23/09/2005
La SEPARATION, CRITIQUE DE L'UNIVERSALISME ABSTRAIT
LE TROISIEME IMPENSE DU CENTENAIRE :
Nous avons vu (cf les fiches sur Emile Combes et celle sur le premier impensé du centenaire) que le processus de séparation s’emboîte sur la politique d’anticléricalisme d’Etat mais que la campagne effectuée dans le quotidien républicain Le Siècle comme avec le projet rédigé par la Commission (président : Ferdinand Buisson, rapporteur : Aristide Briand), il s’éloigne de cet anticléricalisme d’Etat.
Reprenons un instant la campagne du Siècle, Raoul Allier, son artisan, propose la formule : « L’Eglise libre dans l’Etat politiquement à l’abri de ses menaces »[1]. Il ne semble donc pas rompre avec la rhétorique de la ‘République en danger’ mais, en fait, il la subvertit. Jusqu’alors cette rhétorique conduisait à demander des mesures de plus en plus dures ; chez Allier la République se met elle-même en danger si elle adopte une loi de séparation non libérale, qui brime l’exercice du culte. En effet seules les associations créées à cette fin pourront être réprimées : personne ne pourra empêcher les catholiques de former des associations lois de 1901 qui pourront être politico-religieuses et hostiles à la République. Implicitement, Allier montre qu’une démocratie donne toujours, dans une certaine mesure, à ses adversaires la liberté de la combattre en restant dans un cadre légal. Rien ne serait donc plus néfaste qu’une loi qui laisserait (en fait) « substituer entièrement un danger » en donnant « l’illusion d’y avoir paré ».
Par ailleurs, si l’Etat, après la séparation, continue à « intervenir sans cesse dans la vie des Eglises par le retrait ou l’octroi de faveurs arbitraires », de telles pratiques peuvent, par contre coup, favoriser un jour, « une réaction politique, un gouvernement clérical », ce pouvoir clérical « aura été armé par la République pour opprimer à son aise les consciences ».
Allier demande donc la liberté pour tous et l’égalité de traitement entre les religions et les « associations antireligieuses » mais n’en reste pas là. Il espère également que la séparation produira des divisions au sein du catholicisme français et défend avec persistance, les droits d’éventuels groupes futurs catholiques dissidents, catholiques républicains. Il revient « sans cesse » sur ce sujet : si la loi est libérale et que le pape la refuse, qui sait si les paysans « ne se grouperaient pas autour d’un prêtre décidé à marcher avec ses fidèles plutôt qu’avec Rome ? ». Il ne faut rien faire, selon lui, qui gène une telle possibilité. Il faut penser non seulement aux « minorités religieuses (…) qui existent aujourd’hui » mais aux « autres » qui peuvent surgir « demain », aux possibles « fractures » et « schismes dans le catholicisme ».
La séparation que prône Allier est libérale[2], sans être pour autant favorable à la prise en considération de l’unité hiérarchique catholique. De même, le projet élaboré par la Commission parlementaire fait indéniablement preuve de libéralisme, tout en rendant possible la création d’associations cultuelles catholiques qui se sépareront de Rome et des évêques. N’est-ce pas d’ailleurs logique : après la séparation, il ne revient plus à la République de garantir l’unité de l’Eglise catholique, comme elle le faisait sous le Concordat.
Les évêques estiment, au contraire, indispensable que la séparation prenne en compte cette organisation « monarchique « (l’abbé Gayraud, au Parlement). Ce problème va donc se trouver au cœur des débats parlementaires. Francis de Pressensé, député socialiste et Président de la Ligue des droits de l’homme, propose alors un ajout à l’article 4, article capital car il fixe l’attribution des biens.
Cet article 4 modifié impose une condition aux associations cultuelles qui se verront attribuer les biens des “ établissements publics du culte ” : elles doivent “ se conformer aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ”. Cela signifie implicitement que les associations catholiques devront respecter l’autorité des évêques sauf à se trouver matériellement et symboliquement pénalisées par la République. Cet ajout est accepté par le rapporteur de la Commission Aristide Briand et par Jean Jaurès ; il est par contre combattu par Ferdinand Buisson (le président de la Commission).On peut trouver heureux que Briand l’ait emporté sans sombrer dans le risque d’écrire l’histoire des vainqueurs. Certains tombent dans ce travers tel Jean-Paul Scot qui traite d’adeptes d’ « un anticléricalisme intolérant » les adversaires de cette adjonction.[3] Cela permet de maintenir dans l’impensé l’enjeu du débat qui n’est rien moins que l’universalisme abstrait républicain.
La victoire des « accommodeurs » contre les « républicains » :
On peut multiplier les citations qui montrent que l’enjeu est bien là : Jean-Marie Mayeur et, Yves Bruley en ont donné d’importantes, facilement consultables[4]. J’en ajouterai deux peu connues et fort intéressantes. D’abord, une citation du député radical du Loiret, Alfred Vazeille . Pour lui, si on s’en tient « sur le terrain des principes laïques », il ne faut pas considérer « l’organisation actuelle » de l’Eglise catholique : « Ce que nous devons considérer, ce sont des citoyens catholiques qui nous réclament et à qui nous devons le reconnaître, le droit de s’associer en vue de l’exercice d’un culte. » Et il insiste : « ce sont les citoyens catholiques, (c’est) la collectivité des individus catholiques groupés en association qui a droit (au) patrimoine (cultuel catholique) ; ce n’est pas tel ou tel évêque envoyé par Rome »[5].
Ensuite, une citation de Ferdinand Buisson lui-même : avec la séparation, « l’Etat ne connaît plus l’Eglise en tant qu’entité ou que hiérarchie officielle, en tant que personne publique. Plus de Concordat, plus de traités entre ces deux pouvoirs. Mais l’Etat connaît des citoyens français catholiques et, ayant (…) le sens des réalités, il envisage uniquement ces bénéficiaires auxquels il attribue la jouissance gratuite et indéfinie de toutes les églises. (…) M. Gayraud craint que ce ne soit un acte incompatible avec l’esprit monarchique de l’Eglise. Je l’ignore, mais je n’ai pas besoin de le savoir : je sais seulement que c’est le régime de la France. Nous nous bornons à appliquer aux catholiques la loi qui règle le contrat des associations pour tous les Français, la loi de 1901. (…) Voila notre crime ! Voila la machination de schisme tant de fois dénoncée. »[6]
Cette perspective possède une grande cohérence interne : avec la séparation, il n’existe plus de « cultes reconnus » (article 2 de la loi) et donc la République « garantit le libre exercice des cultes » (article 1) à ses citoyens, non à des groupements intermédiaires. « Le projet de loi, écrit Lanessan, dans le quotidien Le Siècle, avant la modification de l’article 4, ne détruit pas plus la hiérarchie des Eglises qu’il ne supprime les relations entretenues aujourd’hui par les fidèles de chaque Eglise avec leurs pasteurs. C’est à ces derniers qu’il appartiendra de maintenir l’autorité dont ils jouissent sur les adeptes de leur religion. S’ils sont habiles, ils seront respectés et obéis ; s’ils ne le sont pas, ils seront abandonnés ou négligés. L’Etat n’aura point à s’en occuper. »[7].
Un tel discours est incontestable sur le plan de « l’idée républicaine »[8] : la liberté collective est le prolongement de la liberté individuelle, c’est pourquoi la Constitution de 1791 « garantit (…) la liberté à tout homme d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ».[9] C’est aussi la perspective de la loi sur les associations et à laquelle Waldeck-Rousseau était particulièrement attaché.
Mais ce discours est inacceptable pour la hiérarchie épiscopale, pour Rome qui craint encore plus le « schisme » et le développement d’un catholicisme républicain que la perte du budget des cultes. Aussi Briand ne répond pas aux arguments de ses interlocuteurs, il martèle comme un leitmotiv que la loi doit être « acceptable » par l’Eglise catholique. C’est le but du fameux ajout à cet article 4. Pressensé explique à la Commission : « J’ai pris un article qui figurait dans la législation de certains Etats américain et l’article appliqué récemment par la Chambre des Lords dans une affaire qui a fait grand bruit en Ecosse et dans toute l’Angleterre. »[10] Là, en logique avec la conception anglo-saxonne de la démocratie, le pouvoir politique avait respecté la constitution des Eglises séparées de lui. La représentation de la liberté est, dans cette culture politique, différente : la liberté collective n’est pas un simple prolongement, elle constitue une dimension de la liberté individuelle.Ce mode de raisonnement est étranger à la tradition républicaine française. La loi de séparation comporte, dans son article le plus important (« La séparation est faites s’écria Jaurès quand il fut adopté »), un élément de la culture politique anglo-saxonne transplanté dans la culture politique du républicanisme français.
Pourquoi les historiens français minimisent en général cet aspect alors que, cette dernière décennie, plusieurs historiens ont insisté sur l’importance des « transferts culturels » et la nécessité de ne plus penser dans le seul cadre de l’histoire nationale ?
La séparation ne s’effectua pas sans un conflit interne entre partisans d’une séparation libérale. Ceux qui recherchaient un ‘accommodement raisonnable’[11] avec l’Eglise catholique l’ont emporté sur ceux qui privilégiaient la cohérence avec l’idée républicaine[12]. Pourtant le pape interdit à des évêques, prêts à élaborer des statuts d’associations cultuelles canonico-légales[13], de se conformer à la loi de 1905. Après avoir eu quelques velléités de soutenir les mouvements qui entendaient organiser malgré tout des cultuelles catholiques, le gouvernement y renonça rapidement La plupart du temps, cela découragea en amont les tentatives. Il se produisit cependant quelques cas révélateurs comme celui de Saint-les Fressin et Torcy (Pas-de-Calais) où le Conseil d’Etat donna raison à l’évêque qui avait désavoué le desservant (qui est là depuis 1899) parce qu’il avait créé une cultuelle conforme à la loi et attribua les deux églises à un nouveau desservant qui, lui, ne créa pas d’association cultuelle, par obéissance à sa hiérarchie[14].
L’aspect pacificateur de la loi de 1905 aboutit donc à un paradoxe : au nom de cette loi, la République donne raison aux prêtres qui refusent d’appliquer cette loi contre les prêtre qui voulaient s’y conformer.
Vous voyez que je n’avais pas tort, il y a quelques jours (cf la Note Contre le National universalisme et pour une laïcité critique) de vous dire qu’il ne fallait pas laisser son esprit critique au vestiaire quand on étudie la laïcité. Qu’on en soit content où qu’on le regrette (tous les jugements de valeurs sont possibles et permis sur cette question), il n’empêche : la séparation de 1905 n’a réussit qu’en articulant l’universalisme dit républicain et la conception anglo-saxonne de la liberté[2] Il n’hésite pas à protester contre des mesures qui toucheraient le seul catholicisme (cf. 69-73).
[9] Titre Ier
[12] On peut aussi dire que Briand, Jaurès, Pressensé se rattachant à une culture syndicaliste et socialiste étaient davantage prêts à admettre que la liberté collective est une dimension de la liberté individuelle que Buisson et Clemenceau parties prenantes de la culture radicale. N’oublions pas que la loi Le Chapelier est une loi réprimant les corporations.
[13] Ils avaient approuvé par 59 voix contre 17 le projet de statut présenté par Mgr Fulbert-Petit, archevêque de Besançon.
19:30 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (3)
20/09/2005
CONTRE LE NATIONAL UNIVERSALISME
POUR UNE LAÏCITE CRITIQUE
En 1886, au moment de la laïcisation de l’école publique, était créée la « section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des Hautes Etudes », chargée d’étudier les religions à partir d’une démarche de connaissance, de la démarche critique propre à toute étude universitaire, scientifique. Que de bruits et de fureurs : on ne peut pas étudier les religions ainsi affirmaient beaucoup de catholiques influents : où on vit sa religion et on est pour, où on ne la vit pas et on est contre, pas de neutralité, pas d’objectivité possible (l’historien Emile Poulat raconte ce vif débat dans son livre Liberté, laïcité, La guerre des 2 France et le principe de la modernité, Cujas-Cerf, 1987). En 1986, nous avons fête le centenaire. J’étais alors le président de la section, j’ai invité toutes les familles de pensée… et elles sont venues, y compris des personnalités religieuses. Tout un chacun acceptait le principe d’une démarche critique et objectivante pour l’étude des religions.
Mais il ne semble pas qu’il en soit de même en France pour la laïcité. Quand ma chaire d’ « Histoire et sociologie de la laïcité » a été créée, en 1990, certains intellectuels ont déclaré alors : « la laïcité, cela ne s’étudie pas, cela se vit », adoptant une attitude proche de celle des catholiques de 1886, indice de leur rapport religieux à la laïcité, devenue une « religion civile ». J’ai souvent entendu des phrases analogues, et encore récemment, à propos de l’étude du fait religieux. OK pour une étude du « fait religieux » selon les démarches des sciences humaines, mais pas question que la même approche critique soit faite de la laïcité. J’ai même réentendu, telle quelle, la fameuse phrase : « la laïcité, cela se vit, cela ne s’étudie pas », indice qu’elle doit circuler, telle un stéréotype. Et il en est de même, chez les mêmes, de la « République » Il y a quelques semaines, alors que je participais à une université d’été d’une organisation de gauche, une personne, membre du « Conseil scientifique de cette organisation », faisait, comme si j’étais alors, forcément, un partisan du « modèle anglo-saxon », sous prétexte que j’avais une approche critique du « modèle républicain » (français). J’ai rétorqué que l’on pouvait être critique à l’égard de tous les modèles. Mais j’ai bien senti qu’une telle énonciation comportait un parfum de blasphème…
Pourtant une telle démarche critique est bien nécessaire car dans les propos de mes interlocuteurs, il y avait un formidable vice de forme : un modèle laïco-républicain idéalisé était opposé à un modèle anglo-saxon où la critique était parfois poussée jusqu’à la diabolisation. Et toute réalité ne correspondant pas au modèle idéalisé (et il y en avait pléthore, dans l’histoire et aujourd’hui), tout ce qui étaient des contre exemples des propos péremptoires énoncés, tout cela ne pouvait être prise en compte car, alors, ce n’était pas la « vraie » laïcité ni la « vraie » République. Ce qui signifiait qu’à la limite, la laïcité et la République ne correspondaient à aucune réalité empirique, n’existaient que dans le pur ciel des idées… Si on parle de laïcité idéale, République idéale alors il faut comparer avec un modèle anglo-saxon lui-même idéal. Il faut comparer l’idéal avec l’idéal, le réel avec le réel, sinon on truque, on se donne bonne conscience (une bonne conscience française, bien chauvine !) à bon compte.Et en fait, le discours ne pouvait pas complètement rester dans le pur ciel des idées, alors quelques exemples soigneusement choisis étaient donnés comme preuve… alors que pour d’autres, il y avait déni de réalité. Autrement dit on choisissait les « bons » exemples quant il s’agissait de la France et les « mauvais » quant il s’agissait de l’Amérique et de l’Angleterre.
Quelle naïveté : ceux qui Outre-manche et Outre-atlantique font l’inverse aboutissent facilement au résultat inverse. Et chacun peut se conforter dans son chauvinisme, croire que son modèle est universel à lui tout seul. Ne vous laissez pas impressionner par de tels tours de passe-passe, par ce terrorisme intellectuel.Attention au national universalisme, au national républicanisme où l’exaltation de la République est une manière déguisée d’exalter la France, de mettre entre parenthèse tout esprit critique. Ainsi un de mes interlocuteurs a pesamment expliqué que dans le système anglo-saxon, tous les individus étaient égaux, mais il y avait des gens plus égaux que les autres. Bien sûr, mais quels propos boomerang ! Un baril de lessive en cadeau à celle ou celui qui me démontre qu’il en est autrement en France !
. La laïcité implique l’esprit critique. On l’affirmera bien fort et on prétendra lutter, à partir de là, contres les « intégrismes ». Mais cela signifie la possibilité de critiquer ce qu’est concrètement la laïcité, sinon la laïcité est sacralisée et l’obscurantisme n’est pas loin. Dans mon ouvrage Laïcité 1905-2005 je parle d’ailleurs de cette tension nécessaire et importante entre l’idéal laïque et la laïcité réelle. Quand l’invocation de l’esprit critique ne sert qu’à délégitimer l’adversaire et à se justifier soi-même, on se trouve exactement dans le même schème idéologique que celui que l’on dénonce. Alors, bien au chaud, on se conforte entre gens du même avis, et on voue aux gémonies tous les autres, ces laïco-traitres !
Ce qui est particulièrement significatif, c’est que ce sont celles et ceux qui accusent très facilement des musulmans de « double discours » qui sont, en fait, dans ce double discours total. Comme si, en étant des obsédés du « double discours », ils parlaient d’eux même sans en avoir conscience.
Quand on étudie la laïcité, il faut essayer d’avoir la même rigueur, de faire le même travail d’archive et d’enquête, d’opérer la même objectivation, le même travail de conceptualisation aussi, que dans n’importe quelle discipline scientifique. Si j’aime beaucoup parler de la laïcité hors de France c’est précisément parce qu’on ne cherche pas là, à idéologiser immédiatement mes propos, à savoir si je défends une « laïcité ouverte » ou une « laïcité républicaine ». Non, on m’attend sur le sérieux de mon argumentation, sur la minière d’administrer la preuve, sur ma capacité à rendre compte de mon objet d’études. Et alors, là, les débats sont passionnants.
Cet esprit critique, cette démarche d’objectivation n’empêchent pas, par ailleurs, l’engagement et le débat d’idées. Il en est au contraire le soubassement. Mes opinions ne se confondent pas avec mon savoir. Elles ont leur part de subjectivité et correspondent en partie à mes expériences personnelles, à mon individualité propre. Mais ces opinions se nourrissent de ce savoir et peuvent évoluer en fonction de lui. La laïcité critique est aussi une tension enrichissante entre le savoir et l’opinion. Les 2 sont légitimes, à condition de ne pas les confondre.
Au bout du compte DEUX ECUEILS sont à éviter : croire qu’il ne peut pas exister de démarche objectivante, d’objectivité relative (comme la richesse est relative et cependant gagner 8000 € par mois, ce n’est pas pareil qu’en gagner 800 !), croire à une objectivité absolue. L’histoire doit être la plus objective possible, mais elle est toujours une tension entre la science et la fiction. C’est (notamment) pour cela qu’après avoir écrit des livres « savants » je publie maintenant un roman
Dans ce blog, Note après Note, je tente donc de mettre en œuvre cette démarche de laïcité critique. Et manifestement, il y a du répondant puisque un peu moins de 9 mois après sa création, il a reçu plus de 18000 visites. Depuis 10 jours, le nombre de visites varie entre 129 et 162 chaque jour. Merci.
On continue ? OK. A bientôt alors pour le troisième des quinze impensés du centenaire de la séparation... Comme vous le verrez, il est une illustration parfaite du propos d'aujourd'hui. En effet, il vous montrera que, qu'on le déplore ou que l'on s'en réjouisse peu importe, la loi de séparation ne se situe pas dans la ligne de l'universalisme abstrait dit "républicain" et c'est pour cela qu'elle put pacifier le conflit des "deux France".
A très bientôt
22:30 Publié dans ACCUEIL | Lien permanent | Commentaires (2)
18/09/2005
LAÏCITE CRITIQUE
Je vous avais annonçé la Note "Laïcité critique" pour ce dimanche 18 octobre, mais j'ai un travail fou et ce sera plutôt mardi 20.
En attendant, pour vous consoler, lisez les deux premiers impensés du centenaire. Vous allez vous demander quels sont les 13 autres et le suspens sera tel que vous aurez du mal à dormir (attention, cela va durer jusqu'au 9 décembre où Hercule Poirot dévoilera le 15ème impensé!)
09:22 Publié dans ACCUEIL | Lien permanent | Commentaires (0)
17/09/2005
LE SECOND IMPENSE DU CENTENAIRE
La LAÏCITE DE 1905 N’EST PAS UNE « EXCEPTION FRANCAISE »
(Catégorie: Les quinze impensés du centenaire)
(Résumé: nous avons vu, il y a une semaine, le premier impensé: la divergence entre la poursuite de la "laïcité intégrale", les années précédent 1905, et la démocratie. Vous trouverez le récit de ce 1er impensé dans la Catégorie "Les quinze impensés du Centenaire", à la suite de celui-ci. Voyons maintenant le second impensé, celui qui est lié en la croyance en un "laïcité exception française")
***
Si la poursuite de la « laïcité intégrale » au tournant du XIXe et du XXe siècle peut être qualifiée d’ « exception française » (encore que, ultérieurement, la Révolution mexicaine, avec la Constitution de 1917, et la laïcisation kémaliste à partir de 1924 s’en rapprochent dans une certaine mesure), cela n’est pas le cas de la démarche de la Commission parlementaire de séparation des Eglises et de l’Etat, et surtout de son rapporteur Aristide Briand. Qu’on en juge.
Dans son Rapport à l’Assemblée Nationale, Briand estime « indispensable d’examiner quel est le régime légal adopté dans les autres pays ». Il ne peut le faire que brièvement mais estime qu’une « vue d’ensemble » suffit pour « faire comprendre la continuité de cette évolution qui, par des degrés successifs, conduit les nations de l’antique régime théocratique à celui de la complète laïcité. » Rappelons que nous sommes alors en 1905, c'est-à-dire il y a un siècle.
Briand a ici une perspective porche de celle de Buisson quand ce dernier théorisait pour la 1ère fois la laïcité (cf le début de mon ouvrage Laïcité 1905-2005 entre passion et raison). Mais, plus explicitement que Buisson, il va donner un panorama fort intéressant de différents pays. Il les classe dans une typologie très significative.1èr groupe : les pays qui sont encore dans une « phase quasi théocratique » où l’Etat, « étroitement uni à (une Eglise), reconnaît la prédominance d’une religion sur toutes les autres et n’admet que des institutions sociales conformes au principes de cette religion. » Il s’agit de l’Espagne et du Portugal pour l’union avec l’Eglise catholique, de la Russie , de la Grèce, de la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie pour l’union avec des Eglises orthodoxes et de la Suède et de la Norvège pour l’union avec des Eglise luthériennes.
Là existent encore une « religion d’Etat, au sens ancien de l’expression, comme ’religion dominante’ ». Mais même dans ces pays, des évolutions se font sentir : ainsi, « les principes de société moderne ont du être proclamés dans les textes constitutionnels » de l’Espagne et du Portugal. Cependant la liberté de culte y est encore limitée.
2ème groupe : de nombreux pays ont atteint, affirme Briand, « le second stade, celui de la demi laïcité : ils proclament les principes de la liberté de conscience et de la liberté des cultes, mais considèrent néanmoins certaines religions déterminées comme des institutions publiques qu’ils reconnaissent, protègent et subventionnent ». Ainsi en Prusse et dans les autres Etats allemands, en Autriche « il n’y a pas une ‘religion dominante’, une religion d’Etat exclusive de toute autre ; mais plusieurs religions ont un caractère officiel tout à fait semblable à celui des cultes reconnus » de la législation française d’alors.
Briand met donc la France du régime Concordat-cultes reconnus parmi les pays qui sont dans une demi laïcité. Je ne connaissais pas encore ce rapport d’Aristide Briand quand j’ai élaboré, dans les années 1980 « ma » théorie des seuils de laïcisation (rapportés, sous différentes formes dans mes ouvrages depuis 1990, notamment dans le « Que sais-je ? » et dans l’ouvrage cité plus haut). Je suis frappé de constater que ce que je qualifie de premier seuil de laïcisation correspond fort bien à cet état de « demi laïcité » dont parle Briand. Je comprends mal que les philosophes qui estiment que cette théorisation est une sorte de trahison de la laïcité puissent se réclamer de Briand. Mais il ne s’agit pas de leur seule contradiction !
Briand parle aussi de la Belgique, des Pays-Bas, de la Hongrie, de l’Italie, de l’Equateur pour ce groupe de « demi laïcité ».
3ème groupe : « dans quelques pays d’Europe et surtout dans plusieurs grandes républiques américaines apparaît le troisième terme de l’évolution » indique Briand et il précise : « L’Etat est alors réellement neutre et laïque ; l’égalité et l’indépendance des cultes sont reconnues ; les Eglises sont séparées de l’Etat »
En fait, dans les 3 pays européens cités, Irlande, Grande-Bretagne et Suisse, pour les deux derniers la séparation n’est pas complète. Il y a toujours des Eglises officielles mais, et c’est là-dessus que Briand focalise son attention, « on rencontre à côté des Eglises officielles, des Eglises libres séparées de l’Etat ; et (…)l’Eglise catholique est au nombre de ces Eglises libres », à côté d’Eglises protestantes libres.
Donc le régime de séparation est, en fait, « faiblement et incomplètement mis en pratique en Europe ». Mais il est, « au contraire, largement adopté dans le Nouveau Monde ; le Canada (…), les Etats Unis, le Mexique n’en connaissent point d’autres. On le rencontre encore dans la jeune république de Cuba, dans trois République du Centre Amérique et enfin dans le plus important des Etats de l’Amérique du Sud : les Etats-Unis du Brésil ».
La aussi, il est très intéressant de constater que Briand estime que la séparation existe de fait au Canada et que ce pays est laïque. La perspective de Briand est donc proche de celle que développe Micheline Milot dans ses divers travaux (cf son ouvrage Laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002 et ses contributions dans les 2 ouvrages collectifs que j’ai dirigés : La Laïcité à l’épreuve, religions et libertés dans le monde, Universalia, 2004 et De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité, l’Aube, 2005). De même, on lira (toujours dans La laïcité à l’épreuve) la contribution de Roberto Motta sur le Brésil.
Sur les Etats-Unis, Briand a un jugement nuancé. Il indique que « le principe de laïcité et de la neutralité de l’Etat est consacré dans la constitution fédérale » américaine. Mais ajoute que les Etats-Unis ont une « conception spéciale de la laïcité » où il y a « séparation juridique, mais une véritable union morale entre l’Etat et les Eglises » et développe, à partir de là de fort intéressantes remarques.
Notons que l’Amérique, perçue de manière moins nuancée que ne le fait Briand, sera le grand pays de référence des débats de la séparation. Partisans (Jaurès notamment) de la séparation et députés réservés à son égard citent laudativement l’Amérique, les premiers comme un exemple à suivre, les seconds pour déplorer que la séparation qui se prépare en France ne laissera pas (selon eux) la même liberté aux Eglises que la séparation américaine.
Notons aussi, que la séparation française ne va pouvoir réussir qu’en empruntant une disposition essentielle à la législation américaine : nous y reviendrons quand nous traiterons du fait que la séparation de 1905 a pris ses distances avec la logique de « l’universel abstrait républicain » (français)Sur les Etats-Unis, cf. notamment les travaux d’Isabelle Richet et la contribution de Fabienne Randaxhe dans De la séparation…à l’avenir de la laïcité.
Ce qui plait le plus à Briand est la laïcité mexicaine (elle est alors plus libérale qu’elle ne le sera de 1917 à 1992) : « Le Mexique, écrit-il, possède la législation laïque la plus complète et la plus harmonique qui ait été jamais mise en vigueur jusqu’à ce jour (…) : il connaît réellement la paix religieuse » et l’Eglise catholique est toujours forte, elle « ne parait pas avoir souffert du régime légal assez strict mais non oppressif dans lequel elle vit. »
Sur le Mexique : cf. la contribution de Roberto Blancarte dans De la séparation…à l’avenir de la laïcité.
On peut donc constater que l’esprit du principal auteur de la loi de 1905 est à l’opposé d’une « laïcité exception française ».
Nota Bene : on trouvera les 15 pages du rapport Briand sur le site de la Ligue française de l’enseignement : www.laicite-laligue.org
AINSI, POUR BRIAND, comme pour Buisson d’ailleurs, IL N’Y A PAS UN (voire deux ou trois) PAYS LAÏQUE(s), ET LES AUTRES QUI NE LE SERAIENT PAS. IL EXISTE, au contraire, DES PAYS PLUS OU MOINS LAÏQUES, DES PAYS EN TRAIN DE DEVENIR PLUS LAÏQUES QU’ILS NE L’ETAIENT AVANT. LA LAÏCITE EST UNE MARCHE.
IL EXISTE également chez Briand DES FACONS DIFFERENTES DE VIVRE LA LAICITE. (cf. la laïcité américaine comme forme un peu « spéciale » de vivre la laïcité).
Et vous aurez remarqué que sous propos sous entend une DEFINITION NON SUBSTANTIVE DE LA LAÏCITE, et plus encore UNE DEFINITION TRES LARGE OU LE PLURALISME S’AVERE UN CRITERE DECISIF (ainsi il peut exister, par exemple, des « demi laïcités » avec un système de « cultes reconnus »).
Avec la séparation, la France va passer d’un stade de « demi laïcité » à une laïcité plus conséquente qui, affirme Briand, vivent déjà plusieurs pays, notamment des deux Amériques. A chaque fois donc la France n’est pas seule de son espèce. LA MANIERE D’ENVISAGER LA LAÏCITE EST DONC DECONNECTEE DE L’EXPERIENCE FRANCAISE ; ELLE EST D’EMBLEE INTERNATIONALE ; BIEN DIFFERENTE DE LA VULGATE ET DU NOMBRILISME D’AUJOURD’HUI.
LA COMMEMORATION DU CENTENAIRE A INTEGRE LE FAIT QUE LE « PERE » DE LA SEPARATION EST BRIAND ET NON COMBES. ON LOUE BRIAND DE SON LIBERALISME, MAIS L’A-T-ON VRAIMENT COMPRIS ?(Bientôt je vous expliquerai pourquoi, après avoir été parmi les historiens qui ont contribué à mettre en valeur la figure de Briand et à dire que la laïcité de 1905 n’était pas celle du « petit père Combes », j’ai estimé nécessaire de remettre en avant la figure de Combes (et de lutter contre son actuelle diabolisation ou mise à l’écart) dans mon roman : Emile Combes et la princesses carmélite, improbable amour (l’Aube) qui, rassurez-vous paraît bientôt (le 14 octobre)
22:55 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (0)
15/09/2005
POLITIQUE ET RELIGION (suite) : MINORITES RELIGIEUSES ET ISLAM
(Suite de la Note: "En France aujourd'hui, politique et religion")
Rappel: tous les textes publiés dans ce Blog ne peuvent être reproduits sans l'autorisation de l'auteur.
Les citations doivent mentionner la référence (http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com)
(de nouvelles Notes -comme "Le second des quinze impensés de la séparation" et "Pour une laïcité critique"seront mises samedi et dimanche)
(Résumé du chapitre précédent: diverses enquêtes montrent que les catholiques français ont intériorisé les idéaux de la laïcité et ne se retrouve pas dans les positions officielles de leur Eglise. La laïcité française n'est pas "apaisée" pour autant...)
Mais comme nous l’avons dit la vision dominante de la religion en France est ambivalente et, si 78% des Français estiment le facteur religieux comme un besoin essentiel dans l’existence, 59% craignent une trop grande importance de la religion dans le monde (et 47% en France)[1], religion qu’ils perçoivent souvent à travers ce qu’en disent les médias. Le conflit des deux France a été un conflit politico-religieux et la religion revêt presque immédiatement en France une signification politique. C’est pourquoi peu avant 1905, on espérait que la séparation favoriserait l’éclosion d’un « catholicisme républicain »[2], comme aujourd’hui beaucoup de personnalités politiques parlent de la nécessité d’un « islam modéré », voire un « islam républicain ». C’est aussi dans ce contexte, que l’Etat républicain estime devoir garantir la « liberté de penser » face à des phénomènes religieux trop englobants[3].Le pouvoir politique commence à se soucier de groupes religieux, ou à la frontières du religieux et du non-religieux, qualifiés de « secte » à partir du milieu des années 1980 et, suite à diverses affaires parfois douloureuses, cette préoccupation devient importante dans les années 1990[4]. Sur le plan juridique, cela abouti à la loi du 12 juin 2001 contre « les mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme » (la formulation initiale visait « les associations ou groupements à caractère sectaire »)[5]. Loi spécifique contre des dites « sectes » dans son intitulé, mais dont l’application est controversée : pour le rapporteur au Sénat la loi s’applique à tout groupement dont les activités aurait « pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétition psychologique ou physique des personnes qui participent à ses activités » (article 20), ce qui lui donne un caractère général. Par contre la rapporteuse à l’Assemblée Nationale affirme : « En aucun cas ne saurait être visés les syndicats, les groupements professionnels ou les mouvements politiques », ce qui lui donne un caractère discriminatoire.
Au-delà de « l’ambiguïté de la position du législateur »[6], le contexte général entraîne une certaine défiance de l’administration, dont l’importance dans la gouvernance politique est énorme, envers ce qui ne semble pas ‘religieusement correct ‘. En 2003, un document de la Fédération Protestante de France dénonce « la montée depuis une quinzaine d’année d’un climat de suspicion à l’égard du religieux et notamment, pour ce qui concerne la fédération protestante, à l’égard d’associations évangéliques qui, dans leur travail d’accueil de jeunes, par exemple, se voient subitement retirer les aides qui leur étaient précédemment octroyées »[7]. Le président de cette Fédération, Jean Arnold de Clermont, a réitéré ce propos le 4 septembre 2004 lors de l’Assemblée annuelle des protestants au Musée du Désert (lieu de résistance des Camisards contre l’interdiction du protestantisme opérée en 1685 par Louis XIV). Entre temps, en février 2005, le maire de Montreuil, une commune de la banlieue parisienne, avait -sous le prétexte de vérifier la conformité des locaux- interrompu des cultes de communautés protestantes haïtienne, antillaise et africaine.
Mais la Fédération Protestante réclame également certaines modifications de la loi de 1905, notamment sur deux points : le fait que les modifications apportées à la loi de 1901, loi générale sur les associations s’appliquent automatiquement à la loi de 1905 ; la transformation de l’article 19 de la loi, définissant les associations cultuelles. Il indique que « ces associations devront avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte », la FPF voudrait que le « exclusivement » soit remplacé par « principalement ». Cette seconde demande, due à des problèmes pratiques rencontrés par les églises locales dans leurs activités sociales, touche cependant au symbolique : la loi voulait établir une claire distinction entre le religieux et le politique. Par ailleurs, cette question renvoit à celle des dites « sectes » puisqu’un des principaux problèmes au niveau des représentations sociales les concernant est le déplacement et l’euphémisation de la frontière entre le religieux et le non-religieux. Le discours de la FPF n’est donc guère entendu et il a une conséquence paradoxale : celle de faire apparaître l’Eglise catholique comme un défenseur de la loi de 1905, alors que cette organisation religieuse bénéficie des accommodements effectués par les lois de 1907 et 1908 et par l’accord avec le Saint-Siège de 1923-1924, suite à l’interdiction faite aux catholiques français par le pape Pie X d’appliquer la loi de 1905.
La frontière entre le religieux et le non-religieux est également un enjeu fort des débats concernant l’islam. L’hebdomadaire Elle[8] publie, à la fin de 2003, un manifeste signé par des comédiennes et des intellectuelles en faveur d’une loi interdisant « le voile islamique à l’école et dans l’administration publique » et, plus largement, « tous les signes visibles religieux ». L’article présentant ce manifeste précise : « le voile n’est pas un symbole religieux (il n’y a aucun consensus des exégètes de l’islam sur la question) mais bien le marquage d’un sexe par un autre, un outil d’oppression hérité d’une longue tradition patriarcale destiné à désigner la femme comme un être éternellement impur dans le regard de l’homme et éternellement mineur dans son statut social. Et cette dialectique de l’obscurantisme et du fondamentalisme est révoltante ». Par contre, des adversaires de cette loi font remarquer qu’un tel discours nie la possibilité pour une femme de porter librement le « foulard » et que cela se situe dans la ligne de l’antiféminisme laïque qui, pendant longtemps, a refusé le droit de vote aux femmes, considérées comme soumises à l’emprise cléricale et devant donc être éduquées, émancipées par la laïcité républicaines (et elles ne l’étaient jamais assez) [9]. On peut constater, en tout cas, que la position dominante des féministes sur cette question est diamétralement opposée des deux côtés de l’Atlantique sans qu’existe une véritable confrontation des points de vue.Depuis 1989, la question du « foulard » ou du « voile islamique »[10] occupe une place importante dans la vie politique française. La première « affaire » (automne 1989) a suivi de peu la fatwa de l’imam Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie (février 1989). Cela a fortement contribué à faire estimer par une partie de l’intelligentsia et des enseignants, à tort ou à raison, que le « voile » menaçait la liberté de penser. Par ailleurs, cette affaire est intervenue juste après l’adoption d’une loi donnant certains droits aux élèves (loi Jospin, juillet 1989) et elle a été considérée comme la première conséquence de cette loi. De même aujourd’hui, certains s’indignent que certaines femmes « musulmanes » refusent de se déshabiller devant des médecins hommes (et insistent sur l’influence des maris dans cette affaire)[11]. Or ce fait se passe également dans le contexte de la loi Kouchner de 2002 donnant des droits aux malades[12]. Dans le cadre du conflit des deux France, les institutions scolaire et médicale ont joué dans ce pays un rôle de légitimation politique des régimes se réclamant de 1789 et spécialement du régime républicain. En effet, ne pouvant pas se légitimer par la religion, ces régimes devaient opposer la « marche du progrès », la coïncidence du progrès technique et scientifique et du progrès social et moral au « passéisme » religieux. Ecole et médecine ont, en conséquence, été l’objet d’un enchantement séculier plus fort que dans les autres pays démocratiques et aujourd’hui le désenchantement des institutions séculières, les modifications du rapport de force entre l’institution est l’individu revêt, en France, une signification plus politique qu’ailleurs (J. Baubérot, 2004). De part ses caractéristiques culturelles et religieuses spécifiques, de part aussi la position dominante de ses membres dans la société française, l’islam constitue une caisse de résonance de ces changement politico-symboliques. Mais, faute d’une analyse générale, beaucoup prennent la caisse de résonance pour la cause.
Il s’est opéré un renversement de la perception politique dominante des religions entre le tournant du XIXe et du XXe siècle et le tournant du XXe et du XXIe siècle[13]. Il y a un siècle l’idéologie laïque et républicaine dominante estimait, à tort ou à raison, que les congrégations, voire le « cléricalisme » largement entendu constituait une « menace » politique contre laquelle il fallait se défendre[14]. Elle considérait plus favorablement l’islam[15] que le catholicisme. Nous pouvons regrouper les arguments mis en avant en trois raisons principales.
La première tient à la représentation de la structure théologique des deux religions. Des dogmes catholiques[16] tels la Trinité, la transsubstantiation, la naissance virginale de Jésus, la résurrection,… étaient considérés comme une offense à la Raison et à la Science. Les nouveaux dogmes : l’immaculée conception de Marie et l’infaillibilité pontificale aggravaient cet aspect « obscurantiste ». Au contraire, l’insistance islamique sur l’unicité de Dieu, la simplicité de la religion musulmane en matière de dogmes, s’accordaient assez bien avec l’imaginaire de la tendance spiritualiste de la libre-pensée.
La seconde raison porte sur la structure institutionnelle des deux religions : l’islam semblait une religion bien moins « cléricale » que le catholicisme : ni pape, ni évêque ni hiérarchie. Pas même de clergé affirmait-on ; en tout cas pas de prêtre célibataire ayant prononcé des vœux le différenciant des « laïcs ». Là encore l’islam apparaissait favoriser une piété individuelle plus proche du spiritualisme républicain que le catholicisme.
Troisième et dernière raison invoquée: au contraire du catholicisme, et de sa célèbre Inquisition, l’islam est alors considérée comme une religion historiquement assez « tolérante », qui a admis la présence de minorités chrétiennes et juives sur son sol.
L’islam, religion plus éclairée, moins cléricale et plus tolérante que le catholicisme qui pourrait l’affirmer aujourd’hui, en France, en étant crédible ? On insistera au contraire, en ce début de XXIe siècle, sur le « contraste » entre un christianisme qui « rendrait à César ce qui est à César » et « à Dieu ce qui est à Dieu », serait à « l’origine » de la laïcité et un islam qui, de tout temps, confondrait allègrement religion et politique. Lors des auditions de la Commission Stasi, un ancien ministre, situé au centre de l’échiquier politique, a insisté sur le fait qu’au regard de la République, « toutes les religions ne se valent pas », qu’on ne pouvait donc mettre sur le même plan christianisme et islam.
Le discours sur la « République menacé » s’avère donc récurrent en France, tout en changeant d’adversaire. Il correspond, certes, à certaines réalités mais il possède également une fonction idéologique. La « menace » est idéologiquement surestimée à l’époque même et elle est idéologiquement sous-estimée (ou implicitement niée) cent ans plus tard. Le discours républicain français dominant du début du XXe siècle est maintenant, le plus souvent, sévèrement jugé[17]. Qu’en sera-t-il, dans un siècle ou peut-être moins, du discours républicain français dominant d’aujourd’hui ?Ouvrages et Articles cités[18]
Assemblée nationale, Les sectes en France. Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les sectes, Assemblée Nationale, n°2468, Paris, 1996
Baubérot J., Vers un nouveau pacte laïque, Le Seuil, 1990
Baubérot J., « Laïcité, sectes, société », Champion Fr. – Cohen M., Sectes et Démocratie, Le Seuil, 1999, 314-330.
Baubérot J., Laïcité 1905-2005 entre passion et raison, Le Seuil, La couleur des idées, 2004.
Baubérot J., Histoire de la laïcité en France, PUF, Que sais-je ?, 3ème édition refondue, 2005.
Baubérot J., Emile Combe et la princesse carmélite. Improbable amour. L’Aube, Regards croisés, octobre 2005.
Chélini-Pont B. – Gunn J., Dieu en France et aux Etats-Unis, quand les mythes font la loi, Paris, Berg International, 2005.
Larkin M., Church and State after the Dreyfus Affair. The Separation Issue in France, London, Macmillan, 1974.
Rolland P., « La loi du 12 juin 2001 contre les mouvements sectaires portant atteinte aux Droits de l’Homme. Anatomie d’un débat législatif », Archives de sciences sociales des religions, 121, janvier-mars 2003, 149-165.
Rosanvallon P., Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992.
Roy, O. La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, Les essais, 2005.
Sorrel Ch., La république contre les congrégations, Paris, Le Cerf, 2003.[2] Mais la loi de 1905 a tourné le dos à une telle perspective, notamment par son article 4 : cf. M.Larkin, 1974.
[3] Cf. J. Baubérot, 1999.
[4] Cf. notamment, Assemblée Nationale, 1996.
[5] Pour ce qui suit, cf. P. Rolland, 2003.
[6] P. Rolland, 2003, 157.
[7] Fédération Protestante de France,La Laïcité, 19/9/ 2003. (document remis à la « Commission Stasi », cf. note 32)
[10] L’appellation est souvent en affinité avec la position de l’acteur social, auteur du propos. Il est à noter que -paradoxe- ce sont les acteurs qui sont enclins à tolérer cette tenue au non de la liberté de conscience qui parlent de « foulard » et les acteurs qui veulent l’interdire en affirmant qu’il ne s’agit pas d’un « symbole religieux » qui réclament une loi interdisant les « signes religieux » et parlent de « voile islamique ».
[11] Ce fait, que personne n’a cherché à quantifier, a été considéré comme particulièrement significatif par certains membres de la « Commission Stasi » chargée, par le Président de la République, d’étudier les problèmes posés par l’application du « principe de laïcité ».
[12] Paradoxe intéressant, les médecins français du XIXe siècle refusaient l’accés des études médicales aux femmes au motif que l’exercice de ce métier offenserait leur pudeur. La 1ère femme autorisée à s’inscrire à de telles études put les suivre à la Faculté d’Alger précisément pour pouvoir soigner des femmes musulmanes d’Algérie.
[14] Nous donnons une représentation romancée, mais fondée sur un travail d’archives, du climat et des événements des années 1902-1905 dans notre roman historique J. Baubérot, 2005/2.
[15] Cf. le rapport d’E. Combes sur l’islam (in J. Baubérot, 2005/2). Cela n’empêchait cependant pas de vouloir contrôler l’encadrement de l’islam en Algérie.
[16] En fait, à part la transsubstantiation (considérée comme particulièrement absurde et obscurantiste) et les nouveaux dogmes du XIXe siècle, ces dogmes étaient communs au christianisme. Mais, dans le protestantisme lui-même, ils étaient soit contestés soit l’objet de réinterprétations spiritualisantes.
[17] On estime que « La République (était) contre les congrégations » (titre de l’ouvrage de l’historien Ch. Sorrel, 2003), alors qu’à l’époque même des Républicains modérés estimaient que c’étaient les congrégations qui étaient contre la République .
[18] Les documents autres que les ouvrages et articles sont référencés en note.
23:00 Publié dans Laïcité française | Lien permanent | Commentaires (0)
09/09/2005
Le premier IMPENSE du CENTENAIRE
LES QUINZE IMPENSES DU CENTENAIRE
DE LA SEPARATION DES EGLISES ET DE L’ETAT
C’est sous cette forme un peu provocante que va être repris et continué le feuilleton sur l’histoire de la séparation qui, dans la 1ère moitié de 2005 a raconté le ministère d’Emile Combes et les débuts de la discussion parlementaire de la loi. Rassurez-vous, cette nouvelle manière de procéder va permettre d’intégrer certains grands moments de cette discussion parlementaire dont nous n’avons pas encore parlé, notamment ceux sur l’article 4 (mais aussi d’autres). Cependant, l’été et des débats auxquels j’ai participé m’ont rendu plus incisif et le blog se prête bien à un propos qui s’éloigne un peu du récit chronologique pour montrer en quoi des enjeux idéologiques présents vont à l’encontre d’un discours plus objectif. Cela ne signifie pas que l’on serait dans une situation semblable à celle d’il y a un siècle. Ne faisons pas de la contre-idéologie ! Simplement : il y a des choses qu’on ne veut pas savoir. Et, donc, même quand on ne peut pas les nier, on les rejette le plus possible dans l’impensé. Alors, allons y gaillardement donc, sans prudence excessive.
Accrochez les amarres, cela va swinguer !
Le blog de jeanbauberotlaicite.blogspirit.com va vous permettre de ne pas vivre une commémoration aseptisée ou glorifiant un national-universalisme franco-français.Vous en avez de la veine !
PREMIER IMPENSE : LE CONFLIT LATENT ENTRE LA POURSUITE DE LA « LAÏCITE INTEGRALE » ET LA DEMOCRATIE A PARTIR DU THEME DE LA « REPUBLIQUE MENACEE ».
Je ne vais pas (trop) me répéter : dans les précédentes Notes (Catégorie : Emile Combes, dans plusieurs Notes qui se déroulent à l’envers –c’est ça le blog !- comme les passages sur l’anticléricalisme de Combes, le projet de séparation déposé par Combes et le passage sur le « renversement du thème de la République en danger » ainsi que dans la Catégorie : Les débats sur la séparation, le passage sur « Anticléricalisme d’Etat et séparation »), vous avez déjà les matériaux nécessaires pour illustrer cette thèse.
Simplement, j’insisterai sur le fait qu’à l’époque on déclare explicitement rechercher la « laïcité intégrale », ce qui signifie la fin des accommodements concernant la laïcité scolaire opérés par Jules Ferry, la lutte contre les congrégations, la revendication du monopole de l’enseignement public laïque. Mais la « laïcité intégrale, comme l’horizon, s’éloignait à chaque mesure laïque qui prétendait l’approcher. Et de plus en plus de personnes estimaient que l’on s’éloignait des chemins de la démocratie.
Décrivons cet engrenage. Un laïque incontestable comme Goblet, l’auteur de la loi de 1886 laïcisant le personnel de l’école publique, va dire que la politique anticongréganiste (qui vise à interdire tout enseignement aux congrégations religieuses) porte atteinte aux « droits de toute une catégorie de citoyens » sans, pour autant être véritablement efficace face à « l’esprit clérical »[1]. Buisson, qui préside la Commission parlementaire sur les congrégations, veut contrer cette objection d’une atteinte aux droits de l’homme. Il établit alors une distinction entre la « congrégation » et le « congréganiste » (qui retrouverait ses droits une fois « sécularisé » par la disparition des congrégations). Cette distinction est fortement critiquée. Les congréganistes contraints et forcés de séculariser ne changent pas d’état d’esprit, bien sûr. L’enseignement qu’ils vont donner peut toujours être considéré comme contraire aux idéaux républicains.
L’engrenage se précise : le peu d'fficacité des mesures prises demande de les compléter par de nouvelles mesures telle l’interdiction de l’enseignement aux congréganistessécularisés là où ils l’exerçaient précédemment. Mais, Combes, lui-même reconnaissait qu’il était impossible « après avoir dit à un homme : "défroque-toi" de le frapper ensuite comme défroqué. » D’où l’idée de ne poursuivre que les « sécularisations fictives » et d’établir par un règlement d’administration publique, une nouvelle catégorie, celle des « sécularisés sincères »[2]. Cette disposition, qui nécessitait de scruter les consciences, ne pouvait pas, bien sûr, être mise en œuvre sans quitter le cadre de la démocratie. Elle sera demandée mais pas appliquée.
Une telle mesure aurait-elle, d’ailleurs, été suffisante ? Le directeur du journal Le Siècle Lanessan (qui va accueillir la campagne en faveur d’une séparation « libérale » de Raoul Allier dans son quotidien) ne le pense pas. « Les évêques et le clergé séculier pourront se mettre légalement à la tête de la réorganisation de l’enseignement que donnent aujourd’hui les congrégations. La loi nouvelle (interdisant tout enseignement aux congrégations et qui sera promulguée le 7 juillet 1904) leur en reconnaît le droit, et, comme ils disposent déjà du pouvoir de sécularisation des membres des congrégations, ils auront sous la main les maîtres nécessaires »[3]. Il n’est pas le seul de cet avis.
Il faut donc instaurer, selon les partisans de la « laïcité intégrale », le monopole de l’enseignement public, mesure que le sénateur Gustave Rivet, parodiant Combes, appelle le « monopole nécessaire ». Tout enseignement privé, congréganiste ou non, sera alors interdit. Le parti radical réclame cette mesure, dans son congrès de 1903. Le professeur Lintilhac, un des chefs de ce parti, affirme que « l’Etat ne doit concéder à (quiconque) la possibilité d’élever les futurs citoyens contre la cité ». Mais, même adopté, ce monopole de l’enseignement public laïque n’aurait pas suffit. L’engrenage aurait continué : on commençait déjà à dénoncer les « cléricaux latents » de l’enseignement public (ceux qui enseignaient Voltaire en ricanant un peu) et, de fait, même avec le monopole rien n’empêcherait, remarquait Buisson (pour le combattre), des candidats « cléricaux » de se présenter et de réussir les concours, à moins d’exercer un « contrôle odieux ou sur les opinions ou sur les origines des candidats ».[4]
Buisson, partisan de l’interdiction de l’enseignement aux congrégations se montre donc l’adversaire du monopole de l’enseignement public. Au fur et à mesure de l’engrenage, des républicains incontestables abandonnent donc l’utopie de la « laïcité intégrale » se rendant compte que ses chemins s’éloignent de ceux de la démocratie.Clemenceau adopte une position analogue à celle de Buisson. Il prononce un discours célèbre: « Pour éviter la congrégation, nous faisons de la France une immense congrégation. (…) Nos pères ont cru qu’ils faisaient la Révolution française pour s’affranchir ; nullement, c’était pour changer de maître. (…) Aujourd’hui où nous avons détrôné les rois et les papes, on veut que nous fassions l’Etat roi et pape. Je ne suis ni de cette politique ni de cette philosophie. »[5].
Mais tout cela ne doit pas faire oublier que la loi du 7 juillet 1904, maintenant perçue comme le summum de l’anticléricalisme d’Etat, a semblé trop timide à toute une tendance républicaine[6]. Le personnage de Combes ne mérite ni l’excès d’honneur de ceux qui le croient ‘père’ de la loi de 1905[7], ni l’indignité de ceux qui lui font une réputation de « sectaire » et d’ « esprit borné ».En effet, on assiste maintenant à une opposition moraliste entre un « mauvais » Combes et un « bon » Briand. Cela permet de faire l’économie de ce qui s’est réellement passé entre 1902 et 1905. Comme nous allons le voir dans le second impensé du centenaire, Ce n’est pas Combes (qui a conduit, mais aussi limité l’anticléricalisme) c’est tout un ensemble de républicains qui ont estimé que la « République (était) menacée » et qu’il fallait prendre des mesures de plus en plus radicales pour la défendre.
(à suivre)[7] Il n’en reste pas moins qu’il en a mis en route le processus, avec prudence et une habileté certaine et qu’ensuite il usa de son influence au Sénat pour faire aboutir la loi.
20:10 Publié dans LES QUINZE IMPENSES DE 2005 | Lien permanent | Commentaires (2)
UNE BELLE SYNTHESE
MIREILLE ESTIVALEZES
LES RELIGIONS DANS L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE
On parle en France depuis une quinzaine d’années d’un nécessaire enseignement du fait religieux. Comment ce débat est-il venu sur les devants de la scène publique ? Quels sont ses enjeux et les attentes qu’il suscite ? Comment les professeurs chargés de cet enseignement sont-ils formés ? Comment répondre au mieux aux attentes de la société, des parents d’élèves et des élèves ?
Si l’on s’accorde à penser qu’une connaissance des religions doit faire partie de la culture scolaire de tout futur citoyen, on peut s’interroger sur les choix qu’opèrent les programmes et les manuels, incarnant à la fois une mémoire du passé et un projet d’avenir de la société. Mais cet enseignement ne va pas sans difficultés : quels sont les écueils à éviter ? La laïcité est-elle un obstacle ou, au contraire, l’une des conditions de cet enseignement dans une École devenue l’un des lieux stratégiques de l’expression des appartenances religieuses ?
Cet ouvrage montre très concrètement comment est mené, avec bien des hésitations et non sans problèmes, l’enseignement du fait religieux dans les collèges et les lycées de la République. Il permet également de mesurer l’importance d’une approche pédagogique distanciée et dépassionnée, bien distincte d’une démarche d’ordre confessionnel, pour communiquer aux citoyens de demain les connaissances nécessaires à la compréhension de questions qui traversent toute l’histoire de l’humanité jusqu’à aujourd’hui. Un panorama d’ensemble de la situation qui n’avait encore jamais été proposé.
Préface de Jean BAUBEROT
Docteur de l'École pratique des hautes études (« Histoire des religions et des systèmes de pensée ») où elle est chargée de conférences, Mireille Estivalèzes est chercheur au Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (CNRS-EPHE).
Presses Universitaires de France, 326 pages, 21 euros.09:25 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)
07/09/2005
POLITIQUE ET RELIGION : 1ère PARTIE
DANS LA FRANCE D’AUJOURD’HUI
(Université de Floride, septembre 2005)
Continuité et changement se conjuguent dans les rapports entre religion et politique dans la France contemporaine (au sens large des historiens). La France, comme les Etats-Unis, est toujours marquée, en cette année 2005, par la mémoire de ses origines, de sa fondation mythique. Cependant, différence structurelle entre les deux Républiques, le mythe des origines se dédouble de façon très différente. De ce côté-ci de l’Atlantique, la fondation des Etats-Unis peut se situer dans un certain prolongement de la fondation de l’Amérique anglaise et le Thanksgiving Day peut être mis sur le même plan que la fête nationale du 4 juillet. En France, les deux références fondatrices ne vont pas du tout dans la même direction. La première référence concerne le baptême du chef franc Clovis, qui aurait eu lieu en 496 de notre ère et qui aurait constitué une première unification de la future France dans le refus de « l’hérésie » aryenne au profit de la foi chrétienne « catholique, apostolique et romaine ». La seconde référence concerne la fondation de la France moderne, de la France républicaine grâce à la Révolution française, considérée « comme un bloc » (Clemenceau). Cette seconde fondation, celle de la modernité politique française, s’effectue dans un conflit frontal et violent avec le catholicisme romain.
Du début du XIXe siècle au début du XXIe siècle ces deux éléments forment l’infrastructure symbolique des rapports entre politique et religion en France. Mais suivant les problèmes dominants d’un temps, ces rapports s’articulent de façon différente. Globalement, trois périodes peuvent être distinguées. La première période, allant de la Révolution elle-même (qui a très vite acquis un statut de récit de fondation) à la séparation des Eglises et de l’Etat est celle du conflit des deux France : la France de Clovis et la France de 1789 s’affrontent, tentent en vain de se réconcilier en une guerre de deux religions civiles concurrentes. La seconde période est celle du « pacte laïque »[1], d’une réconciliation progressive, avec ses hauts et ses bas, ses restes de conflit qui se manifestent essentiellement dans le domaine scolaire. L’apaisement, dès 1908, des tensions suscitées par le refus catholique d’appliquer la loi de séparation, l’ « Union Sacrée » en 1914, la constitutionnalisation de la laïcité en 1946 (alors que le président du Conseil était membre d’un parti démocrate-chrétien) et, enfin, l’échec de la création du SPULEN (Service Public Unifié et Laïque de l’Education Nationale) en 1984 en marque les principales étapes. Mais de nouveaux aspects conflictuels se manifestent à partir de 1989 et de la première « affaire de foulards ». Cette année du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat est marquée et par la réconciliation globale des deux France et par ces nouveaux problèmes. Aujourd’hui, de l’islam au protestantisme, il existe une tension, parfois latente, parfois ouverte, entre la France et ses minorités religieuses. La France n’est pas arrivée, jusqu’à présent, à construire un « nouveau pacte laïque »[2].
Nous allons parler de cette dernière période et traiter essentiellement des problèmes actuels. Mais ni la période ni les problèmes qu’elle rencontre ne sont compréhensibles sans tenir compte de leurs soubassements historiques et symboliques. Comme le montre très bien un ouvrage récent[3], l’histoire réelle et mythique des Etats-Unis fait que l’athéisme y est virtuellement plus ou moins suspect alors que l’histoire réelle et mythique de la France fait que la religion y est toujours virtuellement plus ou moins suspecte, ou plutôt considérée comme profondément ambivalente. Pourtant Etats-Unis et France ont en commun d’avoir proclamé la liberté de conscience, dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Mais peut-être n’entendent-ils pas exactement de la même façon, le terme, le concept de « liberté ».
Le conflit des deux France a été avant tout un conflit sur l’identité nationale. Ce conflit s’est identifié, pendant une bonne partie du XIXe siècle, avec l’instabilité des régimes politiques (une bonne dizaine entre 1789 et 1875) et un conflit entre monarchie et république. Le ralliement à la république, demandé aux catholiques français par le pape Léon XIII en 1892, n’a nullement mis fin à ce conflit frontal dans la mesure où la république que l’on ralliait devait avoir une identité catholique. La crise qui accéléra le processus de la séparation des Eglises et de l’Etat, significativement, fut provoqué par la visite du président de la république, Emile Loubet, au roi d’Italie : le pape Pie X jugeait cela inconvenant pour lui de la part d’un chef d’Etat d’une nation catholique. Il n’avait pas la même exigence envers l’Empereur d’Allemagne.
Ainsi, l’aspect le plus douloureux de la séparation pour les catholiques pratiquants ne fut pas la laïcité de l’Etat, déjà largement acquise auparavant[4], mais la neutralité religieuse de la nation. Cependant la situation restait conflictuelle pour l’école, ce qui n’est guère étonnant car l’école enseigne non seulement un savoir mais aussi une certaine vision de la nation. « Deux jeunesses » étaient censées apprendre deux visions différentes de la France à l’école laïque et à l’école confessionnelle catholique[5]. Après beaucoup de rebondissements, qu’il n’est pas le lieu de retracer ici, les années 1982-1984 virent l’insuccès de la tentative d’une unification laïque (souple au demeurant) de l’institution scolaire. Les écoles privées, catholiques pour la plupart, qui se trouvaient largement subventionnées par l’Etat depuis 1959[6], furent pérennisées. La majorité de l’opinion publique estimait, en effet, après le Concile Vatican II, que « l’école catholique » n’enseignait pas une autre France que « l’école républicaine ». Beaucoup de parents voulaient pouvoir jouer sur la concurrence entre ces deux écoles[7].
Le conflit des deux France est-il fini de façon irréversible ? Pour certains, il se déplace des enjeux politique et scolaire à un différent en matière de mœurs. Les médias ont mis en scène les propos du pape Jean-Paul condamnant le laxisme supposé des sociétés modernes en la matière. On sait que c’est sur ce terrain qu’avait commencé le recentrage après Vatican II : en 1968, Humanae Vitae du pape Paul VI avait maintenu la condamnation des moyens modernes de contraception. Un sondage effectué lors de la mort de Jean-Paul II donne des données extrêmement intéressantes sur l’opinion des Français et notamment des catholiques quant à la position officielle de l’Eglise catholique en matière de mœurs[8].
Dans les sondages, environ les deux tiers de la population française se déclare catholique et environ un quart sans religion, le reste étant membre d’autres religions ou refusant d’entrer dans un classement de ce type[9].Mais si 66% des Français se disent catholiques, seuls 8 à 9% sont des pratiquant réguliers, le reste se répartissant, en part presque égale, entre catholiques pratiquants irréguliers et catholiques non pratiquants[10]. Parmi les questions posées plusieurs concernent les mœurs et il est intéressant de donner les réponses des catholiques pratiquants réguliers et irréguliers (c'est-à-dire un peu plus d’un tiers de la population française) qui forment, globalement, l’opinion publique catholique (les pratiquants réguliers en étant le ‘noyau dur’).
80% des pratiquants réguliers et 91% des irréguliers souhaitent que le pape autorise la contraception ; 73% des premiers et 90% des seconds voudrait que le pape « tolère l’avortement dans certaines conditions » et ils sont respectivement 76% et 95% à vouloir que le pape « autorise l’usage du préservatif pour lutter contre le sida ». Enfin, seulement 24% des pratiquants réguliers et irréguliers souhaitent que le pape « condamne les couples homosexuels (72% et 69% étant d’un avis opposé). Autrement dit les trois quarts des pratiquants réguliers et les neuf dixième des pratiquants irréguliers[11] souhaitent un changement des positions de l’Eglise catholique en matière de mœurs et se trouvent, sur ces sujets, en affinité avec l’opinion dominante en France.L’attitude officielle de l’Eglise catholique pourrait faire croire à un conflit des deux France qui n’en finit pas, mais simplement se déplace. En fait ce serait une impression en trompe l’œil. Il n’existe plus de ‘conflit des deux France’ ; en revanche il existe un conflit interne larvé dans l’Eglise catholique entre le magistère romain et ceux qui le répercutent d’une part, la masse des catholiques d’autre part. Cette hypothèse se trouve confirmée par deux autres indices : d’une part le travail qualitatif : des prêtres que nous avons interviewés ont déclaré que la majorité de leurs paroissiens vivaient en dehors des « normes canoniques »[12] ; d’autre part, les questions du sondage plus internes à l’Eglise catholique vont dans le même sens, quoique moins massivement. Ainsi 61% (contre 36%) des pratiquants réguliers et 81% (contre 16%) des irréguliers souhaitent que le pape « autorise le mariage des prêtres » et 51% (contre 44%) des pratiquants réguliers et 67% (contre 31%) des irréguliers souhaite que le pape accepte d’ "ordonner des femmes prêtres". Il est regrettable que l’enquête n’ait pas posé une question ayant trait à un problème de bio-éthique (le clonage thérapeutique, par exemple). Mais, tels quels, les résultats indiquent une tendance générale claire. L’accord avec les valeurs dominantes de la modernité fait donc souhaiter à une majorité de catholiquesun nouvel aggiornamento de leur Eglise.
Le 29 mai 2005 a eu lieu un référendum sur « l’approbation du traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Ce traité a été rejeté par 54,68% des suffrages exprimés (45,32% ayant voté pour). Le sondage CSA[13], réalisé le jour même du référendum sur la Constitution européenne, auprès de 5216 Français inscrits sur les listes électorales, montre que le facteur religieux continue d’être un des facteurs importants. Parmi ceux qui ont voté, environ deux tiers des catholiques pratiquants réguliers ont voté en faveur de la Constitution (67% contre 33%) alors que deux tiers des sans religion ont voté contre (65% contre 35%). Les catholiques pratiquants occasionnels se sont répartis de façon presque équilibrée (49% oui, 51% non) et les catholiques non pratiquants se sont montrés (comme souvent) un reflet exact de l’ensemble des Français (45% de oui, 55% de non). Les protestants (43% de oui, 57% de non) et les musulmans (46% de oui, 54% de non) ne s’écartant guère, eux aussi, de la tendance générale.
Il faut noter que le clivage entre catholiques pratiquants réguliers et sans religion n’est pas le seul à être fortement accentué. Il existe un clivage moins important mais relativement significatif selon l’age (41% de oui pour les 18-24 ans, 38% pour les 25-29 ans, par contre 57% des 65-74 ans, 59% des 75 ans et plus). Surtout, il existe un clivage aussi important suivant le niveau de diplôme (39% de oui pour les personnes sans diplôme ou titulaire d’un diplôme primaire à 69% pour les personnes possédant un diplôme supérieur à bac+2) et un clivage plus important selon les revenus mensuels du foyer (35% pour les revenus de moins de 1500 € par mois à 74% pour les revenus de plus de 4500 €) et selon les proximités politiques (16% de oui pour ceux qui votent à l’extrême gauche, 42% pour ceux qui votent à gauche, 76% pour ceux qui votent à droite et 17% pour ceux qui votent à l’extrême droite[14]). Les pratiquants réguliers sont considérés, à partir des diverses enquêtes réalisées, comme moins jeunes, plus diplômés, ayant de meilleurs revenus, plus à droite (mais moins à l’extrême droite) que la moyenne de la population française. Il y a donc congruence, sans qu’il soit possible de déterminer exactement l’importance du facteur religieux. Un indice, cependant, que ce dernier n’a pas été négligeable : les lecteurs du quotidiens La Croix, qui sont des catholiques convaincus, ont voté à 74% pour le traité (lecteurs du Figaro,68%, lecteurs du Monde, 52%).
Deux minorités religieuses, trop faibles pour être vraiment prises en compte dans les sondages habituels constituent, dans celui-ci, deux sous-échantillons[15]. Les protestants, longtemps considérés comme plus à gauche que la moyenne des Français[16], ont à peine accentué leur « non » par rapport au vote global et les musulmans ont voté pratiquement comme l’ensemble. Ce dernier résultat est d’autant plus intéressant que, nous le verrons, les musulmans ont une proximité plus grande avec les thèmes mis en avant par la gauche que la moyenne nationale. Ils ont donc voté en plus grand nombre pour le traité que la famille politique qui a majoritairement leur sympathie et également d’ailleurs que la couche sociale à laquelle ils appartiennent pour la plupart. Cela montre un réflexe légitimiste[17], un désir d’intégration. Et le fait que les catholiques pratiquants réguliers se soient montrés plus favorables à la Constitution que la moyenne des Français induit aussi leur appartenance majoritaire à ce que l’on pourrait appeler l’establishment. Certes, d’autres enquêtes prouvent que l’appartenance à la religion catholique peut constituer un des facteurs du vote à droite mais il s’agit de ce que l’on appelle significativement la « droite républicaine » et non de l’extrême droite. Idéologiquement et politiquement le conflit des deux France est bien fini.Une nouvelle vérification de cette affirmation peut être trouvée dans un troisième sondage[18] portant sur la laïcité qui, rappelons le, a constitué l’enjeu central du conflit des deux France. Une question proposait cinq réponses à la question : « Pour vous, le principe de laïcité, c’est avant tout… ? ». Un seul item pouvait être choisi. Nous donnerons d’abord les réponses de l’ensemble des Français, ensuite celle des catholiques, enfin celle des sans-religion:
- « de mettre toutes les religions sur un pied d’égalité » : 32%, 26%, 30%
- « de séparer les religions de la politique » : 28%, 29%, 24%
- « d’assurer la liberté de conscience » : 28%, 28%, 34%
- « de faire reculer l’influence de la religion dans la société » : 9%, 13%, 8%.
- « rien de tout cela » : 1% (3%, 4%)
(Ne se prononcent pas : 2%, 1%, 0%).
Ce résultat est plein d’enseignement : les trois premiers items font presque jeu égal avec une relative préférence pour l’égalité entre religions qui semble être une préoccupation majeure des membres des minorités religieuses. En effet, cet item arrive en troisième position chez les catholiques avec un déficit de 6 points par rapport à la moyenne et en seconde position chez les sans-religion, avec un déficit de 2 points. La séparation des religions et de la politique, second item, n’obtient que 24% chez les sans-religion (4points de moins que la moyenne et 5 points de moins que les catholiques), ce qui peut donner lieu à diverses interprétations. Par contre, le principe de laïcité semble d’abord, pour cette catégorie, le respect de la liberté de conscience (le droit de ne pas croire ?) alors que, sur cet item, la position des catholiques coïncide avec la position générale. On doit noter aussi le peu de succès d’une laïcité combative (8%) même si les catholiques la ressentent ainsi un peu plus que les autres (13%). Les sans religion ne la promeuvent guère (8%). Il faut constater enfin que les Français se retrouvent dans le panel des réponses proposées, étant donné l’insuccès presque total du « rien de tout cela » et le faible taux de non réponses.Enfin, pour parfaire notre démonstration, examinons les réponses à la question : « La laïcité est-elle, selon vous, un élément essentiel, très important, peu important ou pas important du tout pour l’identité de la France… ? ». 75% des Français ont répondu « essentiel » (23%) ou très important (52%). Ce taux se monte à 80% pour les catholiques, avec une répartition toutefois différente : 12% pour essentiel, 68% pour « très important ». Les sans-religion se rapprochent, eux, de la moyenne des Français (78% composé de 24% et 54%). On peut donc dire que si les catholiques sont un peu moins que les autres des laïques militants (ce qui n’étonnera personne), ils ont -dans leur très grand majorité[19]- intériorisé le fait que l’identité française est laïque.
(à suivre)
[1] Sur le pacte laïque, cf. (notamment) J. Baubérot, 2005.
[2] Cf. J. Baubérot, 1990
[3] B. Chélini-Pont - J.Gunn, 2005.
[4] 1789 en avait proclamé le principe, Napoléon l’avait imposé politiquement pour l’essentiel et la IIIe République avait rétabli ce qui avait été rogné ensuite et pris diverses mesures complémentaires.
[5] Certes cela n’était pas faux mais il faudrait nuancer suivant les établissements et rappeler qu’il y avait également « deux jeunesses » scolarisées de façon différente à l’école publique suivant leur classe sociale (cf. J. Baubérot, 2004)
[6] Moyennant un contrat avec l’Etat qui les obligeait, notamment, à respecter le programme officiel quitte à y ajouter des activités spécifiques (liées au « caractère propre » de ces établissements).
[7] Au cahier des charges différent, comme le rappela le Conseil Constitutionnel en 1994, refusant une nouvelle augmentation de la possibilité de subvention.
[9] La sociologie de la religion actuelle insiste sur l’individualisation du religieux, les bricolages entre diverses traditions religieuses. Il nous semble que si un item rendant compte de cette nouvelle situation était proposé , il pourrait avoir un certain succès non seulement dans ce ‘reste’ mais aussi dans les autres catégories de réponses.
[10]Un sondage (dont nous allons parler) réalisé auprès d’un échantillon national représentatif constitué d’un peu plus de 5200 Français à l’occasion du référendum sur la Constitution européenne, donne un échantillon dont la composition socio-religieuse est la suivante : 8,5 % des sondés se disent catholiques pratiquants réguliers, 27,5 % catholiques pratiquants occasionnels et 31% catholiques non pratiquants ; 2% se disent protestants ; 2% musulmans ; 23% sans religion. Cela correspond globalement à ce qui est trouvé dans les différentes enquêtes par sondage.
[11] Sauf pour la question de l’homosexualité, où une partie de l’opinion non catholique pratiquante est également réservée.
[12] Jeunes ayant une vie sexuelle sans être mariés, couples pratiquant la contraception, divorcés, etc
[14] Critère retenu : vote aux élections européennes de 2004.
[15]L’échantillon de chaque minorité (un peu plus de 100 personnes) peut paraître faible ; il faut cependant remarquer que les enquêtes habituelles portent sur des échantillons de 800 à 1000 personnes et, donc que cela représente l’équivalent d’un sous-échantillon de plus de 10% dans ces enquêtes.
[16] Ce que confirmaient les enquêtes menées à leur sujet.
[17] Rappelons que les leaders de la droite et de la gauche (à l’exception de L. Fabius) appelaient à voter en faveur du traité.
[18] Sondage CSA effectué en février 2005 pour le CNAL (Centre National d’action laïque) auprès d’un échantillon national représentatif de 970 personnes réalisé selon la méthode des quotas.
[19] Seuls 8% pensent que la laïcité est un élément « pas important du tout pour l’identité de la France » (contre 9% des sans-religion et 7% de la moyenne nationale ; de façon plausible, les membres des autres religions étant fort peu nombreux à choisir cet item).
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