Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/02/2007

POURQUOI LA LAÏCITE A CHANGE

Nous avons vu que le rapport sur la Charte de la laïcité estimait nécessaire de refaire l’histoire, et la faisait de façon soit fausse, soit tronquée. Cette reconstruction historique conduit à supprimer la tension constitutive de la laïcité entre citoyenneté indépendante de l’appartenance religieuse et respect du pluralisme (Note du 9 février). Cela aboutit également à croire que la laïcité n’existe qu’en France où que dans quelques rares pays qui, à certaines périodes de leur histoire, auraient imité la France. Cette vision a été réfutée en s’affrontant  aux arguments très souvent présentés pour soutenir cette thèse : l’origine du terme et l’impossibilité (dit-on) de le traduire en anglais (17 février).

Venons en au fond de l’affaire : en substance le rapport et la Charte estiment que la laïcité n’est pas assez respectée dans les institutions. La loi du 15 Mars 2004 s’est occupée de l’école, d’une façon que l’on prétend maintenant insuffisante (cf. les Notes sur le rapport Obin). La Charte a notamment l’hôpital dans le collimateur ; et de façon plus générale la médecine : « la laïcité c’est (notamment) : on ne choisit pas le sexe de son médecin », vient de déclarer un homme politique. Mais le rapport de la Charte fonctionne beaucoup par allusions et connivences, avec pas mal de non-dit. Tout cela fondé sur ce qui serait des évidences.  L’une d’entre elles me parait nette : la stabilité, l’immobilité des institutions de socialisation. L’hôpital, par exemple, serait aujourd’hui ce qu’il était hier. On ne veut pas percevoir que le rapport soignant-soigné a fondamentalement changé. Et du coup, on s’indigne  du comportement de certain patients et  patientes (en fait, musulmans) qui auraient des revendications dites religieuses contraires au principe de laïcité.

Et si, au contraire, ce qui se passait aujourd’hui n’était que le résultat (à analyser et qui pose de nouveaux défis), à un moment donné, d’un processus de laïcité, d’une laïcité en mouvement, qui ne laisse pas indemne hier les institutions religieuses, aujourd’hui d’autres institutions de socialisation (école, médecine, etc) ?

Et si nous avions là le résultat actuel (temporaire, car le mouvement continue. Un rééquilibrage n’est pas exclut ; mais encore faut-il comprendre la situation et éviter les boucs émissaires) de la contestation des laïcs contre les clercs (avec le double aspect : les clercs sont nécessaires ; ils ne doivent pas être considérés comme infaillibles ; on doit garder un esprit critique à leur égard) ?

Et si les rapports de musulmanes/musulmans (puisque  c’est eux dont il s’agit à l’arrière fond) aux institutions n’étaient que le miroir grossissant du rapport plus général des individus aux institutions ?

Toutes ces questions, on ne se les pose même pas. Elles sont pourtant fondamentales pour éviter de prendre l’effet pour la cause et affronter lucidement les défis actuels.

Partons de ce que nous avons vu avec la dernière Note : le terme de laïcité et ses corollaires proviennent d’un glissement de sens. Au départ, il s’agit du « laïc » face au clerc (religieux). L’institution religieuse (et le catholicisme est typique de cela) repose (avant la laïcisation) sur trois piliers : d’abord l’aspect socialement désirable du but, de l’objectif qu’elle propose/ impose : obtenir le salut ; ensuite le monopole de légitimité pour atteindre cet objectif (« Hors de l’Eglise pas de salut ») ; enfin le rôle indispensable, médiateur du clerc (on a besoin du prêtre pour recevoir les sacrements de l’Eglise qui permettre d’obtenir le salut).

Analogiquement (car bien sûr, dans ce transfert, il y a une perte de sacralité), les institutions séculières de socialisation ont fonctionné de la même manière. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que les néo-républicains parlent de l’école comme un « sanctuaire » (donc un lieu où on doit avoir une attitude religieuse) ou disent « à la mosquée on enlève ses souliers, à l’école on enlève son foulard ».

Il se produit, au XIXe siècle, un chassé croisé : début du déclin de l’institution religieuse, montée en puissance d’institutions séculières de socialisation. Le salut religieux devient alors (là encore de façon analogique, ce qui signifie ressemblances et différences) la connaissance ou la santé (d’ailleurs les 2 termes « salut » et « santé » ont la même origine).

Il devient (dans la société du XIXe siècle et du début du XXe) plus indispensable d’auparavant de chercher à acquérir de la connaissance, du savoir ou d’être en bonne santé. L’école et la médecine ont tendance à monopoliser les moyens légitimes pour parvenir à ce but : dans la société traditionnelle, le savoir était beaucoup plus l’objet d’une transmission orale, ou d’une sorte d’expérience initiatique comme le compagnonnage ; concentrer la transmission du savoir dans une institution ; rendre l’instruction obligatoire a été tout un problème, une longue histoire. De même, c’est la loi qui, avec « l’exercice illégal de la médecine » a donné à cette institution un monopole légitime dans la recherche de la santé et les gens ont toujours tenté d’utiliser d’autres moyens.

Il y a donc eu peu à peu de nouveaux clercs : des hussards noirs » à la « République des universitaires », cela est clair pour l’école. Mais que l’on pense à la figure du « médecin de campagne » au XIXe, ce savant moral qui avait la Science et, tout à la poursuite de son objectif sacré, la santé, ne faisait pas payé les « pauvres ». Que l’on pense à la critique de Jules Romains dans « Knock » : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Cela se veut humoristique, mais l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parodie très officiellement Jules Romains sans le savoir (et très sérieusement !) en définissant la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Ainsi définie, la santé devient aussi religieuse que le salut, aussi inaccessible sur terre : qui peut se vanter d’être dans cet état de complet bien-être ? Idéalement avec soins + prévention : le pouvoir du médecin devrait être total. Il faut se comporter de telle manière dans les différents actes de la vie quotidienne pour approcher au maximum cet idéal jamais atteint de bonne santé.

Dans la lutte cléricalisme –anticléricalisme, schématiquement, le cléricalisme veut la soumission du laïc, l’anticléricalisme son émancipation à l’égard de la religion. Mais globalement, les sociologues en sont d’accord, est arrivée une troisième voie : l’individualisation de la religion. Le laïc, l’être humain ordinaire, continue d’avoir certaines croyances (les grandes enquêtes internationales le montrent, y compris en Europe le continent le plus « sécularisé »), mais il tend à s’affranchir de la domination du clerc : l’Italie est à la fois un pays où une forte proportion de gens vont régulièrement à la messe, et un pays à très basse natalité, ce qui signifie que les gens utilisent non moins régulièrement des produits contraceptifs, malgré l’interdiction officielle de l’Eglise catholique.

Et, pour ce qui concerne l’Europe toutes les enquêtes sociologiques montrent que cette individualisation du croire est également très perceptible chez les musulmans.

Qu’est-ce que cela signifie ? l’Individualisation de la religion, induite par le processus de laïcisation à l’œuvre dans toutes les sociétés modernes, signifie, dans une 1ere approche, le passage d’un système de normes à un système de ressources (cf  James Beckford, Social Theory and Religion, Cambridge University Press, 2003).

Mais  l’historien insistera sur le fait que  c’était déjà la polarité « laïque » (au sens du laïc face au clerc) de la religion, non seulement la religion populaire, qui avait ses propres saints (pas forcément reconnus par Rome, ses fontaines miraculeuses, etc ; bref tout ce que les clercs considéraitent comme « superstition ») mais aussi la religion bourgeoise (cf les travaux d’Emile Poulat qui montre qu’elle s’est opposée à ce qu’il appelle « l’intransigeantisme catholique), la religion des militaires face à la déclaration de réserve des Eglises sur la guerre (la guerre juste ou pas juste, etc) : bref tendanciellement le laïc, l’être humain ordinaire qui n’est pas un « virtuose religieux » (au sens de M. Weber ; certains laïcs peuvent l’être et quand on attaquait le « cléricalisme » en France, sous le Second Empire, on  visait au 1er chef Louis Veuillet, journaliste catholique laïc,directeur de l’Univers) veut se servir de la religion comme ressource et/ou « secours ». Il veut pouvoir se servir de la religion (et à sa manière) quand il en a besoin, et pas à d’autres moments. Bref sa religiosité est intermittente, et n’a pas forcément le même contenu que celle des clercs.

Mais l’autre polarité est la polarité ‘cléricale’, la religion comme faisant système  au niveau conception du monde, système de sens (et le sens ne peut jamais être purement individuel, car les être humains et sont en interaction et sont dans des cadres communs, résultats d’interactions inégalitaires et ayant eu lieu à différentes strates historiques, si bien que chaque interaction s’effectue dans le contexte d’un cadre commun déjà établi) et normes de vie référentielles (référence idéale car ok, les être humains sont « pécheurs » ; mais Durkheim a montré que l’idéal fait partie du « réel »). Et en fait, c’est cette polarité « cléricale » que l’on cherchait à sauvegarder (notamment) dans le « combat des deux France ». Mais en fait, la contestation anticléricale existe partout et depuis longtemps : l’Université libre de Bruxelles (haut lieu de la pensée laïque) a pu organiser un colloque sur « L’anticléricalisme du Moyen-Age à nos jours » et mon laboratoire (le GSRL) un autre sur « L’anticléricalisme en Chine) (paru dans Extrême Orient-Extrême Occident, n° 24, 2002, Presses Universitaires de Vincennes)  

Dans cette polarité « laïque », la religion est un univers éclaté de représentations et de pratiques où chacun peut puiser (à certains moments de sa vie) des ressources symboliques, sociales, culturelles, anthropologiques, idéologiques –autant de termes qui ne se juxtaposent pas les uns les autres et qui ont des interférences entre eux)

Le processus de laïcisation est donc schématiquement passage de la dominante de la polarité cléricale à la dominante de la polarité laïque (et là on peut relier les 2 sens du terme de laïc/laïque). Mais il ne s’arrête pas au cléricalisme religieux.

IL ATTEINT MAINTENANT AUSSI LES INSTITUTIONS SECULIERES, cela à cause d'un paradoxe de ce processus. Quel est ce paradoxe? Pourquoi a-t-il pu être longtemps résolu et ne peut-il plus l'être aujourd'hui (du moins de la même manière). Comment s'effectue ce nouveau stade de laïcisation? Qu'elles en sont les conséquences? Et pourquoi la dite Charte n'affronte pas ces problèmes?

Rendez-vous la semaine prochaine

Commentaires

Je vais attendre la fin de la note pour donner un commentaire général, mais avant cela :

je suppose que l'ouvrage de J. Beckford n'a pas été traduit en français, peut-être le sera-t-il un jour, mais d'une manière générale il y a un grand retard, et donc le risque d'un "provincialisme" intellectuel qui ne peut avoir pour conséquence une désacralisation du modèle français républicain universel et éternel ...

Écrit par : Achtung_seb | 26/02/2007

« la santé devient aussi religieuse que le salut » : le vrai progrès serait que le salut devienne aussi médical que la santé : une gorgée d'eau bénite sur ordonnance gérirait du purgatoire, voire de l'enfer. Dieu merci, on ne peut pas faire dire n'importe quoi à une bête analogie !

Écrit par : Daniel Perret | 07/03/2007

Les commentaires sont fermés.