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09/02/2007

LA CHARTE DE LA LAÏCITE

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut, chers amis, et je vais vous en donner un nouvel exemple. Je comptais, enfin, vous parler du dialogue Habermas-Ratzinger (promesse d’il y a déjà 15 jours !) et plusieurs amis m’ont dit en substance : Mais qu’est-ce que tu attends pour nous commenter le « Projet de Charte de la laïcité dans les services publics » paru le 29 janvier. Ton dialogue, il date de 2004, tu peux bien le garder encore un petit moment au frigo.

Bon, « Vox populi vox dei » comme disent les habitants de la Terre Adélie. OK, j’ai vaincu mes réticences. Quelles réticences ? Celles d’avoir toujours à redresser des erreurs malheureusement très significatives d’enjeux idéologiques, d’avoir à dévoiler des impensés, à sembler faire un peu la leçon, d’être dans la posture de « l’avocat du diable » alors que j’aimerais tant pouvoir débattre sans ces hypothèques. Au bout du compte, cela me fatigue, m’attriste et je me mets à penser que le Blog n’a pas forcément à suivre l’actualité, qu’il peut s’aventurer dans d’autres chemins.

Quand j’ai exprimé cette réserve à l’un de mes interlocuteurs, il m’a répondu : cette Charte, cela fait des années que l’on en parle, c’est donc quelque chose d’important et auquel on va se référer. Les journaux ont résumé le rapport qui la justifie et l’explique mais pratiquement personne n’en a fait l’analyse. Tu ne peux pas t’y dérober. Bon, d’accord.

Un bref rappel pour commencer : le rapport proposant une Charte de la laïcité provient du Haut Conseil à l’Intégration. On comprend que ce Conseil, vu son rôle, se préoccupe de la laïcité. C’est même sans doute un des aspects les plus importants de son travail et il a pleine légitimité pour aborder un tel sujet. Et comment ne pas être d’accord avec deux propositions qui figurent au début du rapport :

- contribuer « à étayer les bases d’une citoyenneté vivante, fondée sur l’adhésion à des valeurs communes »-

- faire « qu’en aucun cas la République ne (soit) instrumentalisée d’une quelconque manière : la laïcité représente avant tout une liberté accordée à chacun et non une contrainte imposée à tous. »

Seulement voilà (et c’est pour cela que j’ai parlé de fatigue, de tristesse, que je dois maîtriser un énervement du à une forte lassitude), « l’instrumentalisation » de la République est faite par le rapport lui même, et pas pour d’innocentes raisons. Dés les 1ères pages, plusieurs passages du texte donnent de la loi de 1905 et de l’histoire de la laïcité française une vision soit fausse soit tronquée. Alors on pourrait bien sûr me dire : peu importe, ce n’est pas le problème. On n’attend pas de toi une discussion de spécialiste. Au fait, au fait…

 Pourtant si on réfléchit 2 minutes, il est impossible de passer outre : si le rapport du Haut Conseil commence par un historique de plusieurs pages, ce n’est nullement par hasard. Le recours à l’histoire, à une histoire légendaire et idyllique de la laïcité française, la croyance naïve que cette histoire est… historiquement fondée, scientifiquement pertinente (dans sa vulgarisation schématique en quelques pages bien sûr, je ne suis pas en train de faire un faux procès en érudition), et la volonté de le faire croire, fonde la légitimité de la suite du propos, l’oriente dans une certaine direction.

Promis, je ne relève que les erreurs, les contrevérités qui sont idéologiquement significatives[1] Là comme ailleurs, l’histoire est un enjeu essentiel et l’histoire que nous présente le rapport est à dominante idéologique et non une histoire  historienne.

Or c’est à cette vision non seulement légendaire, idyllique mais aussi malheureusement  entachée d’un certain nationalisme de l’histoire que l’on veut acculturer les personnes dites à intégrer. Il y a derrière cela une philosophie de l’histoire de France et du monde, qui malheureusement s’avère très franco-centrique. Et ma lassitude, ma tristesse proviennent du fait que je me dis : tant que l’on est dans cet état d’esprit, on n’y arrivera jamais. Et, je vous l’assure, j’ai de gros soupirs devant mon ordinateur.

Ainsi la vision de la loi de 1905 par rapport au reste de la planète (et quand il s’agit d’intégration, ce point est capital) est à la fois fausse et complètement opposée à l’esprit du promoteur de la loi (Aristide Briand) ; la vision générale de l’histoire de la laïcité est unilatérale et renforce donc l’impensé majeur de la laïcité dominante en France. Et de cela découle la perspective d’ensemble qui se croit libéral, qui l’est sur quelques points, mais qui pour plusieurs autres risque fort de légitimer un autoritarisme laïque.

Après avoir présenté son objet et donné  quelques caractéristiques de la loi de 1905, le rapport écrit :

« Objet d’étonnement pour le monde, la loi de séparation a suscité des émules et fait naître des imitations. En Turquie, avec Mustapha Kemal qui l’a admirée lorsqu’il était stagiaire à l’école d’artillerie de Toulouse et a voulu la reproduire dans son pays, au Mexique avec la révolution républicaine, puis dans la jeune république espagnole de 1931. Le plus souvent, ailleurs, on a préféré le schéma de l’Eglise établi ou des religions reconnues et aidées comme en Angleterre ou en Allemagne. » (p. 14)

Lumineuse France étonnant le monde, admirée et imitée !

Comment peut-on écrire cela après le centenaire de la loi de 1905 et les travaux publiés en France et en français (sans parler des études publiées depuis longtemps dans d’autres langues et ailleurs) ?

Au Mexique, la séparation de l’Eglise (catholique) et de l’Etat date… de la Constitution de 1857 et des Lois de réforme de 1859-1861 : l’Eglise catholique séparée de l’Etat devient juridiquement une institution de caractère privé, formée comme association volontaire. Point n’est besoin de recherches poussées, savantes pour le savoir, il suffit de lire la contribution de l’historien et sociologue mexicain (spécialiste de la laïcité précisément), Roberto Blancarte, donnée aux « Entretiens d’Auxerre » et publiée dans J. Baubérot – M. Wieviorka, De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité (L’Aube, 2005, p 247-258).

On peut ajouter que si un pays a influencé le Mexique, il s’agit plutôt des Etats-Unis que de la France. En revanche, dés la République des Républicains des années 1880, des personnalités françaises se sont dites qu’il y avait quelque chose à apprendre du Mexique (cf. J. Baubérot, Historia de la laicidas francesa, El Colegio Mexiquense, 2004, p17).

Il faut également souligner que, quand Aristide Briand présente son rapport sur la loi de séparation à la Chambre des députés, son propos consiste à dire que la France doit passer d’un système de « demi laïcité » qui est celui du régime Concordat-cultes reconnus à la « complète laïcité », réalisée affirme-t-il dans pas mal de pays (je vais y revenir), dont l’un de ces pays doit servir en quelque sorte de modèle à la France (bien qu’il le considère comme un peu trop laïque à son goût, c’est celui qui a sa préférence).

Devinez lequel ? C’est une question super banco du jeu des 1000 € !

Le Haut Conseil à l’Intégration non seulement sèche lamentablement, mais plus encore n’avait même pas idée qu’il telle question puisse se poser !

Vous, vous avez deviné : il s’agit du Mexique, précisément.

Prétendre que le Mexique a imité la France, l’a attendue pour réaliser la séparation est donc une contre-vérité. C’est du même tabac qu’être créationniste ! Déjà  le professeur Blancarte a déclaré au colloque d’Auxerre : il existe beaucoup de confusion quant à « cette réalité appelée laïcité. A partir d’un regard latino-américain, on peut se demander si cette confusion n’est pas due en partie à l’appropriation historique que les Français ont faite de la laïcité, qui en a même conduit beaucoup à penser qu’il s’agissait d’un phénomène exclusivement hexagonal. » Et il a contesté « l’interprétation acritique de la tradition française » en matière de laïcité. Que va-t-il penser en lisant le rapport du HCI ?

En 1917, au Mexique, il s’est produit, suite à des événements politiques mexicains où un catholicisme politique avait été compromis, la radicalisation d’une séparation Eglise-Etat déjà existante depuis le milieu du XIXe siècle, la loi de 1917, dans ce contexte de contre-révolution puis de révolution, a eu un caractère fortement anticlérical[2] : absence de statut juridique des Eglises, interdiction pour elles de posséder des biens, limitation de l’exercice du culte hors des églises, interdiction faite au clergé d’avoir des activités politiques,… Cela provoque la Guerra Cristera (« guerre christique ») en 1926-1929, contre révolution catholique paysanne et anti-agrarienne. On est dans une logique bien différente de la loi de 1905.

Je suis désolé d’avoir été si long, mais il est facile d’écrire une bêtise grosse comme soi-même en une phrase, il est forcement plus long de rétablir l’exactitude historique. Mais on l’aura compris : l’enjeu de cette erreur grossière est fondamental puisqu’elle conduit à donner une vision étroitement nationaliste de la laïcité.

On pourrait continuer. Pour la Turquie : il est exact qu’il y a eu une influence française, mais si on analyse les choses il existe une différence de fond entre la laïcité turque (nullement séparatiste)  et la laïcité de 1905 (cf l’intervention de la sociologue Zana Citak-Ayturk  publiée dans l’ouvrage cité, p. 207-223). En conséquence l’influence française, est celle (qui a échouée) de la « laïcité intégrale », poursuivie sous le « petit père Combes », et non celle de la loi de 1905 (cf. notamment les interventions de P.-J. Luizard et de J. Baubérot à un colloque sur la Turquie et publié dans Isabelle Rigoni, Turquie : les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Syllepse, 2000). Mais le rapport de l’HCI met auparavant dans le même sac Briand et Combes, au déni de la réalité historique.

L’Espagne est un pays où la laïcité a connu des zigzags et où il a existé une première laïcisation en 1869, suite à une révolution. Le rétablissement des Bourbon en 1875 entraîna la remise en vigueur d’un concordat particulièrement clérical, où le catholicisme est « l’unique religion de la nation espagnole ». Si l’influence française n’est peut-être pas absente (dans le climat général européen et latino-américain : pourquoi pas une influence mexicaine ?) c’est l’histoire interne de l’Espagne et ses 2 christianisations violentes (celle contre les musulmans et les juifs au Moyen Age et poursuivi par l’Inquisition jusqu’au XVIIe siècle ; celle imposée par l’Espagne aux peuples d’Amérique latine) qui est le facteur essentiel d’un conflit cléricalisme-anticléricalisme espagnol (là encore, la séparation de 1931 fut anticléricale, contrairement à la séparation de 1905 où l’anticléricalisme d’Etat fut maîtrisé) parallèle au conflit français du XIXe siècle, plus que dépendant de lui. Un ancien proverbe espagnol rend compte (à sa manière) de ce conflit : « Toute l’Espagne court derrière l’Eglise, les uns avec un cierge, les autres avec un gourdin » !

Il me semble particulièrement inquiétant que les 3 exemple choisis (car il existait d’autres pays à séparation): la Turquie, le Mexique, l’Espagne des années 1930 soient 3 cas où la laïcité a été autoritaire (voire militaire), liée à un anticléricalisme d’Etat, voire à des manifestations d’anti religion. Est-ce ce modèle là de laïcité que l’HCI a dans la tête ? Consciemment non, puisqu’il nous a expliqué que la laïcité était plus liberté que contrainte, mais le choix des exemples est quand même très troublant. N’avons-nous pas là une sorte de lapsus freudien ? Ne pense-t-on pas sans en avoir conscience que, face aux personnes dites à intégrer, il faut une laïcité un tantinet autoritaire ?

Au contraire du rapport du HCI, Briand insiste, dans son rapport sur la future loi de  1905,  sur les exemples étrangers qui ont précédé la France, sur la laïcité (= la séparation) déjà réalisée dans quelques endroits en Europe et surtout, insiste Briand, au Canada, Etats-Unis, Mexique, Cuba, Brésil, et d’autres pays d’Amérique centrale ou du sud.

On peut estimer que la séparation n’est pas le seul critère de la laïcité. Cependant, quand on parle de la loi de 1905, on ne doit pas oublier qu’effectivement la France n’est pas la 1ère, loin de là, à avoir réalisé la séparation, ni la seule (avec les « imitations » !!) à être laïque : des spécialistes actuels de la laïcité parlent (comme Briand) de laïcité canadienne (Micheline Milot, cf notamment : La laïcité dans le nouveau monde, Brepols, 2002), de laïcité états-unienne (cf. not. le colloque et l’ouvrage La conception américaine de la laïcité publié sous la direction d’Elizabeth Zoller,chez Dalloz , 2005). Cette conception américaine ayant d’ailleurs fait des petits, comme par exemple le Japon en 1946 (cf. not. Y. Koizumi, « Laïcité et liberté religieuse au Japon », Konan Journal of Social Sciences, vol. 7, 2000).

Je cite ces pays (on pourrait en citer d’autres comme le « Secular State » indien,…) parce que prétendre, qu’hormis les imitations, on trouve essentiellement des pays à religion d’Etat ou à religions reconnues[3] en faisant l’impasse sur les autres pays où existe une séparation  consiste à mettre la France au centre du monde.… ON pourrait multiplier les exemples d’autres laïcités, ainsi en Uruguay, quand on a effectué la séparation, on a laïcisé Noël, pas en France où Noël est simplement sécularisé comme, horreur, horreur !, dans la perfide et communautariste Albion !

En définitive, nous avons 2 visions opposées de la laïcité française. La vision de Briand, en 1905, où la France doit se mettre à l’écoute de pays étrangers, en prendre de la graine, non pour les « imiter », mais pour être capable de changer, de faire preuve de créativité et d’inventivité. La vision du HCI où tout part de la séparation française qui étonne le monde, suscite « des émules et fait naître des imitations ».

Il faut également savoir que quand l’Assemblée Nationale a republié, en 2005, le rapport de Briand, ELLE A TOUT SIMPLEMENT ENLEVE LE CHAPITRE OU BRIAND ABORDAIT LES EXEMPLES ETRANGERS[4]. Sans aucun scrupule! Jean-Louis Debré, qui a le sens de l’humour, donne une préface où il conclut «Ecoutons avec attention, retenons le massage d’Aristide Briand. Nous avons beaucoup encore à apprendre de lui. » Là, malheureusement, je crains que l’humour soit totalement non conscient.

J’avais parlé de tristesse au début de cette Note. Il est effectivement triste de constater la façon dont on traite ces sujets dans des textes officiels. Et vous l’avez compris, la tristesse s’accompagne d’une certaine colère.

De la loi de 1905, le rapport du HCI généralise à l’histoire de la laïcité. Là, c’est le verre à moitié plein et à moitié vide. Ouf, fort heureusement, on quitte le complètement faux. Mais la vision présentée (intelligente cette fois) est malheureusement unilatérale, marquée par ce qui précède. Et les erreurs historiques commises ne sont pas des erreurs d’érudition, mais des erreurs structurellement nécessaires pour être aujourd’hui dans un impensé qui n’est pas sans conséquence sociale.

En gros, il nous est dit que la laïcité (française) comporte deux origines (qui sont liées) : la tradition gallicane d’indépendance à l’égard de Rome qui s’affirme dés le XIVe siècle  et la réflexion politique faite au moment des guerres de religion du XVIe siècle (Jean Bodin par exemple) et qui a conduite à l’Edit de Nantes, victoire du parti des politiques. Cela est incontestable et la page 15 (et haut de la page 16) sur ce sujet est une brillante synthèse. Fort bien. Malheureusement, la suite n’est pas à la hauteur.

Car la laïcité française a également au moins une autre origine où elle a été d’abord une laïcisation par défaut, et pour ne pas en parler, le rapport quitte l’analyse pour avoir un discours moral et tenir des propos erronés.

Là encore, je suis obligé de préciser les choses, car cela permet de voir là où le rapport écrit des choses justes et là où il est dans un impensé qui lui fait commettre des erreurs significatives. Je vous demande un peu de ténacité dans la lecture : cela va vous sembler un peu technique au début, mais les enjeux vont s’éclairer à la fin de la Note, comme dans la scène finale quand Hercule Poirot dévoile le coupable.

Premier point : L’Edit de Nantes n’instaurait pas du tout « l’indifférentisme de l’Etat en matière de religion » (p. 16) mais  le maintien d’un Etat catholique (la dîme au clergé catholique, par exemple, devait être payée par tout le monde) dans lequel les protestants réformés (et eux seuls) avaient certains droits soigneusement codifiés et garantis militairement par des places fortes dont ils conservaient la maîtrise.

Très schématiquement ces droits étaient, pour l’essentiel, l’accès égal à la fonction public (le rapport a entièrement raison d’insister sur ce point) et une liberté religieuse limitée, soigneusement circonscrite. Pour l’époque, cela était effectivement considérable. Mais il s’agissait d’un mélange de féodalisme et de modernité, cela  dans le cadre d’une « paix de religion », selon l’heureuse expression de l’historien Olivier Christin. Ceci dit : le rapport a raison de dire que la France était en avance, à la fin du XVIe siècle, sur le reste de l’Europe tout en présentant l’Edit de façon anachronique.

Second point : le texte fait comme si ce pseudo « indifférentisme de l’Etat à l’égard de la religion » avait duré presque un siècle. Or dés après la mort d’Henri IV (1610), il y a d’abord changement de politique : D’abord par la volonté royale de réduire la puissance militaire laissée par le roi à ses anciens compatriotes comme garant de leur liberté (le fameux siège de La Rochelle). Ensuite, par des pressions de plus en plus fortes pour que les protestants se convertissent et des mesures plus ou moins violentes contre la liberté religieuse partielle dont ils disposaient (destruction des temples, caisse de conversion,…).

Un exemple : le rapport cite Turenne comme exemple de protestant qui avait une charge éminente… sauf qu’il s’était converti au catholicisme. Le temps de l’Edit de Nantes est en fait très vite celui de sa progressive destruction, comme l’ont montré de nombreux historiens (par exemple Elisabeth Labrousse dans son classique Un Roi, une loi, une foi, La Révocation de l’Edit de Nantes, Payot, 1985). Ce temps n’est pas celui de « l’idée laïque d’un dialogue et d’un respect des différentes confessions » (p. 16). La France est passée, au XVIIe siècle, progressivement de l’avant-garde à l’arrière garde. Pourquoi ? Nous allons le voir tout de suite.

Troisième point : parler de la révocation comme d’« une des heures les plus sombres de notre histoire » (idem) est porter un jugement moral qui masque une absence d’analyse. Il n’y a pas eu, en 1685, une sorte de coup de folie dans une histoire qui allait en sens inverse. En fait, c’est toute la logique de l’absolutisme qui rendait impossible le pluralisme (même limité) instauré par l’Edit de Nantes. Elisabeth Labrousse le démontre très bien. Et la persécution des protestants, qui va s’accompagner de la répression contre les jansénistes, se poursuivra tard dans le XVIIIe siècle.

La persécution  continue donc à un moment où elle est devenue une « exception française » dans une Europe où diverses voies de tolérance ont été empruntées. C’est le contraire de la situation de la fin du XVIe siècle et si les Lumières françaises sont aussi anticléricales (« écrasez l’infâme ») alors que les Lumières anglaises et allemandes prônent une religion éclairée de façon nettement moins polémique, cela est due en grande partie à ce contexte français de répression religieuse.

A ce sujet, il faut tordre le coup à une idée reçue que le rapport reprend à son compte en prétendant (p. 17) que le « Cujus regio ejus religio » qui était la règle en Allemagne  « faisait dépendre la confession des sujets de celle de leur prince ». Dés le XVIIe siècle cela n’est plus vrai : quand le prince se convertit la religion ne change pas (cf le Grande Duché de Prusse). Au XVIIIe, cela l’est encore moins : Frédéric II, « roi philosophe », garantit aux catholiques la liberté de culte et la plénitude de leurs droits civils. Le monarque veut unir les membres de tous les partis, « tous concitoyens ».  Sa tolérance s’avère contagieuse et, lorsque le Palatinat protestant est réuni à la Bavière catholique, Munich garantit l’exercice des droits religieux. Plus tard, Frédéric-Guillaume II promulgue un Edit où il s’engage à protéger les « trois confessions de la religion chrétienne » : « chaque individu doit se préoccuper lui-même de son salut » et « on ne considèrera aucunement la différence de religion dans les nominations ».

Quatrième point : le rapport écrit une erreur très significative de son impensé idéologique : selon lui, l’approfondissement et l’élargissement de l’idée de laïcité au XVIIIe en France aurait abouti « au rétablissement, avant la Révolution, de la liberté de culte pour les protestants. » (p. 16) C’est faux et justement tout le paradoxe de la laïcité française est là.

En effet, ce qui est exact c’est que l’Edit de tolérance de 1787 refuse la liberté religieuse au protestants, et veut cependant légaliser leurs mariages : leurs enfants étaient considérés comme des « bâtards », et cela posait de sacrés questions d’héritage pour la bourgeoisie protestante. Alors que fait-on ? Pour légaliser ces mariages sans reconnaître l’existence des pasteurs qui les célébraient, on va LAÏCISER l’état civil des protestants, leur permettre de se marier devant un officier d’état civil (et non plus les obliger à passer devant le curé, ce qu’ils se refusaient à faire).

Autrement dit le refus d’admettre une certaine liberté religieuse, le refus d’un certain pluralisme religieux entraîne la création d’un embryon de laïcité, avant même la Révolution.

Cinquième point : « A partir de la Révolution française, une série de dispositions garantiront véritablement l’égalité pour tous » (p. 17) et à partir de là tout semble aller bien (p. 17-18). Or, là encore on ne peut raconter l’histoire de façon aussi unilatérale : la Révolution est aussi le temps de l’impossible laïcité, des cultes révolutionnaires imposés, de la répression religieuse, des mariages forcés des prêtres, de la séparation (1797) qui n’a pas tenue : en 1797 il y a un retour de la répression. Et sous la Troisième République, la aussi les choses ne sont pas idylliques comme en témoigne notamment le refus des républicains d’accéder à la demande de juristes catholiques de donner valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : ils savaient bien qu’il y dérogeaient en pourchassant les congréganistes.

Et il y a eu un jacobinisme récurrent que Jules Ferry, pour sa part, estimait aussi pernicieux que le bonapartisme. Ce n’est pas pour rien qu’Odile Rudelle a écrit un ouvrage sur la République absolue (Publications de la Sorbonne, 1986). La tentation absolutiste n’est pas que monarchique et l’histoire de France, monarchiste et républicaine, est jalonnée d’exils qui en témoigne : exil des protestants au XVIe et XVIIe, des prêtres sous la Révolution, des congréganistes sous le « combisme », quand on recherchait une « laïcité intégrale ».

 

Résultat des courses : 1) le rapport souligne que la France a, à plusieurs reprises, été ‘en avance’ dans l’accession à la citoyenneté des membres de religions minoritaires. C’est sans doute moins vrai que le rapport ne l’indique, mais je ne chipoterai pas : quand on résume, on schématise et on accentue. L’essentiel est que, globalement, un historien peut ratifier ce diagnostic. Le gallicanisme, la victoire du parti des politiques, etc, sont à l'origine d'une conception politique de la citoyenneté, ce qui rend possible son détachement de l'appartenance religieuse.

 

2) En revanche, tout l’impensé du rapport est dans la manière dont il ne veut pas apercevoir la difficulté française d’admettre la liberté religieuse, le pluralisme religieux. Difficulté récurrente, où la France a été, à plusieurs reprises ‘en retard’. Difficultés qui ont donné à la laïcité française, dans bien des pays (notamment ceux qui ont accueilli les exilés !) une réputation d’intolérance. Réputation à moitié justifiée -cf. le 1)- mais pas totalement fausse. Et la bonne conscience française entretient la bonne conscience anglaise ou allemande (ou d’autres pays) : on ne s’en sortira pas si chacun ne balaye pas devant sa porte. Et là, le gallicanisme lié à la volonté de l'Etat de s'imposer, peut aller à l'encontre d'une laïcité vraiment libérale qui suppose (cf Locke) un "gouvernement limité".

 

Citoyenneté et pluralisme forment la tension constitutive  de la laïcité. Certaines laïcités ont des difficultés avec la citoyenneté, d’autres (la française mais aussi la mexicaine de 1917, la turque, l’espagnole dès années 1930) avec le pluralisme. Aucun pays n’est le paradis sur terre ni peuplé de saints.

Tant que l’on racontera l’histoire de la laïcité française à la manière d’une légende dorée, d’un conte pour endormir des enfants sages, tant qu’on la présentera comme parfaite, tant que l’on n’aura pas le courage d’affronter sa part d’ombre, on ne pourra pas avoir une réflexion lucide sur les défis qu’elle affronte aujourd’hui.

(à suivre)

 



[1] Ainsi, je n’insiste pas sur une perle : prétendre de Jules Ferry était protestant (p ; 17) : c’était la propagande antiprotestante et antisémite qui racontait cela à la fin du XIXe !

[2] Entendons nous bien, être anticlérical est une position tout à fait respectable, mais quand existe un anticléricalisme d’Etat, alors la liberté qui est liée à la laïcité tend à se réduire.

[3] Que dit le HCI sur l’envahissement actuel (constaté à nouveau à l’occasion du récent rapport de la MIVILUDES) des politiques et journalistes français à parler (précisément) publiquement de « religions reconnues » ? Rien. Pourtant si on veut faire une Charte de la laïcité et distinguer la séparation française des pays où il y a des « religions reconnues », il serait essentiel de mettre un Article concernant ce sujet. Cela conduirait d’ailleurs logiquement à se poser la question de « l’intégration » des Alsaciens-mosellans qui, eux, non seulement ne semblent pas admirer la loi de 1905 mais, nous dit-on à longueur de journée, n’ont aucune envie de l’imiter… et (précise-t-on alors) ne doivent pas être obligé de le faire. Puisque cette Charte de la laïcité se fonde sur la loi de 1905, faut-il en conclure qu’elle ne s’appliquera pas à l’Alsace Moselle ? Dés le départ, on est dans un double jeu, dans une hypocrisie dont on ne veut pas avoir conscience.

[4] J’en donne l’essentiel dans mon Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, 2006

Commentaires

1/ Merci , malgré une lassitude des plus compréhensibles, à l'auteur de cette note, de continuer à réagir à l'actualité.
2/ Avant de lire cette note j'avais, un peu "énervée" par la présentation médiatique de cette charte, enregistré et lu en intégrale le rapport du HCI. M'attendant , vu les qualités intellectuelles indéniables de B.Kriegel, à une synthèse "éclairante "et à des analyses, propositions mesurées dans un domaine des plus sensibles...et des enjeux électoraux évidents.
Je reste de plus en plus perplexe et me permets quelques questions d'ordre "sémantique" et "historique":
1/ Que signifie cette inflation sidérante du terme "charte" dans le vocabulaire politique de ceux et celles qui ne cessent d'invoquer notre "république "?
A ma connaissance ( celle de petites formations et curiosités historiques probablement à renouveler!):
Le mot "charte" ( anciennement "chartre") renvoie à des textes , titres de propriété, de vente, de privilège "octroyés", "concédés" dans les Droits du Moyen-Age, de l'Ancien Régime.
En Angleterre "la grande charte" , arrachée par les seigneurs à Jean sans Terre , limitait les abus du pouvoir royal et est donnée comme origine des droits des anglais.
Quant à la France personne ne peut avoir oublié que Louis XVIII "octroya" à ses "sujets" en 1814 une Charte constitutionnelle. Explicitement pour boucler la parenthèse des années 1789 à 1814 et ces horreurs de Constitutions, Déclarations des droits de l'homme et du citoyen, des Lumières!
Le terme semblait avoir disparu après quelques révolutions, avènement des Républiques de notre vocabulaire politique consensuel -majoritaire franco-français ( il me faudrait vérifier quelques tentations dans le régime de Vichy...) jusqu'à ces dernières années.
Quoi qu'on pense du référendum sur l'Europe il était quand même troublant,( malgré les nécessités d'accorder des traditions et cultures politiques fort différentes) de trouver normal de substituer à toutes les Déclarations des droits une "Charte" d'un esprit et d'une écriture des plus étrangères à ces grands textes universels!
Ma question est donc fort naîve ( après relecture du rapport du HCI): s'agit-il avec toutes les condescendances
"pédagogiques" ( terme employé!) et toutes les mesures "préventives" des lumières républicaines de réinterpréter grâce à cette charte la laîcité? Concéder , octroyer certes à ces millions de personnes à "intégrer" certains droits fort peu reconnus jusqu'à présent mais en les verrouillant avec des notions des plus floues ( prosélytisme; trouble de l'ordre public...) .
Et sans avoir besoin de trop lire entre les lignes il est assez remarquable de constater que ce rapport ne cesse de faire allusion à , essentiellement, des "problèmes" liés à des "faits" surmédiatisés de minorités "intégristes" musulmanes ( ou "sectes" ). En s'abstenant de mentionner des pratiques des plus courantes, pas du tout laîques, non seulement en Alsace-lorraine mais dans de nombreux paysages français...Les représentants, les élus de notre république laîque...ne manquent pas de se manifester très visiblement , ostensiblement en x situations avec les responsables des religions "reconnues" en France ( le cas de marseille est très instructif de deferre à gaudin maires!)
3/ J'aimerais avoir une définition institutionnelle de ce qu'on appelle "neutralité" qui est assimilée à laîcité.
4/ Enfin: pourquoi pas une "charte"...( je vais jusque là!), mais même si ce rapport évoque la lutte contre les discriminations il me semble que tant que ne se sera pas manifestée une réelle volonté politique de mettre en oeuvre des mesures concrètes, d'ordre "socio-économique, dans des domaines relevant des instances "publiques", le terrain restera "libre" pour des exploiteurs cyniques et démagogues de toutes les "misères". Et qui assurera la formation des personnes censées faire respecter cette charte, éduquer à la laïcité?
Et ce rapport, cette charte vont inmanquablement échapper à un essai de nuances, de "tolérances" pour inspirer je ne sais quelles lois, amendements, décrets, arrêtés, circulaires d'élus fort peu scrupuleux dans le respect des lois dites laîques...
5/ j'ai trouvé très interessant l'article de J.Bouveresse : "Dieu,la vérité, la foi. Peut-on ne pas croire? " paru dans le Monde Diplomatique de février .

Écrit par : anne-marie lepagnol | 11/02/2007

Merci à Jean Baubérot et merci à Anne-Marie Lepagnol... La réflexion sur le mot "charte" est une chose à laquelle je n'aurais pas pensé, et c'est vrai que la question se pose !

Pour faire un commentaire plus général sur la note : la lassitude se sent, effectivement, et je la comprends. Je crois que l'attitude que nous pouvons désormais qualifier d'intégrisme républicain s'explique en partie structurellement (long héritage du pays), mais surtout conjoncturellement : la crise du Progrès, des grandes idéologies, la crise de confiance, tout cela qui est bien connu provoque à l'évidence la résurgence des peurs, des besoins de repli sur soi, d'appels à l'identité, des sacralisations... Quand ça ne va pas, l'autre inquiète, il faut se demander s'il est "soluble", il faut le forcer à se plier à nos règles, et déjà la défiinition de l'autre est de plus en plus large...

Peur de la mondialisation, peur du terrorisme, peur de l'Amérique, peur de l'islam... c'est ce contre quoi il faut lutter, et quoi de mieux que l'histoire pour cela ? Quoi de mieux, plus généralement, que la connaissance ? C'est pourquoi nous avons grand besoin de J. Baubérot et des autres...

Écrit par : Achtung_seb | 11/02/2007

Cher Jean Baubérot,
Votre commentaire de ce "Projet de Charte de la laïcité dans les services publics » paru le 29 janvier, en redressant les erreurs historiques et en dévoilant les "impensés" d'une histoire nationaliste idéalisant la laïcisation à la française, est salutaire. Les erreurs dévoilées deviennent des mensonges insupportables et j'espère que le H C I en est informé.
Réagir paraît un devoir.
Un "moderne Savonarole" peut bien préférer ce devoir à celui de l'auto-dérision (si j'ai bien compris la remarque finale de votre Laicité 1905-2005, entre passion et raison)
Ne pourriez vous cependant expliquer ce que vous entendez par la"laicisation de Noël" en Uruguay et par sa "sécularisation" en France comme en Angleterre?
P.S. la rectification de la croyance en un Jules Ferry protestant me paraît pourtant importante car elle peut être invoquée autant pour conforter le cléricalisme que l'anticléricalisme d'Etat.

Écrit par : Viviane Abrouk | 12/02/2007

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