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26/01/2008

LAÏCITE SECTAIRE? NON LAÏCITE DU XXIe SIECLE

Le grand défi de Nicolas Sarkozy

D’abord un peu de fun, mais du fun authentique, écologique et tout.

La jalousie est un vilain défaut, or Carla est jalouse. Elle trouve que son Nicolas chéri la délaisse : il passe tout son temps à me téléphoner (cf mes Notes du 22 décembre et du 19 janvier, désormais affichées dans toute les Mairies, au dessus du buste de Marianne). Il la délaisse. Alors prenant son courage à huit mains, elle m’a téléphoné et m’a supplié de…..

 

 

Ah non, ce serait trop facile : tout savoir de ma vie privée (privée de complexes naturellement) sans jamais rien payer. Vous trouverez la suite de cette passionnante aventure  (l’idylle Baubérot – Carla B.) dans le prochain numéro des Inrockuptibles, à paraître mardi 29.

Génial, non ? En tout cas, j’en suis ravi : il n’y a pas plus rock que moi ; que toutes celles qui en douteraient viennent danser un rock endiablé avec ma pomme. Elles auront droit à un slow très langoureux en prime.

Bref je suis rock depuis toujours : j’ai passé mon adolescence boutonneuse aux sons de Sweet sixteen de Lonnie Donegan (même qu’un copain vient de trouver le cd), j’ai été fan de Vince Taylor, accroc à l’émission : Les enfants du rock.

Mais, zut, me voilà, comme Sarko, qui me met à parler de mes racines…essentiellement chrétiennes (La chanson « Sweet sixteen » continue par « goes to church,… just to see the boys »)

 

 

Il est temps de passer aux choses sérieuses. Vous allez voir comme je cause bien, quand j’veux. Même qu’on m’a demandé à genoux d’entrer à l’Académie françoise. J’ai répondu aussi sec : « Non, pas maintenant. Je n’en serai que quand vous aurez réalisé la parité femme-homme. » Et ma femme m’a dit alors : « tu as eu tort ; j’ai bien peur qu’avec une telle exigence, tu meurs avant d’être Immortel. »

 

Aujourd’hui donc, cela va être long et sérieux. Le Blog a aussi une fonction de formation permanente. Si vous lisez jusqu’au bout, vous aurez droit la semaine prochaine, à des confidences sur ce que m’a appris mes deux semaines médiatiques. Il y aura du fond, également, mais racontée de façon moins formelle, plus ludique !

 

Bref,allons y : dans l’Humanité Dimanche (24-30 janvier) j’écris : « Sarkozy s’appuie implicitement sur un constat simple que la gauche peine à effectuer : nous sommes au XXIe siècle et non au XVIIIe. » Etant fondamentalement d’accord avec moi-même[1], je développe :

La chrétienté du Moyen Age avait cru pouvoir unifier raison et foi, avec de grands théologiens comme Albert le Grand ou Thomas d’Aquin. La philosophie (Platon, Plotin puis Aristote, grâce à la pensée arabe) servait de propédeutique à la théologie.

Mais, peu à peu, l’idée s’est imposée que la raison est capable, par elle-même, de chercher la vérité sans se référer à la doctrine d’une Eglise. Une certaine interprétation des Lumières (notamment française) a même considéré la religion, selon l’expression de Régis Debray, comme « une maladie infantile de la raison » destinée à ‘reculer’ au fur et à mesure que le règne de la raison ‘avancerait’.

 

Il faut comprendre le pourquoi de cet enchantement de la raison. Longtemps ce qui, ensuite, est devenu science était de l’ordre de la pure spéculation, voire de l’amusement. Que cet ‘amusement’ puisse permettre de mieux maîtriser la nature constitua une découverte qui avait de quoi éblouir.

Il s’en suivit une sécularisation de la notion de bonheur : désormais, celui-ci ne serait plus recherché d’abord dans l’au-delà, mais de façon prioritaire sur terre : « la vie, la liberté, la recherche du bonheur » sont considérés comme des « droits inaliénables » par la Déclaration d’Indépendance américaine (1776). La Constitution française de 1’an 1 de la République (1793) affirme de son côté : « Le but de la société est le bonheur commun ».

Au XIXe siècle, tandis qu’en France le magistère intellectuel de la philosophie cautionnait le processus de laïcisation, le positivisme d’Auguste Comte ou le matérialisme de Marx constituèrent des tentatives divergentes de bâtir une science qui aurait la capacité d’appréhender l’ensemble de ce qui concerne l’Homme.

 

 

Ce fut le temps de la modernité triomphante. La confiance dans le progrès pouvait rassembler des personnes, aux croyances diverses, dans un agir commun en vue de ce « progrès » qui était à  la fois scientifique, technique, moral et social. L’Eglise catholique, elle-même, bénissait les premières lignes de chemin de fer. Le « bien être » progressait, même si, à la fin du siècle, la structuration du syndicalisme et la contestation socialiste montrent que certains s’estimaient profondément défavorisés dans la répartition des « fruits du progrès ».

Un processus de laïcisation s’est effectué en Europe, dans les Amériques (pas seulement en France, j’insiste la dessus dans mon « que sais-je ? », les laïcités dans le monde) en affinité avec ce triomphe de la modernité.

Depuis lors, des changements considérables ont eu lieu. Les savoirs sur l’Homme se sont développés, mais aussi pluralisés. Ils sont devenus plus rigoureux, mais aussi plus modestes dans leur prétention à une « vérité scientifique ».

Avec les deux guerres mondiales, le progrès s’est avéré œuvre de mort comme œuvre de vie. Aujourd’hui si l’attitude de nos contemporains quand ils entrent dans des édifices religieux n’est pas forcément religieuse -une belle pagode ou une belle cathédrale sont à la fois des lieux de visite (avec appareils photo) et des lieux de recueillement-, dans certains musées comme ceux d’Hiroshima ou de Nagasaki, l’atmosphère de recueillement est intense et prenante ; les visiteurs prennent spontanément une attitude quasi-religieuse.

Mais on pouvait encore, après la seconde guerre mondiale, opposer un ‘bon’ progrès pacifique (le nucléaire civil, par exemple) au ‘mauvais’ progrès guerrier (la bombe H). Nous étions donc toujours dans une modernité établie où, comme l’a indiqué Jean-Paul Willaime à la suite d’Antony Guiddens, le mouvement, le changement social, s’alliait à des certitudes.

L’ambivalence reconnue du progrès ne générait donc pas une incertitude intellectuelle, elle incitait souvent les intellectuels à être dans le ‘bon’ camp, progressiste et pacifique. La situation actuelle, que Willaime qualifie d’ultramodernité est marquée par une « discontinuité » qui provient (je le cite) du « passage d’une logique de certitudes à une logique d’incertitudes lié à la généralisation des deux dimensions essentielles de la modernité : l’individualisation et la réflexivité.

Qu’est-ce à dire ? Autant la modernité fut portée par de fortes croyances modernistes au progrès dans les domaines économiques, scientifico-techniques, politiques, culturels (critique du passé au nom des utopies du futur), autant l’ultramodernité est caractérisée par le doute et le questionnement critique aussi bien vis-à-vis du passé que du futur. »

Personnellement, je qualifierai plutôt notre époque par l’expression de Modernité tardive, de façon analogue aux historiens qui parlent d’ « Antiquité tardive » ou de « Moyen-Âge tardif ». Cela ne signifie nullement qu’il s’agisse de périodes de décadence mais, en revanche, cela veut indiquer l’idée de périodes de basculement.

 

 

J’émets l’hypothèse que, comme à d’autres moments de l’histoire, nous sommes à la fin d’une période historique : c’est un moment où il se produit un épuisement du projet des Lumières, à la fois parce qu’il est globalement réalisé et parce qu’il a généré de nouveaux problèmes et se trouve en décalage face à de nouveaux défis. Le référentiel des Lumières est encore hégémonique, c’est encore un « imperium » (A. Akoun), mais nous avons commencé à basculer vers une autre phase de l’histoire.

Je rejoins donc Willaime quand il caractérise le temps que nous vivons par «le mouvement plus l’incertitude », mais en insistant davantage peut-être sur les effets sociaux déstabilisateurs de cette incertitude, liée à ce basculement. Je reprendrai ses deux critères, la réflexivité et l’individualisation, qui me semblent pertinents.

La réflexivité induit un questionnement généralisé. Dans ce cadre la science se met à questionner ses propres applications techniques ( c’est un renversement par rapport aux Lumières qui, je l’ai indiqué, émergent quand une science d’amusement se met à avoir des effets techniques) : les interrogations actuelles sur le nucléaire (même civil), le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, les maladie nosocomiaques, les dilemmes bioéthiques, etc proviennent de débats au sein de savoirs scientifiques actuels (avec de possibles instrumentalisation idéologique, naturellement et les médias qui racontent cela à la manière d’un film catastrophe !).

Nous ne sommes plus dans l’ambivalence du progrès mais dans une véritable déconnection entre un progrès des savoirs scientifiques et un progrès technique, le second étant de plus en plus mis en cause par le premier. En même temps, l’impression domine d’un engrenage où seul un surplus de progrès pourrait résoudre les problèmes induits par le progrès… mais le doute surgit : s’agit-il de solutions ou de nouveaux dilemmes ?

La mutation sociale de la  référence à la « vérité » de la vérité religieuse (et notamment des religions où la vérité est « révélée » et transhistorique) à la vérité scientifique, qui est une vérité en débat et fortement historicisée (la vérité d’aujourd’hui est l’erreur de demain), est profondément déstabilisatrice. Prenons un simple exemple : en France, la médecine du travail a imposé des radiographies obligatoires et leur répétition s’est avérée dangereuse. « On ne savait pas et maintenant on sait » nous expliquent doctement les « docteurs », clercs de la modernité établie. La réponse informulée des patients est la suivante : « et aujourd’hui, que nous impose-t-on de nocif parce qu’on ne le sait pas encore ? »

L’individualisation : au niveau de l’institution religieuse, des Eglises, cette individualisation s’est développée dés la modernité établie, avec la proclamation puis la réalisation progressive de la liberté de conscience. On ne pouvait plus imposer des croyances, elles devenaient « affaire individuelle » (c’est cela la laïcité).

Mais dans la nouvelle conjoncture de la modernité tardive s’instaure un nouveau processus d’individualisation à l’égard d’institutions séculières (médecine, école) qui forment l’encadrement des individus dans la recherche du progrès-bonheur (et qui ont obtenu d’indéniables réussites : pour prendre un exemple la diminution de femmes mortes en couche et de mortalité infantile).

Ce nouveau processus d’individualisation est du au fait que ces institutions sont atteintes par la création d’incertitudes liée à l’avancée de la réflexivité. De là le développement de ce que l’on appelle le « consumérisme » (médical, scolaire, etc) qui est une conséquence de cette prise de distance à l’égard des institutions, de cette individualisation qui atteint l’ensemble des structures institutionnelles.

C’est ce que ne veulent pas comprendre, les tenants du néo-républicanisme qui, du coup ont durci la laïcité à l’école et à l’hôpital donnant une réponse passéiste et crispée (et qui atteint seulement une partie de la population) à des problèmes nouveaux.

A partir de là, je renverserai l’ordre des termes employés par Willaime et je dirai que la modernité tardive c’est ‘l’incertitude plus le mouvement’ : l’incertitude, n’est jamais facile à vivre, mais quand on vit dans une incertitude en mouvement, c’est encore plus difficile car on est entraîné dans un mouvement et l’on ne sait plus où on va (mais on y va !). Le mouvement peut aller dans n’importe quel sens, ce qui devient invivable.

En tout cas, la peur de l’avenir est devenue trop forte pour que la société puisse croire être toujours dans la poursuite du bonheur : il s’est produit un épuisement du programme des Lumières.

Et cela induit une prolifération de discours sur la mémoire, l’héritage, les racines, etc. Faute de pouvoir regarder devant soi, on passe son temps à contempler ce qui est derrière ! Et au lieu de se battre sur des projets d’avenir on se bat sur des mémoires controversés, des racines disputées !

J’ai déjà raconté comment la mort médicalisée à l’hôpital s’est imposée. Cette médicalisation a été synonyme d’une ‘sécularisation transfert’ où le médical s’est revêtu d’habits parareligieux. On a parlé, expression significative, de « miracle des antibiotiques ». On peut dire, de façon plus générale, que la définition de la santé donnée par l’OMS[2] : « un état de complet bien-être physique, psychique et mental » était à la fois quasi religieuse par son aspect utopique (où un tel état peut-il se trouver réalisé sinon dans la Terre pure bouddhique ou au Paradis des monothéismes ?) et révélatrice de la mise en œuvre du projet de progrès-bonheur des Lumières.

Les changements actuels sont nets : pendant très longtemps, l’augmentation de « l’espérance de vie » était l’objectif  par excellence de la médecine (et la reprise du terme d’espérance montrait bien ce mélange de scientificité et de religieux) ; maintenant, l’allongement de la vie (qui continue), et l’acharnement thérapeutique qui lui est parfois lié, change les données du problème.

Outre les problèmes sociaux, dus au vieillissement de la population, on se soucie davantage de la qualité de vie que d’un prolongement indéfini de la vie, et on lance un nouveau mot d’ordre : « le droit à mourir dans la dignité ». La raison était liée à l’insistance sur la « Nature » et sur sa maîtrise. Aujourd’hui la grande question devient la « dignité » de l’être humain (affirmée dés 1948 par la Déclaration universelle des droits). Mais qu’est ce la dignité de l’être humain ? Voilà un beau sujet de débat philosophique…et religieux.

Tout cela n’implique nullement un ‘retour en arrière’, même si la religion, mise en crise par la modernité, retrouve parfois un nouveau rôle quand se produit la montée d’un questionnement où « la rationalité en valeurs » interroge « la rationalité instrumentale », fonctionnelle (pour reprendre les notions de Max Weber).

 

Mais des acquis demeurent. Les novations sociales engendrent une situation bien différente d’avant la modernité. Il existe maintenant une concurrence pour des biens symboliques  (le symbolique étant ce qui est de l’ordre de l’immatériel : l’espérance dont parle Sarko, par exemple) entre des entrepreneurs religieux multiples (la mondialisation favorisant une telle concurrence) et d’autres entrepreneurs de normes symboliques ou de rituels qui n’appartiennent pas à des religions organisées.

Prenons l’exemple des funérailles, un des noyaux dur de la pratique religieuse. Diverses mutations sociales font que la pratique classique des sépultures ne correspond plus forcément aux préoccupations d’aujourd’hui. Existe-t-il alors une sécularisation des funérailles ?

Non et oui. Non et le sociologue japonais Kadowaki Ken a posé une question fondamentale : « si tout sacré était éliminé de nos sociétés, ne devrait-on pas jeter les dépouilles mortuaires des humains dans des poubelles ? » (j’ajouterai : sans aucun rituel). L’impossibilité d’un tel acte est significative. De nouveaux rituels sont inventés (au Japon, en France, dans toutes les sociétés démocratiques modernes)

Oui, car nouveaux rituels, certes, mais leur capacité symbolique apparaît problématique : la symbolisation nécessite un sens partagé et l’individualisation rend plus difficile aujourd’hui qu’autrefois un tel sens partagé.

L’incertitude marque donc même les novations et, dans ce contexte, non seulement on tente de réduire l’incertitude mais on tente aussi de réduire le mouvement.

Trois stratégies, nullement incompatibles, peuvent être utilisées à cette fin :

- le maintien du présent : il s’agit de repousser le futur le plus loin possible, de maintenir une continuité : les éternels étudiants qui repoussent le plus tard possible leur entrée dans le marché du travail, la défense crispée des avantages acquis faute d’espérer une amélioration de sa situation, l’utilisation de la crème qui permet de ne pas avoir de rides, de tous les produits qui vous promettent que, grâce à eux, vous allez rester jeune et beau, etc.

Sur le plan religieux, cela peut s’accorder avec une conception cyclique du temps, où le présent va périodiquement revenir.

- des propositions d’avenir individualisé : la société, on ne sait pas où elle va et cela inquiète. Alors on tente de se construire un futur meilleur, déconnecté de l’avenir collectif. Nous trouvons là aussi bien toutes les offres de formation en vue d’améliorer ou de changer sa situation professionnelle, le développement des multiples formes de loteries, le succès des concours liés à la télé réalité (en France « Star Académie »), mais aussi des conversions religieuses. La réalisation de soi, d’un soi qui ne peut pas s’épanouir par la participation à une collectivité politique, est recherchée. C’est ce que Nadia Garnoussi appelle la « nébuleuse philo-psycho-spirituelle » (le mensuel Psychologie magazine par exemple)

- le resourcement dans un passé fondateur : un avenir meilleur peut advenir, pense-t-on, si on retrouve ce passé fondateur. Les exemples de cette quête sont multiples : le christianisme originel (version progressiste), la société de chrétienté (version cléricale sarkozyiènne), l’islam originel au-delà des traditions des sociétés musulmanes (le « réformisme musulman »), le bouddhisme originel en effectuant un voyage en Inde au-delà de ses transformations par le Grand Véhicule, les valeurs de la République (le courant national-républicain français) au-delà des mutations du temps présent, le Japon éternel au-delà de sa modernité démocratique, la pérennité des institutions (l’école sanctuaire, la nécessaire déférence envers la médecine) au-delà de l’individualisation.

Il s’agit de prendre appui sur le passé (un passé reconstruit) pour avoir des certitudes afin de construire un avenir sur les fondations du passé. 

Ce passé peut être un passé religieux, ou un passé séculier, celui de la sécularisation enchantée. Cela peut entraîner le développement de fondamentalismes, d’intégrismes, de Nouveaux mouvements religieux, etc…mais aussi, en France, de croyants « républicains » de la ‘sécularisation transfert’ atteints par un nouvel anticléricalisme (lié au consumérisme) et réagissant de façon plus ou moins crispée.

Une laïcité du XXIe siècle est donc à construire. Fondamentalement une laïcité de la société civile, et non plus du « despotisme éclairé » de l’Etat selon le schéma issu des Lumières. J’en reparlerai dans de prochaines Notes. Je voulais juste indiquer ici les fondements théoriques de cette laïcité du XXIe siècle (et c’est pourquoi cette Note est un peu compliquée. Mais bon, de temps en temps, cela ne fait pas de mal de se fatiguer un peu les méninges !)

Juste, pour le moment, 4 remarques sur le contexte de cette laïcité XXIe siècle :

Première remarque : la religion civile. Il faut prendre conscience de son existence car elle est souvent implicite ; elle forme la face immergée de  l’iceberg social. Par certains côtés, elle apparaît socialement nécessaire : face au processus accentué d’individualisation, à la montée en puissance d’une sociabilité de type libre et volontaire, face  à la fragilisation du lien social, la religion civile comporte un aspect de « dévotion à l’unité du corps social »[3] qui constitue une tentative de rééquilibrer les choses. Cela ne signifie pas, cependant, que l’on doive abandonner toute réflexion critique et participer béatement à la communion sociale que tente d’instaurer la religion civile.

Il est également nécessaire, d’un point de vue laïque et démocratique, d’apporter  des limites à la religion civile pour éviter des risques de totalisation et des « dérives » nationalistes que l’on peut constater en France comme ailleurs.

Là, les religions, comme d’autres options convictionnelles, peuvent apporter une contribution à l’ethos démocratique si elles résistent à une instrumentalisation trop poussée par la religion civile (comme d’ailleurs par la rationalité instrumentale) et font preuve de vitalité.

Sarkozy lui, propose de fait une sorte de système englobant qui inclut les religions (beaucoup moins les autres options convictionnelles) dans une nouvelle sorte de religion civile. Deux polarités en tension me semblent beaucoup plus démocratique et laïque.

Seconde remarque, bien des mutations entraînées par l’esprit rationnel moderne sont sans doute irréversibles. Les religions historiques elles-mêmes ne peuvent plus être des systèmes de croyance et de rituels obligatoires, même s’il s’agit de croyances et de rituels collectifs, partagés. Cela implique qu’existe une appropriation individuelle différenciée où chacun développe une manière personnelle et de croire, de participer ou pratiquer.

C’est cela que n’ont pas compris nombre de partisans de la laïcité dite ouverte, ouverte à des religions dont le fonctionnement resterait inchangé. C’est pourquoi ils risquent fort d’être attirés par les sirènes de la « laïcité positive » du Président de la république.

Cela me semble relever d’un état d’esprit néo-clérical qui oublie une chose : Les manières personnelles de croire peuvent être quantitativement différentes (rattachement plus ou moins faible ou fort à une religion ou une philosophie), mais également qualitativement différente.

 

Nous n’échappons pas, troisième remarque, à certains paradoxes. La religion revendique d’être parlée en terme de « vérité », et c’est sans doute important de poser publiquement la question de la « vérité » dans la société actuelle, qui la fuit. Mais la vérité « même religieuse » (pour parler comme la Déclaration de 1789) est aujourd’hui une vérité livrée à l’individu[4], même à prétention universelle (comme le christianisme, l’islam, le bouddhisme et… le républicanisme) il s’agit d’un universalisme singularisé. Et cela parce que cette vérité n’existe qu’interprétée, réinterprétée[5] de façon personnelle. La religion subit donc le double choc de la réflexivité et de l’individualisation.

 

La pensée des Lumières subit aussi ce double choc. Il est donc logique, et ce sera ma dernière remarque, qu’un dialogue s’instaure non entre pensée rationnelle et pensée religieuse (comme si ces deux pensées étaient forcément exclusives l’une de l’autre), mais entre la réflexion philosophique issue des Lumières et la réflexion théologique de diverses religions.

Un exemple d’un tel dialogue est la rencontre qui a eu lieu, en janvier 2004, entre le philosophe Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger (le futur Benoît XVI). Cette rencontre fut de haute tenue, même si on peut avoir un avis différent de chacun des protagonistes. Il est souhaitable que différents dialogues, à divers niveaux, se multiplient.

Ce n’est donc pas une « laïcité sectaire » (Michèle Alliot-Marie) ou figée qu’il faut opposer à Nicolas Sarkozy, mais une laïcité qui, comme par le passé (1905, par exemple) sait construire du nouveau, en réponse aux défis de son temps.

Non mais !



[1] Cela pour répondre au dominicain Philippe Verdin, qui, lors d’un débat à la télé, m’a accusé d’être « schizophrène » !

[2] Organisation Mondiale de la Santé

[3] J.-. P. Willaime dixit.

[4] Ainsi à l’hôpital, une aide religieuse est apportée naturellement que « si le malade le souhaite », même dans les pays démocratiques qui ne sont pas officiellement laïques.

[5] Et les réinterprétations sont multiples ; c’est pourquoi (par exemple) il est particulièrement absurde (c’est, au minimum, se tromper d’époque) de réduire le port du foulard à une seule signification.

30/12/2007

FACE A L'"INTEGRISME", L'ESPRIT CRITIQUE (suite et fin !)

Bon, c’est la fin de l’année et donc il faut que j’en finisse avec ma Note qui comparait le rapport de la société à la dite « racaille » de banlieue à son rapport aux dits « intégristes » et dits « sectaires ». Mais comme l'an dernier j'avais fait une Note sur Miss France (rappelez vous, c'était une payse à moi qui avait failli avoir la couronne), je dis à tous mes amis de lIle de la Réunion (ceux de l'Université comme ceux de la Ligue des Droits de l'homme) que je suis de tout coeur avec eux dans la défense de leur Miss. Non, mais sans blague, faire tout un schprumf pour des photos aussi anodines,...Bravo à l'évêque de ne pas être tombé dans le panneau.

Et maintenant, retour à la Note: 

Résumé des 2 chapitres précédents : L’idée de cette comparaison m’était venue (je le rappelle) en lisant l’intéressant petit livre De la discrimination négative de Robert Castel, où il montrait qu’il s’opère un déplacement des conflits qui traversent toute société, vers les marges de cette société. Ainsi au lieu d’affronter ces conflits, d’être parfois des « adversaires », on peut produire du consensus social, entre gens normaux, bien ensemble, et ce qui va mal, ce qui provoque un malaise tend à être rejeté sur des asociaux, des marginaux, des non-intégrés, bref des « ennemis de l’intérieur », que l’on rejette dans l’extériorité (Note du 1er décembre et début de la Note du 16 décembre)

Ce que Castel analyse au niveau social, fonctionne aussi, me semble-t-il, analogiquement au niveau du symbolique, et là j’expliquais ce que j’entends par symbolique et en quoi le symbolique englobe le religieux, sans se réduire au religieux. Je posais, in fine, le problème de « l’ordre symbolique juste » (suite de la Note du 16 décembre).

Là-dessus, Sarko est devenu chanoine, interrompant mes élucubrations. Ce n’est pas bien M’sieur l’Président d’interrompre ainsi les gens quand ils parlent !

 Allez, maintenant, vous êtes remis dans le bain, je peux finir. Il le faut d’autant plus que je ne me rappelle plus toutes les idées géniales que je voulais vous livrer gratis pro Deo. Rassurez-vous, il m’en reste quand même une et je vais rebondir à partir de là.

Il y a eu un sondage, en octobre-novembre, commandité par La Croix qui effectuait une enquête, dans plusieurs numéros, sur le christianisme aujourd’hui. Et quelques uns des résultats m’ont particulièrement frappé.

 Ainsi, à la question :  « pensez-vous que « toutes les religions se valent ? »  Réponse : 63% de oui chez les cathos pratiquants ; 65% de oui chez les sans religions. Pour ces derniers, il est logique que le « oui » soit massif ; on pourrait même penser a priori qu’il ferait plus des 2/3 du sous-échantillon. Peut-être chez certains (il ne faut pas se le cacher) la réponse est « non » car ils pensent (c’est ce que certains medias ont tendance à leur mettre dans la tête) que « l’islam » vaut moins que d’autres religions. Mais que le pourcentage de « oui » soit pratiquement le même chez les catholiques pratiquants, voila qui interroge.

 A la question sur « les tâches prioritaires du christianisme au XXIe  siècle » : le triptyque : « Lutter contre la pauvreté ici chez nous » ; « Agir pour la paix dans le monde » ; « Etre présent et disponible dans les moments clefs de la vie », arrive en tête dans toutes les réponses. La seule différence c’est que c’est dans cet ordre pour l’ensemble de l’échantillon et pour les sans religion, alors que les catholiques pratiquants mettent « la paix dans le monde » avant « la pauvreté ici chez nous ».

Les items qui arrivent en tête comme « tâches prioritaires du christianisme » (y compris chez les catholiques pratiquants) n’ont donc rien de « chrétien ». Un membre de n’importe quelle autre religion, un athée convaincu, un agnostique peut très bien considérer ces tâches comme prioritaires. On peut dire que les 2 premières sont des fonctions du politique, appartiennent à la responsabilité citoyenne, et la troisième  relève davantage de la morale personnelle de chacun.

 Bien sûr, le christianisme peut contribuer à ces tâches. Mais, il ne s’agit en rien de tâches spécifiques, de ce qui ferait son identité propre. Or c’est le rôle majeur qui lui est attribué à la fois par la société globale française et par la majorité des catholiques pratiquants français (les orthodoxes et protestants, minoritaires, ne constituant pas, dans le sondage, un sous échantillon).

Arrive dernier des 5 items proposés par le sondage « Faire connaître le message du Christ », dans ensemble de l’échantillon (15%) et chez les sans religions (5%).  Cet item est avant dernier chez les catholiques pratiquants avec 34%, c'est-à-dire un tiers des catholiques pratiquants. Or la formulation : « faire connaître message », est assez light.

Ce n’est pas demander aux gens si parmi les tâches prioritaires du christianisme il y a prêcher la résurrection du Christ ou un Dieu en 3 personnes, ce qui historiquement, constituent des croyances spécifiques transmises au cours des siècles par l’Eglise catholique, les Eglises orthodoxes et la plupart des Eglises protestantes.

 On voit donc, à partir d’un sondage de ce type (et ce n’est pas nouveau, les études d’Yves Lambert notamment allaient tout à fait dans ce sens), à quel point, le fait même d’avoir des convictions qui ne sont rien d’autres que des croyances séculaires de la plupart des Eglises chrétiennes vous rejettent aujourd’hui dans les marges de la société française.

Les sondeurs n’ont pas (à ma connaissance) croisé les réponses « non » à « toutes les religions se valent » et celles qui font de « faire connaître le message du Christ » une des tâches prioritaires, il y a de bonnes chances pour qu’elles se recoupent en grande partie, formant un petit sous-sous-échantillon, un groupe en dissensus avec les valeurs dominantes de la société. Un groupe à distance de la façon dominante dont la société considère les religions en général et le christianisme en particulier, façon intériorisée par la majorité des catholiques pratiquants.

Et très souvent vous entendez de telles personnes (ou d’autres qui leur ressemblent, en ayant des contenus de croyances autres, non chrétiens) être qualifiées d’ « intégristes » ou de « sectaires ».

 Précisons 2 ou 3 choses :

D’abord, ces résultats n’ont rien à voir avec la laïcité. Les enquêtes européennes montrent que des pays à religion établie ou à religion nationale (l’Angleterre, le Danemark par exemple) sont dans une situation analogue. Cette situation est le résultat d’un processus de sécularisation, pas de laïcisation.

Des chrétiens convaincus qui mettraient en cause la laïcité, qui (du coup) succomberaient aux sirènes de la « laïcité positive » sarkozienne se tromperaient de diagnostic (et donc de solution à leur problème). Il est tentant d’accuser la laïcité car du coup, on peut avoir des adversaires à combattre (les « laïcards »), on peut rejeter « la faute » sur quelqu’un. La laïcisation, la laïcité met en jeu le politique, des forces sociales, des laïcisateurs, des partisans de la laïcité.

 
La sécularisation est le résultat (excusez mon jargon de sociologue) de la dynamique sociale, c'est-à-dire d’interactions extrêmement complexes entre l’ensemble des acteurs de la société. Olivier Roy montre, dans ses livres sur l’islam que les partisans de l’islam politique, que les fondamentalistes musulmans sont, souvent des agents sécularisateurs malgré eux.

En fait, je dirai aussi que la laïcisation est le résultat d’interactions entre acteurs sociaux. Il n’empêche, on peut beaucoup plus facilement croire pouvoir désigner l’adversaire, le méchant, dans ce qui relève de la laïcisation, et (de tous côtés !) on ne se fait pas faute de le faire.

Tandis que la sécularisation, l’adversaire est d’autant moins cernable que, dans les sociétés modernes, elle déstabilise tout le monde puis qu’aujourd’hui les grandes institutions qui avaient opéré à leur profit des transferts de religieux (l’école-sanctuaire, la médecine sacralisée,…) sont atteintes par la sécularisation.

D’ailleurs, les chrétiens doivent-ils considérer la sécularisation comme leur « ennemie » ? On vient de fêter Noël (chrétiens ou pas !) qui est la fête d’un petit enfant né dans une étable, et qui finira mort sur une croix. Se retrouver minoritaire, marginal dans une société sécularisée ressemble un chouia plus à cela qu’une société au christianisme triomphateur, non ?

 Ensuite, ce qui est en jeu là, n’est pas la sécularisation en elle-même que la sécularisation jointe à un conformisme social qui fait que des chrétiens convaincus sont rejetés dans les marges socio-symboliques, se trouvent en dissensus avec les valeurs dominantes de la société (par exemple, l’idée « que toutes les religions se valent ; ou que la tâche prioritaire du christianisme est de lutter contre la pauvreté ou de promouvoir la paix). Cela entraîne plusieurs conséquences :

-         ces chrétiens vont devenir a priori suspects d’être « intégristes » ou « sectaires », alors qu’ils peuvent être tout à fait tranquilles, bons citoyens, etc. Le seul fait de ne pas être au diapason des valeurs dominantes les rend implicitement suspects.

-         et a fortiori, encore plus s’il s’agit de personnes convaincues qui n’appartiennent pas au christianisme, mais à d’autres religions socialement et historiquement moins « balisées », parce que moins enracinées dans l’histoire et la culture françaises.

D’où (re jargon de sociologue, je tente de ne pas y recourir souvent, mais parfois il faut utiliser des termes précis) production sociale de « l’intégriste » ou du « sectaire » comme celui qui a un autre univers symbolique que la majorité, qui est hors du quasi consensus symbolique.

Comment repère-t-on ce quasi consensus ? Par des court circuits : ainsi l’idée (très répandue) que si on ne pense pas que toutes les religions se valent, on est intolérant. C’est une idée typique de la religion civile à la Jean-Jacques Rousseau, et vous la rencontrez souvent répétée. Or, elle est particulièrement stupide car elle confond le respect de l’autre (la tolérance, le pluralisme) et l’imposition d’une logique de l’équivalence qui, en fait, est elle-même intolérante : j’ai le droit de choisir une option religieuse (ou irréligieuse) et de l’estimer supérieure aux autres, c’est même ce doit qui est au fondement de la laïcité.

Ce que demande la laïcité, c’est la gymnastique intellectuelle qui fait que, tout en ayant ses propres choix, et y tenant, on tolère, on respecte ceux des autres. Et cette gymnastique intellectuelle là, le minoritaire, celle ou celui qui se trouvent plus ou moins hors du consensus, l’effectuent plus souvent que celle ou celui qui n’ont pas de véritable choix personnel et dont les idées s’imprègnent des idées majoritaires, dominantes.

Les « idées de son temps » dira-t-on plus tard, de façon condescendante, en estimant qu’elles étaient erronées, voire mauvaises (ainsi Hergé avait « les idées de son temps » en écrivant Tintin au Congo !).

 Cela ne signifie nullement qu’il n’existe pas des gens véritablement intolérants, mais que l’on met dans le même sac des tolérants et des intolérants, des minoritaires tranquilles et des extrémistes. Cela est non seulement de l’intolérance, mais aussi de la bêtise. Comment arriver à lutter contre les véritables extrémistes si on les confond avec tous ceux et celles qui sont simplement des gens convaincus qui tendent de vivre selon leurs convictions ?

Cela signifie aussi une sacralisation du social : ce n’est pas par hasard que Rousseau reprend le terme de religion quand il parle de religion civile. Et donc une absence d’esprit critique à l’égard des idées dominantes de la société.

Le problème est là, ce qui me sépare des gens qui me lancent moult injures (moins drôles que celles du capitaine Haddock, malheureusement !) n’est pas une pseudo indulgence vis-à-vis d’extrémistes, c’est le fait que ces gens sont parfaitement à l’aise dans les conformismes sociaux les plus plats.

Il ne s’agit donc pas d’angélisme, ni d’apologie de la désocialisation qui risque toujours conduire à l’enfermement dans une bonne conscience elle aussi abêtissante (même quand elle ne légitime pas la violence). Je signale pour une approche fine, non essentialiste et assez proche de la mienne, de l’intégrisme en islam,le très intéressant petit livre de Dounia Bouzar, L’intégrisme, l’islam et nous paru aux éditions Plon il y a quelques semaines.

 Entre diabolisation et angélisme, l’esprit critique. Nous allons en reparler tout au long de 2008.

Je vous souhaite une Fantastique Année 2008, avec un jour en plus (le 29 février, cadeau à tous les internautes qui consultent ce Blog) pour pouvoir « vivre plus ». 

 

16/04/2007

PROPOS (un peu) DECALES SUR LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE

Plusieurs d’entre vous m’ont reproché mon silence sur la présidentielle : « Alors vraiment, tu n’a rien à dire ? Cela m’étonnerait énormément » me mèle un ami. Si, bien sûr, mais il m’a semblé que ce n’était pas l’objectif premier du Blog, surtout que la laïcité est assez absente des débats et que, de mon point de vue cela vaut mieux.

« Ah, mais justement, explique toi là-dessus, me rétorque-t-on. » Bref, pas moyen d’y échapper, et c’est le dernier moment pour le faire. Donc, voilà quelques remarques.

 

 

Les sondages :

Un premier ensemble de remarques concerne les sondages, omniprésents, à la fois scrutés, cités et contestés. Mon ami Jean Cayrol, de csa défend bec et ongles sondages et sondeurs (cf une tribune du Monde, dont je n’ai plus la date en tête) en indiquant en substance que les sondeurs font du travail sérieux et que le résultat de ce travail est celui de toute démarche de sciences humaines, avec son intérêt et ses limites : il ne faut pas lire les sondages comme des pronostics, mais comme une photographie de l’opinion, à un moment donné.

OK, pour l’avoir vu à l’œuvre, je ne doute pas de la qualité de son travail. Mais j’aimerais faire quelques observations complémentaires
D’abord, comme il l’explique bien, une part du sérieux de ce travail vient des redressement, souvent accusés de « manipulations » mais en fait, plaide-t-il, effectués selon des méthodes éprouvées à partir des expériences passées. Elles ont montré qu’un certain nombre de gens qui votaient Le Pen n’osent pas le dire, que par contre des gens annoncent qu’ils voteront écologique alors qu’ils voteront finalement autrement (parce qu’annoncer un vote écolo semble moins s’engager), etc. Bref, en confrontant, à chaque fois, sondages et réalité du vote, on améliore la « scientificité » des résultats.

Fort bien, mais alors qu’en est-il du sérieux des sondages sur tous les sujets « d’opinions », de « faits de société », etc sur lesquels on n’effectue pas les mêmes redressements, sur lesquels on n’a pas la possibilité de confronter avec une réalité qui testerait le degré de véracité des réponses données ? Si les arguments présentés pour justifier les redressements sont justes, ils posent une question sur les sondages courants, non ? Or ce problème ne me semble pas aborder.

Les redressements, montrent quand même que l’on ne cherche pas seulement une photographie de l’opinion à un moment donné, mais à savoir quand même pour qui, finalement,  on votera. Ce qui est assez logique, car après coup, on va estimer que les sondages se sont trompés ou ne se sont pas trompés d’après le résultat final. Il est donc bien difficile d’exclure toute dimension de pronostic, et de prétendre qu’il s’agit là seulement d’une fausse interprétation des sondages.

Ensuite, il y a un aspect immergé dans l’iceberg des sondages : A côté des sondages commandités par les médias, il y a ceux pays par le staff des candidats et qui portent en général sur les « attentes » de l’opinion. Souvent quand arrive tout à coup une prise de position qui vous semble vraiment incongrue, voire même débile ou scandaleuse, cette déclaration est faite étant donné les résultats d’une étude qui ne sera jamais publiée car elle a été achetée par telle ou telle force politique, à condition d’en avoir l’exclusivité. Là, ces études servent donc d’instrument idéologique.

Enfin, il faut réfléchir sur le rôle des sondages en aval. Les sondages publiés ne sont pas qu’une photographie, ils sont aussi (de plus en plus peut-être, étant donné l’euphémisation des frontières idéologiques) un élément actif dans la stratégie du citoyen électeur. Pour cette campagne, on a noté (par exemple) que Bayrou a fait un bond quand un institut de sondage a effectué une enquête sur un hypothétique second tour Sarkozy – Bayrou (là, on était en plein dans un pronostic, fort hypothétique au demeurant) et a décrété Bayrou, plus facilement vainqueur que Royal. Il faudrait effectuer des enquêtes sur ce rôle des sondages, or ce n’est pas fait.

Moralité : le déficit de scientificité, à mon sens, n’est pas là où on le met souvent, il existe cependant.

 La campagne électorale:

Au-delà des sondages, que dire de la campagne ? J’ai joué l’analyste de sciences politiques à un de mes déplacements à l’étranger où une radio, au lieu de m’interroger, comme d’hab, sur la laïcité, m’a posé des questions sur le déroulement de la campagne électorale. J’ai répondu que c’était une campagne intéressante. C’était, il est vrai avant le tournant qu’a représenté la proposition de ministère de « l’immigration et de l’identité nationale ». Mais, l’actualité marchant beaucoup à l’amnésie et l’amnésie (comme la peur) étant « mauvaise conseillère », j’indique rapido pourquoi j’ai pu donner une telle réponse .

Contrairement aux campagnes précédentes il n’y a ni président de la République sortant, ni premier ministre et, à part Le Pen et Laguiller, les candidats ont moins de soixante ans. Cela signifie que les principaux candidats (disons le tiercé Bayrou-Royal-Sarko) ont du conquérir leur candidature, et ils l’ont fait en prenant chacun certains risques, en remuant leur propre camp, en prenant des initiatives. On peut, bien sûr, désapprouver certaines d’entre elles comme citoyen. Mais, au niveau de l’analyse, il faut reconnaître que la pré-campagne et le début de celle-ci ont fait, comme on dit « bouger les lignes », se sont éloignées des propos convenus. Ensuite, cela a été différent, mais n’oublions pas ce que cette « cuvée » 2007 a apporté d’original, pour ne pas sombrer dans un trop grand pessimisme.

Il me semble important de convier à cette petite prise de distance à l’égard des opinions que légitimement nous pouvons avoir. Pour jauger une campagne, il faut se garder de prendre les choses au premier degré mais tenir compte de 2 contraintes essentielles :

La première est que les candidats qui veulent l’emporter doivent convaincre plus de 50 % des électeurs (et les autres élargir leur base électorale). Et donc, il est logique que personne ne soit en accord complet avec l’ensemble de leurs propos ou de leurs attitudes. On n’en est plus à une conception quasi religieuse de la politique où on en attend un salut terrestre. ? On est beaucoup plus dans : qu’est ce qui est le moindre mal, dans ce qui s’avère acceptable par une large fraction de l’opinion ?

La seconde est que, étant donné cette contrainte, le reproche fait à la campagne d’être trop médiatique et pas assez sur les questions de fond n’est, certes, pas du tout faux (et comme les autres, j’aurais une liste d’insatisfactions très longue à présenter) mais un peu vain. Car il est possible de généraliser aux médias ce que nous venons de voir des sondages : loin d’être uniquement un reflet, ils sont un élément très actif, voire déterminant. En amont des reproches qu’il est possible de faire, chacun doit donc se poser la question : en quoi ma propre opinion n’est-elle pas déterminée par les médias ? Comment je fais pour être autonome par rapport à la présentation médiatique des choses ?

 La laïcité

C’est dans cet état d’esprit que je peux soutenir qu’il est heureux que la laïcité ait été si peu présente dans la campagne. Vu la façon dont la laïcité dominante est aujourd’hui en France une religion civile, le moins on en dit pour appâter l’électeur, le mieux c’est.

Voilà ce que j’ai répondu en substance à un journaliste qui m’interrogeait sur le sujet. Et j’ai ajouté que ce qui se passait confirmait, hélas, mes analyses : derrière beaucoup d’utilisations actuelles du mot « laïcité » se cache une optique nationaliste.

Cette optique a été mise à nue par la proposition de ministère de « l’immigration et de l’identité nationale ». Je suis à peu près persuadé que cette proposition relève de ce que j’ai indiqué des sondages non publiés : elle n’a pas été faite sans étude préalable. Voilà la réalité crue qui est le résultat de tout le discours dit « républicain ».

A ce niveau, en effet, il ne servirait à rien de dénoncer cette proposition sans analyser (et dénoncer) le discours qui l’a engendré. L’optique, par exemple, du Haut Conseil à l’Intégration. Quand on fait un rapport aussi idyllique sur l’histoire de France et de la laïcité en France, gommant ses zones d’ombres, multipliant les erreurs (vous vous rappelez : les Mexicains en séparant l’Eglise et l’Etat à la fin des années 1850 se sont inspirés de la loi française de séparation de…1905.  Ah, ils sont intelligents ces Mexicains : ils se sont dit : « Voyons comment les Français s’y prendront dans un demi siècle et imitons les » !).

Bien sûr, je ne suis pas du tout d’accord, mais je trouve trop facile cette indignation primaire de la part de gens qui contribuent à en arriver là. Encore une fois, il ne sert à rien de dénoncer cela si on ne dénonce pas la Nationale-laïcité du Haut Conseil à l’Intégration et de bien d’autres.

 Et finalement, pour qui ?

l n’y a guère de mystère, parce que j’ai déjà pris position publiquement : j’ai fait campagne et je voterai pour Ségolène Royal. 

Je mets ci après le contenu d’une interview que j’avais donné à l’hebdomadaire Réforme en février dernier. Elle portait sur ma participation, il y a 10 ans maintenant au Cabinet de Ségolène Royal quand elle était ministre déléguée à l’instruction scolaire. Voila le contenu de l'interview, telle que synthétisée par le journaliste (elle avait duré une bonne heure): 

Dans quelles conditions avez-vous été amené à faire partie du Cabinet de Ségolène Royal ?

J’ai publié, en 1997, un ouvrage sur la morale laïque que l’éditeur a envoyé à diverses personnalités dont Ségolène Royal. Elle était alors ministre déléguée à l'Enseignement scolaire du Gouvernement Jospin auprès d’Allègre, ministre de l'Éducation nationale. C’est elle qui a pris contact avec moi, ce qui est bien dans sa manière, simple et directe. Lors de ce rendez-vous, j’ai été séduit par sa spontanéité et sa disponibilité. Elle m’a proposé de m’occuper des « initiatives citoyennes » qu’elle venait de lancer. Il fallait impulser une formation à la citoyenneté et soutenir les expériences intéressantes déjà faites par certains professeurs.J’ai accepté de tenter l’aventure pour six mois. J’y suis resté treize mois et je suis parti quand j’ai été élu Président de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

J’étais le franc-tireur du Cabinet composé surtout d’énarques et de profs du secondaire. J’avais de fait une relation confiante avec elle, libre et sans complexes.

Quels souvenirs gardez-vous de son comportement avec ses collaborateurs. Certains ouvrages récemment parus la décrivent cassante, dure, autoritaire… 

Elle est avant tout très exigeante. Elle s’estime chef d’orchestre et a des objectifs précis. Il faut que ses divers collaborateurs fonctionnement à partir du tempo qu’elle donne. Au début, je me suis fait un peu « remonter les bretelles » car j’avais l’habitude de commander et donc je prenais des initiatives sans lui en référer. Mais je peux témoigner qu’elle l’a toujours fait en me respectant, en m’expliquant ce qui n’allait pas, jamais devant d’autres personnes du Cabinet... et avec un charmant sourire ! Je ne l’ai jamais trouvé cassante. Et j’ai vite compris comment il fallait fonctionner. Par contre, une fois l’erreur venait d’elle, elle l’a assumée sans essayer de me faire porter le chapeau. C’est assez rare pour être noté.

Je pense qu’une femme qui fait une carrière politique est forcément un peu autoritaire. Certains hommes n’acceptent pas facilement d’être commandé par une femme. Et un ministre, c’est un peu Daniel dans la fosse aux lions  car des membres du Cabinet tentent de tirer leur ministre vers leurs propres objectifs. Elle devait avoir une connaissance générale de tous les dossiers pour ne pas se laisser entraîner. Sans parler de la résistance passive des administrations qu’il faut continuellement tenter de vaincre à chaque tentative de réforme.

 Ses détracteurs la disent encore obsédée par les questions d’image et de présence dans les médias depuis de longues années…

Elle est soucieuse de son image, cela au service de ses convictions. Elle a de vraies convictions. Certains socialistes ne la suivaient pas sur des questions comme le bizutage. Nous nous heurtions à de très puissantes associations d’anciens élèves. Elle prenait des risques et se montrait sensible à l’écho rencontré. Je crois qu’elle en voulait un peu à Jospin de ne pas disposer d’un ministère plein. Elle ne ménageait pas ses efforts pour rétablir une bonne image des profs à l’encontre de son ministre, Claude Allègre qui ne les ménageait pas.

Son ambition à de très hautes fonctions était-elle déjà sensible ?

Sur le moment je ne l’ai pas senti. Avec le recul, certaines attitudes me font penser qu’elle estimait ne pas avoir dit son dernier mot en étant ministre délégué. Je pense que, jeune conseillère de Mitterrand, elle a beaucoup observé et appris. Nous avons parfois parlé de lui et de sa manière terrienne de faire de la politique, comme si elle voulait s’en inspirer dans une carrière qu’elle imaginait plus longue et plus ambitieuse.

Quelles sont, d’après vous, ses convictions propres et la source de son engagement ?

Elle est de famille catholique et semble avoir été marquée par cette éducation. Elle m’a pourtant confiée qu’elle s’était éloignée de l’Eglise catholique en raison de son antiféminisme. Certaines valeurs chrétiennes l’intéressent, le dépassement d’une raison instrumentale par exemple.

François Hollande et Ségolène Royal ont cheminé dans « l’écurie de Jacques Delors », et sans doute là l’imprégnation d’un humanisme chrétien a continué, mais sans référence explicite, dans une attitude d’attirance et de dissensus.

Sur le plan politique, elle n’est ni marxiste ni d’un socialisme doctrinaire. Elle a un sentiment  aigu de l’injustice, des injustices commises à l’égard de personnes en position de faiblesse. Ses combats contre le bizutage, contre la pédophile partaient de là. Certains, y compris au Cabinet, considéraient que cela relevait d’une vision plutôt traditionnelle de la sexualité. Mais souvenez-vous qu’elle a aussi introduit dans les lycées la présence de la pilule du lendemain. D’où cet aspect inclassable. Elle est de gauche, mais pas toujours à la manière de la gauche…

 Dernière polémique liée à quelques gaffes ou imprécisions politiques, est-elle assez compétente pour le poste convoité ?

Elle n’a effectivement pas occupé que de ministère régalien, mais a été trois fois ministre, y compris de l’environnement, sujet dont l’importance va croissante. Quand je l’ai vue à l’oeuvre, elle a montré une grande capacité à synthétiser les dossiers et à prendre de bonnes décisions. Dans cette campagne elle doit passer à un niveau supérieur de responsabilité et arriver à maîtriser l’ensemble des domaines. Mais, après tout, ni Sarkozy ni Bayrou n’ont été premier ministre.

Elle est la première femme candidate crédible à la Présidence. Elle doit donc forcer un tabou, celui que l’on opposait aux premières femmes pasteurs, avocates ou médecins. Pour moi, la C’est plutôt le maintien de certains archaïsmes du socialisme français qui m’interrogent et surtout les pesanteurs culturelles de la France d’aujourd’hui. Quelque soit le prochain président, la tâche sera très difficile.

 

 

Bref commentaire  et une anecdote pour finir :

Je remarque que Bayrou n’a pas non plus eu de ministère régalien et qu’on ne lui en a pas fait de procès (ce qui est normal, mais alors ne l’est pas pour Royal)  

Il me semble clair que la percée réalisée par Ségolène Royal en étant la première femme candidate en ayant une réelle chance de succès a été semée d’embûches et que, jusqu’au dernier moment, ce sera plus difficile pour elle que pour les autres. Ce sont des siècles de machisme qu’elle doit combattre en même temps que ses adversaires, et je trouve que globalement, elle le fait bien.

Et maintenant, l’anecdote, qui est un bon souvenir : donc je venais de publier mon livre : La morale laïque  contre l’ordre moral, consacré à l’enseignement de la morale laïque sous la IIIe République, où je montrais que, jusqu’en 1914 en tout cas, cet enseignement avait été plus subtil et plus progressiste qu’on ne l’a dit. Elle m’a demandé si j’étais uniquement historien ou si j’étais intéressé par les problèmes de morale citoyenne aujourd’hui. Je lui ai répondu que, oui, j’étais intéressé… Elle m’a alors demandé de lui faire une fiche donnant mes idées sur le sujet et m’a invité à prendre un petit déjeuner avec elle. J’arrive, j’avais mon porte-document plein car ma journée s’annonçait chargée. J’étais quand même un peu impressionné. Et, patatra, tout le contenu de mon porte-doc s’étale par terre. Et voilà, Ségolène Royal à quatre pattes avec moi pour ramasser ce contenu. J’ai trouvé cela très sympa comme premier contact.

J’en ai plein d’autres, car j’ai gardé un très bon souvenir de cette époque. Aller, une autre, une qui indique la difficulté et les malentendus de la fonction ministérielle. Il y a eu un mouvement de grève assez dur dans le 93 en 1998. Nous l’avions vu venir et avions demandé au 1er ministre de prendre des mesures qu’il n’avait pas prises. Ségolène Royal m’amène dans le 93 discuter avec des représentants de grévistes. A la sortie, une fois remontée en voiture, on est entouré par un ensemble de gens à l’attitude très hostile. Elle ouvre alors sa vitre pour parler avec eux, mais le garde de sécurité qui était là trouvant la situation dangereuse, l’a obligée à remonter la vitre. Et oui, une personnalité politique ne fait pas toujours ce qu’elle souhaiterait. Et je l’ai tellement vue alors passionnée de dialogue, que la façon non-conformiste, « participative », dont elle a pris les choses ne m’a pas du tout étonné.

Aller, à la semaine prochaine. Sans doute les résultats du premier tour m'inspireront quelques commentaires.

 

 

04/04/2007

Du nouveau du cote de la Ligue de l'enseignement

Chers Amis

Juste une information avant de vous donner la suite de laNote sur Le multiculturalisme canadien a la fin de la semaine:

Le site www.laicite-laligue.org est entièrement rénové.
offre de plus un accès vers un nouveau site "La laïcité à l'usage des éducateurs"
Mise en ligne le jeudi 5 avril.

A cette occasion une réception est organisée le même jour
à 10h30 au Conseil Economique et Social
9 place d’Iéna, Paris – 16ème Métro : Iéna (ligne 9)

Les invitations sont envoyées sur simple demande par mel à
mgallard@laligue.org

ou en répondant directement à ce message
Attention: dans la limite des places disponibles !

Le site www.laicite-laligue.org , éditeur de la présente "Lettre laïque", est un site de la Ligue de l'enseignement. Il a été rendu public en mars 2004. Il propose aujourd'hui plus de 600 documents L'abondance des documents proposés, le repositionnement du thème "Loi de 1905" parmi une trentaine d'autres thèmes (de "La République" au "blasphème" en passant par "L'Emancipation des femmes", "La question scolaire", "L'Alsace-Moselle"...), de nouvelles possibilités techniques ont rendu nécessaire et souhaitable le transert du site sur une autre structure, reprenant tous les documents et les enrichissant, sous une forme plus dynamique et conviviale. Le suivi de l'actualité sera privilégié grâce à la nouvelle page d'accueil et à la "Lettre laïque" dont la forme sera aussi rénovée.

"La laïcité à l'usage des éducateurs" Associations d’éducation populaire, complémentaires du service public d’éducation, les Ceméa, les Francas et la Ligue de l’enseignement souhaitent, en créant ce site, aider l’ensemble des éducateurs à mettre en œuvre, dans l’école comme dans la cité, une laïcité qui apprenne à vivre ensemble, au sein de la République, dans le respect réciproque des personnes quelles que soient les convictions philosophiques, religieuses ou politiques de chacun, tout en favorisant l’appropriation des valeurs collectives sur lesquelles se construit un destin commun. Il est organisé autour d'une centaine de questions / réponses très concrètes. On peut y accéder à partir de la page d'accueil de chacune des organisations.

 

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27/02/2007

UNE AUTRE CHARTE DE LA LAÏCITE

Vous etes gâtés, cher(e)s internautes: deux Notes cette semaine: la suite du commentaire sur la Charte, et  surtout l'annonce d'une autre Charte, beaucoup interesssante et UTILEProposée par  les CEMEAS, les FRANCAS, et la LIGUE DE L'ENSEIGNEMENT:                    

CHARTE DU SITE LAICITE A USAGE DES EDUCATEURS

Associations d’éducation populaire, complémentaires du service public d’éducation, les Ceméa, les Francas et la Ligue de l’enseignement souhaitent, en créant ce site, aider l’ensemble des éducateurs à mettre en œuvre, dans l’école comme dans la cité, une laïcité qui apprenne à vivre ensemble, au sein de la République, dans le respect réciproque des personnes quelles que soient les convictions philosophiques, religieuses ou politiques de chacun, tout en favorisant l’appropriation des valeurs collectives sur lesquelles se construit un destin commun.

Aujourd’hui la laïcité, telle qu’elle s’est progressivement construite dans notre pays, est confrontée à des revendications de toute nature devant lesquelles les éducateurs, parents, personnels de l’Education Nationale, formateurs, animateurs ou travailleurs sociaux se sentent parfois démunis. Pour y remédier, ce site, dont le contenu évoluera en fonction de leurs réactions et de l’actualité, donne sur diverses questions des informations sur les aspects juridiques, législatifs ou réglementaires, mais aussi des prises de position diverses et argumentées ainsi que des témoignages et des relations d’expériences. Dans un proche avenir, il traitera de la question des rapports entre l’enseignement public et l’enseignement privé et des situations diverses dans les autres pays européens.

Conçu dans un esprit laïque, c’est-à-dire serein et dépassionné, mettant à l’écart les préjugés, les idées toutes faites ou les stigmatisations, et évitant le « prêt à penser » ou l’affirmation de certitudes non fondées, il veut permettre aux éducateurs d’apporter des solutions appropriées, conformes aux valeurs républicaines, par une démarche individuelle, rationnelle et critique et par l’action collective.

Le parti pris a été de traiter des questions concrètes que se posent les éducateurs. A chaque question correspond une brève réponse et une invitation à approfondir la réflexion par la consultation de divers documents.

La réponse expose d’abord, en quelques lignes, la problématique de la question, en particulier elle identifie le contexte dans lequel elle se pose avec une mise en perspective historique et culturelle et précise les conditions d’application selon les lieux ou les publics auxquels elle s’adresse. Elle rappelle les principes en jeu et présente sommairement le cadre juridique. Elle développe brièvement les principales positions exprimées sur la base d’approches philosophiques ou de mentalités différentes, en indiquant leurs auteurs (universitaires ou chercheurs, personnalités religieuses ou politiques, responsables d’organisations laïques …) tout en précisant qu’au regard des principes laïques, « tout ne se vaut pas et tout n’est pas égal » et en donnant éventuellement la position de nos trois organisations. Pour terminer, la réponse invite à poursuivre la réflexion en consultant, en tant que de besoin, des documents, sous forme de PDF, sur le cadre juridique, les diverses prises de position argumentées et les témoignages ou les relations d’expériences sur les problèmes posés. Par ailleurs, une bibliographie et l’adresse d’autres sites pouvant être consultés seront proposées.

L’ensemble des réponses aidera les éducateurs à mieux appréhender les situations auxquelles ils sont confrontés, en leur permettant de prendre en compte les dimensions psychologiques, les traditions culturelles, les situations sociales et les discriminations vécues par les jeunes.

Les réponses chercheront ainsi à faciliter leurs démarches pédagogiques afin d’aider les élèves, les étudiants et les jeunes en général, à faire la distinction dans les problèmes posés entre ce qui relève :

-         de leurs convictions philosophiques, religieuses ou politiques personnelles qui doivent être respectées pour que soit garantie la liberté de conscience. Ces convictions relèvent de choix individuels sur la base d’une éthique, d’un acte de foi, d’une expérience personnelle ou d’affinités collectives enracinés dans leurs contextes sociétaux. Elles permettent de donner un sens à leur vie et favorisent des engagements qui peuvent être confrontés à d’autres engagements. Elles ne peuvent être ni contraintes, ni interdites, sous réserve qu'elles respectent les principes démocratiques, les libertés fondamentales et les lois de la République, ainsi que l'égalité en droit et en dignité des êtres humains. Chacun, à tout moment, a le droit et la liberté de changer de convictions ou de modifier leurs expressions.

-          de l'état des connaissances scientifiques et des savoirs actualisés qui doivent faire l’objet d’un apprentissage et d’une acquisition par tous pour que la question posée soit traitée de façon rationnelle et critique. Ces savoirs ne peuvent être contestés au nom de considérations philosophiques, religieuses ou politiques car ils sont le résultat du travail de la communauté scientifique, à partir de règles explicites dans un domaine de validité clairement établi et donc partageables par tous au sein d’une même société. La réponse précisera qu’ils ne sont pas des dogmes, comportant des risques de dérives scientistes, mais qu’ils font l’objet, au contraire, d’une recherche permanente et de travaux scientifiques pouvant éventuellement conduire à leur approfondissement, voire leur remise en cause sur la base de nouvelles découvertes.

-          du cadre juridique, défini par des lois, des règlements, des textes et des conventions internationales ou la jurisprudence, qui doit être connu et appliqué. Il sera précisé, qu’en démocratie, tout droit établi par la Représentation nationale, fait naturellement l’objet d’interprétations, qu’il peut être contesté mais qu’il doit être appliqué tant qu’il n’a pas démocratiquement été modifié, sachant que son application exige un jugement personnel nécessaire qui implique la responsabilité de chacun.

Si, en raison des statuts particuliers en Alsace et en Moselle, en Guyane ou dans les Collectivités d’Outre Mer, des dispositions juridiques spécifiques existent, la réponse à la question le précisera.

Enfin, si, pour une question précise, il n’existe pas de dispositions juridiques spécifiques, la réponse proposera des attitudes où les règles s’apprécient et se justifient par la recherche de l’intérêt général. Elles sont alors le résultat d’un débat démocratique et ne sauraient être imposées, ni au nom de principes présentés comme universels, ni sous la pression des groupes religieux ou politiques.

L’ensemble du site montrera que ces dimensions ne sont ni antinomiques ni même sans interrelations, mais que leur confusion doit être évitée afin de pouvoir vivre ensemble dans une même société. Il indiquera, qu’en démocratie, il est nécessaire que soient articulés intelligemment des mesures juridiques, des dispositions politiques et des liens sociaux afin de permettre à chaque personne que soit respectée son identité et de garantir l’expression de la diversité tout en assurant un sentiment commun d’appartenance susceptible de construire un destin partagé.

Plus généralement, par les documents auxquels il donnera accès, le site cherchera à inscrire les réponses aux problèmes qui se posent dans le cadre d’une République garante de l’intérêt général et donc indépendante de toutes les options spirituelles et des intérêts particuliers. Il mettra en évidence que l’approche laïque concerne l’ensemble des interventions de tous ceux qui veulent imposer leurs opinions ou des comportements à partir de leur approche spécifique, qu’il s’agisse de leurs options philosophiques, religieuses ou politiques, de leur expertise autoproclamée, ou pour promouvoir des intérêts économiques à caractère marchand. Il mettra en évidence que la laïcité n’est pas une option spirituelle particulière, mais la condition d’existence de toutes. Elle est une éthique du débat démocratique, seul moyen de préserver la paix civile par une construction permanente de l’indispensable solidarité dans le respect et l’égalité en droit et en dignité de chacun. Le site montrera donc que la mise en œuvre de ses principes est indispensable pour protéger les personnes de tous les asservissements en favorisant leur émancipation individuelle par l’accès le plus large aux connaissances, tout en garantissant l’expression de la pluralité des cultures et des convictions.

09/02/2007

LA CHARTE DE LA LAÏCITE

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, chers amis, et je vais vous en donner un nouvel exemple. Je comptais, enfin, vous parler du dialogue Habermas-Ratzinger (promesse d’il y a déjà 15 jours !) et plusieurs amis m’ont dit en substance : Mais qu’est-ce que tu attends pour nous commenter le « Projet de Charte de la laïcité dans les services publics » paru le 29 janvier. Ton dialogue, il date de 2004, tu peux bien le garder encore un petit moment au frigo.

Bon, « Vox populi vox dei » comme disent les habitants de la Terre Adélie. OK, j’ai vaincu mes réticences. Quelles réticences ? Celles d’avoir toujours à redresser des erreurs malheureusement très significatives d’enjeux idéologiques, d’avoir à dévoiler des impensés, à sembler faire un peu la leçon, d’être dans la posture de « l’avocat du diable » alors que j’aimerais tant pouvoir débattre sans ces hypothèques. Au bout du compte, cela me fatigue, m’attriste et je me mets à penser que le Blog n’a pas forcément à suivre l’actualité, qu’il peut s’aventurer dans d’autres chemins.

Quand j’ai exprimé cette réserve à l’un de mes interlocuteurs, il m’a répondu : cette Charte, cela fait des années que l’on en parle, c’est donc quelque chose d’important et auquel on va se référer. Les journaux ont résumé le rapport qui la justifie et l’explique mais pratiquement personne n’en a fait l’analyse. Tu ne peux pas t’y dérober. Bon, d’accord.

Un bref rappel pour commencer : le rapport proposant une Charte de la laïcité provient du Haut Conseil à l’Intégration. On comprend que ce Conseil, vu son rôle, se préoccupe de la laïcité. C’est même sans doute un des aspects les plus importants de son travail et il a pleine légitimité pour aborder un tel sujet. Et comment ne pas être d’accord avec deux propositions qui figurent au début du rapport :

- contribuer « à étayer les bases d’une citoyenneté vivante, fondée sur l’adhésion à des valeurs communes »-

- faire « qu’en aucun cas la République ne (soit) instrumentalisée d’une quelconque manière : la laïcité représente avant tout une liberté accordée à chacun et non une contrainte imposée à tous. »

Seulement voilà (et c’est pour cela que j’ai parlé de fatigue, de tristesse, que je dois maîtriser un énervement du à une forte lassitude), « l’instrumentalisation » de la République est faite par le rapport lui même, et pas pour d’innocentes raisons. Dés les 1ères pages, plusieurs passages du texte donnent de la loi de 1905 et de l’histoire de la laïcité française une vision soit fausse soit tronquée. Alors on pourrait bien sûr me dire : peu importe, ce n’est pas le problème. On n’attend pas de toi une discussion de spécialiste. Au fait, au fait…

 Pourtant si on réfléchit 2 minutes, il est impossible de passer outre : si le rapport du Haut Conseil commence par un historique de plusieurs pages, ce n’est nullement par hasard. Le recours à l’histoire, à une histoire légendaire et idyllique de la laïcité française, la croyance naïve que cette histoire est… historiquement fondée, scientifiquement pertinente (dans sa vulgarisation schématique en quelques pages bien sûr, je ne suis pas en train de faire un faux procès en érudition), et la volonté de le faire croire, fonde la légitimité de la suite du propos, l’oriente dans une certaine direction.

Promis, je ne relève que les erreurs, les contrevérités qui sont idéologiquement significatives[1] Là comme ailleurs, l’histoire est un enjeu essentiel et l’histoire que nous présente le rapport est à dominante idéologique et non une histoire  historienne.

Or c’est à cette vision non seulement légendaire, idyllique mais aussi malheureusement  entachée d’un certain nationalisme de l’histoire que l’on veut acculturer les personnes dites à intégrer. Il y a derrière cela une philosophie de l’histoire de France et du monde, qui malheureusement s’avère très franco-centrique. Et ma lassitude, ma tristesse proviennent du fait que je me dis : tant que l’on est dans cet état d’esprit, on n’y arrivera jamais. Et, je vous l’assure, j’ai de gros soupirs devant mon ordinateur.

Ainsi la vision de la loi de 1905 par rapport au reste de la planète (et quand il s’agit d’intégration, ce point est capital) est à la fois fausse et complètement opposée à l’esprit du promoteur de la loi (Aristide Briand) ; la vision générale de l’histoire de la laïcité est unilatérale et renforce donc l’impensé majeur de la laïcité dominante en France. Et de cela découle la perspective d’ensemble qui se croit libéral, qui l’est sur quelques points, mais qui pour plusieurs autres risque fort de légitimer un autoritarisme laïque.

Après avoir présenté son objet et donné  quelques caractéristiques de la loi de 1905, le rapport écrit :

« Objet d’étonnement pour le monde, la loi de séparation a suscité des émules et fait naître des imitations. En Turquie, avec Mustapha Kemal qui l’a admirée lorsqu’il était stagiaire à l’école d’artillerie de Toulouse et a voulu la reproduire dans son pays, au Mexique avec la révolution républicaine, puis dans la jeune république espagnole de 1931. Le plus souvent, ailleurs, on a préféré le schéma de l’Eglise établi ou des religions reconnues et aidées comme en Angleterre ou en Allemagne. » (p. 14)

Lumineuse France étonnant le monde, admirée et imitée !

Comment peut-on écrire cela après le centenaire de la loi de 1905 et les travaux publiés en France et en français (sans parler des études publiées depuis longtemps dans d’autres langues et ailleurs) ?

Au Mexique, la séparation de l’Eglise (catholique) et de l’Etat date… de la Constitution de 1857 et des Lois de réforme de 1859-1861 : l’Eglise catholique séparée de l’Etat devient juridiquement une institution de caractère privé, formée comme association volontaire. Point n’est besoin de recherches poussées, savantes pour le savoir, il suffit de lire la contribution de l’historien et sociologue mexicain (spécialiste de la laïcité précisément), Roberto Blancarte, donnée aux « Entretiens d’Auxerre » et publiée dans J. Baubérot – M. Wieviorka, De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité (L’Aube, 2005, p 247-258).

On peut ajouter que si un pays a influencé le Mexique, il s’agit plutôt des Etats-Unis que de la France. En revanche, dés la République des Républicains des années 1880, des personnalités françaises se sont dites qu’il y avait quelque chose à apprendre du Mexique (cf. J. Baubérot, Historia de la laicidas francesa, El Colegio Mexiquense, 2004, p17).

Il faut également souligner que, quand Aristide Briand présente son rapport sur la loi de séparation à la Chambre des députés, son propos consiste à dire que la France doit passer d’un système de « demi laïcité » qui est celui du régime Concordat-cultes reconnus à la « complète laïcité », réalisée affirme-t-il dans pas mal de pays (je vais y revenir), dont l’un de ces pays doit servir en quelque sorte de modèle à la France (bien qu’il le considère comme un peu trop laïque à son goût, c’est celui qui a sa préférence).

Devinez lequel ? C’est une question super banco du jeu des 1000 € !

Le Haut Conseil à l’Intégration non seulement sèche lamentablement, mais plus encore n’avait même pas idée qu’il telle question puisse se poser !

Vous, vous avez deviné : il s’agit du Mexique, précisément.

Prétendre que le Mexique a imité la France, l’a attendue pour réaliser la séparation est donc une contre-vérité. C’est du même tabac qu’être créationniste ! Déjà  le professeur Blancarte a déclaré au colloque d’Auxerre : il existe beaucoup de confusion quant à « cette réalité appelée laïcité. A partir d’un regard latino-américain, on peut se demander si cette confusion n’est pas due en partie à l’appropriation historique que les Français ont faite de la laïcité, qui en a même conduit beaucoup à penser qu’il s’agissait d’un phénomène exclusivement hexagonal. » Et il a contesté « l’interprétation acritique de la tradition française » en matière de laïcité. Que va-t-il penser en lisant le rapport du HCI ?

En 1917, au Mexique, il s’est produit, suite à des événements politiques mexicains où un catholicisme politique avait été compromis, la radicalisation d’une séparation Eglise-Etat déjà existante depuis le milieu du XIXe siècle, la loi de 1917, dans ce contexte de contre-révolution puis de révolution, a eu un caractère fortement anticlérical[2] : absence de statut juridique des Eglises, interdiction pour elles de posséder des biens, limitation de l’exercice du culte hors des églises, interdiction faite au clergé d’avoir des activités politiques,… Cela provoque la Guerra Cristera (« guerre christique ») en 1926-1929, contre révolution catholique paysanne et anti-agrarienne. On est dans une logique bien différente de la loi de 1905.

Je suis désolé d’avoir été si long, mais il est facile d’écrire une bêtise grosse comme soi-même en une phrase, il est forcement plus long de rétablir l’exactitude historique. Mais on l’aura compris : l’enjeu de cette erreur grossière est fondamental puisqu’elle conduit à donner une vision étroitement nationaliste de la laïcité.

On pourrait continuer. Pour la Turquie : il est exact qu’il y a eu une influence française, mais si on analyse les choses il existe une différence de fond entre la laïcité turque (nullement séparatiste)  et la laïcité de 1905 (cf l’intervention de la sociologue Zana Citak-Ayturk  publiée dans l’ouvrage cité, p. 207-223). En conséquence l’influence française, est celle (qui a échouée) de la « laïcité intégrale », poursuivie sous le « petit père Combes », et non celle de la loi de 1905 (cf. notamment les interventions de P.-J. Luizard et de J. Baubérot à un colloque sur la Turquie et publié dans Isabelle Rigoni, Turquie : les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Syllepse, 2000). Mais le rapport de l’HCI met auparavant dans le même sac Briand et Combes, au déni de la réalité historique.

L’Espagne est un pays où la laïcité a connu des zigzags et où il a existé une première laïcisation en 1869, suite à une révolution. Le rétablissement des Bourbon en 1875 entraîna la remise en vigueur d’un concordat particulièrement clérical, où le catholicisme est « l’unique religion de la nation espagnole ». Si l’influence française n’est peut-être pas absente (dans le climat général européen et latino-américain : pourquoi pas une influence mexicaine ?) c’est l’histoire interne de l’Espagne et ses 2 christianisations violentes (celle contre les musulmans et les juifs au Moyen Age et poursuivi par l’Inquisition jusqu’au XVIIe siècle ; celle imposée par l’Espagne aux peuples d’Amérique latine) qui est le facteur essentiel d’un conflit cléricalisme-anticléricalisme espagnol (là encore, la séparation de 1931 fut anticléricale, contrairement à la séparation de 1905 où l’anticléricalisme d’Etat fut maîtrisé) parallèle au conflit français du XIXe siècle, plus que dépendant de lui. Un ancien proverbe espagnol rend compte (à sa manière) de ce conflit : « Toute l’Espagne court derrière l’Eglise, les uns avec un cierge, les autres avec un gourdin » !

Il me semble particulièrement inquiétant que les 3 exemple choisis (car il existait d’autres pays à séparation): la Turquie, le Mexique, l’Espagne des années 1930 soient 3 cas où la laïcité a été autoritaire (voire militaire), liée à un anticléricalisme d’Etat, voire à des manifestations d’anti religion. Est-ce ce modèle là de laïcité que l’HCI a dans la tête ? Consciemment non, puisqu’il nous a expliqué que la laïcité était plus liberté que contrainte, mais le choix des exemples est quand même très troublant. N’avons-nous pas là une sorte de lapsus freudien ? Ne pense-t-on pas sans en avoir conscience que, face aux personnes dites à intégrer, il faut une laïcité un tantinet autoritaire ?

Au contraire du rapport du HCI, Briand insiste, dans son rapport sur la future loi de  1905,  sur les exemples étrangers qui ont précédé la France, sur la laïcité (= la séparation) déjà réalisée dans quelques endroits en Europe et surtout, insiste Briand, au Canada, Etats-Unis, Mexique, Cuba, Brésil, et d’autres pays d’Amérique centrale ou du sud.

On peut estimer que la séparation n’est pas le seul critère de la laïcité. Cependant, quand on parle de la loi de 1905, on ne doit pas oublier qu’effectivement la France n’est pas la 1ère, loin de là, à avoir réalisé la séparation, ni la seule (avec les « imitations » !!) à être laïque : des spécialistes actuels de la laïcité parlent (comme Briand) de laïcité canadienne (Micheline Milot, cf notamment : La laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002), de laïcité états-unienne (cf. not. le colloque et l’ouvrage La conception américaine de la laïcité publié sous la direction d’Elizabeth Zoller,chez Dalloz , 2005). Cette conception américaine ayant d’ailleurs fait des petits, comme par exemple le Japon en 1946 (cf. not. Y. Koizumi, « Laïcité et liberté religieuse au Japon », Konan Journal of Social Sciences, vol. 7, 2000).

Je cite ces pays (on pourrait en citer d’autres comme le « Secular State » indien,…) parce que prétendre, qu’hormis les imitations, on trouve essentiellement des pays à religion d’Etat ou à religions reconnues[3] en faisant l’impasse sur les autres pays où existe une séparation  consiste à mettre la France au centre du monde.… ON pourrait multiplier les exemples d’autres laïcités, ainsi en Uruguay, quand on a effectué la séparation, on a laïcisé Noël, pas en France où Noël est simplement sécularisé comme, horreur, horreur !, dans la perfide et communautariste Albion !

En définitive, nous avons 2 visions opposées de la laïcité française. La vision de Briand, en 1905, où la France doit se mettre à l’écoute de pays étrangers, en prendre de la graine, non pour les « imiter », mais pour être capable de changer, de faire preuve de créativité et d’inventivité. La vision du HCI où tout part de la séparation française qui étonne le monde, suscite « des émules et fait naître des imitations ».

Il faut également savoir que quand l’Assemblée Nationale a republié, en 2005, le rapport de Briand, ELLE A TOUT SIMPLEMENT ENLEVE LE CHAPITRE OU BRIAND ABORDAIT LES EXEMPLES ETRANGERS[4]. Sans aucun scrupule! Jean-Louis Debré, qui a le sens de l’humour, donne une préface où il conclut «Ecoutons avec attention, retenons le massage d’Aristide Briand. Nous avons beaucoup encore à apprendre de lui. » Là, malheureusement, je crains que l’humour soit totalement non conscient.

J’avais parlé de tristesse au début de cette Note. Il est effectivement triste de constater la façon dont on traite ces sujets dans des textes officiels. Et vous l’avez compris, la tristesse s’accompagne d’une certaine colère.

De la loi de 1905, le rapport du HCI généralise à l’histoire de la laïcité. Là, c’est le verre à moitié plein et à moitié vide. Ouf, fort heureusement, on quitte le complètement faux. Mais la vision présentée (intelligente cette fois) est malheureusement unilatérale, marquée par ce qui précède. Et les erreurs historiques commises ne sont pas des erreurs d’érudition, mais des erreurs structurellement nécessaires pour être aujourd’hui dans un impensé qui n’est pas sans conséquence sociale.

En gros, il nous est dit que la laïcité (française) comporte deux origines (qui sont liées) : la tradition gallicane d’indépendance à l’égard de Rome qui s’affirme dés le XIVe siècle  et la réflexion politique faite au moment des guerres de religion du XVIe siècle (Jean Bodin par exemple) et qui a conduite à l’Edit de Nantes, victoire du parti des politiques. Cela est incontestable et la page 15 (et haut de la page 16) sur ce sujet est une brillante synthèse. Fort bien. Malheureusement, la suite n’est pas à la hauteur.

Car la laïcité française a également au moins une autre origine où elle a été d’abord une laïcisation par défaut, et pour ne pas en parler, le rapport quitte l’analyse pour avoir un discours moral et tenir des propos erronés.

Là encore, je suis obligé de préciser les choses, car cela permet de voir là où le rapport écrit des choses justes et là où il est dans un impensé qui lui fait commettre des erreurs significatives. Je vous demande un peu de ténacité dans la lecture : cela va vous sembler un peu technique au début, mais les enjeux vont s’éclairer à la fin de la Note, comme dans la scène finale quand Hercule Poirot dévoile le coupable.

Premier point : L’Edit de Nantes n’instaurait pas du tout « l’indifférentisme de l’Etat en matière de religion » (p. 16) mais  le maintien d’un Etat catholique (la dîme au clergé catholique, par exemple, devait être payée par tout le monde) dans lequel les protestants réformés (et eux seuls) avaient certains droits soigneusement codifiés et garantis militairement par des places fortes dont ils conservaient la maîtrise.

Très schématiquement ces droits étaient, pour l’essentiel, l’accès égal à la fonction public (le rapport a entièrement raison d’insister sur ce point) et une liberté religieuse limitée, soigneusement circonscrite. Pour l’époque, cela était effectivement considérable. Mais il s’agissait d’un mélange de féodalisme et de modernité, cela  dans le cadre d’une « paix de religion », selon l’heureuse expression de l’historien Olivier Christin. Ceci dit : le rapport a raison de dire que la France était en avance, à la fin du XVIe siècle, sur le reste de l’Europe tout en présentant l’Edit de façon anachronique.

Second point : le texte fait comme si ce pseudo « indifférentisme de l’Etat à l’égard de la religion » avait duré presque un siècle. Or dés après la mort d’Henri IV (1610), il y a d’abord changement de politique : D’abord par la volonté royale de réduire la puissance militaire laissée par le roi à ses anciens compatriotes comme garant de leur liberté (le fameux siège de La Rochelle). Ensuite, par des pressions de plus en plus fortes pour que les protestants se convertissent et des mesures plus ou moins violentes contre la liberté religieuse partielle dont ils disposaient (destruction des temples, caisse de conversion,…).

Un exemple : le rapport cite Turenne comme exemple de protestant qui avait une charge éminente… sauf qu’il s’était converti au catholicisme. Le temps de l’Edit de Nantes est en fait très vite celui de sa progressive destruction, comme l’ont montré de nombreux historiens (par exemple Elisabeth Labrousse dans son classique Un Roi, une loi, une foi, La Révocation de l’Edit de Nantes, Payot, 1985). Ce temps n’est pas celui de « l’idée laïque d’un dialogue et d’un respect des différentes confessions » (p. 16). La France est passée, au XVIIe siècle, progressivement de l’avant-garde à l’arrière garde. Pourquoi ? Nous allons le voir tout de suite.

Troisième point : parler de la révocation comme d’« une des heures les plus sombres de notre histoire » (idem) est porter un jugement moral qui masque une absence d’analyse. Il n’y a pas eu, en 1685, une sorte de coup de folie dans une histoire qui allait en sens inverse. En fait, c’est toute la logique de l’absolutisme qui rendait impossible le pluralisme (même limité) instauré par l’Edit de Nantes. Elisabeth Labrousse le démontre très bien. Et la persécution des protestants, qui va s’accompagner de la répression contre les jansénistes, se poursuivra tard dans le XVIIIe siècle.

La persécution  continue donc à un moment où elle est devenue une « exception française » dans une Europe où diverses voies de tolérance ont été empruntées. C’est le contraire de la situation de la fin du XVIe siècle et si les Lumières françaises sont aussi anticléricales (« écrasez l’infâme ») alors que les Lumières anglaises et allemandes prônent une religion éclairée de façon nettement moins polémique, cela est due en grande partie à ce contexte français de répression religieuse.

A ce sujet, il faut tordre le coup à une idée reçue que le rapport reprend à son compte en prétendant (p. 17) que le « Cujus regio ejus religio » qui était la règle en Allemagne  « faisait dépendre la confession des sujets de celle de leur prince ». Dés le XVIIe siècle cela n’est plus vrai : quand le prince se convertit la religion ne change pas (cf le Grande Duché de Prusse). Au XVIIIe, cela l’est encore moins : Frédéric II, « roi philosophe », garantit aux catholiques la liberté de culte et la plénitude de leurs droits civils. Le monarque veut unir les membres de tous les partis, « tous concitoyens ».  Sa tolérance s’avère contagieuse et, lorsque le Palatinat protestant est réuni à la Bavière catholique, Munich garantit l’exercice des droits religieux. Plus tard, Frédéric-Guillaume II promulgue un Edit où il s’engage à protéger les « trois confessions de la religion chrétienne » : « chaque individu doit se préoccuper lui-même de son salut » et « on ne considèrera aucunement la différence de religion dans les nominations ».

Quatrième point : le rapport écrit une erreur très significative de son impensé idéologique : selon lui, l’approfondissement et l’élargissement de l’idée de laïcité au XVIIIe en France aurait abouti « au rétablissement, avant la Révolution, de la liberté de culte pour les protestants. » (p. 16) C’est faux et justement tout le paradoxe de la laïcité française est là.

En effet, ce qui est exact c’est que l’Edit de tolérance de 1787 refuse la liberté religieuse au protestants, et veut cependant légaliser leurs mariages : leurs enfants étaient considérés comme des « bâtards », et cela posait de sacrés questions d’héritage pour la bourgeoisie protestante. Alors que fait-on ? Pour légaliser ces mariages sans reconnaître l’existence des pasteurs qui les célébraient, on va LAÏCISER l’état civil des protestants, leur permettre de se marier devant un officier d’état civil (et non plus les obliger à passer devant le curé, ce qu’ils se refusaient à faire).

Autrement dit le refus d’admettre une certaine liberté religieuse, le refus d’un certain pluralisme religieux entraîne la création d’un embryon de laïcité, avant même la Révolution.

Cinquième point : « A partir de la Révolution française, une série de dispositions garantiront véritablement l’égalité pour tous » (p. 17) et à partir de là tout semble aller bien (p. 17-18). Or, là encore on ne peut raconter l’histoire de façon aussi unilatérale : la Révolution est aussi le temps de l’impossible laïcité, des cultes révolutionnaires imposés, de la répression religieuse, des mariages forcés des prêtres, de la séparation (1797) qui n’a pas tenue : en 1797 il y a un retour de la répression. Et sous la Troisième République, la aussi les choses ne sont pas idylliques comme en témoigne notamment le refus des républicains d’accéder à la demande de juristes catholiques de donner valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : ils savaient bien qu’il y dérogeaient en pourchassant les congréganistes.

Et il y a eu un jacobinisme récurrent que Jules Ferry, pour sa part, estimait aussi pernicieux que le bonapartisme. Ce n’est pas pour rien qu’Odile Rudelle a écrit un ouvrage sur la République absolue (Publications de la Sorbonne, 1986). La tentation absolutiste n’est pas que monarchique et l’histoire de France, monarchiste et républicaine, est jalonnée d’exils qui en témoigne : exil des protestants au XVIe et XVIIe, des prêtres sous la Révolution, des congréganistes sous le « combisme », quand on recherchait une « laïcité intégrale ».

 

Résultat des courses : 1) le rapport souligne que la France a, à plusieurs reprises, été ‘en avance’ dans l’accession à la citoyenneté des membres de religions minoritaires. C’est sans doute moins vrai que le rapport ne l’indique, mais je ne chipoterai pas : quand on résume, on schématise et on accentue. L’essentiel est que, globalement, un historien peut ratifier ce diagnostic. Le gallicanisme, la victoire du parti des politiques, etc, sont à l'origine d'une conception politique de la citoyenneté, ce qui rend possible son détachement de l'appartenance religieuse.

 

2) En revanche, tout l’impensé du rapport est dans la manière dont il ne veut pas apercevoir la difficulté française d’admettre la liberté religieuse, le pluralisme religieux. Difficulté récurrente, où la France a été, à plusieurs reprises ‘en retard’. Difficultés qui ont donné à la laïcité française, dans bien des pays (notamment ceux qui ont accueilli les exilés !) une réputation d’intolérance. Réputation à moitié justifiée -cf. le 1)- mais pas totalement fausse. Et la bonne conscience française entretient la bonne conscience anglaise ou allemande (ou d’autres pays) : on ne s’en sortira pas si chacun ne balaye pas devant sa porte. Et là, le gallicanisme lié à la volonté de l'Etat de s'imposer, peut aller à l'encontre d'une laïcité vraiment libérale qui suppose (cf Locke) un "gouvernement limité".

 

Citoyenneté et pluralisme forment la tension constitutive  de la laïcité. Certaines laïcités ont des difficultés avec la citoyenneté, d’autres (la française mais aussi la mexicaine de 1917, la turque, l’espagnole dès années 1930) avec le pluralisme. Aucun pays n’est le paradis sur terre ni peuplé de saints.

Tant que l’on racontera l’histoire de la laïcité française à la manière d’une légende dorée, d’un conte pour endormir des enfants sages, tant qu’on la présentera comme parfaite, tant que l’on n’aura pas le courage d’affronter sa part d’ombre, on ne pourra pas avoir une réflexion lucide sur les défis qu’elle affronte aujourd’hui.

(à suivre)

 



[1] Ainsi, je n’insiste pas sur une perle : prétendre de Jules Ferry était protestant (p ; 17) : c’était la propagande antiprotestante et antisémite qui racontait cela à la fin du XIXe !

[2] Entendons nous bien, être anticlérical est une position tout à fait respectable, mais quand existe un anticléricalisme d’Etat, alors la liberté qui est liée à la laïcité tend à se réduire.

[3] Que dit le HCI sur l’envahissement actuel (constaté à nouveau à l’occasion du récent rapport de la MIVILUDES) des politiques et journalistes français à parler (précisément) publiquement de « religions reconnues » ? Rien. Pourtant si on veut faire une Charte de la laïcité et distinguer la séparation française des pays où il y a des « religions reconnues », il serait essentiel de mettre un Article concernant ce sujet. Cela conduirait d’ailleurs logiquement à se poser la question de « l’intégration » des Alsaciens-mosellans qui, eux, non seulement ne semblent pas admirer la loi de 1905 mais, nous dit-on à longueur de journée, n’ont aucune envie de l’imiter… et (précise-t-on alors) ne doivent pas être obligé de le faire. Puisque cette Charte de la laïcité se fonde sur la loi de 1905, faut-il en conclure qu’elle ne s’appliquera pas à l’Alsace Moselle ? Dés le départ, on est dans un double jeu, dans une hypocrisie dont on ne veut pas avoir conscience.

[4] J’en donne l’essentiel dans mon Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, 2006

19/01/2007

INTEGRISME ET LAÏCITE

J’avais annoncé une Note sur laïcité et religion civile or, demain matin, je dois ouvrir une journée d’études sur les « dérives religieuses », ce qui est une façon euphémisée de parler de phénomènes qui, dans les médias, sont qualifiés d’ « intégrisme ».

Pensant à cette communication, il me semble plus clair de prendre délibérément comme point de départ l’opposition qui domine dans les représentations sociales entre « intégrisme » et « laïcité ».

Cela d’autant plus qu’ayant commis un livre intitulé L’intégrisme républicain contre la laïcité, je me suis dis après coup que j’aurais du dire explicitement dans cet ouvrage ce qui est dit implicitement dans chacune de ses pages, à savoir que, selon moi, le paradoxe de la laïcité est le suivant : « L’intégrisme est le contraire de la laïcité mais la laïcité n’est pas le contraire de l’intégrisme ».

C’est vraiment le paradoxe de la laïcité et non de je ne sais quelle « nouvelle laïcité », car cela a été le paradoxe de la laïcité dés le départ, dés l’invention de ce terme.

 En effet, au XIXe siècle, existait le « cléricalisme », et l’on peut dire aussi que le cléricalisme, c’est le contraire de la laïcité. Le terme de « cléricalisme » n’est en soi pas plus scientifique que celui d’intégrisme. Il s’agit de termes utilisés socialement. Que voulait-on dire en général quand on parlait de cléricalisme ? En gros ceci : le cléricalisme c’est le pouvoir indu de la religion dans la sphère politique, l’Etat, la société ; ce sont les privilèges liés à ce pouvoir et considéré comme menaçant pour la liberté, l’autonomie de l’individu.

 

Schématiquement, quand on parle actuellement d’intégrisme, on désigne quelque chose de tout à fait analogue.

Cependant, il existe une différence importante :

l’accusation de cléricalisme s’adressait à des formes de catholicisme, « religion de la grande majorité des Français » selon le Concordat (qui faisait là un constat d’ordre quasi sociologique), elle s’adressait à une religion qui possédait une indéniable légitimité historique. Les catholiques qualifiés de « cléricaux »  étaient des personnes qui faisaient le plus souvent partie des couches supérieures de la société.

L’accusation d’intégrisme s’adresse soit à des personnes qui font partie de courants radicaux de diverses religions (cf. l’expression : « tous les intégrismes religieux »), soit s’applique surtout à des personnes qui se réfèrent à un islam considéré comme non libéral, modéré, républicain, etc.

Il s’agit de groupes n’ayant pas la légitimité historique du catholicisme, et quand le terme s’applique surtout à l’islam de personnes assez souvent plus ou moins marginalisées socialement.

J’ai écrit, dans plusieurs Notes du blog, tout le mal que je pensais de la méthode suivie par le « rapport Obin » et à quel point, à mon sens, cela hypothéquait le contenu de ce rapport. Mais j’ai écris aussi que ce rapport comportait, malheureusement en incise et sans le développer, un diagnostic qui me parait fondamental pour expliquer certaines difficultés de certains établissement scolaires en France :

le fait que « la question religieuse se superpose –au moins en partie- à la question sociale et à la question nationale ; et ce mélange, à lui seul détonnant, entre en outre en résonance avec les affrontements majeurs qui structurent désormais la scène internationale.»

 

Voila donc la différence entre ce qu’on qualifie, parfois à tort parfois à raison, hier de cléricalisme et aujourd’hui d’intégrisme.

Le terme de cléricalisme avait été inventé en 1815, et au milieu du XIXe on avait également créé le terme  d’anticléricalisme. On était donc bien pourvu sur le plan de la sémantique. Pourquoi, diable, alors, créer le néologisme de laïcité dans les années 1870 et surtout, peu à peu, imposer  son emploi ?

Ferdinand Buisson l’explique dans le Dictionnaire de Pédagogie, le grand ouvrage de référence des hussards noirs. Il explique que la laïcité commence par un lent et long processus de laïcisation qui réduit le pouvoir de la religion dans l’Etat et sur la société. On en arrive à la laïcité (à ce que j’appelle pour ma part le 1er seuil de laïcisation) quand l’Etat est indépendant à l’égard d’un contenu théologique. Cela permet

-         la liberté de tous les cultes (on dira maintenant, la liberté de croire et de ne pas croire. Et on peut enrichir Buisson en disant que la liberté en matière de laïcité ce n’est pas seulement la liberté de conscience mais aussi la liberté de penser, le fait de pouvoir penser par soi même)

-         l’égalité devant la loi (égalité des citoyens, égalité des cultes, etc)

Voila deux éléments aussi indispensables à la laïcité que le premier lié aux nécessités du processus de laïcisation (se dégager politiquement et socialement du religieux). C’est le sens de la loi de 1905 par rapport à l’anticléricalisme d’Etat qui l’a précédée.

On pourrait donc dire que c’est par la réalisation (jamais complète, mais constamment recherchée) de ces 2 derniers éléments que la laïcité dépasserait, hier l’anticléricalisme, aujourd’hui l’anti-intégrisme.

Mais cela ne suffit pas, loin de là. En effet, l’anticléricalisme lui-même combat au nom des mêmes idéaux (il se réfère à la Déclaration des droits de 1789, etc). Idéaux de l’anticléricalisme et idéaux de la laïcité sont les mêmes. Dans certaines Notes du Blog (cf la rubrique « Les impensés… ») nous avons vu que Briand peut rappeler aux anticléricaux (cf. Allard par exemple) cette affinité.

Et pourtant, nous avons vu aussi à quel point les partisans de l’anticléricalisme d’Etat (car c’est cela le problème ; à titre personnel, on a bien le droit d’être anticlérical[1]) et Briand pouvaient s’opposer sur la solution à adopter. Nous avons vu aussi que ces partisans de l’anticléricalisme d’Etat, de ce que l’on appelait significativement à l’époque « la laïcité intégrale » (c'est-à-dire absolutisée), prônaient des solutions qui au mieux mettaient la religion sous surveillance.

La différence hier entre anticléricalisme et laïcité, aujourd’hui entre anti-intégrisme et laïcité, c’est que les « anti » invoquent ces idéaux dans le cadre d’un combat perpétuel des bons contre les méchants, des chevaliers du bien contre les chevaliers du mal.

 

La première attitude (celle de l’anti) tend à faire qu’il n’y a pas de distanciation par rapport à soi même : on est a priori dans le bon camp : celui des combattants de la liberté et de l’égalité.

La seconde attitude, celle de Briand en 1905, conduit à se poser la question : qu’en est-il réellement de la liberté et de l’égalité dans ce pays ? Cela en sachant que problèmes religieux, problèmes sociaux, problème national (« ethnico-culturel » même si l’expression choque en France, mais on sait bien que des discriminations appartiennent à ce registre) sont très liés, liés d’une façon qui peut être explosive.

La laïcité doit se référer aux idéaux de liberté et d’égalité de façon agissante, c'est-à-dire avec la volonté de dépasser le combat où les ennemis finissent par se ressembler, par devenir des frères-ennemis. Elle doit se dégager des schémas hier de l’anticléricalisme, aujourd’hui de l’anti-intégrisme pour pouvoir organiser un débat démocratique et tâcher de trouver des projets communs qui fassent qu’une société nationale ne soit pas une juxtaposition d’individus mais puissent avoir un projet de vie commune.

Jacqueline Lalouette montre, dans son livre La libre pensée en France (1848-1940) que les attaques anticléricales finissaient par devenir aussi haineuses que les attaques cléricales. Valentine Zuber et moi-même, dans notre ouvrage sur Une haine oubliée (Albin Michel), avons montré qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, à côté des haines nationalistes (antisémitisme, antiprotestantisme, antimaçonnisme), on peut analyser l’anticléricalisme, tel qu’il tendait à devenir à ce moment là, comme une « haine démocratique ». Nous avons eu bien d’élogieux comptes-rendus dans des revues savantes, en France et dans d’autres pays, l’ouvrage a reçu un prix d’histoire de l’Académie française, etc. Mais dire qu’aujourd’hui, quand l’anti-intégrisme tend à l’islamophobie, on risque de se trouver dans une situation analogue, alors là, cela devient : tirez sur le pianiste !

 

Dans 50 ans, dans 100 ans, on parlera à propos de ce nouvel « anti » des « préjugés de l’époque ». On dira qu’un tel ou qu’une telle partageait « les préjugés de son temps ». Mais aujourd’hui, silence dans les rangs, tous au garde à vous devant une invocation incantatoire des « valeurs de la République » et de la « laïcité » (devenue religion civile) où, tout à coup, par un coup de baguette magique, on est sommé d’oublier tous les problèmes d’injustice sociale et culturelle, toutes les discriminations pour faire comme si la société se trouvait partagée entre les bons défenseurs des valeurs de la République et les mauvais intégristes –et, dans cette optique, il n’en faut pas beaucoup pour faire partie de ce camps, du moins quand on appartient à une religion et surtout à une religion minoritaire.

 

En fait, dans le populisme anticlérical comme dans le populisme anti-intégriste, on exploite des peurs, des menaces ressenties.

 

Alors certes, ces peurs, ces menaces ressenties ne sont pas fantasmatiques, elles correspondent à de réels problèmes. Mais au lieu d’en faire une analyse de sang froid (Briand prônait lui, une laïcité de sang froid) et de les affronter dans leurs multiples dimensions,  de se dire que pour relever les défis actuels il faut des changements hardis, une pensée novatrice, on s’enferme dans une nostalgie qui invente un passé idyllique (un exemple : la manière dont des commentateurs du rapport Obin nous serinent : que l’on était bien dans l’école d’ autrefois – sous entendus quand les musulmans étaient dans les colonies et protectorats) et dans un repli identitaire.

 

En témoigne aussi le retour d’une référence crispée à l’universalisme abstrait de la révolution française, que le XIXe et surtout la séparation de 1905 avaient pourtant dépassée.

 

Ces changements, sont ceux qui (dans ma terminologie) sont dus au basculement du 2ème au 3ème seuil de laïcisation. Le modèle d’Etat-nation auquel la France s’est référé est profondément mis en crise par la construction européenne et par la globalisation. Cette dernière multiplie la mobilité géographique mais fait, entre autres, que le cadre national n’est plus celui de la mobilité sociale (ascendante).

 

Pour ma part je suis particulièrement sensible aux mutations des institutions (l’école, la médecine,…) où l’on prétend (et ce n’est pas un hasard) que la laïcité est « menacée », dans la mesure où, précisément, le discours de la menace fait l’économie de l’analyse de ces mutations.

 

Dans le cadre du processus de laïcisation l’enseignant, le médecin étaient devenus des nouveaux clercs, porteurs de nouvelles espérances (l’ascension sociale et le progrès des connaissances, faire « reculer la mort », augmenter « l’espérance de vie », réaliser le « progrès médical »).

 

Ils donnaient sens (au double sens de signification et d’orientation) à des conduites sociales ; ils vivaient souvent, tels les clercs religieux, leur profession comme une « vocation » (cf. les figures archétypiques du hussard noir ou du médecin de campagne). Ils se vivaient comme étant désintéressés, au service d’une cause transcendante. Comme l’indique Dominique Schnapper (La démocratie providentielle, Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002) ils revendiquaient « la nature spécifique de leur relation sociale à nulle autre pareille ».

 

Ils en obtenaient ce que nous autre sociologues, on appelle des « bénéfices symboliques » : de la déférence, de la considération sociale. Mais cela a conduit à certains étouffement de l’autonomie individuelle par l’institution –les institutions de socialisation avaient toujours raison !- et à provoqué les révoltes de la jeunesse dans les années soixante, spécialement Mai 68 en France.

 

Mai 68 a affirmé « On a raison de se révolter », mais ce que Mai 68 n’a pas compris c’est que cette révolte accompagnait à son insu une mutation de la domination sociale au profit d’une domination par la communication de masse marchandisée.

 

(A suivre) Je suis obligé d’arrêter là pour ce soir. Mais pour prévenir les objections de ceux et celles qui penseraient : mais alors, parler « d’intégrisme républicain » n’est-ce prôner un nouvel anti-intégrisme, aussi fâcheux que le précédent ? (question très compréhensible) Je réponds tout de suite que dans mon titre, il y a un peu de provocation, certes, mais justement je tente de désabsolutiser l’approche de l’intégrisme. Pour me faire comprendre, je cite un passage du livre (c’est la page 24) :

 

 

« Le terme d’ « intégrisme » a un usage scientifique très limité. Par contre, aujourd’hui celles et ceux qui se prétendent (à eux seuls) « républicains » qualifient très facilement d’ « intégristes» ceux et celles qui n’ont pas l’honneur de leur plaire. Lisez leurs articles, leurs livres, vous trouverez l’adjectif « intégriste » accolé à des personnes concrètes, à des groupes précis. Faut-il leur retourner le stigmate ? Certains le mériteraient bien, je ne vais pourtant pas le faire.

Je vais parler d’ «intégrisme républicain », de « discours », de « vulgate », d’ « idéologie » « intégriste », car il est possible de dresser, à gros traits, un portrait robot, un idéal-type du discours intégriste (en général), et de constater que la vulgate dite républicaine fonctionne de cette manière. Le schéma d’un tel discours est, en effet, le suivant : une cause donnée se trouve valorisée au maximum. Le sujet, l’agent de la lutte, et aussi son objectif propre, sont très fortement idéalisés. Tous les aspects complexes de la réalité, qui pourraient amener à nuancer le propos, à relativiser quelque peu la lutte menée, à tenir compte de facteurs divergents voire contradictoires, se trouvent dévalorisés. Ainsi, les positions différentes ont tendance à être ramenées à une seule, considérée comme LA position adverse et diabolisée au maximum. Le choix devient alors clair et tranché : ‘quiconque n’est pas pour moi est contre moi’. Les valeurs les plus hautes sont en périls. La dramatisation permet d’envisager des solutions exceptionnelles. Aucun moyen terme n’est possible : tout ce qui ressemble à un compromis est intolérable compromission. Et, on est dans la toute puissance : il suffirait de décréter la ligne juste, de la suivre pour que celle-ci se réaliser sans engendrer d’effets non voulus et indésirables.

Le discours, la vulgate, l’idéologie que je dénonce fonctionnent de cette manière. Quand cette sorte de discours est dominante, toutes ses caractéristiques sont masquées, grâce à la méthode Coué ; les propos qui fonctionnent ainsi prennent valeur d’évidence. Mais « vérité en deça des Pyrénées, erreur au-delà ». Dès que vous passez les frontières mentales et quittez le franco-français, ce discours n’est plus tenable. Il se prétend « universel » et, ce n’est pas sa moindre caractéristique intégriste, il n’est qu’un national-universalisme.

Un portrait robot, un idéal type, je l’ai dit, est un instrument de mesure. La parole empirique de ceux qui se veulent « républicains » (à eux tous seuls !) comporte des éléments qui se rapprochent du portrait robot. Beaucoup de propos concrets, qui se répètent ici et là, s’imprègnent ou empruntent tel ou tel schème. Mais ne confondons pas un portrait robot et des personnes. N’accolons à aucun individu le qualificatif d’ « intégriste républicain ». Le stigmate ne doit pas être retourné contre ceux qui l’ont lancé car, alors, on risque trop de se mettre à leur ressembler ; d’adopter un discours qui corresponde au leur. De devenir, ainsi, un frère ou une sœur ennemi(e). Le stigmate serait, alors, un boomerang qui ne s’arrêterait jamais. Il n’est donc pas question d’englober qui que ce soit pas son discours. D’étouffer ainsi son individualité.

Au contraire. Il faut espérer que les dit « républicains » sont autres que ce que les stéréotypes éculés et répétitifs qui peuvent sortir de leur bouche laissent à entendre. Que lorsqu’ils vivent une relation amoureuse, ils parlent vraiment, inventent des phrases merveilleuses qui leur appartiennent. Qu’ils savent faire l’amour en artiste. Qu’ils sont souvent joyeux et plein d’humour. Que sur des tas de sujets, ils tiennent des propos passionnants. C’est tout le mal que je leur souhaite. Je ne les considère nullement comme mes ‘ennemis’. Je pense même que, désabsolutisés, désintégristés (nouveau verbe nécessaire), et en triant, on peut trouver du grain à moudre dans leur dire. Ils parlent tellement de république et de laïcité qu’il leur arrive même, entre des  oukases insupportables, d’énoncer des choses justes. Etonnant, non !

Il ne s’agit donc pas de dire « noir » sous prétexte qu’ils affirment « blanc ». Il s’agit moins de contredire des contenus que de sortir des lieux communs, des clichés, d’une approche fixiste, essentialiste, unilatérale. De savoir que la réalité est double, triple, quadruple, que l’on ne doit pas être réduit à des alternatives simplistes. « Merde à Vauban » proclamait Léo Ferré ; eh bien « merde » aux raisonnements binaires, aux jugements manichéens, aux idées toutes faites, médiatiquement répétées à l’infini, du moins à l’infini hexagonal, cette prison de l’esprit.

C’est cela qu’il faut vomir. Et le plus vite possible pour ne pas être empoisonné : ces discours clos, répétitifs, prévisibles  qui font que quelque soit l’individu qu’on a en face de soit, on sait d’avance ce qu’il va dire : « la laïcité ne supporte pas d’avoir d’adjectif, nia nia nia » ou « je ne dois pas savoir si mes élèves sont croyants ou athées car je dois les traiter de façon égale », (comme si la différence devait signifier l’inégalité[2] !) et autres fadaises. Ce par cœur qui sait ce qu’est la laïcité sans avoir à faire le moindre effort intellectuel, sans entreprendre une démarche de connaissance. Et ces pseudo débats pluralistes à partir de stéréotypes imposés (l’opposition universalisme républicain – particularisme démocratique, comme on opposait, hier, la France et la justice). Oui, refuser ces idées toutes faites qui traînent dans toutes les poubelles. Non, sereinement non : nous ne voulons pas mourir idiots. »

 

Voilà, j’espère que c’est clair. Ah, j’oubliais, retenez dans vos tablettes (si vous vivez en région parisienne ou si vous pouvez être à Paris ce jour là) la date du 5 février : de 14H30 à 18heures, il y aura un débat autour du livre, organisé par la revue Passages.

 

 

 

 

 

 

 



[1] Mais on a également le droit de faire une analyse critique de l’anticléricalisme, de ce qu’il donne quand il devient un populisme.

[2] Et ainsi, on contribue à faire que la différence signifie, en France, l’inégalité. La phrase d’E. Benbassa  citée en exergue est très significative.

11/01/2007

LE RAPPORT DE LA COMMISSION MACHELON: LAÏCITE ET "SYSTEMES DE RECONNAISSANCE"

Tout d’abord pour les internautes intéressés par ce qui a été déjà indiqué dans ce blog sur la recherche d’une certaine objectivité, je signale l’article que je viens de publier dans une revue (un peu savante, mais toujours intéressante) Les Archives de Sciences sociale des religions. L’article s’intitule « Les Archives ou l’éducation à la neutralité axiologique » et il est paru dans le n° 136, octobre-décembre 2006  (éditions de l’EHESS), consacré en partie au 50ème anniversaire de cette revue.

L’axiologie c’est ce qui touche aux valeurs morales et la neutralité axiologique, c’est le fait de se distancer de ses propres jugements de valeurs, de les suspendre pour pouvoir faire une analyse d’ordre scientifique. Cela s’apprend par un exercice régulier d’objectivation (il y a des méthodes pour cela) et par la connaissance, l’utilisation de théorisations sociologiques, de travaux historiques, juridiques, etc.

Bien sûr, il s’agit de suspendre et non pas d’abandonner. L’exercice de la citoyenneté suppose aussi d’avoir des jugements de valeurs. Mais qu’il y ait un moment autonome de l’analyse change bien des choses. Et pour moi une citoyenneté laïque doit consister précisément à pouvoir relier des analyses et des jugements de valeur, sans courcircuiter l’un par l’autre. C’est précisément ce que je cherche à faire dans ce blog, avec le style propre aux blogs, naturlich.

Comme il s’agit d’un n° où il y a des retours sur l’histoire de cette revue, je raconte comment j’ai fait connaissance avec les Archives et l’équipe de sociologues qui les publiait juste après Mai 68, à une époque où l’ambiance était plutôt à un engagement total pour faire la Révolution et comment et pourquoi, alors même que je partageais ce projet révolutionnaire, j’ai été convaincu de l’importance d’une démarche qui mette en œuvre cette fameuse neutralité axiologique.

Bon, voilà, pour celles et ceux que cela intéresse, c’est dit. Et on va le voir, ce n’est pas sans relation avec le sujet du jour.

Le sujet du jour est Laïcité et système de reconnaissance, première des quatre Notes que je vous ai annoncées sur quelques problèmes rencontrés par la laïcité aujourd’hui. C’est aussi une Note de rattrapage : la Commission Machelon a rendu son rapport le 20 septembre, et je voulais en parler beaucoup plus tôt, mais comme ce rapport n’était pas encore publié, il m’a paru plus urgent de parler un peu longuement de l’ouvrage (L’école face à l’obscurantisme religieux) qui publiait, de manière tendancieuse, le rapport Obin.

Maintenant le rapport Machelon vient d’être publié par la documentation française, sous le titre Les relations des cultes avec les pouvoirs publics. Donc c’est un moment opportun pour en parler d’autant plus que ce sera sans doute un des éléments du débat électoral.

Je rappelle brièvement le contexte : depuis 4 ans, se pose la question : faut-il modifier la loi de 1905 ? Lancé par un texte de la Fédération Protestante de France de décembre 2002, mettant l’accent sur des dysfonctionnements dans l’application de la loi dont elle était parmi les victimes, le débat s’est très vite élargi au problème des subventions publiques pour la construction de mosquées. I

l y a eu notamment, en 2005, la publication  d’un ouvrage, que je vous recommande, aux PUF, dirigé par Y – Ch. Zarka : Faut-il réviser la loi de 1905 ? Ce livre publie 4 points de vue différents : 2 contributions favorables à la révision écrites par René Rémond et Christian Delacampagne, et  2 contributions hostiles à la révision écrites par moi-même et Henri Pena-Ruiz.

En octobre 2005, Nicolas Sarkozy crée, en tant que Ministre de l’Intérieur chargé des cultes, cette Commission Machelon. Il y a, me semble-t-il dés le départ mélange d’un véritable problème et de soucis électoraux. Ceci dit, j’ai tout de suite écrit dans le Blog qu’il ne fallait pas faire de procès d’intention et qu’il faudrait juger la Commission à ses résultats. Le moment en est venu.

 

Globalement, le diagnostic que je peux faire est double : d’un côté la Commission a effectué un travail très sérieux, parfois de haute technicité et je suis sûr que chacun apprendra un certain nombre de choses en lisant le rapport ; de l’autre l’optique dominante de la Commission n’est pas la mienne, et l’enjeu citoyen est notamment le problème de la « reconnaissance » de certaines « activités religieuses » (selon les termes du rapport) préconisée par la majorité de la Commission.

On retrouve le double aspect de l’analyse qui est en général excellente et de l’axiologie, du système de valeur relié à cette analyse, et relié logiquement puisque le but consistait à émettre des propositions. Et c’est sur l’axiologie que je ne suis pas d’accord.

Cela ne signifie pas que toutes les propositions effectuées soient à rejeter. Il faut y regarder de près et trier dans les principales propositions  ce qui correspond à une actualisation effectuée dans un souci d’égalité des cultes sans opérer de remise en cause de la loi, ce qui parait plus problématique et ce qui, insidieusement, remettrait en cause un élément essentiel de la laïcité à la française.

 

Il est nécessaire cependant au préalable d’effectuer un rappel de la situation actuelle car celle ci ne repose pas, loin de là, sur la seule loi de 1905 (cf la Note du 2 janvier « Scoop, nous fêtons aujourd’hui… »). En effet, nous l’avons vu, la loi de séparation prévoyait de mettre gratuitement à disposition les édifices du cultes (églises, temples, synagogues,…) propriété publique et de transférer la propriété des autres édifices et biens cultuels aux associations crées pour l’exercice du culte l’année suivant la promulgation de la loi. A l’échéance (11 décembre 1906) il n’existait que quelques centaines d’associations catholiques, ‘dissidentes’ par rapport à leur hiérarchie car le pape avait non seulement désavoué la loi mais interdit aux catholiques de s’y conformer. On se trouvait devant un terrible dilemme : soit la messe devenait un « délit », soit il fallait renoncer à la séparation! A. Briand fit preuve d’inventivité et fit voter une nouvelle loi, le 2 janvier 1907, qui modifiait assez substantiellement la loi de 1905, pour « mettre l’Église catholique dans l’impossibilité, même quand elle le désirerait d’une volonté tenace, de sortir de la légalité. (...) Elle sera dans la légalité malgré elle. ”.

 

Si certains biens (comme des Palais épiscopaux) devenaient propriété publique, l’exercice du culte (et la mise à disposition gratuite qui y était liée pour les anciens « cultes reconnus ») pouvait se faire désormais, outre les associations cultuelles loi de 1905, par des associations loi de 1901, ou même des ministres du culte occupant sans titre juridique. D’autres lois en 1907 et 1908 complétèrent le dispositif (au total la loi de 1905 a été modifiée de 9 à 13 reprises suivant les juristes). Par ailleurs, un accord négocié avec le Saint Siège en 1923-24 a permis la création d’ « associations diocésaines » présidées par l’évêque.

Cette situation complexe fait que la majorité des associations cultuelles loi de 1905 sont des associations protestantes (environ 2000) ; les catholiques bénéficiant des lois de 1907-1908 et de l’accord de 1923-24, les musulmans ayant en majorité choisi la formule prévue en 1907 d’associations loi de 1901.

Cette situation paradoxale (vu la différence quantitative entre religions) et très peu connue, est une des raisons qui explique la position de la FPF : elle estime représenter le groupement religieux qui se conforme à la loi de 1905 (le judaïsme s’en affranchit partiellement par le CRIF)… et en  pâtir. En effet, autre raison, depuis une dizaine d’années, l’application de la loi de 1905 est devenue, à plusieurs niveaux, tatillonne, voire plus, en tout cas contraire à l’esprit même de la loi dont Briand affirmait que, quand il y aurait un doute sur son application, c’était l’interprétation la plus libérale qui devait prévaloir.

La FPF, s’estimant victime de discrimination, a d’ailleurs déposé un dossier à la HALDE. Cette application a, par ailleurs, renforcé l’inégalité entre les cultes car le catholicisme a bénéficié d’un régime spécifique, suite notamment à un accord avec le Saint-Siège en novembre-décembre 2001, sous le gouvernement Jospin.

Ce rappel étant fait, venons en aux propositions de la Commission. Je propose de les classer en 3 catégories :

-         celles qui améliorent l’égalité des cultes sans toucher à la loi de 1905

-         celles qui rendent comptent de problèmes réels mais peuvent en créer d’autres

-         celles qui peuvent remettre en cause l’équilibre de la laïcité française

1 : Les propositions utiles.

La majorité des propositions faites peuvent être rangées dans cette catégorie. Personne n’en a parlé, précisément parce qu’elles ne soulèvent pas de problème. Elles n’en seraient pas moins fort utiles.En général, elles ne concernent pas directement la loi de 1905, mais une application qui soit ne s’est pas adaptée aux changements depuis un siècle, soit est maintenant abusive.Ainsi, la Commission propose que les préfets saisissent « le  juge administratif de manière systématique dans le cadre du déféré préfectoral » quant les maires refusent de prendre en compte « les demandent d’édification de lieux de culte dans le cadre de l’élaboration de leurs documents d’urbanisme. »

La Commission estime également que « pour dissuader les communes de faire un usage abusif de leur droit de préemption, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la matière cultuelle, il pourrait être envisagé de les obliger à contresigner les fonds nécessaires, chaque fois qu’elles exercent une telle prérogative. »

Autre proposition utile, face à une « insécurité juridique » provenant de changements dans la « tutelle administrative », la Commission préconise que « toute association puisse, si elle le souhaite, interroger l’administration sur sa capacité à bénéficier des avantages liés au statut d’association cultuelle. »

Dans cette catégorie, les propositions qui concernent la loi de 1905 n’induisent pas de changement de fond mais seulement de compléments techniques ou d’actualisation : ainsi un seuil de 5000 francs de 1905, prévu à l’article 22 de la loi, est-il devenu, par suite de toutes les dévaluations,… 8€. La réévaluation du plafond relève du simple bon sens.

Il y a aussi des propositions intéressantes sur la protection sociale des ministres du culte (cela est fidèle à l’esprit de la loi de 1905 qui s’était préoccupé de faire une sorte de plan social pour les ministres des ex-cultes reconnus, cf. Les Notes du Blog en 2005 sur les « Impensés du centenaire ») et sur la législation funéraire.

Par ailleurs, des modifications de la loi de 1901 sont actuellement automatiquement répercutées sur les associations loi de 1905, alors qu’elles sont parfois fort inappropriées et qu’elles peuvent en changer l’esprit. La Commission propose d’introduire, dans le titre 1er de la loi de 1901, une disposition qui enlève ce caractère d’automaticité.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à ce niveau, la Commission semble parfois avoir copié Briand sans le savoir. Par exemple, elle propose la possibilité « d’unions d’unions », non prévue par la loi de 1905 ; or dans la Commission chargée d’élaborer le Règlement d’administration publique précisant l’application de la loi de 1905 Briand avait explicitement indiqué qu’en ce qui concerne les « unions d’unions, on ne les empêchera pas dans la pratique».

2 : Les propositions problématiques.

Je les qualifie ainsi car elles cherchent à résoudre de réels problèmes d’inégalité entre les cultes, dues en général à des modifications de la situation depuis un siècle mais, ce faisant, elles risquent fort de créer de nouveaux problèmes. Ces propositions qui, elles, entraînent des compléments ou des modifications de la loi de 1905, concernent essentiellement deux domaines : l’objet des associations cultuelles et le problème du subventionnement de la construction de nouveaux édifices du culte.

Les associations loi de 1905 doivent avoir « exclusivement pour objet l’exercice d’un culte » (art. 19) et la FPF remarque que cela interdit des versements de fond à des « associations de bienfaisance » ou autres qui font pourtant partie (dit-elle) de l’activité religieuse des paroisses. Leur fonctionnement quotidien se trouve donc entravé. La FPF propose de remplacer l’exclusivement par « principalement ».

A juste titre, je crois, la Commission Machelon ne propose pas cela (risque de voir mêler des activités religieuses et des activités commerciales, par exemple)  elle prend cependant en compte le problème.

Un réel problème d’égalité des cultes se pose en effet car l’ « accord international » de décembre 2001 avec le Saint Siège permet à l’Eglise catholique d’échapper en partie à cette disposition. On voit bien là une évolution récente favorable au catholicisme et défavorable aux autres religions.

La Commission envisage donc une autre solution qui, a priori, pourrait paraître plus satisfaisante (ajouter aux associations cultuelles des associations de bienfaisance ou reconnues d’utilité publique),… sauf que cette solution peut constituer une étape vers « la création d’une forme particulière de reconnaissance d’utilité publique pour les activités religieuses », qui peut être envisagée de l’avis de la « majorité de la commission ». Cela me semble particulièrement dangereux (cf. le 3).

Je pense qu’il serait plus pertinent d’explorer une troisième voie et la Commission donne, à son insu semble-t-il, une piste. En effet elle indique pages 43-44 que cet « exclusivement cultuel » est interprété selon  une « acception traditionnelle et étroite de la notion de culte » qui le réduit à sa « célébration publique », au rituel. Mais page 38, quand elle parle du principe du non-subventionnement des associations cultuelles  (principe dont il sera question au point 3), elle écrit que « la jurisprudence a adoptée une interprétation large de la notion de « culte » au sens de l’article 2 en y incluant les activités religieuses en général, qui dépassent les seules activités rituelles de l’article 19 de la loi de 1905».

Et elle remarque que les associations « mêlant des activités rituelles et d’autres activités étroitement liées à l’exercice du culte » sont ainsi « doublement pénalisées ». Pourquoi alors, ne pas poursuivre dans cette voie et proposer une définition claire de la notion de culte (une et une seule), par exemple à mi chemin entre les 2 interprétations actuelles ?

J’écris « actuelles » car je ne pense pas, contrairement à la Commission, que  la loi de 1905 soit aussi large dans sa définition du culte dans l’article 2 et aussi restrictive dans l’article 19. S’il y a une différence, ce serait plutôt l’inverse. En effet, les laïques intransigeants ont accusé les députés d’avoir été de plus en plus libéraux au fur et à mesure des débats.

D’autre part, ce sont ces dix dernières années que l’on a effectué une interprétation aussi restrictive de l’article 2. La pratique était plus libérale et quand certains laïques intransigeants protestèrent en 1947 lors du gouvernement à direction socialiste de Paul Ramadier, le ministre de la jeunesse, le résistant Pierre Bourdan (UDSR), que quand un mouvement rend des services dans le domaine éducatif « peu importe qu’il soit teinté ou bien de politique ou bien de confessionnalisme », il peut recevoir des subventions.

La Commission Machelon attire également l’attention sur un autre problème important : la loi de 1905 met  gratuitement à la disposition des anciens « cultes reconnus » les édifices du culte propriété publique, permet leurs réparations sur fonds publics tout en énonçant le principe de non subvention des cultes ; cela est devenu, vu le changement de situation socioreligieuse, profondément inégalitaire.

La Commission propose d’autoriser une aide directe des collectivités publiques, sans plafond particulier, au financement des édifices du culte.

Comme l’écrit La Ligue de l’enseignement « le renvoi vers les collectivités territoriales de la responsabilité de gérer les adaptations de la loi de 1905 constitue un facteur de renforcement des inégalités et crée le risque d’émergence d’une laïcité à la carte gérée en fonction des opportunités politiques locales et des sympathies religieuses »[1]

Pour la Ligue « des solutions existent, évoquées par la Commission {elle-même}, comme le recours à des baux emphytéotique administratifs (…) ou la garantie d’emprunts. ».  Ces solutions peuvent être « améliorées, mieux encadrées, mieux assurées juridiquement. » Là encore, l’enjeu consiste à ne pas aller vers une « reconnaissance » feutrée de cultes, or la Commission est conduite par sa logique à mettre en cause l’article 2 de la loi de 1905 (cf. 3).

3 : Les propositions dangereuses.

La loi de 1905 comporte 44 articles dont beaucoup sont circonstanciels. Pas tous cependant, ainsi l’article 4  est celui qui a fait l’objet de débats les plus passionnés car, d’origine anglo-saxonne, il relativise l’universalisme abstrait dit républicain[2].

Ceci indiqué, les deux premiers articles de la loi donnent ces « Principes ». Ils en posent donc les fondements. L’article 1 engage la République à garantir la liberté de conscience et le libre exercice du culte ; l’article 2 indique  que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »,  hors « les dépenses relatives à des services d’aumônerie ».

Or la Commission, prend le problème du non-subventionnement comme levier pour affirmer que cet article 2 n’a pas de valeur constitutionnelle et, en particulier, que la « non-reconnaissance »ne constitue pas « une règle constitutionnelle ». Nous l’avons vu, la majorité de la Commission est favorable, à terme, à certaines formes de reconnaissance.

Or le principe de non-reconnaissance ne signifie pas du tout de méconnaître les religions ou ne n’avoir aucun rapport avec elles. Il s’agit d’un terme juridique, d’un terme technique qui consiste à refuser tout caractère officiel des religions.

D’abord par un tel principe, l’article 2 signifiait, comme l’indique la Commission, « l’abrogation des statuts des cultes reconnus selon le droit public existant alors pour y substituer un statut commun de droit privé ».

Mais, contrairement à la Commission, je ne pense pas que l’on puisse « s’en tenir aujourd’hui à cette signification historique ». La non-reconnaissance consiste actuellement à ne pas être dans le système de reconnaissance qui est celui de beaucoup de pays d’Europe, notamment des pays ayant un Concordat avec le Saint-Siège (Italie, Autriche,…) et qui subsiste en Alsace-Moselle (ministres des « cultes reconnus » catholiques, juifs, protestants payés par l’Etat, cours de religion à l’école publique, Concordat, la Commission propose d’étendre cela à une partie de l’islam, ce qui pérenniserait le système).

Or, la Commission pose des jalons pour un tel système. D’abord en affirmant que la non reconnaissance n’a pas la caractéristique d’une règle constitutionnelle, ensuite, en se déclarant en majorité qu’« à plus long terme (…) devrait être envisagée la création d’une forme particulière de reconnaissance d’utilité publique pour les activités religieuses. »

Le flou du vocabulaire (« les activités religieuses ») tranche avec la rigueur de termes dont la Commission fait preuve par ailleurs, mais ce n’est peut-être pas totalement par hasard !

Une partie de la Commission, en tout cas ses 2 membres alsaciens, sont favorables au système de reconnaissance et ils ont publié un ouvrage très savant à ce sujet[3], où là encore analyse objective de pays qui ont adopté ce système et choix citoyen se croisent. Ils souhaitent  une extension à la France entière d’un régime analogue à celui de l’Alsace Moselle.

Le système de reconnaissance est, nous disent-ils, un système à deux étages dont « l’objectif est de privilégier les religions dont les membres épousent les valeurs communément partagées ».

L’obsession passionnelle (et non la vigilance rationnelle contre ce qui peut porter atteinte à l’ordre public) contre les mouvements religieux qualifiés de « sectes » fait que beaucoup de gens, et des députés eux-mêmes » parlent de « religions reconnues » sans que des laïques, par ailleurs intransigeants, s’en émeuvent. On voit là que leur attachement à la laïcité est un cache-sexe pour dissimuler une religion civile (nous en reparlerons).

Donc le système de reconnaissance postule une certaine congruence de valeurs entre l’Etat et les religions reconnues. Au contraire, dans la séparation française,  la République « garantit le libre-exercice des cultes » sans se prononcer sur leur valeur (cela relève d’un option personnelle) : l’égalité entre les croyances et entre les ‘croyants’ et ‘non-croyants’ est ainsi mieux respectées.

Outre une divergence de fond, il y a de la naïveté dans le critère indiqué : en effet, la première religion reconnue est en Alsace-Moselle (et serait en France) le catholicisme. Or, peut-on dire que le catholicisme épouse les « valeurs communément partagées » quand, par exemple, il refuse l’accès de la prêtrise aux femmes et condamne la contraception ?

On risque fort avoir des religions qui par essence devraient être reconnues et d’autres qui, par essence, seraient considérées comme suspectes. Et l'égalité entre 'croyants' et 'incroyants' serait également menacée. La loi de 1905 est encore aujourd'hui le meilleur équilibre possible quant à la question des cultes. le problème est de se montrer aussi inventif qu'elle sur les nouveaux défis du XXIe siècle.


[1] Les idées en mouvement, n° 143, novembre 2006,18.

[2] Cf. mon ouvrage L’intégrisme républicain contre la laïcité, l’Aube, 2006.

[3] Etat et religions en Europe. Les systèmes de reconnaissance. Strasbourg, Institut du droit local alsacien-mosellan, 2004.