22/07/2006
CLERICALISME MEDICAL ET LAÏCITE
LIBAN:
Avant de parler du sujet d’aujourd’hui, cher(e)s internautes, je voudrais dire quelques mots de la situation au Liban : Bien que le but de ce blog ne soit nullement de traiter de l’actualité, je dois exprimer ici ma solidarité avec le Liban.
J’étais à Beyrouth le mois dernier (en juin), pour parler de laïcité, et j’ai été frappé par la volonté de vivre, de sortir enfin du tunnel, de la part des habitants d’un pays qui commençaient juste à respirer de façon un peu plus libre après guerre civile, occupation israélienne du Sud du pays, étau syrien,…. Un espoir était là. Et, maintenant, les bombardements meurtriers, les massacres de civils, les déplacements forcés de population et la catastrophe humanitaire qui prend chaque jour plus d’ampleur me font penser à l’action de quelqu’un qui remet, avec violence, la tête sous l’eau d’un demi noyé qui était en train d’émerger d’un grand péril.
Le Liban a certes des défauts : des éléments de laïcité (l’instauration du mariage civil par exemple) ne lui ferait pas de mal ; mais dans la conjoncture actuelle, c’est le seul pays multiculturel du Proche Orient, un pays où les diverses communautés réapprenaient à coexister, où l’on pouvait rencontrer, côte à côte, des femmes à foulards et d’autres fort court vêtues. Est-ce cela que l’on veut supprimer ? Cet espace de liberté, de tolérance ? ….Et cet espoir de paix qui existait encore il y a quelques semaines….
Veut-on que le Liban devienne un deuxième Irak ? Sans doute et Israël et la Syrie et l’Iran y ont intérêt. C’est peut-être ce qui explique et la ‘provocation’ du Hezbollah, et les destructions actuelles qui n’ont rien à voir avec une riposte.
Ce qui se passe est dramatique pour tous les peuples de la région : le Liban, la Palestine qui ne finit pas d’être occupée (pendant les bombardements au Liban, la répression sanglante à Gaza continue). Israël lui-même qui joue actuellement le pur rapport de force, ce qui induit une accumulation de haines, sans se rendre compte que cela risque de devenir une sorte de boomerang dans le long terme.
Malgré la période de l’année, fort peu propice à une réaction de l’opinion publique, il faut que les gouvernements des pays qui étaient réunis il y a quelques jours pour le G8 sentent une pression de cette opinion et ne se contentent pas d’évacuer leurs ressortissants, ou même d’effectuer une action humanitaire, bien nécessaire mais totalement insuffisante.
Oui au désarmement du Hezbollah, demandé par l’ONU, mais à condition d’appliquer l’ensemble des résolutions de l’ONU, y compris celles qui exigent le retrait des territoires occupés. On ne peut demander l’application d’une des résolutions et ignorer toutes les autres.
Quant aux Américains, on dirait que la leçon irakienne ne leur a rien appris…
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Quant au sujet d’aujourd’hui, il concerne une des missions du blog, celle qui consiste à attirer l’attention sur des événements (ayant un lien avec la laïcité) qui passent inaperçus dans le flot de l’actualité, car seule une lecture très attentive des médias permet de les découvrir. C’est ainsi que j’ai insisté sur des condamnations de l’Etat français, pour atteinte à la liberté d’expression par la Cour européenne des droits de l’homme, condamnations qui faisaient (au mieux) quelques lignes dans les journaux, au moment même où l’affaire des caricatures sur Mohamad remplissait des pages entières.
Aujourd’hui, votre blog favori met en lumière un autre problème : 9000 personnes meurent chaque année en France d’infections nosocomiales, c'est-à-dire d’infections contactées dans des hôpitaux ou dans des cliniques et qui n’ont rien à voir avec les raisons pour lesquelles les personnes qui meurent ainsi sont entrées à l’hôpital ou à la clinique. Ces personnes viennent pour une intervention, et ils meurent d’une infection
Nous allons le voir, ce sujet est lié à la laïcité. 9000 morts, c’est presque 2 fois le nombre des tués par accidents de la route en France depuis que l’on s’est (enfin) décidé à prendre des mesures: On en était à 8000 morts par an, on est descendu au dessous de la barre des 5000 : c’est (selon moi), avec le refus de la guerre d’Irak, le principal résultat dans le bilan (maigre !) de la droite au pouvoir. Rappelons que Gayssot, le ministre des transports sous Jospin, avait promis de diminuer de moitié le nombre de morts sur la route, et pourtant, alors, bernique, rien du tout, pratiquement pas de diminution... Là, c’est peut-être vous, c’est peut-être moi qui sommes toujours vivants grâce aux 3000 morts épargnés chaque année. Donc une politique volontariste est possible. Pourquoi pas une semblable politique envers les maladies nosocomiales ?
Mais il faut d’abord une prise de conscience. Aviez-vous entendu parler de ce chiffre de 9000 morts annuels en France (et 750000 infections nosocomiales chaque année) ?
Moi pas, avant de lire un article du Monde du 18 juillet intitulé « Pasteur, connais pas ! » et dont l’auteur est Laurent Greilsamer. Cet article commence par fustiger les joueurs de foot qui crachent sur la pelouse et, ensuite, donne notamment cette info.
Bien sûr, cela ne signifie pas que personne n’ait indiqué cela avant. Cela signifie, malgré tout, que personne n’en a fait un gros titre, que « la messe » du 20 heures à la télévision ne s’est pas ouverte sur une semblable information,… Bref que, dans la hiérarchie faite de l’info par les médias, cela n’a pas été considéré comme important.
9000 morts annuels pourtant… sans compter les milliards d'euros que cela coûte à la sécurité sociale (estimations : entre 2 milliards 4 et 6 milliards par an). En fait, je suis sûr que la majorité des internautes qui consultent ce blog n’ont entendu parler des maladies nosocomiales que par les déclarations de Guillaume Depardieu, qui en a été une des victimes conscientes (beaucoup de gens atteints ne savent même pas l’origine de ce qui leur arrive, hôpitaux et cliniques ne révélant guère la choses)
Pas plus que les morts d'accidents de la route, cette écatompe nosocomiale n’a rien d’un destin. Laurent Greilsamer écrit : « La préconisation de tous les experts est unanime : il faudrait faire un meilleur usage des antibiotiques et exiger que le personnel hospitalier se lave les mains. » Et le journaliste d’ironiser : « Bien sûr, il s’agit d’un effort important, carrément surhumain. Se laver les mains en sortant des toilettes, se laver les mains avant d’ausculter un patient… Mais la régression de ces fameuses infections est à ce prix ».
Vous avez bien lu : des milliers de vie (pas les 9000 certes, mais quand même) sacrifiées parce que ces messieurs-dames soignants (médecins en tête) ne se lavent pas les mains quand ce serait nécessaire.
Cela va peut-être vous surprendre, mais la laïcité se trouve directement concernée par cet élément pratiquement caché de la réalité sociale française (en est-il de même dans d’autres pays ? Si des internautes ont des informations à ce sujet, je suis preneur). En fait, la laïcité est concernée à plusieurs titres.
D’abord, au XIXe siècle le processus de laïcisation s’est lié au développement de l’hygiène. L’hygiène, c’était la modernisation, le progrès, la chute de la mortalité infantile (bien nettoyer les tétines des biberons, par exemple). Les hygiénistes étaient assez souvent des médecins anticléricaux, qui se donnaient pour mission d’éduquer le peuple : dans un même mouvement, on lui apprenait l’hygiène et… la soumission au médecin, l’intériorisation de pratiques médicales. En 1975, dans Némésis Médicale, Ivan Illich insistait sur le fait que l’hygiène avait fait bien davantage que la médecine sophistiquée pour diminuer la mortalité, augmenter « l’espérance de vie », aussi bien hier dans les pays développés qu’aujourd’hui dans d’autres pays. Les médecins trouvaient ce propos insupportable. Mais aujourd’hui ce diagnostic est largement confirmé. Bref, en France, l’hygiène a été un facteur de la victoire de la laïcité, qui se légitimait par le progrès grâce à une science morale (et la médecine apparaissait le type même de science morale).
L’hygiène a fait partie des prescriptions de la morale laïque, et tout l’enjeu consistait à prouver que cette morale s’avérait plus efficace que la morale religieuse, qu’elle apportait progrès et bien-être (c’est pourquoi, d’ailleurs, elle a commencé à être en crise après la guerre de 1914-1918, quand il est devenu manifeste, sauf pour des militants laïco-républicains rétro, que le progrès pouvait s’avérer ambivalent).
Les médecins ont donc été de nouveaux clercs, prescripteurs de morale. Pendant longtemps cette cléricature n’est pas apparue abusive, car elle semblait (effectivement) facteur de progrès et de bien-être (ainsi, pour les femmes, accoucher à l’hôpital et non à domicile diminuait le risque d’accidents et permettait d’avoir quelques jours de repos). Avec les deux guerres mondiales, devant cette ambivalence du progrès dont je viens de parler, le progrès médical a été considéré comme un bon progrès, face à l’usage militaire du progrès (= mauvais progrès). Toute considération économique devait être bannie quand il s’agissait de médecine (alors qu’aucune sécurité sociale ne vous rembourse la nourriture nécessaire à votre survie… et ne vous pompe financièrement pour cela).
Bien sûr, il existait quelques francs-tireurs, comme ceux qui tentaient de refuser les vaccinations obligatoires. Mais ils n’avaient guère de crédibilité sociale et des obligations médicales s’imposaient (s’imposent toujours), car elles sont socialement supposés faire partie de la santé publique et que la santé publique prime sur la liberté individuelle (pas seulement en France d’ailleurs). Cependant, si la nécessité d’être soumis au médecin semblait une évidence sociale, l’affaire était déjà plus complexe et la littérature véhiculait une contestation indirecte. Que l’on pense à la célèbre pièce de Jules Romain (dont on a tiré 2 films) sur le docteur Knock. Ce docteur imaginaire prétendait que « tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Caricature ? Pas sûr, quand on lit la définition (complètement religieuse) de la santé donnée par l’OMS (=l’Organisation mondiale de la santé) : « un état de complet bien-être physique, psychique et mental ». Personne n’est « en bonne santé » avec une semblable définition qui rend donc virtuellement possible un cléricalisme médical illimité…
La situation a commencé à changer dans les années 1960, et notamment, en Mai 1968, où de petits groupes contestataires ont mis en cause le « cléricalisme médical », où la médecine douce a fait certains adeptes. Depuis, les débats sur la bioéthique, la revendication des « droits des malades », les dilemmes entre euthanasie et acharnement thérapeutique, l’attention sur les comptes de la sécurité sociale,…. ont partiellement changé la donne.
Il se développe maintenant progressivement un anticléricalisme médical qui ressemble un peu à l’anticléricalisme religieux de la première moitié du XIXe siècle : cet anticléricalisme là n’attaquait pas de front la religion ; il reprochait aux prêtres des refus de sacrements ou d’enterrement, bref il en demandait plus, mais en même temps cette demande de religion signifiait le refus que le prêtre puisse choisir à qui il donnait l’extrême onction ou qui il enterrait (par exemple : il y eut des manifestations contre le refus d’enterrer des comédiens ; ceux-ci étaient excommuniés car ils étaient supposés mener une vie « immorale »). Il s’agissait donc bien d’anticléricalisme puisqu’on voulait majorer les devoirs du prêtre et minorer ses pouvoirs, ses droits (ensuite, l’anticléricalisme deviendra une contestation frontale).
Aujourd’hui, de même on en exige plus du médecin qu’hier, tout en ayant moins de déférence à son égard. Un consumérisme médical se développe, lié à un sentiment de responsabilité personnelle accru comme au primat social donné au consommateur sur le producteur; des procès pour faute médicale sont intentés et les médecins doivent payer des assurances fort chères (les compagnies d’assurance en profitent !) pour se prémunir. Certains spécialistes font grève au début de la semaine prochaine, dont les accoucheurs des cliniques privées, ce qui contribue à désenchanter leur rôle car les médias les titillent (style de question posée : alors, une femme qui doit accoucher va être refilée à l’hôpital public, déjà surchargé ?).
Bref, le cléricalisme médical, qui avait supplanté (en France tout particulièrement) le cléricalisme religieux tend à être supplanté par le cléricalisme médiatique : ce n’est pas par hasard que ce sont les protestations de Guillaume Depardieu contre ce dont il a été victime (alors que les dites victimes sont des dizaines de milliers) qui ont fait connaître l’existence de maladies nosocomiales. Appartenant au petit monde médiatique, il a pu largement s’exprimer alors que tant d’autres ne peuvent percer le mur du silence.
Sois dit entre nous : celles et ceux qui dénoncent de manière exclusive « l’intégrisme religieux », sacralisent la médecine et sont des grenouilles de bénitier télévisuel ont deux cléricalismes de retard. Pas étonnant, qu’incapables d’analyses sur la situation actuelle, ils ne soient aptes qu’à dénoncer, regretter le malheur des temps, transformer la laïcité en nostalgie. Ils n’ont qu’un pouvoir de nuisance, pas d’initiative neuve ; malheureusement ce pouvoir de nuisance est considérable car, leches-cul des médias, ils ont leur oreille. Et tout ce petit monde tourne en vase clos, poussant la France vers le précipice.
Pendant ce temps les mutations sociales continuent et donc, nous l’avons vu, au détour d’un article, on apprend que bien des soignants, des médecins ne se lavent pas les mains quand, professionnellement, il le faudrait. Vrai ou faux ?
Cette info a de grandes chances d’être exacte car, précisément, il ne s'agit pas d'une info ‘médiatique’ ; c’est même tout le contraire. Le médiatique, c’est le sensationnel, le spectaculaire, le sophistiqué ; hier les opérations à cœur ouvert, aujourd’hui les clonages thérapeutiques, etc . Le banal, le prosaïque, l’habituel sont les nouvelles obscénités censurées par les médias dominants : « cachez cette réalité quotidienne que je ne saurais voir » !
Donc la boucle est bouclée : au XIXe des médecins pouvaient légitimer leur cléricature en apprenant l’hygiène et en obtenant une amélioration tangible de la santé globale grâce à cela ; aujourd’hui des médecins tuent parce qu’ils ne respectent pas les règles élémentaires de l’hygiène. Du moins c’est ainsi que cela commence à devenir réalité au niveau des représentations sociales, car, même si on cherche à masquer l’info que je vous ai donnée, elle fera malgré tout son chemin.
Le cléricalisme médical, novateur et ascendant au XIXe, est devenu un cléricalisme établi au XXe et maintenant devient maintenant peu à peu un cléricalisme crispé, défensif, en crise. La profession de médecin est plus difficile aujourd’hui qu’au temps de la médecine triomphante, exactement comme la profession de prêtre était devenue de plus en plus difficile au XIXe siècle. La désinstitutionalisation religieuse est devenue une désinstitutionalisation des institutions séculières (médecine, école,…). Dans un tel processus, on est de plus en plus soupçonneux face au clerc, jusqu’à qu’une solution permette de changer de logique (en France, cela a été la loi de 1905 : on devrait avoir autant d’imagination face à la médecine sinon le médecin sera de plus en plus dans une situation où on lui demandera d’être parfait, super efficace, de réaliser le risque 0, tout cela sans être dominateur).
Attention que ce cléricalisme défensif n’entraîne pas avec lui la laïcité dans sa crise et sa crispation. C’est en partie, ce qui s’est passé à la Commission Stasi. Deux soignants, soigneusement choisis par le staff, ont fait tout un souk sur le dos de femmes musulmanes qui refusaient de se déshabiller et de se faire examiner par des médecins hommes. La mise en scène était parfaite et l’indignation primaire, au premier degré a fonctionné à plein tube. Ce jour là, je me suis dit que, vraiment, un certain nombre de gens étaient beaucoup moins capables de prendre un peu de recul et d’analyser une situation, qu’ils n’en avaient l’air.
Il est clair que c’est dans le contexte des mutations du rapport au clerc médical et du développement du consumérisme médical, avec toute son ambivalence (bien sûr) que ce fait brut pouvait prendre sens. S’indigner sans analyser, c’est du moralisme. Et, là comme ailleurs, le moralisme est une impasse. Il nous faut, comme l'écrit Debray, une "laïcité intelligente".
D'ici le 1er août: deux nouvelles Notes
- une pour répondre à divers internautes
- une pour continuer sur l'après loi de séparation
En août, au moins une Note vers la mi août et une Note à la fin du mois d'août (et peut-être plus....).
Bel été aux internautes.
12:35 Publié dans LAÏCITE, MEDECINE, ECOLE | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
OK
Écrit par : J.B. | 23/07/2006
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