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22/01/2005

L'ENSEIGNEMENT DU FAIT RELIGIEUX

LAÏCITE ET DISCOURS SCOLAIRES SUR LA RELIGION
Jean Baubérot
(Intervention à un colloque de l’Union Rationaliste)
A NE PAS PUBLIER
Par contre, acheter le n° de RAISON PRESENTE qui contiendra les Actes du Colloque
(ATTENTION: Ce texte, assez long, est suivi par un autre, de même longueur, sur la Laïcisation de la médecine en France du XIXe au XXIe siècle)


Quel discours l’école laïque doit-elle tenir à propos de la religion ? Notre Union Rationaliste m’a demandé de traiter ce problème en donnant ma position personnelle pour contribuer au débat qui a lieu en son sein. Je vais donc tenter d’apporter ma petite pierre à la réflexion. Il ne va donc pas s’agir d’un exposé d’ensemble -chacun dispose d’ailleurs d’informations sur ce dossier- que de réflexions personnelles en sachant que j’ai été, comme acteur social, par deux fois au coeur du débat. Il se trouve, en effet, que président de la section des sciences religieuses de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de 1986 à 1994, j’ai été étroitement mêlé au renouveau de la discussion concernant cette question, renouveau qui a eu lieu précisément à cette époque. Et maintenant, président, jusqu’à ces derniers jours de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes dans son ensemble, j’ai participé activement à la création, au sein de mon établissement, de l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR) chargé de former des enseignants à l’analyse du « fait religieux », suite au rapport présenté au Ministre par Régis Debray.

Je voudrais donner en préalable deux précisions. D’abord, vous auriez pu demander à Régis Debray de venir présenter son rapport et sa propre perspective; vous ne l’avez pas fait et je ne suis pas son substitut. « Lui c’est lui et moi c’est moi » pour reprendre l’expression d’un homme politique contemporain. Le projet de Régis Debray n’est pas incompatible avec ma propre perspective, sinon je n’aurais pas accepté que l’Institut européen en Sciences des religions soit créé à l’EPHE, mais il n’y correspond pas exactement et c’est ma perspective que je vais exposer ici. C’est elle, et pas une autre, que j’aimerais voir débattu. La seconde précision est qu’il s’est parfois produit, ailleurs qu’à l’IESR, ce que l’Union Rationaliste a appelé fort justement de « sérieuses dérives » sous couvert de la formation des enseignants. Notre Union a protesté et je crois savoir que l’Education Nationale a tenu compte de cette protestation. En tout cas l’IESR a agi dans le même sens et veille, quant à lui, au sérieux universitaire de ses programmes de formation.

Un tout petit peu d’histoire :
La question d’une connaissance des religions à l’école laïque, rappelons le, est posée depuis un bon siècle. C’est en effet au tout début du XXe siècle que la Ligue française de l’enseignement (en 1902 et en 1904) et le Parti radical et radical socialiste (1902 et 1903) proposèrent de donner des « notions » d’ « histoire des religions » dans les Ecoles normales d’instituteurs et d’institutrices, voire pour la Ligue en 1904 dans l’enseignement primaire supérieur. Mais, à l’époque, c’était essentiellement la séparation des Eglises et de l’Etat, la grande question à l’ordre du jour
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Quelques années plus tard, Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire sous Jules Ferry et ses successeurs, personnage clef de la fondation de l’école laïque, appelait de ses voeux le temps où il deviendrait possible, à l’école primaire supérieure, d’effectuer un enseignement laïque sur les religions et les civilisations. « Pour l’éducation d’un enfant qui doit devenir homme, écrivait-il dans La foi laïque (1908), il est bon qu’il ait été tour à tour mis en contact avec les strophes enflammées des prophètes d’Israël, avec les philosophes et les poètes grecs, qu’il ait connu et senti quelque chose de la cité antique. Il sera bon qu’on lui fasse connaître et sentir les plus belles pages de l’Evangile comme celle de Marc Aurèle, qu’il ait feuilleté comme Michelet toutes les Bibles de l’humanité. » La perspective s’avérait clairement éducative : susciter, chez l’enfant, « une large sympathie, une admiration respectueuse pour toutes les manifestations de la pensée et de la conscience sans cesse en marche vers un idéal sans cesse grandissant ». De son côté, Jean Jaurès estimait (Revue sociale, octobre 1908) qu’ « une idée générale de l’histoire des religions entrera nécessairement dans le programme de l’école primaire, car elles sont un des faits essentiels, peut-être même sont-elles le fait essentiel de l’histoire humaine ». On peut dire aussi que ces idées et ses propositions se situaient en prolongement de la démarche de connaissance qui avait conduite à la création, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (à la Sorbonne), d’une section des « sciences religieuses » en 1886, en pleine époque de la laïcisation scolaire.

Cette création avait provoqué un tollé de la hiérarchie catholique. A la Chambre, Mgr Freppel avait affirmé que l’objectivité, en la matière, était impossible et que les professeurs seraient forcément pour ou contre la religion…catholique. On n’avait pas cédé. Mais passer d’un organisme du supérieur à un cours dans l’ensemble de l’école laïque signifiait allumer partout une guerre scolaire. Ainsi, par souci pacificateur l’école laïque va, dans l’ensemble, peu parler de la religion. Ce sujet délicat sera essentiellement abordé dans le cadre des « humanités », c'est-à-dire de l’enseignement secondaire réservé à l’élite bourgeoise. Pour le peuple, le clergé catholique préférait, en général, disposer d’un quasi-monopole grâce au catéchisme. Le presque silence de l’école laïque lui convenait mieux que l’élaboration et la diffusion d’une autre manière d’enseigner la religion. Mais, paradoxalement, on fera reproche ensuite, à l’école laïque, d’un pseudo sectarisme en la matière.

Le problème a resurgit socialement en 1982. Dans le double contexte de la fin, par la réforme Haby, des deux filières distinctes d’enseignement et de l’espoir de voir créer un service public unifié et laïque de l’éducation nationale, la Ligue de l’enseignement prend une nouvelle initiative à son congrès de Montpellier. Elle affirme qu’une meilleure information sur la religion à l’école publique ne serait pas un élément de discorde si les contenus et les méthodes faisaient l’objet d’un examen approfondi : tout ce qui participe « de l’ensemble du champ des connaissances sans exclusive, incluant les idéologies, les philosophies, les religions » relève de la responsabilité du système éducatif public. On sait que le projet de SPULEN échoua, mais en novembre 1986 et en mars 1987, le problème est repris dans différents articles du Monde de l’Education. Un professeur d’histoire agnostique s’inquiète du manque presque total de connaissance élémentaire de ses élèves sur la religion. « Quand mes collègues et moi parlons de prières, de jeûnes, de Moïse ou d’Abraham, seuls nos élèves musulmans comprennent ce que nous voulons dire ».

Les questions, alors, se multiplient parfois dans une certaine ambiguïté. Certes, il est clair que c’est à partir d’un souci de culture générale que les professeurs s’inquiètent d’un manque de connaissance en matière de religion. La perspective est l’inverse de celle qui existait au XIXe siècle, avant la laïcisation de l’école. Jusqu’à la IIIe République, l’enseignement de « l’histoire sainte » (la Bible) et du catéchisme était considéré comme une des bases principales de l’instruction générale. En 1834, par exemple, il est demandé au Conseil royal de l’instruction publique si des notions de géographie et d’histoire sont indispensables pour les candidats au brevet élémentaire. Le Conseil répond : « Ces notions sont obligatoires », car elles font « partie de l’instruction religieuse qui suppose nécessairement quelques connaissances de ce genre » (Délibération du 17 octobre 1834). Autrement dit il est indispensable d’apprendre un minimum de connaissances sur l’Empire romain pour pouvoir comprendre les démêlés politiques des apôtres Paul et Pierre ; il faut savoir où se trouvent l’Egypte et la Palestine pour comprendre les récits bibliques du passage de la mer Rouge et de la fuite en Egypte. Et, plus tard, les règlements qui suivent la loi Falloux se situent également dans la même optique.

Le « rapport Joutard » et ses suites :
Un siècle et demi plus tard, la perspective est, naturellement, structurellement différente. Les enseignants veulent combattre l’ignorance en matière de religion car elle hypothèque la transmission des connaissances dans leurs propres disciplines. Racine, Descartes, Pascal, Rousseau, Kant, Victor Hugo et bien d’autres s’inscrivent dans une culture dont la composante religieuse n’est guère niable. Mais les formulations utilisées ne sont pas toujours exemptes de risque. Ainsi en est-il, en 1989, du rapport de la Mission de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, la géographie, les sciences sociales, Mission présidée par le professeur Philippe Joutard. On y trouve, par exemple, ceci : « L’ignorance du religieux risque d’empêcher les esprits contemporains, spécialement ceux qui n’appartiennent à aucune communauté religieuse, d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artistique, littéraire et philosophique ». Etant parmi les membres du groupe de travail qui a rédigé cette partie du rapport, je peux indiquer que, pour le professeur Joutard, il s’agissait seulement de dire que des allusions factuelles -les cas donnés dans Le Monde de l’Education par le professeur d’histoire agnostique, par exemple- étaient compréhensibles par ceux qui avaient reçu une socialisation religieuse et pas forcément par les autres. Le danger, que j’avais alors signalé consistait à pouvoir laisser supposer qu’il existerait une certaine continuité entre cette socialisation et le développement des connaissances en matière de religion. Certes, la proposition donnait des garanties dans ce sens puisqu’elle proposait un « enseignement de l’histoire des religions » et que devait être intégré au processus un thème transversal « laïcité et pluralité spirituelle ». Je regrettais cependant que la terminologie de ce genre de document n’ait pas permis une formulation plus nette dès le départ du texte.

Pour ma part, je me suis donc inséré dans ce débat en envisageant trois solutions possibles (Panoramiques, 1991, n° 2) : mieux appliquer les programmes ; réexaminer les programmes ; créer une discipline nouvelle dans le secondaire pour « résoudre un problème institutionnel » et « affronter un problème culturel ». La troisième solution me semblait idéalement la meilleure alors que la solution recherchée s’orientait déjà vers la seconde solution, malgré le titre du colloque de Besançon : « Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque » qui se référait à une discipline. En fait, ce choix ne provenait pas du résultat d’un débat mais d’une décision prise au sommet et j’avais subi, à Besançon même, un sévère rappel à l’ordre pour m’être prononcé autrement.

On me permettra de reprendre les argument que j’avais alors développés. Ils me semblent, en effet, toujours d’actualité, non pour se situer dans une logique du tout ou rien mais parce que l’exposé d’opinions et d’options différentes fait partie intégrante, me semble-t-il, d’un débat démocratique et rationnel. Par ailleurs, j’estime que la position que je défends depuis maintenant quinze ans a été non seulement combattue, ce qui fait partie du débat, mais soit incomprise soit déformée. Me référer à un texte ancien est alors précieux, d’autant plus qu’il me semble que certains problèmes que je signalais et qui ont été négligés, revêtent encore plus d’importance aujourd’hui qu’au tournant des années 1980 et 1990. Peut-être n’est-il pas inutile de ré expliquer certains points. Par ailleurs, j’espère qu’enfin ce sera ma position qui sera débattue et non, de façon très irrationnelle, autre chose.

Résoudre un problème institutionnel :
Deux problèmes majeurs donc, un problème institutionnel et un problème culturel. Le problème institutionnel, écrivais-je en 1991, « est simple : on ne peut parler d’un enseignement sur la religion à l’école en faisant abstraction de l’existence, déjà bien réelle, de cours de religion dans les différents pays de l’Europe des douze et même en France ». Je rappelais que les onze autres pays européens comportaient un cours « plus ou moins confessionnel » de religion. Certes la construction européenne ne va pas entraîner ipso facto une uniformisation mais elle ne sera pas non plus sans incidence. Ainsi, « la France a signé la convention sur les Ecoles européennes et contribuent au financement de leur budget. Or dans ces écoles, il existe des cours confessionnels de religion et des professeurs de religion. » Je notais alors « l’aspect attractif que représenterait (une approche laïque des religions) face aux cours de religions qui existent dans différents pays d’Europe. Cela favoriserait la laïcisation de ces cours et contribuerait à les faire passer d’une optique confessionnelle à une démarche scientifique. »

Depuis lors, l’Europe est devenue l’Europe des quinze, maintenant elle devient l’Europe des vingt-cinq puis des vingt-huit. Des laïques d’autres anciens pays européens, notamment des Espagnols, des Italiens, d’autres, m’ont souvent dit en substance: qu’attend la France pour prendre une initiative forte en matière d’enseignement laïque des religions ? Cela nous aiderait beaucoup dans notre combat pour déconfessionnaliser le cours de religion qui existe chez nous. De fait, il est facile de dégonfler des baudruches. Présentant ma position à Rome, je me suis vu rétorquer qu’elle restait « extérieure au vécu du croyant », contrairement, prétendait-on, au cours de religion italien. Fort bien ai-je dit alors, comme l’Italie est le second pays de l’Europe des quinze quant à la pratique religieuse catholique mais le première pays quant à la faible démographie, cela signifie forcément que, dans votre cours, vous expliquer que nombre de catholiques, même pratiquants, transgressent allègrement les interdictions d’Humanae Vitae ! Penaud, mon interlocuteur a du reconnaître qu’il n’en était rien et que c’était la position catholique officielle et non ce pseudo vécu croyant qui se trouvait enseigné dans le cours de religion !

Par ailleurs, dans d’anciens pays communistes, en train de devenir européens comme la République thèque, la Hongrie, la Bulgarie,… des cours confessionnels de religion ont été instaurés depuis quelques années. Je me suis rendu dans plusieurs de ces pays, j’y ai parlé de la laïcité et j’estime qu’il est dramatique qu’à ce moment décisif de la sortie du système communiste, ces pays n’aient pas pu disposer concrètement d’un modèle français d’enseignement laïque des religions, différent du cours d’athéisme scientifique qui existait jusqu’à la chute du mur et du modèle de cours confessionnels qu’ils ont emprunté à d’autres pays européens. Une occasion a été manquée, cela me paraît grave et typique d’une laïcité frileuse, enfermée dans des débats franco-français, faisant du sur-place, ne courant pas les risques de l’action et de la novation et risquant par la même la paralysie et la nostalgie.

Mais, en 1991, je rappelais aussi que « des cours de religion existent déjà dans notre pays. Ils existent dans les écoles publiques des trois départements d’Alsace et de Moselle avec des professeurs spécialisés. Officiellement ces cours sont confessionnels (ou interconfessionnels ce qui ne change pas grand-chose), et dans la réalité effectivement beaucoup le sont. Mais certains enseignants tentent de faire plutôt des cours de culture religieuse. Ils improvisent avec plus ou moins de talent et en l’absence d’un cadre d’orientation précis. De même les écoles privées sous contrat à référence religieuse doivent respecter la liberté de conscience des élèves. Ils doivent donc offrir (le font-ils tous ? Je ne sais) des cours de culture religieuse différents de la catéchèse. Là encore, même en cherchant à être le plus honnête possible, le professeur est bien seul et contraint à l’improvisation. »
J’en concluais qu’il est faut de prétendre que le débat consiste à se prononcer pour ou contre la création d’un cours. Ce cours existe déjà à l’échelle de l’Europe et même partiellement en France, dans des écoles publiques ou financées sur fonds publics, mais, en règle générale, ce n’est pas un cours laïque et quand certains cherchent à le déconfessionnaliser ils ne peuvent le faire que « dans des conditions totalement aléatoires. ». « Le cours existe mais pas la discipline, un peu comme si les professeurs en étaient réduits à enseigner les mathématiques sans qu’il existe de discipline constituée ». La proposition consistait donc en la création d’une discipline ou plus exactement en « l’introduction dans l’enseignement secondaire d’une discipline scientifique qui existe déjà dans l’enseignement supérieur » depuis 1886 et possède « des lettres de noblesse républicaines » : les « sciences religieuses ».

Je vais, naturellement, reparler de cette discipline. Mais avant, et pour en terminer avec ce point, je veux dire clairement que ce qui me frappe dans la façon dont certains abordent le problème qui nous occupe, c’est leur choix, non conscient sans doute, de se situer dans l’irréel, de faire comme s’il n’existait pas de cours de religion partout en Europe, en Alsace-Moselle et dans des établissement privés financés sur fond public. Ils sont naturellement contre tout cela, mais en attendant le cours de religion progresse en Europe, la Commission Stasi a proposé d’étendre à l’islam les cours de religion des trois départements de l’Est, et a pérennisé la loi Debré qui va bientôt avoir un demi siècle.... L’histoire se fait sans nous. Comment notre Union sera-t-elle dynamique et rayonnante, comment sera-t-elle attractive auprès des jeunes si elle paraît uniquement sur la défensive et qu’elle ne fasse pas elle-même des propositions novatrices ?

Affronter un problème culturel :
« Poser le problème en terme de discipline, indiquais-je en 1991, montre qu’il s’agit moins d’augmenter le contenu de la culture religieuse que d’affronter un problème culturel fondamental » Et je citais un père fondateur de la laïcité française, Paul Bert. Selon lui le catholicisme a tellement marqué l’histoire de la France qu’il a fait « de nous tous, de ceux là même qui, par l’ardeur de leur hostilité contre l’Eglise semble le plus avoir échappé à son influence, des catholiques sans le savoir. » (Le Voltaire, 23 octobre 1885). J’aurais pu également citer L’avenir de la Science d’Ernest Renan : « Il y a en France, jusque chez les incrédules, un fond de catholicisme. Un système tout fait qu’il ne soit pas nécessaire de comprendre et qui nous épargne la peine de chercher, voila bien ce que la France demande en religion. » Ce constat, désabusé, pointait déjà les résistances à la construction de la discipline des « sciences religieuses ».

Ces constats sont-ils dépassés ? Pas plus qu’en 1991, je ne le pense et je peux toujours signer ce que j’écrivais alors : « La dominante historique monocolore de la France et le type de religion qui (historiquement) y a prévalu ont contribuer à forger la mentalité française, à fixer le pensable et l’impensable, à donner certaines caractéristiques au rapport au réel (rapport au texte, rapport à l’institution, etc). Pour que dans l’univers culturel français, il puisse exister la possibilité de décrypter ce point aveugle de notre société, pour qu’on ne méconnaisse plus le fonctionnement des structures symboliques, il ne suffit pas d’appliquer ou d’améliorer les programmes du secondaire, il faut y introduire une discipline spécifique. Au-delà de l’étude comparée de différentes religions historiques (…) ce sont donc les rapports que toute société entretient avec des rites (régulateurs et autres) et avec des mythes (fondateurs et autres), les manières dont elle opère une coupure entre un sacré et un profane qui constitue l’enjeu de la discipline sciences religieuses. Il s’agit de diffuser ce que l’on sait déjà -et l’on en sait beaucoup- concernant une anthropologie du croire –que les croyances soient ou non considérées comme « religieuses » par les acteurs sociaux. » Et, bien sur, au niveau de l’enseignement supérieur il s’agit de poursuivre la recherche, de la faire progresser, de la rendre de plus en plus scientifique. C’est ce que nous tentons de faire, notamment, au Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité (CNRS-EPHE) que j’ai fondé en 1995. Mais il en est ici comme il en est dans tous les autres champs du savoir.

On m’a souvent demandé ce que j’entendais par « structures symboliques », preuve que, malgré Mauss, Dumézil, Febvre, Lévi-Strauss, Vernant et d’autres (pour ne citer que des professeurs de l’EPHE), effectivement tout un pan du savoir anthropologique et sociologique reste méconnu et qu’il s’agit moins d’un pseudo analphabétisme des élèves que d’un véritable analphabétisme social. Sans pouvoir, en quelques minutes, présenter un exposé sur ce sujet, je ne veux pas laisser complètement sans réponse une telle question. Je vais donc suggérer quelques pistes.

La structure symbolique ne se réduit nullement au religieux, même si les religions sont des concentrés de symboles. Un ouvrage récent (Deux siècles de Rite Ecossais Ancien Accepté en France) cite des propos de Camille Savoire : « les divers éléments de l’ensemble du symbolisme maçonnique, et notamment ceux qui composent les rituels ou constituent des signes de reconnaissance, permettent aux initiés de divers grades ou rites de se reconnaître entre eux , forment un langage universel assurant la régularité, la solennité, la sérénité, la discipline nécessaire au déroulement des cérémonies ou travaux maçonniques à tous les degrés . » Il s’agit donc, au-delà d’une fonction qui permet d’exprimer rapidement et concrètement, certaines idées ou certaines choses, d’un ordonnancement de l’interaction.

Dans sa signification originelle, le symbole, rappelons le, était constitué par un bout de bois coupé en deux. Lorsque deux tribus se croisaient, elles vérifiaient si le bout de bâton que chacune d’entre elle possédait pouvait ou non se raccorder l’un à l’autre. Si les deux bouts de bâtons s’emboîtaient, cela signifiait que les deux tribus avaient la même origine. Elles se reconnaissaient alors comme alliées. S’il s’avérait que ce n’était pas le cas, alors elles étaient étrangères l’une à l’autre et tout pouvait advenir, y compris la guerre.

Nous vivons dans des sociétés qui, sous couvert de rationnel, ont, en fait, privilégié le fonctionnel. En poursuivant la métaphore, il est possible de d’indiquer que nous avons pensé que les sortes d’arêtes qui formaient les aspérités finale de chaque bâtons n’avait rien de fonctionnel. Nous avons effectué une production massive, industrielle, rentable, à faible coût, de beaux bâtons bien lisses et fonctionnels. Et sur beaucoup de plans cela a permis d’indéniables progrès. Mais n’est pas advenue la conjonction des progrès à laquelle a cru le XIXe siècle, et qui constituait, effectivement un espoir crédible et raisonnable jusqu’à ce que la première guerre mondiale montre déjà une certaine ambivalence du progrès. Et la disjonction des progrès s’est amplifiée ces dernières décennies. Il y a cinquante ans, encore, on pouvait raisonnable opposer un « bon » nucléaire civil à un « mauvais » nucléaire militaire. On pouvait aussi opposer le « bon » médecin consciencieux au médecin dévoyé par une idéologie totalitaire nazie ou stalinienne. Maintenant les biotechnologies ont développé des dilemmes bioéthiques et la Charte de l’Union européenne, dans son article 3, impose des limites à la médecine en tant que telle, ce qui était impensable il y a cinquante ans.

Avec nos bâtons bien lisses, nous vivons une crise de la réussite. Nous avons, sans le savoir (et c’est cela le plus grave : cette perte ou ce refus de savoir), socialement perdu le sens du symbolique, et même, de façon générale, de la représentation. Or le symbolique constitue un lien entre la réalité que nous voyons et celle qui nous échappe. Dans le symbole, il existe une réalité empirique, constatable de façon évidente (le bâton). Mais ce bâton prend de l’importance parce que les petits détails formés par ses aspérités ne sont pas sans signification. Son sens, sa représentation, déborde sa réalité empirique, il constitue une abréviation, une condensation de toute une histoire, et renvoie donc à autre chose qu’à son empirie constatable par tout un chacun. Il faut savoir décrypter sa signification.

Ainsi, il est capable de créer du lien ou du conflit par delà le temps et l’espace. Mais s’il existe que des bâtons rabotés, tous formatés à l’identique ou selon des critères en apparence fonctionnels, alors la réussite matérielle de la société se double d’une faillite symbolique. Nous parlons toujours de « contrat social », mais comme il ne s’agit pas d’une réalité empiriquement constatable, l’expression a perdu sa force, et même elle ne fait plus sens. Il se produit une crise du lien. Loin de produire une société apaisée, le flottement généralisé du sens, son instrumentalisation par la sphère marchande, s’avère boomerang. Tout un pan de se qui se passe apparaît incompréhensible. Les fondamentalismes religieux prospèrent car la société globale elle-même est une société qui raisonne au premier degré. Elle est, du coup, englobée par des structures symboliques qu’elle ignore, qu’elle ne sait pas décrypter. Elle ne maîtrise pas la dialectique du lien et du conflit. Et ce refus d’une intelligence du symbolique n’est pas neutre : une démarche d’objectivation nécessite d’affronter, comme l’indique Max Weber, des « faits désagréables », elle implique une autoanalyse, une remise en question.

En effet, notre bout de bâton établit un clivage entre frères, alliés et inconnus, adversaires potentiels. Et c’est ainsi que souvent fonctionnent des symboles religieux et non religieux, que l’on pense à la bataille pour donner à l’Europe le bâton d’un « héritage chrétien » qui aurait relégué définitivement la Turquie musulmane…et laïque dans les ténèbres extérieurs, que l’on pense au drapeau, et, dans la France d’aujourd’hui, au bâton du prénom ou de la couleur de la peau pour obtenir un emploi ou un logement. Et il faudrait là parler longuement du problème de la « religion civile » républicaine qui a eu aussi historiquement ses exclus, les femmes qui ne pouvaient avoir le droit de vote parce qu’elles étaient, soit disant, « sous la dépendance du curé », les musulmans d’Algérie qui n’avaient pas droit à la citoyenneté par ce qu’ils étaient censés ne pas partager la « profession de foi civile » (Claude Nicolet, citant implicitement Jean-Jacques Rousseau) républicaine. Aucune religion, qu’elle soit religieuse ou séculière ne ressort indemne de l’analyse du symbolique. Aucune ne sort indemne de la transgression de la domination symbolique que représente un enseignement laïque des religions, dont le but est, précisément, de permettre à ceux qui sont extérieurs à telle ou telle conviction d’en avoir des clefs culturelles, de possibilités d’analyse. Il s’agit d’être capable de déconstruire le symbolique, sans le détruire pour autant, car adhésion ou refus restent affaire de choix personnel, de pratique sociale de la liberté de conscience.

Cette mutation épistémologique n’a-t-elle pas à voir avec la démocratie et la laïcité ? L’autre est un autre nous même. Il ne doit pas être considéré comme un ennemi, il ne doit pas être, au sens strict du terme, un in-connu. Ainsi des bâtons peuvent avoir des arêtes sans que leur non emboîtement soit une quasi-déclaration de guerre. Ainsi il existe des « dedans » et des « dehors » -sinon gare à la logique déshumanisante de l’équivalence généralisée- tout en ouvrant largement portes et fenêtres, en pratiquant l’accueil de l’autre, y compris en l’invitant chez soi.

La préparation de cette communication m’a conduit à me relire. J’ai pris appui sur un article publié en 1991 pour expliciter ma position qui, fondamentalement, reste la même. Comme je l’ai indiqué au début, je suis réaliste et j’accepte de participer à des projets dés lors qu’ils croisent partiellement mes vues. Je ne veux pas camper sur une position de principe et me mettre hors du jeu social. Il n’en reste pas moins que les projets actuels ne correspondent pas à ce que je souhaite puisqu’ils ne cherchent pas à construire une discipline, un champ de savoir spécifique. Et je suis frappé de constater que je peux reproduire, sans en changer un seul mot, la conclusion que je donnais il y a presque douze ans dans un article du Monde des débats (décembre 1992). Après avoir constaté que le décryptage du symbolique « est un point aveugle de notre culture » et qu’il continuera à en être ainsi car « connaître scientifiquement » cela « serait trop perturbant pour le consensus mental qui imprègne la société française », je terminais mon propos d’une façon qui me paraît, hélas, encore plus d’actualité en 2004 qu’en 1992 : « Moralité : il n’y aura pas de nouvelle création de la laïcité française comme le serait l’introduction d’une discipline -qu’on l’appelle histoire des religions ou anthropologie du croire- dans les lycées, parce que les Français préfèrent s’exciter mutuellement sur les foulards extérieurs plutôt que d’avoir le courage de mettre à nu le tchador qui se trouve dans leurs têtes ».




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