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27/02/2007

UNE AUTRE CHARTE DE LA LAÏCITE

Vous etes gâtés, cher(e)s internautes: deux Notes cette semaine: la suite du commentaire sur la Charte, et  surtout l'annonce d'une autre Charte, beaucoup interesssante et UTILEProposée par  les CEMEAS, les FRANCAS, et la LIGUE DE L'ENSEIGNEMENT:                    

CHARTE DU SITE LAICITE A USAGE DES EDUCATEURS

Associations d’éducation populaire, complémentaires du service public d’éducation, les Ceméa, les Francas et la Ligue de l’enseignement souhaitent, en créant ce site, aider l’ensemble des éducateurs à mettre en œuvre, dans l’école comme dans la cité, une laïcité qui apprenne à vivre ensemble, au sein de la République, dans le respect réciproque des personnes quelles que soient les convictions philosophiques, religieuses ou politiques de chacun, tout en favorisant l’appropriation des valeurs collectives sur lesquelles se construit un destin commun.

Aujourd’hui la laïcité, telle qu’elle s’est progressivement construite dans notre pays, est confrontée à des revendications de toute nature devant lesquelles les éducateurs, parents, personnels de l’Education Nationale, formateurs, animateurs ou travailleurs sociaux se sentent parfois démunis. Pour y remédier, ce site, dont le contenu évoluera en fonction de leurs réactions et de l’actualité, donne sur diverses questions des informations sur les aspects juridiques, législatifs ou réglementaires, mais aussi des prises de position diverses et argumentées ainsi que des témoignages et des relations d’expériences. Dans un proche avenir, il traitera de la question des rapports entre l’enseignement public et l’enseignement privé et des situations diverses dans les autres pays européens.

Conçu dans un esprit laïque, c’est-à-dire serein et dépassionné, mettant à l’écart les préjugés, les idées toutes faites ou les stigmatisations, et évitant le « prêt à penser » ou l’affirmation de certitudes non fondées, il veut permettre aux éducateurs d’apporter des solutions appropriées, conformes aux valeurs républicaines, par une démarche individuelle, rationnelle et critique et par l’action collective.

Le parti pris a été de traiter des questions concrètes que se posent les éducateurs. A chaque question correspond une brève réponse et une invitation à approfondir la réflexion par la consultation de divers documents.

La réponse expose d’abord, en quelques lignes, la problématique de la question, en particulier elle identifie le contexte dans lequel elle se pose avec une mise en perspective historique et culturelle et précise les conditions d’application selon les lieux ou les publics auxquels elle s’adresse. Elle rappelle les principes en jeu et présente sommairement le cadre juridique. Elle développe brièvement les principales positions exprimées sur la base d’approches philosophiques ou de mentalités différentes, en indiquant leurs auteurs (universitaires ou chercheurs, personnalités religieuses ou politiques, responsables d’organisations laïques …) tout en précisant qu’au regard des principes laïques, « tout ne se vaut pas et tout n’est pas égal » et en donnant éventuellement la position de nos trois organisations. Pour terminer, la réponse invite à poursuivre la réflexion en consultant, en tant que de besoin, des documents, sous forme de PDF, sur le cadre juridique, les diverses prises de position argumentées et les témoignages ou les relations d’expériences sur les problèmes posés. Par ailleurs, une bibliographie et l’adresse d’autres sites pouvant être consultés seront proposées.

L’ensemble des réponses aidera les éducateurs à mieux appréhender les situations auxquelles ils sont confrontés, en leur permettant de prendre en compte les dimensions psychologiques, les traditions culturelles, les situations sociales et les discriminations vécues par les jeunes.

Les réponses chercheront ainsi à faciliter leurs démarches pédagogiques afin d’aider les élèves, les étudiants et les jeunes en général, à faire la distinction dans les problèmes posés entre ce qui relève :

-         de leurs convictions philosophiques, religieuses ou politiques personnelles qui doivent être respectées pour que soit garantie la liberté de conscience. Ces convictions relèvent de choix individuels sur la base d’une éthique, d’un acte de foi, d’une expérience personnelle ou d’affinités collectives enracinés dans leurs contextes sociétaux. Elles permettent de donner un sens à leur vie et favorisent des engagements qui peuvent être confrontés à d’autres engagements. Elles ne peuvent être ni contraintes, ni interdites, sous réserve qu'elles respectent les principes démocratiques, les libertés fondamentales et les lois de la République, ainsi que l'égalité en droit et en dignité des êtres humains. Chacun, à tout moment, a le droit et la liberté de changer de convictions ou de modifier leurs expressions.

-          de l'état des connaissances scientifiques et des savoirs actualisés qui doivent faire l’objet d’un apprentissage et d’une acquisition par tous pour que la question posée soit traitée de façon rationnelle et critique. Ces savoirs ne peuvent être contestés au nom de considérations philosophiques, religieuses ou politiques car ils sont le résultat du travail de la communauté scientifique, à partir de règles explicites dans un domaine de validité clairement établi et donc partageables par tous au sein d’une même société. La réponse précisera qu’ils ne sont pas des dogmes, comportant des risques de dérives scientistes, mais qu’ils font l’objet, au contraire, d’une recherche permanente et de travaux scientifiques pouvant éventuellement conduire à leur approfondissement, voire leur remise en cause sur la base de nouvelles découvertes.

-          du cadre juridique, défini par des lois, des règlements, des textes et des conventions internationales ou la jurisprudence, qui doit être connu et appliqué. Il sera précisé, qu’en démocratie, tout droit établi par la Représentation nationale, fait naturellement l’objet d’interprétations, qu’il peut être contesté mais qu’il doit être appliqué tant qu’il n’a pas démocratiquement été modifié, sachant que son application exige un jugement personnel nécessaire qui implique la responsabilité de chacun.

Si, en raison des statuts particuliers en Alsace et en Moselle, en Guyane ou dans les Collectivités d’Outre Mer, des dispositions juridiques spécifiques existent, la réponse à la question le précisera.

Enfin, si, pour une question précise, il n’existe pas de dispositions juridiques spécifiques, la réponse proposera des attitudes où les règles s’apprécient et se justifient par la recherche de l’intérêt général. Elles sont alors le résultat d’un débat démocratique et ne sauraient être imposées, ni au nom de principes présentés comme universels, ni sous la pression des groupes religieux ou politiques.

L’ensemble du site montrera que ces dimensions ne sont ni antinomiques ni même sans interrelations, mais que leur confusion doit être évitée afin de pouvoir vivre ensemble dans une même société. Il indiquera, qu’en démocratie, il est nécessaire que soient articulés intelligemment des mesures juridiques, des dispositions politiques et des liens sociaux afin de permettre à chaque personne que soit respectée son identité et de garantir l’expression de la diversité tout en assurant un sentiment commun d’appartenance susceptible de construire un destin partagé.

Plus généralement, par les documents auxquels il donnera accès, le site cherchera à inscrire les réponses aux problèmes qui se posent dans le cadre d’une République garante de l’intérêt général et donc indépendante de toutes les options spirituelles et des intérêts particuliers. Il mettra en évidence que l’approche laïque concerne l’ensemble des interventions de tous ceux qui veulent imposer leurs opinions ou des comportements à partir de leur approche spécifique, qu’il s’agisse de leurs options philosophiques, religieuses ou politiques, de leur expertise autoproclamée, ou pour promouvoir des intérêts économiques à caractère marchand. Il mettra en évidence que la laïcité n’est pas une option spirituelle particulière, mais la condition d’existence de toutes. Elle est une éthique du débat démocratique, seul moyen de préserver la paix civile par une construction permanente de l’indispensable solidarité dans le respect et l’égalité en droit et en dignité de chacun. Le site montrera donc que la mise en œuvre de ses principes est indispensable pour protéger les personnes de tous les asservissements en favorisant leur émancipation individuelle par l’accès le plus large aux connaissances, tout en garantissant l’expression de la pluralité des cultures et des convictions.

26/02/2007

POURQUOI LA LAÏCITE A CHANGE

Nous avons vu que le rapport sur la Charte de la laïcité estimait nécessaire de refaire l’histoire, et la faisait de façon soit fausse, soit tronquée. Cette reconstruction historique conduit à supprimer la tension constitutive de la laïcité entre citoyenneté indépendante de l’appartenance religieuse et respect du pluralisme (Note du 9 février). Cela aboutit également à croire que la laïcité n’existe qu’en France où que dans quelques rares pays qui, à certaines périodes de leur histoire, auraient imité la France. Cette vision a été réfutée en s’affrontant  aux arguments très souvent présentés pour soutenir cette thèse : l’origine du terme et l’impossibilité (dit-on) de le traduire en anglais (17 février).

Venons en au fond de l’affaire : en substance le rapport et la Charte estiment que la laïcité n’est pas assez respectée dans les institutions. La loi du 15 Mars 2004 s’est occupée de l’école, d’une façon que l’on prétend maintenant insuffisante (cf. les Notes sur le rapport Obin). La Charte a notamment l’hôpital dans le collimateur ; et de façon plus générale la médecine : « la laïcité c’est (notamment) : on ne choisit pas le sexe de son médecin », vient de déclarer un homme politique. Mais le rapport de la Charte fonctionne beaucoup par allusions et connivences, avec pas mal de non-dit. Tout cela fondé sur ce qui serait des évidences.  L’une d’entre elles me parait nette : la stabilité, l’immobilité des institutions de socialisation. L’hôpital, par exemple, serait aujourd’hui ce qu’il était hier. On ne veut pas percevoir que le rapport soignant-soigné a fondamentalement changé. Et du coup, on s’indigne  du comportement de certain patients et  patientes (en fait, musulmans) qui auraient des revendications dites religieuses contraires au principe de laïcité.

Et si, au contraire, ce qui se passait aujourd’hui n’était que le résultat (à analyser et qui pose de nouveaux défis), à un moment donné, d’un processus de laïcité, d’une laïcité en mouvement, qui ne laisse pas indemne hier les institutions religieuses, aujourd’hui d’autres institutions de socialisation (école, médecine, etc) ?

Et si nous avions là le résultat actuel (temporaire, car le mouvement continue. Un rééquilibrage n’est pas exclut ; mais encore faut-il comprendre la situation et éviter les boucs émissaires) de la contestation des laïcs contre les clercs (avec le double aspect : les clercs sont nécessaires ; ils ne doivent pas être considérés comme infaillibles ; on doit garder un esprit critique à leur égard) ?

Et si les rapports de musulmanes/musulmans (puisque  c’est eux dont il s’agit à l’arrière fond) aux institutions n’étaient que le miroir grossissant du rapport plus général des individus aux institutions ?

Toutes ces questions, on ne se les pose même pas. Elles sont pourtant fondamentales pour éviter de prendre l’effet pour la cause et affronter lucidement les défis actuels.

Partons de ce que nous avons vu avec la dernière Note : le terme de laïcité et ses corollaires proviennent d’un glissement de sens. Au départ, il s’agit du « laïc » face au clerc (religieux). L’institution religieuse (et le catholicisme est typique de cela) repose (avant la laïcisation) sur trois piliers : d’abord l’aspect socialement désirable du but, de l’objectif qu’elle propose/ impose : obtenir le salut ; ensuite le monopole de légitimité pour atteindre cet objectif (« Hors de l’Eglise pas de salut ») ; enfin le rôle indispensable, médiateur du clerc (on a besoin du prêtre pour recevoir les sacrements de l’Eglise qui permettre d’obtenir le salut).

Analogiquement (car bien sûr, dans ce transfert, il y a une perte de sacralité), les institutions séculières de socialisation ont fonctionné de la même manière. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que les néo-républicains parlent de l’école comme un « sanctuaire » (donc un lieu où on doit avoir une attitude religieuse) ou disent « à la mosquée on enlève ses souliers, à l’école on enlève son foulard ».

Il se produit, au XIXe siècle, un chassé croisé : début du déclin de l’institution religieuse, montée en puissance d’institutions séculières de socialisation. Le salut religieux devient alors (là encore de façon analogique, ce qui signifie ressemblances et différences) la connaissance ou la santé (d’ailleurs les 2 termes « salut » et « santé » ont la même origine).

Il devient (dans la société du XIXe siècle et du début du XXe) plus indispensable d’auparavant de chercher à acquérir de la connaissance, du savoir ou d’être en bonne santé. L’école et la médecine ont tendance à monopoliser les moyens légitimes pour parvenir à ce but : dans la société traditionnelle, le savoir était beaucoup plus l’objet d’une transmission orale, ou d’une sorte d’expérience initiatique comme le compagnonnage ; concentrer la transmission du savoir dans une institution ; rendre l’instruction obligatoire a été tout un problème, une longue histoire. De même, c’est la loi qui, avec « l’exercice illégal de la médecine » a donné à cette institution un monopole légitime dans la recherche de la santé et les gens ont toujours tenté d’utiliser d’autres moyens.

Il y a donc eu peu à peu de nouveaux clercs : des hussards noirs » à la « République des universitaires », cela est clair pour l’école. Mais que l’on pense à la figure du « médecin de campagne » au XIXe, ce savant moral qui avait la Science et, tout à la poursuite de son objectif sacré, la santé, ne faisait pas payé les « pauvres ». Que l’on pense à la critique de Jules Romains dans « Knock » : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Cela se veut humoristique, mais l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parodie très officiellement Jules Romains sans le savoir (et très sérieusement !) en définissant la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». Ainsi définie, la santé devient aussi religieuse que le salut, aussi inaccessible sur terre : qui peut se vanter d’être dans cet état de complet bien-être ? Idéalement avec soins + prévention : le pouvoir du médecin devrait être total. Il faut se comporter de telle manière dans les différents actes de la vie quotidienne pour approcher au maximum cet idéal jamais atteint de bonne santé.

Dans la lutte cléricalisme –anticléricalisme, schématiquement, le cléricalisme veut la soumission du laïc, l’anticléricalisme son émancipation à l’égard de la religion. Mais globalement, les sociologues en sont d’accord, est arrivée une troisième voie : l’individualisation de la religion. Le laïc, l’être humain ordinaire, continue d’avoir certaines croyances (les grandes enquêtes internationales le montrent, y compris en Europe le continent le plus « sécularisé »), mais il tend à s’affranchir de la domination du clerc : l’Italie est à la fois un pays où une forte proportion de gens vont régulièrement à la messe, et un pays à très basse natalité, ce qui signifie que les gens utilisent non moins régulièrement des produits contraceptifs, malgré l’interdiction officielle de l’Eglise catholique.

Et, pour ce qui concerne l’Europe toutes les enquêtes sociologiques montrent que cette individualisation du croire est également très perceptible chez les musulmans.

Qu’est-ce que cela signifie ? l’Individualisation de la religion, induite par le processus de laïcisation à l’œuvre dans toutes les sociétés modernes, signifie, dans une 1ere approche, le passage d’un système de normes à un système de ressources (cf  James Beckford, Social Theory and Religion, Cambridge University Press, 2003).

Mais  l’historien insistera sur le fait que  c’était déjà la polarité « laïque » (au sens du laïc face au clerc) de la religion, non seulement la religion populaire, qui avait ses propres saints (pas forcément reconnus par Rome, ses fontaines miraculeuses, etc ; bref tout ce que les clercs considéraitent comme « superstition ») mais aussi la religion bourgeoise (cf les travaux d’Emile Poulat qui montre qu’elle s’est opposée à ce qu’il appelle « l’intransigeantisme catholique), la religion des militaires face à la déclaration de réserve des Eglises sur la guerre (la guerre juste ou pas juste, etc) : bref tendanciellement le laïc, l’être humain ordinaire qui n’est pas un « virtuose religieux » (au sens de M. Weber ; certains laïcs peuvent l’être et quand on attaquait le « cléricalisme » en France, sous le Second Empire, on  visait au 1er chef Louis Veuillet, journaliste catholique laïc,directeur de l’Univers) veut se servir de la religion comme ressource et/ou « secours ». Il veut pouvoir se servir de la religion (et à sa manière) quand il en a besoin, et pas à d’autres moments. Bref sa religiosité est intermittente, et n’a pas forcément le même contenu que celle des clercs.

Mais l’autre polarité est la polarité ‘cléricale’, la religion comme faisant système  au niveau conception du monde, système de sens (et le sens ne peut jamais être purement individuel, car les être humains et sont en interaction et sont dans des cadres communs, résultats d’interactions inégalitaires et ayant eu lieu à différentes strates historiques, si bien que chaque interaction s’effectue dans le contexte d’un cadre commun déjà établi) et normes de vie référentielles (référence idéale car ok, les être humains sont « pécheurs » ; mais Durkheim a montré que l’idéal fait partie du « réel »). Et en fait, c’est cette polarité « cléricale » que l’on cherchait à sauvegarder (notamment) dans le « combat des deux France ». Mais en fait, la contestation anticléricale existe partout et depuis longtemps : l’Université libre de Bruxelles (haut lieu de la pensée laïque) a pu organiser un colloque sur « L’anticléricalisme du Moyen-Age à nos jours » et mon laboratoire (le GSRL) un autre sur « L’anticléricalisme en Chine) (paru dans Extrême Orient-Extrême Occident, n° 24, 2002, Presses Universitaires de Vincennes)  

Dans cette polarité « laïque », la religion est un univers éclaté de représentations et de pratiques où chacun peut puiser (à certains moments de sa vie) des ressources symboliques, sociales, culturelles, anthropologiques, idéologiques –autant de termes qui ne se juxtaposent pas les uns les autres et qui ont des interférences entre eux)

Le processus de laïcisation est donc schématiquement passage de la dominante de la polarité cléricale à la dominante de la polarité laïque (et là on peut relier les 2 sens du terme de laïc/laïque). Mais il ne s’arrête pas au cléricalisme religieux.

IL ATTEINT MAINTENANT AUSSI LES INSTITUTIONS SECULIERES, cela à cause d'un paradoxe de ce processus. Quel est ce paradoxe? Pourquoi a-t-il pu être longtemps résolu et ne peut-il plus l'être aujourd'hui (du moins de la même manière). Comment s'effectue ce nouveau stade de laïcisation? Qu'elles en sont les conséquences? Et pourquoi la dite Charte n'affronte pas ces problèmes?

Rendez-vous la semaine prochaine

17/02/2007

La laïcité, the Secular State, etc... Petite explication de texte.

Nous avons vu (cf Note du 10 février) que le rapport projetant une Charte de la laïcité fait:

1)      comme s’il n’avait pas existé de pays comportant une séparation de la religion et de l’Etat avant la loi française de 1905 et comme si seuls de Mexique et la Turquie (avec l’Espagne des années tente) avaient réalisé cette séparation, à « l’imitation » de la France.  A la suite de Briand, j’avais rectifié le tir et montré que la situation française ne présente pas cet aspect « exceptionnel » que l’on veut lui donner

2)      comme si la France avait été, très tôt, un modèle de dépassement de l’intolérance religieuse, au contraire d’autres pays. Et j’avais indiqué qu’au contraire, depuis longtemps, la France a eu du mal à accepter le pluralisme religieux.

 

Alors, quelques internautes m’ont questionné et m’on demandé pourquoi on a inventé, en France, ce terme de « laïcité », en quoi cela induit une situation, malgré tout, particulière. D’autant plus, ont ajouté mes interlocuteurs, que « le terme de laïcité n’est pas traduisible en anglais », maintenant la langue internationale.

Par ailleurs, circule souvent l’idée que le « modèle français » et le « modèle anglais » sont complètement opposés, ce qui sert bien (même si on ne veut pas le faire) le national-universalisme de la laïcité dite républicaine. Or, en fait la France et l’Angleterre ont rencontré des problèmes très semblables, mais dans des contextes assez différents et qui ont provoqué des réponses différentes.

Enfin, la non utilisation du terme de laïcité dans bien des pays vient du fait que la laïcité française dominante est considérée comme répressive et que l’on tend à confondre « la laïcité » avec cette laïcité française dominante.

Bref, plusieurs personnes m’ont suggéré de m’expliquer sur ce sujet. Je vais le faire d’autant plus volontiers que cela permettra, dans la Note suivante, de montrer l’écart qui existe, à mon sens, entre la laïcité et les propositions du Haut Conseil à l’Intégration. Ces propositions prétendent la renforcer, mais en fait elles ne le font qu’au prix d’un très substantiel appauvrissement de la notion même de laïcité.

Donc aujourd’hui explication sur les mots et leurs emplois, pour savoir d’abord pourquoi ce terme de laïcité a été inventé, et ensuite : est-il vraiment intraduisible ?

 

L’origine du mot « laïcité », on le sait, n’est pas française. Elle provient d’abord du grec ancien (laos), et ensuite du latin ecclésiastique : laïcus (celui qui n’a pas reçu les ordres ecclésiastiques). Le layman anglais (moyen Age) correspond à cette définition, et aussi le secular. De même le « frère lay » français, qui signifie à la fois celui qui n’est pas prêtre ou moine et celui qui est ignorant.

En 1842, élément très intéressant à savoir, l’Académie française définit le « laïcisme » comme la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Eglise »[1]. Ironie de l’histoire c’est d’abord l’Angleterre qui est visée, et aussi les pays scandinaves. Au XXe siècle d’ailleurs, des historiens anglais, comme Norman Sykes, utilisent la notion de laïcisation pour qualifier l’augmentation du pouvoirs des « laïcs » (le roi, ses conseillers politiques,  etc) dans le gouvernement de l’Eglise établie (liée à l’Etat), soit l’Anglicanisme. Il s’agit notamment du XVIIIe siècle et d’une bonne partie du XIXe siècle. L’Angleterre pays du laïcisme !!!

 

On comprend mieux, dés lors, les problèmes sémantiques qui peuvent exister entre l’anglais et le français. En France, le système mis en place par Napoléon Bonaparte avec le Concordat et les Articles Organique cherche, lui aussi, à contrôler l’Eglise dominante, soit l’Eglise catholique. Mais cela n’est possible que jusqu’à un certain point : au fur et à mesure du XIXe siècle se développe ce que l’on appelle « l’ultramontanisme », courant qui a des liens privilégiés avec Rome, la papauté. Le terme de « laïcité » va être inventé dans ce contexte.  Il va y avoir 4 étapes.

 

D’abord, lors de la Seconde République, Edgar Quinet dans L’enseignement du peuple (1849) emploie l’adjectif « laïque » en parlant « école laïque » c’est à dire religieusement neutre

 

Ensuite, cet emploi est repris lors de la Commune en 1871, toujours dans un sens scolaire ; le 8 novembre 1871, après son échec, le Conseil Général de la Seine aborde la question de « l’enseignement laïque ». Et, selon le journal La Patrie, qui en fait le compte rendu : « Le Conseil a procédé au vote sur la proposition de la laïcité, qui a été repoussée » (11 novembre). Laïcité est en italique, pour indiquer qu’il s’agit d’une manière de parler, d’un terme qui n’est pas usuel.

 

Mais, troisième étape, le terme est repris à la fois par la Ligue de l’enseignement, et par Pierre Larousse qui définit en 1873 la laïcité comme le « caractère de ce qui est laïque, d’une personne laïque : la laïcité de l’enseignement. » Le substantif est toujours dépendant de l’adjectif et utilisé uniquement pour l’enseignement.

 

Enfin, Ferry et Buisson donnent un sens plus large. Ferry parle de « laïcisation » à la Chambre, en 1879 (on lui reproche ce néologisme barbare !), il parle aussi de « l’Etat laïque », il utilise à la fois les termes « laïcité » et « sécularisation ». Buisson acclimate le terme de « laïcité » dans le  Dictionnaire de Pédagogie ( il parle de « néologisme nécessaire »).

Buisson et Ferry veulent montrer que la laïcisation de l’école publique n’est que l’application à une institution particulière d’un processus plus général, où existe déjà un « Etat laïque », c'est-à-dire religieusement neutre, en France depuis la Révolution, et d’autres institutions sont déjà laïcisées (armée, justice,…). Dans le Dictionnaire de Pédagogie on insiste sur les éléments de laïcité scolaire présents ailleurs qu’en France. Cette laïcité scolaire se marque par le fait que l’enseignement échappe au contrôle d’une religion. L’enseignement général d’abord (jusqu’en 1882, les ministres des cultes reconnus font partie de ceux qui contrôlent les instituteurs) ; l’enseignement de la religion ensuite : même quand un cours de religion est donné, il y a une (relative) laïcisation dés lors que ce cours échappe au contrôle des Eglises (ce qui n’était pas le cas en France avant 1882).

 

Donc le terme de « laïcité » a progressivement désigné « l’indépendance à l’égard de toute confession religieuse, de tout principe à caractère religieux » (Larousse, 1888) (de manière générale,) et cela, il faut le répéter, dans un contexte où l’ultramontanisme domine le catholicisme. Et Buisson insiste sur la finalité de cette laïcité : l’égalité des citoyens devant la loi et des religions entre elles.

Pour acquérir cette indépendance, un moment anticlérical fut nécessaire, puisqu’il fallait enlever une possibilité de contrôle. En Grande Bretagne, un anticléricalisme feutré a aussi existé. Mais les anticléricaux pouvait réclamer  le maintien ou le renforcement du « laïcisme » (selon la définition de l’Académie), donc d’une relation étroite de l’Etat avec l’Eglise nationale[2], pour l’obliger à rendre des services religieux comme le voulaient les laïcs (par exemple : enterrer tout le monde, même ceux qui ne mettaient pas les pieds à l’église ; en France aussi il y a eu au XIXe siècle des manifestations dites « anticléricales » quand l’Eglise catholique refusait d’enterrer des comédiens qu’elle avait excommuniés).

Cela ne signifie pas qu’en Angleterre personne n’ait réclamé la séparation. Au contraire, elle a eu de nombreux partisans : des protestants, notamment des différentes Eglises protestantes non anglicanes déjà séparées de l’Etat, mais ce fut aussi une des raisons de l’attrait du catholicisme : l’Eglise catholique était, en Angleterre, une Eglise séparée de l’Etat (Briand insiste là-dessus en 1905). Enfin, il y eu aussi, naturellement, des agnostiques et athées.

Ces derniers fondèrent la National Secular Society d’où leur nom de secularists. Ils sont anticléricaux, mais ils ont bcp moins d’impact que les libres-penseurs en France à la même époque car il est plus difficile de critiquer la religion en tant que telle : entre les prélats anglicans et les prédicateurs méthodistes ou dissenters, la palette des formes religieuses est très vaste ; et si on concentre ses attaques sur le statut d’Eglise établie de l’Eglise anglicane, les richesses de cette Eglise et les subventions publiques à ses écoles privées, on est une voix dans un concert où il y a bien d’autres voix : celles de tout le protestantisme non-conformiste, mais aussi une partie du mouvement d’Oxford, etc.

Les Leaders de la NSS furent Charles Bradlaugh et Annie Besant (1847-1933). Cette femme eut une vie extraordinaire. Elle fut mariée à un Révérend anglican, rencontra Bradlaugh à 27 ans, vécut en union libre avec lui, devint libre-penseuse, et engagea avec lui une campagne pour la publicité pour le contrôle des naissances : ils gagnèrent en appel en février 1878. Annie Besant écrivit des manuels de contraception (rappelons qu’en France la contraception a été interdite jusqu’en 1967 ; la laïcisation des mœurs est précoce en Angleterre) et elle devint vice-présidente société malthusienne. en 1885 Annie Besant se convertit à la théosophie : ce fut sa 3ème vie où elle fut présidente de la Société théosophique d’Angleterre. Enfin, 4ème vie, elle alla en Inde, milita pour la décolonisation et devint présidente du Parti du Congrès (le parti de Gandhi et de Nehru.

 

Incontestablement, le mot laïcité est donc une invention française, dans un contexte historique très particulier. Mais la chose n’est pas que française, loin de là, pour ses promoteurs.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les documents internationaux actuels traduisent laïcité par secularism et inversement. De fait, il existe des théoriciens anglophones du Secular State qui donnent 3 indicateurs pour le définir. Je vais prendre l’exemple de 2 universitaires D. E. Smith, in Secularism and its Critics, R. Bhargava (ed), Oxford University Press, 1998,  p.175-233 et Marc Galanter, idem, p.234-267[3].

Pour eux, la notion de Secular State décrit les relations qui existent (devraient exister = ought to) entre l’Etat et la religion ; elle comporte « beaucoup d’aspects qui sont communs à tous les pays qui ont adopté la tradition de la démocratie libérale et certains aspects qui constituent la contribution spécifique des Etats-Unis », mais que l’on retrouve aussi, par exemple, dans la Constitution indienne.

Le Secular State peut être visualisé comme un triangle dont les 2 angles sont l’Etat et la religion et la pointe l’individu

-                     la base : relation Etat – religion

-                     les côtés : religion – individu et Etat – individu

 

A) La Liberté de religion (qui inclut la liberté de non religion) = C’est la relation religion – individu dans laquelle (en secular State) l’Etat est (idéalement) exclu. L’individu est libre d’examiner et de débattre avec d’autres les prétentions des différentes religions et de se décider sans interférence de l’Etat. Il est libre de les rejeter toutes les religions. Donc il y a : liberté d’engagement religieux, de désengagement, de changement de religion. L’Etat ne dicte pas de devoirs religieux ni d’obligation de professer une religion, il n’impose aucun impôt à ce sujet. Cependant, il existe une aire limitée où l’Etat peut légitimement réguler la manifestation de la religion dans l’intérêt de la santé publique, la sécurité ou la morale.

Sur le plan collectif : « deux individus ou plus » peuvent s’associer pour des objets  religieux et former une organisation pour poursuivre ce dessein. La liberté de s’associer pour des buts religieux existe au même titre que la liberté de conscience individuelle. Les groupes religieux ont le droit de gérer leurs propres affaires, posséder et acquérir de la propriété, créer et administrer des institutions charitables et éducatives.

Remarquer le « deux individus ou plus » = c’est typiquement américain : en France, avec la conception implicitement catholique que la gens ont de la religion, on voit mal quelqu’un écrire cela. Comme quoi, même dans un Etat laïque, il y a des déterminations religieuses qui fonctionnent.

 

B) La citoyenneté : il s’agit là des relations entre l’Etat et l’individu où l’exclusion du facteur religieux est essentielle : la religion ne doit absolument pas entrer en ligne de compte dans la définition de la citoyenneté et les droits et devoirs ne sont pas liés aux appartenances et croyances religieuses. Smith rappelle que, dans l’histoire, le vote, les taxes, les emplois publics et gouvernementaux  ont parfois dépendus de facteurs religieux. Et il  explique que l’exclusion de l’Etat dans la relation entre l’individu et la religion et l’exclusion de la religion dans la relation entre l’individu et l’Etat est le mieux assuré par un 3ème facteur : la séparation.

 

C) La séparation de l’Etat et de la religion : la religion et l’Etat sont deux domaines différents de l’activité humaine : ce n’est pas la fonction de l’Etat de promouvoir, réguler une religion, et d’autre part la légitimité de l’Etat démocratique provient d’une « secular source » : le consentement des gouvernés, et l’Etat n’est pas subordonné à un pouvoir ecclésiastique. Cela implique l’absence d’Eglises d’Etat, de département ecclésiastique du gouvernement, de financement des cultes, etc

Quand il n’y a pas séparation ou bien l’Etat domine la religion, ou bien la religion domine l’Etat ou il y a un partenariat égal entre les 2 : dans les 3 cas, il n’y a pas de secular State sur ce point. La séparation implique que comme les associations volontaires de citoyens les groups religieux soient soumis à la loi commune (under the generals laws of the State) et responsables de leurs devoirs civiques et que l’Etat les traite comme les autres associations volontaires. Formule de Cavour : « une Eglise libre dans un Etat libre ».

 

L’Etat pleinement séculier est un idéal qui n’est atteint dans aucun pays : des pays séparés peuvent garder certaines anomalies ou être loin de l’Etat séculier comme l’URSS. Angleterre = pas de séparation mais c’est un Secular State sur certains points.

J’ai résumé, mais en détaillant un peu pour montrer que tout ceci pourrait également servir de définition de l’Etat laïque. On constate donc que le fameux argument de l’intraduisibilité ne tient pas. Naturellement, il y a des nuances et chaque pays peut se dire spécifique d’une certaine manière. Mais, actuellement, on assiste à une façon de plus en plus nationaliste de parler (en France) de la laïcité. On fait comme si, hors de France, on ne peut pas comprendre de quoi il s’agit. On réduit ainsi la laïcité à une sorte de drapeau identitaire franco-français : la laïcité est soit française, soit une imitation de la France !

Est-ce à dire alors que « laïcisation » et « sécularisation » sont des synonymes qui peuvent être utilisés de façon indifférenciée ?

Talal Asad (Talal Asad, Formation on the Secular, Stanford, Standford University Press, 2003, 25) distingue le secularism (doctrine, logique politique) et the secular, terme qui « associe certains comportements, connaissances et sensibilités dans le monde moderne »[4]. Il s’agit là de la sécularisation, au sens socio-culturel du terme.

N’est-il pas plus clair alors, dans un monde où les mots peuvent avoir diverses origines linguistiques, de distinguer cette sécularisation (socio-culturelle) de la laïcisation (au sens originellement français ; au sens socio-politique) et de son résultat… the laicity, la laïcité ?

(à suivre : on verra notamment :

1) l’intérêt de cette étymologie de la laïcité pour la comprendre encore aujourd’hui: garder l'ambivalence du terme laïc/laïque peut servir à enrichir l'apporoche de la laïcité actuelle

2) que les propositions du HCI sont, malheureusement, dans la ligne de la difficulté française à admettre le pluralisme qui est pourtant une conséquence de la liberté.

3) que la relation entre "la" femme et "le" médecin est un très bon indicateur de laïcité, mais pas vraiment comme le croit le HCI )



[1] Cf. P. Fiala, Les termes de la laïcité, Mots, 27, juin 1991, 48. Notons que (significativement) l’orthographe de laïc/laïque a été fluctuante ; maintenant « laïc désigne un adepte d’une religion qui n’est pas un clerc, laïque un partisan actif du principe de laïcité » (Fiala, 45).

[2] Il en a été de même, au XIXe siècle, dans les pays Scandinaves, not. au Danemark (cf J. Baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Syros, 1994, 43s.)

[3] D. E. Smith est professeur au département de Sciences politiques de l’Université de Pennsylvanie; M. Galanter est le Directeur de l’Institut d’études juridiques de l’Université de Wisconsin-Madison.

[4] T. Asad, 2003, 25.

16/02/2007

INFO

Plusieurs internautes qui ont mis ce Blog parmi leurs "favoris" me signalent que, lorsqu'ils cherchent à savoir s'il y a de nouvelles Notes sur le Blog et qu'ils cliquent, ils sont renvoyés à d'anciennes Notes de la rubrique "Actualité"... comme s'il n'y avait pas de Notes depuis longtemps. Je leur indique

- qu'il y a bien eu de nouvelles (et passionnantes, of course) Notes ces dernières semaines (en gros, une par semaine)

- que s'ils ont des difficultés à parvenir à ces Notes, il leur suffit d'aller sur Google, de taper "Baubérot" et là, dès le début de la première page, ils ont (en vert) la référence du Blog, ils (elles) cliquent et (normalement) trouvent la dernière Note.

PAR AILLEURS, IL Y AURA UNE NOUVELLE NOTE CE WEEK-END.

A très bientôt donc.

08:55 Publié dans ACTUALITE | Lien permanent | Commentaires (2)

09/02/2007

LA CHARTE DE LA LAÏCITE

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, chers amis, et je vais vous en donner un nouvel exemple. Je comptais, enfin, vous parler du dialogue Habermas-Ratzinger (promesse d’il y a déjà 15 jours !) et plusieurs amis m’ont dit en substance : Mais qu’est-ce que tu attends pour nous commenter le « Projet de Charte de la laïcité dans les services publics » paru le 29 janvier. Ton dialogue, il date de 2004, tu peux bien le garder encore un petit moment au frigo.

Bon, « Vox populi vox dei » comme disent les habitants de la Terre Adélie. OK, j’ai vaincu mes réticences. Quelles réticences ? Celles d’avoir toujours à redresser des erreurs malheureusement très significatives d’enjeux idéologiques, d’avoir à dévoiler des impensés, à sembler faire un peu la leçon, d’être dans la posture de « l’avocat du diable » alors que j’aimerais tant pouvoir débattre sans ces hypothèques. Au bout du compte, cela me fatigue, m’attriste et je me mets à penser que le Blog n’a pas forcément à suivre l’actualité, qu’il peut s’aventurer dans d’autres chemins.

Quand j’ai exprimé cette réserve à l’un de mes interlocuteurs, il m’a répondu : cette Charte, cela fait des années que l’on en parle, c’est donc quelque chose d’important et auquel on va se référer. Les journaux ont résumé le rapport qui la justifie et l’explique mais pratiquement personne n’en a fait l’analyse. Tu ne peux pas t’y dérober. Bon, d’accord.

Un bref rappel pour commencer : le rapport proposant une Charte de la laïcité provient du Haut Conseil à l’Intégration. On comprend que ce Conseil, vu son rôle, se préoccupe de la laïcité. C’est même sans doute un des aspects les plus importants de son travail et il a pleine légitimité pour aborder un tel sujet. Et comment ne pas être d’accord avec deux propositions qui figurent au début du rapport :

- contribuer « à étayer les bases d’une citoyenneté vivante, fondée sur l’adhésion à des valeurs communes »-

- faire « qu’en aucun cas la République ne (soit) instrumentalisée d’une quelconque manière : la laïcité représente avant tout une liberté accordée à chacun et non une contrainte imposée à tous. »

Seulement voilà (et c’est pour cela que j’ai parlé de fatigue, de tristesse, que je dois maîtriser un énervement du à une forte lassitude), « l’instrumentalisation » de la République est faite par le rapport lui même, et pas pour d’innocentes raisons. Dés les 1ères pages, plusieurs passages du texte donnent de la loi de 1905 et de l’histoire de la laïcité française une vision soit fausse soit tronquée. Alors on pourrait bien sûr me dire : peu importe, ce n’est pas le problème. On n’attend pas de toi une discussion de spécialiste. Au fait, au fait…

 Pourtant si on réfléchit 2 minutes, il est impossible de passer outre : si le rapport du Haut Conseil commence par un historique de plusieurs pages, ce n’est nullement par hasard. Le recours à l’histoire, à une histoire légendaire et idyllique de la laïcité française, la croyance naïve que cette histoire est… historiquement fondée, scientifiquement pertinente (dans sa vulgarisation schématique en quelques pages bien sûr, je ne suis pas en train de faire un faux procès en érudition), et la volonté de le faire croire, fonde la légitimité de la suite du propos, l’oriente dans une certaine direction.

Promis, je ne relève que les erreurs, les contrevérités qui sont idéologiquement significatives[1] Là comme ailleurs, l’histoire est un enjeu essentiel et l’histoire que nous présente le rapport est à dominante idéologique et non une histoire  historienne.

Or c’est à cette vision non seulement légendaire, idyllique mais aussi malheureusement  entachée d’un certain nationalisme de l’histoire que l’on veut acculturer les personnes dites à intégrer. Il y a derrière cela une philosophie de l’histoire de France et du monde, qui malheureusement s’avère très franco-centrique. Et ma lassitude, ma tristesse proviennent du fait que je me dis : tant que l’on est dans cet état d’esprit, on n’y arrivera jamais. Et, je vous l’assure, j’ai de gros soupirs devant mon ordinateur.

Ainsi la vision de la loi de 1905 par rapport au reste de la planète (et quand il s’agit d’intégration, ce point est capital) est à la fois fausse et complètement opposée à l’esprit du promoteur de la loi (Aristide Briand) ; la vision générale de l’histoire de la laïcité est unilatérale et renforce donc l’impensé majeur de la laïcité dominante en France. Et de cela découle la perspective d’ensemble qui se croit libéral, qui l’est sur quelques points, mais qui pour plusieurs autres risque fort de légitimer un autoritarisme laïque.

Après avoir présenté son objet et donné  quelques caractéristiques de la loi de 1905, le rapport écrit :

« Objet d’étonnement pour le monde, la loi de séparation a suscité des émules et fait naître des imitations. En Turquie, avec Mustapha Kemal qui l’a admirée lorsqu’il était stagiaire à l’école d’artillerie de Toulouse et a voulu la reproduire dans son pays, au Mexique avec la révolution républicaine, puis dans la jeune république espagnole de 1931. Le plus souvent, ailleurs, on a préféré le schéma de l’Eglise établi ou des religions reconnues et aidées comme en Angleterre ou en Allemagne. » (p. 14)

Lumineuse France étonnant le monde, admirée et imitée !

Comment peut-on écrire cela après le centenaire de la loi de 1905 et les travaux publiés en France et en français (sans parler des études publiées depuis longtemps dans d’autres langues et ailleurs) ?

Au Mexique, la séparation de l’Eglise (catholique) et de l’Etat date… de la Constitution de 1857 et des Lois de réforme de 1859-1861 : l’Eglise catholique séparée de l’Etat devient juridiquement une institution de caractère privé, formée comme association volontaire. Point n’est besoin de recherches poussées, savantes pour le savoir, il suffit de lire la contribution de l’historien et sociologue mexicain (spécialiste de la laïcité précisément), Roberto Blancarte, donnée aux « Entretiens d’Auxerre » et publiée dans J. Baubérot – M. Wieviorka, De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité (L’Aube, 2005, p 247-258).

On peut ajouter que si un pays a influencé le Mexique, il s’agit plutôt des Etats-Unis que de la France. En revanche, dés la République des Républicains des années 1880, des personnalités françaises se sont dites qu’il y avait quelque chose à apprendre du Mexique (cf. J. Baubérot, Historia de la laicidas francesa, El Colegio Mexiquense, 2004, p17).

Il faut également souligner que, quand Aristide Briand présente son rapport sur la loi de séparation à la Chambre des députés, son propos consiste à dire que la France doit passer d’un système de « demi laïcité » qui est celui du régime Concordat-cultes reconnus à la « complète laïcité », réalisée affirme-t-il dans pas mal de pays (je vais y revenir), dont l’un de ces pays doit servir en quelque sorte de modèle à la France (bien qu’il le considère comme un peu trop laïque à son goût, c’est celui qui a sa préférence).

Devinez lequel ? C’est une question super banco du jeu des 1000 € !

Le Haut Conseil à l’Intégration non seulement sèche lamentablement, mais plus encore n’avait même pas idée qu’il telle question puisse se poser !

Vous, vous avez deviné : il s’agit du Mexique, précisément.

Prétendre que le Mexique a imité la France, l’a attendue pour réaliser la séparation est donc une contre-vérité. C’est du même tabac qu’être créationniste ! Déjà  le professeur Blancarte a déclaré au colloque d’Auxerre : il existe beaucoup de confusion quant à « cette réalité appelée laïcité. A partir d’un regard latino-américain, on peut se demander si cette confusion n’est pas due en partie à l’appropriation historique que les Français ont faite de la laïcité, qui en a même conduit beaucoup à penser qu’il s’agissait d’un phénomène exclusivement hexagonal. » Et il a contesté « l’interprétation acritique de la tradition française » en matière de laïcité. Que va-t-il penser en lisant le rapport du HCI ?

En 1917, au Mexique, il s’est produit, suite à des événements politiques mexicains où un catholicisme politique avait été compromis, la radicalisation d’une séparation Eglise-Etat déjà existante depuis le milieu du XIXe siècle, la loi de 1917, dans ce contexte de contre-révolution puis de révolution, a eu un caractère fortement anticlérical[2] : absence de statut juridique des Eglises, interdiction pour elles de posséder des biens, limitation de l’exercice du culte hors des églises, interdiction faite au clergé d’avoir des activités politiques,… Cela provoque la Guerra Cristera (« guerre christique ») en 1926-1929, contre révolution catholique paysanne et anti-agrarienne. On est dans une logique bien différente de la loi de 1905.

Je suis désolé d’avoir été si long, mais il est facile d’écrire une bêtise grosse comme soi-même en une phrase, il est forcement plus long de rétablir l’exactitude historique. Mais on l’aura compris : l’enjeu de cette erreur grossière est fondamental puisqu’elle conduit à donner une vision étroitement nationaliste de la laïcité.

On pourrait continuer. Pour la Turquie : il est exact qu’il y a eu une influence française, mais si on analyse les choses il existe une différence de fond entre la laïcité turque (nullement séparatiste)  et la laïcité de 1905 (cf l’intervention de la sociologue Zana Citak-Ayturk  publiée dans l’ouvrage cité, p. 207-223). En conséquence l’influence française, est celle (qui a échouée) de la « laïcité intégrale », poursuivie sous le « petit père Combes », et non celle de la loi de 1905 (cf. notamment les interventions de P.-J. Luizard et de J. Baubérot à un colloque sur la Turquie et publié dans Isabelle Rigoni, Turquie : les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Syllepse, 2000). Mais le rapport de l’HCI met auparavant dans le même sac Briand et Combes, au déni de la réalité historique.

L’Espagne est un pays où la laïcité a connu des zigzags et où il a existé une première laïcisation en 1869, suite à une révolution. Le rétablissement des Bourbon en 1875 entraîna la remise en vigueur d’un concordat particulièrement clérical, où le catholicisme est « l’unique religion de la nation espagnole ». Si l’influence française n’est peut-être pas absente (dans le climat général européen et latino-américain : pourquoi pas une influence mexicaine ?) c’est l’histoire interne de l’Espagne et ses 2 christianisations violentes (celle contre les musulmans et les juifs au Moyen Age et poursuivi par l’Inquisition jusqu’au XVIIe siècle ; celle imposée par l’Espagne aux peuples d’Amérique latine) qui est le facteur essentiel d’un conflit cléricalisme-anticléricalisme espagnol (là encore, la séparation de 1931 fut anticléricale, contrairement à la séparation de 1905 où l’anticléricalisme d’Etat fut maîtrisé) parallèle au conflit français du XIXe siècle, plus que dépendant de lui. Un ancien proverbe espagnol rend compte (à sa manière) de ce conflit : « Toute l’Espagne court derrière l’Eglise, les uns avec un cierge, les autres avec un gourdin » !

Il me semble particulièrement inquiétant que les 3 exemple choisis (car il existait d’autres pays à séparation): la Turquie, le Mexique, l’Espagne des années 1930 soient 3 cas où la laïcité a été autoritaire (voire militaire), liée à un anticléricalisme d’Etat, voire à des manifestations d’anti religion. Est-ce ce modèle là de laïcité que l’HCI a dans la tête ? Consciemment non, puisqu’il nous a expliqué que la laïcité était plus liberté que contrainte, mais le choix des exemples est quand même très troublant. N’avons-nous pas là une sorte de lapsus freudien ? Ne pense-t-on pas sans en avoir conscience que, face aux personnes dites à intégrer, il faut une laïcité un tantinet autoritaire ?

Au contraire du rapport du HCI, Briand insiste, dans son rapport sur la future loi de  1905,  sur les exemples étrangers qui ont précédé la France, sur la laïcité (= la séparation) déjà réalisée dans quelques endroits en Europe et surtout, insiste Briand, au Canada, Etats-Unis, Mexique, Cuba, Brésil, et d’autres pays d’Amérique centrale ou du sud.

On peut estimer que la séparation n’est pas le seul critère de la laïcité. Cependant, quand on parle de la loi de 1905, on ne doit pas oublier qu’effectivement la France n’est pas la 1ère, loin de là, à avoir réalisé la séparation, ni la seule (avec les « imitations » !!) à être laïque : des spécialistes actuels de la laïcité parlent (comme Briand) de laïcité canadienne (Micheline Milot, cf notamment : La laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002), de laïcité états-unienne (cf. not. le colloque et l’ouvrage La conception américaine de la laïcité publié sous la direction d’Elizabeth Zoller,chez Dalloz , 2005). Cette conception américaine ayant d’ailleurs fait des petits, comme par exemple le Japon en 1946 (cf. not. Y. Koizumi, « Laïcité et liberté religieuse au Japon », Konan Journal of Social Sciences, vol. 7, 2000).

Je cite ces pays (on pourrait en citer d’autres comme le « Secular State » indien,…) parce que prétendre, qu’hormis les imitations, on trouve essentiellement des pays à religion d’Etat ou à religions reconnues[3] en faisant l’impasse sur les autres pays où existe une séparation  consiste à mettre la France au centre du monde.… ON pourrait multiplier les exemples d’autres laïcités, ainsi en Uruguay, quand on a effectué la séparation, on a laïcisé Noël, pas en France où Noël est simplement sécularisé comme, horreur, horreur !, dans la perfide et communautariste Albion !

En définitive, nous avons 2 visions opposées de la laïcité française. La vision de Briand, en 1905, où la France doit se mettre à l’écoute de pays étrangers, en prendre de la graine, non pour les « imiter », mais pour être capable de changer, de faire preuve de créativité et d’inventivité. La vision du HCI où tout part de la séparation française qui étonne le monde, suscite « des émules et fait naître des imitations ».

Il faut également savoir que quand l’Assemblée Nationale a republié, en 2005, le rapport de Briand, ELLE A TOUT SIMPLEMENT ENLEVE LE CHAPITRE OU BRIAND ABORDAIT LES EXEMPLES ETRANGERS[4]. Sans aucun scrupule! Jean-Louis Debré, qui a le sens de l’humour, donne une préface où il conclut «Ecoutons avec attention, retenons le massage d’Aristide Briand. Nous avons beaucoup encore à apprendre de lui. » Là, malheureusement, je crains que l’humour soit totalement non conscient.

J’avais parlé de tristesse au début de cette Note. Il est effectivement triste de constater la façon dont on traite ces sujets dans des textes officiels. Et vous l’avez compris, la tristesse s’accompagne d’une certaine colère.

De la loi de 1905, le rapport du HCI généralise à l’histoire de la laïcité. Là, c’est le verre à moitié plein et à moitié vide. Ouf, fort heureusement, on quitte le complètement faux. Mais la vision présentée (intelligente cette fois) est malheureusement unilatérale, marquée par ce qui précède. Et les erreurs historiques commises ne sont pas des erreurs d’érudition, mais des erreurs structurellement nécessaires pour être aujourd’hui dans un impensé qui n’est pas sans conséquence sociale.

En gros, il nous est dit que la laïcité (française) comporte deux origines (qui sont liées) : la tradition gallicane d’indépendance à l’égard de Rome qui s’affirme dés le XIVe siècle  et la réflexion politique faite au moment des guerres de religion du XVIe siècle (Jean Bodin par exemple) et qui a conduite à l’Edit de Nantes, victoire du parti des politiques. Cela est incontestable et la page 15 (et haut de la page 16) sur ce sujet est une brillante synthèse. Fort bien. Malheureusement, la suite n’est pas à la hauteur.

Car la laïcité française a également au moins une autre origine où elle a été d’abord une laïcisation par défaut, et pour ne pas en parler, le rapport quitte l’analyse pour avoir un discours moral et tenir des propos erronés.

Là encore, je suis obligé de préciser les choses, car cela permet de voir là où le rapport écrit des choses justes et là où il est dans un impensé qui lui fait commettre des erreurs significatives. Je vous demande un peu de ténacité dans la lecture : cela va vous sembler un peu technique au début, mais les enjeux vont s’éclairer à la fin de la Note, comme dans la scène finale quand Hercule Poirot dévoile le coupable.

Premier point : L’Edit de Nantes n’instaurait pas du tout « l’indifférentisme de l’Etat en matière de religion » (p. 16) mais  le maintien d’un Etat catholique (la dîme au clergé catholique, par exemple, devait être payée par tout le monde) dans lequel les protestants réformés (et eux seuls) avaient certains droits soigneusement codifiés et garantis militairement par des places fortes dont ils conservaient la maîtrise.

Très schématiquement ces droits étaient, pour l’essentiel, l’accès égal à la fonction public (le rapport a entièrement raison d’insister sur ce point) et une liberté religieuse limitée, soigneusement circonscrite. Pour l’époque, cela était effectivement considérable. Mais il s’agissait d’un mélange de féodalisme et de modernité, cela  dans le cadre d’une « paix de religion », selon l’heureuse expression de l’historien Olivier Christin. Ceci dit : le rapport a raison de dire que la France était en avance, à la fin du XVIe siècle, sur le reste de l’Europe tout en présentant l’Edit de façon anachronique.

Second point : le texte fait comme si ce pseudo « indifférentisme de l’Etat à l’égard de la religion » avait duré presque un siècle. Or dés après la mort d’Henri IV (1610), il y a d’abord changement de politique : D’abord par la volonté royale de réduire la puissance militaire laissée par le roi à ses anciens compatriotes comme garant de leur liberté (le fameux siège de La Rochelle). Ensuite, par des pressions de plus en plus fortes pour que les protestants se convertissent et des mesures plus ou moins violentes contre la liberté religieuse partielle dont ils disposaient (destruction des temples, caisse de conversion,…).

Un exemple : le rapport cite Turenne comme exemple de protestant qui avait une charge éminente… sauf qu’il s’était converti au catholicisme. Le temps de l’Edit de Nantes est en fait très vite celui de sa progressive destruction, comme l’ont montré de nombreux historiens (par exemple Elisabeth Labrousse dans son classique Un Roi, une loi, une foi, La Révocation de l’Edit de Nantes, Payot, 1985). Ce temps n’est pas celui de « l’idée laïque d’un dialogue et d’un respect des différentes confessions » (p. 16). La France est passée, au XVIIe siècle, progressivement de l’avant-garde à l’arrière garde. Pourquoi ? Nous allons le voir tout de suite.

Troisième point : parler de la révocation comme d’« une des heures les plus sombres de notre histoire » (idem) est porter un jugement moral qui masque une absence d’analyse. Il n’y a pas eu, en 1685, une sorte de coup de folie dans une histoire qui allait en sens inverse. En fait, c’est toute la logique de l’absolutisme qui rendait impossible le pluralisme (même limité) instauré par l’Edit de Nantes. Elisabeth Labrousse le démontre très bien. Et la persécution des protestants, qui va s’accompagner de la répression contre les jansénistes, se poursuivra tard dans le XVIIIe siècle.

La persécution  continue donc à un moment où elle est devenue une « exception française » dans une Europe où diverses voies de tolérance ont été empruntées. C’est le contraire de la situation de la fin du XVIe siècle et si les Lumières françaises sont aussi anticléricales (« écrasez l’infâme ») alors que les Lumières anglaises et allemandes prônent une religion éclairée de façon nettement moins polémique, cela est due en grande partie à ce contexte français de répression religieuse.

A ce sujet, il faut tordre le coup à une idée reçue que le rapport reprend à son compte en prétendant (p. 17) que le « Cujus regio ejus religio » qui était la règle en Allemagne  « faisait dépendre la confession des sujets de celle de leur prince ». Dés le XVIIe siècle cela n’est plus vrai : quand le prince se convertit la religion ne change pas (cf le Grande Duché de Prusse). Au XVIIIe, cela l’est encore moins : Frédéric II, « roi philosophe », garantit aux catholiques la liberté de culte et la plénitude de leurs droits civils. Le monarque veut unir les membres de tous les partis, « tous concitoyens ».  Sa tolérance s’avère contagieuse et, lorsque le Palatinat protestant est réuni à la Bavière catholique, Munich garantit l’exercice des droits religieux. Plus tard, Frédéric-Guillaume II promulgue un Edit où il s’engage à protéger les « trois confessions de la religion chrétienne » : « chaque individu doit se préoccuper lui-même de son salut » et « on ne considèrera aucunement la différence de religion dans les nominations ».

Quatrième point : le rapport écrit une erreur très significative de son impensé idéologique : selon lui, l’approfondissement et l’élargissement de l’idée de laïcité au XVIIIe en France aurait abouti « au rétablissement, avant la Révolution, de la liberté de culte pour les protestants. » (p. 16) C’est faux et justement tout le paradoxe de la laïcité française est là.

En effet, ce qui est exact c’est que l’Edit de tolérance de 1787 refuse la liberté religieuse au protestants, et veut cependant légaliser leurs mariages : leurs enfants étaient considérés comme des « bâtards », et cela posait de sacrés questions d’héritage pour la bourgeoisie protestante. Alors que fait-on ? Pour légaliser ces mariages sans reconnaître l’existence des pasteurs qui les célébraient, on va LAÏCISER l’état civil des protestants, leur permettre de se marier devant un officier d’état civil (et non plus les obliger à passer devant le curé, ce qu’ils se refusaient à faire).

Autrement dit le refus d’admettre une certaine liberté religieuse, le refus d’un certain pluralisme religieux entraîne la création d’un embryon de laïcité, avant même la Révolution.

Cinquième point : « A partir de la Révolution française, une série de dispositions garantiront véritablement l’égalité pour tous » (p. 17) et à partir de là tout semble aller bien (p. 17-18). Or, là encore on ne peut raconter l’histoire de façon aussi unilatérale : la Révolution est aussi le temps de l’impossible laïcité, des cultes révolutionnaires imposés, de la répression religieuse, des mariages forcés des prêtres, de la séparation (1797) qui n’a pas tenue : en 1797 il y a un retour de la répression. Et sous la Troisième République, la aussi les choses ne sont pas idylliques comme en témoigne notamment le refus des républicains d’accéder à la demande de juristes catholiques de donner valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : ils savaient bien qu’il y dérogeaient en pourchassant les congréganistes.

Et il y a eu un jacobinisme récurrent que Jules Ferry, pour sa part, estimait aussi pernicieux que le bonapartisme. Ce n’est pas pour rien qu’Odile Rudelle a écrit un ouvrage sur la République absolue (Publications de la Sorbonne, 1986). La tentation absolutiste n’est pas que monarchique et l’histoire de France, monarchiste et républicaine, est jalonnée d’exils qui en témoigne : exil des protestants au XVIe et XVIIe, des prêtres sous la Révolution, des congréganistes sous le « combisme », quand on recherchait une « laïcité intégrale ».

 

Résultat des courses : 1) le rapport souligne que la France a, à plusieurs reprises, été ‘en avance’ dans l’accession à la citoyenneté des membres de religions minoritaires. C’est sans doute moins vrai que le rapport ne l’indique, mais je ne chipoterai pas : quand on résume, on schématise et on accentue. L’essentiel est que, globalement, un historien peut ratifier ce diagnostic. Le gallicanisme, la victoire du parti des politiques, etc, sont à l'origine d'une conception politique de la citoyenneté, ce qui rend possible son détachement de l'appartenance religieuse.

 

2) En revanche, tout l’impensé du rapport est dans la manière dont il ne veut pas apercevoir la difficulté française d’admettre la liberté religieuse, le pluralisme religieux. Difficulté récurrente, où la France a été, à plusieurs reprises ‘en retard’. Difficultés qui ont donné à la laïcité française, dans bien des pays (notamment ceux qui ont accueilli les exilés !) une réputation d’intolérance. Réputation à moitié justifiée -cf. le 1)- mais pas totalement fausse. Et la bonne conscience française entretient la bonne conscience anglaise ou allemande (ou d’autres pays) : on ne s’en sortira pas si chacun ne balaye pas devant sa porte. Et là, le gallicanisme lié à la volonté de l'Etat de s'imposer, peut aller à l'encontre d'une laïcité vraiment libérale qui suppose (cf Locke) un "gouvernement limité".

 

Citoyenneté et pluralisme forment la tension constitutive  de la laïcité. Certaines laïcités ont des difficultés avec la citoyenneté, d’autres (la française mais aussi la mexicaine de 1917, la turque, l’espagnole dès années 1930) avec le pluralisme. Aucun pays n’est le paradis sur terre ni peuplé de saints.

Tant que l’on racontera l’histoire de la laïcité française à la manière d’une légende dorée, d’un conte pour endormir des enfants sages, tant qu’on la présentera comme parfaite, tant que l’on n’aura pas le courage d’affronter sa part d’ombre, on ne pourra pas avoir une réflexion lucide sur les défis qu’elle affronte aujourd’hui.

(à suivre)

 



[1] Ainsi, je n’insiste pas sur une perle : prétendre de Jules Ferry était protestant (p ; 17) : c’était la propagande antiprotestante et antisémite qui racontait cela à la fin du XIXe !

[2] Entendons nous bien, être anticlérical est une position tout à fait respectable, mais quand existe un anticléricalisme d’Etat, alors la liberté qui est liée à la laïcité tend à se réduire.

[3] Que dit le HCI sur l’envahissement actuel (constaté à nouveau à l’occasion du récent rapport de la MIVILUDES) des politiques et journalistes français à parler (précisément) publiquement de « religions reconnues » ? Rien. Pourtant si on veut faire une Charte de la laïcité et distinguer la séparation française des pays où il y a des « religions reconnues », il serait essentiel de mettre un Article concernant ce sujet. Cela conduirait d’ailleurs logiquement à se poser la question de « l’intégration » des Alsaciens-mosellans qui, eux, non seulement ne semblent pas admirer la loi de 1905 mais, nous dit-on à longueur de journée, n’ont aucune envie de l’imiter… et (précise-t-on alors) ne doivent pas être obligé de le faire. Puisque cette Charte de la laïcité se fonde sur la loi de 1905, faut-il en conclure qu’elle ne s’appliquera pas à l’Alsace Moselle ? Dés le départ, on est dans un double jeu, dans une hypocrisie dont on ne veut pas avoir conscience.

[4] J’en donne l’essentiel dans mon Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, 2006

01/02/2007

LES CHEVALIERS DU BIEN.... ETEIGNENT LES LUMIERES

D’abord voici la rencontre à laquelle vous êtes cordialement convié(e), si votre lieu d’habitation et votre emploi du temps vous permet de venir :

La laïcité,

entre universalité et lutte

contre les discriminations.

Colloque organisé par Passages à

L’Institut Hongrois (92 rue Bonaparte, 75006 Paris)

Le Lundi 5 février 2007

De 14h30 à 18h00.

Depuis la chute du mur de Berlin, on assiste à un renouveau de la référence à un universel républicain en même temps qu’à la laïcité prise comme une exception française. L’ouvrage de Jean Baubérot, « L’intégrisme républicain contre la laïcité » (éditions de l’Aube) relance le débat historique et contemporain en mettant en cause une certaine instrumentalisation de ces références.

Doit-on y voir une raison du retard français dans la lutte contre les discriminations ? Pour y répondre, nous avons invité des personnalités exprimant différents points de vue intellectuels et politiques.

Intervenants:

§         Jean BAUBEROT, Président honoraire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’EPHE.

§         Régis DEBRAY, Professeur à l’Université Jean Moulin de Lyon

§         Chantal DELSOL, Philosophe, Universitaire

§         Jean-Paul DURAND, Doyen de la Faculté de Droit Canonique

§         Chris LAROCHE, Proviseur du Lycée Robert Doisneau, Vaulx-en-Velin.

§         Charles MELMAN, Psychanalyste, Fondateur de l’Association Lacanienne Internationale

Modérateur : Emile H. MALET, Directeur de la revue Passages

Entrée libre

S’inscrire en téléphonant à la Revue PASSAGES : 0143252357.

***

Ensuite, en attendant les commentaires sur le débat Habermas-Ratzinger, etc (c'est-à-dire la suite de la dernière Note), voila une réflexion mal pensante issue d’une interview entendue ce matin sur France Inter, et qui (à mon sens) pose le problème des chevaliers du bien, du moralisme (du moins ce que j’entends par là).

Cette interview concerne l’idée lumineuse, c’est le cas de le dire, lancée par des écolos demandant à tous les Français d’éteindre leurs lumières ce jeudi soir 1er février de 19H55 à 20H, cela pour protester contre l’abus de la consommation énergétique, coupable d’accélérer le réchauffement de la planète.

A première vue il s’agit d’une « action symbolique » sympa, qui vise à contribuer à une prise de conscience en communiant par un geste voulant attirer l’attention sur la gravité du problème. C’est ainsi qu’elle était d’ailleurs présentée à l’antenne. Et l’auditeur de se dire in petto : «C’est une bonne idée, et si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal… »

Sauf que… France Inter interroge un scientifique et, à l’étonnement du journaliste[1], celui-ci explique que ce qui consomme le plus d’énergie et qui est de loin le plus dangereux écologiquement, ce sont les variations de la consommation. Pour y faire face, on est obligé d’utiliser le charbon en plus du nucléaire et de l’énergie hydraulique. Bref plus la consigne sera suivie, plus cela va être écologiquement néfaste. Ce scientifique craint une variation de grande amplitude…

Si c’est exact, nous trouvons là un bel exemple de moralisme. C’est quoi le moralisme ? C’est l’intention morale qui, s’estimant bonne par essence, croit pouvoir se passer d’une démarche de connaissance. Intention morale, jugement moral, indignation morale, tout ce que vous voulez : dans ces différents cas de figure,  on se croit un chevalier du bien combattant le mal, comme Saint-Georges le dragon. On est dans l’évidence de ce qui est bien et mal. Et parce que c’est évident, on croit qu’il n’y a pas besoin de réfléchir, que les choses sont simples, qu’il suffit de prôner le bien et de protester contre le mal.

Morale de stéréotypes télé ! Le B A ba de la démarche sociologique consiste à découvrir qu’il existe des actions contre-productives, qui vont à l’encontre des objectifs que l’on prétend poursuivre, donc que la meilleure morale du monde ne peut se dispenser du savoir pour être un tant soit peu lucide sur elle-même, ce qu’elle est, ce qu’elle fait et les conséquences de ses actes.

 

Se vouloir chevalier du bien ne dispense ne dispense nullement de tenter d’être intelligent et n’est pas une excuse pour la bêtise primaire. Vous connaissez la formule qui désigne l’amour comme « l’infini à la portée des caniches ». Elle est très bonne quand l’amour est vite fait, mal fait. Elle ne s’applique pas quand on sait faire l’amour en artiste. Il en est de même du moralisme, c’est la morale mise à la portée des caniches. C’est la légitimation du simplisme et du premier degré. Cela justifie l’abrutissement à haute dose. Bref ce sont les bonnes intentions dont l’enfer est pavé. Alors que, paradoxe, le jugement moral doit être suspendu, mis entre parenthèse,  pour que s’effectue une véritable démarche de connaissance et qu’au bout du compte, le jugement moral soit…éclairé.

Lumineux, non ?

Bonnes intentions  (dont l’enfer est pavé)? A voir. Quand on participe à de telles actions sans s’interroger sur leurs conséquences, de quoi s’agit-il ? De lutter véritablement contre le réchauffement climatique ? Que nenni, car ce combat nécessite un engagement sérieux, une information rigoureuse, la connaissance de ce que la recherche scientifique peut dire de plausible sur la question. Bref cela demande du temps, de l’effort, de la ténacité. Certains sont engagés de cette façon, et c’est heureux. Mais beaucoup ne sont nullement dans une telle démarche, et cela n’a rien de honteux car on ne saurait être compétent ou engagé sur tout.

 Mais l’exigence démocratique + la communication de masse font que vous êtes pratiquement obligés d’être informés sur tout et d’avoir une opinion sur tout… la bonne (opinion) naturellement, celle qui vous permet de faire partie de la cohorte des chevaliers du bien, de communier avec les autres chevaliers du bien, de vitupérer avec eux contre le mal et ses agents.

Des actions comme celle qui est prônée pour ce jeudi soir ont comme fonction essentielle non d’avoir une efficacité quelconque, mais d’être « symbolique » comme l’indiquait le journaliste. Sauf que la signification symbolique n’était pas celle qu’il croyait. Il ne s’agissait pas, en fait, d’une protestation symbolique, mais d’accomplir une action qui met symboliquement son auteur dans le camp du bien, dans la lutte (éternelle !!) du bien contre le mal. Il s’agit de se rassurer : nous sommes sans doute en train de pourrir la planète, de léguer une planète invivable à nos petits enfants (si du moins ce que dit la science médiatisée est vrai), mais je n’en suis pas co-responsable, puisque je suis du côté de ceux qui protestent !

Il s’agit donc de conjurer l’incertitude, l’incertitude sur le réchauffement climatique et l’incertitude sur sa propre situation dans cette galère.

Et voilà comment on se fait avoir, comment on risque de participer à une action contreproductive.

Sans compter le symbole dérape : éteindre les Lumières parce qu’on est dans la méconnaissance, quelle belle signification philosophique non consciente!

***

Et si la laïcité, la culture laïque consistait à désacraliser cet archétype du combat du bien et du mal. A assumer l’ambivalence des choses et à tenter d‘avoir une action sobre, la plus lucide possible, qui part de cette ambivalence et tente de la dépasser ; une action qui se pose la question : « comment ne pas être contre productif » ? A savoir que, dans la plupart des domaines où l’on vous présente des vérités toutes faites et des comportements bien calibrés,à consommer de suite façon fast-food,  fast-thought, en fait on ne sait pas, en fait le plus probable est que les choses ne sont pas telles qu’on les dit.

Savoir qu’on ne sait pas. Mais dans certains domaines, chercher à savoir, à percer le voile d’ignorance socialement construite, à ses risques et périls, en sachant que cela peut vous conduire à vous écarter de la cohorte béate des chevaliers du biens qui, en toute bonne conscience, ne vont pas tarder à vous lancer des pierres. « Car les braves gens n’aiment pas que…L’on suive une autre route qu'eux », comme le chantait Brassens.

 

La fin de ma petite histoire n’est pas inintéressante : le pôvre journaliste avait l’air un peu embêté. Après son interview, il ne pouvait plus être totalement dans le 1er degré. Alors il a tenté de s’en sortir, et il a proposé à ses auditeurs d’éteindre leurs lumières non pas à 19h55, mais à 19h. Or 19h, c’est l’heure du journal sur France Inter. Etait-ce un coup vache contre son collègue ?  Il a un peu pataugé et s’est repris : éteignez vos lumières, mettez une pile dans votre transistor et écoutez France-Inter dans le noir.

Pratique : j’entends déjà le bruit de la vaisselle cassée, j’entrevois une lumière qui se rallume aussitôt, sans compter que : mettre une pile dans son transistor, est-ce bien écolo, Madame Michu ?

J’ai une meilleure idée : ce qu’il faut éviter avant tout ce soir à 19H55, c’est une variation de consommation électrique de grande amplitude. Il faut donc REEQUILIBRER. Alors, pour contrecarrer l’action écologiquement néfaste des chevaliers du bien, Chers internautes, soyons délibérément, nous, des chevaliers du mal : allumons toutes les lumières de notre appartement, des parties communes et de notre cave si nous en avons une. Que ces lumières brillent de mille feux. Ce sera Versailles, ce sera Byzance et, de plus, dame Planète nous en sera infiniment reconnaissante.



[1] Réel ou feint suivant qu’il s’agisse ou non de direct. Mais si c’était feint, le journaliste, nous le verrons, n’avait pas très bien pensé la chute de son propos.