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26/01/2007

POUR LA LIBERTE DE REFLEXION: REDEKER (contre), L'UNION RATIONALISTE (pour)

Chers internautes,

Je vais vous faire attendre un peu quant à la suite de ma dernière Note (19/1 « Intégrisme et laïcité »). En effet je voudrais réagir à deux publications (d’esprit bien différent) lues cette semaine : le petit ouvrage de Redeker et un article de Pierre Hayat dans Les Cahiers Rationalistes. En effet, on ne quitte pas vraiment le sujet « Intégrisme et laïcité », cela va permettre, au contraire, de le concrétiser un peu.

Celles et ceux qui voudraient se recycler sur « l’affaire Redeker », peuvent cliquer dans la rubrique Archives à la mention 2006/10, elles et elles ou ils trouveront 2 Notes sur le sujet, celle du 16/10 « Liberté d’expression, inflation médiatique et liberté de penser », celle du 08/10 : « La liberté d’expression et les chiens de Pavlov ».

Comme vous le savez sans doute, l’individu qui avait menacé de mort Redeker sur internet a été arrêté au Maroc. Ce dernier, qui s’était caché, publie, dans des délais défiant toute concurrence, un livre de 136 pages  relatant les semaines où il n’a pas vécu à « l’air libre » comme on dit. Valait-il la peine d’acheter cet ouvrage ? Comme souvent (mon budget livres n’est pas illimité !), je suis allé le feuilleter en librairie, pour le savoir. J’ai appris à lire en lecture rapide, ce qui permet une impression d’ensemble.

 

Je donnais à Redeker le ‘bénéfice du doute’. Je me disais que peut être ces quelques mois de repos forcé lui avait permis de réfléchir aux propos des personnes qui, tout en soutenant sa liberté, avaient critiqué son propre propos et indiqué ses failles (qui ne sont pas minces !). Je n’allais pas jusqu’à supposer qu’il admette une complète validité de telles critiques, mais il n’était pas impossible, a priori, qu’il en retienne une partie, ou du moins qu’il y répondre de façon argumentée.

Malheureusement rien de tel. Dès le départ, les choses se présentent fort mal : l’éditeur a mis une bande rouge sur la couverture : « Une fatwa au pays de Voltaire ». Et dans l’ouvrage ce terme revient à différentes reprises. Or, il n’y a jamais eu aucune fatwa. Olivier Roy l’a bien expliqué. Il y a eu une menace de mort sur Internet dont il était difficile de connaître la portée.

Ce n’est pas rien, certes, mais la confusion, l’amalgame ne favorisent jamais l’esprit critique que Redeker prétend défendre. Et, pour tout dire, il m’est moi-même arrivé et à d’autre gens que je connais de recevoir une telle menace sans avoir appliqué aussi fortement le principe de précaution. Mais passons.

Ensuite, on s’aperçoit vite que le texte (« poignant » dixit l’éditeur) est sans aucun recul. Les gens sont classés, de fait, en 2 catégories :

- les bons qui ont soutenu Redeker sans aucune restriction sur ces propos, sans accompagner leur soutien d’un « mais » comme il l’écrit ;

- les méchants qui sont allés lire son texte et qui ont ajouté à sa défense ce fameux « mais » pour exprimer leur désaccord avec ce qu’il a écrit. Mais -eh oui, il y a toujours un « mais »-, Redeker se garde bien de reproduire l’article en question, pour permettre aux lecteurs de savoir si le fameux « mais » était justifié.

« Au pays de Voltaire » affirme la bande rouge, et Redeker  se réclame de cette filiation. Or le « mais » en question est tout à fait voltairien. François Marie Arouet (son vrai nom) en effet aimait bien utiliser cette locution pour exprimer sa pensée par des paradoxes, montrant que rien n’est simple : « Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux » dit-il à Dieu lui-même ; « nous sommes tous également hommes, mais non membres égaux de la société » réplique-t-il au Rousseau du Contrat Social. Ou encore, ironique : « parlons de l’existence de Dieu, mais comme je ne veux pas être égorgé dans mon sommeil, je vais d’abord donner congé à mes domestiques ».

On pourrait multiplier les citations de Voltaire où on trouve un balancement de la phrase introduite par un « mais » ; l’important ici est que de telles phrases ont conduit à résumer sa pensée sur la liberté d’expression en reprenant ce fameux « mais » : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrais pour que vous ayez le droit de le dire ». En fait Voltaire n’a jamais prononcé cette dernière phrase, mais (toujours ce fameux « mais ») elle ne semble correspondre à son état d’esprit… et correspondre aussi à celui de ceux qui ont écrit pour défendre la liberté de Redeker (comme de tout autre) tout en précisant leur désaccord, ce qui permet de sortir de la menace pour entrer dans le débat. Redeker veut, au contraire, supprimer le droit (voltairien !) de dire « Je ne suis pas d’accord avec vous ».

Je suis, naturellement, parmi les méchants qui ont osé ne pas être un inconditionnel. Page 66 et 67, Redeker s’en plaint. J’ai montré, dans mon article du Monde (republié dans la Note du 08/10/2006 de ce blog), preuves à l’appui, que ses citations du texte de Maxime Rodinson dans l’Encyclopaedia Universalis transformait la pensée critique de Rodinson en charge haineuse, et j’ai conclu à « un usage inadmissible, par son caractère tronqué et unilatéral » des propos de celui qui fut un des meilleurs spécialistes de l’islam.

Redeker enlève « inadmissible » et « unilatéral » pour ne retenir que « tronqué » … d’un « auteur de l’Encyclopaedia Universalis » : autrement dit il diminue fortement la critique, enlève toutes les précisions que j’avais faites (vous allez voir pourquoi) et… se garde bien de dire qu’il s’agit de Rodinson, d’un spécialiste derrière lequel il s’abritait, tout en trahissant sa pensée.

En revanche, il cite en abondance la suite de mon article afin de faire croire que je l’ai accusé d’antisémitisme qu’il qualifie (avec raison) de « monstrueux ». Bien sûr, cela est faux, il suffit de relire mon texte : je l’ai accusé, par contre, de lire les textes de la même manière  qu’Edouard Drumont et des pamphlétaires antisémites, dans les années 1890, juste avant l’affaire Dreyfus, quand (malheureusement) l’antisémitisme n’était pas socialement considéré comme « monstrueux », mais faisait partie de la « banalité du mal » pour paraphraser H. Arendt.

Vincent Bailly, alors directeur du quotidien La Croix, aimait à remarquer : « Si vous êtes fatigué au milieu d’un discours, criez « A bas les francs-maçons ! » et vous pourrez cracher. Criez : « Mort aux juifs ! » et vous aurez le temps d’aller pisser », tellement les applaudissements se prolongeront.

Il vaut la peine de réfléchir à se propos (qui se voulait rabelaisien) pour ne pas défendre la liberté d’expression comme un chien de Pavlov. Le climat que décrit Bailly (et auquel il participait d’ailleurs) est celui-là même qui a rendu possible l’affaire Dreyfus. La liberté ne va sans responsabilité et on doit pouvoir rendre compte de ce que l’on affirme, surtout quand on le fait aussi péremptoirement que Redeker dans son article que j’ai qualifié de « bêtise haineuse » envers l’islam et, encore une fois, qu’il se garde bien de reproduire, ne voulant pas que ses lecteurs puissent juger sur pièce.

Redeker est prof de philo. Il est donc au courant de la réflexion philosophique contemporaine sur le langage : Wittgenstein, Brice Parain, Austin par exemple. John L. Austin est l’auteur de Quand dire, c’est faire où il montre que on peut « faire des choses avec des mots ». Parfois, par le langage, on explique, on constate, on analyse. Parfois on parle de la pluie et du beau temps. Mais parfois aussi, on donne, on aime, on commande, on insulte et en parlant on agit.

Bien sûr, c’est un peu plus compliqué  car un constat faux ou un bon diagnostic clairement énoncé sont aussi des moyens d’action, et parler de la pluie pour ne pas aborder un autre sujet constitue également une forme d’action. Bref, on ne peut jamais séparer vraiment la parole et l’action. Cependant, il est des propos qui, en certaines circonstances, et étant donné le statut de celle ou celui qui les énoncent sont particulièrement « performatifs », c'est-à-dire des éléments important d’action sur la réalité.

Etant donné le contexte actuel, le développement de l’islamophobie, l’usage faux que Redeker a fait de Rodinson (et ce n’est pas un hasard s’il a cité un spécialiste reconnu) et ses propos insultant sur l’islam (considéré comme un tout) entrent dans cette catégorie. Surtout provenant d’un prof de philo. C’est le sens de mon article dans le Monde.

Comme je l’ai indiqué (Note du 16/10/2006), plusieurs intellectuels connus m’ont alors déclaré que j’avais dit « tout  haut » ce qu’ils pensaient eux aussi « tout bas ». Fait significatif, le fait d’être cité dans le livre, m’a valu de nouveau propos de ce type, affirmant que l’article de Redeker était « dangereux ». J’ajouterai que faire croire qu’il y a eu une « fatwa », c'est-à-dire impliquer l’islam, -surtout dans un pays de culture catho où, allègrement, on confond une ‘fatwa’ (qui est un avis juridique d’une personne réputé qualifiée mais pas une décision qui fasse autorité sur tous les musulmans) avec une encyclique papale-, est également contribuer au développement de l’islamophobie. Rebelote donc.

Il est donc nécessaire d’être dans le « mais » voltairien : il faut défendre la liberté d’expression, mais lutter contre le fait de dire n’importe quoi sans en être un tantinet responsable.

Je terminais la Note du Blog où je publiais mon article du Monde par le propos suivant : « Les inconditionnels de Redeker écriraient-ils, si Faurisson (l’auteur révisionniste) était  menacé par fou : « Quelles que soient ses idées.. .» ? Moi pas. »

En effet, ce que réclame Redeker, c’est une défense inconditionnelle de la liberté d’expression sans aucun droit de regard sur le contenu exprimé et la forme dans laquelle ce contenu est exprimé. C’est d’ailleurs cette position seule qui peut autoriser Redeker à ne pas republier son texte tout en fustigeant celles et ceux qui ont osé le critiquer.

C’est aller au-delà de Chomsky pour qui, au moins, défendre le droit d’expression d’une personne ne revient pas à partager son opinion. Mais d’un autre côté c’est lui ressembler en ceci que Chomsky a défendu Faurisson (l’auteur d’une thèse niant l’existence des chambres à gaz) au nom d’une liberté d’expression inconditionnelle : on doit avoir le droit de tout dire. Quelques amis m’ont questionné sur mon « Moi pas », me demandant de leur préciser pourquoi je n’étais pas d’accord avec cette position.

Chomsky, me faisaient-ils remarqué, a des paroles fortes  sur la duplicité des « démocraties de marché » et leur hypocrisie quand elles s’indignent de certains propos.

Je partage les critiques sur les « démocraties de marché », mais, à mon sens, Chomsky manque complètement un autre problème : un ouvrage scientifiquement nul (celui de Faurisson) élevé à la dignité (si je puis dire) d’œuvre maudite et auquel les médias de masse donnent une notoriété sociale. La pseudo thèse de Faurisson, et le fait que son auteur soit devenu quelqu’un de connu, voire d’attirant pour des gens qui croient ainsi être contestataires, constituent  une injure profonde faite à tous les auteurs d’excellentes thèses, d’excellents travaux de recherche, dont personne n’a jamais entendu parler, précisément hélas parce qu’il s’agit de travaux sérieux et non un ensemble de contrevérités. N’ayant pas matière à en faire un scandale piquant, et qui favorisera l’audimat, on réduit l’intelligence au silence.

Chomsky ne semble pas se rendre compte que c’est la même logique ultralibérale,  appliquant les règles du marché à l’ensemble de la vie sociale, qui (à la fois) produit un conformisme d’extrême centre et érige de pseudo opposants à ce conformisme. Il faut bien se trouver des adversaires à dénoncer et à propulser sur le devant de la scène médiatique, sinon le jeu n’aurait rien d’excitant, donc ne serait pas rentable.

Le contraste entre la médiatisation de Faurisson et le silence social sur la plupart des travailleurs intellectuels qui suivent des règles de rigueur est typique des « vertus » du marché, d’une liberté qui ne se soucie pas d’un minimum de règles d’égalisation dans l’accès à l’expression. Individualisme ultralibéral et critique libertaire radicale, sont en fait beaucoup plus proches qu’il n’y paraît.

Autrement dit : il existe des manière de défendre ce qui est socialement appelé « liberté d’expression » qui vont fondamentalement à l’encontre de la liberté de réflexion. Et dans la situation de la France d’aujourd’hui (qui n’est pas celle que connaissait Voltaire, avec les lettres de cachet, etc) défendre le droit à la liberté de réflexion me parait absolument essentiel, fondamental.

Résultat des courses : Faites comme moi, feuilletez l’ouvrage de Redeker en librairie (cela ne vaut vraiment pas le coup de l’acheter) et, petit exercice pratique intéressant, confrontez sa forme d’expression à ce que j’ai indiqué (dans ma dernière Note) comme étant le portrait robot d’un raisonnement intégriste. Je vous en redonne un extrait :

« Le schéma d’un tel discours (= le discours intégriste) est, en effet, le suivant : une cause donnée se trouve valorisée au maximum. Le sujet, l’agent de la lutte, et aussi son objectif propre, sont très fortement idéalisés. Tous les aspects complexes de la réalité, qui pourraient amener à nuancer le propos, à relativiser quelque peu la lutte menée, à tenir compte de facteurs divergents voire contradictoires, se trouvent dévalorisés. Ainsi, les positions différentes ont tendance à être ramenées à une seule, considérée comme LA position adverse et diabolisée au maximum. Le choix devient alors clair et tranché : ‘quiconque n’est pas pour moi est contre moi’. Les valeurs les plus hautes sont en périls. La dramatisation permet d’envisager des solutions exceptionnelles. Aucun moyen terme n’est possible : tout ce qui ressemble à un compromis est intolérable compromission. Et, on est dans la toute puissance : il suffirait de décréter la ligne juste, de la suivre pour que celle-ci se réaliser sans engendrer d’effets non voulus et indésirables. »

Damned, je me suis laissé entraîner à traiter ce qui devait être la première partie de ma Note beaucoup plus longuement que ne le pensais. Je ne le regrette pas, car il me semble qu’il s’agit d’une question  essentielle en matière de laïcité. La laïcité va de pair avec un refus du « n’importe quoi » et un idéal d’usage de la raison dans les débats de la sphère publique.

C’est justement de ce sujet que traite Pierre Hayat dans Les Cahiers Rationalistes (n° 586, janvier-février 2007). Je commenterai son article la semaine prochaine, et cela me permettra de préciser mon propre point de vue par rapport à Habermas, Hayat et…Benoît XVI (Joseph pour les dames). Mais j’indique tout de suite que, là, nous nous trouvons dans le cas de figure opposé à Redeker : un philosophe examine, rend compte avec une grande honnêteté intellectuelle de points de vue qu’il ne partage pas. Là, on est dans la réflexion libre et je vous conseille, en conséquence,  l’achat de ce numéro.

Par un fait absolument étrange et naturellement complètement inexplicable, autant le livre de Redeker est très facile à trouver en librairie, autant il est impossible d’y acheter Les cahiers rationalistes. Bizarre, vous avez dit bizarre…Je vous donne donc l’adresse où ce numéro est en vente : 14 rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris.

Bon week-end et bonne semaine.

 A bientôt.

Votre

Jean Baubérot.

 

PS: Je signale la rencontre organisée par la revue Passages, et l'association ADAPes autour de mon ouvrage L'intégrisme républicain contre la laïcité (l'Aube) à l'Institut hongrois (92 rue Bonaparte) Paris VIe, le lundi 5 février de 14h30 à 18h. sur le thème: "La laïcité entre universalité et lutte contre les discriminations", avec S. Agacinsky, R. Debray, Ch delsol, J.-P. Durand, Ch. Laroche, E. Malet, Ch. Melman et moi-même.

ADAPes: 0143252357.

 

19/01/2007

INTEGRISME ET LAÏCITE

J’avais annoncé une Note sur laïcité et religion civile or, demain matin, je dois ouvrir une journée d’études sur les « dérives religieuses », ce qui est une façon euphémisée de parler de phénomènes qui, dans les médias, sont qualifiés d’ « intégrisme ».

Pensant à cette communication, il me semble plus clair de prendre délibérément comme point de départ l’opposition qui domine dans les représentations sociales entre « intégrisme » et « laïcité ».

Cela d’autant plus qu’ayant commis un livre intitulé L’intégrisme républicain contre la laïcité, je me suis dis après coup que j’aurais du dire explicitement dans cet ouvrage ce qui est dit implicitement dans chacune de ses pages, à savoir que, selon moi, le paradoxe de la laïcité est le suivant : « L’intégrisme est le contraire de la laïcité mais la laïcité n’est pas le contraire de l’intégrisme ».

C’est vraiment le paradoxe de la laïcité et non de je ne sais quelle « nouvelle laïcité », car cela a été le paradoxe de la laïcité dés le départ, dés l’invention de ce terme.

 En effet, au XIXe siècle, existait le « cléricalisme », et l’on peut dire aussi que le cléricalisme, c’est le contraire de la laïcité. Le terme de « cléricalisme » n’est en soi pas plus scientifique que celui d’intégrisme. Il s’agit de termes utilisés socialement. Que voulait-on dire en général quand on parlait de cléricalisme ? En gros ceci : le cléricalisme c’est le pouvoir indu de la religion dans la sphère politique, l’Etat, la société ; ce sont les privilèges liés à ce pouvoir et considéré comme menaçant pour la liberté, l’autonomie de l’individu.

 

Schématiquement, quand on parle actuellement d’intégrisme, on désigne quelque chose de tout à fait analogue.

Cependant, il existe une différence importante :

l’accusation de cléricalisme s’adressait à des formes de catholicisme, « religion de la grande majorité des Français » selon le Concordat (qui faisait là un constat d’ordre quasi sociologique), elle s’adressait à une religion qui possédait une indéniable légitimité historique. Les catholiques qualifiés de « cléricaux »  étaient des personnes qui faisaient le plus souvent partie des couches supérieures de la société.

L’accusation d’intégrisme s’adresse soit à des personnes qui font partie de courants radicaux de diverses religions (cf. l’expression : « tous les intégrismes religieux »), soit s’applique surtout à des personnes qui se réfèrent à un islam considéré comme non libéral, modéré, républicain, etc.

Il s’agit de groupes n’ayant pas la légitimité historique du catholicisme, et quand le terme s’applique surtout à l’islam de personnes assez souvent plus ou moins marginalisées socialement.

J’ai écrit, dans plusieurs Notes du blog, tout le mal que je pensais de la méthode suivie par le « rapport Obin » et à quel point, à mon sens, cela hypothéquait le contenu de ce rapport. Mais j’ai écris aussi que ce rapport comportait, malheureusement en incise et sans le développer, un diagnostic qui me parait fondamental pour expliquer certaines difficultés de certains établissement scolaires en France :

le fait que « la question religieuse se superpose –au moins en partie- à la question sociale et à la question nationale ; et ce mélange, à lui seul détonnant, entre en outre en résonance avec les affrontements majeurs qui structurent désormais la scène internationale.»

 

Voila donc la différence entre ce qu’on qualifie, parfois à tort parfois à raison, hier de cléricalisme et aujourd’hui d’intégrisme.

Le terme de cléricalisme avait été inventé en 1815, et au milieu du XIXe on avait également créé le terme  d’anticléricalisme. On était donc bien pourvu sur le plan de la sémantique. Pourquoi, diable, alors, créer le néologisme de laïcité dans les années 1870 et surtout, peu à peu, imposer  son emploi ?

Ferdinand Buisson l’explique dans le Dictionnaire de Pédagogie, le grand ouvrage de référence des hussards noirs. Il explique que la laïcité commence par un lent et long processus de laïcisation qui réduit le pouvoir de la religion dans l’Etat et sur la société. On en arrive à la laïcité (à ce que j’appelle pour ma part le 1er seuil de laïcisation) quand l’Etat est indépendant à l’égard d’un contenu théologique. Cela permet

-         la liberté de tous les cultes (on dira maintenant, la liberté de croire et de ne pas croire. Et on peut enrichir Buisson en disant que la liberté en matière de laïcité ce n’est pas seulement la liberté de conscience mais aussi la liberté de penser, le fait de pouvoir penser par soi même)

-         l’égalité devant la loi (égalité des citoyens, égalité des cultes, etc)

Voila deux éléments aussi indispensables à la laïcité que le premier lié aux nécessités du processus de laïcisation (se dégager politiquement et socialement du religieux). C’est le sens de la loi de 1905 par rapport à l’anticléricalisme d’Etat qui l’a précédée.

On pourrait donc dire que c’est par la réalisation (jamais complète, mais constamment recherchée) de ces 2 derniers éléments que la laïcité dépasserait, hier l’anticléricalisme, aujourd’hui l’anti-intégrisme.

Mais cela ne suffit pas, loin de là. En effet, l’anticléricalisme lui-même combat au nom des mêmes idéaux (il se réfère à la Déclaration des droits de 1789, etc). Idéaux de l’anticléricalisme et idéaux de la laïcité sont les mêmes. Dans certaines Notes du Blog (cf la rubrique « Les impensés… ») nous avons vu que Briand peut rappeler aux anticléricaux (cf. Allard par exemple) cette affinité.

Et pourtant, nous avons vu aussi à quel point les partisans de l’anticléricalisme d’Etat (car c’est cela le problème ; à titre personnel, on a bien le droit d’être anticlérical[1]) et Briand pouvaient s’opposer sur la solution à adopter. Nous avons vu aussi que ces partisans de l’anticléricalisme d’Etat, de ce que l’on appelait significativement à l’époque « la laïcité intégrale » (c'est-à-dire absolutisée), prônaient des solutions qui au mieux mettaient la religion sous surveillance.

La différence hier entre anticléricalisme et laïcité, aujourd’hui entre anti-intégrisme et laïcité, c’est que les « anti » invoquent ces idéaux dans le cadre d’un combat perpétuel des bons contre les méchants, des chevaliers du bien contre les chevaliers du mal.

 

La première attitude (celle de l’anti) tend à faire qu’il n’y a pas de distanciation par rapport à soi même : on est a priori dans le bon camp : celui des combattants de la liberté et de l’égalité.

La seconde attitude, celle de Briand en 1905, conduit à se poser la question : qu’en est-il réellement de la liberté et de l’égalité dans ce pays ? Cela en sachant que problèmes religieux, problèmes sociaux, problème national (« ethnico-culturel » même si l’expression choque en France, mais on sait bien que des discriminations appartiennent à ce registre) sont très liés, liés d’une façon qui peut être explosive.

La laïcité doit se référer aux idéaux de liberté et d’égalité de façon agissante, c'est-à-dire avec la volonté de dépasser le combat où les ennemis finissent par se ressembler, par devenir des frères-ennemis. Elle doit se dégager des schémas hier de l’anticléricalisme, aujourd’hui de l’anti-intégrisme pour pouvoir organiser un débat démocratique et tâcher de trouver des projets communs qui fassent qu’une société nationale ne soit pas une juxtaposition d’individus mais puissent avoir un projet de vie commune.

Jacqueline Lalouette montre, dans son livre La libre pensée en France (1848-1940) que les attaques anticléricales finissaient par devenir aussi haineuses que les attaques cléricales. Valentine Zuber et moi-même, dans notre ouvrage sur Une haine oubliée (Albin Michel), avons montré qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, à côté des haines nationalistes (antisémitisme, antiprotestantisme, antimaçonnisme), on peut analyser l’anticléricalisme, tel qu’il tendait à devenir à ce moment là, comme une « haine démocratique ». Nous avons eu bien d’élogieux comptes-rendus dans des revues savantes, en France et dans d’autres pays, l’ouvrage a reçu un prix d’histoire de l’Académie française, etc. Mais dire qu’aujourd’hui, quand l’anti-intégrisme tend à l’islamophobie, on risque de se trouver dans une situation analogue, alors là, cela devient : tirez sur le pianiste !

 

Dans 50 ans, dans 100 ans, on parlera à propos de ce nouvel « anti » des « préjugés de l’époque ». On dira qu’un tel ou qu’une telle partageait « les préjugés de son temps ». Mais aujourd’hui, silence dans les rangs, tous au garde à vous devant une invocation incantatoire des « valeurs de la République » et de la « laïcité » (devenue religion civile) où, tout à coup, par un coup de baguette magique, on est sommé d’oublier tous les problèmes d’injustice sociale et culturelle, toutes les discriminations pour faire comme si la société se trouvait partagée entre les bons défenseurs des valeurs de la République et les mauvais intégristes –et, dans cette optique, il n’en faut pas beaucoup pour faire partie de ce camps, du moins quand on appartient à une religion et surtout à une religion minoritaire.

 

En fait, dans le populisme anticlérical comme dans le populisme anti-intégriste, on exploite des peurs, des menaces ressenties.

 

Alors certes, ces peurs, ces menaces ressenties ne sont pas fantasmatiques, elles correspondent à de réels problèmes. Mais au lieu d’en faire une analyse de sang froid (Briand prônait lui, une laïcité de sang froid) et de les affronter dans leurs multiples dimensions,  de se dire que pour relever les défis actuels il faut des changements hardis, une pensée novatrice, on s’enferme dans une nostalgie qui invente un passé idyllique (un exemple : la manière dont des commentateurs du rapport Obin nous serinent : que l’on était bien dans l’école d’ autrefois – sous entendus quand les musulmans étaient dans les colonies et protectorats) et dans un repli identitaire.

 

En témoigne aussi le retour d’une référence crispée à l’universalisme abstrait de la révolution française, que le XIXe et surtout la séparation de 1905 avaient pourtant dépassée.

 

Ces changements, sont ceux qui (dans ma terminologie) sont dus au basculement du 2ème au 3ème seuil de laïcisation. Le modèle d’Etat-nation auquel la France s’est référé est profondément mis en crise par la construction européenne et par la globalisation. Cette dernière multiplie la mobilité géographique mais fait, entre autres, que le cadre national n’est plus celui de la mobilité sociale (ascendante).

 

Pour ma part je suis particulièrement sensible aux mutations des institutions (l’école, la médecine,…) où l’on prétend (et ce n’est pas un hasard) que la laïcité est « menacée », dans la mesure où, précisément, le discours de la menace fait l’économie de l’analyse de ces mutations.

 

Dans le cadre du processus de laïcisation l’enseignant, le médecin étaient devenus des nouveaux clercs, porteurs de nouvelles espérances (l’ascension sociale et le progrès des connaissances, faire « reculer la mort », augmenter « l’espérance de vie », réaliser le « progrès médical »).

 

Ils donnaient sens (au double sens de signification et d’orientation) à des conduites sociales ; ils vivaient souvent, tels les clercs religieux, leur profession comme une « vocation » (cf. les figures archétypiques du hussard noir ou du médecin de campagne). Ils se vivaient comme étant désintéressés, au service d’une cause transcendante. Comme l’indique Dominique Schnapper (La démocratie providentielle, Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002) ils revendiquaient « la nature spécifique de leur relation sociale à nulle autre pareille ».

 

Ils en obtenaient ce que nous autre sociologues, on appelle des « bénéfices symboliques » : de la déférence, de la considération sociale. Mais cela a conduit à certains étouffement de l’autonomie individuelle par l’institution –les institutions de socialisation avaient toujours raison !- et à provoqué les révoltes de la jeunesse dans les années soixante, spécialement Mai 68 en France.

 

Mai 68 a affirmé « On a raison de se révolter », mais ce que Mai 68 n’a pas compris c’est que cette révolte accompagnait à son insu une mutation de la domination sociale au profit d’une domination par la communication de masse marchandisée.

 

(A suivre) Je suis obligé d’arrêter là pour ce soir. Mais pour prévenir les objections de ceux et celles qui penseraient : mais alors, parler « d’intégrisme républicain » n’est-ce prôner un nouvel anti-intégrisme, aussi fâcheux que le précédent ? (question très compréhensible) Je réponds tout de suite que dans mon titre, il y a un peu de provocation, certes, mais justement je tente de désabsolutiser l’approche de l’intégrisme. Pour me faire comprendre, je cite un passage du livre (c’est la page 24) :

 

 

« Le terme d’ « intégrisme » a un usage scientifique très limité. Par contre, aujourd’hui celles et ceux qui se prétendent (à eux seuls) « républicains » qualifient très facilement d’ « intégristes» ceux et celles qui n’ont pas l’honneur de leur plaire. Lisez leurs articles, leurs livres, vous trouverez l’adjectif « intégriste » accolé à des personnes concrètes, à des groupes précis. Faut-il leur retourner le stigmate ? Certains le mériteraient bien, je ne vais pourtant pas le faire.

Je vais parler d’ «intégrisme républicain », de « discours », de « vulgate », d’ « idéologie » « intégriste », car il est possible de dresser, à gros traits, un portrait robot, un idéal-type du discours intégriste (en général), et de constater que la vulgate dite républicaine fonctionne de cette manière. Le schéma d’un tel discours est, en effet, le suivant : une cause donnée se trouve valorisée au maximum. Le sujet, l’agent de la lutte, et aussi son objectif propre, sont très fortement idéalisés. Tous les aspects complexes de la réalité, qui pourraient amener à nuancer le propos, à relativiser quelque peu la lutte menée, à tenir compte de facteurs divergents voire contradictoires, se trouvent dévalorisés. Ainsi, les positions différentes ont tendance à être ramenées à une seule, considérée comme LA position adverse et diabolisée au maximum. Le choix devient alors clair et tranché : ‘quiconque n’est pas pour moi est contre moi’. Les valeurs les plus hautes sont en périls. La dramatisation permet d’envisager des solutions exceptionnelles. Aucun moyen terme n’est possible : tout ce qui ressemble à un compromis est intolérable compromission. Et, on est dans la toute puissance : il suffirait de décréter la ligne juste, de la suivre pour que celle-ci se réaliser sans engendrer d’effets non voulus et indésirables.

Le discours, la vulgate, l’idéologie que je dénonce fonctionnent de cette manière. Quand cette sorte de discours est dominante, toutes ses caractéristiques sont masquées, grâce à la méthode Coué ; les propos qui fonctionnent ainsi prennent valeur d’évidence. Mais « vérité en deça des Pyrénées, erreur au-delà ». Dès que vous passez les frontières mentales et quittez le franco-français, ce discours n’est plus tenable. Il se prétend « universel » et, ce n’est pas sa moindre caractéristique intégriste, il n’est qu’un national-universalisme.

Un portrait robot, un idéal type, je l’ai dit, est un instrument de mesure. La parole empirique de ceux qui se veulent « républicains » (à eux tous seuls !) comporte des éléments qui se rapprochent du portrait robot. Beaucoup de propos concrets, qui se répètent ici et là, s’imprègnent ou empruntent tel ou tel schème. Mais ne confondons pas un portrait robot et des personnes. N’accolons à aucun individu le qualificatif d’ « intégriste républicain ». Le stigmate ne doit pas être retourné contre ceux qui l’ont lancé car, alors, on risque trop de se mettre à leur ressembler ; d’adopter un discours qui corresponde au leur. De devenir, ainsi, un frère ou une sœur ennemi(e). Le stigmate serait, alors, un boomerang qui ne s’arrêterait jamais. Il n’est donc pas question d’englober qui que ce soit pas son discours. D’étouffer ainsi son individualité.

Au contraire. Il faut espérer que les dit « républicains » sont autres que ce que les stéréotypes éculés et répétitifs qui peuvent sortir de leur bouche laissent à entendre. Que lorsqu’ils vivent une relation amoureuse, ils parlent vraiment, inventent des phrases merveilleuses qui leur appartiennent. Qu’ils savent faire l’amour en artiste. Qu’ils sont souvent joyeux et plein d’humour. Que sur des tas de sujets, ils tiennent des propos passionnants. C’est tout le mal que je leur souhaite. Je ne les considère nullement comme mes ‘ennemis’. Je pense même que, désabsolutisés, désintégristés (nouveau verbe nécessaire), et en triant, on peut trouver du grain à moudre dans leur dire. Ils parlent tellement de république et de laïcité qu’il leur arrive même, entre des  oukases insupportables, d’énoncer des choses justes. Etonnant, non !

Il ne s’agit donc pas de dire « noir » sous prétexte qu’ils affirment « blanc ». Il s’agit moins de contredire des contenus que de sortir des lieux communs, des clichés, d’une approche fixiste, essentialiste, unilatérale. De savoir que la réalité est double, triple, quadruple, que l’on ne doit pas être réduit à des alternatives simplistes. « Merde à Vauban » proclamait Léo Ferré ; eh bien « merde » aux raisonnements binaires, aux jugements manichéens, aux idées toutes faites, médiatiquement répétées à l’infini, du moins à l’infini hexagonal, cette prison de l’esprit.

C’est cela qu’il faut vomir. Et le plus vite possible pour ne pas être empoisonné : ces discours clos, répétitifs, prévisibles  qui font que quelque soit l’individu qu’on a en face de soit, on sait d’avance ce qu’il va dire : « la laïcité ne supporte pas d’avoir d’adjectif, nia nia nia » ou « je ne dois pas savoir si mes élèves sont croyants ou athées car je dois les traiter de façon égale », (comme si la différence devait signifier l’inégalité[2] !) et autres fadaises. Ce par cœur qui sait ce qu’est la laïcité sans avoir à faire le moindre effort intellectuel, sans entreprendre une démarche de connaissance. Et ces pseudo débats pluralistes à partir de stéréotypes imposés (l’opposition universalisme républicain – particularisme démocratique, comme on opposait, hier, la France et la justice). Oui, refuser ces idées toutes faites qui traînent dans toutes les poubelles. Non, sereinement non : nous ne voulons pas mourir idiots. »

 

Voilà, j’espère que c’est clair. Ah, j’oubliais, retenez dans vos tablettes (si vous vivez en région parisienne ou si vous pouvez être à Paris ce jour là) la date du 5 février : de 14H30 à 18heures, il y aura un débat autour du livre, organisé par la revue Passages.

 

 

 

 

 

 

 



[1] Mais on a également le droit de faire une analyse critique de l’anticléricalisme, de ce qu’il donne quand il devient un populisme.

[2] Et ainsi, on contribue à faire que la différence signifie, en France, l’inégalité. La phrase d’E. Benbassa  citée en exergue est très significative.

11/01/2007

LE RAPPORT DE LA COMMISSION MACHELON: LAÏCITE ET "SYSTEMES DE RECONNAISSANCE"

Tout d’abord pour les internautes intéressés par ce qui a été déjà indiqué dans ce blog sur la recherche d’une certaine objectivité, je signale l’article que je viens de publier dans une revue (un peu savante, mais toujours intéressante) Les Archives de Sciences sociale des religions. L’article s’intitule « Les Archives ou l’éducation à la neutralité axiologique » et il est paru dans le n° 136, octobre-décembre 2006  (éditions de l’EHESS), consacré en partie au 50ème anniversaire de cette revue.

L’axiologie c’est ce qui touche aux valeurs morales et la neutralité axiologique, c’est le fait de se distancer de ses propres jugements de valeurs, de les suspendre pour pouvoir faire une analyse d’ordre scientifique. Cela s’apprend par un exercice régulier d’objectivation (il y a des méthodes pour cela) et par la connaissance, l’utilisation de théorisations sociologiques, de travaux historiques, juridiques, etc.

Bien sûr, il s’agit de suspendre et non pas d’abandonner. L’exercice de la citoyenneté suppose aussi d’avoir des jugements de valeurs. Mais qu’il y ait un moment autonome de l’analyse change bien des choses. Et pour moi une citoyenneté laïque doit consister précisément à pouvoir relier des analyses et des jugements de valeur, sans courcircuiter l’un par l’autre. C’est précisément ce que je cherche à faire dans ce blog, avec le style propre aux blogs, naturlich.

Comme il s’agit d’un n° où il y a des retours sur l’histoire de cette revue, je raconte comment j’ai fait connaissance avec les Archives et l’équipe de sociologues qui les publiait juste après Mai 68, à une époque où l’ambiance était plutôt à un engagement total pour faire la Révolution et comment et pourquoi, alors même que je partageais ce projet révolutionnaire, j’ai été convaincu de l’importance d’une démarche qui mette en œuvre cette fameuse neutralité axiologique.

Bon, voilà, pour celles et ceux que cela intéresse, c’est dit. Et on va le voir, ce n’est pas sans relation avec le sujet du jour.

Le sujet du jour est Laïcité et système de reconnaissance, première des quatre Notes que je vous ai annoncées sur quelques problèmes rencontrés par la laïcité aujourd’hui. C’est aussi une Note de rattrapage : la Commission Machelon a rendu son rapport le 20 septembre, et je voulais en parler beaucoup plus tôt, mais comme ce rapport n’était pas encore publié, il m’a paru plus urgent de parler un peu longuement de l’ouvrage (L’école face à l’obscurantisme religieux) qui publiait, de manière tendancieuse, le rapport Obin.

Maintenant le rapport Machelon vient d’être publié par la documentation française, sous le titre Les relations des cultes avec les pouvoirs publics. Donc c’est un moment opportun pour en parler d’autant plus que ce sera sans doute un des éléments du débat électoral.

Je rappelle brièvement le contexte : depuis 4 ans, se pose la question : faut-il modifier la loi de 1905 ? Lancé par un texte de la Fédération Protestante de France de décembre 2002, mettant l’accent sur des dysfonctionnements dans l’application de la loi dont elle était parmi les victimes, le débat s’est très vite élargi au problème des subventions publiques pour la construction de mosquées. I

l y a eu notamment, en 2005, la publication  d’un ouvrage, que je vous recommande, aux PUF, dirigé par Y – Ch. Zarka : Faut-il réviser la loi de 1905 ? Ce livre publie 4 points de vue différents : 2 contributions favorables à la révision écrites par René Rémond et Christian Delacampagne, et  2 contributions hostiles à la révision écrites par moi-même et Henri Pena-Ruiz.

En octobre 2005, Nicolas Sarkozy crée, en tant que Ministre de l’Intérieur chargé des cultes, cette Commission Machelon. Il y a, me semble-t-il dés le départ mélange d’un véritable problème et de soucis électoraux. Ceci dit, j’ai tout de suite écrit dans le Blog qu’il ne fallait pas faire de procès d’intention et qu’il faudrait juger la Commission à ses résultats. Le moment en est venu.

 

Globalement, le diagnostic que je peux faire est double : d’un côté la Commission a effectué un travail très sérieux, parfois de haute technicité et je suis sûr que chacun apprendra un certain nombre de choses en lisant le rapport ; de l’autre l’optique dominante de la Commission n’est pas la mienne, et l’enjeu citoyen est notamment le problème de la « reconnaissance » de certaines « activités religieuses » (selon les termes du rapport) préconisée par la majorité de la Commission.

On retrouve le double aspect de l’analyse qui est en général excellente et de l’axiologie, du système de valeur relié à cette analyse, et relié logiquement puisque le but consistait à émettre des propositions. Et c’est sur l’axiologie que je ne suis pas d’accord.

Cela ne signifie pas que toutes les propositions effectuées soient à rejeter. Il faut y regarder de près et trier dans les principales propositions  ce qui correspond à une actualisation effectuée dans un souci d’égalité des cultes sans opérer de remise en cause de la loi, ce qui parait plus problématique et ce qui, insidieusement, remettrait en cause un élément essentiel de la laïcité à la française.

 

Il est nécessaire cependant au préalable d’effectuer un rappel de la situation actuelle car celle ci ne repose pas, loin de là, sur la seule loi de 1905 (cf la Note du 2 janvier « Scoop, nous fêtons aujourd’hui… »). En effet, nous l’avons vu, la loi de séparation prévoyait de mettre gratuitement à disposition les édifices du cultes (églises, temples, synagogues,…) propriété publique et de transférer la propriété des autres édifices et biens cultuels aux associations crées pour l’exercice du culte l’année suivant la promulgation de la loi. A l’échéance (11 décembre 1906) il n’existait que quelques centaines d’associations catholiques, ‘dissidentes’ par rapport à leur hiérarchie car le pape avait non seulement désavoué la loi mais interdit aux catholiques de s’y conformer. On se trouvait devant un terrible dilemme : soit la messe devenait un « délit », soit il fallait renoncer à la séparation! A. Briand fit preuve d’inventivité et fit voter une nouvelle loi, le 2 janvier 1907, qui modifiait assez substantiellement la loi de 1905, pour « mettre l’Église catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (...) Elle sera dans la légalité malgré elle. ”.

 

Si certains biens (comme des Palais épiscopaux) devenaient propriété publique, l’exercice du culte (et la mise à disposition gratuite qui y était liée pour les anciens « cultes reconnus ») pouvait se faire désormais, outre les associations cultuelles loi de 1905, par des associations loi de 1901, ou même des ministres du culte occupant sans titre juridique. D’autres lois en 1907 et 1908 complétèrent le dispositif (au total la loi de 1905 a été modifiée de 9 à 13 reprises suivant les juristes). Par ailleurs, un accord négocié avec le Saint Siège en 1923-24 a permis la création d’ « associations diocésaines » présidées par l’évêque.

Cette situation complexe fait que la majorité des associations cultuelles loi de 1905 sont des associations protestantes (environ 2000) ; les catholiques bénéficiant des lois de 1907-1908 et de l’accord de 1923-24, les musulmans ayant en majorité choisi la formule prévue en 1907 d’associations loi de 1901.

Cette situation paradoxale (vu la différence quantitative entre religions) et très peu connue, est une des raisons qui explique la position de la FPF : elle estime représenter le groupement religieux qui se conforme à la loi de 1905 (le judaïsme s’en affranchit partiellement par le CRIF)… et en  pâtir. En effet, autre raison, depuis une dizaine d’années, l’application de la loi de 1905 est devenue, à plusieurs niveaux, tatillonne, voire plus, en tout cas contraire à l’esprit même de la loi dont Briand affirmait que, quand il y aurait un doute sur son application, c’était l’interprétation la plus libérale qui devait prévaloir.

La FPF, s’estimant victime de discrimination, a d’ailleurs déposé un dossier à la HALDE. Cette application a, par ailleurs, renforcé l’inégalité entre les cultes car le catholicisme a bénéficié d’un régime spécifique, suite notamment à un accord avec le Saint-Siège en novembre-décembre 2001, sous le gouvernement Jospin.

Ce rappel étant fait, venons en aux propositions de la Commission. Je propose de les classer en 3 catégories :

-         celles qui améliorent l’égalité des cultes sans toucher à la loi de 1905

-         celles qui rendent comptent de problèmes réels mais peuvent en créer d’autres

-         celles qui peuvent remettre en cause l’équilibre de la laïcité française

1 : Les propositions utiles.

La majorité des propositions faites peuvent être rangées dans cette catégorie. Personne n’en a parlé, précisément parce qu’elles ne soulèvent pas de problème. Elles n’en seraient pas moins fort utiles.En général, elles ne concernent pas directement la loi de 1905, mais une application qui soit ne s’est pas adaptée aux changements depuis un siècle, soit est maintenant abusive.Ainsi, la Commission propose que les préfets saisissent « le  juge administratif de manière systématique dans le cadre du déféré préfectoral » quant les maires refusent de prendre en compte « les demandent d’édification de lieux de culte dans le cadre de l’élaboration de leurs documents d’urbanisme. »

La Commission estime également que « pour dissuader les communes de faire un usage abusif de leur droit de préemption, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la matière cultuelle, il pourrait être envisagé de les obliger à contresigner les fonds nécessaires, chaque fois qu’elles exercent une telle prérogative. »

Autre proposition utile, face à une « insécurité juridique » provenant de changements dans la « tutelle administrative », la Commission préconise que « toute association puisse, si elle le souhaite, interroger l’administration sur sa capacité à bénéficier des avantages liés au statut d’association cultuelle. »

Dans cette catégorie, les propositions qui concernent la loi de 1905 n’induisent pas de changement de fond mais seulement de compléments techniques ou d’actualisation : ainsi un seuil de 5000 francs de 1905, prévu à l’article 22 de la loi, est-il devenu, par suite de toutes les dévaluations,… 8€. La réévaluation du plafond relève du simple bon sens.

Il y a aussi des propositions intéressantes sur la protection sociale des ministres du culte (cela est fidèle à l’esprit de la loi de 1905 qui s’était préoccupé de faire une sorte de plan social pour les ministres des ex-cultes reconnus, cf. Les Notes du Blog en 2005 sur les « Impensés du centenaire ») et sur la législation funéraire.

Par ailleurs, des modifications de la loi de 1901 sont actuellement automatiquement répercutées sur les associations loi de 1905, alors qu’elles sont parfois fort inappropriées et qu’elles peuvent en changer l’esprit. La Commission propose d’introduire, dans le titre 1er de la loi de 1901, une disposition qui enlève ce caractère d’automaticité.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à ce niveau, la Commission semble parfois avoir copié Briand sans le savoir. Par exemple, elle propose la possibilité « d’unions d’unions », non prévue par la loi de 1905 ; or dans la Commission chargée d’élaborer le Règlement d’administration publique précisant l’application de la loi de 1905 Briand avait explicitement indiqué qu’en ce qui concerne les « unions d’unions, on ne les empêchera pas dans la pratique».

2 : Les propositions problématiques.

Je les qualifie ainsi car elles cherchent à résoudre de réels problèmes d’inégalité entre les cultes, dues en général à des modifications de la situation depuis un siècle mais, ce faisant, elles risquent fort de créer de nouveaux problèmes. Ces propositions qui, elles, entraînent des compléments ou des modifications de la loi de 1905, concernent essentiellement deux domaines : l’objet des associations cultuelles et le problème du subventionnement de la construction de nouveaux édifices du culte.

Les associations loi de 1905 doivent avoir « exclusivement pour objet l’exercice d’un culte » (art. 19) et la FPF remarque que cela interdit des versements de fond à des « associations de bienfaisance » ou autres qui font pourtant partie (dit-elle) de l’activité religieuse des paroisses. Leur fonctionnement quotidien se trouve donc entravé. La FPF propose de remplacer l’exclusivement par « principalement ».

A juste titre, je crois, la Commission Machelon ne propose pas cela (risque de voir mêler des activités religieuses et des activités commerciales, par exemple)  elle prend cependant en compte le problème.

Un réel problème d’égalité des cultes se pose en effet car l’ « accord international » de décembre 2001 avec le Saint Siège permet à l’Eglise catholique d’échapper en partie à cette disposition. On voit bien là une évolution récente favorable au catholicisme et défavorable aux autres religions.

La Commission envisage donc une autre solution qui, a priori, pourrait paraître plus satisfaisante (ajouter aux associations cultuelles des associations de bienfaisance ou reconnues d’utilité publique),… sauf que cette solution peut constituer une étape vers « la création d’une forme particulière de reconnaissance d’utilité publique pour les activités religieuses », qui peut être envisagée de l’avis de la « majorité de la commission ». Cela me semble particulièrement dangereux (cf. le 3).

Je pense qu’il serait plus pertinent d’explorer une troisième voie et la Commission donne, à son insu semble-t-il, une piste. En effet elle indique pages 43-44 que cet « exclusivement cultuel » est interprété selon  une « acception traditionnelle et étroite de la notion de culte » qui le réduit à sa « célébration publique », au rituel. Mais page 38, quand elle parle du principe du non-subventionnement des associations cultuelles  (principe dont il sera question au point 3), elle écrit que « la jurisprudence a adoptée une interprétation large de la notion de « culte » au sens de l’article 2 en y incluant les activités religieuses en général, qui dépassent les seules activités rituelles de l’article 19 de la loi de 1905».

Et elle remarque que les associations « mêlant des activités rituelles et d’autres activités étroitement liées à l’exercice du culte » sont ainsi « doublement pénalisées ». Pourquoi alors, ne pas poursuivre dans cette voie et proposer une définition claire de la notion de culte (une et une seule), par exemple à mi chemin entre les 2 interprétations actuelles ?

J’écris « actuelles » car je ne pense pas, contrairement à la Commission, que  la loi de 1905 soit aussi large dans sa définition du culte dans l’article 2 et aussi restrictive dans l’article 19. S’il y a une différence, ce serait plutôt l’inverse. En effet, les laïques intransigeants ont accusé les députés d’avoir été de plus en plus libéraux au fur et à mesure des débats.

D’autre part, ce sont ces dix dernières années que l’on a effectué une interprétation aussi restrictive de l’article 2. La pratique était plus libérale et quand certains laïques intransigeants protestèrent en 1947 lors du gouvernement à direction socialiste de Paul Ramadier, le ministre de la jeunesse, le résistant Pierre Bourdan (UDSR), que quand un mouvement rend des services dans le domaine éducatif « peu importe qu’il soit teinté ou bien de politique ou bien de confessionnalisme », il peut recevoir des subventions.

La Commission Machelon attire également l’attention sur un autre problème important : la loi de 1905 met  gratuitement à la disposition des anciens « cultes reconnus » les édifices du culte propriété publique, permet leurs réparations sur fonds publics tout en énonçant le principe de non subvention des cultes ; cela est devenu, vu le changement de situation socioreligieuse, profondément inégalitaire.

La Commission propose d’autoriser une aide directe des collectivités publiques, sans plafond particulier, au financement des édifices du culte.

Comme l’écrit La Ligue de l’enseignement « le renvoi vers les collectivités territoriales de la responsabilité de gérer les adaptations de la loi de 1905 constitue un facteur de renforcement des inégalités et crée le risque d’émergence d’une laïcité à la carte gérée en fonction des opportunités politiques locales et des sympathies religieuses »[1]

Pour la Ligue « des solutions existent, évoquées par la Commission {elle-même}, comme le recours à des baux emphytéotique administratifs (…) ou la garantie d’emprunts. ».  Ces solutions peuvent être « améliorées, mieux encadrées, mieux assurées juridiquement. » Là encore, l’enjeu consiste à ne pas aller vers une « reconnaissance » feutrée de cultes, or la Commission est conduite par sa logique à mettre en cause l’article 2 de la loi de 1905 (cf. 3).

3 : Les propositions dangereuses.

La loi de 1905 comporte 44 articles dont beaucoup sont circonstanciels. Pas tous cependant, ainsi l’article 4  est celui qui a fait l’objet de débats les plus passionnés car, d’origine anglo-saxonne, il relativise l’universalisme abstrait dit républicain[2].

Ceci indiqué, les deux premiers articles de la loi donnent ces « Principes ». Ils en posent donc les fondements. L’article 1 engage la République à garantir la liberté de conscience et le libre exercice du culte ; l’article 2 indique  que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »,  hors « les dépenses relatives à des services d’aumônerie ».

Or la Commission, prend le problème du non-subventionnement comme levier pour affirmer que cet article 2 n’a pas de valeur constitutionnelle et, en particulier, que la « non-reconnaissance »ne constitue pas « une règle constitutionnelle ». Nous l’avons vu, la majorité de la Commission est favorable, à terme, à certaines formes de reconnaissance.

Or le principe de non-reconnaissance ne signifie pas du tout de méconnaître les religions ou ne n’avoir aucun rapport avec elles. Il s’agit d’un terme juridique, d’un terme technique qui consiste à refuser tout caractère officiel des religions.

D’abord par un tel principe, l’article 2 signifiait, comme l’indique la Commission, « l’abrogation des statuts des cultes reconnus selon le droit public existant alors pour y substituer un statut commun de droit privé ».

Mais, contrairement à la Commission, je ne pense pas que l’on puisse « s’en tenir aujourd’hui à cette signification historique ». La non-reconnaissance consiste actuellement à ne pas être dans le système de reconnaissance qui est celui de beaucoup de pays d’Europe, notamment des pays ayant un Concordat avec le Saint-Siège (Italie, Autriche,…) et qui subsiste en Alsace-Moselle (ministres des « cultes reconnus » catholiques, juifs, protestants payés par l’Etat, cours de religion à l’école publique, Concordat, la Commission propose d’étendre cela à une partie de l’islam, ce qui pérenniserait le système).

Or, la Commission pose des jalons pour un tel système. D’abord en affirmant que la non reconnaissance n’a pas la caractéristique d’une règle constitutionnelle, ensuite, en se déclarant en majorité qu’« à plus long terme (…) devrait être envisagée la création d’une forme particulière de reconnaissance d’utilité publique pour les activités religieuses. »

Le flou du vocabulaire (« les activités religieuses ») tranche avec la rigueur de termes dont la Commission fait preuve par ailleurs, mais ce n’est peut-être pas totalement par hasard !

Une partie de la Commission, en tout cas ses 2 membres alsaciens, sont favorables au système de reconnaissance et ils ont publié un ouvrage très savant à ce sujet[3], où là encore analyse objective de pays qui ont adopté ce système et choix citoyen se croisent. Ils souhaitent  une extension à la France entière d’un régime analogue à celui de l’Alsace Moselle.

Le système de reconnaissance est, nous disent-ils, un système à deux étages dont « l’objectif est de privilégier les religions dont les membres épousent les valeurs communément partagées ».

L’obsession passionnelle (et non la vigilance rationnelle contre ce qui peut porter atteinte à l’ordre public) contre les mouvements religieux qualifiés de « sectes » fait que beaucoup de gens, et des députés eux-mêmes » parlent de « religions reconnues » sans que des laïques, par ailleurs intransigeants, s’en émeuvent. On voit là que leur attachement à la laïcité est un cache-sexe pour dissimuler une religion civile (nous en reparlerons).

Donc le système de reconnaissance postule une certaine congruence de valeurs entre l’Etat et les religions reconnues. Au contraire, dans la séparation française,  la République « garantit le libre-exercice des cultes » sans se prononcer sur leur valeur (cela relève d’un option personnelle) : l’égalité entre les croyances et entre les ‘croyants’ et ‘non-croyants’ est ainsi mieux respectées.

Outre une divergence de fond, il y a de la naïveté dans le critère indiqué : en effet, la première religion reconnue est en Alsace-Moselle (et serait en France) le catholicisme. Or, peut-on dire que le catholicisme épouse les « valeurs communément partagées » quand, par exemple, il refuse l’accès de la prêtrise aux femmes et condamne la contraception ?

On risque fort avoir des religions qui par essence devraient être reconnues et d’autres qui, par essence, seraient considérées comme suspectes. Et l'égalité entre 'croyants' et 'incroyants' serait également menacée. La loi de 1905 est encore aujourd'hui le meilleur équilibre possible quant à la question des cultes. le problème est de se montrer aussi inventif qu'elle sur les nouveaux défis du XXIe siècle.


[1] Les idées en mouvement, n° 143, novembre 2006,18.

[2] Cf. mon ouvrage L’intégrisme républicain contre la laïcité, l’Aube, 2006.

[3] Etat et religions en Europe. Les systèmes de reconnaissance. Strasbourg, Institut du droit local alsacien-mosellan, 2004.

08/01/2007

La laïcite aujourd'hui

Le blog va présenter prochainement une série de 4 Notes donnant diverses approches sur les défis que doit relever aujourd'hui la laïcité:

- Laïcité et système de reconnaissance des cultes

(ce qui va permettre de parler du rapport Machelon)

- Laïcité et religion civile

(qui qui va permettre de donner une suite aux Notes sur la laïcité et les Lumières)

- Une laïcité "hérétique"?

-Laïcité et multiculturalisme

Bonne navigation

A très bientôt.

13:51 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (8)

02/01/2007

SCOOP : NOUS FÊTONS AUJOURD’HUI LE CENTENAIRE DE LA SEPARATION

Eh oui, vous avez cru fêter le centenaire de la séparation (française) des Eglises et de l’Etat le 9 décembre 2005. Erreur. Erreur dont j’ai été moi-même complice en organisant (avec d’autres) ce jour là une manifestation au Sénat pour rendre publique la Déclaration universelle sur la laïcité (que vous pouvez trouver sur ce blog dans la rubrique "Monde et laïcité"). En fait, c’est aujourd’hui 2 janvier 2007 que nous devons fêter ce centenaire. Et voici pourquoi…

 

Stop, maintenant que je vous ai appâté(j’espère), une page de publicité (comme à TF1 !!!) , ou plutôt le point sur le blog, après un peu plus de 2 ans d’existence (puisqu’il a été créé le 20 décembre 2004).

En 2005, le blog a reçu 38691 visites, le maximum étant atteint en décembre avec 7255 visites (logique puisque tout le monde a cru que c’était le mois du centenaire). On ne peut pas savoir le nombre global de visiteurs dans l’année car, contrairement aux visites, ce nombre n’est pas cumulable puisque le bloc a manifestement ses habitués. Mais la comparaison du nombre de visiteurs et du nombre de visites fait qu’on peut dire que la moyenne de fréquence mensuelle est entre 1,3 et 1,8.

En 2006, le blog a reçu 62642 visites. Le record étant le mois d’avril avec 8117 visites. C’est le mois où ont été publié, en 3 Notes successives, d’importants extraits du Rapport de l’International Crisis Group sur l’islam en France. Si vous avez manqué ces Notes, vous pouvez les retrouver facilement grâce aux Archives, à droite en bas de votre écran (ou alors lire ces extraits mélangés à mes analyses persos sur islam et politique en France dans mon livre : L’intégrisme républicain contre la laïcité, l’Aube. Je vous avais prévenu qu’il y avait de la pub !). Effectivement, c‘est une des plus belles réalisations du blog : j’ai même eu des journalistes qui m’en ont remercié !

Le blog s’essoufflait un peu quand j’ai lancé sa nouvelle formule, elle a réussi : on est passé de 3923 visites en septembre à 5613 en octobre, 6250 en novembre, 7128 en décembre (à les mois de 31 jours, j’adore !) avec, pour ce dernier mois 4718 visiteurs (visiteuses) différent(e)s. Voila, je ne vous ennuierai plus avant longtemps, avec de tels chiffres.

 

Passons maintenant au centenaire de la séparation. Pourquoi je prétends qu’il s’agit d’aujourd’hui, 2 janvier 2007 ?

Je précise tout de suite aux flics et grands Inquisiteurs de la laïcité (il y en a malheureusement, et pas qu’un peu !), qu’il y a un certain humour dans mon propos et donc que tout flicage habituel style : « Ah vous voyez, ce Baubérot, c’est un faux laïque, un traître à la laïcité, un méchant qui veut abolir la loi de 1905. » montrera seulement leur aspect primaire, que ce serait injurier l’homme de Neandertal de le comparer à eux! Mais je précise aussi que cet humour veut attirer l’attention sur quelque chose de sérieux. Cependant, seuls celles et ceux qui sont assez intelligents pour mettre leurs préjugés idéologiques au vestiaire pourront le comprendre. Les autres peuvent retourner à leurs catéchismes divers.

Pourquoi mon propos est-il sérieux ?

Parce qu’après tout la séparation de 1905 était la deuxième tentative du genre ; la première ayant eu lieu en 1795. La séparation de 1795 a échoué puisqu’elle a été abolie, non en 1801 comme on le prétend souvent (année de la signature du Concordat entre Bonaparte et le pape) mais en 1802, au moment de la ratification de ce Concordat (avec les Articles Organiques qui officialisaient le pluralisme religieux) par le Corps législatif.

Que disait la loi de séparation de 1905 ? Qu’un an après la promulgation de la loi, les édifices du culte, propriété publique seront attribués aux associations cultuelles qui se seront formées pour l’exercice du culte. L’échéance est le 11 décembre 1906.

Or qu’arrive-t-il ? Le 11 décembre 1906, à part quelques associations dissidentes, il n’y a aucune association cultuelle catholique qui se soit formée pour l’exercice du culte catholique.

Seules se sont formées des associations cultuelles protestantes et juives.

Grave !

De deux choses l’une, ou on passe outre, et c’est l’échec de la séparation. Ou on applique la loi et, désormais, l’exercice du culte catholique (sauf dans les quelques centaines des 36000 communes avec une ou plusieurs églises, où existe une association catholique dissidente) devient interdit : c’est la séparation « persécutrice », avec l’instauration du « délit de messe ».

Vous voyez, en 1905, la messe de minuit, la messe de Noël, interdite sur la quasi-totalité du territoire de la France!

C’est de toute façon aussi l’échec de la séparation, car c’est une situation intenable.

Comment en est-on arrivé là, à ce dilemme impossible ? A cette situation incroyable, que l’on veut absolument aujourd’hui chasser de la mémoire nationale et dont il n’a pratiquement pas été question dans la commémoration du centenaire?

C’est le rôle de votre blog favori de vous raconter ce que l’on vous cache pour des raisons idéologiques,

Que l’on vous cache aussi bien du côté des laïques que de l’Eglise catholique d’ailleurs, du moins dans la majorité des cas.

Pour savoir ce qui s’est passé, il faut revenir aux événements de l’année 1906. Par plusieurs Notes, je vous les ai racontés, en tout cas jusqu’à l’été 1906 (cf la rubrique : « Les nouveaux Impensés du centenaire »). Mais comme je suis bon prince (Ah Ah, diront certains, vous voyez, il avoue qu’il n’est pas un bon républicain ; hors de France, ce Baubérot de malheur !), je vais vous résumer la chose :

 

Résumé des chapitres précédents:

Briand avait  pourtant affirmé le jour du vote final :“ La réforme ainsi faite [sera] d’une application facile. ” Les événements de l’année 1906 lui donnent tort. Si de grands laïcs catholiques, certains cardinaux et évêques paraissent bien disposés, d’anciens congréganistes, la presse catholique et le peuple catholique de l’Ouest estiment que le libéralisme de la nouvelle loi constitue un leurre : son application sera “ persécutrice ”. En effet, on avait prétendu en 1901 que l’autorisation des congrégations serait la règle, ensuite elle fut systématiquement refusée. Il faut donc résister. La querelle éclate sur une mesure transitoire prise à la demande de députés catholiques : l’inventaire des biens, effectué conjointement par les deux parties pour éviter tout vol (art. 3), est considéré par certains comme un viol d’objets sacrés et des affrontements ont lieu[1], notamment là où la résistance à la Constitution civile du clergé avait été la plus vive[2]. On déplore un mort en mars 1906. Entre-temps (février), Pie X a vigoureusement condamné le principe de la loi, qui dénonce unilatéralement le Concordat.

La crise entraîne la formation d’un nouveau cabinet dont le ministre de l’Intérieur, Clemenceau, a une réputation de laïque intransigeant. Il indique pourtant aux préfets de n’opérer l’inventaire que lorsqu’il “ pourra s’accomplir sans conflit ”. Cet apaisement favorise la victoire du “ Bloc des gauches ” aux élections de mai 1906 : la séparation est donc validée par le suffrage (dit) universel (en fait masculin).

Usant des libertés nouvelles permises par la loi de séparation, le pape nomme 14 nouveaux évêques “ nés pour la guerre ”. Cependant, Mgr Chapon, évêque de Nice, agit pour l’application de la loi. Fin mai, l’épiscopat se réunit. Après avoir condamné le principe de la loi (72/2), les évêques pensent, malgré les pressions de Rome, “ possible d’instituer des associations cultuelles à la fois canoniques et légales ” (48/26) et approuvent un projet de statut présenté par Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon (59/17). On peut alors penser que le processus d’application de la loi va se mettre en marche. Sauf que, le vote des évêques est secret et que le pape doit se prononcer.

Je vous avais laissé là, avec ma Note du 30 juillet 2006. Et comme ensuite j’ai eu d’autres sujets à traiter, puis j’ai changé (un peu) la formule du blog, je ne vous en ai plus reparlé. Et vous êtes quand même parvenu à dormir normalement ! Là, je dois vous l’avouer, vous m’avez bien déçus !

Mais comme je suis très bon prince (et récidiviste !), je vais vous raconter la suite :

 

Le Vatican estime que son prestige international est mis à mal et il craint une contagion de l’exemple français en Espagne, Portugal et Amérique latine. La résistance face aux inventaires fait espérer à Pie X un sursaut du “ peuple catholique ”. Une franche “ persécution ” lui semble donc préférable à des “ accommodements trompeurs ”, aux “ misérables avantages matériels de la loi de séparation ”. L’heure est à la résistance contre “ toutes les forces du mal ”, les ennemis extérieurs (“ la maçonnerie internationale ”), les adversaires internes (le modernisme théologique et la démocratie chrétienne)[1]. L’encyclique Gravissimo Officii (10 août 1906) donne l’ordre aux catholiques de ne pas se conformer à la loi. Deux mouvements entendent organiser malgré tout des associations cultuelles catholiques. L’un ne craint pas le schisme, l’autre veut rester dogmatiquement soumis à Rome et “ sauver les biens des églises malgré l’attitude du pape ”[2]. Après avoir eu la velléité de soutenir ce mouvement, Briand y renonce rapidement et imagine d’autoriser l’exercice du culte catholique sans association cultuelle, au bénéfice de la loi de 1881 sur les réunions publiques qui ne demande qu’une simple déclaration préalable. Pie X ordonne alors, par l’intermédiaire de Mgr Richard, archevêque de Paris, de “ s’abstenir de toute déclaration ”.

Et c’est ainsi qu’à l’échéance du 11 décembre 1906 rien n’est réglé et la loi n’est pas appliquée en ce qui concerne « la religion de la grande majorité des Français » (c’est ainsi que le Concordat qualifiait le catholicisme). Des contraventions sont dressées alors pour « délits de messe ». Va-t-on entamer des poursuites judiciaires ? Va-t-on condamner des prêtresà l’amende ? Comme le pape leur dira de ne rien payer, va-t-on emprisonner les prêtres ?

Briand va, une nouvelle fois, faire preuve d’inventivité, ce qui va sauver la situation.

D’un côté, il fait preuve de fermeté : puisqu’il n’y a pas d’association cultuelle catholique qui puisse en recevoir la propriété, l’Eglise catholique ne peut devenir propriétaire des biens qui lui seraient revenus si elle avait appliqué la loi.

Les évêques quittent alors leurs Palais épiscopaux. Des catholiques les accompagnent mais cela ne provoque pas des affrontements, contrairement aux inventaires. Le sang ne va pas couler, en tout cas pour cette première phase. Mais, analogie avec les inventaires, des catholiques interprètent alors la loi en terme de « spoliation », alors que si la loi avait été appliquée, la dite « spoliation » n’aurait pas eu lieu. Ceci dit, tout se passe à peu près dans le calme. D’ailleurs, conciliant au sein même de sa fermeté, Briand a enlevé les grands séminaires (où se forment les prêtres) de la liste des établissements à évacuer.

Les 42000 prêtres en exercice devront louer les presbytères où ils habitent et qui devaient soit devenir propriété des associations cultuelles, soit leur être dévolus gratuitement pendant 5 ans quand il s’agissait de propriétés communales. Cela sera un problème de l’année 1907, même des communes feront en sorte que le loyer soit modique (mais d’autres pas).

Cependant Briand est déjà dénoncé (par Combes notamment) comme un laïque laxiste.

Le grand problème reste les églises et les officies religieux qui s’y font. Briand (et Clemenceau) font arrêter les poursuites pour « délit de messe ». Noël va pouvoir être fêté sans problème. Mais c’est seulement parer au plus pressé. Il faut trouver une solution.

Briand prépare à la hâte une nouvelle loi. Cette loi confirme d’abord que les biens des établissements ecclésiastiques non réclamés sont attribués (conformément à l’article 9 de la loi de 1905) aux « établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance ». Mais, fait nouveau par rapport à la loi de 1905, il prévoit que l’exercice d’un culte peut être assuré sans association cultuelle par des associations loi de 1901, par des réunions du type de la loi de 1881 ou, même à défaut de tout cela « les édifices affectés à l’exercice du culte (…) continueront(…) à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ».

Le clergé catholique demeurera, dans les églises, “ occupant sans titre juridique ”, situation très inhabituelle. Briand donne l’objectif de cette loi promulguée le 2 janvier 1907 (il y a donc 100 ans aujourd’hui) : « (L’Eglise catholique)a violé la loi (…) Aujourd’hui, l’ayant fait constater dans tout le pays, nous vous disons pas de représailles, ni de violence, ni de brutalité inutiles ; nous venons vous demander de faire une législation telle que, quoi que fasse Rome, il lui soit impossible de sortir de la légalité » (Chambre des députés, 21 décembre 1906).

La loi « que nous vous demandons de voter aura pour effet de mettre l’Église catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (...) Elle sera dans la légalité malgré elle. ” (Sénat, 28 décembre 1906)

Que l’on me cite une autre loi adoptée pour éviter à un groupe, à une religion d’être dans l’illégalité alors qu’elle s’y met elle-même en ne se conformant pas aux lois existantes.

Voila comment le gouvernement de la République a réussi la séparation des Eglises et de l’Etat, grâce à la loi du 2 janvier 2007, cette loi méconnue et pourtant capitale. Voila ce que l’on veut oublier au moment même où l’on parle à tort et à travers du « devoir de mémoire ». Cela montre bien que l’on est dans l’instrumentalisation idéologique complète : il y a des obligations de mémoire et d’autres où l’oubli est également obligatoire, au mépris de toute démarche de connaissance.

Il faut savoir, en outre, que l’attitude du gouvernement a découragé les tentatives de catholicisme républicain et légaliste (qui se serait conformé à la loi de 1905). Il se produisit, cependant, quelques cas révélateurs. Ainsi, à Saint-les-Fressin et Torcy (Pas-de-Calais), une association cultuelle est créée par le desservant. L’évêque d’Arras estime qu’en observant la loi le prêtre désobéit à Rome. Il nomme un autre desservant qui ne crée pas d’association cultuelle. Vu l’article 4 de la loi de 1905, le Conseil d’État attribue les églises à ce nouveau desservant. L’aspect pacificateur de la séparation aboutit à ce paradoxe : au nom de la loi de 1905, la République donne raison aux prêtres qui refusent d’appliquer cette loi, contre ceux qui voudraient s’y conformer.

La France et le Saint-Siège renoueront des liens diplomatiques en 1921 et des négociations s’engageront. On aboutira à la formule d’associations diocésaines, administrées par un conseil de cinq membres élus sur une liste de huit candidats choisis par l’évêque, président de droit de l’association. Le Conseil d’État estimera le projet conforme à la législation française (décembre 1923), et Pie XI, en janvier 1924, publiera une encyclique acceptant les “ diocésaines ”.


[1] Cf. M. Larkin, L'Eglise et L'Etat en France, 1905, la crise de la séparation, Privat, 2004,, 213-217, 229.

[2] J.-P. Chantin, Les cultuelles des catholiques contre Rome ?, in J.-P. Chantin - D. Moulinet, op. cit., 113.



[1] De façon fine, J. Grévy analyse la résistance aux inventaires comme « une cérémonie expiatoire » (Le cléricalisme, voila l’ennemi ! Un siècle de guerre de religion en France, Armand Colin, 205, 199-206).

[2] P. Cabanel, La révolte des inventaires, in J.-P. Chantin - D. Moulinet (éd.), La séparation de 1905, Éd. de l’Atelier, 2005, 102.