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27/07/2010

Michaël Ferrier: un autre regard sur l’identité nationale et l’intégration

A PROPOS DE SYMPATHIE POUR LE FANTOME

Roman publié chez Gallimard.

 

Je ne sais plus dans quelle Note de ce Blog, j’avais indiqué qu’il ne fallait pas fuir le débat sur l’identité nationale, mais en présenter une toute autre vision que celle d’Eric Besson.

Mes vœux viennent d’être comblés à 200% par un roman que je vous recommande chaleureusement d’emporter dans votre bagage de « vacances » :

Sympathie pour le fantôme de Michaël Ferrier, qui vient de paraître chez Gallimard.

Les vacances, c’est du temps de cerveau disponible… pour autre chose que coca cola !

 

A sa manière, celle d’un écrivain à la prose jubilatoire, Michaël Ferrier intervient dans le débat sur l’identité nationale, et en subvertit la forme et le fond.

 

La forme car l’ouvrage est d’abord un savoureux roman, à l’écriture élégante et alerte,

«  un regard diamanté » sur les gens et les choses, pour reprendre une citation de Baudelaire faite par Ferrier lui-même.

Ce roman raconte les aventures d’un professeur français à Tokyo. Est-ce l’auteur lui-même, professeur de littérature l’Université Chûô à Tokyo ?

Certainement oui, puisque le 'héros' s’appelle aussi Michaël. Sûrement non pourtant, car le travail d’écriture éloigne de toute confession et c’est bien un personnage de roman que nous suivons, pas à pas, à la rencontre d’autres personnages :  

 

En premier lieu, la rayonnante, la charmeuse Yuko, responsable d’une émission de télévision Tokyo Time Table, dont le moindre petit geste -celui de sa main qui dégage « ses cheveux légèrement emmêlés sur sa nuque »- suscite un tendre et joyeux désir

Mais aussi la baudruche professorale, Nezumi (où chaque universitaire possédant quelque notoriété pourra grimacer en contemplant son image),

Jean-Christophe, dit « Le Gorille », le communicant type, assassin de tout sens, de toute saveur, de toute vie,

Un envoyé de l’Ambassade de France, qui « a tout du coléoptère. Sérieux jusqu’à la racine du concombre »

Et d’autres plus sympathiques comme le patron, manchot et virtuose de dextérité, d’un bar de Kabuki-cho, le quartier des plaisirs de Tokyo.

 

Tokyo, « ville de l’aube toujours naissante, sans cesse renouvelée », « structure métabolique », « espace qui ne commence nulle part et ne finit jamais », Tokyo qui n’est pas le moindre des personnages de l’histoire, au contraire.

Tokyo dont, d’ouvrage en ouvrage, Ferrier raconte les palpitations diurnes et nocturnes en amoureux lucide.

Une ville, c’est comme une femme, quand on l’aime vraiment, même ses défauts ont du charme. Elle peut-être pour lui tout autant la « ville la plus laide» en ses abords et « la plus poétique du monde » par ses affinités « avec le rêve et plus encore avec le rébus ».

 

Nous nous délectons à goûter la sensualité qui se dégage de cette œuvre, sensualité affichée quand il s’agit de nourriture (la dégustation d’une prune par exemple), sensualité douce et tendre (à part une plaisanterie rabelaisienne quant à l’émoi d’un professeur aux étudiantes trop charmantes) pour célébrer la vie à « l’ombre des jeunes filles en short ».

 

Je ne résiste pas à vous citer un passage célébrant le plaisir de l’attente :

 « Nous le savions, nous attendions le soir. Nous savions bien que cela allait arriver. Toutes les histoires d’amour commencent ainsi, à la nuit, comme s’il fallait attendre qu’enfin le jour se taise, qu’il emporte avec lui les bruits, les bavardages et que revienne doucement le règne des caresses. Pour qu’enfin, au loin, dans une aube renversée, le murmure du matin puisse renaître, et que tout puisse recommencer. »

 

Je pourrais continuer longtemps cette si agréable promenade, mais je vous sens impatient et en train de vous dire : Quel rapport au débat français  sur l’identité nationale ? Quel rapport à l’intégration ?

 

L’identité nationale : Trois histoires s’emboîtent dans l’histoire de ce roman à tiroirs. Le prof. français  ayant critiqué  l’aspect convenu d’une émission de télévision Miroirs de la France est chargé par Yuko la magnifique, d’écrire trois textes  qu’elle mettra en images.

Trois textes qui présenteraient « l’Histoire de France sous un jour nouveau, original »

 

Alors trois récits s’entremêlent dans le roman. Trois récits décalés : la France construite par ce que l’on croit être ses marges. Trois récit pour « dérégler la mémoire nationale ».

Et même pas les « grandes figures » des dites marges « Toussaint ! Schoelcher… Césaire ! » Non  quelques uns des « rejetés », « dédaignés », « ignorés » ; « ceux qu’on a enlevés de l’Histoire ou qu’on a pas laissés entrer ». Les « oubliés du destin, les morts pour rien ».

« Ceux qui n’ont pas laissé de noms, et leur corps nulle part aujourd’hui… J’ai de la sympathie pour ces fantômes»[1] écrit l'auteur.

 

D’abord, l’histoire d’Ambroise Vollard, marchand d’art, né à la Réunion, qui va exposer Manet, Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Picasso, Matisse. Souvent pour la première fois : « il conçoit les expositions comme des inaugurations, des épiphanies ».

C’est un découvreur, un révélateur, pas un saint (« Au Vollard ! Au Vollard ! » criait Forain qui l’adorait par ailleurs). Il n’a pas reçu d’éducation artistique mais possède « le flair, le sens du beau et celui du risque, le goût. »

« Qu’aurait été l’histoire de la France moderne sans ce géant créole aux yeux doux et aux mains de boxeur ? »

 

Ensuite, l’histoire de Jeanne Duval, la « belle d’abandon », « noyée dans le sommeil de France, perdue dans la nuit du temps. Mémoire dormante, parole de nuit, eau profonde.»

Jeanne Duval représente « tout ce que la bonne société de l’époque [le milieu du XIXe siècle] refuse : une femme belle, de couleur, et qui sait ce qu’est l’amour. »

Jeanne vilipendée, traitée de « sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, ignorante et stupide… »

Jeanne qui fut pourtant, « pendant des années, la grande inspiratrice du plus ensorcelant poète français du XIXe siècle », Charles Baudelaire.

« Leurs enlacements sont « comme des cascades », « orageux et secrets, fourmillants et profonds » (…) quand vers elle ses désirs partent en caravane, il écrit quelques-uns des plus extraordinaires poèmes du siècle… »

 

Enfin, l’histoire d’Edmond Albius, « le marieur des fleurs ». Un esclave, un de ces esclaves « pratiquement inconnus aujourd’hui dans l’histoire de France » et qui sont pourtant « un certain nombre à l’avoir changée en profondeur, à l’avoir façonnée avec courage, avec souffrance, avec intelligence. »

De père inconnu, de mère morte en couche, « ce petit négrillon » est donné par son propriétaire à Ferreol Bellier Beaumont, homme passionné par la botanique et les orchidées.

Edmond le « va-nu-pied » (« comme tous les autres esclaves, sous peine de trente coups de fouet, il n’a pas le droit de porter des chaussures »), à douze ans, découvre « la fécondation artificielle de la vanille ».

Je vous laisse le plaisir de découvrir comment s’effectue cette découverte, par un « geste enfantin », un geste « qui réclame toute la dextérité de l’enfance ».

Et la suite : comment l’affranchissement de l’esclavage en 1848 fut souvent, pour les anciens esclaves, un marché de dupes.

 

Et pendant que le prof. écrit les histoires d’une France oubliée, se prépare, puis se déroule LE grand colloque sur l’identité de la France. Je ne vous en dirai pas plus. Il ne faut pas en dire trop quand on présente une œuvre.

 

Voilà donc une réponse magnifique au débat calamiteux, parce que biaisé dés le départ, sur l’identité nationale.

Et Ferrier impulse du mouvement pour aller plus loin : si nous n’avons pas su être offensifs dans ce débat, c’est que nous n’arrivons pas à déconstruire la notion d’intégration.

Implicitement et sans jamais devenir un roman à thèse, Sympathie pour un fantôme, pulvérise doublement la manière dont la question de l’intégration est posée.

 

D’abord, la demande récurrente faite à ceux qui viennent d’ailleurs de s’intégrer à une nation homogène, comme si la nation n’était pas plurielle. Ferrié  ne se limite pas à la France, mais montre que, contrairement à la légende, « le Japon est cerné par les mélanges, les sang-mêlé. »

Le monde entier « doit apprendre qu’il est le monde, né du mélange, croissant, multipliant, au gré des courants et des continents, le même monde partout, c'est-à-dire divers infiniment… »

Et Yuko n’est jamais aussi éblouissante que lorsqu’elle « écoute un poème de Baudelaire interprété en reggae par des musiciens québécois. »

 

Ensuite, et là, c’est plus subtil mais pourtant c’est ainsi, du début à la fin, que je lis ce roman,  il faut s’intégrer pour dé-s-intégrer, c'est à dire pour créer, inventer.

Quand on ne met jamais son esprit critique dans la poche, quand on ne joue pas la télé contre l’université pédante ou l’université contre la télé superficielle, mais que, sans illusion aucune, on perçoit

que «la télévision et l’université se rejoignent, hagardes, béates, dans l’immensité vide de leurs savoirs réciproques… »

 (cela quand on est prof et que l'on 'passe à la télé' comme on dit , mais d'autres situations on peut trouver des facticités analogues) 

 

 

Alors on doit choisir.

- Le refus de s’intégrer, l’utopie de la contre-société, celle des moines, de Savonarole, de Lénine, des femmes en burqa°. L’utopie de ceux et celles qui croient pouvoir atteindre un monde pur.

L’utopie mortifère des purificateurs en tous genres : un autre monde, dans ce monde ci est possible, on va le construire et balayer tous les méchants, tous les gêneurs.

 

- Ou le renoncement cynique : il n’y a pas d’autre monde, alors soyons une copie qu’on forme. Ce sont les bêtes et méchants qui prospèrent,  acceptons nous aussi d’être formaté, tentons de  tirer profit au maximum des cartes qui se trouvent dans notre jeu.

L’idéologie mortifère de l’intégration complète, sacralisée.

 

Pas d’autre issue que cette alternative? Si, peut-être. « On est jamais tout à fait guéri de l’étrange manie d’espérer ».

Et cette étrange manie parcourt le roman

Même « vampirisées à la mesure de leur charme », Kimiko et Kate, deux éphémères héroines du livre, n’en restent pas moins ravissantes et rieuses.

Même quand « tout est réglé comme sur des roulettes », même quand « l’écran de contrôle » contrôle effectivement,  la télévision n’arrive pas tout à fait à tuer l’art : « le poème [lu] travaille par en dessous très vite, très loin… attention, il pourrait atteindre quelqu’un… ça arrive parfois. »

Et Tokyo, « ville de contraintes et d’ordre », «suscite en permanence de nouvelles façons d’être libre et de penser. »

 

Accepter l’intégration sans lui donner le dernier mot.

Tout est plus ou moins truqué sans doute, mais « quelque chose arrive par en dessous et de très très loin (…) Quelque chose qui troue la perception, saute  à pieds joints par-dessus le système. »

 

Il y a du Marivaux chez Ferrier. Rappelez-vous, Les fausses confidences ; la description terriblement lucide des rapports étroits entre sexe et argent. Un amour socialement impossible. Araminte et Dorante ne peuvent légitimement s’aimer.

Les choses devraient en rester là. Partout les situations sont piégées, les blocages règnent en maître.

Pourtant le valet Dubois n’en prend pas son parti. Artifices, duplicités, subterfuges constituent autant de manœuvres complexes et intelligentes pour prendre les obstacles à revers et construire, pour nos amoureux, une relation un peu authentique.

Sauf à s’illusionner ou à renoncer, il faut tenter de se montrer plus retors que la réalité établie. Trouver les artifices efficaces, les failles où s’engouffrer.

Ni refuser ni renoncer, mais transpercer. Et, comme Vollard, se montrer « stratège ».

 

 

 

 

 

 



[1] Ah dites vous, voilà la raison de ce titre un peu mystérieux. Détrompez-vous : il en existe deux autres que je vous laisse découvrir.

° Eh oui, je l'ai dit et répété à plusieurs reprises: je suis à la fois contre une loi et contre le port de la "burqa". mais pas parce que "la République se vit à visage découvert" et autres fadaises assez stupides. Pour la raison que j'indique là et qui me semble beaucoup plus fondamentale

Commentaires

Merci. Vous donnez effectivement envie de lire ce roman.

Écrit par : Fleur des champs | 27/07/2010

Je constaste que les "trois histoires" déterminantes pour l'identité nationale ne mettent en scène que des héros de "couleur". Je veux bien croire qu'ils ont contribué en tant que "marges" selon votre expression. Mais un tel livre n'intéressera que les gens qui s'y reconnaitront, pas les "souchiens" qui ont d'autres ancêtres et qui trouvent qu'en ce moment, on les oublie trop souvent et qu'on ne vise qu'à les enterrer définitivement. Ce roman est communautariste, il peut être bien écrit, mais ce qu'il dit aux "souchiens" est : vous êtes racistes si vous ne reconnaissez pas que nous avons joué un rôle égal à celui de vos aieux. Ce que je trouve inéquitable et faux. Les souchiens ne sont pas aussi masos que vous, Mr "Bob héros" ! Aussi pugnaces que vos héros favoris, mais avec plus de justesse et d'honnêteté, ils prétendent à ce que sur la terre de leurs ancêtres, cette terre constituée de la sédimentation de leurs restes matériels, soient respectée en tant que telle et non pas piétinée par le monde entier. Vous parlez de Césaire qui lui, sait de quoi je parle ici, quand il évoquait pour la Guadeloupe et les Antilles en général "un génocide par substitution" à propos de "l'invasion des blancs" sur la terre ancestrale. Alors, ce qui est racisme pour les blancs, ne le serait pas pour les adorateurs de Césaire ? Faut nous expliquer ça.

Écrit par : gigi-3 | 31/07/2010

Je voudrais réagir à votre compte rendu.
D’abord je pense que les propos de Gigi III sont affolants. Parler de « communautarisme » dés qu’on tente de remettre en mémoire des oubliés est quand même fort de café ! Il est clairement dit que ce sont quelques uns des « dédaignés » dont il va être question, et pas toutes les personnes qui ont contribué à l’histoire de la France. C’est elle qui a est communautariste en croyant que cela ne peut pas intéresser les Français prétendus de souche (beaucoup ont des ancêtres étrangers si on remonte un peu loin !). Moi je suis « de souche » et je suis 100 fois d’accord pour qu’on élargisse l’histoire de France
En revanche je ne sais pas si ce que vous avez écrit est fidèle au livre, mais je note que dans 2 des 3 histoires racontées, les personnages -2 hommes- sont actifs tandis que dans la troisième histoire le personnage -comme par hasard il s’agit d’une femme !- est simplement « l’inspiratrice » d’un homme en l’occurrence Baudelaire.
Curieuse conception de l’égalité homme-femme !
Mon malaise est renforcé quand vous écrivez que l’auteur aime la ville de Tokyo, « comme on aime une femme ». Là encore le point de vue est masculin.
D’ailleurs ce n’est pas la première fois que vous parlez très favorablement du Japon. C’est votre goût du paradoxe car vous vous voulez non conformiste et le Japon est un pays où règne l’esprit de groupe. Mais l’art du paradoxe suffit-il à faire une pensée ? Je ne le crois pas.
Bonnes vacances quand même !
Diane

Écrit par : Diane chasseresse | 31/07/2010

Diane, votre étonnement n'a pas lieu d'être ! Comme des femmes peuvent choisir librement la burka sans que les "droits universels de l'homme" soient remis en cause, dans la même logique, la femme, de couleur ou blanche la plus "intéressante", sera celle qui saura le mieux capter les regards masculins. Dans la France qui monte, chasseresse rime avec pécheresse, le voile et la burka en sont les symboles. Je vous souhaite quand même bien du plaisir !

Écrit par : gigi-3 | 01/08/2010

Vous confondez tout, Gigi 3. Rappelez-vous: l'habit ne fait pas le moine. Et vous vous avez toute une burka de préjugés, graves!

Écrit par : Diane chasseresse | 01/08/2010

Si l'habit ne fait pas le moine, la burka fait la bonne musulmane, pour celles qui la portent, et c'est bien là le drame. Sinon, comment expliquer que les hommes ne portent pas de burka eux aussi ? Quant à mes préjugés, qu'en savez-vous ? Vos accusations à mon égard sont "graves" elles aussi.

Écrit par : gigi-3 | 02/08/2010

OK, je ne vous connais pas. Mais toutes celles et tous ceux qui ont lu vos déclarations sur les "souchiens" apprécieront!

Écrit par : diane chasseresse | 03/08/2010

Bonjour,

Un régal que votre commentaire sur ce livre. J'en ai l'eau à la bouche. Et j'aimerais bien d'autres auteurs, historiens ou romanciers, qui nous parlent ainsi de celleux, oubliés, qui ont contribué à notre histoire commune.

Et vos réflexion vers la fin sur l'intégration/désintégration me font penser à François de Singly, un sociologue dont je viens de commencer de lire "les uns avec les autres". J'apprécie beaucoup. Finesse, ouverture d'esprit, remise en question. Il y est question d'affiliation et de désaffiliation, et du choix à faire l'un et l'autre et selon le moment, et pouvoir en changer, et de testament que les héritiers écrivent et non plus légué par le pater familias.

Bel été,

Écrit par : Marianne | 04/08/2010

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