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30/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION (suite)

Merci à toutes/tous les internautes qui continuent avec constance de consulter ce Blog, malgré les « vacances ».

Puisque vous semblez ne pas vouloir bronzer idiot, je vais vous recommander un livre, certes un peu plus rude à lire que Voici ou Gala, mais tout à fait passionnant : Géohistoire de la mondialisation, le temps long du Monde, de Christian Grataloup, publié chez Armand Colin (non, je ne suis pas actionnaire ; ce n’est même pas un de mes éditeurs : vous voyez le conseil est absolutly désintéressé). Ce livre fait prendre un ‘sacré’ coup de vieux à Fernand Braudel et à ses thèses. Mais, so is life : le savoir est fait pour être dépassé. Je peux vous garantir que c’est écrit de façon très claire et même s’il y a beaucoup de personnages (des milliards et des milliards d’êtres humains), on s’y retrouve quand même car cela apporte du nouveau sur du connu (ou ce que l’on croit connaître).

Ce que j’apprécie particulièrement, c’est que la perspective géo-historique permet de désoccidentaliser l’histoire sans rien concéder au politiquement correct.  Bref, je ne le cache pas, j’ai été assez emballé.

 

 

Après, pour vous reposer un peu la bulbe, lisez Le Palais des courtisanes, le tome 3 des Nouvelles enquêtes du juge Ti de Frédéric Lenormand, qui est paru en poche cette année dans la collection Points. J’avoue que je n’avais qu’en moitié apprécié les 2 premières enquêtes ; il faut dire que succéder à Van Gulik est difficile. Mais celle là m’a bien plu.

 

 

Je reviens d’un colloque de sociologie qui a eu lieu à Leipzig. Je vous raconte cela (outre qu’à la rentrée de septembre, je vous livrerai une version « Blog » de ma communication qui portait sur « Violence, anticléricalisme et laïcité ») pour une raison précise : j’ai visité la « Thomas Kirche » où il y a le tombeau de Bach (Jean-sébastien pour les dames). Là, il y avait un petit prospectus indiquant que l’entretien de cette église luthérienne coûte 180000 € à la paroisse, et donc…à votre bon cœur Msieurs’dames. On trouve souvent, en France, horrible ce que l’on appelle « l’impôt ecclésiastique » allemand (prélevé par l’Etat auprès de celles et ceux qui se rattachent à l’Eglise protestante ou l’Eglise catholique), mais les réparations des églises, du coup, ne sont pas –comme dans notre sublime France laïque !- payée par les impôts de tout le monde, mais seulement par ceux qui acceptent de payer l’impôt ecclésiastique. Je ne dis pas que le système allemand est meilleur que le système français ; je dis que le système français décrit souvent encore comme une « laïcité stricte », une « séparation intégrale », etc… cache bien son jeu.

 

Un dernier mot avant de reprendre le feuilleton de l’été (cf. les Notes du 26 juin et du 20 juillet) : une internaute s’est étonnée de la pratique de bibles mises sous les oreillers des malades (ou des femmes enceintes d’ailleurs) dans un but thérapeutique (note 4 de la Note du 20 juillet). Cette pratique de religiosité populaire a été assez fréquente en Allemagne au XVIIe siècle, voie encore au XVIIIe, elle a disparu ensuite.

 

Bon, nous en étions au point suivant :

Exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré, dans le catholicisme[1], comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en  la conjonction de trois sacrements :

-         d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ;

-         ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ;

-         et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

La peine est l’enfer éternel si on meurt en état de « péché mortel » non remis par le sacrement (ou par une contrition parfaite) (orgueil, avarice, luxure, gourmandise, envie, colère, paresse) ou des « péchés véniels » commis à répétition ou dans certaines circonstances.

 

A propos de l’enfer,  puisque nous sommes en période de vacances, voici une histoire garantie authentique (bien sûr) : c’est un gus qui arrive dans l’au-delà et, chanceux, il a le droit de choisir entre l’enfer et le paradis. Pour l’aider dans son choix on lui passe un petit film sur un écran de télévision. Il commence par l’enfer. On y soit un mec vautré dans un big fauteuil, fumant un cigare, buvant du whisky 16 ans d’âge pendant que de splendissimes jeunes femmes le cajolent (et même plus, pour les internautes de plus de 18 ans). Tout émoustillé, il choisit illico d’aller en enfer. Là, à peine arrivé, il est mis dans une grande marmite d’eau bouillante. Brrrr… Il proteste. Et le diable d’éclater de rire : « Encore un qui croit à ce qui est montré à la télé ! »

Morale de l'histoire: à chaque époque ses croyances (naïves) et plutôt que de juger stupides celles de siècles passés, demandons nous comment les nôtres seront jugées dans 100 ou 200 ans. A mon (humble) avis, les grenouilles de bénitiers télévisuels ont remplacé les gernouilles de bénitiers de sacristie de manière encore plus prégnante sur la société globale. Voilà un nouveau cléricalisme à mettre en cause de façon urgente.

 Reprenons notre propos : le paradis ne se trouve pas garanti de façon mécanique par les « derniers sacrements ». Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire (dont J. Le Goff a raconté l’invention au Moyen-Age), lieu où selon le Catéchisme du Concile de Trente (1ère partie, article 5, 5) un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis.

Cela induit une double réalité symbolique.

-         d’abord les derniers sacrements n’effacent pas la crainte de la mort. La peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme[2] a longtemps en partie joué sur ce sentiment de crainte[3].

-         ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts, un lien mystérieux entre ceux qui sont morts et « ceux qui les aiment encore ». Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants[4]. Il existe, en France, encore au XIXe siècle un ensemble d’œuvres, une imagerie, des brochures et des journaux, comme l’Echo du purgatoire, qui par ce biais relient vivants et morts (pour les anticléricaux, le purgatoire constitue une source de profit évalué à 32 millions de francs or par an à la fin du XIXe siècle).

Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

 Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas. Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature, celle (dominante) du prêtre et celle (dominée) du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle puisque le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue de médecin, ces normes  religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ».

Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique  est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaudrait mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ».

 

Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares  et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements. Et donc, pour le système catholique, le médecin a (involontairement) provoqué la damnation éternelle de son malade. Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas, la peur de mourir ont existé, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements, était la mort la plus redoutée puisqu’elle risquait fort de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée  apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps ! (Admirez la subtilité de mes réflexion philosophiques : Kant et Hegel peuvent aller se rhabiller)  

La peur de la mort subite constituait donc un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Cet adjectif : « mortel » est très significatif : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, et en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans ce système symbolique, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.  

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme.  Auprès de la masse  du peuple il gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, naturellement également présents, faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

Nous avons déjà vu qu’en France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803, c'est-à-dire à un moment où lee médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). Cette institutionnalisation de la médecine française, cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale.

Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents  pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir  (J. Léonard, 1981, 76). Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause,  cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, lors de l’établissement du second seuil de laïcisation, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, beaucoup de médecins sont des fils de pasteurs et ils mêlent parfois dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques. Ainsi l’inventeur de l’accouchement  sans douleur affirme primo que Dieu est le premier anesthésiste (au début de la Bible , il endort Adam pour lui prélever une côte et créer Eve), secondo que le verset biblique où l’on prétend que Dieu a dit à Eve : « tu accoucheras dans la douleur » est mieux traduit de l’hébreu si on remplace cela par « tu accoucheras avec effort » (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.).

 

Le XIXe siècle est le grand siècle d’institutionnalisation de la médecine, dans un double sens de développement de l’institution et de son autonomisation : ainsi, les médecins deviennent, par exemple, des experts en matière judiciaire (développement) et en 1830, la police perd le droit d’obliger les médecins à dénoncer les blessés recherchés par les forces de l’ordre et qui recourent à leurs soins  (autonomisation): cela ne joue donc pas seulement face à la religion, mais cela joue d’autant plus aussi face à elle qu’après la forte désintégration institutionnelle qu’a connue la religion catholique, celle-ci est remise en selle en tant qu’institution (certes juridiquement dans certaines limites, mais entre le juridique et la réalité sociale, il peut y avoir des écarts.) et reprend donc de la vigueur : elle a tendance à vouloir réoccuper tout l’espace qui était auparavant le sien.

 

Dans le cadre du conflit des deux France, on assiste donc à un conflit inter-institutionnel : la réalisation de ce que j’appelle la fragmentation institutionnelle du 1er seuil de laïcisation ne peut s’effectuer sans conflit : il faut bouter hors du champ sanitaire les clercs religieux.

Henri Bon, médecin catholique du XXe siècle (qui a donc le regard rétrospectif d’un clerc de l’institution médicale dont le monopole de légitimité en matière de santé est devenu une évidence sociale) écrit en 1935 : « Nous connaissons des médecins pieux qui ont abouti à un véritable anticléricalisme, du fait de l’empiètement incessant de religieuses ou de curés sur le domaine médical, empiètement souvent nuisible au malade, très souvent nuisible à la réputation du médecin par des critiques plus ou moins explicites et qui arrivent même parfois à compromettre ou à rendre intenable la situation matérielle du praticien ».

Précis de médecine catholique, 1935, 580.

 

Deux remarques sur ce texte très significatif :

1) le passage du « souvent » pour le malade au « très souvent » pour le médecin et le fait que les nuisances dues à l’empiètement du religieux sur le médical sont traitées en 5 mots pour le malade et en 32 mots pour le médecin.

 On voit bien alors, deux aspects :

-         en premier ce qui est d’abord en jeu, c’est le développement d’une institution médicale autonome par rapport à la religion ;

-         en second c’est l’indication de la difficulté de cette autonomisation par rapport à la religion : Henri Bon dit avoir reçu des témoignages (donc il s’agit de la seconde moitié du XIXe siècle et non de la première) de médecins dont la réputation a été mise en cause avec succès par des clercs religieux, et comme il s’agit de « médecins pieux » devenus anticléricaux à cause de ces « empiètements », il est fort plausible que cela n’a pas concerné leur catholicité (style : n’allez pas chez ce médecin, c’est un franc-maçon). Ces « empiétements » sont, de façon plausible, soit que le clerc religieux estimait avoir une véritable compétence médicale et contestait le diagnostic du médecin, soit (de façon beaucoup plus vraisemblable, pour la seconde moitié du XIXe) que ce clerc trouvait, lui, que le médecin « empiétait » sur son propre domaine, ne lui faisait pas assez de place.

2) En effet, le partage de pouvoir sur le malade mourant potentiel (dans l’intérêt soit de sa santé, soit de son salut : et quel est le + important, that is the question ?) n’a rien d’évident et la fragmentation institutionnelle signifie la construction de frontières entre les rôles institutionnels et le pouvoir (pouvoir et pouvoir sur) qui leur est lié.

Il ne faudrait pas, cependant, en déduire que les relations entre les religieux (au sens large) et les médecins sont explicitement conflictuelles : dans l’immense majorité des cas, la partie émergée de l’iceberg est beaucoup plus une collaboration et le conflit, si conflit il y a est plus une tension implicite qu’un conflit ouvert.

Cela pour plusieurs raisons :

 

D'abord, il peut y avoir une évolution culturelle globale qui fait que les « élites » qu’elles soient religieuses ou médicales évoluent, en gros, au même rythme et donc partagent une façon analogue de voir les choses : la vision d’une Eglise catholique globalement « ennemie du progrès » est une vision polémique anticléricale. Par exemple, au début du XIXe siècle, il va y avoir une lutte commune pour acclimater la vaccination.

Au XVIIIe siècle, alors que la variole est une maladie mortelle et que l’inoculation progresse, à partir de 1720-1730, en Grande-Bretagne, Allemagne et Amérique anglaise, l’inoculation variolique est considérée en France par des médecins comme dangereuse et immorale, puisqu’elle consiste à infliger un élément de maladie à quelqu’un qui n’en est pas atteint (la tradition médicale française d’alors : il faut suivre la Nature, là on la force): encore en 1785, la Société royale de médecine indique comme moyen de lutter contre la maladie la mise en quarantaine. D’autre part, pour des théologiens, c’est le Diable qui a donné à Job la petite vérole  et l’inoculer = commettre un acte diabolique.

Indice parmi d’autre de la domination de la religion sur la médecine qui existe encore à l’époque des Lumières, un décret du Parlement de Paris de 1763, à un moment où l’épidémie fait rage, impose que toute inoculation soit soumise à l’accord préalable de la Faculté de théologie (catholique de la Sorbonne)

(J.-P. Peter, « Les médecins français face au problème de l’inoculation variolique et de sa diffusion (1750-1790) », Annales de Bretagne, 1979, 251-264)

A la fin du siècle Jenner inocule de la vaccine au lieu du pus humain et en 1800 Pierre Coze prof de clinique médicale à Strasbourg (point de contact avec l’Europe protestante) opère la 1ère vaccination réussie en France.

Quand Pie VII vient à Paris pour sacrer Napoléon, les membres du Comité central de la vaccine obtiennent que le pape approuve publiquement la découverte de Jenner. Dans la lancée, une douzaine de prélats font lire au prône du dimanche, par les curés, des lettres d’encouragement en faveur de la vaccination. Et Chantal Beauchamp (Forme et sens de la lutte sanitaire au XIXe siècle. Epidémies et endémies dans trois départements du Centre-Ouest, thèse EHESS, 1988) indique que des prêtres sont actifs dans les comités de vaccination de ces départements ;

Donc congruence qui fait que là on est dans une optique de sécularisation religieuse.

 

Autre cas où il semble y avoir une collaboration  explicite (malgré ce que dit Bon des « empiètements »): les religieuses.

Les congrégations hospitalières avaient été officiellement supprimées en août 1792. Mais les ci-devant religieuses étaient, assez souvent, restées en place et, dans un costume civil, avaient continué leur office.. Cependant, elles ne pouvaient plus recruter. Cela désorganisait l’administration des hospice et, désireuse de retrouver du personnel, elle avait fait prendre par le ministre de l’Intérieur Chaptal, une Circulaire (1 nivose an IX ; 22 décembre 1800) autorisant « la citoyenne Duleau, ci devant supérieur des Filles de la Charité (…) à former des élèves [= novices] pour le service des hôpitaux.

D’autres congrégations hospitalières  (not. les Filles de la Sagesse) obtiennent une autorisation semblable en 1801-1802.

Cependant, Portalis (le ministre des cultes de Napoléon) veut agir au cas par cas, sur le fondement de l’utilité sociale : la vie conventuelle n’est pas bien considérée, les vœux sont mal vus, mais la religion peut s’avérer socialement utile pour l’éducation, les hôpitaux, etc. (indice que la légitimité par l’utilité sociale peut faire tendre la religion vers une fragmentation institutionnelle…élargie).

Après 1815, le climat leur est assez longtemps favorable.

Cf. sur ce sujet : Claude Langlois, Le catholicisme au féminin, Le cerf, 1984, p. 115 notamment. Langlois montre que le fait d’être religieuse, pendant une partie du XIXe siècle donne la possibilité, pour des femmes qui possèdent une forte personnalité, d’avoir un certain degré d’autonomie sociale et d’activités dans la société.

 

Certaines de ces religieuses sont de milieux cultivés et sont instruites. Elles peuvent être filles, nièces, sœurs, cousines de médecins dont elles admirent le savoir, et dont elles voudront suivre l’exemple. Des livres de médecine sont écrits pour elles ; par exemple à Nantes, en 1836, Le manuel de médecine et de chirurgie à l’usage des sœurs hospitalières.

Elles assurent les soins les plus « répugnants » (comme la toilette et l’ensevelissement du cadavre) et le soutien des malades dans la souffrance et  l’agonie.. A noter qu’elles n’assurent pas seulement un service dans les hôpitaux, mais aussi « des visites à domicile et une pharmacie qui dessert la population locale en même temps que les malades alités » indique O. Faure (1993, 30). A partir du milieux du XIXe siècle certaines congrégations se spécialisent dans la garde des malades en milieu urbain (sœurs du Bon Secours, notamment). Et, dans les campagnes : petites communautés polyvalentes : mettons que 4 sœurs soient installées dans un village, 2 font l’école (aux filles), la 3ème visite les malades, la 4ème s’occupe des tâches matérielle.

 

L’historien Olivier Faure insiste sur la « complémentarité » et le fait que « dans les textes au moins, la religieuse est l’auxiliaire du médecin, pas sa concurrente » : « la religieuse doit se conformer à leur prescriptions, leur communiquer ses observations, préparer les remèdes sur leurs indications » (p. 33, 32). Effectivement, cela a du correspondre non seulement aux textes mais à bcp de situations empiriques.

Mais, tout en admirant les médecins, et en sachant tenir leur rang (le rôle subordonné de la femme !!) elles n’ont pas forcément toutes envies d’être soumises et obéissantes (cf les « empiètements » d’Henri Bon). Puis qu’être ‘bonne sœur’ est parfois un moyen détourné pour une personnalité féminine d’avoir un rôle social, ce n’est pas alors pour être l’auxiliaire toujours docile que voudraient les médecins : elles prétendent à une certaine légitimité, à un pouvoir sur la base de leur personnalité, de leur savoir autodidacte et surtout du fait que pour elles donner des soins est une manière d’accomplir leur ministère. L’historien Jacques Léonard (dans Médecins, malades et société dans la France du XIXe siècle, Sciences en situation, 1992,  33-61), au contraire de Faure, parle de « contentieux » entre les sœurs et les médecins

 

Les religieuses ont tendance (également) à mêler pratiques religieuses et pratiques médicales. D’abord, certaines font un tri moral entre des malades « dignes » de soins et d’autres qui en seraient moins dignes (les vénériens que les règles de certaines congrégations interdisent de soigner ; certaines « filles mères », prostituées, vénériennes qu’elles mettaient dans des dépôts de mendicité ou infirmerie de prison, et comme c’est au contraire ces catégories de femmes qu’auraient examiné les étudiants en médecine de province, liés aux cliniques hospitalières, cet enseignement est ainsi entravé). Les religieuses peuvent aussi donner un caractère rédempteur à la souffrance.

 

De façon plus générale (comme O. Faure l’indique lui-même), pour les religieuses, « la maladie est aussi un moment privilégié pour ramener les brebis égarées dans le droit chemin : les sœurs doivent empêcher les malades de prononcer des paroles blasphématoires, indécentes ou impies, instruire les ignorants dans la (bonne !) doctrine, ramener à la pratique les infidèles, faire distribuer l’extrême onction aux mourants.» A mon sens, O. Faure minimise un peu  l’aspect doublement conflictuel (virtuellement) de ces pratiques.

D’abord parce qu’il fait comme si c’était logique or cela va contre le pluralisme du 1er seuil où non seulement tous les Français ne sont pas considérés comme catholiques : protestants et juifs appartiennent à des cultes reconnus ; et d’autre part, de façon moins claire dans la logique du 1er seuil, mais quand même, il peut légitimement exister plusieurs manières d’être catholique, allant de la dévotion à l’indifférence en matière de religion. 

Ensuite….

(à suivre)

[1] Un sociologue à Leipzig ayant avoué son ignorance en la matière, je précise que les « derniers sacrements » n’existent pas dans le protestantisme

[2] Dans le protestantisme, la doctrine du « salut par la grâce », la disparition des « derniers sacrements » a, en partie dédramatisé l’angoisse de l’au delà, il en a été de même de l’esprit humaniste de la Renaissance. Mais ces changements ont d’abord concerné des élites. Sur ces évolutions de mentalité, cf. notamment M. Vovelle, 1983.

[3] Cf. les ouvrages déjà cités de J. Delumeau.

[4] Les messes pour les morts et, plus généralement, le rôle du bâtiment église (et du cimetière qui lui est lié) dans la perception d’une réalité symbolique composée de vivants et de morts du être pris en compte par la majorité républicaine du « Bloc des gauche » lors des débats parlementaires sur la séparation des Eglises et de l’Etat.

20/07/2007

LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION

La Note du 26 juin commençait le feuilleton de cet été. Il porte principalement sur laïcité, médecine et mort, mais à un moment, je vous rajouterai un peu de sexe, pour ne pas déroger aux critères élémentaires de captation de l’intérêt (en plus on est dans la période de l’année : sea, sex and sun ; enfin le sun, cela dépend des jours, et la sea n’en n’ai pas encore vu la couleur bleutée, mais qu’importe).

Bref soyons sérieux, après le lever de rideau effectué à partir d’un passage de l’historien Claude Nicolet, montrant qu’en France, la médecine est une obligation morale républicaine, on va aborder maintenant comment la laïcisation de la mort a opéré un transfert de la religion vers la médecine et les conflits auxquels cela a donné lieu.

L’idée est de comprendre le lien aujourd’hui entre crise de la médecine et durcissement de la laïcité, ou (si vous préférez) idéologisation de la laïcité, mise en avant de la laïcité pour cacher sa propre bêtise et le fait qu’on ne comprend pas les changements sociaux qui s’opèrent.

Donc des Notes qui retracent une histoire, mais pour avoir l’intelligence de l’aujourd’hui, bâtir cette « laïcité de l’intelligence » réclamée par Régis Debray en 2002 (il y a encore du chemin à faire !).

Allons y.

Le XIXe siècle, période qui va du 1er  au 2ème seuil de laïcisation (le 1er est  le résultat de la révolution et du recentrage napoléonien ; le second est lié aux mesures laïcisatrices de la Troisième république) va être celle de la « médicalisation », et de l’institutionnalisation de la médecine. A ce niveau, il faut prendre de la distance avec ce qui est devenu un ensemble d’évidences sociales pour pouvoir examiner la construction socio-historique de ces évidences. Et cette construction, cette « médicalisation » a durée un bon siècle.

La médicalisation « consiste à conférer une nature médicale à des représentations et à des pratiques qui n’étaient jusqu’alors pas socialement appréhendées en ces termes » (D. Fassin in P Aïach – D. Delanoë, ed., 5).  Donc une nouvelle conjoncture culturelle, une mutation des mentalités, elles-mêmes liées à un faisceau de facteurs de différents ordres. L’institutionnalisation consiste, en médecine comme ailleurs, dans le fait que se façonne une structure close (avec un dedans et un dehors et des frontières définies), un système d’emprise spécialisé, comportant un corps professionnel hiérarchisé, avec des principes homogènes, des règles fixes  et qui s’imposent à tous et implique une certaine mise entre parenthèse du fonctionnement habituel de la vie sociale et personnelle quotidienne. Le résultat est que l’institution devient une évidence sociale. Ainsi, jusqu’à ces dernières décennies il ne serait pas venu à l’idée de la plupart de contester le fait que la médecine soit ce qu’elle est.

François Dubet (2002, 27) insiste sur l’aspect quasi-religieux de l’institution : « Le programme institutionnel est fondé, écrit-il, sur des valeurs, des principes, des dogmes, des mythes, des croyances laïques ou religieuses mais qui sont toujours sacrées, toujours située au-delà de l’évidence de la tradition ou du simple principe d’utilité sociale » L’institution se veut extérieure au social, et son extraterritorialité qui est une de ses marques essentielles, tend à être considérée comme un « sanctuaire »  qui autorise « le plus grand abandon des individus, comme dans la confession, la nudité des malades ou les confidences dues au travailleur social » (idem, 29). On sait que le terme de « sanctuaire » est utilisé à propos de l’école, aussi bien par Chirac, quand il « faisait président » (comme dirait Sarko) que par les néo-républicains. Ce n’est pas un hasard

Mais j’insiste aussi, pour ma part, sur une autre caractéristique, mise en lumière il y a plus d’un siècle par Max Weber : l’institution tend à l’obligation sociale. On pourrait dire plus il y a d’obligation sociale, plus il y a d’institution (différence idéal-typique entre le caractère institutionnel et le caractère associatif d’une organisation).

A propos, il faut quand même que je vous en raconte une bien bonne : il y a quelques années, une journaliste m’interviewait au téléphone, et après que j’ai répondu à ses questions, elle m’a demandé si je ne pouvais pas lui donner le n° de téléphone de quelques sociologues. Moi, vous me connaissez, je suis la serviabilité même ! Je lui ai donné ce qu’elle demandait, jusqu’à ce qu’elle veuille avoir le numéro de portable de Max Weber !

Bon, revenons à notre sujet.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci  doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. (aucune vérification médicale de la mort n’est prévue : 2 proches doivent faire une déclaration de décès à la mairie dans les 24 heures et l’officier d’état civil doit alors se transporter auprès du défunt et constater le décès)

On est dans l’évidence de la mort.

Le Code civil des français ne change pas la situation et ne remet pas le registre des sépultures au prêtre. C’est ce genre de décision qui stabilise des ruptures révolutionnaires et qui fait que parler du Consulat et de l’Empire comme un moment de « rechristianisation » à cause du Concordat est une vue complètement partielle des choses, qui tient plus à une vision traditionnelle de l’histoire religieuse (même quand elle est reprise par des néo-républicains) qu’à une histoire de la laïcité.

Donc voilà ce qu’indique le Code Civil de 1804 :

Articles 77  et 78: aucune inhumation ne sera faite (sans les formalités dont je viens de parler qui mettent au premier plan l’officier d’état-civil)

Article 81 : s’il y a une suspicion de mort violente, cela nécessite une enquête où un « docteur en médecine et en chirurgie » assiste l’officier de police.

Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (je vais y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas en général la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît guère de compétence dans ce domaine.  Enfin, l’officier d’état-civil, souvent, ne se déplace pas et donne le permis d’inhumer sans « voir » le défunt, il se fonde simplement sur la déclaration de 2 témoins (parents ou voisins).

Cette situation est, à l’époque, singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui décrète qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800 (A. Carol, 2004, 192). Il existe la crainte des inhumations « prématurée » (les morts vivants ! ; on n’avait pas Canal + pour diffuser des films d’horreur, mais on savait quand même être imaginatif !) On confie alors la vérification aux officiers de santé, et en 1806 aux « docteurs ». Mais la pratique sera contestée et mettra du temps à se généraliser.

Quelle était alors la situation de la médecine ?

L’édit de Marly de 1707 avait déjà théoriquement institué un monopole, mais sans grand effet car « le nombre des exceptions balance largement celui des interdictions » (F. Lebrun, 30) et encore à la fin du XVIIIe siècle, même à Paris, « les empiriques jouissent d’une tolérance de fait » et ils sont « innombrables » dans les campagnes  (idem, 98). Il faut dire qu’un médecin célèbre de l’époque, Louis Sébastien Mercier, affirme (in Le Tableau de Paris, 1779) : « Les empiriques guérissent et ne tuent pas plus de monde que les médecins endossant robe fourrée ».

Les soignants qualifiés d’« empiriques » = curés, religieuses, rebouteux, renoueux, guérisseurs ambulants personnes soignant les bêtes, sorciers, etc

Sous la Révolution, il y avait eu officiellement l’instauration d’un libre exercice de la guérison. Le décret du 2/2/1791, sous la Constituante, autorise tout citoyen à soigner ses semblables. La Convention en 1793 supprime le diplôme et les facultés de médecine : la pratique sanitaire doit dégager et récompenser le mérite intrinsèque : ces mesures portent « en fait le coup de grâce à une institution déjà agonisante » P. Tailleux, 704= je dirai que cette institution médicale n’était qu’embryonnaire.

Cependant les Lumières avaient fait émerger, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une sorte de ‘médecine philosophique’ qui considère l’être humain comme un objet d’observation et pense qu’il faut moins écouter les anciens et davantage les physiciens, chimistes et botanistes. Une nouvelle image du médecin émerge socialement (en tout cas parmi les « élites ») : celle d’un homme de raison et de science, figure morale qui se dévoue à la société et au progrès qui contribue au développement du savoir –cf. D. Roche, 1977).

Mais le paradoxe est que la Révolution désintitutionnalise cet embryon d’institution (constitué à la fin de l’Ancien Régime) au profit d’une utopie d’une médicalisation rationnelle : Michel Foucault (1963) parle de recherche « de la médicalisation de la société par une conversion quasi-religieuse »

Propos qui indiquent plus une visée qu’une réalisation concrète (c’est pareil pour l’école)

Mais les médecins, diplômés ou autoproclamés, profitent des mesures anticatholiques du début du conflit des 2 France sous la Révolution.

La : loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803)  crée l’exercice illégal de la médecine  « Tous les médecins doivent être diplômés et faire enregistrer leurs titres, de façon que soient dressées les listes officielles départementales des praticiens autorisées et que soient aussi désignés ipso facto comme guérisseurs illicites tous ceux qui n’y figurent pas » (cf J. Léonard, 48).

Ce monopole médical est attribué à 2 ordres de médecins

-les « docteurs », diplômés des écoles (devenues facultés en 1808) de médecine de Paris, Montpellier et Strasbourg, qui ont soutenu une thèse (en France, on va focaliser le terme de « docteur » sur les docteurs en médecine)

-les « officiers de santé » qui ont fait 3 ans d’études dans ces écoles, et/ou 5 ans de pratique à l’hôpital et /ou ont été 6 ans élève d’un « docteur »’ en exercice et sont reconnus  par un jury médical départemental. Ils ne peuvent exercer que dans le département pour lequel ils ont été reçus.

Mais, pour ménager une transition, l’Article 23 permet d’intégrer aussi des praticiens de fait, recommandés par le maire et deux notables de la commune où ils résident. Le sous-préfet peut leur donner un certificat qui leur teindra lieu de diplôme. En effet, on instaure le monopole médical à une époque  où non seulement il n’existe pas ailleurs, mais où on n’a pas vraiment les moyens de le réaliser.

Les historiens de la médecine ont tendance a insisté sur ce dernier point : La frontière, théoriquement « intangible » entre médecine et non médecine reste donc « très floue » écrit Olivier Faure (1993, 15). Mais, dans la perspective ouverte par Nicolet (et que ces historiens semblent ignorer), les choses n’en sont que plus significatives : il existe bien une volonté politique, qui se heurte au principe de réalité. Il y a donc bien une impulsion politique de la médecine pour des raisons idéologiques. On aura le même heurt entre volonté politique et réalité, en 1810 où un décret du 18 août contre les « remèdes secrets » est suivi d’un autre (le 28 décembre de la même année) qui revient un peu en arrière.

Il n’empêche, le politique impulse par la compétence étatique (le diplôme) et, de façon implicite l’argent (les frais de doctorat = 1000 f et des 3 examens d’officier de santé = 200 f) une institution médicale à un moment où les résultats de la médecine officielle ne se distingue guère de ceux des empiriques. Cela rejoint aussi la perspective de Nicolet. Mais, significativement, celui-ci, dans son ouvrage, gomme la période qui sépare la Révolution et la IIIe République : or, comme pour l’école, le recentrage napoléonien institutionnalise et étatise l’utopie révolutionnaire. Et la construction républicaine continuera cette institutionnalisation, poursuivie en fait aussi par la Monarchie de juillet et sous le second Empire

En fait, tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de la rupture entre politique et religion opérée par la Révolution, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. (là j’élargis le propos de Nicolet, même si les choses sont, bien sûr, plus accentuées par la République) Il faut donc que ces régimes puissent se réclamer, au moins implicitement, d’un autre fondement moral.

Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque[1]. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système va diffuser l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et va considérer que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

On peut comparer avec le Royaume Uni et les Etats-Unis : dans ces pays, la 1ère loi sur l’exercice illégal de la médecine date de 1858 (RU) et de 1875 (EU), mais dés 1803 (la même année que la loi française) est édité à Londres (et très largement diffusé et de nombreuses fois réédité, y compris aux Etats-Unis) un Code (Medical Ethics), écrit par l’Anglais T. Percival.

François Isambert écrit (1992, 318) à propos de cet ouvrage : « Réédité de nombreuses fois, il inspira (le Code) de multiples associations professionnelles de médecins qui se constituèrent au début du XIXe siècle et qui s’en servirent pour conquérir une respectabilité que les conditions par trop irrégulières de la formation scientifique et technique, permettaient difficilement d’acquérir autrement ». Isambert poursuit : « En 1847, L’American Medical Association publia son code d’éthique, au moment même où elle se fondait et ce code fut adopté par la plupart des sociétés locales. Dans un pays où l’exercice de la médecine n’était pas limité par la loi, l’adhésion au Code devenait le critère d’appartenance à la profession médicale. Lorsqu’en 1875 une licence d’exercice devint obligatoire, la prépondérance de l’éthique demeura longtemps dans le jugement appréciatif d’un ‘bon médecin’ »

La différence avec la France est frappante : une médecine institutionnalisée par l’Etat qui postule sa scientificité et sa technicité, pour des raisons idéologiques et politiques, bien avant que celle-ci existe vraiment. Une médecine donc qui est supposée politiquement et idéologiquement (de part un cléricalisme d’Etat) être efficace et donc morale d’un côté ; une médecine qui se structure sous une forme associative et à partir d’un référent éthique pour être consacrée par l’Etat quand elle a atteint un certain niveau de scientificité et de technicité de l’autre. Une médecine, donc, dans les 2 pays anglo-saxons, qui est beaucoup moins morale en soi et qui doit, en conséquence, beaucoup plus se poser le problème des règles morales de son exercice.

Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- avait voulu justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il avait employé une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France : « La religion fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer. Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte appartiennent à l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas du tout la même signification.

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ».Sous l’Ancien Régime, comme le précise O. Faure (1994, 11) « la vieille formule « je le touchai, Dieu le guérit » dit bien la modeste place dans laquelle les médecins sont confinés ». Or, dans le processus de laïcisation, désormais, le médecin est censé combattre contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme va le rappeler Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant  donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

Une double mutation s’opère donc durant le XIXe siècle : d’une part la mise entre parenthèse instrumentale de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (je reviendrai sur cet aspect) et d’opérer la guérison.

Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse, il devient fonctionnellement religieux[2]. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré  et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc, dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Cependant, la situation s’avère plus complexe, car le rapport à la mort des 2 clercs est structurellement différent.  La mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat depuis qu’il ne tient plus les registres des sépultures, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

Dès lors, la mort constitue un ensemble de 2 enjeux centraux entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical.

- enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ?

- enjeu de signification : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle apparaît comme un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, progressivement relégué au rang de croyance privée. 

 Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Dans beaucoup de cas, les médecins s’avéraient « impuissants à comprendre la maladie qu’à la guérir » (F. Lebrun, 1995 19)

Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel. La mort était socialement ritualisée et la vie ici bas était en partie consacrée à se préparer à l’acte essentiel du passage dans l’au-delà (J. Delumeau, 1983, 1999). La guérison elle-même se trouvait souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale[5] : au tournant du XVIIIe et du XIXe une centaine de saints bretons sont considérés comme ayant des pouvoirs curatifs (J. Léonard, 1978, 1291). La Vierge, elle, est généraliste : « Notre Dame de tout Remède » ; au Nord de la Haute Vienne actuelle, à la fin du XVIIIe il y a 90 sanctuaires qui servent de pèlerinage thérapeutique. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive (BSHPF, avril-juin 1988, 233s).

Bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin, d’autres plus instruits, avaient recours à des consultations faites par voie épistolaire (le médecin envoie un questionnaire au patient et établit son diagnostic à partir de ses réponses).Le « spectacle » de la mort est « permanent » : « un enfant sur quatre n’atteint pas son premier anniversaire, un sur deux meurt avant vingt ans » (O. Faure, 194, 19) Et, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne mourait sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite  était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

(à suivre)

Et si vous n’êtes pas sages, je vous donnerai même à la fin de ces Notes, la biblio des références citées. N’est-ce pas cool ?



[1] L’école, institution ascendante et structurée par différentes lois (loi Guizot en 1833, loi Falloux en 1850, et bien sûr loi Ferry de 1882 et loi Goblet de 1886), avec son idéal d’éducation et d’instruction et les espoirs d’ascension sociale qui lui sont liés, peut également donner un fondement légitimateur analogue.

[2] On sait qu’il existe des débats récurrents entre sociologues tenants d’une définition fonctionnelle de la religion et sociologues tenants d’une définition plus substantiviste.  En parlant de « dimension fonctionnelle » du religieux, je tente d’échapper le plus possible à ces querelles d’école, ne me reconnaissant complètement dans aucune des deux. : le sociologue doit, pour ce qui le concerne, se méfier de toute démarche substantiviste, mais il doit étudier les représentations comme une partie intégrante de la réalité sociale et les représentations sociales, elles, substantivent.

[3] Avant donc ce que j’appelle le ‘premier seuil de laïcisation’ (cf. J. Baubérot, 2004, 2005)

[4] Même si, en fait, les choses évoluait, l’Etat s’édifiant entre autres sur un contrôle collectif des corps s’autonomisant à l’égard du contrôle religieux (D. Salas, 1994)

[5] Importance des fontaines miraculeuses dans le catholicisme, bibles mises sous les oreillers des malades pour qu’ils guérissent dans le protestantisme,...

26/06/2007

LA MEDECINE, UNE OBLIGATION MORALE REPUBLICAINE?

Plus poignant qu’Urgence, Plus palpitant que Grey’s Anatomy, plus sexy que Dr House (si vous ne comprenez pas, c’est que vous ne trichez pas en ne payant pas la redevance télé !) le grand feuilleton de l’été de votre Blog, où la Mort et la Sexualité seront au rendez-vous, avec la République, la Religion, la Médecine, la Science et plein d’autres personnages….

(mais on alternera parfois avec d’autres Notes)

Depuis longtemps, je suis très intéressé par le lien entre laïcité et médecine[1]  Pourtant, autant  un lien est effectué entre laïcité et école, autant cela semblait incongru quand je parlais de la relation entre laïcité et médecine.  Or depuis 2003, au contraire, par le biais très important de l’hôpital, c’est une question à l’ordre du jour de l’actualité (cf le discours de Chirac du 17/12/03  et, nous l’avons vu, le rapport du Haut Conseil à I'Intégration sur la Charte de la laïcité).

Le problème considéré comme le plus épineux est le refus de certaines femmes dites musulmanes (on ajoute sur la pression de leurs maris, ce qui me semble à moitié vrai et à moitié faux) d’être examinée par des médecins (et notamment des obstétriciens ou des gynécologues hommes. 

Plusieurs articles ont paru dans les médias, notamment un dans Elle, « Les gynécos face à l’intégrisme » (20 novembre 20006) qui rapporte l’affiche déposée à l’hôpital de Gonesse (dans le 93) : « Nous vous précisons qu’en tant que service public, nous garantissons un égal accès aux soins et traitements sans discrimination ni préférence. En contrepartie, vous ne pouvez pas exiger pour des raisons personnelles, culturelles ou religieuses, une prise en charge essentiellement féminine » (ce qui signifie que le service privé ferait de la discrimination  et que le fait de ne pas en faire impliquerait une contrepartie !)

Or, quelle que soit l’opinion que l’on a sur cette question, il existe un biais idéologique : on fait comme si la question était nouvelle et ne se posait qu’à cause d’un problème  et d’une religion, l’islam (= l’intégrisme permet de ne pas le désigner, mais tout le monde traduit et l’exemple donnée est celui d’une femme musulmane), cet empêcheur de tourner en rond de la laïcité !

Or dés 1982, c’est une problématique beaucoup plus large qu’amorçait Claude Nicolet dans son ouvrage devenu classique : L’idée républicaine en France publié chez Gallimard. Il vaut la peine de citer longuement les pages 310-311. Voici la citation (un peu longue, excusez moi; mais dense et à ruminer:

« (…)  Par rapport  aux autres pays du même type, l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne essentiellement, l’idéologie républicaine apporte quelque chose de plus : le sentiment affirmé d’être une forme d’organisation politique qui non seulement favorise la science, mais, en grande partie dépend d’elle.

Elle en dépend pour achever d’abord de se libérer des dernières prétentions du dogmatisme religieux à régler la vie civile et intellectuelle des citoyens.

Elle en dépend pour assurer d’un point de vue matériel et pratique, un certain nombre de conditions, médicales par exemple, qui lui semblent indispensables non seulement pour des raisons humanitaires ou utilitaires, mais encore pour sa propre réalisation en tant que régime.

J’insiste un peu sur ce point qui me paraît typique.  Dans le principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations, sur l’insalubrité ou l’alcoolisme sont à peu prés contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. Leur rapport avec la « démocratie » ou même avec le système politique -par exemple le representative government chez Stuart Mill- est même bien marqué en Angleterre. Mais nulle part ailleurs qu’en France il ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis.

Toute l’œuvre politique et scientifique d’un Raspail, mais aussi d’un Clemenceau, est centrée sur cette donnée. Or la tendance n’est pas nouvelle ni fortuite : un des premiers « catéchismes » républicains, celui de F. Lanthenas, connu aussi pour son projet sur l’enseignement, en 1795, accorde une part considérable, dans cette morale , à l’hygiène et à la médecine[2]

 Science et morale

Ainsi pour les républicains français, il n’y a pas de neutralité de la science, puisque la République est à la fois la condition nécessaire du développement du savoir le plus libre possible, et le régime qui fait des applications du savoir et de son intégration dans une morale la condition même de son existence et de son maintien. »

Fin de citation

(La sélection de mots en gras provient de J. B.)

C .Nicolet relie donc étroitement le rapport politique au religieux et le statut différent de la science et de la médecine en France et dans d’autres pays. :

L’expression qu'il utilise de « dogmatisme religieux » est (significativement) l’adoption de la terminologie des acteurs du XIXe siècle = il s’agit de la religion comme pouvant donner des normes de vie. Mais ce refus du « dogmatisme religieux », de l’imposition de normes religieuses concerne-t-il la vie sociale (il s’agit alors effectivement de laïcité) ou s’étend-il également à la vie personnelle (là on tend vers l’athéisme d’Etat) ?

Nicolet ne clarifie guère son propos (il parle des « citoyens » ce qui, certes, dissocie des personnes privées, mais en parlant des individus eux-mêmes et non de la vie sociale, des normes sociales, il laisse entendre que cela peut aller jusqu’à la vie individuelle, et c’est bien souvent ce qui étonne dans le regard étranger sur la France : la facilité avec laquelle ici des questions de vie quotidienne sont directement intégrées à la sphère politique).

Donc C. Nicolet n’est pas clair,  peut-être parce que ce n’est effectivement pas clair  dans les dossiers qu’il a étudiés et que l’idéologie républicaine se situe souvent entre laïcité et athéisme d’Etat.

En tout cas, la comparaison avec l’Angleterre est, dans cette perspective ouverte par Nicolet, fort intéressante : on a la prédominance d’une laïcisation du côté français ; et la prééminence d’une sécularisation (qui a cependant une dimension laïcisatrice cf le representative governement) de l’autre.

Des 2 côtés, en devenant des sociétés modernes, on « favorise la science », et donc même en Angleterre cela signifie un certain détachement du politique par rapport à la religion. Et un lien (= valeurs de la modernité) existe entre médecine et démocratie. Mais ce lien est structurellement différent s’il s’agit d’une dominante sécularisatrice ou d’une dominante laïcisatrice.

Ceci indiqué, il faut préciser que les différences culturelles entre médecine anglaise et médecine française existent et sont antérieures au XIXe siècle et s’enracinent sans doute partiellement dans des différences de culture religieuse. Roselyne Rey, dans son Histoire de la douleur (La Découverte, 1993), indique qu’au XVIIe siècle, il existait un contraste entre médecins anglais qui tendaient à utiliser des médicaments comme le laudanum, à base d’opium, pour combattre la douleur (idem pour les médecins hollandais) et les médecins français qui tendaient à refuser cette utilisation et accordaient beaucoup moins d’importance au soulagement de la douleur (p. 100).

Roselyne Rey commente alors en disant que les arguments mis en avant ne sont pas « théologiques » mais  renvoient "à des conceptions scientifiques différentes » (p. 103) et que les médecins français ne pensaient pas être mus par des options religieuses. Cependant « une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir tjrs conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse » (p.104).

 

Mais revenons aux analyses de Nicolet. Pour lui la grande différence entre les 2 pays est la suivante : L’idéologie républicaine (française) non seulement « favorise » la science  « mais en grande partie dépend d’elle » et notamment « pour sa propre réalisation en tant que régime (politique) » ; la médecine devient politiquement une « obligation morale » (cf. aussi : « les applications du savoir et de son intégration dans une morale »  = la « condition même » de l’existence et du maintien de la République.) :

La laïcisation tend à rendre moralement facultatif les devoirs religieux, mais en effectuant un transfert qui tend à rendre moralement obligatoire les devoirs médicaux. Car de même que les devoirs religieux légitimaient politiquement la société de monarchie de droit divin, les devoirs médicaux légitiment politiquement la République de droit scientifique.

Il y a séparation opérée par le politique vis-à-vis du religieux d’un côté (= le religieux ne présente plus, sur le plan moral, d’utilité sociale), et de l’autre union étroite du politique et d’un ensemble science et morale, d’une science morale, d’une science obligation morale.

 

Il existe un impensé sous la plume de Nicolet : il parle d’un côté de « dogmatisme religieux » et, à bien d’autres moments de l’ouvrage, du Catholicisme ou même des « Eglises ». Donc, il n’ignore pas les institutions religieuses, ce sont même ces institutions qui font problème à la République (et pas une religiosité a-dogmatique parce que non institutionnelle). En revanche, reliant directement médecine et science (comme démarche intellectuelle), Nicolet fait l’impasse sur l’institution médicale, sur l’institutionnalisation de la médecine.

De même que la légitimation religieuse de la monarchie allait de pair avec des privilèges pour « l’Eglise », de même la légitimation médicale n’est pas sans conséquence pour l’institution médicale.

Cette question est essentielle, et le lien mis entre science et morale, l’intégration dans une morale de l’application du savoir « l’obligation morale » du recours à la médecine  fait de la médecine (encore plus en France qu’ailleurs) une institution de socialisation, et plus spécialement une institution de socialisation républicaine, de socialisation politique.

Donc, il y a bien pour soutenir et légitimer la République laïcisatrice, deux institutions de socialisation l’école (et cela, on le dit classiquement) et la médecine (et souvent quand je dis que la médecine est une institution de socialisation, on me regarde avec des yeux ronds, parfois de beaux yeux d’ailleurs).

A ce propos, il est très intéressant que C. Nicolet rappelle en passant que Lanthenas est à la fois l’auteur d’un projet sur l’enseignement et le rédacteur d’un catéchisme républicain qui prône une régénération morale et physique grâce à la médecine.

(A suivre)

Ah non, allez vous me dire : "la République, la Religion, la Médecine, la Science sont bien apparues dans votre propos, mais où est la Mort, où est la Sexualité, je vous le demande ? Or ce sont elles que l’on attendait. Vous nous avez aguichés puis vous nous avez livré un propos ardu. Si vous croyez être invité à « On n’est pas couché » (cad, pour les incultes : la grande émission culturelle de France 2, de notre magnifique service public!) en étant aussi rébarbatif, vous vous mettez le digitus in occulo."

Patience, patience, le meilleur viendra dans les prochains épisodes,….



[1] cf : l’Annuaire EPHE, tome 100, p. 462-463 et plusieurs de mes ouvrages.

[2]  F. Lanthenas, Nouvelle déclaration de la morale républicaine et des devoirs de l’homme et du citoyen…, Paris 23 floréal an III, 1795, qui  insiste sur la régénération physique et morale de l’homme. Le  rôle des médecins –Raspail, Littré, Clemenceau, Paul Bert, Audiffrend, Robinet, Sénérié, Lanessan, Combes, et d’autres encore –dans le parti républicain  est un trait frappant, souvent relevé. (Note de Nicolet)

15/03/2007

CLERICALISME MEDICAL ET LAÏCITE

Dramatique, dramatique chers Zamis et Zamies du Blog. Le 26 février je vous avais laissé (une fois de plus) sur un suspens insoutenable : après vous avoir expliqué que, dés avant l’invention  du terme de « laïcité » et de la famille sémantique l’accompagnant (l’Etat laïque, le laïque comme partisan de la laïcité, etc), il y avait déjà, au sein de toute société où la religion était une institution à caractère englobant (cad ayant la prétention de donner à la société entière une conception du monde, un sens à la vie collective, etc) un pôle clérical (qui voulait donner des normes à cette société selon la dite conception du monde) et un pôle laïque (qui, lui, voulait pouvoir bénéficier de ce qu’on appelait les « secours de la religion », se servir de la religion comme ressource à certains moments de la vie, mais voulait aussi avoir son quant à soi religieux).

Le processus de laïcisation est, disais-je génialement (vous me connaissez, la modestie est ma qualité principale), le passage, au niveau d’une société donnée, de la dominante cléricale à la dominante laïque. Mais il ne s’arrête pas là à cause d’un paradoxe de ce processus. Quel est ce paradoxe ? Et là, comme un bon auteur de romans policiers, j’indiquais : « à suivre ».

La suite devait arriver la semaine suivante. Mais la vie est pleine d’imprévus. Il y a eu ensuite la Charte de la Ligue de l’enseignement, des Francas et d’autres organisations laïques, que j’ai répercutée sur ce Blog. Mon « Que sais-je ? » m’absorbe, comme je vous l’ai raconté dans la dernière Note… et mon paradoxe. Eh bien, j’ai oublié tout simplement ce que je voulais dire.

Impossible de m’en souvenir.

 

Non, n’en profitez pas pour m’enfoncer, pour raconter partout que l’Alzheimer me guette, m’a déjà trouvé… Quand même. Un peu de pudeur. Mais voila, quiconque retrouve mon paradoxe (il doit être bien caché quelque part) est prié de me le rapporter et il aura 0,10  € de récompense. Sympa, non.

D’autant plus sympa que je n’ai quand même pas tout oublié. Je peux vous donner quelque chose qui doit ressembler au signalement du paradoxe. Ce paradoxe était une formule brillante (n’en doutez pas) pour typifier ce que je vais maintenant vous dire.

En gros le problème est le suivant : donc le processus de laïcisation est schématiquement le passage de la dominante de la polarité cléricale à la dominante de la polarité laïque. Mais c’est plus compliqué. Nous l’avions déjà vu le 26 février (relisez la Note : je mettrais votre tête à couper que si vous aviez une interrogation écrite sur son contenu vous sècheriez lamentablement) tout le problème est celui du « transfert » dans la sécularisation et de la limite de la laïcisation qu'opère ce transfert.  Car il y a toujours, même dans les sociétés sécularisées, de l’encadrement par des système de sens, par des systèmes de socialisation qui proposent-imposent des systèmes de normes idéales  sacralisées(cf la définition que l’OMS a donné de la santé et les normes d’apprentissage de l’"école-sanctuaire") à partir d’une confiance dans le progrès.

 

Le gouvernement démocratique a besoin de la socialisation effectuée par les institutions séculières, considérées comme porteuses de progrès, comme les royautés de droit divin avaient besoin de la socialisation faite par la religion. Mais la mutation  laïque opérée est la suivante :  ces institutions ne sont pas considérées comme donnant des normes transcendantes, venues du dehors, mais comme des œuvres, des constructions humaines et choisies par eux au présent : on pourrait appliquer analogiquement ce que Renan dit de la nation, il y a (de façon bien sûr complètement implicite, et aussi parce que le fait que la société fonctionne ainsi pousse à répondre « oui ») un « plébiscite de tous les jours » = la légitimation de cet « avant tout » institutionnel est la validité de l’objectif poursuivi et la capacité de l’institution à atteindre cet objectif (il y a cpdt un 3ème critère par lequel l’anticléricalisme au sens large et pas forcément conscient pour les acteurs s’engouffre : croire que les agents institutionnels sont humainement sans faille : « Les gynécologues n’ont pas de sexe »,  titre Elle, 16 décembre 06)

Donc il y a, à la fois un transfert de sacralisation (d’ailleurs le sens originel de sécularisation = transfert d’une propriété religieuse à une propriété séculière) et, dans ce transfert, une perte de sacralité qui s’effectue : on passe d’une sorte de sacralité par essence, substantive (elle vient du dehors) à une sacralité + fonctionnelle, même si elle cherche à s’essentialiser.

 

Et donc, de nouveau nous trouvons une double polarité : la polarité laïque tend à utiliser de façon fonctionnelle la médecine, l’école, etc (On parle de « consumérisme médical », de consumérisme scolaire »), alors que la polarité cléricale (le médecin, le prof, etc) est elle substantiviste c'est-à-dire croit que les normes médicales et les normes scolaire doivent s’imposer tout le temps à tous, qu’elles font partie de l’ordre naturel des choses.

Mais en fait, si la polarité du clerc est substantiviste, c’est parce qu’il fonctionne plus facilement si ses normes s’imposent tout le temps à tous. Plus facile de travailler à l’hôpital pour un médecin si lui-même et les patients sont persuadés qu’il « n’a pas de sexe » pour reprendre le propos de l’hebdo Elle. De même c’est plus facile de travailler si lui-même et ses patients pensent qu’il est omniscient et qu’il ne peut pas se tromper dans son diagnostic. Le médecin sait bien qu’il est un individu sexué (avec un inconscient en plus), il sait bien qu’il n’est pas infaillible, etc. Mais, pour que l’institution fonctionne sans problème, soit la plus opérationnelle possible, il faut faire « comme si ».

Valabréga, médecin anthropologue, a décrypté cette relation médecin-malade en indiquant que le médecin se considérait et voulait qu’on le considère comme « un homme qui n’est pas un homme tout en étant un homme » (La relation thérapeutique, Flammarion, 1962). Cette représentation vient de loin, parce qu’elle est celle du chaman.

 

Nous ne nous sommes pas éloignés du rapport de la Charte de la laïcité, puisque le problème sous jacent à ce rapport et à la Charte, qui veut réaffirmer la laïcité à l’hôpital est précisément le problème des femmes (musulmanes dit-on) qui ne veulent pas se déshabiller devant un homme médecin pour avoir un examen médical.

Bien sûr, quand un médecin examine un patient, normalement il est dans une logique professionnelle et ne pense pas à la bagatelle. Il ne s’agit pas de faire du moralisme ou de faux procès. Pourtant, on peut penser qu’il est exactement de même des personnes chargées de palper les voyageurs dans un aéroport. Pourtant là, significativement, on mettra des hommes pour palper les hommes et des femmes pour palper les femmes (supposant d’ailleurs que tout le monde est hétéro ; comme quoi, il y a toujours de la croyance dans un fonctionnement social). Or là encore, il n’y a aucune raison de soupçonner à priori que ces personnes ne sont pas dans une logique professionnelle. Et pourtant, il y a un petit soupçon social et l’idée que ce sera moins désagréable pour l’usager s’il est palpé par une personne de son sexe.

 Pourquoi raisonner de façon différente (et aussi péremptoire) dans le cas des agents d’aéroport et dans le cas des médecins ? Tout simplement parce que les premiers ne sont pas des clercs tandis que les second le sont. Autrement dit, un médecin n’est pas simplement perçu comme un professionnel, mais il est investi d’une aura sacrée qui le désexualise davantage qu’un membre d’une autre profession. La médecine est un sacerdoce !!!

 

Par ailleurs, on estime que les patients ont été socialisés à cette perception sacrale de la médecine et qu’ils ne sont pas perturbés par le fait d’être examinés, même intimement, par une personne d’un autre sexe que le leur.

La médecine n’a pas toujours été aussi asexuée, même si elle a toujours eu plus ou plus un aspect parareligieux (« santé » et « salut »  sont des mots qui ont la même origine). Laennec a inventé le stéthoscope par ce qu’il s’est rendu compte qu’un contact direct avec la poitrine de ses patientes les gênait. C’était une époque où on était moins dans le moule d’une socialisation à l’autorité médicale et où les femmes ne se déshabillaient pas facilement devant un médecin. Et quand on fait de l’histoire de la médecine, on s’aperçoit qu’il y a eu toute une stratégie liée à la montée en puissance de l’institution médicale, et à la sécularisation-transfert dont je parlais tout à l’heure pour changer les choses.

Au XIXe, quand l’être humain « normal » était un homme, les médecins ont été parmi les professions qui ont le plus résisté à l’ouverture de leur métier  aux femmes. Et là, les médecins ne se privaient pas de mettre en avant  l’argument de « pudeur » qu’ils récusent aujourd’hui : une femme ne pouvait être médecin car cela l’obligeait à voir des choses (ce que les Romains appelaient les « parties honteuses ») qui offenseraient sa « pudeur ». Plus généralement la médecine, dans sa période ascendante, s’est traduite par une dépossession des femmes sur leur propre corps et sur des actes importants de leur existence. Cela a été  particulièrement vrai pour l’accouchement : le fait que la médecine permette qu’il se produise dans de bien meilleures conditions ne supposait pas le passage des matrones aux médecins accoucheurs hommes (avec les sages-femmes comme subalternes). Mais la médecine a longtemps fait croire que les femmes seraient moins capables de s’approprier le savoir que les hommes.

A l’époque, on était plus prés du sacré en étant un homme qu’en étant une femme (c’est toujours vrai dans le catholicisme et certaines autres religions). A propos, aujourd’hui, combien de « Grands patrons » en médecine sont les femmes ?

 

La socialisation à la médecine n’a pas comporté seulement le fait pour les femmes de s’habituer à se déshabiller pour être examinées par des hommes, elle a été beaucoup plus globale, notamment elle a conduit à ne pas discuter la compétence du médecin, ses instructions, les normes qu’il donne. Cela a été particulièrement valable (encore une fois) pour les femmes, les futures mères et les mères. La justification de ce contrôle du corps des femmes a été d’indéniables succès (la forte diminution de la mortalité en couches par exemple)  mais cela est allé bien au-delà : par exemple des consignes péremptoires et contradictoires suivant les époques et les médecins sur l’allaitement. les exemples sont multiples et je vous fais confiance pour en trouver vous-même. Il y a dans le médical de la compétence et du sacré, du savoir et du symbolique.

Nous sommes dans une situation nouvelle où la croyance dans les "bienfaits" du progrès se trouve en déclin.

Dans l’ambiguïté naturellement, le « consumérisme médical » cherche à trier, à mettre en concurrence compétences et savoir ; mais aussi à considérer le médecin comme un être humain et à pouvoir aussi le choisir en fonction de cela. Cela s’appelle de la désacralisation. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que le patient-laïc ait toujours raison face au médecin-clerc, qu’il faille le sacraliser à son tour. Mais voila, c'est une continuation du processus de laïcisation , avec ses 'bons' et ses 'mauvais' côtés.

 

Bref, le Haut Conseil à l’Intégration n’a visiblement effectué aucune analyse de l’institution médicale et de son rapport au sacré. Il y en a marre d’ailleurs de tous ces Docteurs es ignorantus qui parlent à tort et à travers de la laïcité sans avoir effectuer les analyses nécessaires pour pouvoir en parler avec  compétence. Ca c’est du cléricalisme : se croire autoriser par essence à avoir une parole docte et qui fait autorité sans effectuer le travail  intellectuel nécessaire.

Et si les femmes  (dites musulmanes, mais sont-elles seules en cause ?) par leur demande de disposer (autant que faire se peut) de médecins femmes, désacralisaient l’institution médicale, si elles étaient des représentantes du pôle laïque face au pôle clérical ?

Cela y est : j’ai peut-être retrouvé mon paradoxe (ou alors j’en ai trouvé un autre!)

Chao, à la semaine prochaine.

22/07/2006

CLERICALISME MEDICAL ET LAÏCITE

LIBAN:

Avant de parler du sujet d’aujourd’hui, cher(e)s internautes, je voudrais dire quelques mots de la situation au Liban : Bien que le but de ce blog ne soit nullement de traiter de l’actualité, je dois exprimer ici ma solidarité avec le Liban.

J’étais à Beyrouth le mois dernier (en juin), pour parler de laïcité, et j’ai été frappé par la volonté de vivre, de sortir enfin du tunnel, de la part des habitants d’un pays qui commençaient juste à respirer de façon un peu plus libre après guerre civile, occupation israélienne du Sud du pays, étau syrien,…. Un espoir était là.  Et, maintenant, les bombardements meurtriers, les massacres de civils, les déplacements forcés de population et la catastrophe humanitaire qui prend chaque jour plus d’ampleur me font penser à l’action de quelqu’un qui remet, avec violence, la tête sous l’eau d’un demi noyé qui était en train d’émerger d’un grand péril.

Le Liban a certes des défauts : des éléments de laïcité (l’instauration du mariage civil par exemple) ne lui ferait pas de mal ; mais dans la conjoncture actuelle, c’est le seul pays multiculturel du Proche Orient, un pays où les diverses communautés réapprenaient à coexister, où l’on pouvait rencontrer, côte à côte, des femmes à foulards et d’autres fort court vêtues. Est-ce cela que l’on veut supprimer ? Cet espace de liberté, de tolérance ? ….Et cet espoir de paix qui existait encore il y a quelques semaines….

Veut-on que le Liban devienne un deuxième Irak ?  Sans doute et Israël et la Syrie et l’Iran y ont intérêt. C’est peut-être ce qui explique et la ‘provocation’ du Hezbollah, et les destructions actuelles qui n’ont rien à voir avec une riposte.

Ce qui se passe est dramatique pour tous les peuples de la région : le Liban, la Palestine qui ne finit pas d’être occupée (pendant les bombardements au Liban, la répression sanglante à Gaza continue). Israël lui-même qui joue actuellement le pur rapport de force, ce qui induit une accumulation de haines, sans se rendre compte que cela risque de devenir une sorte de boomerang dans le long terme.

Malgré la période de l’année, fort peu propice à une réaction de l’opinion publique, il faut que les gouvernements des pays qui étaient réunis il y a quelques jours pour le G8 sentent une pression de cette opinion et ne se contentent pas d’évacuer leurs ressortissants, ou même d’effectuer une action humanitaire, bien nécessaire mais totalement insuffisante.

 

Oui au désarmement du Hezbollah, demandé par l’ONU, mais à condition d’appliquer l’ensemble des résolutions de l’ONU, y compris celles qui exigent le retrait des territoires occupés. On ne peut demander l’application d’une des résolutions et ignorer toutes les autres.

Quant aux Américains, on dirait que la leçon irakienne ne leur a rien appris…

             *****

Quant au sujet d’aujourd’hui, il concerne une des missions du blog, celle qui consiste à attirer l’attention sur des événements (ayant un lien avec la laïcité) qui passent inaperçus dans le flot de l’actualité, car seule une lecture très attentive des médias permet de les découvrir. C’est ainsi que j’ai insisté sur des condamnations de l’Etat français, pour atteinte à la liberté d’expression par la Cour européenne des droits de l’homme, condamnations qui faisaient (au mieux) quelques lignes dans les journaux, au moment même où l’affaire des caricatures sur Mohamad remplissait des pages entières.

Aujourd’hui, votre blog favori met en lumière un autre problème : 9000 personnes meurent chaque année en France d’infections nosocomiales, c'est-à-dire d’infections contactées dans des hôpitaux ou dans des cliniques et qui n’ont rien à voir avec les raisons pour lesquelles les personnes qui meurent ainsi sont entrées à l’hôpital ou à la clinique. Ces personnes viennent pour une intervention, et ils meurent d’une infection

Nous allons le voir, ce sujet est lié à la laïcité.  9000 morts, c’est presque 2 fois le nombre des tués par accidents de la route en France depuis que l’on s’est (enfin) décidé à prendre des mesures: On en était à 8000 morts par an, on est descendu au dessous de la barre des 5000 : c’est (selon moi), avec le refus de la guerre d’Irak, le principal résultat dans le bilan (maigre !) de la droite au pouvoir. Rappelons que Gayssot, le ministre des transports sous Jospin, avait promis de diminuer de moitié le nombre de morts sur la route, et pourtant, alors, bernique, rien du tout, pratiquement pas de diminution... Là, c’est peut-être vous, c’est peut-être moi qui sommes toujours vivants grâce aux 3000 morts épargnés chaque année. Donc une politique volontariste est possible. Pourquoi pas une semblable politique envers les maladies nosocomiales ?

Mais il faut d’abord une prise de conscience. Aviez-vous entendu parler de ce chiffre de 9000 morts annuels en France (et 750000 infections nosocomiales chaque année) ?

Moi pas, avant de lire un article du Monde du 18 juillet intitulé « Pasteur, connais pas ! » et dont l’auteur est Laurent Greilsamer. Cet article commence par fustiger les joueurs de foot qui crachent sur la pelouse et, ensuite, donne notamment cette info.

Bien sûr, cela ne signifie pas que personne n’ait indiqué cela avant. Cela signifie, malgré tout, que personne n’en a fait un gros titre, que « la messe » du 20 heures à la télévision ne s’est pas ouverte sur une semblable information,…  Bref que, dans la hiérarchie faite de l’info par les médias, cela n’a pas été considéré comme important.

9000 morts annuels pourtant… sans compter les milliards d'euros que cela coûte à la sécurité sociale (estimations : entre 2 milliards 4 et 6 milliards par an). En fait, je suis sûr que la majorité des internautes qui consultent ce blog n’ont entendu parler des maladies nosocomiales que par les déclarations de Guillaume Depardieu, qui en a été une des victimes conscientes (beaucoup de gens atteints ne savent même pas l’origine de ce qui leur arrive, hôpitaux et cliniques ne révélant guère la choses)

Pas plus que les morts d'accidents de la route, cette écatompe nosocomiale n’a rien d’un destin. Laurent Greilsamer écrit : « La préconisation de tous les experts est unanime : il faudrait faire un meilleur usage des antibiotiques et exiger que le personnel hospitalier se lave les mains. » Et le journaliste d’ironiser : « Bien sûr, il s’agit d’un effort important, carrément surhumain. Se laver les mains en sortant des toilettes, se laver les mains avant d’ausculter un patient… Mais la régression de ces fameuses infections est à ce prix ».

Vous avez bien lu : des milliers de vie (pas les 9000 certes, mais quand même) sacrifiées parce que ces messieurs-dames soignants (médecins en tête) ne se lavent pas les mains quand ce serait nécessaire.

Cela va peut-être vous surprendre, mais la laïcité se trouve directement concernée par cet élément pratiquement caché de la réalité sociale française (en est-il de même dans d’autres pays ? Si des internautes ont des informations à ce sujet, je suis preneur). En fait, la laïcité est concernée à plusieurs titres.

D’abord, au XIXe siècle le processus de laïcisation s’est lié au développement de l’hygiène. L’hygiène, c’était la modernisation, le progrès, la chute de la mortalité infantile (bien nettoyer les tétines des biberons, par exemple). Les hygiénistes étaient assez souvent des médecins anticléricaux, qui se donnaient pour mission d’éduquer le peuple : dans un même mouvement, on lui apprenait l’hygiène et… la soumission au médecin, l’intériorisation de pratiques médicales. En 1975, dans Némésis Médicale, Ivan Illich insistait sur le fait que l’hygiène avait fait bien davantage que la médecine sophistiquée pour diminuer la mortalité, augmenter « l’espérance de vie », aussi bien hier dans les pays développés qu’aujourd’hui dans d’autres pays. Les médecins trouvaient ce propos insupportable. Mais aujourd’hui ce diagnostic est largement confirmé. Bref, en France, l’hygiène a été un facteur de la victoire de la laïcité, qui se légitimait par le progrès grâce à une science morale (et la médecine apparaissait le type même de science morale).

L’hygiène a fait partie des prescriptions de la morale laïque, et tout l’enjeu consistait à prouver que cette morale s’avérait plus efficace que la morale religieuse, qu’elle apportait progrès et bien-être (c’est pourquoi, d’ailleurs, elle a commencé à être en crise après la guerre de 1914-1918, quand il est devenu manifeste, sauf pour des militants laïco-républicains rétro, que le progrès pouvait s’avérer ambivalent).

Les médecins ont donc été de nouveaux clercs, prescripteurs de morale. Pendant longtemps cette cléricature n’est pas apparue abusive, car elle semblait (effectivement) facteur de progrès et de bien-être (ainsi, pour les femmes, accoucher à l’hôpital et non à domicile diminuait le risque d’accidents et permettait d’avoir quelques jours de repos). Avec les deux guerres mondiales, devant cette ambivalence du progrès dont je viens de parler, le progrès médical a été considéré comme un bon progrès, face à l’usage militaire du progrès (= mauvais progrès). Toute considération économique devait être bannie quand il s’agissait de médecine (alors qu’aucune sécurité sociale ne vous rembourse la nourriture nécessaire à votre survie… et ne vous pompe financièrement pour cela).

Bien sûr, il existait quelques francs-tireurs, comme ceux qui tentaient de refuser les vaccinations obligatoires. Mais ils n’avaient guère de crédibilité sociale et des obligations médicales s’imposaient (s’imposent toujours), car elles sont socialement supposés faire partie de la santé publique et que la santé publique prime sur la liberté individuelle (pas seulement en France d’ailleurs). Cependant, si la nécessité d’être soumis au médecin semblait une évidence sociale, l’affaire était déjà plus complexe et la littérature véhiculait une contestation indirecte. Que l’on pense à la célèbre pièce de Jules Romain (dont on a tiré 2 films) sur le docteur Knock. Ce docteur imaginaire prétendait que « tout  bien portant est un malade qui s’ignore ». Caricature ? Pas sûr, quand on  lit la définition (complètement religieuse) de la santé donnée par l’OMS (=l’Organisation mondiale de la santé) : « un état de complet bien-être physique, psychique et mental ». Personne  n’est « en bonne santé » avec une semblable définition qui rend donc virtuellement possible un cléricalisme médical illimité…

 

La situation a commencé à changer dans les années 1960, et notamment, en Mai 1968, où de petits groupes contestataires ont mis en cause le « cléricalisme médical », où la médecine douce a fait certains adeptes. Depuis, les débats sur la bioéthique, la revendication des  « droits des malades », les dilemmes entre euthanasie et acharnement thérapeutique, l’attention sur les comptes de la sécurité sociale,…. ont partiellement changé la donne.

 

Il se développe maintenant progressivement un anticléricalisme médical qui ressemble un peu à l’anticléricalisme religieux de la première moitié du XIXe siècle : cet anticléricalisme là n’attaquait pas de front la religion ; il reprochait aux prêtres des refus de sacrements ou d’enterrement, bref il en demandait plus, mais en même temps cette demande de religion signifiait le refus que le prêtre puisse choisir à qui il donnait l’extrême onction ou qui il enterrait (par exemple :  il y eut des manifestations contre le refus d’enterrer des comédiens ;  ceux-ci étaient excommuniés car ils étaient supposés mener une vie « immorale »). Il s’agissait donc bien d’anticléricalisme puisqu’on voulait majorer les devoirs du prêtre et minorer ses pouvoirs, ses droits (ensuite, l’anticléricalisme deviendra une contestation frontale).

Aujourd’hui, de même on en exige plus du médecin qu’hier, tout en ayant moins de déférence à son égard. Un consumérisme médical se développe, lié à un sentiment de responsabilité personnelle accru comme au primat social donné au consommateur sur le producteur; des procès pour faute médicale sont intentés et les médecins doivent payer des assurances fort chères (les compagnies d’assurance en profitent !) pour se prémunir. Certains spécialistes font grève au début de la semaine  prochaine, dont les accoucheurs des cliniques privées, ce qui contribue à désenchanter leur rôle car les médias les titillent (style de question posée : alors, une femme qui doit accoucher va être refilée à l’hôpital public, déjà surchargé ?).

 

Bref, le cléricalisme médical, qui avait supplanté (en France tout particulièrement) le cléricalisme religieux  tend à être supplanté par le cléricalisme médiatique : ce n’est pas par hasard que ce sont les protestations de Guillaume Depardieu contre ce dont il a été victime (alors que les dites victimes sont des dizaines de milliers) qui ont fait connaître l’existence de maladies nosocomiales. Appartenant au petit monde médiatique, il a pu largement s’exprimer alors que tant d’autres ne peuvent percer le mur du silence.

Sois dit entre nous : celles et ceux qui dénoncent de manière exclusive « l’intégrisme religieux », sacralisent la médecine et sont des grenouilles de bénitier télévisuel ont deux cléricalismes de retard. Pas étonnant, qu’incapables d’analyses sur la situation actuelle, ils ne soient aptes qu’à dénoncer, regretter le malheur des temps, transformer la laïcité en nostalgie. Ils n’ont qu’un pouvoir de nuisance, pas d’initiative neuve ; malheureusement ce pouvoir de nuisance est considérable car, leches-cul des médias, ils ont leur oreille. Et tout ce petit monde tourne en vase clos, poussant la France vers le précipice.

Pendant ce temps les mutations sociales continuent et donc, nous l’avons vu, au détour d’un article, on apprend que bien des soignants, des médecins ne se lavent pas les mains quand, professionnellement, il le faudrait. Vrai ou faux ?

Cette info a de grandes chances d’être exacte car, précisément, il ne s'agit pas d'une info ‘médiatique’ ; c’est même tout le contraire. Le médiatique, c’est le sensationnel, le spectaculaire, le sophistiqué ; hier les opérations à cœur ouvert, aujourd’hui les clonages thérapeutiques, etc . Le banal, le prosaïque, l’habituel sont les nouvelles obscénités censurées par les médias dominants : « cachez cette réalité quotidienne  que je ne saurais voir » !

 

Donc  la boucle est bouclée : au XIXe des médecins pouvaient légitimer leur cléricature en apprenant l’hygiène et en obtenant une amélioration tangible de la santé globale grâce à cela ; aujourd’hui des médecins tuent parce qu’ils ne respectent pas les règles élémentaires de l’hygiène. Du moins c’est ainsi que cela commence à devenir réalité au niveau des représentations sociales, car, même si on cherche à masquer l’info que je vous ai donnée, elle fera malgré tout son chemin.

Le cléricalisme médical, novateur et ascendant au XIXe, est devenu un cléricalisme établi au XXe et maintenant devient maintenant peu à peu un cléricalisme crispé, défensif, en crise. La profession de médecin est plus difficile aujourd’hui qu’au temps de la médecine triomphante, exactement comme la profession de prêtre était devenue de plus en plus difficile au XIXe siècle. La désinstitutionalisation religieuse est devenue une désinstitutionalisation des institutions séculières (médecine, école,…). Dans un tel processus, on est de plus en plus soupçonneux face au clerc, jusqu’à qu’une solution permette de changer de logique (en France, cela a été la loi de 1905 : on devrait avoir autant d’imagination face à la médecine sinon le médecin sera de plus en plus dans une situation où on lui demandera d’être parfait, super efficace, de réaliser le risque 0, tout cela sans être dominateur).

 

 Attention que ce cléricalisme défensif n’entraîne pas avec lui la laïcité dans sa crise et sa crispation. C’est en partie, ce qui s’est passé à la Commission Stasi. Deux soignants, soigneusement choisis par le staff, ont fait tout un souk sur le dos de femmes musulmanes qui refusaient de se déshabiller et de se faire examiner par des médecins hommes. La mise en scène était parfaite et l’indignation primaire, au premier degré a fonctionné à plein tube. Ce jour là, je me suis dit que, vraiment, un certain nombre de gens étaient beaucoup moins capables de prendre un peu de recul et d’analyser une situation, qu’ils n’en avaient l’air.

Il est clair que c’est dans le contexte des mutations du rapport au clerc médical et du développement du consumérisme médical, avec toute son ambivalence (bien sûr) que ce fait brut pouvait prendre sens. S’indigner sans analyser, c’est du moralisme. Et, là comme ailleurs, le moralisme est une impasse. Il nous faut, comme l'écrit Debray, une "laïcité intelligente".

 

D'ici le 1er août: deux nouvelles Notes

- une pour répondre à divers internautes

- une pour continuer sur l'après loi de séparation

En août, au moins une Note vers la mi août et une Note à la fin du mois d'août (et peut-être plus....).

Bel été aux internautes.

28/05/2005

Morale laïque

« La morale laïque, hier, aujourd’hui, demain ».

(intervention faite à la Ligue de l'enseignement d'Amiens, transcription faite par Laurence Loeffel, auteure d'un ouvrage sur La question des fondements de la morale laïque (PUF, 2000) et sur Ferdinand Buisson (CRDP Amiens).

Dans la perspective d’une réflexion sur la morale laïque aujourd’hui, l’enquête historique est toujours riche d’enseignements. J’ai eu l’occasion de m’intéresser tout particulièrement aux leçons journalières dispensées dans les écoles primaires de la Troisième République, à travers l’examen d’environ deux cent cahiers d’écoliers . Cette investigation m’a mené de surprises en surprises. Elle m’a permis de restituer l’enseignement de la morale laïque dans toute son ambition, loin des préjugés et des clichés réducteurs. La morale enseignée dans les écoles primaires était porteuse de valeurs potentiellement universelles comme le progrès, la dignité, la solidarité.

Elle pouvait s’inscrire à contre-courant de certaines tendances dominantes de la société, le darwinisme dans sa traduction sociale qui légitimait un discours sur les « races supérieures », notamment, elle a été une école de jugement critique, de liberté, dans un réel souci de formation de l’esprit de l’élève, cherchant à inscrire le nécessaire attachement à la patrie dans un horizon d’universalité. Elle comporte toutefois, bien sûr, une part aveugle, une part d’impensé : l’égalité politique entre les hommes et les femmes et le suffrage universel étendu à celles-ci, la mise en cause de la valeur morale suprême de « mourir pour la patrie » et la guerre de 1914-1918 a mis en évidence la réussite paradoxale de plus de trente ans d’éducation morale.

C’est ainsi toute la dimension de l’éducation morale laïque qu’il convient de considérer, ses promesses et ses silences, si l’on souhaite réfléchir sérieusement aux perspectives d’une morale laïque pour aujourd’hui et pour demain.


Les valeurs enseignées

L’enseignement de la morale laïque est contemporain de la parution de la grande encyclopédie de Marcellin Berthelot qui n’est exempt de darwinisme idéologisé. Les articles « Femme » de cette encyclopédie est typique de la manière dont on concevait l’inégalité entre les hommes et les femmes sur des bases que l’on pensait à ce moment-là scientifiques et irréfutables. On vous enseignait par exemple que les hommes et les femmes n’avaient pas les mêmes os du fémur. La femme était du côté du miracle et l’homme du côté de la rationalité. Plus les « races » étaient supérieures, plus les différences entre les hommes et les femmes étaient marquées.

Or, et cela a été ma première surprise, on ne trouve pas cela dans les cahiers d’écoliers. Ils témoignent plutôt d’un net refus de ce darwinisme qui était aussi un darwinisme social. Le continuum supposé entre les singes développés et l’être humain n’était pas enseigné aux élèves de l’école primaire. On leur enseignait au contraire le principe d’une coupure entre l’animal et l’homme, le principe d’une spécificité de l’être humain passant par la conscience : si un singe voit une banane, il la mange, c’est naturel ; si c’est un enfant, il se demande : « ai-je le droit de la manger ? ». La conscience est, pour la morale laïque, ce qui distingue l’homme de l’animal et elle est le fondement de la dignité humaine. Tout être humain est doté d’une conscience d’où le principe enseigné aux élèves d’une dignité fondamentale du genre humain.

La morale laïque était sur ce point porteuse d’une universalité qui s’inscrivait en faux contre les théories scientifiques de l’époque. Que l’on songe en particulier à ces théories médicales soutenant que les femmes naissent d’un ovule en début de maturation est donc incomplètes, alors que les hommes naissent d’un ovule en fin de maturation, donc complets.
Mais cette dignité égale du genre humain est une dignité en quelque sorte ontologique qui doit se concrétiser dans une dignité morale variable selon les individus. On pourrait s’attendre ici à ce que cette éducation morale scolaire procède par stigmatisation, jetant l’opprobre sur les uns, louant les autres, relativisant l’affirmation première de la dignité du genre humain. D’autant que la Troisième République est une période de stigmatisation très « essentialiste ». Les formes que prennent l’antisémitisme, l’antiprotestantisme ou l’antimaçonnisme, mais aussi l’antijésuitisme et l’anticléricalisme radical conduisent à essentialiser ces figures repoussoirs que sont le juif, le protestant, le maçon, le jésuite, le clérical.

Or, et cela a été mon second étonnement, les contre-modèles moraux utilisés dans l’enseignement de la morale ne sont pas essentialisés. Dans la morale laïque, la personne considérée comme le modèle négatif, c’est l’alcoolique. Mais l’alcoolique n’a rien perdu de sa dignité humaine . On enseignait aux élèves qu’il fallait porter secours tout de suite à un alcoolique qui tombe par exemple en poussant sa charrette. Même s’il s’est comporté comme quelqu’un de bestial, il faut le secourir. Mieux encore, on enseignait que cet homme peut être le meilleur des pères de famille, le meilleur des hommes quand il n’a pas bu. Il devient un autre sous l’emprise de la boisson. Il n’est donc pas du tout mauvais par essence. Les cahiers d’écolier témoignent ainsi d’un recul, d’une prise de distance vis à vis des modes de pensée très stigmatisants de la société d’alors, où le conflit des deux France alimentait le mimétisme de visions essentialistes.
L’universalité de la dignité humaine est donc une des valeurs fondatrices enseignées dans la morale laïque. Mais il y a aussi la solidarité. L’idée de solidarité constitue une sorte de fonds commun à des penseurs de la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Elle a fait l’objet de théorisations diverses, philosophiques et scientifiques et a trouvé sa traduction idéologique dans la doctrine de Léon Bourgeois . Elle nous engage vers la conception d’une morale sociale complexe, plutôt une morale pour adultes. Comment est-elle monnayée dans les cahiers d’écoliers ?

Dans les leçons de morale laïque, on insiste sur le fait que chaque enfant naît dans un état de société qu’il doit aux ancêtres, aux anciens. Certaines couches sociales sont plus glorifiées que d’autres : le peuple et les savants. Sans le peuple, les savants n’auraient pas pu manger. Sans les savants, le peuple n’aurait pas vu son niveau intellectuel et technique s’améliorer. C’est grâce à cette solidarité entre l’élite et la masse du peuple que la société a accumulé les progrès. La première conséquence de cette approche de la solidarité, c’est que cette morale laïque qui déstabilise les traditions apprend aussi à respecter les anciens, acteurs du progrès. C’est le sens de la référence à Confucius, parfois convoqué comme autorité de la morale laïque : son spiritualisme s’appuie sur la vénération des ancêtres.

Une autre conséquence de cette éducation à la solidarité, c’est le principe de l’échange, de la réciprocité : on a reçu et donc il faut donner. L’échange n’est pas seulement matériel, il est symbolique au sens où tout acte, ne serait-ce que celui de vendre un produit, a une dimension morale. A tout acte se surajoute une valeur morale. On enseigne ainsi aux enfants la solidarité à l’égard de ceux qu’ils côtoient tous les jours, mais aussi la solidarité de la « petite patrie » à l’égard de la grande patrie. Il n’y a aucune dénégation des petites patries, aucune volonté d’arrachement à ce que l’on appelle aujourd’hui le « particularisme ». Les petites patries ensemble font la grande patrie. Il est vrai que la grande patrie est un peu la médiatrice de l’universel, mais il n’y a pas d’opposition, de contradiction avec les petites patries, plutôt une dialectique.

La solidarité dans le temps et dans l’espace tend ainsi à esquisser une certaine idée d’harmonie liée à l’idée d’un progrès démocratique pour diminuer les injustices qui subsistent: harmonie entre les couches sociales, entre les anciens et les plus jeunes, entre les individus dans la société. En effet, il y a solidarité entre le passé et l’avenir, mais en même temps, comme on ne peut pas payer leur dû à ceux qui sont morts, il faut payer sa dette à ceux qui sont vivants. D’où la thématique de l’association dans la morale laïque. Chacun hérite de cette société dans un certain état grâce au travail des ancêtres, mais cet héritage n’est pas un dû. Chacun a le devoir moral d’être agent du progrès et d’avancer vers une société moins injuste, moins violente, plus pacifique, plus équitable. D’où la croyance en une conjonction des progrès scientifique, technique, social et moral : le progrès social viendra du progrès moral de chacun.
Sur cette question, les enseignants insistent sur l’équilibre des droits et des devoirs. La société démocratique ne fera qu’augmenter les droits, mais cela ne peut fonctionner que s’il y a de plus en plus de devoirs puisque les droits de l’un sont les devoirs de l’autre. Les enseignants de l’époque étaient bien conscients que s’ils parlaient aux élèves des droits, ils oublieraient vite les devoirs. D’où l’importance de la notion d’équilibre.

L’autre moyen d’augmenter le progrès social, c’est la représentation politique. La grande leçon de la morale laïque, c’est que la société peut évoluer sans les violences révolutionnaires. Les violences qui ont eu lieu sous la Révolution française ont été nécessaires, mais maintenant elles appartiennent au passé. Le suffrage universel a rendu inutile la violence. L’intérêt de cet enseignement, c’est que chaque acte moral quotidien est entraîné dans une marche en avant de l’humanité. L’accomplissement des devoirs moraux, ne pas voler, ne pas mentir prend sens au regard des progrès de l’humanité.

En même temps, les instituteurs ne font pas d’angélisme. Ce progrès de l’humanité est un horizon plus qu’une réalité immédiatement accessible. Cette distinction entre horizon et réalité fonctionne à tous les niveaux : ainsi il y a bien l’espérance d’une émancipation sociale à l’égard des croyances, mais à côté, on trouve des accommodements extraordinaires. Vingt ans après les débuts de l’école laïque, il existe toujours des crucifix dans certaines écoles. Du coup, paradoxalement, les catholiques ne sont pas contents. Eux qui agitent l’épouvantail d’une école laïque synonyme d’école d’athéisme affirment que l’école ne donne à la population que la dose d’athéisme acceptable, empêchant ainsi toute révolte. On touche là la réalité d’une laïcité qui ne veut pas aller à marche forcée et pour qui le progrès de la rationalité finira par l’emporter.

Ce tour d’horizon des valeurs enseignées dans l’éducation morale laïque met en évidence ce qu’elle a contenu de promesse. Les impensés de la morale laïque suggèrent toutefois qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout de sa propre logique.

La part d’ombre

Le premier impensé de la morale laïque touche le suffrage universel et le droit de vote des femmes. Pourtant, globalement, les garçons et les filles recevaient la même éducation morale, dans le cadre de programmes identiques. C’était déjà là le signe d’une volonté d’émanciper les femmes. Les cahiers d’écoliers attestent cependant parfois de certaines disparités dans le traitement des vertus morales : on attend des femmes « patience, résignation, persévérance, abnégation », toutes vertus censées suppléer au courage militaire . Les institutrices ont joué dans ce domaine un rôle un peu particulier. Bien sûr, elles ne transformaient pas leur salle de classe en tribune, mais elles préparaient les filles d’une certaine manière à l’égalité des sexes, sans jamais en parler directement.

La deuxième zone d’ombre de la morale laïque, c’est l’absence de critique à l’égard de l’Etat républicain. Par l’école, la République se veut porteuse de valeurs, mais les écarts entre la réalité et la République idéalisée sont certains : l’école laïque consacre par son propre fonctionnement les inégalités sociales, puisqu’elle ne scolarise que les enfants du peuple, les enfants de l’élite fréquentant les petites classes des lycées. Elle consacre aussi l’inégalité hommes-femmes en appelant « suffrage universel » ce qui n’est à ce moment-là que le suffrage universel masculin.
L’idée que cette école engendre chez l’enfant la résignation à l’inégalité se concrétise au début du siècle dans la contestation de certains socialistes qui se transforment parfois en critiques ouvertes.
La guerre de 1914-1918 fait toutefois, un temps du moins, taire ces critiques. La victoire de 1918, c’est la victoire de la République et de son école. Alors que pendant trente ans, on s’ingéniait à dénoncer l’inefficacité de l’éducation morale scolaire, alors que certains n’avaient cessé de dénoncer l’école laïque comme une école du vice et du crime, accusée de « démoraliser » la France, d’engendrer un peuple de lâches qui prendraient la fuite aux premiers assauts de l’adversaire, les officiers ont été stupéfaits de constater les vertus morales des gens du peuple. L’attitude de ces hommes pendant la Grande Guerre a été ressentie comme une victoire de la morale laïque.
Durkheim qui avait beaucoup critiqué l’éducation morale des années Ferry, a eu la même réaction et la même surprise. « Notre école publique […] a bien rempli sa tâche », a-t-il pu affirmer en 1916. En même temps, la victoire de la République et de la morale laïque a été une victoire à la Pyrrhus puisque force était de constater que le conformisme de cette éducation morale avait servi à gagner une guerre dont les souffrances qu’elle a suscitées ou permises ont épouvanté les Français.

Or, la morale laïque n’a jamais pris en compte ce cataclysme. Les cahiers d’écoliers d’après-guerre témoignent d’un enseignement pérenne, arrimée aux valeurs d’avant guerre : la dignité par la raison, l’amour du travail, la solidarité. Et tout cela est indiqué de façon plus routinisé, sans le souffle d’avant 1914. Il semble que la morale laïque ait ainsi peiné à se renouveler. Peut-être n’avait-elle pas véritablement les moyens de se transformer.
D’où la difficulté à penser une morale laïque pour aujourd’hui. Supprimée des programmes en 1969, elle apparaît comme une parenthèse dans l’histoire, un projet au service de l’Etat-nation républicain, voué à disparaître une fois celui-ci installé.
Dans le cadre de l’école, on peut penser toutefois qu’une morale laïque est seule susceptible d’assurer la qualité du vivre-ensemble et je suggérerai quelques pistes de réflexion en ce sens.


La morale laïque aujourd’hui

On pourrait s’interroger en premier lieu sur les moyens à mettre en œuvre pour amener l’école à se situer de manière critique face à l’instrumentalisation des savoirs. Comment retrouver cette contestation implicite qui était celle de la morale laïque des origines lorsqu’elle refusait de cautionner le darwinisme social ?

Une première réflexion peut être menée du côté d’un élargissement de l’universalisme des connaissances enseignées. Celles-ci témoignent en effet d’un universalisme plutôt rétréci. L’enseignement de la philosophie en est un bon exemple : il témoigne souvent d’un francocentrisme au détriment, non seulement de la philosophie occidentale d’une manière plus générale, mais encore d’autres traditions. Il serait nécessaire d’élargir l’horizon, d’insister davantage sur la pluralité des Lumières européennes par exemple et d’intégrer dans les programmes des traditions philosophiques non occidentales.

Un deuxième problème me frappe dans l’univers scolaire : c’est la manière quelque peu rigide avec laquelle on aborde le rapport connaissance/croyance. En réalité, cette opposition n’est pas si simple. On le voit bien sous la Troisième République, période qui a transformé en croyances les découvertes scientifiques de Darwin. Aujourd’hui encore, on voit des enseignants face à de jeunes musulmans enseigner le darwinisme de manière très idéologisée. C’est là heurter de front les croyances et prendre le risque de voir les élèves en question opposer un dogme à un autre. Tout le monde sait aujourd’hui qu’aucune théorie scientifique ne prétend plus détenir la vérité, que la connaissance est du côté du risque ou en tout cas du relatif. Cela ne l’invalide pas face aux croyances fondées sur des dogmes, mais cela la situe sur un autre plan. La dialectique entre connaissance et croyance n’est jamais terminée. On ne peut jamais prétendre être totalement a l’abri des croyances dogmatiques.

C’est aussi un des enseignements de la laïcité dans son histoire, à savoir que le combat pour la liberté de penser est aussi une guerre civile interne à chaque individu. C’était déjà la leçon d’Alain au début du siècle ; c’est ce que nous rappelle plus récemment Claude Nicolet lorsqu’il esquisse les contours d’une laïcité intérieure et pour tout dire d’une éthique laïque pour laquelle l’effort difficile mais quotidien consiste à se mettre à l’abri du cléricalisme interne, nous rappelant qu’ »en chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit « monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit « expert » qui prétendra s’imposer aux autres par la contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la sottise… ».

L’attitude de défense de certains enseignants aujourd’hui, qui tend à rigidifier les connaissances en certitudes dogmatiques face à croyances religieuses et des attitudes identitaires, n’est certainement pas la plus efficace pour rendre la laïcité attirante, notamment pour ce qui concerne le dialogue avec l’islam. Bien sûr, ce n’est pas facile, mais prendre des risques, des initiatives, avoir une attitude dynamique d’ouverture et de dialogue, c’est probablement plus fécond, dans les secteurs en particulier qui concentrent une communauté musulmane importante sous l’autorité morale d’un imam.
S’agissant de l’islam, d’autre part, il me semble que nous vivons aujourd’hui en France une situation de fascination stigmatisante dans laquelle les médias ont une lourde responsabilité. Au moment de la Commission Stasi, les projecteurs et l’intérêt de la presse écrite se braquaient systématiquement sur le témoignage (entendue très tardivement d’ailleurs) de jeunes filles portant le foulard au détriment de témoignages tout autant représentatifs de l’islam. Cette stigmatisation nourrit les fantasmes, la peur, d’un côté comme de l’autre. Il est probable que la banalisation serait en la matière davantage susceptible d’apaiser les esprits.

La stigmatisation est aussi un effet non voulu de l’universalisme abstrait républicain. Le risque de cette posture aujourd’hui, c’est d’ethniciser l’autre tout en lui interdisant de répondre en défendant son identité. On prend ainsi le risque de produire ce que l’on craint : durcir les positions, fabriquer de l’extrémisme chez des musulmans portés à la modération qui pourraient tout à fait être intégrés au pacte républicain. Cet universalisme abstrait, quand il n’est pas un choix intellectuel délibéré, est une dimension forte de l’imaginaire politique en France, notamment dans l’univers enseignant. Or, il faut aujourd’hui une séparation de l’école et de l’Etat car l’Etat ne produit plus la nation par l’école. Il faut aujourd’hui que l’école ose critiquer l’Etat républicain. La laïcité, c’est aussi cela, la possibilité de critiquer l’Etat et la société sans faire de propagande.

Il est certain que nous vivons en France une situation difficile qui tient aussi à la fin des certitudes et à la fin des croyances qui soutenaient l’éducation laïque. C’est particulièrement manifeste dans le sort qui est fait à la solidarité aujourd’hui. Toute la richesse de la solidarité telle qu’on l’enseignait au XIXème siècle s’est perdue. L’appauvrissement de cet idéal est sensible dans les glissements fréquents de « solidarité » à « assistance ». La solidarité aujourd’hui, c’est souvent le secours à autrui sans réciprocité, avec tout ce que cela peut comporter de paternalisme inconscient, notamment dans le rapport aux pays pauvres.

Les incertitudes touchent aussi la croyance au progrès et l’éthique. Par exemple, le rapport à la médecine a complètement changé. Elle qui prolongeait la vie est suspecte aujourd’hui de prolonger la mort. Le progrès médical se retourne contre lui-même et débouche inévitablement sur des questions d’éthique. Les questions de sens reviennent sur la place publique, mais elles ne se posent plus comme il y a deux siècles. Aujourd’hui comme hier, il est cependant impératif d’éviter que les religions prétendent imposer des normes à la société civile. Sur cette question, il faut être vigilant, notamment au regard de l’Europe, car il y a des pays comme l’Allemagne dans lesquels l’Eglise surplombe la société civile. Dans le cadre d’une éthique laïque, il faut que soit clair pour tous, le principe d’une diversité de réponses possibles aux questions de sens. Les religions ne sont pas seules détentrices des réponses à ces questions. Il y a aussi des propositions de sens non religieuses. C’est ce pluralisme du sens qui constitue à la fois une défi et une chance pour la laïcité du XXIe siècle.








22/01/2005

L'ENSEIGNEMENT DU FAIT RELIGIEUX

LAÏCITE ET DISCOURS SCOLAIRES SUR LA RELIGION
Jean Baubérot
(Intervention à un colloque de l’Union Rationaliste)
A NE PAS PUBLIER
Par contre, acheter le n° de RAISON PRESENTE qui contiendra les Actes du Colloque
(ATTENTION: Ce texte, assez long, est suivi par un autre, de même longueur, sur la Laïcisation de la médecine en France du XIXe au XXIe siècle)


Quel discours l’école laïque doit-elle tenir à propos de la religion ? Notre Union Rationaliste m’a demandé de traiter ce problème en donnant ma position personnelle pour contribuer au débat qui a lieu en son sein. Je vais donc tenter d’apporter ma petite pierre à la réflexion. Il ne va donc pas s’agir d’un exposé d’ensemble -chacun dispose d’ailleurs d’informations sur ce dossier- que de réflexions personnelles en sachant que j’ai été, comme acteur social, par deux fois au coeur du débat. Il se trouve, en effet, que président de la section des sciences religieuses de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de 1986 à 1994, j’ai été étroitement mêlé au renouveau de la discussion concernant cette question, renouveau qui a eu lieu précisément à cette époque. Et maintenant, président, jusqu’à ces derniers jours de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes dans son ensemble, j’ai participé activement à la création, au sein de mon établissement, de l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR) chargé de former des enseignants à l’analyse du « fait religieux », suite au rapport présenté au Ministre par Régis Debray.

Je voudrais donner en préalable deux précisions. D’abord, vous auriez pu demander à Régis Debray de venir présenter son rapport et sa propre perspective; vous ne l’avez pas fait et je ne suis pas son substitut. « Lui c’est lui et moi c’est moi » pour reprendre l’expression d’un homme politique contemporain. Le projet de Régis Debray n’est pas incompatible avec ma propre perspective, sinon je n’aurais pas accepté que l’Institut européen en Sciences des religions soit créé à l’EPHE, mais il n’y correspond pas exactement et c’est ma perspective que je vais exposer ici. C’est elle, et pas une autre, que j’aimerais voir débattu. La seconde précision est qu’il s’est parfois produit, ailleurs qu’à l’IESR, ce que l’Union Rationaliste a appelé fort justement de « sérieuses dérives » sous couvert de la formation des enseignants. Notre Union a protesté et je crois savoir que l’Education Nationale a tenu compte de cette protestation. En tout cas l’IESR a agi dans le même sens et veille, quant à lui, au sérieux universitaire de ses programmes de formation.

Un tout petit peu d’histoire :
La question d’une connaissance des religions à l’école laïque, rappelons le, est posée depuis un bon siècle. C’est en effet au tout début du XXe siècle que la Ligue française de l’enseignement (en 1902 et en 1904) et le Parti radical et radical socialiste (1902 et 1903) proposèrent de donner des « notions » d’ « histoire des religions » dans les Ecoles normales d’instituteurs et d’institutrices, voire pour la Ligue en 1904 dans l’enseignement primaire supérieur. Mais, à l’époque, c’était essentiellement la séparation des Eglises et de l’Etat, la grande question à l’ordre du jour
.
Quelques années plus tard, Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire sous Jules Ferry et ses successeurs, personnage clef de la fondation de l’école laïque, appelait de ses voeux le temps où il deviendrait possible, à l’école primaire supérieure, d’effectuer un enseignement laïque sur les religions et les civilisations. « Pour l’éducation d’un enfant qui doit devenir homme, écrivait-il dans La foi laïque (1908), il est bon qu’il ait été tour à tour mis en contact avec les strophes enflammées des prophètes d’Israël, avec les philosophes et les poètes grecs, qu’il ait connu et senti quelque chose de la cité antique. Il sera bon qu’on lui fasse connaître et sentir les plus belles pages de l’Evangile comme celle de Marc Aurèle, qu’il ait feuilleté comme Michelet toutes les Bibles de l’humanité. » La perspective s’avérait clairement éducative : susciter, chez l’enfant, « une large sympathie, une admiration respectueuse pour toutes les manifestations de la pensée et de la conscience sans cesse en marche vers un idéal sans cesse grandissant ». De son côté, Jean Jaurès estimait (Revue sociale, octobre 1908) qu’ « une idée générale de l’histoire des religions entrera nécessairement dans le programme de l’école primaire, car elles sont un des faits essentiels, peut-être même sont-elles le fait essentiel de l’histoire humaine ». On peut dire aussi que ces idées et ses propositions se situaient en prolongement de la démarche de connaissance qui avait conduite à la création, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (à la Sorbonne), d’une section des « sciences religieuses » en 1886, en pleine époque de la laïcisation scolaire.

Cette création avait provoqué un tollé de la hiérarchie catholique. A la Chambre, Mgr Freppel avait affirmé que l’objectivité, en la matière, était impossible et que les professeurs seraient forcément pour ou contre la religion…catholique. On n’avait pas cédé. Mais passer d’un organisme du supérieur à un cours dans l’ensemble de l’école laïque signifiait allumer partout une guerre scolaire. Ainsi, par souci pacificateur l’école laïque va, dans l’ensemble, peu parler de la religion. Ce sujet délicat sera essentiellement abordé dans le cadre des « humanités », c'est-à-dire de l’enseignement secondaire réservé à l’élite bourgeoise. Pour le peuple, le clergé catholique préférait, en général, disposer d’un quasi-monopole grâce au catéchisme. Le presque silence de l’école laïque lui convenait mieux que l’élaboration et la diffusion d’une autre manière d’enseigner la religion. Mais, paradoxalement, on fera reproche ensuite, à l’école laïque, d’un pseudo sectarisme en la matière.

Le problème a resurgit socialement en 1982. Dans le double contexte de la fin, par la réforme Haby, des deux filières distinctes d’enseignement et de l’espoir de voir créer un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, la Ligue de l’enseignement prend une nouvelle initiative à son congrès de Montpellier. Elle affirme qu’une meilleure information sur la religion à l’école publique ne serait pas un élément de discorde si les contenus et les méthodes faisaient l’objet d’un examen approfondi : tout ce qui participe « de l’ensemble du champ des connaissances sans exclusive, incluant les idéologies, les philosophies, les religions » relève de la responsabilité du système éducatif public. On sait que le projet de SPULEN échoua, mais en novembre 1986 et en mars 1987, le problème est repris dans différents articles du Monde de l’Education. Un professeur d’histoire agnostique s’inquiète du manque presque total de connaissance élémentaire de ses élèves sur la religion. « Quand mes collègues et moi parlons de prières, de jeûnes, de Moïse ou d’Abraham, seuls nos élèves musulmans comprennent ce que nous voulons dire ».

Les questions, alors, se multiplient parfois dans une certaine ambiguïté. Certes, il est clair que c’est à partir d’un souci de culture générale que les professeurs s’inquiètent d’un manque de connaissance en matière de religion. La perspective est l’inverse de celle qui existait au XIXe siècle, avant la laïcisation de l’école. Jusqu’à la IIIe République, l’enseignement de « l’histoire sainte » (la Bible) et du catéchisme était considéré comme une des bases principales de l’instruction générale. En 1834, par exemple, il est demandé au Conseil royal de l’instruction publique si des notions de géographie et d’histoire sont indispensables pour les candidats au brevet élémentaire. Le Conseil répond : « Ces notions sont obligatoires », car elles font « partie de l’instruction religieuse qui suppose nécessairement quelques connaissances de ce genre » (Délibération du 17 octobre 1834). Autrement dit il est indispensable d’apprendre un minimum de connaissances sur l’Empire romain pour pouvoir comprendre les démêlés politiques des apôtres Paul et Pierre ; il faut savoir où se trouvent l’Egypte et la Palestine pour comprendre les récits bibliques du passage de la mer Rouge et de la fuite en Egypte. Et, plus tard, les règlements qui suivent la loi Falloux se situent également dans la même optique.

Le « rapport Joutard » et ses suites :
Un siècle et demi plus tard, la perspective est, naturellement, structurellement différente. Les enseignants veulent combattre l’ignorance en matière de religion car elle hypothèque la transmission des connaissances dans leurs propres disciplines. Racine, Descartes, Pascal, Rousseau, Kant, Victor Hugo et bien d’autres s’inscrivent dans une culture dont la composante religieuse n’est guère niable. Mais les formulations utilisées ne sont pas toujours exemptes de risque. Ainsi en est-il, en 1989, du rapport de la Mission de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, la géographie, les sciences sociales, Mission présidée par le professeur Philippe Joutard. On y trouve, par exemple, ceci : « L’ignorance du religieux risque d’empêcher les esprits contemporains, spécialement ceux qui n’appartiennent à aucune communauté religieuse, d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artistique, littéraire et philosophique ». Etant parmi les membres du groupe de travail qui a rédigé cette partie du rapport, je peux indiquer que, pour le professeur Joutard, il s’agissait seulement de dire que des allusions factuelles -les cas donnés dans Le Monde de l’Education par le professeur d’histoire agnostique, par exemple- étaient compréhensibles par ceux qui avaient reçu une socialisation religieuse et pas forcément par les autres. Le danger, que j’avais alors signalé consistait à pouvoir laisser supposer qu’il existerait une certaine continuité entre cette socialisation et le développement des connaissances en matière de religion. Certes, la proposition donnait des garanties dans ce sens puisqu’elle proposait un « enseignement de l’histoire des religions » et que devait être intégré au processus un thème transversal « laïcité et pluralité spirituelle ». Je regrettais cependant que la terminologie de ce genre de document n’ait pas permis une formulation plus nette dès le départ du texte.

Pour ma part, je me suis donc inséré dans ce débat en envisageant trois solutions possibles (Panoramiques, 1991, n° 2) : mieux appliquer les programmes ; réexaminer les programmes ; créer une discipline nouvelle dans le secondaire pour « résoudre un problème institutionnel » et « affronter un problème culturel ». La troisième solution me semblait idéalement la meilleure alors que la solution recherchée s’orientait déjà vers la seconde solution, malgré le titre du colloque de Besançon : « Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque » qui se référait à une discipline. En fait, ce choix ne provenait pas du résultat d’un débat mais d’une décision prise au sommet et j’avais subi, à Besançon même, un sévère rappel à l’ordre pour m’être prononcé autrement.

On me permettra de reprendre les argument que j’avais alors développés. Ils me semblent, en effet, toujours d’actualité, non pour se situer dans une logique du tout ou rien mais parce que l’exposé d’opinions et d’options différentes fait partie intégrante, me semble-t-il, d’un débat démocratique et rationnel. Par ailleurs, j’estime que la position que je défends depuis maintenant quinze ans a été non seulement combattue, ce qui fait partie du débat, mais soit incomprise soit déformée. Me référer à un texte ancien est alors précieux, d’autant plus qu’il me semble que certains problèmes que je signalais et qui ont été négligés, revêtent encore plus d’importance aujourd’hui qu’au tournant des années 1980 et 1990. Peut-être n’est-il pas inutile de ré expliquer certains points. Par ailleurs, j’espère qu’enfin ce sera ma position qui sera débattue et non, de façon très irrationnelle, autre chose.

Résoudre un problème institutionnel :
Deux problèmes majeurs donc, un problème institutionnel et un problème culturel. Le problème institutionnel, écrivais-je en 1991, « est simple : on ne peut parler d’un enseignement sur la religion à l’école en faisant abstraction de l’existence, déjà bien réelle, de cours de religion dans les différents pays de l’Europe des douze et même en France ». Je rappelais que les onze autres pays européens comportaient un cours « plus ou moins confessionnel » de religion. Certes la construction européenne ne va pas entraîner ipso facto une uniformisation mais elle ne sera pas non plus sans incidence. Ainsi, « la France a signé la convention sur les Ecoles européennes et contribuent au financement de leur budget. Or dans ces écoles, il existe des cours confessionnels de religion et des professeurs de religion. » Je notais alors « l’aspect attractif que représenterait (une approche laïque des religions) face aux cours de religions qui existent dans différents pays d’Europe. Cela favoriserait la laïcisation de ces cours et contribuerait à les faire passer d’une optique confessionnelle à une démarche scientifique. »

Depuis lors, l’Europe est devenue l’Europe des quinze, maintenant elle devient l’Europe des vingt-cinq puis des vingt-huit. Des laïques d’autres anciens pays européens, notamment des Espagnols, des Italiens, d’autres, m’ont souvent dit en substance: qu’attend la France pour prendre une initiative forte en matière d’enseignement laïque des religions ? Cela nous aiderait beaucoup dans notre combat pour déconfessionnaliser le cours de religion qui existe chez nous. De fait, il est facile de dégonfler des baudruches. Présentant ma position à Rome, je me suis vu rétorquer qu’elle restait « extérieure au vécu du croyant », contrairement, prétendait-on, au cours de religion italien. Fort bien ai-je dit alors, comme l’Italie est le second pays de l’Europe des quinze quant à la pratique religieuse catholique mais le première pays quant à la faible démographie, cela signifie forcément que, dans votre cours, vous expliquer que nombre de catholiques, même pratiquants, transgressent allègrement les interdictions d’Humanae Vitae ! Penaud, mon interlocuteur a du reconnaître qu’il n’en était rien et que c’était la position catholique officielle et non ce pseudo vécu croyant qui se trouvait enseigné dans le cours de religion !

Par ailleurs, dans d’anciens pays communistes, en train de devenir européens comme la République thèque, la Hongrie, la Bulgarie,… des cours confessionnels de religion ont été instaurés depuis quelques années. Je me suis rendu dans plusieurs de ces pays, j’y ai parlé de la laïcité et j’estime qu’il est dramatique qu’à ce moment décisif de la sortie du système communiste, ces pays n’aient pas pu disposer concrètement d’un modèle français d’enseignement laïque des religions, différent du cours d’athéisme scientifique qui existait jusqu’à la chute du mur et du modèle de cours confessionnels qu’ils ont emprunté à d’autres pays européens. Une occasion a été manquée, cela me paraît grave et typique d’une laïcité frileuse, enfermée dans des débats franco-français, faisant du sur-place, ne courant pas les risques de l’action et de la novation et risquant par la même la paralysie et la nostalgie.

Mais, en 1991, je rappelais aussi que « des cours de religion existent déjà dans notre pays. Ils existent dans les écoles publiques des trois départements d’Alsace et de Moselle avec des professeurs spécialisés. Officiellement ces cours sont confessionnels (ou interconfessionnels ce qui ne change pas grand-chose), et dans la réalité effectivement beaucoup le sont. Mais certains enseignants tentent de faire plutôt des cours de culture religieuse. Ils improvisent avec plus ou moins de talent et en l’absence d’un cadre d’orientation précis. De même les écoles privées sous contrat à référence religieuse doivent respecter la liberté de conscience des élèves. Ils doivent donc offrir (le font-ils tous ? Je ne sais) des cours de culture religieuse différents de la catéchèse. Là encore, même en cherchant à être le plus honnête possible, le professeur est bien seul et contraint à l’improvisation. »
J’en concluais qu’il est faut de prétendre que le débat consiste à se prononcer pour ou contre la création d’un cours. Ce cours existe déjà à l’échelle de l’Europe et même partiellement en France, dans des écoles publiques ou financées sur fonds publics, mais, en règle générale, ce n’est pas un cours laïque et quand certains cherchent à le déconfessionnaliser ils ne peuvent le faire que « dans des conditions totalement aléatoires. ». « Le cours existe mais pas la discipline, un peu comme si les professeurs en étaient réduits à enseigner les mathématiques sans qu’il existe de discipline constituée ». La proposition consistait donc en la création d’une discipline ou plus exactement en « l’introduction dans l’enseignement secondaire d’une discipline scientifique qui existe déjà dans l’enseignement supérieur » depuis 1886 et possède « des lettres de noblesse républicaines » : les « sciences religieuses ».

Je vais, naturellement, reparler de cette discipline. Mais avant, et pour en terminer avec ce point, je veux dire clairement que ce qui me frappe dans la façon dont certains abordent le problème qui nous occupe, c’est leur choix, non conscient sans doute, de se situer dans l’irréel, de faire comme s’il n’existait pas de cours de religion partout en Europe, en Alsace-Moselle et dans des établissement privés financés sur fond public. Ils sont naturellement contre tout cela, mais en attendant le cours de religion progresse en Europe, la Commission Stasi a proposé d’étendre à l’islam les cours de religion des trois départements de l’Est, et a pérennisé la loi Debré qui va bientôt avoir un demi siècle.... L’histoire se fait sans nous. Comment notre Union sera-t-elle dynamique et rayonnante, comment sera-t-elle attractive auprès des jeunes si elle paraît uniquement sur la défensive et qu’elle ne fasse pas elle-même des propositions novatrices ?

Affronter un problème culturel :
« Poser le problème en terme de discipline, indiquais-je en 1991, montre qu’il s’agit moins d’augmenter le contenu de la culture religieuse que d’affronter un problème culturel fondamental » Et je citais un père fondateur de la laïcité française, Paul Bert. Selon lui le catholicisme a tellement marqué l’histoire de la France qu’il a fait « de nous tous, de ceux là même qui, par l’ardeur de leur hostilité contre l’Eglise semble le plus avoir échappé à son influence, des catholiques sans le savoir. » (Le Voltaire, 23 octobre 1885). J’aurais pu également citer L’avenir de la Science d’Ernest Renan : « Il y a en France, jusque chez les incrédules, un fond de catholicisme. Un système tout fait qu’il ne soit pas nécessaire de comprendre et qui nous épargne la peine de chercher, voila bien ce que la France demande en religion. » Ce constat, désabusé, pointait déjà les résistances à la construction de la discipline des « sciences religieuses ».

Ces constats sont-ils dépassés ? Pas plus qu’en 1991, je ne le pense et je peux toujours signer ce que j’écrivais alors : « La dominante historique monocolore de la France et le type de religion qui (historiquement) y a prévalu ont contribuer à forger la mentalité française, à fixer le pensable et l’impensable, à donner certaines caractéristiques au rapport au réel (rapport au texte, rapport à l’institution, etc). Pour que dans l’univers culturel français, il puisse exister la possibilité de décrypter ce point aveugle de notre société, pour qu’on ne méconnaisse plus le fonctionnement des structures symboliques, il ne suffit pas d’appliquer ou d’améliorer les programmes du secondaire, il faut y introduire une discipline spécifique. Au-delà de l’étude comparée de différentes religions historiques (…) ce sont donc les rapports que toute société entretient avec des rites (régulateurs et autres) et avec des mythes (fondateurs et autres), les manières dont elle opère une coupure entre un sacré et un profane qui constitue l’enjeu de la discipline sciences religieuses. Il s’agit de diffuser ce que l’on sait déjà -et l’on en sait beaucoup- concernant une anthropologie du croire –que les croyances soient ou non considérées comme « religieuses » par les acteurs sociaux. » Et, bien sur, au niveau de l’enseignement supérieur il s’agit de poursuivre la recherche, de la faire progresser, de la rendre de plus en plus scientifique. C’est ce que nous tentons de faire, notamment, au Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité (CNRS-EPHE) que j’ai fondé en 1995. Mais il en est ici comme il en est dans tous les autres champs du savoir.

On m’a souvent demandé ce que j’entendais par « structures symboliques », preuve que, malgré Mauss, Dumézil, Febvre, Lévi-Strauss, Vernant et d’autres (pour ne citer que des professeurs de l’EPHE), effectivement tout un pan du savoir anthropologique et sociologique reste méconnu et qu’il s’agit moins d’un pseudo analphabétisme des élèves que d’un véritable analphabétisme social. Sans pouvoir, en quelques minutes, présenter un exposé sur ce sujet, je ne veux pas laisser complètement sans réponse une telle question. Je vais donc suggérer quelques pistes.

La structure symbolique ne se réduit nullement au religieux, même si les religions sont des concentrés de symboles. Un ouvrage récent (Deux siècles de Rite Ecossais Ancien Accepté en France) cite des propos de Camille Savoire : « les divers éléments de l’ensemble du symbolisme maçonnique, et notamment ceux qui composent les rituels ou constituent des signes de reconnaissance, permettent aux initiés de divers grades ou rites de se reconnaître entre eux , forment un langage universel assurant la régularité, la solennité, la sérénité, la discipline nécessaire au déroulement des cérémonies ou travaux maçonniques à tous les degrés . » Il s’agit donc, au-delà d’une fonction qui permet d’exprimer rapidement et concrètement, certaines idées ou certaines choses, d’un ordonnancement de l’interaction.

Dans sa signification originelle, le symbole, rappelons le, était constitué par un bout de bois coupé en deux. Lorsque deux tribus se croisaient, elles vérifiaient si le bout de bâton que chacune d’entre elle possédait pouvait ou non se raccorder l’un à l’autre. Si les deux bouts de bâtons s’emboîtaient, cela signifiait que les deux tribus avaient la même origine. Elles se reconnaissaient alors comme alliées. S’il s’avérait que ce n’était pas le cas, alors elles étaient étrangères l’une à l’autre et tout pouvait advenir, y compris la guerre.

Nous vivons dans des sociétés qui, sous couvert de rationnel, ont, en fait, privilégié le fonctionnel. En poursuivant la métaphore, il est possible de d’indiquer que nous avons pensé que les sortes d’arêtes qui formaient les aspérités finale de chaque bâtons n’avait rien de fonctionnel. Nous avons effectué une production massive, industrielle, rentable, à faible coût, de beaux bâtons bien lisses et fonctionnels. Et sur beaucoup de plans cela a permis d’indéniables progrès. Mais n’est pas advenue la conjonction des progrès à laquelle a cru le XIXe siècle, et qui constituait, effectivement un espoir crédible et raisonnable jusqu’à ce que la première guerre mondiale montre déjà une certaine ambivalence du progrès. Et la disjonction des progrès s’est amplifiée ces dernières décennies. Il y a cinquante ans, encore, on pouvait raisonnable opposer un « bon » nucléaire civil à un « mauvais » nucléaire militaire. On pouvait aussi opposer le « bon » médecin consciencieux au médecin dévoyé par une idéologie totalitaire nazie ou stalinienne. Maintenant les biotechnologies ont développé des dilemmes bioéthiques et la Charte de l’Union européenne, dans son article 3, impose des limites à la médecine en tant que telle, ce qui était impensable il y a cinquante ans.

Avec nos bâtons bien lisses, nous vivons une crise de la réussite. Nous avons, sans le savoir (et c’est cela le plus grave : cette perte ou ce refus de savoir), socialement perdu le sens du symbolique, et même, de façon générale, de la représentation. Or le symbolique constitue un lien entre la réalité que nous voyons et celle qui nous échappe. Dans le symbole, il existe une réalité empirique, constatable de façon évidente (le bâton). Mais ce bâton prend de l’importance parce que les petits détails formés par ses aspérités ne sont pas sans signification. Son sens, sa représentation, déborde sa réalité empirique, il constitue une abréviation, une condensation de toute une histoire, et renvoie donc à autre chose qu’à son empirie constatable par tout un chacun. Il faut savoir décrypter sa signification.

Ainsi, il est capable de créer du lien ou du conflit par delà le temps et l’espace. Mais s’il existe que des bâtons rabotés, tous formatés à l’identique ou selon des critères en apparence fonctionnels, alors la réussite matérielle de la société se double d’une faillite symbolique. Nous parlons toujours de « contrat social », mais comme il ne s’agit pas d’une réalité empiriquement constatable, l’expression a perdu sa force, et même elle ne fait plus sens. Il se produit une crise du lien. Loin de produire une société apaisée, le flottement généralisé du sens, son instrumentalisation par la sphère marchande, s’avère boomerang. Tout un pan de se qui se passe apparaît incompréhensible. Les fondamentalismes religieux prospèrent car la société globale elle-même est une société qui raisonne au premier degré. Elle est, du coup, englobée par des structures symboliques qu’elle ignore, qu’elle ne sait pas décrypter. Elle ne maîtrise pas la dialectique du lien et du conflit. Et ce refus d’une intelligence du symbolique n’est pas neutre : une démarche d’objectivation nécessite d’affronter, comme l’indique Max Weber, des « faits désagréables », elle implique une autoanalyse, une remise en question.

En effet, notre bout de bâton établit un clivage entre frères, alliés et inconnus, adversaires potentiels. Et c’est ainsi que souvent fonctionnent des symboles religieux et non religieux, que l’on pense à la bataille pour donner à l’Europe le bâton d’un « héritage chrétien » qui aurait relégué définitivement la Turquie musulmane…et laïque dans les ténèbres extérieurs, que l’on pense au drapeau, et, dans la France d’aujourd’hui, au bâton du prénom ou de la couleur de la peau pour obtenir un emploi ou un logement. Et il faudrait là parler longuement du problème de la « religion civile » républicaine qui a eu aussi historiquement ses exclus, les femmes qui ne pouvaient avoir le droit de vote parce qu’elles étaient, soit disant, « sous la dépendance du curé », les musulmans d’Algérie qui n’avaient pas droit à la citoyenneté par ce qu’ils étaient censés ne pas partager la « profession de foi civile » (Claude Nicolet, citant implicitement Jean-Jacques Rousseau) républicaine. Aucune religion, qu’elle soit religieuse ou séculière ne ressort indemne de l’analyse du symbolique. Aucune ne sort indemne de la transgression de la domination symbolique que représente un enseignement laïque des religions, dont le but est, précisément, de permettre à ceux qui sont extérieurs à telle ou telle conviction d’en avoir des clefs culturelles, de possibilités d’analyse. Il s’agit d’être capable de déconstruire le symbolique, sans le détruire pour autant, car adhésion ou refus restent affaire de choix personnel, de pratique sociale de la liberté de conscience.

Cette mutation épistémologique n’a-t-elle pas à voir avec la démocratie et la laïcité ? L’autre est un autre nous même. Il ne doit pas être considéré comme un ennemi, il ne doit pas être, au sens strict du terme, un in-connu. Ainsi des bâtons peuvent avoir des arêtes sans que leur non emboîtement soit une quasi-déclaration de guerre. Ainsi il existe des « dedans » et des « dehors » -sinon gare à la logique déshumanisante de l’équivalence généralisée- tout en ouvrant largement portes et fenêtres, en pratiquant l’accueil de l’autre, y compris en l’invitant chez soi.

La préparation de cette communication m’a conduit à me relire. J’ai pris appui sur un article publié en 1991 pour expliciter ma position qui, fondamentalement, reste la même. Comme je l’ai indiqué au début, je suis réaliste et j’accepte de participer à des projets dés lors qu’ils croisent partiellement mes vues. Je ne veux pas camper sur une position de principe et me mettre hors du jeu social. Il n’en reste pas moins que les projets actuels ne correspondent pas à ce que je souhaite puisqu’ils ne cherchent pas à construire une discipline, un champ de savoir spécifique. Et je suis frappé de constater que je peux reproduire, sans en changer un seul mot, la conclusion que je donnais il y a presque douze ans dans un article du Monde des débats (décembre 1992). Après avoir constaté que le décryptage du symbolique « est un point aveugle de notre culture » et qu’il continuera à en être ainsi car « connaître scientifiquement » cela « serait trop perturbant pour le consensus mental qui imprègne la société française », je terminais mon propos d’une façon qui me paraît, hélas, encore plus d’actualité en 2004 qu’en 1992 : « Moralité : il n’y aura pas de nouvelle création de la laïcité française comme le serait l’introduction d’une discipline -qu’on l’appelle histoire des religions ou anthropologie du croire- dans les lycées, parce que les Français préfèrent s’exciter mutuellement sur les foulards extérieurs plutôt que d’avoir le courage de mettre à nu le tchador qui se trouve dans leurs têtes ».




15/01/2005

LA LAÎCISATION DE LA MORT EN FRANCE

Congrès médical de KUMAMOTO (Japon)
21 novembre 2004
(version provisoire – à ne pas publier)

LA LAÏCISATION DE LA MEDECINE
ou
LA MORT ENTRE MEDECINE ET RELIGION
France XIX-XXIe siècles
(Jean Baubérot)

(Cette communication a été faite devant des médecins et à un congrès médical. Un des buts consistait donc à les faire réfléchir de façon critique sur l’institution médicale et la pratique de la médecine. Même si les thèses présentées n’auraient été foncièrement différentes face à des théologiens, l’accentuation n’aurait pas été la même. Tout texte est écrit en situation, il ne se situe pas -chez moi en tout cas- dans le pur ciel des idées)
Quand, après la tourmente révolutionnaire, Portalis -conseiller puis ministre des cultes de Napoléon Bonaparte- voulut justifier la politique de pacification religieuse menée par ce dernier, il employa une expression très significative du rôle social donné alors à la religion en France. « La religion, dit-il, fait espérer et craindre ». Cette espérance et cette crainte concernent un au-delà de la vie. Après la mort, on espère le paradis ; on craint les tourments de l’enfer.Mais à la même époque, un médecin philosophe, Georges Cabanis, affirme que, désormais, c’est la médecine qui fait réellement « espérer et craindre ». Et il s’agit là de l’espérance de la non mort, de la guérison, et de la crainte de mourir, de perdre la vie ici bas. A chaque fois, espérances et craintes se trouvent liées à la mort, mais suivant que l’espérance et la crainte sont de l’ordre du religieux ou du médical, la mort ne revêt pas la même signification. C’est de ce rapport à la mort dont je voudrais parler, à partir de l’exemple de la France.

LA France : UN RAPPORT SPECIFIQUE MEDECINE-RELIGION
Le cas français me semble intéressant à étudier. En effet, l’émergence de la médecine moderne, les mutations de la pratique médicale en France -du début du XIXe siècle à aujourd’hui- ne sont pas essentiellement différentes des autres pays occidentaux (même si des écarts temporels peuvent exister dans l’adoption de certaines découvertes ou techniques médicales ainsi que des spécificités propres à chaque pays). Par contre le rapport entre médecine, religion et politique s’avère original. L’historien Claude Nicolet (1982, 310sq.) écrit : dans le « principe, rien ne sépare apparemment le recours à l’hygiène et à la médecine dans la plupart des pays occidentaux au cours du XIXe siècle : les enquêtes sur l’état sanitaire des populations sont à peu près contemporaines et à peu près convergentes dans tous les pays. (…) Mais nulle part ailleurs qu’en France, il (=ce recours) ne deviendra aussi nettement une obligation morale liée à la nature d’un régime politique précis ». Claude Nicolet veut parler du régime républicain mais ce qu’il écrit vaut plus ou moins pour tous les régimes qui, en France, se réclament de la Révolution de 1789. Et il précise : dans les différents pays occidentaux le pouvoir politique d’alors favorise l’essor la science, en France ce pouvoir « non seulement favorise la science, mais en grande partie dépend d’elle ».

Pourquoi cette différence importante ? Parce que, de manière générale, le pouvoir politique à cette époque se trouvait légitimé par la religion, et il avait besoin de cette légitimation religieuse. Evénement fondateur de la France moderne, la Révolution française est entrée en conflit avec la religion. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il serait trop long de rapporter ici, la Révolution a rompu avec le catholicisme, la religion historique de la France. Elle doit donc trouver une autre légitimation. Et tous les régimes qui adoptent le drapeau tricolore, ce symbole révolutionnaire par excellence, sont marqués par la blessure symbolique résultant de cette rupture, même si -par ailleurs- ils cherchent à se réconcilier avec la religion. Il faut donc que ces régimes trouvent un autre fondement moral. Or la médecine peut être considérée comme la science en acte, la science qui soulage et cherche à guérir, une science morale en quelque sorte. Elle peut, d’une certaine manière, donner ce fondement légitimateur de façon laïque. A un système symbolique et religieux qui (selon les esprits « progressistes ») prône la résignation devant la mort et l’espérance d’un au-delà meilleur, la médecine substitue un système symbolique séculier. Ce système diffuse l’idée que l’on peut espérer retarder la mort, prolonger la vie et considère que lutter pour cette prolongation doit être le combat moral par excellence (J. Baubérot, 2004, 58).

Cette substitution d’un rapport religieux à un rapport médical avec la mort induit un engagement complet de l « ’homme médecin ». Désormais, celui-ci combat contre la mort de toutes ses forces, sans demander au malade (comme le rappelle Pasteur à la fin du XIXe siècle), « de quelle nation ou de quelle religion es-tu ? » (en adoptant donc une attitude de neutralité religieuse). Et Pasteur ajoute que le médecin fait au malade la promesse suivante : « tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » (propos souvent cités, et notamment par J-P. Valabréga, 1962, 83).

LA MEDECINE FRANCAISE A-T-ELLE UNE DIMENSION RELIGIEUSE ?
Une double mutation s’opère : d’une part la mise entre parenthèse de la religion qui ne doit pas interférer avec l’acte médical ; d’autre part, le remplacement de la promesse religieuse du bonheur dans l’au-delà par la promesse médicale de soulager la douleur (nous reviendrons sur cet aspect) et d’opérer la guérison. Soigner, tenter d’arracher à la mort, restent des actes profanes mais ce transfert de promesses prend (au niveau de la forme et non du contenu), une coloration quasi religieuse. C’est pourquoi, la médecine touche au domaine du sacré et se comprend elle-même comme une sorte de « sacerdoce » (« Tu es sacerdos, medice »). Nous avons donc dans la relation entre médecine et religion face à la mort, des éléments structurels, permanents qui se conjuguent avec cette nécessité politique française de trouver une légitimation non religieuse dans son contenu, mais aussi puissante que la religion dans sa forme. Tout le problème de la médecine française moderne se situe à la conjonction de ces deux facteurs.

Indiquons tout de suite une différence concrète entre la France post-révolutionnaire et d’autres pays européens Au XVIIIe siècle, en France comme ailleurs, le clergé tenait les registres de l’état civil et donc le registre des sépultures. Le 20 septembre 1792, la Révolution française lui retire cette fonction. Les registres d’état civil sont transférés aux mairies et, désormais, naissances, mariages et décès seront consignés par un officier d’état-civil. Celui-ci doit constater la mort et délivrer le permis d’inhumer. Or, contrairement au prêtre qui avait visité le défunt pendant sa maladie, qui lui avait administré les « derniers sacrements » (nous allons y revenir), l’officier d’état civil ne connaît pas la personne décédée. Il n’est pas considéré, d’autre part, comme un spécialiste de la mort. On ne lui reconnaît pas de compétence dans ce domaine.
Cette situation est, à l’époque, tout à fait singulière. Elle entraîne un vide que le médecin peut combler en effectuant une vérification médicale de la mort, en devenant l’autorité qui dit qu’il y a décès. A Paris, c’est ce qui est prévu dès 1800. Cependant, la situation est plus complexe, car la mort du malade apparaît un aveu d’échec pour le médecin ; elle semble indiquer que son travail est inutile. La mort constitue, au contraire, un moment clef de l’action du prêtre car, nous allons le voir, les derniers instants du moribond peuvent être l’heure décisive où se jouera son salut. Ainsi, même dépossédé de sa fonction d’agent de l’Etat, le prêtre peut continuer à jouer un rôle primordial, alors que le médecin hésite à occuper la place laissée vacante, puisqu’il ne peut pas l’investir d’un sens positif. Si le politique distribue les rôles, c’est le symbolique qui les rend signifiants.

L’ENJEU SYMBOLIQUE DE LA MORT
Dès lors, la mort constitue un enjeu central entre le système symbolique religieux et le système symbolique médical. Enjeu de pouvoir : quel est le rôle dominant face au moribond : le rôle religieux du prêtre ou le rôle thérapeutique du médecin ? Enjeu de signification aussi : la mort peut revêtir un sens positif d’un passage (espéré) réussi dans l’au-delà dans le système symbolique dont le prêtre est porteur alors qu’elle est un non-sens dans le système symbolique médical puisqu’elle signifie la fin de l’ici-bas, ce qui peut éventuellement arriver ensuite se trouvant mis entre parenthèse, relégué au rang de croyance privée.

Avant la Révolution de 1789, sous l’Ancien Régime, les choses semblaient claires. Le système symbolique religieux englobait le système médical et le médecin était un personnage secondaire par rapport au prêtre. Le sens principal de la mort était, sans conteste, le fait qu’elle constituait ce moment décisif où il fallait que chacun assure son salut éternel et la guérison elle-même était souvent interprétée de façon plus religieuse que médicale. Par ailleurs, indice de la subordination de la médecine, un médecin qui n’avertissait pas son malade que « l’heure de la mort approche » et l’empêchait de s’y préparer religieusement pouvait être condamné à une forte amende et à se voir retirer son diplôme en cas de récidive. D’ailleurs bien des gens mouraient sans avoir vu de médecin. Par contre, exceptée la petite minorité de juifs (considérés comme des semi étrangers) et de protestants (pourchassés depuis la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685), personne ne voulait mourir sans avoir reçu les « derniers sacrements ». En effet, un tel rite était considéré comme pouvant éviter la damnation éternelle au futur mort.

Le rite des « derniers sacrements » consiste en la conjonction de trois sacrements : d’abord la confession des péchés (où le malade se repent de ses fautes) ; ensuite la communion où le malade doit avaler l’hostie sans la vomir (d’où un risque si le sacrement est administré trop tardivement) ; et enfin l’extrême onction faite avec de l’huile d’olive bénie par un évêque. En administrant l’onction, le prêtre prononce ces paroles : « que par cette saint onction et sa très pieuse miséricorde, Dieu te fasse grâce de tous les péchés que tu as commis par la vue ou l’odorat, le goût, le toucher, l’ouïe ».

Certes, le paradis ne se trouve pas garanti pour autant de façon mécanique. Même délivrée de l’enfer, l’âme du défunt peut se rendre au purgatoire, lieu où un feu purificateur tourmente temporairement cette âme afin d’en enlever les souillures qui subsistaient et ne peuvent entrer au paradis. Cela induit une double réalité symbolique. D’abord les derniers sacrements n’effacent la crainte de la mort, la peur de l’au-delà facilite l’emprise de l’institution religieuse sur les « fidèles ». Le christianisme a longtemps joué sur ce sentiment de crainte. Mais, ensuite, le séjour au purgatoire peut être abrégé par l’intercession des vivants en faveur du défunt. Le système symbolique catholique maintient donc, par ce biais, un certain rapport entre les vivants et les morts. Cela contribue à donner un certain sens à la mort, à une appréhension de la réalité qui inclut des morts et ne se compose pas seulement des vivants. Dans la logique du système médical, au contraire, les morts n’existent plus, ou du moins on n’a plus à s’en préoccuper. Il y a une complète absence des morts, devenus irréels et -au sens strict- insignifiants.

Tant que le système symbolique médical se trouvait englobé par le système symbolique religieux, cette irréalité, cette insignifiance des morts n’apparaissait pas.Il pouvait exister une complémentarité entre clercs, une double cléricature du prêtre et du médecin. Descartes avait tenté de formaliser cette complémentarité en donnant une définition métaphysique de l’âme et une définition physique de la vie. Dans cette perspective, les rôles du prêtre et du médecin s’harmonisent pour « normer » l’individu. Mais la réalité est plus conflictuelle car le médecin est, en fait, sous la dépendance du prêtre et doit tenir compte des prescriptions et des interdits religieux. Or, de son point de vue, ces normes religieuses nuisent à sa pratique, au développement de son « art ». Le désir d’autonomie des médecins face à la religion catholique est ancien. Il s’est, notamment, manifesté par la volonté de pouvoir disséquer et étudier les cadavres. Ce fut longtemps interdit car, dans le système symbolique religieux, le mort appartient à Dieu et le disséquer est un sacrilège, c’est tuer le mort une seconde fois. C’est aussi, symboliquement, signifier aux proches du mort que leur défunt n’est plus une personne, mais est devenu une chose, un matériau pour la science.

LES CONFLITS DU XIXe SIECLE ENTRE MEDECINE ET RELIGION
Au XIXe siècle, les motifs de conflits se multiplient. Ainsi, en cas de dilemme entre la vie de la mère et celle de l’enfant lors d’accouchements dramatiques, les médecins auront de plus en plus tendance à choisir de « sauver » (ce verbe, à connotation religieuse, est significatif) la vie de la mère alors que dans le système symbolique catholique d’alors, il vaut mieux sauver la vie de l’enfant pour pouvoir le baptiser et assurer « la vie de son âme ». Autre exemple : l’anesthésie est pratiquée par les médecins pour rendre l’acte médical plus efficace et augmenter les chances de guérison. Mais, à ses débuts, au milieu du XIXe siècle, les accidents ne sont pas rares et ils entraînent une mort involontairement provoquée et naturellement non annoncée. Cette mort a lieu sans que le malade ait reçu les derniers sacrements.

Or si, de tout temps, le regret de la vie ici-bas a existé et a provoqué la peur de mourir, la mort soudaine survenue sans repentir, sans recevoir les derniers sacrements était la mort la plus redoutée. Cette mort-là risquait fort, en effet, de vous conduire en enfer. Une mort précoce mais préparée apparaissait moins grave qu’une mort différée mais se produisant soudainement. Cette dernière hypothéquait, en effet, l’au-delà et ce n’est pas parce qu’on vit un peu plus vieux que l’on est mort moins longtemps !

La peur de la mort subite constituait d’ailleurs un des arguments qui permettait à l’institution religieuse d’avoir une emprise sur la vie entière des individus : il ne fallait pas attendre la vieillesse et la maladie pour se préoccuper de son salut mais il fallait sa vie durant être prêt à pouvoir mourir sans être « en état de péché mortel ». Soyons attentif à cet adjectif : « mortel » : il désigne la mort spirituelle de l’âme, privée de la grâce et de l’esprit de Dieu, en proie à une peine éternelle. Cela indique bien que, dans le système symbolique religieux, la véritable mort est moins celle du corps -que l’on sait être un jour ou l’autre périssable- que celle de l’âme, qui -elle- peut-être promise à l’éternité, ou à la damnation.

Ce système d’emprise commençait à décliner dans certaines classes sociales dès avant la Révolution, et certains bourgeois se préoccupaient au moins autant de régler leurs affaires terrestres que du salut de leur âme. Auprès de la masse du peuple ce système symbolique gardait son importance. Par ailleurs, si le prêtre avait sa place, dans la cérémonie rituelle, le « premier rôle revenait au mourant lui-même. Il présidait et savait comment se tenir, tant il avait été de fois témoin de scènes semblables » (Ph. Ariès, 1975, 169). Ajoutons que le souci et l’espoir de la guérison, étaient naturellement également présents. Ils faisaient souvent appel à des moyens religieux : prières envers les saints guérisseurs et la Vierge (« Notre Dame de Tout Remède »), recours à l’eau de source miraculeuse, pèlerinages. Enfin, certains prêtres avaient la réputation d’avoir des pouvoirs thérapeutiques.

En France, la notion juridique d’ « exercice illégal de la médecine » est établie par la loi dès 1803. A cette date, le décollage scientifico-technique de la médecine ne s’est pas effectué. Le médecin ne possède pas une efficacité supérieure aux « empiriques » (c'est-à-dire aux personnes qui possédaient un « don » thérapeutique ou que l’habitude de soigner les bêtes conduisait à soigner les gens). En Grande Bretagne, pourtant en avance sur la France pour les novations médicales, la notion d’ « exercice illégal de la médecine » date de 1858. La précocité de cette institutionnalisation de la médecine française, de cette construction politique d’un rôle social autonome du médecin, s’effectue au départ contre la demande sociale. Grâce à l’appui de l’Etat, les médecins gagneront les procès qu’ils intenteront à leurs concurrents pour « exercice illégal de la médecine », en étant « hués par le public et moqués par les journaux » qui souhaitent le maintien d’une pluralité dans l’art de guérir (J. Léonard, 1981, 76).

Tout au long du siècle, l’ « exercice illégal de la médecine », est souvent le fait de membres du clergé ou de religieuses (les « bonnes sœurs »). Même quand prêtres et religieuses ne sont pas en cause, cet exercice illégal « fait couramment référence à des pratiques religieuses ». Ainsi un « bon chrétien » est condamné, en 1870, à 40 jours de prison pour avoir soigné (sans demander d’argent) des malades en leur faisant réciter « des prières approuvées par l’Eglise » (P. Guillaume, 1990, 27). Et en 1892, une nouvelle loi renforce la protection des médecins face à tout « exercice illégal de la médecine ».

La lutte, feutrée ou ouverte entre médecine ou religion est donc une constante du XIXe siècle français. Cela est beaucoup moins le cas en Grande Bretagne. Dans ce pays de culture protestante, le laïc pieux peut avoir une certaine légitimité religieuse ; d’autre part beaucoup de médecins britanniques sont des fils de pasteurs et ils mêlent dans leur pratique arguments médicaux et arguments bibliques (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 116 s.)

LE CHANGEMENT DE LA REPRESENTATION DE LA MORT
Quelle que soit sa conviction religieuse personnelle, le médecin français du XIXe siècle n’a pas de compétence religieuse. De façon consciente ou non, il est porteur d’un double changement de mentalité, lié aux idéaux de la modernité. D’abord, il diffuse peu à peu à l’ensemble de la population, l’idée que la guérison est une affaire humaine. Elle s’obtient par des moyens rationnels, par une pratique codifiée par des savoirs et des techniques.Cette idée récurrente de la médecine comporte, au XIXe, une signification neuve à cause du retournement épistémologique qui, Michel Foucault (1972) l’a montré, a donné naissance à la médecine moderne : la mort devient le point de référence par rapport auquel se comprend et s’explique la dégénérescence dont la maladie est la manifestation. La pratique médicale va scruter le corps de plus en plus minutieusement en le comprenant, de façon organiciste, comme un ensemble dégradable cerveau-cœur-poumons-foie-reins-tube digestif-appareil génital. La mort là est au cœur de la vie même, en une présence menaçante permanente
.
Or elle devient, second changement de représentation dont nous avons déjà donné des exemples, socialement la fin de la vie, et non plus le passage dans l’au-delà. Cette conception d’un passage dans l’au-delà est progressivement considérée par les médecins comme une simple croyance privée. Elle ne doit pas perturber l’efficacité de l’activité du médecin. Cela signifie que le médecin veut ignorer la religion de son malade, non seulement parce que, dans son éthique propre, il doit soigner le malade quelle que soit sa religion, mais parce qu’il ne veut plus tenir compte de préoccupations d’ordre religieux que ce malade pourrait avoir.

Dans la citation que nous avons faite de Pasteur, une expression n’est jamais relevée, elle nous parait pourtant significative : « tu m’appartiens » (« tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai »). Normalement, c’est le serf, l’esclave qui « appartient » et non l’égal, le frère. Au non de sa capacité à guérir, à lutter contre la mort, le médecin réclame que le malade -son frère en humanité- lui « appartienne » ; il estime que l’objectif qu’il poursuit nécessite (et légitime) un pouvoir sans entrave. De façon moins explicite, l’expression « une confiance et une conscience » va dans le même sens.Le médecin revendique d’être un « homme dans lequel on doit avoir plus de confiance que dans le meilleur de ses amis » ; et ajoute : « notre conscience n’a pas besoin de lois » (propos de médecins cités par A. Carol, 2004, 115, 119).

Cette prétention rend très difficile l’annonce au malade de sa mort prochaine. En effet, à partir du moment où le médecin reconnaît son impuissance à guérir, « un rapport de force implicite s’inverse. L’autorité du médecin, incontestée lorsqu’il s’agit de soigner, vacille. Une autre logique prime, celle que l’affection, les habitudes, l’intérêt des proches imposent. Le malade échappe au médecin, en devenant un mourant « (idem, 33). Domine donc largement un « discours d’occultation » (idem, 19) où les médecins se confortent mutuellement sur la nécessité d’entretenir un incurable dans « de douces illusions » : « c’est faire oeuvre sainte que d’entretenir l’illusion de l’espérance » déclare l’un d’entre eux, tandis qu’un autre parle du « mensonge consolateur » et qu’un troisième affirme : « nul n’est plus autorisé que le médecin à mentir avec assurance ». Ce genre de citations pourrait être multiplié presque à l’infini (idem, 80s., 22, 20). Certes, ce « mensonge consolateur » va être justifié peu à peu par l’existence d’un infime espoir de guérison. Mais alors pourquoi les médecins eux-mêmes parlent en termes de « vérité » ou de « mensonges » ? Ils pourraient tout aussi bien communiquer diagnostic en reconnaissant qu’il comporte une marge d’incertitude. Mais ils semblent préférer penser que eux savent et que le malade, lui, ne doit pas savoir.

Cette occultation entraîne deux paradoxes. D’abord, les médecins anticléricaux se présentaient volontiers comme les porteurs d’espérances « réelles » (chacun peut constater la réalité d’une guérison) face aux prêtres qui, à leurs yeux, trompaient une population trop crédule par des espérances illusoires. Et voila ces médecins qui défendent la nécessité d’une « espérance » sans fondement. Second paradoxe : les médecins qui, pendant longtemps, souhaiteront que la « vérité » soit dite au malade (avant de s’aligner, parfois, au XXe siècle sur la position dominante) sont les médecins catholiques militants. Selon ces derniers, le médecin « ne doit pas tromper celui qui a mis en lui toute sa confiance, le nourrir d’illusions vaines, de promesses mensongères » pour ne pas voler le malade de sa mort et l’empêcher de recevoir les derniers sacrements (idem, 28). En effet, de plus en plus, il s’avère que le prêtre est appelé trop tard. Quand il arrive, il trouve un moribond sans conscience ou même une personne réduite à l’état de cadavre.

Cette occultation de la « vérité » s’effectue également dans des circonstances bien précises où les intérêts professionnels des médecins sont en jeu. D’abord, lors des débuts de l’anesthésie, le chloroforme, malgré les précautions prises, provoquait des morts foudroyantes entraînant l’ouverture d’informations judiciaires. Le rapport de l’Académie de médecine, en 1848, « concluait contre toute évidence que le chloroforme n’était pas le responsable des morts soumises à l’examen » indique l’historienne Roselyne Rey qui donne la raison de cette dissimulation : « la généralisation d’une pratique nouvelle (…) est (pour les médecins français d’alors) plus importante que la mort de quelques individus. (…) Le sacrifice de quelques vies individuelles, inacceptable du point de vue des individus eux-mêmes, est pourtant accepté dès lors que l’intention est bonne et la prévision impossible » (1993, 198, 200). Accepté et socialement nié tout à la fois.

Seconde circonstance : pendant une grande partie du XIXe siècle, beaucoup de médecins « nient effrontément la contagion », au risque de l’aggraver (J. Léonard, 1981, 97s). Deux phrases semblables sont prononcées lors de séances de l’Académie de médecine : « même si le choléra était contagieux, le devoir serait de le taire » (1849) ; « si la phtisie est contagieuse, il faut le dire tout bas » (1867). L’historien Jacques Léonard explique ainsi les raisons de tels discours : « on a peur que l’opinion vacille sous le choc de ces révélations, que les malades soient alors séquestrés ou abandonnés, que la médecine préventive et l’administration sociale en soient durablement ébranlées ».

LA MEDECINE VICTORIEUSE DE LA RELIGION
Si on se place d’un point de vue éthique, il existe une certaine contradiction entre ces morts assumées et masquées et le discours médical officiel pour qui le premier devoir du médecin consiste à prolonger la vie, ne serait-ce que de quelques instants. Or ce discours fonde la légitimité morale d’une intervention médicale de plus en plus forte, au fur et à mesure des « progrès » de la médecine. Cet objectif de prolongement de l’existence de malades incurables par tous les moyens est bien accepté des prêtres : le salut peut se jouer dans ces instants décisifs. Mais cette prolongation temporaire de la vie a souvent comme contrepartie une intensification de la souffrance. « Tu es mon frère, tu m’appartiens et je te soulagerai » affirmait, selon Pasteur, le médecin à son malade. En fait, le choix de la lutte pour un moment de vie supplémentaire est nettement privilégié par rapport à la lutte contre la douleur.

Là encore, on constate une différence forte entre médecins britanniques et médecins français. Cette différence d’attitude par rapport à la douleur existe dès le XVIIe siècle et elle perdure jusqu’au XXe siècle. Les médecins britanniques (et hollandais) du XVIIe siècle considéraient l’opium comme un « remède dont le Dieu tout-puissant (…) a fait présent aux hommes pour adoucir leurs maux ». Plus tard, la morphine sera utilisée. Les médecins français se montreront beaucoup plus réticents face à de tels remèdes en en donneront des justifications médicales constate Roselyne Rey (1993, 100-104). Elle ajoute cependant « qu’une idéologie scientifique aboutissant à reléguer au second plan le soulagement de la souffrance peut fort bien, sans en avoir toujours conscience, se nourrir d’une idéologie religieuse ». En effet, longtemps dans le catholicisme, la douleur a été considérée comme ayant un rôle positif dans l’obtention du salut (ce qui n’est pas le cas dans le protestantisme). Ainsi, le médecin français peut se croire religieusement neutre dans sa pratique professionnelle sans que cela soit forcément le cas.

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, la médecine a acquis, dans la société française, une légitimité morale supérieure à la religion, ce qui n’est pas le cas en Grande Bretagne (J. Baubérot – S. Mathieu, 2002, 207 s.). L’idée que l’être humain, « est un complexus de cellule en voie perpétuelle d’évolution, en marche vers la mort » et que, dès les débuts de son existence, « la mort se développe aux dépens de la vie » (La Grande Encyclopédie, 1901, volume 24, 368) est socialement admise. La lutte du médecin contre la mort légitime non seulement qu’il soigne des malades, mais -à la limite- qu’il considère -comme l’écrira avec humour l’écrivain Jules Romain en 1923- que « tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Peu à peu la seule mort socialement acceptable est la mort en état de vieillesse (et progressivement, l’on est vieux de plus en plus tard).

Les succès de la médecine impressionnent. Elle met en œuvre des techniques (antisepsie, asepsie, rayons X…) sans commune mesure avec celles qui avait court un siècle avant (en 1803 par exemple, quand la loi établit l’ « exercice illégal de la médecine »). Au cours du XXe siècle, des graphiques montreront une incontestable progression de « l’espérance de vie », selon l’expression consacrée. Cette expression est très significative : l’espérance de vie s’est substituée, comme préoccupation sociale dominante, à l’espérance de l’au-delà. La médecine est une institution morale puisqu’elle apporte un gain de vie appréciable. Et, elle fait cela grâce à son adossement à la science et à la technique. La médecine réussit cette prouesse de mettre l’espérance en statistique. Mais l’émergence d’une « obsession de la santé se traduit d’abord par la consommation de biens et de services » et la « société médicalisée » qui se développe « obéit d’abord à une logique marchande » (O.Faure, 1993, 271). Les médecins l’ont encouragée en imposant progressivement la rétribution à l’acte et le libre choix du praticien.

Juste après la seconde guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale va permettre d’incontestables « progrès » dans l’égalité de l’accès aux soins. Elle est mue par l’utopie d’une future médecine gratuite pour tous devenant une médecine non seulement curative mais aussi préventive, médecine apte donc à intervenir légitimement de plus en plus dans les différents aspects de la vie et de la société.
XXe SIECLE ET HEGEMONIE MEDICALE
La réussite de la médecine entraîne une accommodation de l’Eglise catholique aux normes et aux contraintes médicales modernes. Une société, fondée à la fin du XIXe siècle (1884), active au XXe siècle, joue un grand rôle dans cette progressive acclimatation : il s’agit de la Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien. Remarquons que la référence à des saints guérisseurs sert à accepter, en fait, la sécularisation complète de la pratique médicale. Mais, lieu d’une intéressante confrontation entre clercs médicaux et clercs religieux, la Société permet une réflexion sur des dilemmes entre valeurs médicales et valeurs non médicales (ainsi « faut-il dire la vérité aux malades » est un de ces principaux sujets de débat) à une époque où le corps médical a plutôt tendance à se nourrir de certitudes.

Cependant c’est le temps de la médecine triomphante et, peu à peu, les médecins catholiques s’alignent sur l’opinion médicale dominante qu’un médecin a le droit de « taire la vérité » à son patient. Là encore, curieusement étant donné la longue réticence des médecins catholiques, on constate une opposition entre la « transparence » des « façons de faire anglo-saxonnes » et les « stratagèmes » de dissimulation des médecins français (A. Carol, 2004, 274). Mais peut-être l’explication de cette divergence d’attitude doit-elle être trouvée dans la suprématie sociale de la médecine sur la religion plus nette en France qu’en Grande Bretagne.

Cette suprématie va se confirmer avec le Concile Vatican II et ses suites. En 1972, le sacrement de l’ « extrême onction » se transforme en sacrement d’ « onction des malades » et sa signification même se sécularise et se médicalise. Jusque-là, rappelons-le, il s’agissait de pouvoir remettre, in extremis, ses péchés au mourant pour lui éviter la damnation éternelle de l’enfer. Désormais, le sens du sacrement est tourné vers la guérison. Cette guérison est considérée comme toujours possible, même dans les cas les plus graves. La pratique religieuse accepte donc d’être englobée par la pratique médicale. Le rite change de sens et intériorise les idéaux de la modernité médicale. La prévalence sociale du médecin sur le prêtre, devenu plus ou moins son auxiliaire, est implicitement reconnue. La préparation religieuse à la « bonne mort » cède le pas à l’aide « toute psychologique » aux soins curatifs (F-A. Isambert, 1992, 270).

Mais même cette aide psychologique n’a rien d’évident. La modernisation de la religion fait qu’elle se tourne alors vers l’ici-bas et que son enseignement sur l’au-delà perd de sa consistance et de sa crédibilité. Quand un des « grands » médecins médiatiques de l’époque, le docteur Schwartzenberg (1977, 13s.) décrit, dans un ouvrage à gros tirage, l’histoire de seize cancéreux, il n’existe qu’un seul cas sur les seize où un prêtre intervient. Et le lecteur peut constater qu’il ne sait pas dire grand-chose.

La médecine peut, à cette époque, se targuer d’avoir fait « reculer la mort » : diverses techniques de pointe, nécessitant des infrastructures hospitalières et technologiques fort importantes et le recours à l’informatique, sont mises en œuvre avec « succès ». On considère alors comme une « victoire » le fait de maintenir dans un coma éveillé, puis dans un coma dépassé, des grands malades qui, auparavant, seraient morts. La lutte pour la vie était jusqu’à présent circonscrite par deux frontières dites « naturelles », la fécondation et la mort. Le nouveau savoir bio-médical ignore de plus en plus ces frontières. Les moyens artificiels de fécondation se développent. La mort se diffracte en une série de processus partiels, qui semblent de plus en plus relativement maîtrisables. Un « grand patron », Jean Hamburger (1972, 119), écrit : « la mort n’apparaît plus comme un événement unique, instantané, intéressant toutes les fonctions vitales à la fois ». Cela signifie que, pour les médecins, il y a toujours quelque chose qui peut être tenté et que l’on ne sait plus quand (ni pourquoi) arrêter l’intervention médicale.

AMBIVALENCE DE LA REUSSITE DE LA MEDECINE
Le titre de l’ouvrage d’Hamburger que nous venons de citer est La puissance et la fragilité. Ce titre montre la conscience qu’a, dès ce moment, un médecin de l’ambivalence de la réussite médicale. La révolte des étudiants en Mai 1968 n’épargne pas la médecine (même si c’est d’abord l’Université et l’école qui sont visées). Les jeunes reprochent aux institutions d’être trop sures d’elles mêmes. Ils ne les considèrent plus en elles-mêmes comme des structures morales ; au contraire ils veulent leur appliquer une interrogation morale. La préoccupation des droits de l’être humain, quand celui-ci est sous la responsabilité d’une institution (comme élève ou comme malade), participe d’un élargissement de la représentation des droits de l’homme, élargissement qui s’effectue progressivement à un niveau international.

La France n’est pas en dehors de ce changement. La première Charte du malade hospitalisée est publiée en 1974. Certes, elle est encore très timide sur les « droits du malade » mais son élaboration même constitue une novation. Et il est significatif que cette reconnaissance de droits commence par l’hôpital. Longtemps l’hôpital a été un lieu de non droit, réservé aux classes pauvres et à des soins gratuits. La contrepartie de cette caractéristique de « bienfaisance » était la possibilité d’expérimentation sans contrôle. Au milieu du XXe siècle, l’hôpital se modernise et s’ouvre à toutes les couches de la population. Dès lors le changement s’accélère et l’hôpital devient, dans les années 1970, le lieu où décède la majorité des Français. La mort hospitalière permet des traitements médicaux lourds, des soins collectifs performants. Mais cette médicalisation technique de la mort entraîne aussi une mort de plus en plus solitaire et vide de sens.

Dans ces années 1970, un ancien prêtre, Ivan Illich, se fait le théoricien de la critique politique des institutions. Apres avoir proposé Une société sans école, il dénonce « l’expropriation de la santé » par la médecine. Selon Illich, le système médical moderne fonctionne comme une domination religieuse et s’exerce au moyen de rites médicaux obligatoires et de mythes culturellement imposés. L’individu gravement malade ne peut plus aller progressivement (et dans la perspective d’Illich, presque pacifiquement) vers la mort. Le système médical décide « quand et après quelles mutilations il mourra ». « La médicalisation de la société, ajoute-t-il, a mis fin à l’ère de la mort naturelle. L’homme occidental a perdu le droit de présider à l’acte de mourir. La santé ou le pouvoir d’affronter les événements a été expropriée jusqu’au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mort mécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts » (I. Illich, 1975, 201). Illich prône la séparation de la médecine et de l’Etat (sur le modèle de la séparation de la religion et de l’Etat). Il souhaite que l’Etat donne un statut égal à la médecine officielle et aux médecines alternatives. Selon lui, cela favorisera la « démédicalisation de la société » qu’il appelle de ses vœux ; de même la reconnaissance par l’Etat de doctrines religieuses concurrentes a contribué à une laïcisation de la vie sociale.

Victorieuse socialement de la religion, sa concurrente institutionnelle dans la régulation de la mort, la médecine se voit donc attaquée comme nouvelle religion imposée. Fait significatif : Illich est qualifié de « prophète » par ses partisans comme par ses adversaires (J. Baubérot, 1976, 292). Certes, ce contestataire fut lui-même contesté. Ainsi certains médecins répliquent en affirmant que le « progrès médical » constitue la « plus belle conquête de la civilisation occidentale, celle obtenue par la science et elle seule sur l’inégalité devant la souffrance et la mort » (Dr Escofier-Lambiotte, Le Monde, 4/6/1975). Mais il est intéressant de constater que, si les journaux parisiens nationaux se montrèrent, en général, très critiques, plusieurs quotidiens de province publièrent des articles assez favorables aux thèses d’Illich (idem, 308). Enfin selon Igor Barrère, auteur et producteur d’émissions médicales télévisuelles à succès, « Illich donne l’assaut au moment où les médecins sont atteints, comme le furent les prêtres, d’une crise d’identité » (Le Point, 16/6/1975).

Les événements se précipitent. En effet, des malades ou des proches de malades se mettent à écrire des ouvrages plus subjectifs mais également accusateurs. Celui de la mère d’un jeune cancéreux décédé comporte un titre significatif : Messieurs les médecins, rendez-nous notre mort (S. Fabien, 1976). En 1980, se crée l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui diffuse des « testaments de vie » à l’instar du système américain. Un de ses membres revendique le droit de « mourir dignement, dans la lucidité, la tendresse, sans autres affres que celles inhérentes à la séparation (d’avec les vivants) ». Ce droit, ajoute-t-il, « devient un impératif évident, dès lors que la vie peut être prolongée (par la médecine) jusqu’au dernier délabrement –et même au-delà » (cité par A. Carol, 2004, 300s.). La gloire de la médecine consistait à savoir de plus en plus prolonger la vie ; la voici maintenant accusée de servir surtout à prolonger la mort.

LA BIO-ETHIQUE, INDICE D’UNE CRISE DE LA REUSSITE
En 1983, est créé, par la France, le premier Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Je laisse, bien sur, mon ami Daniel Sicard le soin de vous en parler. J’indiquerai juste qu’il me semble significatif que la France qui, la première, a institué l’exercice illégal de la médecine en 1803, instaure ce Comité qui manifeste que la médecine n’est plus seule créatrice de son propre sens. Elle doit partager la construction de ce sens avec le reste de la société.

Le débat sur l’euthanasie, qui a toujours plus ou moins existé, a un impact social beaucoup plus important à partir des années 1980. Il se double d’un débat sur les soins palliatifs, dont la première unité est créée, en France, en 1987 et la première équipe mobile deux ans plus tard (il y en a respectivement 78 et 225 en 2002, prenant en charge 50000 malades). Se situant en réaction contre ce qui est qualifié d’ « excès de certains traitements curatifs », les soins palliatifs bénéficient des acquis de la médecine scientifique et technologique -de la recherche médicale en matière d’antalgiques et d’opiacées notamment- mais estiment que la « qualité de la survie a plus d’importance que la durée de la survie ». L’insistance est mise sur la globalité de la personne humaine, l’existence de besoins globaux, la nécessité aussi d’une présence auprès des grands malades. Le développement des soins palliatifs apparaît alors comme une tentative de double réponse, réponse aux problèmes posés par l’ « acharnement thérapeutique » médical, réponse aux problèmes posés par la sécularisation de la mort qui la prive parfois d’un environnement religieux (M. Castra, 2003, 29). Mais, parfois accompagnés d’une idéologie holiste, les soins palliatifs peuvent aboutir, selon l’expression très juste d’Anne Carol (2004, 307), à une sorte « d’acharnement affectif ».

Par ailleurs, 85% des enterrements restent des enterrements religieux et la période d’accommodation de la religion aux valeurs dominantes de la société se termine dans les années 1980. Selon la loi de séparation des Eglises et de l’Etat elle-même, la présence d’aumôniers de diverses confessions est non seulement possible à l’hôpital, mais peut être rétribuée sur fonds publics (article 2). Cependant, la crise du clergé limite leur présence. Quand ils viennent, ils sont parfois plus ou moins considérés comme pouvant éventuellement perturber l’efficacité technique du travail. En effet, un certain nombre de soignants connaissent la religion principalement par ce qu’en disent et montrent les médias. Et la logique médiatique du spectaculaire entraîne la surmédiatisation de phénomènes religieux perçus comme « intégristes » au détriment de toutes les autres réalités religieuses. D’où, dans certains cas qui restent minoritaires, des atteintes partielles à la liberté de religion, spécialement quand il s’agit de l’islam et des religions minoritaires en France. Parfois même c’est une sorte de religion civile catholique que l’on cherche à imposer : témoin cet hôpital public ou chapelet et crucifix font partie du « kit décès ». « Tous les patients (…) en sont affublés. Quand les familles découvrent la méprise (judaïsme, protestantisme, islam, etc), les soignants ne peuvent échapper à de vives remontrances. Ce n’est pas pour autant que leur pratique s’est modifiée » (I. Lévy, 2004, 263). Cas limite peut-être mais révélateur d’une difficulté à intégrer le pluralisme des croyances dans une France qui confond parfois laïcité et uniformité.

Plus fondamentalement, si la critique des institutions séculières s’est désutopisée par rapport à Mai 1968 et aux écrits d’Ivan Illich, elle s’est également généralisée. Etant donné le rôle politique de légitimation symbolique du régime républicain joué par l’école et la médecine en France, la crise de ces institutions y est plus vivement ressentie que dans d’autres pays modernes. Or, de notre point de vue, il n’est pas étonnant que la réussite même de la médecine conduise à sa crise .

En effet, des Lumières aux mutations des années 1960-1970, a existé la croyance en la corrélation des progrès : le progrès scientifique et technique devait être transformé, grâce à des réformes politiques, en progrès social et moral. Cette croyance a été très forte en France : la République, « régime du progrès » pouvait rassembler des personnes de convictions différentes autour d’objectifs communs. Chacun gardait sa propre conception de l’ « être », tous se retrouvaient pour un « faire » collectif, le plus efficace possible. Le nazisme ou le stalinisme ont montré que le progrès scientifique et technique pouvait être dévoyé. Mais il ne s’agit plus de cela aujourd’hui. La médecine fœtale et néonatale se montre techniquement capable de mettre au monde de très grands prématurés de 400-500 grammes. Faut-il alors « faire vivre » ? On peut faire durer pendant des mois ou des années des comas dépassés. Faut-il alors « faire mourir » ? Le progrès scientifique et technique peut être jugé indésirable, même manié par des personnes dont la « conscience », la « conscience professionnelle » comme la « conscience morale », n’a pas à être suspectée. Le schéma « une conscience et une confiance » sur lequel était fondé le développement institutionnel de la médecine vacille. Il se produit un passage de la primauté du « faire » (où l’acte moral consistait en un « faire » consciencieux et performant) à un renouveau (et non à un retour, vu la mutation du contexte) des questions autour de « l’être ». La réussite même de la modernité, et le fait que cette réussite ait été obtenue par la domination généralisée d’une logique marchande, contribue à un tel changement.

Après le fait de mourir dans l’espérance d’un au-delà meilleur, après le combat pour l’allongement de « l’espérance de vie », nous sommes parvenus à la période historique ou le problème central devient celui de « mourir dans la dignité ». Mais, en fait, ces trois niveaux s’emboîtent plus qu’ils ne se succèdent. Et attention, comme nous avons tenté de décrypter les rapports dominants à la mort dans le passé, il faut prendre de la distance avec le rapport dominant d’aujourd’hui. Le désir de « mourir dans la dignité » peut être marqué d’ambivalence. Il comporte, certes, l’insistance sur la qualité de vie, sur le refus d’une « vie végétative », mais il peut aussi intérioriser des normes implicites de la société globale selon lesquelles un ‘véritable’ être humain est jeune, beau, utile, séduisant et performant. Nous ne sommes pas à l’abri d’un double discours où le « dit » sera le droit de mourir dans la dignité et le « non-dit » sera que vieillir est… indigne. Aujourd’hui comme hier, la vigilance s’impose donc…





Bibliographie :


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