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15/01/2005

LA LAÎCISATION DE LA MORT EN FRANCE

Congrès médical de KUMAMOTO (Japon)
21 novembre 2004
(version provisoire – à ne pas publier)

LA LAÏCISATION DE LA MEDECINE
ou
LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION
France XIX-XXIe siècles
(Jean Baubérot)

(Cette communication a été faite devant des médecins et à un congrès médical. Un des buts consistait donc à les faire réfléchir de façon critique sur l’institution médicale et la pratique de la médecine. Même si les thèses présentées n’auraient été foncièrement différentes face à des théologiens, l’accentuation n’aurait pas été la même. Tout texte est écrit en situation, il ne se situe pas -chez moi en tout cas- dans le pur ciel des idées)
Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- voulut justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il employa une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France. « La religion, dit-il, fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer.Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Et il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte sont de l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas la même signification. C’est de ce rapport à la mort dont je voudrais parler, à partir de l’exemple de la France.

LA France : UN RAPPORT SPECIFIQUE MEDECINE-RELIGION
Le cas français me semble intéressant à étudier. En effet, l’émergence de la médecine moderne, les mutations de la pratique médicale en France -du début du XIXe siècle à aujourd’hui- ne sont pas essentiellement différentes des autres pays occidentaux (même si des écarts temporels peuvent exister dans l’adoption de certaines découvertes ou techniques médicales ainsi que des spécificités propres à chaque pays). Par contre le rapport entre médecine, religion et politique s’avère original. L’historien Claude Nicolet (1982, 310sq.) écrit : dans le « principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations sont à peu près contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. (…) Mais nulle part ailleurs qu’en France, il (=ce recours) ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis ». Claude Nicolet veut parler du régime républicain mais ce qu’il écrit vaut plus ou moins pour tous les régimes qui, en France, se réclament de la Révolution de 1789. Et il précise : dans les différents pays occidentaux le pouvoir politique d’alors favorise l’essor la science, en France ce pouvoir « non seulement favorise la science, mais en grande partie dépend d’elle ».

Pourquoi cette différence importante ? Parce que, de manière générale, le pouvoir politique à cette époque se trouvait légitimé par la religion, et il avait besoin de cette légitimation religieuse. Evénement fondateur de la France moderne, la Révolution française est entrée en conflit avec la religion. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il serait trop long de rapporter ici, la Révolution a rompu avec le catholicisme, la religion historique de la France. Elle doit donc trouver une autre légitimation. Et tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de cette rupture, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. Il faut donc que ces régimes trouvent un autre fondement moral. Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système diffuse l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et considère que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ». Désormais, celui-ci combat contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme le rappelle Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

LA MEDECINE FRANCAISE A-T-ELLE UNE DIMENSION RELIGIEUSE ?
Une double mutation s’opère : d’une part la mise entre parenthèse de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (nous reviendrons sur cet aspect) et d’opérer la guérison. Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France post-révolutionnaire et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (nous allons y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît pas de compétence dans ce domaine.
Cette situation est, à l’époque, tout à fait singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui dit qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800. Cependant, la situation est plus complexe, car la mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car, nous allons le voir, les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

L’ENJEU SYMBOLIQUE DE LA MORT
Dès lors, la mort constitue un enjeu central entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical. Enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ? Enjeu de signification aussi : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle est un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, relégué au rang de croyance privée.

Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel et la guérison elle-même était souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive. D’ailleurs bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin. Par contre, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne voulait mourir sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en la conjonction de trois sacrements : d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ; ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ; et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

Certes, le paradis ne se trouve pas garanti pour autant de façon mécanique. Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire, lieu où un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis. Cela induit une double réalité symbolique. D’abord les derniers sacrements n’effacent la crainte de la mort, la peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme a longtemps joué sur ce sentiment de crainte. Mais, ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts. Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants. Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas.Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature du prêtre et du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle car le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue, ces normes religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ». Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

LES CONFLITS DU XIXe SIECLE ENTRE MEDECINE ET RELIGION
Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaut mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ». Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace et augmenter les chances de guérison. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements.

Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas a existé et a provoqué la peur de mourir, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements était la mort la plus redoutée. Cette mort-là risquait fort, en effet, de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps !

La peur de la mort subite constituait d’ailleurs un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Soyons attentif à cet adjectif : « mortel » : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans le système symbolique religieux, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales dès avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme. Auprès de la masse du peuple ce système symbolique gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, étaient naturellement également présents. Ils faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

En France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803. A cette date, le décollage scientifico-technique de la médecine ne s’est pas effectué. Le médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). En Grande Bretagne, pourtant en avance sur la France pour les novations médicales, la notion d’ « exercice illégal de la médecine » date de 1858. La précocité de cette institutionnalisation de la médecine française, de cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale. Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir (J. Léonard, 1981, 76).

Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause, cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, le laïc pieux peut avoir une certaine légitimité religieuse ; d’autre part beaucoup de médecins britanniques sont des fils de pasteurs et ils mêlent dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.)

LE CHANGEMENT DE LA REPRESENTATION DE LA MORT
Quelle que soit sa conviction religieuse personnelle, le médecin français du XIXe siècle n’a pas de compétence religieuse. De façon consciente ou non, il est porteur d’un double changement de mentalité, lié aux idéaux de la modernité. D’abord, il diffuse peu à peu à l’ensemble de la population, l’idée que la guérison est une affaire humaine. Elle s’obtient par des moyens rationnels, par une pratique codifiée par des savoirs et des techniques.Cette idée récurrente de la médecine comporte, au XIXe, une signification neuve à cause du retournement épistémologique qui, Michel Foucault (1972) l’a montré, a donné naissance à la médecine moderne : la mort devient le point de référence par rapport auquel se comprend et s’explique la dégénérescence dont la maladie est la manifestation. La pratique médicale va scruter le corps de plus en plus minutieusement en le comprenant, de façon organiciste, comme un ensemble dégradable cerveau-cœur-poumons-foie-reins-tube digestif-appareil génital. La mort là est au cœur de la vie même, en une présence menaçante permanente
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Or elle devient, second changement de représentation dont nous avons déjà donné des exemples, socialement la fin de la vie, et non plus le passage dans l’au-delà. Cette conception d’un passage dans l’au-delà est progressivement considérée par les médecins comme une simple croyance privée. Elle ne doit pas perturber l’efficacité de l’activité du médecin. Cela signifie que le médecin veut ignorer la religion de son malade, non seulement parce que, dans son éthique propre, il doit soigner le malade quelle que soit sa religion, mais parce qu’il ne veut plus tenir compte de préoccupations d’ordre religieux que ce malade pourrait avoir.

Dans la citation que nous avons faite de Pasteur, une expression n’est jamais relevée, elle nous parait pourtant significative : « tu m’appartiens » (« tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai »). Normalement, c’est le serf, l’esclave qui « appartient » et non l’égal, le frère. Au non de sa capacité à guérir, à lutter contre la mort, le médecin réclame que le malade -son frère en humanité- lui « appartienne » ; il estime que l’objectif qu’il poursuit nécessite (et légitime) un pouvoir sans entrave. De façon moins explicite, l’expression « une confiance et une conscience » va dans le même sens.Le médecin revendique d’être un « homme dans lequel on doit avoir plus de confiance que dans le meilleur de ses amis » ; et ajoute : « notre conscience n’a pas besoin de lois » (propos de médecins cités par A. Carol, 2004, 115, 119).

Cette prétention rend très difficile l’annonce au malade de sa mort prochaine. En effet, à partir du moment où le médecin reconnaît son impuissance à guérir, « un rapport de force implicite s’inverse. L’autorité du médecin, incontestée lorsqu’il s’agit de soigner, vacille. Une autre logique prime, celle que l’affection, les habitudes, l’intérêt des proches imposent. Le malade échappe au médecin, en devenant un mourant « (idem, 33). Domine donc largement un « discours d’occultation » (idem, 19) où les médecins se confortent mutuellement sur la nécessité d’entretenir un incurable dans « de douces illusions » : « c’est faire oeuvre sainte que d’entretenir l’illusion de l’espérance » déclare l’un d’entre eux, tandis qu’un autre parle du « mensonge consolateur » et qu’un troisième affirme : « nul n’est plus autorisé que le médecin à mentir avec assurance ». Ce genre de citations pourrait être multiplié presque à l’infini (idem, 80s., 22, 20). Certes, ce « mensonge consolateur » va être justifié peu à peu par l’existence d’un infime espoir de guérison. Mais alors pourquoi les médecins eux-mêmes parlent en termes de « vérité » ou de « mensonges » ? Ils pourraient tout aussi bien communiquer diagnostic en reconnaissant qu’il comporte une marge d’incertitude. Mais ils semblent préférer penser que eux savent et que le malade, lui, ne doit pas savoir.

Cette occultation entraîne deux paradoxes. D’abord, les médecins anticléricaux se présentaient volontiers comme les porteurs d’espérances « réelles » (chacun peut constater la réalité d’une guérison) face aux prêtres qui, à leurs yeux, trompaient une population trop crédule par des espérances illusoires. Et voila ces médecins qui défendent la nécessité d’une « espérance » sans fondement. Second paradoxe : les médecins qui, pendant longtemps, souhaiteront que la « vérité » soit dite au malade (avant de s’aligner, parfois, au XXe siècle sur la position dominante) sont les médecins catholiques militants. Selon ces derniers, le médecin « ne doit pas tromper celui qui a mis en lui toute sa confiance, le nourrir d’illusions vaines, de promesses mensongères » pour ne pas voler le malade de sa mort et l’empêcher de recevoir les derniers sacrements (idem, 28). En effet, de plus en plus, il s’avère que le prêtre est appelé trop tard. Quand il arrive, il trouve un moribond sans conscience ou même une personne réduite à l’état de cadavre.

Cette occultation de la « vérité » s’effectue également dans des circonstances bien précises où les intérêts professionnels des médecins sont en jeu. D’abord, lors des débuts de l’anesthésie, le chloroforme, malgré les précautions prises, provoquait des morts foudroyantes entraînant l’ouverture d’informations judiciaires. Le rapport de l’Académie de médecine, en 1848, « concluait contre toute évidence que le chloroforme n’était pas le responsable des morts soumises à l’examen » indique l’historienne Roselyne Rey qui donne la raison de cette dissimulation : « la généralisation d’une pratique nouvelle (…) est (pour les médecins français d’alors) plus importante que la mort de quelques individus. (…) Le sacrifice de quelques vies individuelles, inacceptable du point de vue des individus eux-mêmes, est pourtant accepté dès lors que l’intention est bonne et la prévision impossible » (1993, 198, 200). Accepté et socialement nié tout à la fois.

Seconde circonstance : pendant une grande partie du XIXe siècle, beaucoup de médecins « nient effrontément la contagion », au risque de l’aggraver (J. Léonard, 1981, 97s). Deux phrases semblables sont prononcées lors de séances de l’Académie de médecine : « même si le choléra était contagieux, le devoir serait de le taire » (1849) ; « si la phtisie est contagieuse, il faut le dire tout bas » (1867). L’historien Jacques Léonard explique ainsi les raisons de tels discours : « on a peur que l’opinion vacille sous le choc de ces révélations, que les malades soient alors séquestrés ou abandonnés, que la médecine préventive et l’administration sociale en soient durablement ébranlées ».

LA MEDECINE VICTORIEUSE DE LA RELIGION
Si on se place d’un point de vue éthique, il existe une certaine contradiction entre ces morts assumées et masquées et le discours médical officiel pour qui le premier devoir du médecin consiste à prolonger la vie, ne serait-ce que de quelques instants. Or ce discours fonde la légitimité morale d’une intervention médicale de plus en plus forte, au fur et à mesure des « progrès » de la médecine. Cet objectif de prolongement de l’existence de malades incurables par tous les moyens est bien accepté des prêtres : le salut peut se jouer dans ces instants décisifs. Mais cette prolongation temporaire de la vie a souvent comme contrepartie une intensification de la souffrance. « Tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » affirmait, selon Pasteur, le médecin à son malade. En fait, le choix de la lutte pour un moment de vie supplémentaire est nettement privilégié par rapport à la lutte contre la douleur.

Là encore, on constate une différence forte entre médecins britanniques et médecins français. Cette différence d’attitude par rapport à la douleur existe dès le XVIIe siècle et elle perdure jusqu’au XXe siècle. Les médecins britanniques (et hollandais) du XVIIe siècle considéraient l’opium comme un « remède dont le Dieu tout-puissant (…) a fait présent aux hommes pour adoucir leurs maux ». Plus tard, la morphine sera utilisée. Les médecins français se montreront beaucoup plus réticents face à de tels remèdes en en donneront des justifications médicales constate Roselyne Rey (1993, 100-104). Elle ajoute cependant « qu’une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir toujours conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse ». En effet, longtemps dans le catholicisme, la douleur a été considérée comme ayant un rôle positif dans l’obtention du salut (ce qui n’est pas le cas dans le protestantisme). Ainsi, le médecin français peut se croire religieusement neutre dans sa pratique professionnelle sans que cela soit forcément le cas.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la médecine a acquis, dans la société française, une légitimité morale supérieure à la religion, ce qui n’est pas le cas en Grande Bretagne (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 207 s.). L’idée que l’être humain, « est un complexus de cellule en voie perpétuelle d’évolution, en marche vers la mort » et que, dès les débuts de son existence, « la mort se développe aux dépens de la vie » (La Grande Encyclopédie, 1901, volume 24, 368) est socialement admise. La lutte du médecin contre la mort légitime non seulement qu’il soigne des malades, mais -à la limite- qu’il considère -comme l’écrira avec humour l’écrivain Jules Romain en 1923- que « tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Peu à peu la seule mort socialement acceptable est la mort en état de vieillesse (et progressivement, l’on est vieux de plus en plus tard).

Les succès de la médecine impressionnent. Elle met en œuvre des techniques (antisepsie, asepsie, rayons X…) sans commune mesure avec celles qui avait court un siècle avant (en 1803 par exemple, quand la loi établit l’ « exercice illégal de la médecine »). Au cours du XXe siècle, des graphiques montreront une incontestable progression de « l’espérance de vie », selon l’expression consacrée. Cette expression est très significative : l’espérance de vie s’est substituée, comme préoccupation sociale dominante, à l’espérance de l’au-delà. La médecine est une institution morale puisqu’elle apporte un gain de vie appréciable. Et, elle fait cela grâce à son adossement à la science et à la technique. La médecine réussit cette prouesse de mettre l’espérance en statistique. Mais l’émergence d’une « obsession de la santé se traduit d’abord par la consommation de biens et de services » et la « société médicalisée » qui se développe « obéit d’abord à une logique marchande » (O.Faure, 1993, 271). Les médecins l’ont encouragée en imposant progressivement la rétribution à l’acte et le libre choix du praticien.

Juste après la seconde guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale va permettre d’incontestables « progrès » dans l’égalité de l’accès aux soins. Elle est mue par l’utopie d’une future médecine gratuite pour tous devenant une médecine non seulement curative mais aussi préventive, médecine apte donc à intervenir légitimement de plus en plus dans les différents aspects de la vie et de la société.
XXe SIECLE ET HEGEMONIE MEDICALE
La réussite de la médecine entraîne une accommodation de l’Eglise catholique aux normes et aux contraintes médicales modernes. Une société, fondée à la fin du XIXe siècle (1884), active au XXe siècle, joue un grand rôle dans cette progressive acclimatation : il s’agit de la Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien. Remarquons que la référence à des saints guérisseurs sert à accepter, en fait, la sécularisation complète de la pratique médicale. Mais, lieu d’une intéressante confrontation entre clercs médicaux et clercs religieux, la Société permet une réflexion sur des dilemmes entre valeurs médicales et valeurs non médicales (ainsi « faut-il dire la vérité aux malades » est un de ces principaux sujets de débat) à une époque où le corps médical a plutôt tendance à se nourrir de certitudes.

Cependant c’est le temps de la médecine triomphante et, peu à peu, les médecins catholiques s’alignent sur l’opinion médicale dominante qu’un médecin a le droit de « taire la vérité » à son patient. Là encore, curieusement étant donné la longue réticence des médecins catholiques, on constate une opposition entre la « transparence » des « façons de faire anglo-saxonnes » et les « stratagèmes » de dissimulation des médecins français (A. Carol, 2004, 274). Mais peut-être l’explication de cette divergence d’attitude doit-elle être trouvée dans la suprématie sociale de la médecine sur la religion plus nette en France qu’en Grande Bretagne.

Cette suprématie va se confirmer avec le Concile Vatican II et ses suites. En 1972, le sacrement de l’ « extrême onction » se transforme en sacrement d’ « onction des malades » et sa signification même se sécularise et se médicalise. Jusque-là, rappelons-le, il s’agissait de pouvoir remettre, in extremis, ses péchés au mourant pour lui éviter la damnation éternelle de l’enfer. Désormais, le sens du sacrement est tourné vers la guérison. Cette guérison est considérée comme toujours possible, même dans les cas les plus graves. La pratique religieuse accepte donc d’être englobée par la pratique médicale. Le rite change de sens et intériorise les idéaux de la modernité médicale. La prévalence sociale du médecin sur le prêtre, devenu plus ou moins son auxiliaire, est implicitement reconnue. La préparation religieuse à la « bonne mort » cède le pas à l’aide « toute psychologique » aux soins curatifs (F-A. Isambert, 1992, 270).

Mais même cette aide psychologique n’a rien d’évident. La modernisation de la religion fait qu’elle se tourne alors vers l’ici-bas et que son enseignement sur l’au-delà perd de sa consistance et de sa crédibilité. Quand un des « grands » médecins médiatiques de l’époque, le docteur Schwartzenberg (1977, 13s.) décrit, dans un ouvrage à gros tirage, l’histoire de seize cancéreux, il n’existe qu’un seul cas sur les seize où un prêtre intervient. Et le lecteur peut constater qu’il ne sait pas dire grand-chose.

La médecine peut, à cette époque, se targuer d’avoir fait « reculer la mort » : diverses techniques de pointe, nécessitant des infrastructures hospitalières et technologiques fort importantes et le recours à l’informatique, sont mises en œuvre avec « succès ». On considère alors comme une « victoire » le fait de maintenir dans un coma éveillé, puis dans un coma dépassé, des grands malades qui, auparavant, seraient morts. La lutte pour la vie était jusqu’à présent circonscrite par deux frontières dites « naturelles », la fécondation et la mort. Le nouveau savoir bio-médical ignore de plus en plus ces frontières. Les moyens artificiels de fécondation se développent. La mort se diffracte en une série de processus partiels, qui semblent de plus en plus relativement maîtrisables. Un « grand patron », Jean Hamburger (1972, 119), écrit : « la mort n’apparaît plus comme un événement unique, instantané, intéressant toutes les fonctions vitales à la fois ». Cela signifie que, pour les médecins, il y a toujours quelque chose qui peut être tenté et que l’on ne sait plus quand (ni pourquoi) arrêter l’intervention médicale.

AMBIVALENCE DE LA REUSSITE DE LA MEDECINE
Le titre de l’ouvrage d’Hamburger que nous venons de citer est La puissance et la fragilité. Ce titre montre la conscience qu’a, dès ce moment, un médecin de l’ambivalence de la réussite médicale. La révolte des étudiants en Mai 1968 n’épargne pas la médecine (même si c’est d’abord l’Université et l’école qui sont visées). Les jeunes reprochent aux institutions d’être trop sures d’elles mêmes. Ils ne les considèrent plus en elles-mêmes comme des structures morales ; au contraire ils veulent leur appliquer une interrogation morale. La préoccupation des droits de l’être humain, quand celui-ci est sous la responsabilité d’une institution (comme élève ou comme malade), participe d’un élargissement de la représentation des droits de l’homme, élargissement qui s’effectue progressivement à un niveau international.

La France n’est pas en dehors de ce changement. La première Charte du malade hospitalisée est publiée en 1974. Certes, elle est encore très timide sur les « droits du malade » mais son élaboration même constitue une novation. Et il est significatif que cette reconnaissance de droits commence par l’hôpital. Longtemps l’hôpital a été un lieu de non droit, réservé aux classes pauvres et à des soins gratuits. La contrepartie de cette caractéristique de « bienfaisance » était la possibilité d’expérimentation sans contrôle. Au milieu du XXe siècle, l’hôpital se modernise et s’ouvre à toutes les couches de la population. Dès lors le changement s’accélère et l’hôpital devient, dans les années 1970, le lieu où décède la majorité des Français. La mort hospitalière permet des traitements médicaux lourds, des soins collectifs performants. Mais cette médicalisation technique de la mort entraîne aussi une mort de plus en plus solitaire et vide de sens.

Dans ces années 1970, un ancien prêtre, Ivan Illich, se fait le théoricien de la critique politique des institutions. Apres avoir proposé Une société sans école, il dénonce « l’expropriation de la santé » par la médecine. Selon Illich, le système médical moderne fonctionne comme une domination religieuse et s’exerce au moyen de rites médicaux obligatoires et de mythes culturellement imposés. L’individu gravement malade ne peut plus aller progressivement (et dans la perspective d’Illich, presque pacifiquement) vers la mort. Le système médical décide « quand et après quelles mutilations il mourra ». « La médicalisation de la société, ajoute-t-il, a mis fin à l’ère de la mort naturelle. L’homme occidental a perdu le droit de présider à l’acte de mourir. La santé ou le pouvoir d’affronter les événements a été expropriée jusqu’au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mort mécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts » (I. Illich, 1975, 201). Illich prône la séparation de la médecine et de l’Etat (sur le modèle de la séparation de la religion et de l’Etat). Il souhaite que l’Etat donne un statut égal à la médecine officielle et aux médecines alternatives. Selon lui, cela favorisera la « démédicalisation de la société » qu’il appelle de ses vœux ; de même la reconnaissance par l’Etat de doctrines religieuses concurrentes a contribué à une laïcisation de la vie sociale.

Victorieuse socialement de la religion, sa concurrente institutionnelle dans la régulation de la mort, la médecine se voit donc attaquée comme nouvelle religion imposée. Fait significatif : Illich est qualifié de « prophète » par ses partisans comme par ses adversaires (J. Baubérot, 1976, 292). Certes, ce contestataire fut lui-même contesté. Ainsi certains médecins répliquent en affirmant que le « progrès médical » constitue la « plus belle conquête de la civilisation occidentale, celle obtenue par la science et elle seule sur l’inégalité devant la souffrance et la mort » (Dr Escofier-Lambiotte, Le Monde, 4/6/1975). Mais il est intéressant de constater que, si les journaux parisiens nationaux se montrèrent, en général, très critiques, plusieurs quotidiens de province publièrent des articles assez favorables aux thèses d’Illich (idem, 308). Enfin selon Igor Barrère, auteur et producteur d’émissions médicales télévisuelles à succès, « Illich donne l’assaut au moment où les médecins sont atteints, comme le furent les prêtres, d’une crise d’identité » (Le Point, 16/6/1975).

Les événements se précipitent. En effet, des malades ou des proches de malades se mettent à écrire des ouvrages plus subjectifs mais également accusateurs. Celui de la mère d’un jeune cancéreux décédé comporte un titre significatif : Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort (S. Fabien, 1976). En 1980, se crée l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui diffuse des « testaments de vie » à l’instar du système américain. Un de ses membres revendique le droit de « mourir dignement, dans la lucidité, la tendresse, sans autres affres que celles inhérentes à la séparation (d’avec les vivants) ». Ce droit, ajoute-t-il, « devient un impératif évident, dès lors que la vie peut être prolongée (par la médecine) jusqu’au dernier délabrement –et même au-delà » (cité par A. Carol, 2004, 300s.). La gloire de la médecine consistait à savoir de plus en plus prolonger la vie ; la voici maintenant accusée de servir surtout à prolonger la mort.

LA BIO-ETHIQUE, INDICE D’UNE CRISE DE LA REUSSITE
En 1983, est créé, par la France, le premier Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Je laisse, bien sur, mon ami Daniel Sicard le soin de vous en parler. J’indiquerai juste qu’il me semble significatif que la France qui, la première, a institué l’exercice illégal de la médecine en 1803, instaure ce Comité qui manifeste que la médecine n’est plus seule créatrice de son propre sens. Elle doit partager la construction de ce sens avec le reste de la société.

Le débat sur l’euthanasie, qui a toujours plus ou moins existé, a un impact social beaucoup plus important à partir des années 1980. Il se double d’un débat sur les soins palliatifs, dont la première unité est créée, en France, en 1987 et la première équipe mobile deux ans plus tard (il y en a respectivement 78 et 225 en 2002, prenant en charge 50000 malades). Se situant en réaction contre ce qui est qualifié d’ « excès de certains traitements curatifs », les soins palliatifs bénéficient des acquis de la médecine scientifique et technologique -de la recherche médicale en matière d’antalgiques et d’opiacées notamment- mais estiment que la « qualité de la survie a plus d’importance que la durée de la survie ». L’insistance est mise sur la globalité de la personne humaine, l’existence de besoins globaux, la nécessité aussi d’une présence auprès des grands malades. Le développement des soins palliatifs apparaît alors comme une tentative de double réponse, réponse aux problèmes posés par l’ « acharnement thérapeutique » médical, réponse aux problèmes posés par la sécularisation de la mort qui la prive parfois d’un environnement religieux (M. Castra, 2003, 29). Mais, parfois accompagnés d’une idéologie holiste, les soins palliatifs peuvent aboutir, selon l’expression très juste d’Anne Carol (2004, 307), à une sorte « d’acharnement affectif ».

Par ailleurs, 85% des enterrements restent des enterrements religieux et la période d’accommodation de la religion aux valeurs dominantes de la société se termine dans les années 1980. Selon la loi de séparation des Eglises et de l’Etat elle-même, la présence d’aumôniers de diverses confessions est non seulement possible à l’hôpital, mais peut être rétribuée sur fonds publics (article 2). Cependant, la crise du clergé limite leur présence. Quand ils viennent, ils sont parfois plus ou moins considérés comme pouvant éventuellement perturber l’efficacité technique du travail. En effet, un certain nombre de soignants connaissent la religion principalement par ce qu’en disent et montrent les médias. Et la logique médiatique du spectaculaire entraîne la surmédiatisation de phénomènes religieux perçus comme « intégristes » au détriment de toutes les autres réalités religieuses. D’où, dans certains cas qui restent minoritaires, des atteintes partielles à la liberté de religion, spécialement quand il s’agit de l’islam et des religions minoritaires en France. Parfois même c’est une sorte de religion civile catholique que l’on cherche à imposer : témoin cet hôpital public ou chapelet et crucifix font partie du « kit décès ». « Tous les patients (…) en sont affublés. Quand les familles découvrent la méprise (judaïsme, protestantisme, islam, etc), les soignants ne peuvent échapper à de vives remontrances. Ce n’est pas pour autant que leur pratique s’est modifiée » (I. Lévy, 2004, 263). Cas limite peut-être mais révélateur d’une difficulté à intégrer le pluralisme des croyances dans une France qui confond parfois laïcité et uniformité.

Plus fondamentalement, si la critique des institutions séculières s’est désutopisée par rapport à Mai 1968 et aux écrits d’Ivan Illich, elle s’est également généralisée. Etant donné le rôle politique de légitimation symbolique du régime républicain joué par l’école et la médecine en France, la crise de ces institutions y est plus vivement ressentie que dans d’autres pays modernes. Or, de notre point de vue, il n’est pas étonnant que la réussite même de la médecine conduise à sa crise .

En effet, des Lumières aux mutations des années 1960-1970, a existé la croyance en la corrélation des progrès : le progrès scientifique et technique devait être transformé, grâce à des réformes politiques, en progrès social et moral. Cette croyance a été très forte en France : la République, « régime du progrès » pouvait rassembler des personnes de convictions différentes autour d’objectifs communs. Chacun gardait sa propre conception de l’ « être », tous se retrouvaient pour un « faire » collectif, le plus efficace possible. Le nazisme ou le stalinisme ont montré que le progrès scientifique et technique pouvait être dévoyé. Mais il ne s’agit plus de cela aujourd’hui. La médecine fœtale et néonatale se montre techniquement capable de mettre au monde de très grands prématurés de 400-500 grammes. Faut-il alors « faire vivre » ? On peut faire durer pendant des mois ou des années des comas dépassés. Faut-il alors « faire mourir » ? Le progrès scientifique et technique peut être jugé indésirable, même manié par des personnes dont la « conscience », la « conscience professionnelle » comme la « conscience morale », n’a pas à être suspectée. Le schéma « une conscience et une confiance » sur lequel était fondé le développement institutionnel de la médecine vacille. Il se produit un passage de la primauté du « faire » (où l’acte moral consistait en un « faire » consciencieux et performant) à un renouveau (et non à un retour, vu la mutation du contexte) des questions autour de « l’être ». La réussite même de la modernité, et le fait que cette réussite ait été obtenue par la domination généralisée d’une logique marchande, contribue à un tel changement.

Après le fait de mourir dans l’espérance d’un au-delà meilleur, après le combat pour l’allongement de « l’espérance de vie », nous sommes parvenus à la période historique ou le problème central devient celui de « mourir dans la dignité ». Mais, en fait, ces trois niveaux s’emboîtent plus qu’ils ne se succèdent. Et attention, comme nous avons tenté de décrypter les rapports dominants à la mort dans le passé, il faut prendre de la distance avec le rapport dominant d’aujourd’hui. Le désir de « mourir dans la dignité » peut être marqué d’ambivalence. Il comporte, certes, l’insistance sur la qualité de vie, sur le refus d’une « vie végétative », mais il peut aussi intérioriser des normes implicites de la société globale selon lesquelles un ‘véritable’ être humain est jeune, beau, utile, séduisant et performant. Nous ne sommes pas à l’abri d’un double discours où le « dit » sera le droit de mourir dans la dignité et le « non-dit » sera que vieillir est… indigne. Aujourd’hui comme hier, la vigilance s’impose donc…





Bibliographie :


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J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris, Le Seuil, 2004.
J. Baubérot – S. Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume Uni et en France, Paris, Le Seuil, 2002.
A. Carol, Les médecins et la mort XIX-XXe siècle, Paris, Aubier, 2004.
M. Castra, Bien mourir, sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003.
S. Fabien, Messieurs les médecins rendez-nous notre mort, Paris, Albin Michel, 1976.
O. Faure, Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993.
M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1972.
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J. Hamburger, La puissance et la fragilité, Paris, Flammarion, 1972.
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Fr.R. Isambert, De la religion à l’éthique, Paris, Le Cerf, 1992.
J. Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier, 1981.

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