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05/02/2005

Sectes et laïcité

LAÏCITE ET SECTE
Jean Baubérot

(Ce texte est le script d’une conférence faite à la MIVILUDES, Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires au début de 2004. Certains des thèmes abordés ici se retrouvent, de façon plus développée ou avec une autre aproche, dans d’autres notes ; mais le « problème des sectes » étant, depuis 20 ans assez passionnel en France, il m’a semblé intéressant de publier ce texte)

Ma participation à ce séminaire me pose trois petits problèmes.

Le premier problème vient du fait que j’ai déjà écrit un texte sur le sujet et que, même s’il est probable que la grande majorité des personnes qui sont ici ne le connaissent pas, je ne veux pas pénaliser les éventuels lecteurs en me répétant. Je vous y renvoie donc (« Laïcité, sectes société », in F. Champion, M. Cohen, Sectes et démocratie, Le Seuil, 1999, 314-330).

Le second problème vient du fait, imprévisible quand le programme a été décidé, que nous sommes entre la remise du rapport de la Commission Stasi -dans laquelle je me suis beaucoup investi- et la discussion d’un projet de loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Je me trouve donc en plein bouillonnement intellectuel, mais sur un autre sujet.

Le troisième problème, de loin le plus sérieux, est du à l’approche même du sujet. Il existe plusieurs manières de parler de la laïcité, et, par voie de conséquence, de son rapport avec ce qui est socialement dénommé « secte ». On peut, très légitimement dans un pays démocratique, avoir une opinion fondée sur une réflexion qui peut être d’ordre politique, philosophique ou autre.

Ma démarche est différente. Titulaire de la seule chaire spécialisée sur la laïcité dans l’enseignement supérieur français, je tente de construire la laïcité comme objet de savoir. Il s’agit d’une approche de longue durée. Elle se poursuit, chaque semaine, depuis plusieurs années, dans mon enseignement et sera présentée de façon synthétique dans mon prochain ouvrage Laïcité 1905-2005, entre passion et raison (Le Seuil). Comment, en trente minutes la faire partager de façon compréhensible ?

Cela est d’autant moins évident ici que, dans notre pays, la laïcité est surchargée de mémoire, investie de passions, d’affects. En vous demandant à l’avance, de bien vouloir excuser les raccourcis, je vais quand même tenter ce tour de force, en ayant en tête que c’est le rapport laïcité – secte qui doit être visé, et en envisageant ce rapport délibérément du côté de la laïcité en France.

Ceci indiqué, à mon sens, en parlant de la laïcité en général, on traite déjà de ce rapport. Pour prendre un exemple, dès 1990, j’ai expliqué (Vers un nouveau pacte laïque, Le Seuil, 1990, 36ss.) qu’en matière de laïcité, école et médecine avaient partie liée. Cela a semblé incongru à l’époque. Pourtant, si vous vous reportez au discours sur la laïcité que vient de prononcer Jacques Chirac (le 17 décembre 2003), vous pouvez constater qu’il annonce deux dispositions législatives la concernant : une concerne l’école, l’autre le milieu hospitalier.

Or, ce n’est nullement le fait du hasard et cela frappe le sociologue, depuis vingt ans que la politique française en matière de dites « sectes » est très interventionniste, les deux institutions sur lesquelles on se focalise sont précisément l’école et la médecine. Cela permet d’émettre l’hypothèse que le traitement social différent des sectes en France, par rapport à la grande majorité des pays démocratique peut être lié au fonctionnement global dominant de la laïcité à la française et, plus précisément, à la représentation spécifique dominante des institutions et médicales en France, à leur mutations actuelles.

Premier seuil de laïcisation et sacralisation de la médecine et de l’école :

J’aborderai la laïcité comme une construction socio-historique, le résultat d’un processus de laïcisation.
Et je distinguerai trois seuils de laïcisation.
Le premièr seuil va de la Révolution française aux lois laïques sur l’école (années 1880) et à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (1905) ; le second seuil va de ces lois à Mai 1968 et à l’année 1989 qui, avec la chute du mur de Berlin et la première affaire de foulard, signifie un transfert d’antagonismes. Le troisième seuil est celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Mais, dans le milieu des sciences humaines, la notion la plus courante, la plus globale aussi, est celle de sécularisation. Dans les deux cas, il se produit un processus, lié à la modernité, par lequel des secteurs de la culture et de la société sont soustraits à l’autorité des symboles religieux et des institutions religieuses.

Ainsi, dés le premier seuil, le rapport social à la mort change. De façon dominante, la mort était le moment décisif du passage dans l’au-delà et l’important consistait à assurer le salut éternel. Sous l’Ancien Régime, un médecin qui ne prévenait pas son malade que « l’heure de la mort approche », l’empêchant ainsi de s’y préparer et de recevoir les « derniers sacrements » pouvait, en cas de récidive, se voir retirer son diplôme.
Au XIXe siècle, progressivement, la mort devient avant tout la fin de la vie et ce qui concerne l’au-delà se trouve relégué au rang d’opinion privée. La perspective de la guérison l’emporte sur celle de la préparation de la « bonne mort ». Ce changement socio-culturel relève de la sécularisation. Il va de pair avec une diminution de l’importance sociale de l’institution religieuse et un développement corollaire de la médecine comme grande institution sociale. Ce basculement institutionnel relève, lui, de la laïcisation. Il met en jeu l’appareil de l’Etat, le politique.

En France l’exercice illégal de la médecine est très précoce, il date de 1803, c'est-à-dire nettement avant le décollage scientifique et technique en la matière alors qu’en Angleterre, pourtant plus en avance sur le plan scientifique et technique, il ne date que des années 1850, c'est-à-dire qu’il est contemporain de ce décollage. Parallèlement, en France le processus de laïcisation englobe le processus de sécularisation et, je vais y revenir, l’oriente et le limite. En Angleterre, le processus de sécularisation englobe le processus de laïcisation et le limite fortement car l’institution religieuse parfois impulse elle-même ce processus, du moins à ces débuts, et -de façon plus générale- elle s’y adapte rapidement.
Je n’ai pas, bien sûr, le temps de développer la comparaison mais je l’ai fait dans le livre que j’ai publié en commun avec Séverine Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France, (Le Seuil, 2002).

Pourquoi la France a-t-elle instauré le monopole médical sur l’art de guérir à une époque où les médecins ne guérissaient pas plus que ceux que les élites appelaient les « empiriques », les « charlatans » (désignation qui nous rapproche de notre sujet !) et où, donc, il n’existait pas de justification rationnelle à un tel monopole ? Pourquoi l’Etat a soutenu les médecins, hués alors par le public, lors des procès qui ont eu lieu pour faire respecter ce monopole ? Parce que, nous apprend Claude Nicolet (L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982, 310s.), à partir de la Révolution française, la médecine devient, dans notre pays, « une part considérable de la morale civique ».

Et il en sera de même avec la lutte républicaine puis l’instauration durable de la République à partir du dernier quart du XIXe siècle. « Nulle part ailleurs qu’en France, nous avertit l’historien de la République, le recours à la médecine ne deviendra aussi nettement une obligation morale lié à la nature d’un régime politique précis (=la République). Toute l’œuvre politique et scientifique d’un Raspail, mais aussi d’un Clemenceau, est centré sur cette donnée ».
Ajoutons que, même si cela est significativement oublié aujourd’hui que si, en Angleterre, les médecins sont souvent des fils de pasteurs qui font du concordisme entre médecine et religion, en France, au contraire, ils sont nombreux et influents dans le camp anticlérical et dans les rangs des hommes politiques républicains.

La laïcisation s’opère à la fois par un reflux social de la religion et un transfert du religieux. Au niveau du politique, on parle du « sacré républicain ». On devrait aussi parler de « sacré médical ». Cette sacralisation de la médecine existe peu ou prou partout où la société entre en modernité et celle-ci ne s’est pas imposée socialement sans charrier avec elle idéaux et espérances.
D’ailleurs, significativement, on parle de « l’espérance de vie » et de sa prolongation grâce à la médecine. Mais, la caractéristique française est, comme le signale Nicolet, d’avoir non seulement très nettement accentué cet aspect mais de l’avoir durablement politisé en tant qu’instrument de lutte anti-cléricale et légitimation morale, parareligieuse de la laïcisation.

L’existence d’un processus semblable en ce qui concerne l’école est plus connue. La sécularisation de la morale enseignée par l’école est un phénomène commun aux pays modernes, la création d’une morale laïque au nom de l’Etat républicain est spécifique à la France et, dans notre pays, l’école a été considérée, en tant que telle, comme une institution morale. « Ouvrez une école, vous fermez une prison » déclarait Victor Hugo et le Dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand Buisson -cette « cathédrale de l’école primaire », selon l’expression significative de Pierre Nora (Les lieux de mémoire, I, Gallimard, 1984, 353)- tente de démontrer la véracité de cet adage. L’ensemble de l’action de Buisson, adjoint de Jules Ferry et de ses successeurs, parait relever, selon son biographe canadien George Chase, d’une croyance au « salut par l’éducation nationale » (in W. Frijhoff, L’offre d’école, Publication de la Sorbonne, 1983, 263-275).

L’important -vu les contrainte de temps- consiste à percevoir qu’il s’est produit, de la Révolution à la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat, un mouvement croisé de désinstitutionalisation sociale de la religion et de constitution de grande institutions séculières, dans lesquelles se sont investies des croyances typiques de la modernité et une légitimation politico-religieuse de la République. On peut suivre ce double mouvement par l’étude des différentes lois concernant ces institutions.
On peut aussi synthétiser ces croyances par la façon dont on corrélait alors divers types de progrès : progrès de la raison et de la science permettant de faire reculer « fanatisme », « préjugés » et « superstitions », progrès technique permettant la progression du bien-être et la satisfaction progressive des besoins de l’humanité, progrès moral par l’éducation, progrès social grâce à une sélection par le mérite et une amélioration des conditions de travail et de vie, conditions elles-mêmes dépendantes du progrès économique, progrès politique enfin, permettant la réalisation graduelle des idéaux de liberté, d’égalité, de justice fraternelle.

En dialectique avec un processus de désenchantement religieux plus poussé qu’ailleurs, la laïcisation-sécularisation française a maximalisé, dans l’attestation des « valeurs de la République », les éléments structurants d’enchantements séculiers. Des attentes sociales de sens, de normes, d’espérance ont eu nettement plus tendance qu’ailleurs à être transférées sur des institutions comme la médecine et l’école. Significativement, lors du second seuil, en 1905, il existe un projet de faire servir le « budget des cultes », supprimé par la loi de séparation, au paiement de l’assistance médicale gratuite prise en charge par la puissance publique depuis la loi de 1893.
Plus généralement, les travaux d’Henri Desroches ont montré qu’il existe dans l’opposition du socialisme au libéralisme une structure de messianisme pré millénariste et catastrophique (on a besoin du renversement du « Grand soir » pour pouvoir réaliser ces idéaux) s’opposant au messianisme postmillénariste et progressif à partir d’une matrice commune parareligieuse.

Le second seuil et la tension liberté de penser - liberté de conscience :

Par ailleurs, de façon relativement feutrée pour la médecine, de façon beaucoup plus nette pour l’école, ces institutions séculières de socialisation ont constitué un lieu de combat contre l’influence de la religion. On sait que la religion dominante en France, le catholicisme, ne faisait pas bon ménage avec la République.
Le paroxysme de cette lutte se produit au début du second seuil de laïcisation, il y a un siècle avec les lois de 1901 et de 1904 contre les congrégations, et spécialement les congrégations enseignantes.
Il est fort intéressant, pour l’histoire de la mentalité dominante de notre pays, de constater que nous avons là pratiquement l’ensemble des arguments qui sont donnés aujourd’hui comme justification de la lutte antisecte : privation de liberté, obéissance passive, pauvreté de l’individu et richesse de la collectivité (thème du « milliard des congrégations »), embrigadement des enfants, affaires de mœurs, investissement de l’Etat, etc. Comme aujourd’hui, la politique congréganiste française a induit beaucoup de critiques de la part de pays étrangers, notamment des pays où certains congréganistes trouvèrent refuge.

En fait, la laïcité se réfère à la fois à la liberté de penser et à la liberté de conscience. La liberté de conscience connote le pluralisme, la possibilité de choix personnels en matière de religion, de conviction, d’idéologie. La liberté de penser -terme très courant alors, moins employé ces derniers temps, jusqu’à ce que Florent Pagny en fasse le titre d’une chanson à succès- conçoit avant tout la liberté comme un mouvement d’émancipation face à toute doctrine englobante, émancipation effectuée grâce aux instruments fournis par la raison et par la science.

Dans cette tension entre liberté de conscience et liberté de penser, deux conceptions de la laïcité se sont opposées. Pour la première la liberté de conscience est englobée par la liberté de penser ; la liberté de penser constitue un préalable à la liberté de conscience. Il faut d’abord émanciper les individus des enfermements dans lesquels ils sont englués, des dominations dont ils sont les victimes, quitte à écorner le « droit à l’erreur » lié à la liberté de conscience. Ensuite (mais ce second moment arrivera-t-il jamais ?), on restituera à chacun une liberté de conscience complète. La seconde conception estime que, dans une démocratie, la liberté de penser doit être englobée par la liberté de conscience. On doit faire progresser la liberté de penser, mais -à chaque moment historique précis- dans les limites acceptables pour la liberté de conscience et sans y toucher.

La première conception a présidé à la lutte anticongréganiste et était au fondement de certains projets de lois de séparation (qui étaient plus une séparation du catholicisme français et de Rome que des Eglises et de l’Etat), notamment celui déposé par Emile Combes. La seconde conception a triomphé avec la loi de 1882 laïcisant l’école (comme je le démontre dans mon ouvrage La morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, 1997) et avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, notamment avec le célèbre article 4 contre lequel, bien sur, votèrent les partisans de la première conception.

On peut dire que cette dernière donne une laïcité intransigeante, régalienne, exclusive qui la rapproche de la « religion civile », alors que la seconde conception donne une laïcité transigeante, libérale, inclusive qui diminue les différences avec d’autres démocratie libérales. Juridiquement, cette dernière conception l’a emporté mais idéologiquement la première conception est toujours restée très attractive, notamment dans les périodes de repli républicain identitaire.

On retrouve aujourd’hui dans les différences d’attitude face au phénomène des dites sectes, sous-jacentes, ces deux conceptions de la laïcité. Bien sûr, à l’égard des congrégations, on aura tendance à désavouer la première et notamment Emile Combes.
Il faut, cependant, signaler une tendance constante, intéressante pour l’historien et le sociologue : un danger social a tendance à être majoré par les contemporains et à être minoré cinquante ou cent ans après, quand on se focalise sur un autre danger social. Il faut ajouter aussi, que l’on trouve, de façon constante, une rhétorique de la « République menacée », investie de l’intérieur et que cela a fonctionné et fonctionne aussi bien contre les « juifs », les « cléricaux », les « maçons », les « jésuites », les « protestants », les « congrégations », les « sectes ».
Le problème consiste toujours a savoir raison garder, à distinguer danger imaginaire et danger réel, à évaluer (dans ce dernier cas) le degré de réalité du danger sans céder à l’inflation idéologique, et à trouver les mesures efficaces (et, si possible, positives) pour y faire face, sans mettre sois même en péril la démocratie. C’est pourquoi la vigilance face aux « dérives sectaires » demande beaucoup de rigueur et nécessite que la raison sache supplanter la passion.

L’émergence du troisième seuil et le problème des sectes :

Les institutions de socialisation école et médecine ont été très nettement hégémoniques pendant le second seuil de laïcisation, et en même temps elles ont été contestées.
La contestation de l’institution scolaire se marque dés la fin de la guerre de 1914-1918 par des mouvements de réformes, qui ne vont guère réussir à faire bouger les choses. La fin de « l’école républicaine » s’effectue tardivement : entre 1959, loi Debré, et surtout 1975, réforme Haby qui crée l’école démocratique de masse (cf. notamment les analyses de François Furet). Les Suédois ont construit ce nouveau type d’institution scolaire progressivement à partir des années 1950 et 1960. Il l’ont fait selon la méthode « expérimentation – erreur – rectification ». La France l’a opéré plus tard et plus brutalement, au moment des contestations post-1968, de la fin des Trente Glorieuses, de la montée du chômage, de la mutation de l’immigration et d’un mouvement général de déclin des institutions ; bref à un moment où de nombreux problèmes se sont cumulés. Elle n’a jamais réussi à créer une nouvelle école.

La crise de la médecine n’est encore guère perceptible quand Ivan Illich publie Némésis médicale (Le Seuil, 1975). A relire cet ouvrage aujourd’hui, on constate que les critiques de l’institution médicales qui scandalisèrent à l’époque sont maintenant largement admises. La croyance en la conjonction des progrès n’est plus de mise. Ainsi, le problème est moins, aujourd’hui la continuation de l’augmentation de l’espérance de vie que la revendication du « droit de mourir dans la dignité ».
Le progrès médical débouche sur de nouvelles questions sur l’être et la relation de l’être et du faire s’inverse d’une nouvelle manière. En même temps le fantasme d’une toute puissance médicale est déstabilisé. Le corps médical peut moins qu’autrefois imposer péremptoirement sa volonté après la crise du sang contaminé et la meilleure connaissance, par le public, de l’existence de maladies nosocomiales. Il est d’ailleurs significatif que ce dernier point ait été connu par le public à partir de la campagne menée par Guillaume Depardieu à la télévision. Apres la domination par la religion, puis la domination institutionnelle, nous sommes maintenant à l’époque de la domination médiatique.

Les religions minoritaires étaient parfois suspectées lors du premier seuil de laïcisation. Elles le furent moins sous le second seuil et des mouvements, ensuite considérés par le rapport parlementaire de 1995 comme « dangereux », ont pu avoir alors une existence relativement paisible.
Le problème restait interne au champ religieux et la montée d’une lutte anti-secte dans ce cadre religieux interne fut le contrecoup de l’émergence de l’œcuménisme (dialectique bien connue du dialogue et du conflit). Ainsi le père Chery publie en 1956 son ouvrage L’Offensive des sectes. Les dites sectes deviennent un problème pour la laïcité républicaine au moment du passage du second seuil au troisième seuil de laïcisation, dans les années 1980.

L’importance de ce problème des sectes est du à la conjonction de deux facteurs. Le premier n’a rien de spécifique à la France et concerne les exactions qui ont eu lieu, de l’affaire de Guyana à celle du Temple solaire en passant par l’attentat au gaz du mouvement Aum Shinri-kyo dans le métro de Tokyo, etc. Ces diverses affaires ont conduit tous les pays démocratiques à se préoccuper de la nébuleuse de mouvements divers, peu connus, et qui pouvaient, tout à coup, amener mort d’hommes.

On ne comprendrait naturellement rien en sous estimant l’importance de ce facteur et si je le traite rapidement, c’est seulement par ce que nous sommes là en terrain très connu de vous et que cela n’a rien de spécifique à la France. Comme me le disait dernièrement un haut fonctionnaire du Ministère de la Justice espagnol, « nous avons globalement les mêmes problèmes que vous, mais nous les traitons de façon beaucoup moins passionnelle ». C’est ce traitement social spécifique à la France qui retient donc l’attention du spécialiste en sciences humaines. Et là, nous trouvons le second facteur lié au troisième seuil.

Ce n’est pas seulement, d’ailleurs, à un niveau français que les spécialistes débattent. L’interrogation sur ce traitement social spécifique des sectes par la France s’effectue à un niveau international (même si deux ou trois autres pays se rapprochent du cas français pour des raisons que l’on peut également analyser) et les chercheurs et enseignants du supérieur français sont assez souvent questionnés à ce sujet (lors de colloques, mais pas seulement) par leurs collègues d’autres pays.
Il y a quelques années, par exemple, allant donner des cours à Tokyo peu après le passage d’une délégation de la MILS, j’ai du faire face à un questionnement assez vif de professeurs japonais fort surpris de la manière dont cette délégation avait mené son enquête sans rencontrer les spécialistes concernés. On me demandait d’expliquer sociologiquement le pourquoi d’une pratique qui leur semblait étrange et qui, s’agissant de la France, les décevait par son manque d’esprit critique et scientifique.
Et il est important de comprendre que si, en France, certains font une interprétation idéologique immédiate des propos tenus par les historiens et les sociologues, s’interdisant par là même de les comprendre, à l’étranger nous sommes très logiquement attendus sur des critères de scientificité.

Ces deux univers -celui des rencontres scientifiques et celui du traitement social- ont été longtemps, en France, antagonistes. Il faut saluer l’initiative de la MIVILUDES qui, en organisant ces conférences tente de construire une passerelle. Je vais donc émettre devant vous l’hypothèse sociologique qui apparaît convaincante à des collègues de différents pays européens, nord-américains, asiatiques. Naturellement, cette hypothèse ne prétend pas à l’infaillibilité et reste soumise à la critique des spécialistes. Encore une fois, je vous prie de m’excuser de la présenter de façon rapide. Elle sera plus explicite dans mon prochain ouvrage sur la laïcité entre passion et raison.


Une hypothèse sociologique sur le traitement social des sectes en France :

Certains sociologues ont voulu expliquer la spécificité du traitement social français de la question des dites sectes par le passé religieusement monocolore, par l’héritage catholique, de la France. Contrairement à la Grande Bretagne, par exemple, la France est un pays où il n’existe guère d’habitus pluraliste en matière religieuse. Ce manque de culture pluraliste se manifeste quotidiennement, ne serait-ce que par le fait que l’on désigne habituellement l’Eglise catholique comme « l’Eglise » sans adjectif. Que l’on soit pour, que l’on soit contre, la conception de la religion est passée au tamis du catholicisme qui est implicitement le critère pour juger ce que doit être une véritable religion. La culture de la laïcité n’arrive pas à supplanter ce manque d’habitus pluraliste.

Certes, nous avons là un élément explicatif à ne pas négliger. Ainsi dans Le rapport parlementaire de 1995, à côté de nombreuses erreurs historiques, il est question de groupes « pseudo-catholiques » (p. 51) et de « petites églises conduites par de faux évêques » (p.65), ce qui peut faire douter de la capacité culturelle à mettre en oeuvre la neutralité en matière de religion, liée (normalement) à la laïcité. On est, en effet, là en pleine confusion politico-religieuse.
Par ailleurs, dans une Commission du ministère des Affaires Sociales qui jugeait de la recevabilité de la demande de deux membres du clergé d’un mouvement chrétien, voulant être affiliés à la CAVIMAC, un membre de cette Commission, siégeant comme « personnalité qualifiée », a demandé si, dans la religion de ces ecclésiastiques, existait un « sacrement » de prêtrise. Si oui, il fallait accepter l’affiliation, si non il fallait la refuser ! Propos là encore très révélateurs d’une mentalité où, implicitement, le catholicisme reste la religion de l’Etat.

Mais cet élément ne peut, à lui seul, donner une explication satisfaisante, sinon on ne peut pas comprendre pourquoi le traitement social français des dites sectes se différencie aussi de pays comme l’Espagne ou l’Italie, où la sortie récente d’un catholicisme d’Etat dans ces pays rend peut-être leurs responsables plus attentifs aux logiques du pluralisme. Il faut alors compléter l’explication et en revenir aux spécificités historiques françaises dans le rapport à l’institution.
Tout ce que j’ai indiqué dans mon analyse socio-historique (et c’est pourquoi j’ai un peu insisté sur cet aspect) permet de comprendre pourquoi la crise de la médecine et de l’école est bien plus forte en France que dans d’autres pays occidentaux. Elle est de nature différente : c’est une crise du politique, étant donné le rôle de légitimation politique joué par ces institutions quand elles étaient considérées comme des institutions morales et efficaces (morales par ce qu’efficaces, pour une bonne part, vu la croyance en la conjonction des progrès).

La dépendance institutionnelle était de trois ordres :

-légitimité de l’objectif : la santé, l’instruction (et avant : le salut)

-légitimité monopolistique de l’institution pour l’atteindre : hors de la médecine, pas de santé, hors de l’école pas d’instruction, comme auparavant « hors de l’Eglise pas de salut »

-légitimité de l’agent institutionnel : c’était l’idée de la rencontre, dans le cabinet médical par exemple, entre « une conscience et une confiance ».

Il existe toujours une légitimité des objectifs (instruction et santé), même si elle est devenue plus floue ; par contre il s’est produit une profonde déstabilisation des deux autres légitimités.

Le quasi- monopole de l’instruction par l’école est depuis longtemps battu en brèche par la diversification des offres marchandes de formation, dans lesquelles il faut inclure les médias, la télévision et maintenant internet.
Le monopole médical classique a toujours été contesté mais longtemps de façon socialement assez marginale ; maintenant de plus en plus les individus veulent pouvoir choisir, et souvent cumuler, plusieurs voies de santé. Ils veulent mettre en concurrences diverses sortes de thérapeutes.

Là aussi, cela a à voir avec le développement de la logique médiatique. En élisant comme Marianne la présentatrice de l’émission « C’est mon choix », les maires de France ont montré à quel point, sans être capables de comprendre ce qu’ils font naturellement, ils privilégient la domination médiatique sur la domination institutionnelle.

Quant à la légitimité de l’agent institutionnel, elle reposait sur une représentation de cet agent analogue à celle du chaman. Jean-Paul Valabréga l’a bien montré dans son étude classique sur La relation thérapeutique (Flammarion, 1962) : le médecin (notamment) est « un homme qui n’est pas un homme tout en étant un homme ».
Le « pas un homme » provenait en grande partie du fait qu’il était censé être englobé, lors de son temps professionnel, que par la rationalité, et plus précisément par une manifestation de la rationalité en valeur par la rationalité instrumentale.
Cette représentation, cette croyance implicite n’est pas morte, notamment chez des couches moyennes de la petite intelligentsia traditionnelle, mais elle est fortement déstabilisée socialement et beaucoup moins crédible parmi ceux qui sont dépendants des représentations dominantes actuelles.
Là encore, le système médiatique met en avant des relations de type charismatique, un attrait des structures holistes qui conteste et prétend dépasser la rationalité instrumentale. De même les médias valorisent l’extrême, le mettent en scène et lui font de la publicité même quand ils prétendent le fustiger.

Beaucoup d’idées circulent à la fois dans la société globale et (de façon plus radicale) dans les dites sectes : ainsi l’idée qu’il faut perdre son « ego » pour réaliser son « soi » ; l’idée aussi que l’individu doit travailler à améliorer son « potentiel de développement ».
On exalte l’autonomie de l’individu, mais pour les sociologues il existe en fait une obligation sociale de l’autonomie et c’est une obligation « éreintante » (selon l’expression d’Alain Ehrenberg) d’accomplissement de soi. On parle aussi du « discours anti-social » des sectes sans se rendre compte que, parfois, la relation entre la société globale et certaines dites sectes fonctionne selon la métaphore de l’élastique : ainsi au « je consomme donc je suis », message implicite dominant de la publicité, répond le refus, parfois extrême, de consommer.

Il s’agit donc de la crise d’un modèle, et d’un modèle qui légitimait la République car celle-ci, dans sa lutte contre la domination religieuse, a insisté sur la conjonction du développement de l’hétéronomie institutionnelle séculière et du développement de l’autonomie individuelle. Cette conjonction a correspondu au vécu de nombreux acteurs jusque dans les années 1960. Mais on peut dire que la révolte de Mai 1968 s’est produite contre des institutions trop sures d’elles-mêmes et a marqué le début du déclin de ce modèle. Ce déclin s’est accentué.
D’où des constats que l’on se montre incapable d’expliquer. Ainsi le rapport parlementaire constate que des médecins vont dans des mouvements guérisseurs, sans savoir pourquoi cela se produit (p.53).

L’attirance, au demeurant relative, de certains mouvements religieux, nouveaux ou relativement anciens, prend sens dans ce contexte de désinstitutionalisation, la désinstitutionalisation de la religion se trouvant encore plus accentuée que celle des institutions séculières car elle est issue, elle, du premier seuil et de la loi de 1905 (mais elle s’est accélérée -elle aussi- depuis les années 1960).

Cette double désinstitutionalisation comporte une double conséquence :

-il est socialement beaucoup plus explicite que le champ religieux ne coïncide pas avec le religieux dit institutionnel, mais le déborde de toute part

-l’euphémisation des frontières, la circulation entre le religieux et le non religieux est devenue socialement plus forte.

A partir de ce double constat s’éclairent des formulations à priori étranges. Ainsi la commission parlementaire parle dans son rapport de « religion reconnues », en contradiction formelle avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont l’article 2 affirme que la République ne reconnaît aucun culte.
Cette transgression du principe de laïcité s’explique par le fait que les parlementaires tentent ainsi de réinstitutionaliser la religion, ce qui est d’autant plus voué à l’échec qu’il se produit aujourd’hui un processus de mondialisation de la sphère religieuse. Mais cette mondialisation suscite naturellement des réactions nationalistes et identitaires qui complètent l’explication

. Quant au processus de désinstitutionalisation de la médecine, par exemple, on ne semble même pas en avoir pris conscience et, comme l’a montré Danielle Hervieu-Léger (La religion en miettes ou la question des sectes, Calmann-Lévy, 2001, 55ss.) le vocabulaire de la MILS était significativement imprégné de métaphores médicales et voulait avoir une « visée prophylactique », reprenant donc sans le savoir la manière dont Paul Bert entendait lutter contre les jésuites et les congréganistes.

En fait, en croisant crise des institutions séculières et obligation de l’autonomie , on comprend mieux à quel point l’échec en matière de santé et l’échec en matière scolaire, ne comportant plus la dimension d’un « destin » deviennent invivables pour les individus qui les subissent. Dés lors, comment s’étonner que certains d’entre eux soient prêts à rémunérer d’un prix élevé (en argent, mais aussi en engagement personnel, en obéissance à un maître ou à des normes) la nouvelle chance qu’un groupe à caractère plus ou moins sectaire affirme pouvoir leur offrir ?

On comprend mieux aussi l’agressivité de ceux pour qui cet espoir s’est révélé être un nouveau mirage, une nouvelle illusion, alors même que cela leur a beaucoup coûté, dans tous les sens du terme. Et l’on comprend également leur perméabilité à un nouveau récit : celui des associations anti-sectes où l’ex-adepte peut s’exonérer de toute responsabilité dans l’itinéraire qui a été le sien et se penser comme ayant été une « proie ». Pour cet ex-adepte, « la seule façon de reconstituer, à ses propres yeux et aux yeux des autres, la dignité de son parcours manqué est d’insister sur le caractère irréversible de la pression à laquelle il a été soumis » (D. Hervieu-Léger, 61).

Par ailleurs, alors que dans beaucoup de pays la nation a précédé l’Etat, en France l’Etat a précédé la nation. L’Etat républicain est en crise en tant qu’Etat REPUBLICAIN mais aussi en tant qu’ETAT. Il est pris lui-même dans le processus de désinstitutionalisation. Et en même temps, de façon paradoxale (mais il en a été de même dans la première vague d’anticléricalisme, dans la première moitié du XIXe siècle par rapport au catholicisme et il en est de même aujourd’hui par rapport à la médecine), ont lui adresse des demandes fortes et contradictoires.
D’où une double demande sociale : l’Etat doit absolument respecter la liberté de choix de chacun mais en même temps, là comme ailleurs, l’Etat est comptable du principe de précaution.

Le traitement social des sectes en France s’est inscrit dans cette tension qui rend le rôle de l’Etat fort difficile. En effet, si l’on compare (rapidement) la situation française et la situation américaine par exemple, elle n’est pas dans l’absence de lutte anti-secte aux Etats-Unis. Au contraire, ce dernier pays comporte des associations anti-secte fort puissantes.
La différence est beaucoup plus dans un lien de proximité d’un côté, de séparation de l’autre entre les associations de lutte contre les sectes et l’Etat. Non que l’Etat américain soit passif ; mais son action sera différente. Il n’y aura pas de combat idéologique d’Etat ni de suspicion (et encore moins de répression) administrative explicite.
Par contre, il existe un dispositif juridique important avec la possibilité de recours à la Cour suprême comme instance d’arbitrage. Et, a posteriori, s’il éclate une affaire, comme à Waco, la main de l’Etat peut être lourde. Il faudrait naturellement poursuivre la comparaison de façon beaucoup plus approfondie. Je voulais juste indiquer que la façon dont l’Etat conçoit traditionnellement son action et la demande sociale à l’égard de l’Etat constitue des éléments importants du problème.

Pour conclure :
Nous pourrions continuer longtemps cette réflexion, mais il me faut rapidement conclure. Le but de mon propos n’est pas, vous l’avez bien compris, de disqualifier toute action. Il est beaucoup plus de plaider pour le passage, que réclame Régis Debray, à une « laïcité d’intelligence ».
La France a réussi à éviter tout maccarthysme face au communisme stalinien, parce qu’il y a eu assez de personnes qui ont compris que l’amalgame était aussi inefficace qu’intolérant et dangereux pour la démocratie. Ces personnes ont aussi compris qu’il fallait percevoir les disfonctionnements de la société que révélait le communisme stalinien. Mais la France est sans doute, de par son histoire depuis 1685 et 1793, moins à l’aise pour affronter les problèmes religieux que les problèmes politiques.

Certes le religieux comporte un rapport à l’absolu et risque donc toujours d’induire du « fanatisme », de la « sectarité ». Mais cela est vrai également du non-religieux, du politique, de l’idéologique, des multiples formes d’engagements associatifs sacralisant une cause, et même de certains corporatismes. Et la règle du double jeu s’est toujours avérée dangereuse pour la démocratie. Les mêmes critères doivent s’appliquer à tous aux partis, aux syndicats, aux religions, etc.
Si vous voulez lutter de façon intelligente et démocratique contre les « dérives sectaires » vous devez appliquer les mêmes critères à tous et ne pas, à priori, exclure telle organisation de votre champ d’analyse sous prétexte qu’il s’agit d’un parti ou d’une organisation religieuse qui fait partie de l’establishment.

Vous devez aussi trouver des solutions positives aux problèmes que soulèvent ces « dérives » car sinon, disparaissant ici elles resurgiront ailleurs. Mais je suis bien d’accord sur la difficulté de la tâche et sur la nécessité d’une réflexion approfondie et plurielle. C’est pourquoi, une fois encore, je me réjouis de l’organisation de ces conférences.

Le pluralisme extensif des sociétés modernes déborde le religieux. Il multiplie les ambivalences. La perception sociale peut le valoriser et le trouver menaçant. Mais elle n’est pas toujours lucide quand elle dénonce des « dangers » car elle prend souvent l’effet pour la cause. Cela d’autant plus qu’elle cherche les effets d’annonce, l’immédiatement efficace (qui peut se révéler boomerang à long terme) et que prendre les choses à la racine est toujours plus long, moins spectaculaire, même si cela permet de meilleures solutions d’avenir. Or, j’ai tenté de vous le montrer, une des causes principales du malaise actuel se trouve dans une mutation profonde des rapports entre socialisation, subjectivation et identité.

31/12/2004

Laïcité et crise de l'identité française

La laïcité face à la crise de l’identité française

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La laïcité, en France, paraît avoir un double fondement empirique :

- la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 et le dispositif juridique qui lui est lié,
- l’école laïque créée dans les années 1880. La laïcité de l’école vient, encore une fois, de faire parler d’elle avec la récente loi sur l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école publique.

Mais j’émets l’hypothèse que beaucoup d’aspects qui, classiquement, sont rapportés à la laïcité de l’Etat ou à celle de l’école s’éclairent si on envisage la laïcité à partir d’un autre angle d’approche, celui de la nation, de l’identité nationale. L’histoire de la laïcité en France me semble intimement liée à l’histoire de l’identité française. Par ailleurs, dans la période actuelle (celle que je qualifie de troisième seuil de laïcisation), la laïcité prend, dans ce pays, des caractéristiques qui proviennent d’une crise de l’identité française.

Laïcité historique et identité française :

Cette première partie ne vise naturellement pas à retracer l’histoire de la laïcité en France. J’ai tenté de le faire ailleurs (Baubérot, 1990, 2003, et surtout 2004). Il s’agit seulement de donner une vue panoramique, synthétique du lien fort qui existe entre identité française et laïcité française.

Il n’existe aucun commencement absolu en histoire. Il est pourtant possible d’affirmer que la France moderne a émergé à partir de 1789, avec les débuts de la Révolution française. On constate, dès ce moment là, une divergence significative entre les jeunes Etats-Unis d’Amérique et la France nouvelle. La Déclaration d’Indépendance américaine affirme que le Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables. Dieu, dans cette perspective, s’avère donc être l’auteur des « droits de l’homme ». En France, la Déclaration des droits s’effectue seulement « en présence et sous les auspices » de l’Etre suprême. Dieu n’est pas l’auteur des « droits de l’homme ».

Pourquoi cette forte différence ? A mon sens, parce que le pluralisme des dénominations protestantes américaines induit que Dieu ne saurait être la propriété symbolique d’aucune Eglise. Dieu peut donc être considéré comme l’auteur des droits sans que cela entraîne le risque d’une domination sur l’Etat et la société. D’ailleurs, le premier Amendement de la Constitution élèvera, selon l’expression de Jefferson, un « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dès 1791.Ce lien entre Dieu et les droits fondamentaux va, par contre, être à l’origine de la religion civile américaine (Bellah, 1980). En France, au contraire, le catholicisme se trouve dans une situation de monopole religieux. Ce monopole a été obtenu par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et des persécutions qui se sont prolongées tard dans le XVIIIe siècle, au moment où des formes de tolérance se développaient ailleurs en Europe. Ce n’est pas un hasard si, contrairement aux Lumières anglaises ou allemandes qui visent à une réforme interne de la religion, les Lumières françaises, Voltaire notamment, dénoncent le « fanatisme » de la religion. Cette accusation de « fanatisme » doit être référée à la situation particulière de la France durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle.

L’Assemblée nationale n’avait pas des positions aussi radicales que celle de Voltaire, mais elle ne pouvait pas courir le risque de permettre que l’Eglise catholique apparaisse comme l’interprète légitime des « droits de l’homme ». C’est pourquoi, dans l’optique française, il existe une sorte d’auto-révélation de ces droits. L’Assemblée les « reconnaît », elle ne les instaure pas car s’il en était ainsi une autre Assemblée pourrait les supprimer. Certes, l’Etre suprême donne sa caution, permettant ainsi un fondement transcendant. Mais il est un président de séance passif et dont le statut est ambiguë. Dés le début de la France moderne, il existe un certain passage à l’implicite des fondements transcendants du nouveau lien social. Les droits fondamentaux sont censés s’imposer d’eux-mêmes, ne venant de nulle part. Cela permet, certes, au politique de rester maître du jeu. Mais cela induit aussi, et c’est depuis lors l’impensé français par excellence, une religion civile sécularisée qui entretient des liens de proximité et de distance avec le processus de laïcisation (Baubérot, 2004).

On le sait, un conflit entre catholicisme et Révolution ne tarda pas à se développer. Ce conflit, violent, va engendrer (de façon idéal-typique) deux mémoires opposées concernant la période révolutionnaire. Bonaparte avec le Concordat, les Articles organiques qui instaurent un régime pluriel de « cultes reconnus » (aspect significativement sous estimée par l’historiographie française, qui demeure marquée par la culture catholique ambiante, au-delà des convictions propres des historiens), le Code civil, veut, sous son autorité, réconcilier les « deux France » en conflit. Schématiquement, le compromis est le suivant :
- la loi est laïque mais la morale est religieuse,
- il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français ».

Ce compromis, aspect important de ce que j’appelle le premier seuil de laïcisation demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en œuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la Révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit des « deux France » ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.

Les historiens le savent bien, ce conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens le qualifient généralement de « conflit des deux France », mais sans explicitement tirer les conséquence d’une telle appellation. Or il s’agit d’un conflit de « deux France », c’est parce qu’il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale.
Pour un catholicisme militants, et notamment le « catholicisme intransigeant (Poulat, 1977), la France doit retrouver une identité catholique officielle, supprimée par la néfaste Révolution et non réellement rétabli ensuite. La France est la « fille aînée de l’Eglise » (catholique, cela va sans dire), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les « sans religions » étant moins de cent mille et les minorités religieuses étant des micro minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français.

Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme. Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les « secours de la religion » sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer aux dogmes religieux du catholicisme.

Face à ce catholicisme militant, il existait une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle (ou plus exactement, pour l’historien, de l’identité institutionnelle de la France). Pour eux, de façon explicitée ou plus implicite, l’identité nationale était façonnée par l’héritage de la Révolution française, les « valeurs de 1789 », valeurs qui n’étaient pas seulement morales mais s’étaient concrétisées par la vente des biens nationaux et l’accès à la petite propriété d’une sorte de classe moyenne paysanne. Il s’agissait donc d’une référence à la Révolution, débarrassée de ses aspects extrêmes et notamment des scories de la Terreur (qui, dans l’autre perspective, faisait partie de la nature même de la Révolution).

Dans cette large mouvance, se retrouvaient, outre la plupart des « sans religions » et beaucoup de membres de minorités religieuses, nombre de catholiques parmi ceux qui avaient avec leur institution religieuse des rapports de proximité et de distance.

Alors, bien sur, cette typologie binaire schématise beaucoup, il faudrait parler des nombreux conciliateurs, distinguer des sous-groupes, différencier des périodes de calme (voire même de courts moments de réconciliation) des périodes où le conflit se ravive. Mais, il s’agit de typer un conflit socio-historique et non de retracer une histoire concrète. On peut donc s’en tenir là, en précisant, toutefois, qu’un certain basculement peut être observé :
- la période 1815- 1830, qualifiée de « Restauration » constituait un moment favorable pour redonner une identité catholique à la France. Il est d’autant plus intéressant de constater que, malgré des tentatives réussies (l’abolition du divorce) ou rapidement avortées (la loi sur le sacrilège) ce fut, globalement, un échec ;
- après l’Origine des espèces de Darwin, La vie de Jésus de Renan, le choc du Syllabus et, d’une façon générale, l’évolution du climat socio-culturel en Europe (Dierkens, 1998), il devenait archaïque de tenter à nouveau de donner une identité catholique institutionnelle à la France. Il apparaît d’autant plus significatif que dans le climat de la défaite face à la Prusse et du choc de la Commune, la tentative en fut faite dans les années 1870.

Le conflit était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la « R »épublique ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » affirmait Thiers, mais comme Le régime qui, reprenant l’héritage de la Révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. C’est d’ailleurs pourquoi, même après le Ralliement impulsé par Léon XIII, les catholiques militants ne furent pas vraiment considérés comme de ‘vrais’ républicains dans la mesure où ils ne renonçaient pas à l’identité catholique de la France : le quotidien La Croix, avait adopté le drapeau tricolore en ajoutant, dans la partie blanche, une représentation du Sacré-cœur.

La récurrence du conflit rendait caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommée la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France.

La laïcisation de l’école publique, avec la création d’une morale laïque (Baubérot, 1997) rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et notamment au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant. Mais la laïcisation ne peut être absolue et les tentatives d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises, « deux écoles », et donc prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France. Les conflits de la laïcité perdureront, au niveau de l’école, même quand le problème sera officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation.

La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, malgré ce que l’on prétend parfois, n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique avait complété ce caractère laïque. Ce qui se joue principalement, avec la séparation, c’est la fin du lien concordataire qui donnait un statut officiel au catholicisme. Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français ». L’identité de la France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques en sont conservées (comme certains jours fériés). C’est le second seuil de laïcisation.

On comprend facilement que certains catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au système des « cultes reconnus » et au rêve d’une France « nation catholique ». Mais, peu à peu, certains s’aperçurent que cette rupture libérait les Eglises d’un étroit contrôle régalien lié aux Articles organiques. L’accord trouvé avec le Saint Siège en 1923-1924 et, à mon sens, la condamnation du national catholicisme de l’Action française par le pape en 1926, favorisa un processus d’acclimatation (déjà engagé) des catholiques, même militants, à la laïcité. Vichy n’alla pas très loin dans la remise en cause de ce second seuil de laïcisation, tout comme la Restauration n’avait pas fondamentalement modifié le premier seuil. Et, en 1946, l’événement essentiel (dans ma perspective) que constitue la constitutionnalisation de la laïcité montra que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. Rappelons que l’affirmation par la Constitution que « la République est (…) laïque » fut faite par un gouvernement tripartite dont le président du Conseil était MRP.

Pourtant, comme cela a déjà été signalé, le conflit des « deux France » n’était pas complètement éteint. Il se focalisait sur l’école, et plus spécialement alors sur le subventionnement public des écoles privées, catholiques à 90% (environ). On sait qu’après d’autres mesures prises dans les années 1950, la loi Debré créa, en 1959 , une relation contractuelle où ces écoles furent très fortement subventionnées. La tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires, en 1982-1984 fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? A mon sens, parce que suite aux obligations de programme instaurées par la loi Debré et à une certaine « sécularisation interne » de l’Eglise catholique (Isambert, 1992), marquée notamment par le Concile de Vatican II, l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué alors, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France.

Laïcité et crise de l’identité française :

La crise actuelle se comprend fort bien à partir du cadre structurel qui découle de ce récit historique. En effet, la conclusion qui peut en être tirée est la tension qui existe en France entre l’Etat et la nation. L’Etat est une réalité relativement ancienne et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. Odile Rudelle (1986) y ajoute une expression intéressante, celle de « République absolue ». Par contre, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité. Nous l’avons vu, l’identité nationale a été profondément ébranlée par le processus de laïcisation. Mais inversement, les tentatives de ‘retour en arrière’ ont été vécues comme des « menaces » Les blessures des deux camps ne se sont que progressivement (et peut-être incomplètement) cicatrisées au cours du XXe siècle.

Autre conclusion ; l’identité nationale se relie, en France, assez directement au politique. Elle s’incarne à la fois par la République et la laïcité qui ne constituent pas seulement, dans ce pays, un régime politique et une gestion du religieux dans la cité mais aussi, profondément, des « valeurs », au sens sociologique du terme. Longtemps conflictuelles, ces « valeurs » peuvent apparaître maintenant comme consensuelles, mais ce consensus est particulièrement fragile car il n’a que peu d’épaisseur historique. Le rapport à la république et à la laïcité est donc un rapport facilement passionnel : derrière l’apaisement, le feu de la passion couve encore. Et il est nécessaire d’intégrer cet arrière fond de fragilité identitaire et de passion identitaire pour pouvoir analyser, de façon pertinente, la situation présente.

Cette situation, que je qualifie de troisième seuil de laïcisation (Baubérot, 2004), a émergé des années 1960 à la fin des années 1980. Durand cette période, la France a subi, notamment, trois bouleversements que l’on peut typer par trois dates : 1962, 1968, 1989.

La première date, 1962, est celle de la fin de la guerre d’Algérie. Cette guerre se termine par l’accession à l’indépendance de ce fleuron colonial de la France. La « Communauté », prévue par la Constitution de la Ve République, ne va pas exister ; c’est la fin de l’Empire colonial français. Car la République était aussi Empire et, là, à la citoyenneté correspondait la sujétition, à la laïcité une logique de communautés.

La seconde date, 1968, est celle de la révolte anti-institutionnelle des étudiants. Il se produit une mise en cause explicite des structures d’autorités (les sociologues constatent un changement implicite, un renversement des indicateurs à partir de 1965), notamment de l’autorité à l’école. Or par l’école, telle qu’elle fonctionnait jusqu’alors, l’Etat enseignait la nation. Une profonde crise de l’école émerge socialement en « Mai 68 ». Ce n’est pas pour rien que, périodiquement, il est question de « tourner la page de Mai 68 ». Et, significativement, les tentatives qui sont faites ont peu de réussite. Même si l’utopie de 1968 a disparu, de l’irréversible a été créé. Et, précisément, cet irréversible désutopisée induit une profonde déstabilisation de « l’école républicaine » qui, par ailleurs, s’est démocratisée et massifiée, dans les années 1970, par la fin de la différence entre une filière bourgeoise et une filière populaire (Dubet, 2000).

En 1989, dernière date choisie, on peut repérer, sur le plan international, deux événements importants aux conséquences « françaises » significatives. D’abord, à l’automne, le mur de Berlin s’écroule, créant les conditions d’une nouvelle donne mondialisée, mais impliquant aussi un transfert de la menace ressentie. En effet, autre événement, en février 1989, a éclaté « l’affaire Salman Rushdie », la fatwa de l’imam Khomeiny condamnant à mort l’écrivain à cause de la manière irrespectueuse dont il parle de Mahomet dans Les Versets sataniques.

Cette affaire a eu un grand retentissement dans les milieux de l’intelligentsia en France. Elle apparaît, en effet, comme une menace pour la liberté de penser. Or la formation à la liberté de penser constitue, au niveau du référentiel républicain, la raison d’être de l’école publique laïque. Autant le communisme, même stalinien, n’avait pas vraiment été considéré par la majorité des enseignants comme une menace pour la liberté de penser (certains partageaient même ses idéaux), autant « l’islamisme », symbolisé alors par l’Iran, va paraître menaçant.

L’idéologie laïque n’est, naturellement, pas étrangère à cet état de chose. La religion séculière (Aron, 1955) du communisme présente des analogies avec la religion civile, partielle et implicite, dont nous avons discerné l’origine dans le préambule de la Déclaration des droits de 1789. Certes, à part le bref épisode historique de la Terreur, cela n’a jamais abouti, en France, à une domination totalitaire, mais il faut se rappeler que, pendant longtemps, pour une partie des intellectuels (Sartre en particulier) et des enseignants, l’analyse du totalitarisme communiste apparaissait comme des propos « réactionnaires ». Les idéaux du communisme étaient pris presque pris pour argent comptant. Par contre, l’islamisme, en ses diverses manifestations, rappelle la confusion du religieux et du politique, la revendication d’une domination du second, ce qui a été pendant plus d’un siècle la bête noire de la laïcisation française.

Or, à la rentrée de 1989, éclate un problème de discipline, un parmi tant d’autres, dans un collège de la banlieue parisienne à Creil : trois jeunes filles musulmanes refuse d’obtempérer à l’ordre du principal qui leur demande d’enlever, à l’intérieur de l’école, le foulard dont elles couvrent leurs cheveux. A la surprise générale, cela devient une affaire nationale qui divise l’ensemble des tendances politiques. Commence alors un engrenage sont personne n’aura la maîtrise et qui montre la mutation qui s’opère. Le foulard a servi de catalyseur aux trois problèmes dont il vient d’être question :

- Il est apparu comme le symbole de la nouvelle menace islamiste contre la liberté de penser. L’arrière fond de l’affaire Rushdie est indispensable pour comprendre pourquoi l’existence de foulards à l’école fut beaucoup moins tolérée en 1989 que les années précédentes et pourquoi le retentissement national de cette affaire fut pratiquement immédiat. A tort ou à raison, le port du « foulard (ou du voile) islamique » fut relié à la Révolution iranienne et à ses suites (le port du foulard est obligatoire depuis lors en Iran), à une menace contre les idéaux républicains et laïques, anciens (liberté de penser) ou très récents (égalité homme-femme).
- Il est aussi apparu, en outre, comme un effet ‘pervers’ de Mai 68. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, celle-ci s’est profondément divisée sur la mission de l’école. Deux courants se sont affrontés : ceux que l’on a qualifié de « démocrates » et : ou de partisans de nouvelles méthodes pédagogiques et ceux qui se son, significativement, qualifiés de « républicains » (Blais, 2002). En juillet 1989, le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, semble être allé dans le sens de premiers avec une loi d’orientation sur l’école qui, entre autres, donnait certains « droits » aux élèves. Ces changements étaient vigoureusement contestés par les dits « républicains » : pour eux, « l’affaire du foulard » constituait la conséquence logique, et inacceptable, de l’instauration d’un « droit des élèves ». Ils ont appliqué à ce problème leurs propos antérieurs, mais ont rencontré beaucoup plus d’impact auprès de l’opinion publique
- Cet impact était non seulement du à la perception d’un « danger islamiste » mais aussi au choc en retour de 1962. La décolonisation s’est effectuée, en Algérie, de façon dramatique, violente. Beaucoup de Français n’ont pas véritablement compris ni assumé ce qui arrivait. Certains ont eu une réaction sommaire envers les « Maghrébins » : « ils ont maintenant leur indépendance, qu’ils ne nous embêtent plus. » Or l’affaire des foulards de Creil rend particulièrement visible que l’immigration provenant de pays dits « musulmans » a changé de nature. Elle n’est plus, comme cela fut longtemps le cas, une immigration temporaires d’hommes laissant leurs familles dans leur pays, y revenant périodiquement et ayant comme objectif d’y revenir un jour définitivement. Ces hommes pratiquaient un islam discret, socialement invisible et leur identité était celle de « travailleurs immigrés ». Le mouvement migratoire signifie désormais (depuis le milieu des années 1970) l’installation permanente dans l’hexagone de populations issues des anciennes colonies, subissant de plein fouet le développement du chômage, et qui commencent à avoir leurs propres revendications, y compris religieuses. Cela fut ressentie comme une « menace » contre l’identité française, contre cette « laïcité républicaine » dont après tant de vicissitudes, de conflits, d’efforts on avait réussi à faire un bien commun autour de valeurs (considérées comme) consensuelles.

Mais il n’a pas existé (et, malgré la loi de mars 2004, on ne peut pas dire encore aujourd’hui qu’il existe) un consensus pour interdire le foulard à l’école. Si les jeunes filles ont trouvé des défenseurs et si, pendant quinze ans, les « affaires de foulard » ont gardé, en France, une importance qu’elles n’ont pas en général dans les autres pays démocratiques, c’est parce que les Français se sont profondément divisés. Les partisans de la tolérance d’un foulard discret (cf. l’avis du Conseil d’Etat de 1989 (2004) donnant les cas où le foulard pouvait être interdit) à l’école considéraient que celui-ci n’avait pas de signification univoque et ne se rattachaient forcément à un islamisme militant. Ils trouvaient également légitime que les élèves aient des droits. Ils privilégiaient, enfin, le combat contre un certain ‘retour du refoulé’ colonial, contre ce qui leur paraissait être un refus de considérer les enfants d’immigrés comme des Français à part entière.

Significativement, en 1990, deux manifestations réflexives sur la laïcité furent organisées par deux grandes organisations ayant joué un rôle historique dans l’établissement de la laïcité en France. La Ligue française de l’enseignement, qui prônait la tolérance envers le foulard, mettait en avant le mot d’ordre de « laïcité plurielle », alors que le Grand Orient de France, principale organisation maçonnique, parlait surtout de « laïcité républicaine ». Derrière le foulard, on voit donc poindre un nouveau débat sur l’identité française : faut-il (option de la « laïcité républicaine ») continuer à prôner la conception « républicaine » de l’universel abstrait, du citoyen sensé être déconnecté de ses appartenances ou faut-il injecter (option de la « laïcité plurielle ») dans l’identité française une dose -et laquelle ?- de multiculturalisme.

Quinze ans plus tard, la conception dite « républicaine » l’a officiellement emportée puisqu’à part ma modeste personne, l’ensemble de la Commission Stasi, pourtant composée de personnalités très diverses selon les médias, a adopté la proposition d’interdire « les signes religieux ostensibles » à l’école publique, considérant tout port (même silencieux) de foulard comme un signe ostensible. Et cette proposition est devenue une loi appliquée depuis la rentrée 2004 (avec moins de problèmes que prévus, dans le contexte particulier de l’enlèvement de deux journalistes français par des « rebelles » irakiens demandant au gouvernement français de supprimer cette loi).

Les raisons de cette loi ne sont pas, quant au fond, essentiellement différentes de celles de 1989 (avec, en plus, le sentiment qu’il faut finir un conflit qui dure depuis quinze ans) : signifier un coup d’arrêt à l’islamisme qui, après les attentats comme celui du 11 septembre, apparaît menaçant à de plus larges couches de l’opinion encore qu’en 1989 ; interprétation dominante du foulard comme dangereuse pour la liberté de penser et l’égalité homme-femme ; idée que les immigrés, leurs enfants, leurs petits enfants doivent s’adapter à la société française et non l’inverse (à ce niveau, le déclin social du catholicisme, et notamment le vieillissement de son encadrement clérical, renforce la peur de l’islam).

A ces raisons, s’ajoute le fait que la « querelle des deux écoles » étant, fait hautement significatif, rapidement devenue de l’histoire ancienne, la droite veut disputer à la gauche le rôle de meilleur défenseur de la laïcité. Un rapport, commandité en 2003 par le premier ministre, et rédigé par une personnalité montant de l’UMP, François Barouin, explique très clairement que la laïcité doit devenir une valeur de droite. Cela a provoqué une certaine surenchère de la part de personnalités de gauche comme Laurent Fabius, proposant d’interdire tout « signe religieux visible » à l’école.

Ces divers faits confirment la montée en puissance d’une conception identitaire de la laïcité, comme le montre également l’emploi, de plus en plus fréquent depuis l’affaire du foulard, de l’expression -non utilisée auparavant- de « laïcité exception française » ou encore l’inflation de l’expression « valeurs républicaines », comme si des pays voisins de la France (Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume Uni), membres, comme elle, de l’Union européenne, se référait à des valeurs structurellement divergentes. La montée d’une religion civile républicaine et laïque, réintégrant d’autant plus facilement le catholicisme comme « héritage » de l’identité nationale, que l’influence catholique s’est socialement affaiblie, est un fait encore peu analysé mais qui me semble sociologiquement incontestable (Baubérot, 2004).

Pourtant, cela ne signifie nullement la fin d’un débat profond sur l’identité française, même si cela tend à le masquer. Ainsi la même Commission Stasi avait effectué d’autres propositions et, notamment, celle de modifier la répartition des jours fériés. Actuellement, cinq ou six jours fériés sur dix ou onze (le statut du lundi de Pentecôte étant devenu incertain) se rattachent à la tradition catholique (dont trois ou quatre sont communs avec le protestantisme). La Commission proposait, quitte à réduire de deux jours les grandes vacances, de rajouter deux jours fériés scolaires, une fête juive et une fête musulmane. Pour les entreprises, elle proposait de créer un crédit de jours fériés où le choix des fêtes religieuses serait laissé à la disposition des salariés, après négociation avec leur entreprise (Stasi, 2004).

Cette proposition n’a eu, pour le moment, aucune suite. Audacieuse, elle touche à un point hautement symbolique de l’identité nationale française, que la séparation des Eglises et de l’Etat n’a pas remis en cause. Sans doute, semblable mesure ne peut que couronner un processus plutôt que le précéder. Mais le seul fait que la Commission Stasi ait, à l’unanimité, effectué cette proposition, les débats récurrents sur ce qu’on appelle, en France, la « discrimination positive » (traduction désobligeante, ce n’est sans doute pas un hasard, du terme anglo-américain « affirmative action »), montre que le débat sur l’injonction d’une certaine dose de multiculturalisme dans l’identité institutionnelle française n’est pas clos. On peut dire qu’il n’en finit pas de commencer.

Pourquoi ? Parce que l’inflation dans l’invocation de la «République » a, notamment, pour fonction d’éviter, autant que faire se peut, qu’il puisse avoir lieu explicitement. Le terme de « multiculturalisme » est rapproché -pour pouvoir être immédiatement disqualifié- de celui de « communautarisme » et, le plus souvent, le terme de « communautarisme » appelle l’adjectif « anglo-saxon ».

« Communautarisme anglo-saxon » est le gros mot par excellence de la langue républicaine, celui qu’on doit pas prononcer sans un expression de dégoût si on ne veut, tel l’athée de Jean-Jacques Rousseau, être exclu de la cité pour non partage des dogmes de la religion civile ! En effet l’expression focalise une double « menace », celle d’un danger intérieur et d’un danger extérieur. Les deux se trouvent liés car le premier danger que l’on veut exorciser est le risque que l’identité française n’apparaisse plus aux Français comme une identité englobante mais comme une identité parmi d’autres. Avec la construction de l’Europe, la globalisation, des identités transnationales ne vont-elle pas concurrencer, voire supplanter, l’identité française, sur le territoire de l’hexagone ? La mentalité dominante en France craint d’autant plus une perte d’identité qu’elle n’est pas historiquement habituée aux identités à trait-d’union. Elle a donc peur d’un envahissement de l’intérieur.

Le second danger est celui d’une ‘dérive ‘ du « modèle républicain » (en partie reconstruit car si l’idéologie républicaine a bien existé, la morale laïque, quant a elle, n’a pas vraiment enseigné l’universalisme abstrait, cf. Baubérot 1997) vers un « modèle démocratique anglo-saxon », libéral et, ainsi la boucle est bouclée, « communautariste » (là encore il se glisse une part d’affabulation. N’oublions pas que la notion d’individu est précisément née en Angleterre). La peur ressentie est, là, celle d’une contamination de l’extérieur, due à l’insertion de la France dans des ensembles plus vastes. Pourtant, il existe diverses formes de multiculturalismes qui donnent autant d’attention au droit de désappartenance qu’à celui d’appartenance.

Nous en sommes donc à l’ère des tâtonnements. Il n’existe pas de perception claire de ce que pourrait être un dépassement du modèle républicain classique. Ceux qui tentent de le penser doivent affronter une logique du soupçon guère propice à la liberté de penser et à la rigueur intellectuelle (car, constamment, soit ils donnent de gages soit ils se marginalisent). Pourtant, tout en réfutant péremptoirement les empêcheurs de penser en rond, on ressent bien, de divers côtés, l’épuisement du modèle républicain abstrait auquel on se réfère de façon incantatoire et la nécessité d’inventer un nouveau modèle républicain, pertinent face aux problèmes actuels, qui ne se pense pas comme antagoniste avec un modèle démocratique mais comme une variante de celui-ci. Certaines expériences étrangères peuvent nous y aider, comme la pratique québécoise de « l’accommodement raisonnable » (M. Milot, 2002, 2004).

L’analyse pourra paraître sévère. Pourtant je ne suis pas pessimiste. La France a, historiquement, plusieurs fois fait preuve de son dynamisme, de son énergie interne pour surmonter des difficultés, sortir d’impasses où elle s’était enferrée. Il a existé des renversements surprenants En juillet 1904, quand fut voté une loi interdisant tout enseignement aux congrégations, quand trente mille congréganistes prenaient le chemin de l’exil, quand le conflit des « deux France » faisait rage, personne ne pouvait prévoir qu’un an et demi plus tard, la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat emprunterait son article 4 au modèle anglo-saxon de séparation (Larkin 1974, 2004) et permettrait ainsi une progressive pacification du conflit. Et j’ai envie de conclure en parodiant l’ancienne France et en déclarant : l’universalisme abstrait est mort, vive un nouvel universalisme!


Bibliographie :

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