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20/05/2010

Croyance et liberté (réponse à J.-M. Schiappa, II)

Allez, on va s’extraire un peu des débats franco-français (pas complètement, vous verrez), et reparler de la question que m’a posée J.-M. Schiappa, dans l’organe de la Libre-pensée, La Raison : « Est-il possible d’être libre et de croire en même temps ? »

C’est bien plus intéressant que les ratiocinations gouvernementalo-sarkozystes sur la dite « burqa ».

  

Bien que, dans les cours que je donne actuellement à Tokyo, il y en a eu un (forcément) sur « Les débats autour du voile intégral en France », avec beaucoup de questions, tout à fait pertinentes des étudiants (et profs) japonais.

Les intellectuels japonais suivent cela de prés et l’ex image de la « France, pays des droits de l’homme » en pâtît une nouvelle fois.

Ainsi la résolution parlementaire a été très commentée par les journaux (du coup, cela fait plus de monde à mon cours : à petites causes, grandes conséquences !), alors que la presse française s’est intéressée aux présélectionnés de la Coupe du monde de foot (et moi, pauvre de moi, absent de mon pays, qui ne connais même pas le classement final du championnat de France, et la place d’Auxerre, mon équipe favorite !) ou à l’ouverture du festival de Cannes.

 

M’enfin, ici, au niveau des tenues, c’est plus Lady Gaga que « burqa ». D’ailleurs Lady Gaga, en fait, copie honteusement les jeunes Japonaises dont j’avais déjà constaté, à Shibuya et ailleurs, en 2008, les tenues extravagantes. Et depuis cela ne fait que croître et embellir. Elles sont d’ailleurs tout à fait nice et charmantes[1], et les yeux bridés, j’adorrre absolument !

La jeunesse japonaise a bien changé depuis 1992 (mes premiers cours). Mais j’éprouve toujours envers elle un peu d’amusement et beaucoup de tendresse.

 

Bon, et la croyance dans tout ça ?

J’avais indiqué dans ma Note (du 21 avril), qui commençait à répondre à J.-M. Schiappa, que mon point de vue sur la question comportait 3 points de départ :

 

-« Etre libre » n’est pas une mince affaire, que l’on se dise « croyant » ou « non-croyant ». Etre libre, plus exactement tenter de se libérer, est une entreprise constante où il faut soigneusement veiller à ne pas baisser la garde.

 

-Les croyances ne sont pas seulement religieuses, loin s’en faut. Personnellement, je n’ai jamais rencontré quelqu’un dont je puisse penser qu’il soit hors de toute croyance.

 

-Pour ce qui me concerne, je ne suis ni englobé par mon protestantisme, ni un protestant  honteux de l’être. Je suis protestant et, en même temps, agnostique sur plein de questions où la société actuelle déborde de croyants et de croyances (on va en reparler de façon plus précise, dans cette Note et surtout la prochaine).

 

 Et, ensuite, j’avais rappelé (formation permanente assurée gratos!) les analyses classiques de Durkheim, et la façon dont il distingue, 2 types différents de croyances :

 

- Celles qui concernent des réalités supra empiriques, symboliques, transcendantes, les « convictions », religieuses, philosophiques, morales (Durkheim indique qu’elles fonctionnent de la même manière et, depuis de nombreux travaux sociologiques l’ont confirmé).

 

- Celles qui sont immanentes et concernent au premier chef des réalités empiriques, des problèmes concrets, et qui (cf. Durkheim) doivent remédier sans cesse à l’aspect « fragmentaire » et incertain des démarches scientifiques.

 

Distinction importante, mais pas si absolue que l’on ne l’imagine, car (on va le voir) même pour les réalités empiriques, le sens que l’on donne aux choses est important.

 

 

Voilà, en gros, l’endroit où j’ai envie de reprendre le propos.[2] Cela, en indiquant qu’en deçà de la croyance, la psychologie sociale, l’anthropologie, la sociologie parlent de représentations sociales.

 

Quand vous êtes tout petit, tout baby que vous soyez, on va vous apprendre que tel objet est une « table », tel autre un « livre ».

Mais si ces mots désignent des réalités empiriques tangibles, ils s’insèrent également dans un ensemble qui donne sens et même (peut-on dire, consistance) à ces objets.

Un livre, ce n’est finalement le même objet, suivant que vous savez lire ou pas, que vous comprenez ou non la langue dans laquelle il est écrit.

Longtemps, chez moi, un livre (particulièrement indigeste !) a servi d’excellent cale-pied !

 

Quand on désigne « une table », « un livre », ou d’autres objets empiriques, il existe toujours le risque de ne pas sortir du substantialisme. Cela arrive, même aux meilleurs !

Ainsi, Hannah  Arendt avait CRU récuser les termes de « religion séculière » et de « religion politique » par une métaphore : le talon de ma chaussure n’est pas un marteau parce que je peux m’en servir pour planter des clous dans le mur (donc les « religions séculières ou politiques » ne sont pas des religions)

Excuse me, part’naire, mais c’est bien l’propos d’une philosophe un tantinet substantialiste !  En fait, au moment précis où je plante des clous avec, c’est, dans la réalité empirique hic et nunc, un marteau plus qu’une chaussure. C’est une « chaussure marteau »

Quitte à redevenir uniquement une chaussure trois minutes après.

 

Dans la durée, certes, cela reste principalement une chaussure qui a joué le rôle momentané d’un marteau (ou devenir une arme dans une autre circonstance, et être une chaussure arme).

 Mais si, régulièrement, je passe mon temps à taper des clous avec la dite chaussure, à la fin, cet objet risque de ne se déformer, donc de plus être une chaussure confortable. Il pourra servir, par contre, habituellement de marteau efficace : j’aurai pris le bon coup de main pour m’en servir.

Ou, dés le départ, il peut s’agir d’une vieille chaussure hors d‘usage ou passée de mode, ou que j’ai assez vu comme chaussure, ou l’ex chaussure de ma fille qui a grandi et changé de pointure,…bref un objet dont je me sers maintenant régulièrement comme marteau.

 

Une chaussure peut donc se transformer en marteau et devenir un marteau chaussure (tout comme une politique peut se transformer en religion politique)

D’abord, tout le monde a droit à une seconde chance, même une chaussure. C’est l’idéal démocratique ! (Cet argument, c’est uniquement pour le fun, bien sûr !)

Ensuite, c’est cela même le changement social, M’dame l’éminente philosophe.

Enfin, c’est très écolo, le recyclage ! Et c’est traditionnel aussi ; car ma grand-mère (dont je crois vous avoir déjà parlé à l’occasion !), question recyclage, elle était championne.

Et si Hannah Arendt était venue dire à ma grand-mère qu’une chaussure ne pouvait pas être un marteau, cette dernière lui aurait  vertement répliqué que, naturellement, une bourgeoise, ça ne sait pas grand-chose de la vie réelle du peuple.

 

La métaphore est donc très intéressante, très riche, à l’insu de son auteure !

Et pour en finir, avant que cette métaphore ne vous rende complètement marteau (tiens, voilà un « marteau » qui n’a pourtant empiriquement rien de tel !), on peut imaginer le dialogue suivant :

-« Tiens, tu as mis là une chaussure, mais elle n’est pas du tout à sa place et il n’y en a qu’une pourquoi  donc ? »

-« Parce que ce n’est pas une chaussure, c’est un marteau. »

 

Mine de rien, avec mes propos complètement marteaux, je vous ai conduit au cœur du problème de la représentation sociale, et même de la croyance sociale [3]: nous avons des perceptions qui proviennent de l’habitude, du sens déjà là, déjà établi, du savoir sédimenté, devenu plus ou moins stéréotypé. Nos perceptions sont immédiatement INTERPRETATIVES et nous CROYONS qu’elles désignent la réalité.

Pour la brillante Hannah (mais cela arrive à tout le monde d’être dans la naïveté et le premier degré), une chaussure, c’est une chaussure, ce n’est pas un marteau. Na !

Elle CROIT tellement énoncer une évidence, qu’elle ne pousse pas sa réflexion plus loin.

Du coup, elle tient un propos de Monsieur Tout le monde et, ce jour là, dit une bêtise, puis n’en démord pas.

 

Eh bien, c’est exactement ce qui s’est passé dans le discours rrrépublicano-jacobin sur les filles à foulard.

 Sauf que, là, c’est plus vicelard et vicié encore. Au lieu de dire : « une chaussure est une chaussure », on a dit « une femme à foulard est une femme soumise ». Là, l’interprétation était pourtant, dés le départ manifeste ; et donc matière à discussion. Mais on a nié être dans l’interprétatif pour pouvoir être péremptoire.

On s’y est tenu à cette équivalence, sans en démordre, en dépit de tous les démentis empiriques et des nombreuses enquêtes sociologiques.

(sur ces dernières, cf. le remarquable article de Valérie Amiraux : « L’“affaire du foulard” en France. Épure d’un fait social ou, retour sur une affaire qui n’en est pas encore une », Sociologie et sociétés, XLI (2), 2009, 273-298)

Mais il faut dire qu’entre temps, ce fut la big big big décadence dans une certaine philosophie : la preuve on est passé d’Hannah Harenth à Elisabeth Badinter. C’est dire !

Heureusement que ma grand-mère n’est plus « de ce monde » ; elle a déjà assez vu, et entendu d’horreurs pendant la guerre, la pôvre !

 

Bref, je continue mon propos épistémologique et de haute scientificité. Ma brillantissime et très frappante démonstration ne signifie pas que représentation sociale et croyance soient kif-kif. Ce sont, en psychologie sociale notamment,  deux notions distinctes.

Dans son ouvrage Vie et mort des croyances collectives (Paris, Hemann, 2006), Gérald Bronner dit (en gros) que 2 indicateurs sont communs aux 2 notions, et 2 autres spécifiques à celle de croyance.

 

Ce qui est commun :

1) Une représentation sociale, tout comme une croyance, possède ce qu’on appelle des « pouvoirs causaux », un « profil fonctionnel ». En termes plus simples, cela signifie qu’une représentation sociale constitue un élément opératoire pour prendre des décisions, choisir une option plutôt qu’une autre.  Elle constitue une vision des choses implicitement orientée à une finalité. 

2) D’autre part, le contenu d’une représentation sociale (et d’une croyance) a tendance à être « holistique » : elle a un contenu déterminé et pourtant elle tend à ne pas seulement impliquer un seul élément de la réalité mais à contenir implicitement une vision d’ensemble.

Une représentation sociale, comme une croyance, fait sens parce qu’elle inclut implicitement d’autres représentations sociales auxquelles elle est reliée, elle implique un ensemble de représentations.

 

Ce qui est spécifique aux croyances (pour Bronner) :

1) Les croyances ont des « contenus intentionnels ». Cela signifie que les individus ont des rapports « de validation volontaire à des énoncés qui peuvent faire sens pour autrui ».

Il y aurait donc un aspect plus actif dans les croyances que dans les autres représentations sociales.

2) D’autre part, les croyances sont des « états intentionnels de second ordre ». Cela signifie que même si toutes les croyances qui sont les nôtres ne sont pas « toutes présentes consciemment à notre esprit, elles pourraient le devenir, pour peu seulement que nous le voulions. »

Il y aurait donc un aspect plus explicite dans les croyances que dans les autres représentations sociales.

 

Mais la distinction n’est peut-être pas toujours aussi claire.

D’abord, bien des croyances sont passives, reflet d’une conformité sociale. L’historien, notamment, travaille beaucoup sur les croyances passives d’une époque passée, ce qui peut le mettre en alerte sur les croyances passives de la notre.

Ensuite, le « pour peu seulement que nous le voulions » serait à commenter longuement.

Là est tout le problème. Car, précisément, NOUS NE LE VOULONS PAS : un des éléments fondamentaux de la croyance sera de mettre énergie et ténacité à faire que nos croyances ne soient pas reconnues consciemment comme telles.

Tendanciellement, pour qu’une croyance soit assumée comme telle, il faut qu’elle ne soit déconstruite et, du coup, fragile,  non dominante. Les croyances dominantes tendent à ne pas VOULOIR être des croyances, car alors, il serait possible, dans une société démocratique et pluraliste, de ne pas les partager, de les mettre en question, d’en débattre.

Je ne sais ce que Bronner met dans son « pour peu que nous le voulions », mais pour moi, il y a là, toute la question de la domination de l’être humain par l’être humain.

 

Tenez, prenons un exemple, absolument au hasard : demandez à, mettons, Elisabeth Badinter si elle estime que ses propos sur le visage (et, hier, contre la parité femme-homme, qui devait immanquablement produire le pire « communautarisme ») relèvent de la croyance.

Demandez au député moyen, français ou belge, qui aujourd’hui élève le élisabethbadintérisme en idéologie d’Etat qui doit s’imposer par la force, s’il estime être dans une croyance. Demandez, et vous ne serez pas déçu !

Ces M’sieurs-dames estiment que ce qu’ils disent est seul légitime. Et quand, vous le mettez en cause, c’est la colère ou l’arrogance, et non le débat.

 

(Vous avez remarqué que j’utilise le verbe « estimer », même si en fait je ne les estime guère. Mais je ne vais quand même pas employer le verbe « penser » !)

 

C’est pourquoi, j’aurais tendance à modifier un peu la question de Jean-Marc Schiappa  pour la poser autrement :

 

Est-il possible d’être libre et de croire passivement ?

Est-il possible d’être libre et de croire aux croyances dominantes ?

 

Cela induit une autre question :

Est-il possible d’être libre et de refuser de douter ? Et cela de toute croyance, qu’elle soit convictionnelle (religieuse, philosophique, morale, politique) ou qu’elle se rapporte à des objets ou situations empiriques.

 

(à suivre : Promis, je ne vous ferez pas attendre un mois cette fois.  Aceux et celles qui en douteraient, sachez que justement, ce sera sur doute et croyance, et (bien sûr) je veux vous donnez des raisons de « croire » en moi !!!)

 

 

 



[1] Comme vous le savez, cette distinction vient  d’Husserl, a été reprise d’une autre manière par Heidegger, avant de sombrer, sous Sartre, dans l’être et le néant

[2] Je l’avais continuée, mais repartir de la fin de ma Note nécessiterait de disposer de ma documentation habituelle, or je n’ai pas tout transporté à Tokyo !

[3] Admirez mon art de la pédagogie, c’est d’ailleurs après m’avoir lu que, dégoutté par une telle maïeutique, Socrate a bu la ciguë en déclarant : « la relève est faite ».

Commentaires

Merci de ne pas nous oublier du Japon. Vous avez raison, tout le monde est dans des croyances et celles qui amènent nos gouvernants à vouloir légiférer sur le "vivre-ensemble" sont vraiment craignos!

Écrit par : Poucette | 25/05/2010

Tout le monde croit en l'existence du monde, ce n'est pourtant qu'une croyance basé sur l'habitude en dehors des eprception actuelle que chacun à du monde, et cela n'empèche pas d'être libre.

Par contre s'il s'agit de croyance religieuse, c'est simple : la religon ça rend con.

Écrit par : Sarlat | 26/05/2010

Je signe la pétition,
Solweig LE MOAL, chargée d'études, Association

Écrit par : LE MOAL Solweig | 16/06/2010

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