite) « l’erreur ou la mauvaise foi de ceux qui récusent la validité de ce rapport au prétexte qu’il pourrait être récupéré politiquement » (présentation, p. 15), Anne Coulon, multiplie les références sur ce qui est dit du « terreau social  sur lequel se développent ces évolutions » (p. 178ss.) (cf. ma 1ère Note). Mais les bonnes intentions des auteurs ne ont pas en cause, seulement on ne fait pas un bon Rapport avec de bonnes intentions et si les éditeurs avaient été honnêtes dans leur choix de « personnalités », c’est ce que beaucoup auraient souligné. C’est par ses faiblesses intellectuelles et par son instrumentalisation avec l’inflation idéologique qu’effectue l’ouvrage qui le publie, que ce Rapport fait le jeu de l’extrême droite. Ce n’est pas par la mise en lumière de faits (si seulement ils étaient mis en lumière !!!)

 

Autre remarque : alors que les auteurs du Rapport ne veulent pas que l’on donne aux futurs profs des connaissances historiques sur la laïcité, et sans critiquer cela en aucune manière, Seksig affirme à la fin de son propos que « il n’est [pas] de tâche plus urgente (…) que de revenir aux sources de la laïcité républicaine » (p. 49).

Contradiction ? Hélas je ne le pense pas car l’importance donnée aux « souvenirs, souvenirs… » (selon le titre d’une chanson des années yéyé ; vous voyez moi aussi j’ai des souvenirs !), l’absence complète de références aux ouvrages qui traitent des sources de cette laïcité, le fait qu’aucun historien de la laïcité ne soit parmi les 20 « personnalités » (non plus que d’islamologues, de sociologues de la religion, etc… d’ailleurs) et ne puisse donner une analyse de ces « sources », tout cela montre qu’il s’agit de la « laïcité républicaine » selon l’idée reçue dominante (on ne cherche pas à savoir quelles sont ces fameuses « sources » qu’il faut pourtant retrouver de toute urgence).

 

C’est, dans ces conditions, pour que cette idée reçue dominante ne puisse pas être mise en cause que la Rapport polémique contre les maigres connaissances historiques données aux futurs profs. Lyssenko pas mort ! Derrière ce mépris du savoir, cette coupure avec la culture universitaire et avec la recherche, derrière cet obscurantisme fonctionnel existe une volonté d’emprise idéologique. Encore une fois, dans cette voie là, nul doute que l’institution Education Nationale ne soit pas capable d’apporter les solutions que les défis actuels imposent. Voilà, s’il ne se produit pas un réveil des intelligences, ce qui nous promet un Rapport Obin bis (d’un émule, bien sûr), dans 10 ou 20 ans. L’obscurantisme n’est pas forcément là où on le croit.

PS : Damned ! Une fois de plus, je me suis laissé entraîné, j’ai été plus long que prévu et donc, si j’en ai au moins fini avec ce satané Rapport Obin, je n’ai plus le temps d’écrire la IIIème partie prévue, de dialogue avec les Internautes. Ce sera pour la prochaine fois.

Mais, quand même, voici 2 poires pour la soif :

D’abord, la nouvelle formule de ce Blog est un beau succès : 5631 visites en octobre. Environ 200 souvent les jours de semaine et un peu moins le week-end : petits coquins : est-ce que vous allez sur ce Blog pendant votre travail ? Vous ne serez ‘pardonnés’ que si vous faites du bouche à oreille pour faire connaître ce Blog à vos amies et amis. Notamment, les Notes sur le Rapport Obin intéressent des profs qui tombent sur le le Blog par une chance hasardeuse. Alors faites que 'on ne viendra plus sur le Blog par hasard' (mais grâce à vous)..

 

Ensuite, on m’a demandé ce que je pensais de la dernière loi sur le génocide arménien, et plus globalement de ce type de loi. Toujours à la pointe de l’actu., je vous livre la future loi que nos députés ne vont pas manquer d’adopter, à l’unanimité plus 4 voix. Elle provient d’un distingué collègue universitaire (si, si) dont je livre les initiales : a. h. :

Proposition de loi : Exposé des motifs : Vu le texte biblique affirmant que lorsque Il " vit que la méchanceté des hommes était grande sur terre (…) l'Eternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre  [et dit] J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé " (Genèse 6,5). Ce qu’Il fit promptement en provoquant le Déluge ; L’Assemblée nationale adopte la loi suivante : Article unique :

« La République reconnaît le génocide de l’Homme provoqué par le Déluge. Toute négation sera punie d’une lecture obligatoire de la Bible ou au choix, dix cours de natation ou de secourisme. »

  



[1] Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration  incitait les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Ainsi, pour prendre un exemple, la leçon d’histoire qui cherchait à faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage de la localité des élèves. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature du cours de français comportait, la plupart du temps, les gloires littéraires locales.
[2] M. Ozouf, Préface à J.-F. Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Aubier, 1996, 13-15. Je recommande vivement cette étude rigoureuse qui au terme d’une enquête précise (elle !), démonte nombre d’idées reçues sur l’école laïque républicaine. Cela, sans cacher les aspects conflictuels que cette école a pu avoir. Ainsi Chanet traite longuement la question de la lutte contre les langues régionales et, sans aucunement la minimiser, il montre qu’elle fut plus complexe qu’on ne le croit.

[3] Encore une fois, celles-ci ne reprennent pas les allusions faites aux manquent de l’Education Nationale. Bien sûr est demandée une « action  positive d’ensemble » contre les discriminations. Mais ce ne sont pas de telles généralités déjà mille fois dites qui peuvent être efficaces, mais des propositions précises et critiques qui concerneraient  l’Education nationale comme institution.

[4] Le mien ne fait pas plus foi que le sien, mais il rappelle qu’il en est toujours ainsi avec les souvenirs : on sélectionne, on déforme, on idéalise le passé (exemple très significatif p. 42). On connaît très bien la fragilité des témoignages (rappelez vous celui du RER D, où on a ému la France entière avec une fabulation. Même il n’y a pas fabulation, les témoignages sont au mieux des réalités arrangées).  Cela ne signifie pas qu’il faille refuser tout témoignage ou souvenir, mais il faut savoir les décrypter (souvent ils en disent au moins autant sinon plus de la personne qui les énonce que de ce dont elle parle), les relativiser, les vérifier, les analyser, les mettre en perspective. C’est la (non) pensée-télé qui fonctionne de façon dominante au témoignage.

28/10/2006

L'OBSCURANTISME FONCTIONNEL DU RAPPORT OBIN (suite)

Tout d’abord, quelques ouvrages qui me semblent fort intéressants.

Ensuite, la suite (cf la Note : « Les carences du Rapport Obin », que vous trouverez ci-après si vous ne l’avez pas déjà lue) de l’analyse du Rapport Obin et de l’ouvrage (L’école face à l’obscurantisme religieux) qui le publie.

Enfin, la réponse à quelques questions et commentaires d’Internautes sur le Blog et sur mon propre ouvrage : L’intégrisme républicain face à la laïcité.

I Quelques ouvrages intéressants

(publicité gratuite !)

Déjà signalé par une Internaute du Blog : une somme de 1200 pages en courts chapitres très lisibles : Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, chez Albin Michel : 72 spécialistes se sont livrés à ce que l’on appelle de la « haute vulgarisation », sous la direction de Mohammed Arkoun. Le prix de lancement est de 49 € : ce n’est pas cher, étant donné la taille de l’ouvrage et ses nombreuses illustrations en noir et en couleur (ce qui fait qu’en plus c’est un beau cadeau pour les fêtes de fin d’années qui arriveront très vite !). De la dite « bataille de Poitiers » à l’actualité d’aujourd’hui, l’islam est présent en France sous diverses formes et on y apprend pleins de choses passionnantes. Je n’en dis pas plus car vous trouverez facilement de substantiels comptes-rendus de presse.

Un complément plus qu’utile pour celles et ceux qui veulent réfléchir à l’attitude de la République française face aux musulmans : Sadek Sellam : La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane 1895-2005 chez Fayard (en fait l’auteur remonte jusqu’en 1830, date de la conquête de l’Algérie). On y constate une certaine continuité entre la politique religieuse française à l’égard des « département français d’Algérie » et celle qui touche les musulmans vivant dans l’hexagone. L’auteur, très justement, montre notamment comment le refus d’appliquer la loi de 1905 à l’Algérie a eu des conséquences dans la longue durée puis comment le problème de la « citoyenneté », posé depuis 1947 s’est trouvé lié à une gestion policière de l’islam et des musulmans. Bref une indispensable mise en perspective pour toutes celles et ceux qui ne veulent pas se contenter du déversement d’informations (sélectionnées par les médias) sur l’islam et les musulmans en France, mais veulent comprendre ce qui se passe (nous verrons plus loin que ce n’est pas tout à fait le cas des auteurs du Rapport Obin !)

Enfin, puisque nous allons revenir au Rapport Obin, je recommande aussi l’ouvrage collectif très documenté sous la direction de D. Denis et P. Kahn : L’Ecole de la Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Peter Lang,  2006. Voila une démarche de connaissance sur les fondements intellectuels de l’école publique laïque (Le Dictionnaire de Pédagogie de Buisson a été le livre de chevet des instituteurs, institutrices, voire professeurs des années 1880 (laïcisation de l’école publique) à l’entre-deux guerres. Pierre Nora l’a qualifié de « cathédrale de l’école primaire ». Toutes les contributions sont fort intéressantes. Concernent très spécialement notre sujet la partie sur « Laïcité, spiritualité et religion dans le Dictionnaire et celle sur ses « enjeux politiques et sociaux ». Ce dernière partie comporte un chapitre conclusif de Daniel Denis et Pierre Kahn qui montre très bien la pluralité des conceptions républicaines de l’école, notamment sur les rapports entre instruction et éducation, et la façon dont les « néo-républicains » prennent une de ces traditions pour en faire (démarche typique de l’orthodoxie religieuse), LA conception républicaine de l’école.

II Les carences du Rapport Obin et la mystification opérée par l’ouvrage qui le publie :

Nous avons vu, dans la Note de la semaine dernière comment le rapport Obin prétend suivre une démarche « ethnologique » sur la présence de « signes et de manifestations d’appartenance religieuse dans »… des établissements scolaires de quartiers dits ‘sensibles’ (c’est ce qu’on l’apprend au début du dit Rapport qui multiplie les phrases indiquant que l’ « enquête » effectuée n’a observée les phénomènes qu’elle décrit que dans « un petit nombre d’établissements » et donc qu’elle ne prétend en rien être représentative). Mais pourquoi, alors, le titre du Rapport n’est pas celui que je viens d’indiquer mais parle des « signes et manifestations d’appartenance religieuses dans LES établissements scolaires ». Double discours… où le Rapport lui-même montre qu’il a envie d’être récupéré par des gens peu scrupuleux qui vont effectuer la généralisation que le Rapport, en pseudo innocence virginale, affirme qu’elle ne doit pas être faite.

Nous avons vu également comment ce Rapport préfère (mis à part quelques considérations qui répètent de l’archi-connu sur le contexte socio-économique), de loin, les références à la police politique des RG, au journalisme à la Charlie-Hebdo et aux médias comme pseudo « écho » de la réalité (+ d’autres rapports administratifs : on voit bien à les lire que leur culture est en partie bureaucratique et, de plus, fort influencée implicitement par les médias) à la mise en œuvre et les références à une démarche scientifique du type de celle que tente les sciences humaines. Max Weber définissait la démarche des sciences humaines par la compréhension de l’objet d’études (ici les élèves d’établissements scolaires de quartiers dits ‘difficiles’) et par l’analyse des interactions entre les différents acteurs. Prétendant s’en tenir à de pseudos « constats », le Rapport n’effectue ni une démarche compréhensive ni une démarche d’analyse.

Et je vous avais laissé (exprès : ma perversité bien connue consiste à vous empêcher de dormir !) sur un insoutenable suspens : il y a, à la fin du Rapport, une sorte de « déclaration de guerre au savoir ».

Maintenant je dois concrétiser cette affirmation: ce que je vise se trouve p. 368 (du livre). Nos distingués inspecteurs estiment que les « formations portant sur le thème de la laïcité {qui} se sont développées ces dernières années dans les IUFM » constituent des « apports de connaissances {…} inutiles ». Et pourquoi donc, s’il vous plait ? Parce que, nous disent-ils « elles prennent en général la forme d’un apport de connaissances historiques et/ou philosophiques et sont souvent abstraites ». Et ils commentent en affirmant que les « jeunes professeurs » « ne voient pas en quoi savoir comment se sont conclus il y a un siècle les conflits qui ont opposé la République à l’Eglise catholique peut les aider à traiter les problèmes provoqués par les Frères musulmans, le Tabligh ou le Bétar[1] dans leur classe ».

Alors là, pincez-moi, je rêve, non je cauchemarde….

Hélas, je ne rêve pas. Alors, je sens que je vais devenir méchant car de tels propos sont absolument inacceptables. CE N’EST PAS « L’ECOLE FACE A L’OBSCURANTISME RELIGIEUX », C’EST L’OBSCURANTISME INSPECTORAL FACE A LA LAÏCITE.

Si l’Inspection générale, qui devrait aider et éclairer les dits « jeunes professeurs », ne se rend même pas compte de l’intérêt d’un savoir historique et philosophique sur la laïcité (et  précisément sur l’exemple donné) l’Education Nationale ne va jamais arriver à progresser dans la solution des difficultés rencontrées.

D’abord, que signifie ce mépris des connaissances abstraites, cette équivalence mise entre connaissances abstraites et connaissances inutiles, s’agissant, en plus de la formation d’adultes (des étudiants, de presque professeurs) ?

Une des missions principales de la formation des professeurs ne consisterait-elle pas à montrer que des « connaissances abstraites » (et/ou dites telles), se révèlent ensuite des cadres de pensée non seulement « utiles » mais indispensables. Et ne serait-ce pas un des premiers rôles des Inspecteurs généraux d’expliquer cela, de le promouvoir, de défendre l’école comme toutes les tentatives d’en faire un clone de  la télévision, de la (non) pensée-télé,… ?

On voit là un lien étroit entre la façon dont ces Inspecteurs ont mené leur travail (ne pas prendre véritablement connaissance des études déjà disponibles, de « l’état des lieux » ; s’en tenir à de pseudos « constat » sans comprendre ni vraiment analyser) et leur pensée profonde : la connaissance abstraite, la connaissance historique et philosophique ne valent pas un rapport des RG ou une information médiatique. Bien sûr, on va crier et me dire que ce que ce n’est pas ce qu’ils pensent. OK, je veux bien, mais c’est pourtant ainsi qu’ils fonctionnent : « Et pourtant, elle tourne »… comme dirait quelqu’un qui était (lui) passionné de connaissances (alors) on ne peut plus abstraite !

Ensuite, quand je lis l’exemple qui est donné, j’ai le cul qui tombe par terre ! Je vois, en effet, mes pires appréhensions confirmées. Nos Inspecteurs généraux considèrent comme de la « connaissance abstraite » et « inutile », la façon (très concrète) dont la laïcité a résolu les conflits (très concrets) qui l’a opposée à l’Eglise catholique ! Donc en fait, pour eux, semblet-il, tout ce qui ne traite pas de l’immédiat, devient « connaissance abstraite ». Inouï !

On me permettra  d’abord quelques lignes d’auto publicité : dans mon Que sais-je ? Histoire de la laïcité en France (3ème édit., 2005, mais c’est déjà dans la 1ère  parue en 2000)  j’ai un passage (p. 50-53) qui s’intitule : « Pourquoi et comment l’école laïque a-t-elle gagnée ? » où je montre comment l’école laïque a su articuler fermeté et conciliation, a su aussi inscrire sa démarche dans un processus, une durée. Non seulement cela n’a rien d’abstrait, mais cela s’avère fort intéressant pour l’aujourd’hui, à condition de ne pas en faire une recette et du prêt à penser, mais de raisonner par analogie.

La Commission Stasi, a aussi estimé que la connaissance historique n’est ni abstraite ni inutile ; elle  se réfère aux « accommodements raisonnables » effectués, notamment, par Jules Ferry pour concilier neutralité de l’Etat et exercice de la liberté religieuse[2]. Son propos va tout à fait dans le même sens. Tout le débat (démocratique et fort intéressant) consiste à trouver les limites les plus justes (au double sens de justesse et de justice) entre l’accommodement raisonnable et l’accommodement déraisonnable (soit parce qu’il empêcherait l’école, ou toute autre institution de fonctionner, soit parce qu’il mettrait en cause un principe essentiel en démocratie).

 

Pourquoi donc ce refus de savoir comment les conflits mettant en cause la laïcité  scolaire ont été résolus ? Je fais le crédit aux Inspecteurs généraux qu’il ne s’agit pas de défendre l’obscurantisme pour l’obscurantisme (je suis vraiment très très gentils). Non, il s’agit d’un OBSCURANTISME FONCTIONNEL : ils ne veulent pas savoir comment la laïcité est devenue à la fois hégémonique et pacificatrice car cela perturberait trop LEUR laïcité, leurs croyances propres (qui sont donc du type d’une orthodoxie religieuse !). En effet, ils ne veulent pas aller véritablement dans le sens des accommodements raisonnables et, refusant (avec raison, du point de vue de l’accommodement raisonnable) la « stratégie de la paix et du silence à tout prix » (p ; 371), ils ne donnent pas pour autant de piste concrète qui permettrait d’allier fermeté ET conciliation. En demandant, de façon unilatérale de « piloter plus fermement à tous les niveaux » (idem),  ils refusent, en fait, de s’inscrire dans la filiation de la laïcité ferryste. LEUR laïcité est bien davantage proche de la « laïcité intégrale »[3] qui a fleuri juste avant la séparation et à laquelle  la loi de 1905 a tourné le dos. Mais, chut !, il ne faut surtout pas que cela se sache et donc, selon nos Inspecteurs chéris, pas de savoir sur la laïcité, son histoire, la philosophie de la loi de 1905,… dispensé aux futurs professeurs.

Les Inspecteurs prônent de « centrer les apports de connaissances, qui ne sont pas inutiles, sur les religions et les groupes qui influencent aujourd’hui les élèves, et d’organiser une formation pratique centrée sur les études de cas précis » (p. 368). Que signifie cette proposition, à partir du moment où elle s’inscrit CONTRE les « connaissances historiques et/ou philosophiques » sur la laïcité, et non en lien étroit avec elles ? Implicitement mais clairement que ne sera mené aucune réflexion d’ensemble, qu’on n’examinera pas les interactions entre la façon dont on concrétise aujourd’hui la laïcité en France (en la transformant, de façon dominante, en religion civile républicaine) et les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Non, on mettra simplement sur la sellette religions et groupes, et finalement on sera incliné à les considérer comme des empêcheurs de tourner en rond[4].

Car derrière cela, il y a l’idée que finalement il n’existait pas de perturbations de la vie scolaire dues à des raisons religieuses, avant que des groupes musulmans ou d’autres minorités religieuses ne s’y mettent. Je suggère à nos bien aimés Inspecteurs de lire, non pas de lire, excusez-moi (ce serait beaucoup trop abstrait, bien sûr), de (re)voir le film La guerre des boutons : les deux bandes d’élèves qui se font la guerre sont issus de l’école laïque d’une part, de l’école catholique de l’autre. Les historiens de l’histoire française contemporaine, ces abstractions faites humains !, savent que les bagarres à coups de poings et à jet de pierres, les mots d’oiseaux et les insultes, liées à la laïcité scolaire furent fréquents.

Ne me faites pas dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Je dis seulement que le refus inspectoral de la mise en perspective historique (et philosophique : mais là ils n’ont pas donné d’exemple) non seulement contribue à renforcer la méconnaissance sociale induite par la société du scoop, de l’actualité permanente, du toujours nouveau, non  seulement contribue à la dévalorisation du savoir, mais rend incapable de trouver des solutions. Bienvenue, dans 5 ou 10 ans, au Rapport ‘Obin II, le Retour’, qui affirmera doctement que la situation s’est aggravée !

Mais les « Républicains », celles et ceux qui veulent une école de « pur savoir », comment réagissent-ils à un rapport qui va contre le savoir ? C’est ce que nous verrons dans une semaine, avec la suite et la fin de ce (j’espère passionnant) feuilleton.

A plus, les ami(e)s.

 


[1] Deux groupements musulmans et un juif (d’extrême droite) sont donc cités. Je note qu’alors que le Rapport de l’International Crisis Group (organisme international subventionné notamment par la France pour étudier les situations de crise et examiner comment les résoudre) sur La France et ses musulmans met les organisations proches des Frères musulmans du ‘bon’ côté de la frontière démocratique et au contraire le salafisme jihadiste du ‘mauvais’, le Rapport cite les premiers et pas les seconds. Etrange.

[2] Laïcité et République, Commission présidée par B. Stasi, La Documentation française, 2004,  53-54. Le terme québécois/canadien d’accommodements raisonnables est utilisé à 4 reprises dans le rapport de cette Commission. Il s’agit d’une méthode qui permet de sortir de la logique (désastreuse) du tout ou rien. Beaucoup d’enseignants pratiquent en fait l’accommodement raisonnable intuitivement, mais pour en savoir plus, je vous renvoie à mon ouvrage, Laïcité 1905-2005 entre passion et raison (Seuil, 2004), pages 236-240.

[3] Là encore, je suis (délicieusement) obligé à renvoyer à mes œuvres immortelles : « la laïcité intégrale » je raconte ce que c’est soit de façon romancée (dans Emile Combes et la princesse carmélite : improbable amour, Aube, 2005) soit de  façon plus classique (dans L’intégrisme républicain contre la laïcité, Aube, 2006, la seconde partie : « Les impensées du centenaire de la loi de 1905 et leurs conséquences pour aujourd’hui »). Mais, bon, je ne suis pas le premier (et, j’espère, pas le dernier !) à en parler.

[4] Le fait qu’aucune des allusions à des disfonctionnements de l’institution (notamment le fait que ce sont de jeunes professeurs, professionnellement non expérimentés, qui doivent faire face aux situations les plus difficiles)

ne donne lieu à des propositions de changement corrobore, bien sûr, le fait qu’on ne veut pas prendre en compte une situation globale et les interactions qu’elle comporte dans la recherche des solutions.

21/10/2006

LES CARENCES DU RAPPORT OBIN

J’aimerais parler de choses plus agréables. J’aimerais pouvoir faire mon travail d’historien et de sociologue de la laïcité dans la sérénité. C’est impossible car il faudrait ignorer ce qui occupe le devant de la scène médiatique. Entre autres, le « rapport choc » (sic, la couverture) dit « Rapport Obin » concernant « les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » (titre officiel), publié sous le titre significatif « L’école face à l’obscurantisme religieux ». Pas besoin de vous faire un dessin je suppose….

 

Ce Rapport est le résultat  d’une « enquête » (on le verra, le terme n’est pas vraiment approprié) menée d’octobre 2003 à mai 2004 par 9 inspecteurs généraux ou chargés de mission de l’Education Nationale.

Me taire est d’autant plus impossible que je suis mis en cause, mis en scène dans ce livre d’une façon vraiment significative du type de manipulations opéré ; cela m’autorise à dire que ce qui est « inquiétant » (qualificatif  de la 4ème de couverture) c’est d’abord le rapport obscurantiste au savoir qui se manifeste à diverses reprises, avec une parfaite bonne conscience.

 

L’ouvrage est construit de façon très significative : on vous livre ce que pensent « vingt personnalités » du Rapport AVANT le Rapport lui-même, afin que vous sachiez ce qu’il faut en penser, afin de vous  imprégner d’une interprétation alarmiste. Bref, la cause est entendue avant les propos relativement prudents donnés au début du Rapport lui-même.

 

Comparons : Jean-Pierre Obin écrit au début de son Rapport : « Le panel d’établissements visités ne constitue en aucun cas un échantillon représentatif des établissements français, ni sur le plan de l’étude ni d’ailleurs sur aucun autre ». Et un peu plus loin : « Cette étude ne peut prêter à généralisation et à dramatisation excessive : les phénomènes observés l’ont été dans un petit nombre d’établissements.»  

Cette citation…. pages 299-300 du livre après les 20 commentaires (dont la grande majorité penche, devinez où…) ; le premier, du à Alain Seksig, coordinateur de l’ouvrage, commence ainsi : « Ces dernières années, au nom de la ‘liberté religieuse’, on a assisté, au sein même des établissements scolaires, à une véritable surenchère de passages à l’acte et de revendications » et suit une accumulation d’exemples (je vais revenir sur cette ‘méthode’) qui ont pour but, précisément, de générer généralisation et dramatisation. Véritable opération de transsubstantiation  (opération religieuse s’il en est…et qui devrait être absolument interdite à un inspecteur de l’éducation nationale) !

 

 Nous nous trouvons donc avec une fusée à deux étages.

Premier étage : le Rapport Obin lui-même, avec ses carences, son rapport parfois obscurantiste au savoir, rapport « inquiétant » en ceci que, déjà, à la lecture, on se dit que si des inspecteurs généraux de l’éducation nationale en sont là, l’école en France ne pourra jamais s’en sortir. Cela est vraiment déprimant !

Second étage : l’ouvrage qui publie le Rapport et qui, selon l’astuce mille fois utilisée prétend défendre une école dispensant du savoir, une école refusant d’être le reflet de la société, tout en se moulant dans les procédés médiatiques de dramatisation émotionnelle, de mise en spectacle, de combat des bons contre les méchants,… en n’effectuant pas une démarche de savoir. C'est encore plus "inquiétant"!

 

Bref, l’arroseur prétend être arrosé. Et, naturellement, certains médias, reconnaissant là leurs frères et sœurs en société du spectacle, frétillent d’aise, en rajoutent encore une louche : à une émission de télévision, les anecdotes devenaient de l'inflation idéologique. J’ai du imposer presque physiquement mon propos à l’animateur (qui voulait tout le temps m’interrompre) pour pouvoir indiquer quelques éléments basiques. La situation médiatique est telle, qu’on se demande toujours s’il faut aller ou pas dans ce genre d’émissions : ne pas y aller signifie laisser prospérer la pensée unique ; y aller implique souvent de faire face à des traquenards.

Voyons d’un peu plus prés les choses. Pour ne pas sombrer dans la dépression, je vais faire preuve d’un peu d’humour (avant de redevenir sérieux, vous me connaissez quand même !). Il faut dire que l’on me tend (involontairement) la perche : les inspecteurs généraux du Rapport ont, selon son auteur, suivi une démarche « ethnologique » p. 305). Ont-ils reçu une formation d’ethnologues ? Que nenni. Mais si aujourd’hui, on ne s’improvise pas ethnologue, on reçoit des années durant une formation appropriée, il n’en était pas de même au XIXe siècle, lors des débuts de l’ethnologie quand de courageux explorateurs allaient, à leurs risques et périls, dans des contrées lointaines peuplées d’être humains inconnus et étranges.

 

Reprenant cette démarche, nos courageux inspecteurs, ont visité des établissements, qui (à défaut d’être représentatif de l’ensemble) « constituent, sans doute, un panel assez représentatif (…. de ceux) des quartiers dont  la ‘ghettoïsation’ est largement entamée, voire achevée » (p. 300). Comme les premiers ethnologues, ils ne sont guère entrés directement en contact avec la population qu’ils voulaient ethnologiser (trop dangereux peut-être) mais ont choisi des informateurs, et en premier lieu des « chefs d’établissement » dont, précise une note, la connaissance en matière de géographie religieuse du quartier provient « le plus souvent » des « renseignements généraux » (pour les internautes canadiens, belges, japonais[2] et autres qui n’ont pas la chance de vivre en République, et doivent se contenter d’une piteuse démocratie, voila comment l’Encyclopaedia Universalis, ouvrage très subversif je le reconnais, commence son paragraphe sur les RG : « Très curieusement la police politique, après avoir été clouée au pilori sous le règne de son théoricien, Napoléon III s’exerce aujourd’hui au grand jour, sans que la plupart des Français s’en aperçoivent vraiment. »[3] ).

 

Après un long processus, l’Etat a mis en place un Conseil national et des Conseils Régionaux du Culte Musulman qui, contrairement à l'encadrement de certains autres cultes, sont issus d’élections. L’idée est de pouvoir plus facilement se concerter. Comme la majorité des cas visés par le Rapport sont référés à l’islam, il eut été peut-être plus utile de s’adresser à des représentants élus qu’à des membres de la police politique. Qu’en pensez-vous chers internautes ? Je ne fais que suggérer timidement : devant d’aussi distingués ethnologues, on est forcément très prudent….

 

J’aurais pu bien sur pousser le bouchon de ma comparaison plus loin et dire, en clair, que cela manifeste une mentalité néo-coloniale inconsciente. Je n’irai pas jusque là, ce serait tourner au procès d’intention.

Pour moi, se manifeste surtout une naïveté épistémologique (excusez le gros mot) que l’on retrouve dans d’autres passages. Si les inspecteurs se sont prétendus ethnologues et non sociologues c’est peut-être parce qu’ils sont au courant que des études sociologiques concernent d’assez prés leur sujet ( ne pouvant  tout citer je donnerai quelques noms : Nacira Guérif-Souilamas, Farhard Khosrokhavar, Françoise Lorcerie, Bérengère Massignon -exactement sur le même sujet ![4]- Nancy Venel, etc ; pour ne pas parler des sociologues de la religion[5])… et que ces Messieurs-dames ne voulaient pas en tenir compte. Or, la première chose à faire quand on veut traiter une question sérieusement consiste à dresser un « état des lieux »: ce qui a été déjà fait et sur lequel on peut s’appuyer. Or le Rapport se contente au tout début (p. 296) de citer quelques ouvrages très généraux (un seul sur la laïcité) sans en tirer d’analyses[6].

Ensuite, quand il s’agit de traiter des « évolutions religieuses », le Rapport a une fâcheuse tendance à confondre journalistes de Charlie-Hebdo et directeurs de recherche au CNRS (cf. p. 312). Sans doute veulent-ils participer à cette « culture jeune » qu’ils dénoncent par ailleurs (p. 341)! En fait, les références à la sociologie ne sont pas complètement évitées (cf. p. 310, où les politiques publiques sont critiquées), elles restent très marginales et se cantonnent au contexte socio-économique.

 

Car le principal défaut du Rapport consiste à énoncer des faits déjà connus (ils « ne m’ont rien appris de nouveau » écrit B. Lefebvre p. 65), avec toujours la même erreur de méthode (présente en pire dès le 1er commentaire d’A. Seksig) : outre qu’on juxtapose des faits rares et d’autres qui le sont moins, outre que l’on ne hiérarchise pas la gravité de ces faits (on ne distingue pas les formes « licites » des formes « illicites » ! p. 304), on n’effectue pas d’analyse, de mise en perspective qui permettrait de comprendre et de saisir à partir de quelles interactions ces faits prennent sens. Je nuance tout de suite mon propos : ce qui distingue quand même le Rapport du texte de Seksig et de la littérature de dénonciation dont on nous abreuve, c’est une attention à la ghettoïsation socio-économique (« quartiers de souffrance et en souffrance » et les propos des pages 308-310), des notations qui ne manquent pas d’intérêt (on va y revenir) et un ton relativement serein.

 

Donc acte. Mais je suis très loin d’être satisfait pour autant. Cela pour deux raisons. D’abord parce qu’à des problèmes de l’ordre du symbolique, il est totalement insuffisant de se contenter d’une mise en perspective socio-économique. Il faut donner des pistes d’analyse de  ce qui se passe actuellement au niveau du symbolique. Et là,… pratiquement rien à se mettre sous la dent. Ensuite, les notations intéressantes sont oubliées quand le Rapport passe aux propositions. Là apparaît un choix idéologique conscient, puisque le Rapport énonce une sorte de déclaration de guerre au savoir.

 

Première raison : l’absence de mise en perspective du symbolique, de l’expression par le symbolique, l’absence de décryptage de ces fameux « faits » qu’on nous répète à satiété. Pour faire vite, un seul exemple mais caractéristique : les « prescriptions rigoureuses » que, pour le Rapport (ce n’est pas faux, mais il faudrait complexifier : c’est parfois aussi un choix des jeunes filles elles même et, là, c’est plus perturbant), les « frères » imposent aux élèves filles : « comme le maquillage, la jupe et la robe sont interdites, le pantalon est sombre, ample style « jogging », la tunique doit descendre suffisamment bas pour masquer toute rondeur » (p. 315). Et le Rapport complète ceci par une remarque plus générale : « l’obsession de la pureté est sans limite » (p. 318).

Franchement, peut-on faire comme si cela se passait dans un vide socio-symbolique ? Comme s’il ne s’agissait pas d’une imprégnation, d’une dépendance et d’une réaction (extrême) à une société d’exposition marchande des corps, une société de construction médiatique d’une ‘culture porno’, et plus largement d’une sexualité marchande. Je renvoie, notamment, aux ouvrages de Michèle Marzano (du CNRS et non de Charlie Hebdo, elle, il est vrai)[7] qui montre comment s’impose socialement un imaginaire pornographique. On peut compléter cela par l’ouvrage d’Anne Steiger, La vie sexuelle des magazines (Michalon, 2006) qui montre de façon très précise comment se construit socialement une libido formatée, pour le plus grand profit (dans tous les sens du terme !) de certains. Ne serait-il pas possible de se poser ne serait-ce qu’une fois la question : et si la société dominante avait la contestation qu’elle mérite ?

Car, naturellement, ceux qui n’ont pas vécu avant le développement social de cet imaginaire, ceux qui ont comme culture dominante les input d’un univers médiatisé sont d’autant plus imprégnés, dépendants, et parfois réactifs (et bien sûr les 3 peuvent être liées). Ne pas replacer les faits cités dans les transformations de l’intimité, des représentations sociales de la sexualité, de l’amour et de l’érotisme dans les sociétés de la modernité tardive, c’est je l’écris tout net, extrêmement inquiétant. Arrêtons de faire comme si la sexualité était « libre » dans notre société et que seulement « l’islam » (ou les religions) avait des problèmes de ce côté-là. C’est franchement débile !

Puisque le Rapport tire des constats du « simple fait de déambuler aux abords d’une école ou d’un collège » (p. 314), les inspecteurs généraux pourraient faire un pas de plus : feuilleter chez les marchands de journaux  Choc, Entrevue, GutsNewlook (qui vise de + en + une clientèle d’ados), etc, etc. Ils ne parleraient plus alors de « culture jeune » mais d’une culture médiatiquement imposée. A lire cette presse, à regarder et écouter des émissions de radios et de télé, ils s’étonneraient moins de la banalisation de la grossièreté et des injures dans les établissements scolaires et ils poseraient peut-être des questions à la société globale. En fait, dans le Rapport, « les médias » constituent une référence (plus que le CNRS !) et sont considérées comme un « écho » de la réalité (p. 341), et non comme un paramètre important de la construction sociale de cette réalité. La démarche des sciences sociales n’est pas prise en compte.

Et je pourrais continuer longtemps en prenant d’autres exemples. Mais, vous l’avez compris, mon propos c’est en substance : « arrêtez de nous abreuver de faits bruts et chercher à comprendre, à analyser, occupez-vous de la signification de vos pseudos ‘constats’ »

 

Seconde raison : plus ou moins allusivement, le Rapport est parsemé de notations qui pourraient, si elles étaient structurées, décrire une partie du contexte. Par exemple :

-         l’existence pour le catholicisme d’aumôneries et d’écoles privées (p. 303),

-         la moyenne d’ancienneté des professeurs inférieure à 3 ans dans des collèges particulièrement difficiles (p. 319), les « jeunes professeurs » y sont nombreux (p. 353), « mal préparés à affronter ces situations, laissés sans directive ni soutien » (p. 362)

-         le calendrier scolaire « qui intègre les principales fêtes catholiques et ne laisse aucune place aux fêtes et jours fériés d’autres religions » (c’est «le 1er objet de contestation »)  (p. 333),

-         les chapelles catholiques « sises le plus souvent à l’intérieur de lycées prestigieux, et où se dit régulièrement la messe » (p. 335),

-         Ben Laden comme « figure emblématique d’un Islam conquérant, assurant la revanche symbolique des laissés-pour-compte du développement » (p. 345). Ben Laden = nouveau Staline : s’il avait été jusque là, le Rapport aurait du se poser d’épineuses questions : une partie du corps enseignant a été plus ou moins stalinienne, et la France n’en est pas morte !

-         Les chefs d’établissements, recteurs, inspecteurs d’académie sont « mal » ou « très inégalement informés» de ce qui se passe dans les classes (p. 363)

Etc.

 

Pourtant ces diverses observations ne conduisent pas à des « propositions » qui remettraient si peu que ce soit en cause l’inégalité entre les cultes (que B. Massignon montre encore plus clairement dans son article) – bien au contraire[8]. Elles ne conduisent pas davantage à réformer cette école dite républicaine, en fait largement encore napoléonienne, sa hiérarchie figée, le système désastreux qui conduit à mettre de jeunes nouveaux profs dans les endroits les plus difficiles, système pourtant largement responsable des difficultés actuelles. Non, les propositions faites ne sont en rien une prise en compte de la situation globale et de ses interactions, elles visent à « régénérer chez ces jeunes le sentiment d’une appartenance à un ensemble politique capable de transcender leurs autres appartenances » (p. 366). L’emploi de 2 termes très religieux (« régénérer » et « transcender ») est-il conscient ? En tout cas, il ne doit rien au hasard : le Rapport prétend « défendre la laïcité », en fait il prône une religion civile républicaine, comme cela se fait depuis 16 ans avec le succès que l’on sait.

Et cette religion civile ne fait pas bon ménage avec une démarche de connaissance. Il y a, à la fin du Rapport, une déclaration de guerre au savoir. (A SUIVRE)

 PS :Pour les internautes que cela intéresserait, on peut lire dans Le Point paru jeudi 19 octobre (n° 1779), pages 74-76, un débat entre J-P. Brighelli et moi, où je réfute ses thèses sur l'école et la laïcité.

[1] A. Seksig, instituteur puis directeur d’école à Paris 20e, fut conseiller du Ministre Jack Lang (2000-2002) et est maintenant inspecteur de l’Education Nationale.

[2] Si, si, il y en a et je les salue.

[3] Encyclopaedia Universalis, Police et société, par M. Le Clère, tome 18, p. 539, édit de 1992 (si vous vouliez une édition plus récente, chers internautes, il fallait me l’offrir !)

[4] B. Massignon, « Laïcité et gestion de la diversité religieuse à l’école publique en France », Social Compass, n° 47/3, 2000, p. 353-366 ; cet article se fonde sur un DEA plus développé : Laïcité  et gestion de la diversité religieuse : la prise en compte des demandes d’expressions des appartenances religieuses dans les établissements secondaires publics, EPHE, 1999 (bien sûr, personne ne sait tout… mais l’auteur du Rapport me connaît et il aurait suffit qu’il me demande ce qui existait sur le sujet). B. Massignon a également fait, fin 2003, (cad au moment même du début de l’enquête) un rapport pour le Ministère des affaires étrangères donnant une comparaison internationale sur le port des signes religieux dans les écoles publiques.

[5] J’y reviens presque tout de suite

[6] Ainsi le rapport cite L’Islam mondialisé d’O. Roy (Le Seuil) sans s’en servir ensuite.

[7] Penser le corps (PUF, 2002), La pornographie ou l’épuisement du désir (Buchet Chastel, 2003), Malaise dans la sexualité (JC Lattès, 2006)

[8] Comme le Rapport propose de durcir la laïcité à l’égard d’adeptes de religions minoritaires sans corriger en rien les inégalités signalées au passage (ainsi la proposition de la Commission Stasi sur la modulation des jours fériés n’est pas reprise alors même qu’il est dit que le calendrier scolaire est le 1er problème), en fait adopter ces propositions aboutirait à aggraver les injustices : comme on le constate, il s’agit donc de solutions morales et réalistes !

04/05/2006

La DECLARATION DE 1789 est-elle UNIVERSALISTE?

( Rajout du 10 mai: DEMAIN 11 MAI, UNE NOUVELLE NOTE;

A demain donc.)

D’abord, quelques nouvelles : le Blog a, pour la première fois depuis sa création (fin décembre 2004), percé le mur des 8000 visites (8117 au bout du compte très exactement ), sans faire de « données corrigées » dues aux « variations saisonnières » ! On continue ? On continue…

Bon anniversaire à la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité des chances) qui a eu droit à sa première bougie. Espérons que les candidats à l’élection présidentielle auront dans leur programme de multiplier par 10 son budget.

Enfin, je n’oublie pas la suite des événements de l’année 1906 : on me la réclame. La loi de séparation va-t-elle tenir le coup malgré la tourmente des inventaires ? Pour Briand  c’est mission impossible. Donc vous aurez prochainement une Note à très gros budget avec Tom Cruise (naturellement) dans le rôle de Briand…

Mais en attendant, voici la Note de cette semaine :

Le discours dit « républicain » met en avant la défense des droits et de la liberté des femmes Cette défense des droits et de la liberté de la moitié de l’humanité est, bien sûr, une cause essentielle. Cependant, deux pièges fonctionnent, et il ne faut surtout pas y tomber. Le premier piège consisterait de croire qu’il faudrait partager les conviction dites « républicaines », au sens étroit de ce terme, pour  être partisan de l’égalité des genres ; le second serait de prendre ce discours au premier degré et de ne pas en interroger les impensés. En effet, la question du droit et de la liberté des femmes est la première question qui montre qu’on ne peut pas continuer à se réclamer aujourd’hui de l’universalisme républicain abstrait, en prétendant que ses « déficiences » seraient dues à l’écart qui existe toujours entre les principes et la pratique. Non, c’est structurellement que cet universalisme s’est montré antiféministe puisque, entre autres défauts structurels, c’est lui qui explique pourquoi la France est le seul pays démocratique moderne où  les femmes n’ont voté qu’un siècle après l’instauration de ce que l’on a très significativement appelé : « le suffrage universel » car, très longtemps, il a considéré que « la » femme était trop dépendante de ses émotions et trop soumise au pouvoir clérical pour pouvoir constituer un véritable être humain abstrait. Et cet antiféminisme ne s’est pas miraculeusement évanoui ces dernières décennies. On le sait, le thème de la femme soumise continue de faire flores.

Une histoire des femmes en français en 5 volumes,  est parue en 1991 – 1992, pour ce qui concerne l’Occident, dirigée par M Perrot et j’ai eu l’honneur d’y participer. Je voudrais me focaliser, aujourd’hui, sur un point d’histoire, mais qui est fondamental car il s’agit, précisément, des fondements de la démocratie en France : la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Marie Gouze plus connue sous le nom d’Olympe de Gouges (1748-1793) est l’auteure de la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne au début de la Révolution française (son texte a été réédité en 2003 aux éditions Mille et une nuits). C’est un texte admirable en ceci que son auteure avait tout compris : elle avait compris que la Déclaration des droit de Homme et du Citoyen qui se prétendait universelle ne l’était nullement, qu’en fait ce texte jouait un double jeu, qui va être typique de l’universalisme républicain dit « abstrait »[1]. Il prétendait parler de l’Homme au sens d’être humain, de l’essence humaine et, en fait, il s’agit d’un être humain très concret : celui qui a son zizi à l’extérieur (et non à l’intérieur, ce qui est l’apanage, comme le dit  Olympe de Gouges, du «sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances maternelles », beau retournement du stigmate). Derrière l’universalisme affiché on trouve la domination masquée d’un particularisme. Nous avons là déjà le fond du problème dont la France n’arrive toujours pas à s’émanciper. Et tant qu’elle n’opérera pas cette libération intellectuelle (déconstruire ce qu’il y a derrière l’universalisme républicain abstrait), elle ira de crise en crise, de révolte en révolte. Ce n’est pas pour rien que j’ai annoncé que la question des femmes est la première question.

Qu’a fait Olympe de Gouges ? Elle a dévoilé le particularisme de la Déclaration de 1789 en l’écrivant au féminin en septembre 1791. Dés le Préambule de cette nouvelle Déclaration, l’imposture cachée de la Déclaration de 1789 éclate : « Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent d’être constituées en Assemblée Nationale », rappel que les auteurs de la Déclaration sont tous des mecs et que cela n’a nullement l’air de les gêner. Plus, ils ne s’en rendent même pas compte et confondent leur masculinité avec leur humanité. De là logiquement, l’article premier « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » qui ne ferait qu’expliciter l’article un de la Déclaration de 1789 si cette Déclaration était réellement universaliste, mais, en fait,  en est l’inverse : le passage d’une Déclaration particulariste (sous couvert d’abstraction et, en fait, parce qu’abstraite) à une Déclaration réellement universelle (parce qu’elle prend en charge une discrimination concrète fondamentale) [2].

Et selon le même principe toute la Déclaration des droits de 1789 est réécrite. Ainsi, l’article 3 devient : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme : nul corps, nul individu, ne peut nul corps, ni individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »  Le « qui n’est que la réunion de la femme et de l’homme » a été rajouté à l’article 3 du texte originel. Précision inutile si la Déclaration de 1789 promouvait une mentalité universaliste ; ajout indispensable et perçant à jour à l’hypocrisie de l’universalisme républicain abstrait qui fera de la France un des derniers pays démocratiques (le dernier ?) à « accorder » le droit de vote aux femmes.

L’article 10 de cette Déclaration énonce : « Une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également avoir le droit de monter à la tribune. » Là encore, le double jeu fondamental de l’universalisme abstrait est mis en lumière : les minorités[3] n’existent pas prétend cet universalisme, et donc on n’a pas a leur accorder des droits. « Ce serait du communautarisme » ajoute-t-on aujourd’hui. Double jeu, double discours : les minorités n’existant pas (dans l’abstraction), elles sont les mêmes devoirs et les mêmes sanctions : «   une femme a le droit de monter sur l’échafaud ». Mais les minorités existent (dans la réalité concrète : ainsi la Nation est bisexuée) et, dominées, elles ne disposent pas des même droits et doivent les acquérir : une femme « doit avoir également celui de monter à la tribune ». On pourrait écrire aujourd’hui : un juif, un musulman, un orthodoxe a le droit de célébrer ses fêtes religieuses comme un catholique. Or, quand nous avons proposé, à la Commission Stasi d’individualiser  en partie les jours fériés religieux[4], on n’a refusé tout débat public sur ce sujet et on a dit péremptoirement : «c’est du communautarisme ».

Pour en revenir à Olympe de Gouges, les Révolutionnaires firent exactement ce qu’elle avait dénoncé : ils ne lui avaient pas donné le droit de « monter à la tribune » mais ils lui donnèrent celui de « monter à l’échafaud » et la guillotinèrent le 3 novembre 1793. La feuille de Salut public écrivit : « Elle voulut être homme d’Etat. Il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertu qui conviennent à son sexe » (cité par Emmanuelle Gaulier, qui a écrit la postface de cette déclaration). 

En somme, cette femme représente un premier féminisme laïque qui rencontre un échec complet et n’a aucun écho durable, à part le mouvement féministe lui-même: par exemple, la Grande Encyclopédie de Berthelot en 32 volumes, qui représente la grande œuvre intellectuelle de la laïcité française au moment de son établissement (elle paraît de 1885 à 1901),  n’accorde à Olympe de Gouges qu’une toute petite entrée qui évoque ses oeuvres romanesques et théâtrales mais ne mentionne qu’au détour d’une phrase sa théorie du droit des femmes, sans véritablement parler de sa Déclaration. Michelet avait écrit qu’elle fut « le jouet de sa mobile sensibilité ». Il faudra attendre 1989 pour qu’elle trouve son biographe (Olivier Blanc, Olympe de Gouges, : une femme de libertés, Syros -Alternative ).

J’ai deux propositions à faire. La première consisterait à remplacer, dans la Constitution française, la Déclaration de 1789 par celle d’Olympe de Gouges, puisqu’elle contient tout ce qu’affirme cette Déclaration et y ajoute l’élément fondamental de l’égalité des genres. Ce serait logique avec l’instauration de la parité, non ? Olympe de Gouges pourrait d’ailleurs, bien mieux qu’Evelyne Thomas et tutti quanti[5], être portraitisée et devenir le nouveau buste de Marianne.

La seconde proposition serait que les « Indigènes de la République » ou d’autres écrivent une Déclaration des droits en s’inspirant de celle de Mme de Gouges et en l’appliquant à leur situation. Ce serait du bel ouvrage.

 Revenons au droit des femmes. L’instauration d’un premier seuil de laïcisation en France, c’est à dire la Révolution Française et le recentrage napoléonien, n’apporte rien dans ce domaine, au contraire. La Révolution a accordé aux femmes certains droits civils et aux femmes mariées le droit de divorcer. Mais les « avancées » sont « de l’ordre du privé, dans la sphère familiale mais pas dans la sphère politique, comme le justifie Talleyrand en 1791 : ‘Si nous leur reconnaissons les mêmes droits qu’aux hommes, il faut leur donner les mêmes moyens d’en faire usage. Si nous pensons que leur part doit être uniquement le bonheur domestique et les devoirs de la vie intérieure, il fait les borner de bonne heure à remplir cette destination’ » (E. Gaulier, p ; 53). Au contraire, la Révolution signifie « l’exhérédation de la femme » : « sous l’Ancien Régime, les femmes nobles, à la tête de fiefs, pouvaient rendre la justice et étaient investies des attributs de souvereineté au même titre que les hommes ; les femmes du tiers-état participaient par ailleurs aux assemblées » (O. Bui-Xuan, Le droit public français entre universalisme et différencialisme, Economia, 2004, 42). 

Le Code civil de 1804 (qui opère durablement une laïcisation juridique en rompant avec l’importance de la religion dans le droit personnel d’Ancien Régime) attache une importance extrême à l’héritage et à la filiation et peut être considéré comme un recul. Il annule les dispositions révolutionnaires en matière de droits civils pour les femmes mariées. L’inégalité de traitement qui leur est réservée est flagrante en cas d’adultère. Elles ont le même statut de totale incapacité civile que les mineurs, les délinquants et les aliénés. Les célibataires ou veuves ont quelques maigres droits mais pas celui d’être témoins d’actes civils et notariés ni celui d’être tutrices. L’accès à la plupart des activités professionnelles est rendu difficile.

Et cela a perduré longtemps : l’établissement de la laïcité n’a pas été accompagné de progrès décisifs pour les femmes. Leur accés, plus tardif que dans la plupart des pays démocratiques, au droit de vote n’a pas permis leur véritable entrée dans la sphère politique.

A la fin du XXe siècle, la parité a été instaurée (sans être pour autant vraiment respectée). Lors d’une prochaine note, nous examinerons les arguments échangés lors des débats concernant la parité, car ils sont extrêmement intéressants.



[1] Il faut d’ailleurs rappeler qu’en 1789, nous n’étions pas encore en République et qu’il s’agissait d’instaurer une monarchie constitutionnelle. Il serait empiriquement plus juste de parler de l’universalisme français abstrait, même si cela écorcherait les oreilles des pieux républicains.

[2] L’article 1er de la Déclaration de 1789 est ainsi conçu : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »

[3] La notion de minorité est loin d’être seulement quantitative : tant qu’elles sont opprimées, dominées, les femmes constituent une minorité.

[4] Je rappelle la proposition : « dans le monde de l’entreprise, le Kippour, l’Aïd-El-kébir, le Noël orthodoxe ou des chrétiens orientaux seraient reconnus comme jours fériés. Ils seraient substituables à un autre jour férié à la discrétion du salarié. Cette proposition serait définie après concertation avec les partenaires sociaux, et en tenant compte des spécificités des petites et des moyennes entreprises. Cette pratique du crédit du jour férié est déjà courante dans certains pays ou organisations internationale comme l’Organisation des Nations unies. » Et c’est cette instauration d’un crédit individuel d’un jour férié, simple atténuation d’une discrimination indirecte qui a été considéré comme de l’affreux communautarisme. Un indice parmi d’autre de la mentalité intégriste républicaine. Comment voulez-vous que les banlieues ne se révoltent face à des personnes qui ont de telles œillères !

[5] Cf. ce que j’en écris dans Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, Le Seuil, p. 240.