19/06/2006
LAÏCITE, CONDITION DE LA DIVERSITE CULTURELLE
(Marly le Roi ; 13 juin 2006)
(Cette Note complète et remplace la précédente du 14 juin. Elle reproduit la conclusion, d’une rencontre organisée par le Ministère de la Culture. Alors, bien sûr, il y a quelques propos allusifs qui font références aux différents exposés de la rencontre, mais je pense que c’est quand même largement compréhensible.
La semaine prochaine, on verra la suite de la passionnante année 2006)
En attendant voici la Note :
Proudhon affirmait que la synthèse est toujours gouvernementale. N’ayant aucun pouvoir à prendre, je ne prétends en rien effectuer ici une synthèse, bien plus user du droit donné à tous les intervenants de cette passionnante rencontre d’indiquer librement mon point de vue, qui mêle analyses, engagements et convictions. Cependant, mon exposé étant le dernier, la mission qui m’a été confiée consiste à tenir compte de ce qui a été dit avant moi. Sans surplomber en rien les autres communications, je vais donc orienter mon propos de manière à me situer implicitement ou explicitement par rapport à elles.
Il faut d’abord expliciter mon titre : Laïcité, condition de la diversité culturelle : est-ce une manière de retomber dans le franco-français, de dire que finalement, la France (et la France seule) possède la solution à l’épineux problème de la diversité culturelle ? Ou, sur un mode un peu moins arrogant, de dire que, même si d’autres peuvent faire autrement, nous ne pourrions, quant à nous, aborder la question qu’à partir de notre filiation républicaine, notre héritage laïque ? Nous serions alors en pleine contradiction : après avoir réfuté des identités qui assigneraient les individus à leurs origines, nous nous emprisonnerions nous même dans notre mémoire laïco-républicaine. Nous l’avons vu, la référence aux origines « gauloises » visait à démarquer de la fondation religieuse de la France par le baptême de Clovis. Cependant, l’appartenance à la France n’est pas moins reliée à une identité originelle si elle se réclame des Gaulois que si elle se réclame de Clovis. Et d’ailleurs des jeunes de banlieues l’ont fort bien compris et se servent de ce terme de Gaulois pour retourner le stigmate. Mais nous avons vu aussi le danger du retournement du stigmate : le renforcement de la logique stigmatisante qui s’accommode alors de contenus inversés. Il faut sortir d’une telle situation.
Donc, ce n’est de cela qu’il s’agit. En fait, mon titre renvoie à une Déclaration internationale de la laïcité. Signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents, elle a été présentée au Sénat le 9 décembre dernier. A l’Article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Et pour en finir avec cette explicitation du titre, de même que l’on a rappelé hier que la Renaissance française fut largement italienne, de même il faut indiquer que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » et notamment, lors de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, un transfert de la culture politique anglo-saxonne.
Lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est donc pas retomber dans le franco-français. En même temps, l’avenir ne se construit pas sans mémoire. Or attention à la ’mémoire unique’, aussi réductrice que la pensée unique. Le premier intérêt de lier laïcité et diversité culturelle consiste à permettre d’aborder de front et de façon à la fois compréhensive et critique la question du « modèle républicain ».
- D’une part c’est à partir de la représentation de ce modèle que s’articule le débat actuel sur la diversité culturelle.
- D’autre part, la comparaison entre un passé de référence (le moment de l’établissement de la laïcité française) et la situation actuelle, peut nous aider à évaluer cette situation.
Il nous a été rappelé hier soir que l’école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France (et pas seulement l’hexagone !), des méthodes globalement identiques, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. On a voulu cimenter un pays qui comportait une grande diversité culturelle. On a voulu produire de l’unité citoyenne. Tout cela est parfaitement exact. Mais, au niveau de l’hexagone, en tout cas, les hussards noirs de la république, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » (Mona Ozouf, 1996) Et l’historienne indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».
Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration incitait les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi, pour prendre un exemple, faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales.
Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Pourtant, là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude laïco-républicaine envers ces langues n’a pas été uniforme : une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, et notamment pour le provençal; beaucoup moins de tolérance, en revanche, pour le basque ou le breton où, d’une part, le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où, d’autre part, on estimait, à tort ou à raison, que des velléités séparatistes existaient.
Un antagonisme culturel à enjeu politique, a donc eu lieu entre deux conceptions totalisantes : l’une (la cléricale) enracinée dans une vision religieuse du monde, l’autre (anticléricale) fondée sur une vision politique de la société. La seconde vision se donnant pour tâche d’ « émanciper » de la première au nom de 1789, des droits de l’homme et du progrès. Là, nous trouvons un problème très actuel. En effet, n’ayons pas une vision angélique des choses : le défi de la diversité culturelle commence quand on estime que des valeurs fondamentales sont en jeu. L’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté moins facile à résoudre qu’une Déclaration de principe ne peut le laisser croire. C’est là, où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.
Mais ne réduisons pas, pour autant, le problème au combat du ‘bon’ contre le ‘méchant’. Cela pour deux raisons. D’abord parce que dans ce conflit frontal le risque est grand que les deux adversaires finissent par se ressembler : la France est le pays démocratique où le différentiel entre le vote des hommes (1848 : on a significativement qualifié cela de « suffrage universel ») et le vote des femmes (1944-45) est le plus important et cette discrimination s’est justifiée par le mythe de la « femme soumise au cléricalisme ». Ainsi souvent, dans un conflit, on se fabrique un adversaire de manière à légitimer une dérogation à ses propres idéaux. Ensuite, parce que le courant laïque a gagné en renonçant à son propre anticléricalisme. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905 est à la fois une loi de rupture et une loi de liberté, elle constitue le tournant laïque d’un Etat émancipateur à un Etat arbitre, le tournant de la « laïcité intégrale » à ce qu’Aristide Briand appelait une « laïcité de sang froid » ; non que l’idéal d’émancipation soit renié, mais il est transféré sur l’individu mis en situation de choisir ce qu’il doit croire ou ne pas croire. Dans le tournant de 1905 face au cléricalisme, il y a sans doute une leçon de stratégie à retenir pour faire face à ce qu’on qualifie aujourd’hui de « communautarisme ».
Par ailleurs, pour en revenir à la francisation, on aurait tort de la réduire au seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement des possibilités de mobilité géographique et sociale et, lié à cela, à un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a élargissement de l’espace, et élargissement de la maîtrise de l’espace, et cette maîtrise signifie espoirs d’ascension sociale. Il y a donc un continuum qui est effectué entre la France, comme horizon de progrès et de modernité et la possibilité, dans ce cadre national d’une progression de chacun. Un continuum entre progrès scientifique et technique, progrès social, progrès du bien être.
D’où un problème très important aujourd’hui : quelle est la force d’attractivité, d’entraînement, de mobilisation au vivre-ensemble que peut avoir la laïcité et cela, notamment, du point de vue des minorités culturelles ? Aussi bien hier (avec Olivier Donnat) que ce matin (avec Jean Hurstel), il a été question de l’ambivalence du progrès : la mondialisation implique la standardisation ; l’uniformisation touche le sujet lui-même, le processus de subjectivisation, où on a besoin d’un Grand Autre pour devenir soi-même est menacé : la marchandise ne peut pas être un Grand Autre, elle suscite à la fois désir et frustration (Hurstel). Elle induit une crise des médiateurs, un risque de tyrannie de la majorité, le développement d’un besoin d’uniformisation et de conformité au goût, une « culture zapping » où un formatage hollywoodien accentue la distance entre celles et ceux qui sont dans le cumul des niveaux culturels et celles et ceux qui sont livrés à la culture de masse (Donnat).
En même temps, nous sommes bien conscients que cette « culture de l’écran » qui met tout un chacun en connexion directe avec l’information et les œuvres est riche de possibilités et d’ouverture à la diversité culturelle. Et cela aussi a été dit.
Le développement de la laïcité a été historiquement lié à une forte confiance dans le progrès, la « bienfaisance du progrès » et une confiance aussi dans la « République des professeurs » qui étaient des pères intellectuels, voire parfois spirituels. Les Grands Autres laïques enfin : patrie, idéal communiste, etc s’étaient substitués aux religions, mais dans cette substitution n’avaient–ils pas revêtu eux-mêmes une dimension parareligieuse ? Les défis actuels nous obligent peut être à avoir une laïcité d’autant plus exigeante qu’elle doit elle-même se laïciser. Inventer des styles, des types de médiation qui soient beaucoup plus dans la négociation, dans l’horizontalité que dans l’autorité verticale. A ce niveau, tous ce qui a été dit ce matin, par Mme Marie Laure Las Vergnas sur les « personnes relais » comme éléments indispensables et précieux d’élargissement du public était passionnant. Et montre qu’on peut être un hybride de « paire » et de « père ». La déférence envers la hiérarchie n’existe plus, voyons là une chance d’être légitimés par la performance de ce que nous pouvons apporter : à la fois quelque chose qui corresponde à une demande, qui en soit proche, et quelque chose que les gens ne peuvent acquérir seuls. Cela signifie notamment que l’éducation, du système scolaire à l’éducation populaire doit vraiment complètement abandonner tout souci encyclopédique ou synthétique, tout ce qui ressemble plus ou moins à une complétude pour être l’instrument qui permettra une meilleure maîtrise des offres quasiment infinis offerts par la communication de masse, la culture de l’écran où le meilleur côtoie le pire. Enseigner à l’art de trier, de savoir valider et invalider, de savoir hiérarchiser devient plus important qu’enseigner tel ou tel contenu précis et finalement réducteur. Démonstration nous a été faite hier soir à propos, notamment, de la littérature française : s’ouvrir à la circulation d’œuvres dans laquelle elle s’inscrit est plus important que le nombre d’œuvres étudiées.
Il a été également beaucoup mention du bricolage comme la nouvelle manière dont beaucoup de gens vivent entre les cultures et les religions, mais savoir effectuer un bricolage est tout un art. Il y a des bricolages standards, reflets de la standardisation culturelle et qui ne présentent pratiquement aucune originalité personnelle, il y a des bricolages d’artisans, qui sont déjà des œuvres plus personnelles, il y a des bricolages d’artistes, de virtuose, tellement personnels que, paradoxe, ils engendrent de la novation culturelle et constituent un enrichissement collectif.
Le danger d’un englobement par l’origine, d’un emprisonnement par les racines dont a parlé notamment Jacqueline Costa-Lascoux, est réel, mais plutôt que de le croire typique de tel ou tel modèle, ne faut-il pas le lier au fait que les nouveaux rapports au réel façonnés par les nouvelles technologie en élargissant démesurément l’espace et en rétrécissant le temps par le scoop, le zapping et le mythe de l’action perpétuelle ; mais aussi l’épuisement des projets politiques de transformation de la société –Catherine Withold de Wenden a insisté sur la corrélation entre le développement de la migration et la disparition de l’espoir à l’échelle d’une génération de tout changement politique et social- rend la projection dans l’avenir beaucoup plus difficile et, après certaines illusions de la confiance dans le progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines, en décalage avec le réel. Elle nous a donné l’exemple du durcissement de la culture d’origine par des parents, la valorisation de mariages arrangés par des populations turques immigrées alors qu’en Turquie elle-même cette pratique évolue. Mais, nous-même nous risquons un repli dans une laïcité franco-française identitaire et largement mythifiée, dont le but serait moins l’art du vivre-ensemble que nous distinguer des Anglo-saxons vraiment fort méchants puisque la mondialisation s’effectue sous leur hégémonie et pas sous la nôtre !
Donner de nouvelles clefs qui permettent, à la fois, de développer l’individualité et d’inventer de nouveau rapports à une histoire en devenir que nous construisons ensemble, qui permette l’intégration au sens qui lui a été donné ce matin : non pas d’assimiler l’autre à nous-même mais de recréer ensemble un avenir commun à partir et à travers les différentes cultures, voilà une tâche de la laïcité culturelle.
Après le rapport au progrès, au temps, le rapport à l’espace. Autre exemple d’articulation entre la laïcité, lors de son établissement, et la diversité culturelle : l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants. Sa lecture est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines, qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).
Les « petites patries » provinciales sont incluses dans la « grande patrie » française, la pluralité est alors interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. L’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire.
Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre. Mais ce voyage est élargissement du local dans le national. Il connote un rapport à l’espace qui n’est plus de mise aujourd’hui. Car la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était alors géographiquement englobé dans l’ensemble national, précisons même hexagonal : l’itinéraire s’effectuait à l’intérieur de cet ensemble français.
Le national, l’Etat-nation est relativisé par le renouveau du local et l’élargissement au global. Les citoyennetés locales prennent beaucoup de place aujourd’hui et l’enjeu de la mixité culturelle et sociale des villes constitue un enjeu majeur. J’ai été, moi aussi, très content des précisions que Jean Hurstel a apportées sur Birmingham. Je me suis moi-même un peu intéressé aux politiques multiculturelles des villes canadiennes et à Vancouver ou Ottawa on trouve une partie non négligeable du budget local alloué et à des organisme représentatifs de telle ou telle communauté culturelle, mais aussi (il faut le souligner) à des organismes transversaux. Et les Canadiens sont bien conscients que des relations harmonieuses impliquent un tissu d’associations transversales.
Je ne pense pas que l’on doit opposer multi et interculturalisme : l’interculturalisme est l’objectif mais, cela a été dit ce matin, je pensons pas trop vite l’avoir atteint : pour qu’il y a ait rencontre, échange entre cultures, bricolage par rapport aux cultures il faut que celles-ci vivent librement, puissent respirer à l’aise et sans avoir à être agressive pour survivre. Quand elle est bien faite, une politique multiculturelle est la meilleure antidote à la rigidification des cultures : je connais des catholiques croyants mais fort peu pratiquants, leur culture catholique date d’avant Vatican II, au contraire de beaucoup de pratiquants qui ont notablement évolué.
Par ailleurs, la politique des villes canadiennes comporte un fort volet de formation interculturelle des employés municipaux, et de la police, et c’est des aspects qui marche le mieux. Sans copier, n’y aurait-il pas là quelques idées à prendre ?
Connecté avec le local, le global puisque les grandes villes sont de plus en plus des villes-monde. L’étude juridique constitue un angle de vue très important pour prendre conscience que l’Etat-nation n’apparaît plus médiateur d’universel notamment parce que le juridique, en ce qu’il incarne certaines valeurs, s’est déconnecté de l’étatique. L’exposé d’Emmanuel Decaux nous y a rendu attentifs. Le développement d’un droit européen aussi bien droit communautaire de l’Union européenne que droit des 45 pays qui forment le Conseil de l’Europe en est une manifestation probante. Et nous pouvons prolonger ce que nous avons vu hier à ce sujet, en indiquant que, dans les semaines qui ont précédé la fameuse affaire des caricatures, la France a été condamnée par deux fois par la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté d’expression. Les médias français ont, significativement, fort peu parlé de ces condamnation alors même qu’ils volaient tous au secours de cette liberté menacée par un certain islam. Pourtant, au-delà de ce double jeu, ces condamnations sont fort intéressantes pour notre propos car, dans les attendus de la Cour, on trouve des références à des formulations politico-culturelles françaises que les juges européens ont trouvé juridiquement non valables. C’est un signe parmi d’autres que l’ordre politico-juridique français qui se voulait, qui se veut, au dessus des particularités culturelles, apparaît vu de l’extérieur comme lié à une culture particulière qui peut être en déficit de légitimité par rapport aux droits de l’homme.
D’une façon plus générale, et cela constitue une des raisons de notre rencontre, on peut se demander si la France peut longtemps se montrer en pointe dans la promotion de la diversité culturelle (comme elle l’est avec la Déclaration de l’UNESCO) tout en ne ratifiant pas, ou en ratifiant avec réserve, les conventions européennes ou internationales qui portent sur les droits culturels. Une telle attitude est-elle tenable à terme ? Peut-on toujours se réclamer de « l’universalisme » même baptisé « républicain » quand on est de plus en plus universel à soi tout seul et apparaît, vu d’en face, comme ayant une représentation très particulariste de l’universalisme ?
Je voudrais reprendre ici un instant la brève discussion que nous avons eu sur la fameuse question de la parité. Relisez les débats qui ont eu lieu de 1975 aux votes de 1999 et 2000, l’argumentaire dit « républicain » insistait sur la boite de Pandore qui allait être ouverte : si le citoyen a un genre, un sexe, ce n’est plus (par définition) un individu abstrait, et alors, insistait-on, s’en est fini de la République, la vague envahissante du communautarisme va déferler sur notre douce France. Je pourrais vous donner beaucoup de citations en ce sens : admettre par la loi « le caractère genré de l’individu » porterait atteinte à « l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier » (Eléni Varikas) et ferait « entrer le particularisme dans la définition du citoyen », abolissant « l’abstraction de la règle, la généralité de la loi » et entraînant une « sinistre cohabitation de ghettos différents » qui seraient du « communautarisme » (E. Badinter). Depuis le vote des 2 lois qui ont instauré la parité, et hier encore, on nous dit maintenant que l’instauration de la parité n’a rien à voir avec les questions qui nous préoccupent ici.
Tel un prestidigitateur fait disparaître un lapin et apparaître un pigeon, le discours tenu s’est complètement inversé. A mon sens, il est, les 2 fois, unilatéral. Certes il existe des différences, et c’est pourquoi il est question ici de parité, là de donner droit à la diversité. Mais dans les deux cas, nous trouvons le même problème : celui des discriminations, discriminations envers des femmes et des minorités culturelles, et si ces discriminations, directes et indirectes n’existaient pas, nos débats de ces deux jours n’auraient guère eu d’utilité. Dans les deux cas, l’universalisme abstrait cache une logique de domination et lutter contre cette domination oblige à interroger cet universalisme.
Enfin, on peut noter l’écart énorme entre la menace brandie et ce qui est arrivé. Comme autrefois la menace de séparatisme entraîné par des langues régionales était très majorée, les lois sur la parité n’ont pas entraîné une déferlante du dit « communautarisme » ; elles ont, jusqu’à présent abouti à ce que le nombre de femmes à l’Assemblée Nationale passe de 10% à 12,8% ! Ce constat est en même temps une boutade car je pense que ces lois ont favorisé une prise de conscience et qu’elles auront plus d’effets dans l’avenir. Mais l’énorme différence entre l’apocalypse communautariste annoncé et les résultats concrets obtenus montre que les stratégies de contournement ou, pour être plus optimiste, le temps de réaction et d’intériorisation font que, même la politique la plus volontariste (on a quand même modifié la Constitution pour cela), entraîne des changements limités et dont les effets ne sont pas forcément immédiat.
En même temps la parité pose un réel problème de principe, qui est aussi valable pour le sujet qui nous occupe : s’agit-il de concrétiser l’universalisme pour lui donner plus de réalité : dans ce cas le 50-50 ne devrait-il pas être un instrument temporaire, un moyen dont l’objectif consiste à éradiquer des discriminations. Ou bien ce 50-50 est-il lui-même l’objectif ? Dans ce dernier cas la philosophie politique qui le sous-tend devrait être explicitée, car qu’on le veuille ou non il s’agit plus seulement d’une interrogation mais d’une rupture qui nécessite d’avoir une idée de la nouvelle direction prise.
Eh bien, il me semble qu’un problème analogue (l’analogie mêlant ressemblances et différences) s’est posée au début du XXe siècle et cela en deux étapes : la loi de 1901 et celle de 1905.
Au départ, nous avons comme modèle référentiel l’universalisme républicain abstrait : on ne tient pas compte des appartenances culturelles, qui sont libres dans la sphère privée mais sont neutralisées dans la sphère publique où la seule appartenance ‘légitime’ est l’appartenance citoyenne, qui relève du politique. Face à face entre des individus « libres et égaux » et l’Etat/nation. C’est la fameuse phrase de Clermont Tonnerre lors des débats de la Constituante : « Il faut tout accorder aux juifs comme individus et rien comme nation. »
Mais cette perspective s’accompagne d’une pratique du double jeu. Ce double jeu se marque, lors de la Révolution de deux manières.
- D’abord la réduction à l’individu abstrait n’est pas générale, elle ne vaut que pour le minoritaire : la Constitution civile du Clergé, élaborée en 1790, montre que l’on continue de considérer le catholicisme comme la religion de la nation. Et aujourd’hui quand on lit les analyses de sociologues et de politologues étrangers sur la France, on voit que celle-ci est considérée, non comme le pays où fonctionnerait un universel abstrait, mais comme celui où existe un « communautarisme jacobin » (M. Waltzer), un fond culturel « catholique sans christianisme » (D. Martin).
- Ensuite, si on exige du minoritaire qu’il se comporte dans la sphère publique en individu abstrait, on ne le considère pas ainsi : lors de la Révolution, on exigea des juifs un serment collectif. Là encore, la contradiction n’est pas résolue et un rapport récent de l’International Crisis Group indique que si les musulmans vivants en France sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement, les politiques publiques qui visent les immigrés, et notamment l’attribution de logements sociaux, sont, elles, communautarisantes, ethnicisantes.
La loi de 1901, à la quelle nous avons fait plusieurs fois référence lors de cette rencontre, prend une certaine distance avec cet universalisme républicain abstrait et adoucit sa logique. Elle reconnaît fondamentalement, en effet, que la liberté individuelle inclut le droit de s’associer et favorise, de façon très libérale la constitution d’associations. Il a été rappelé, et c’est essentiel pour notre sujet, qu’en 1981 cette liberté d’association a été étendue aux étrangers. Ceci en profite largement et des associations d’immigrés depuis lors fleurissent et promeuvent sur notre sol des cultures différentes de la cultures majoritaire, aidées par les pouvoirs publics (Centre culturel arménien ou kurde) quand il s’agit de cultures menacées ; Fort bien, nous pourrions peut-être cependant avoir une vision plus positive des cultures et ne pas attendre qu’elles risquent disparaître pour s’y intéresser ?
Mais, dans l’optique de la loi de 1901 la liberté collective est (et n’est que) le prolongement de la liberté individuelle. Idéalement, les associations devraient être temporaires, liées à un but précis et se dissoudre une fois le but atteint. C’est pourquoi des groupements pérennes qui préexistent aux individus et ne sont pas un simple prolongement collectif de la liberté individuelle, les congrégations ont été mises hors la loi. Les associations sont libres, chaque congrégation a besoin d’une loi spécifique pour être autorisée, et dans le cadre de la poursuite de la « laïcité intégrale », entre 1902 et 1904, les autorisations demandées par les congrégations furent systématiquement refusées.
Au départ, l’enjeu des projets de loi de la séparation était (schématiquement) le suivant : allait-on considérer les Eglises comme des organisations proches des congrégations et faire une loi qui les surveillaient étroitement (projets de 1903 et 1904) ou allait-on faire une loi libérale, appliquant aux Eglises les dispositions de la loi de 1901 concernant les associations ?
Au début de 1905, cette seconde perspective a triomphé à la commission parlementaire.
Mais si protestants et juifs étaient globalement satisfaits, il n’en allait pas de même pour l’Eglise catholique. Celle-ci rappelait que son organisation est « monarchique », hiérarchique, elle n’est pas constituée d’individus qui s’associent pour célébrer ensemble leur culte, elle se veut de fondation divine. La loi prévue ne lui semblait donc pas acceptable car, disait-elle, elle favoriserait les « groupements schismatiques ». Effectivement, certains catholiques, laïcs ou prêtres, espéraient, grâce à la loi, pouvoir se détacher de Rome et former un « catholicisme républicain », en rupture avec cette structure « monarchique » qui paraissait une menace pour la démocratie.
La modification de l’Article 4, à laquelle j’ai fait allusion hier, trouvé dans la culture politique anglo-saxonne, impose aux associations cultuelles, pour avoir la dévolution des biens, de « se conformer aux règles générale d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Là, le collectif a une consistance propre. Le collectif devient une dimension possible (puisque l’adhésion à une religion est volontaire et libre) de l’individu. En même temps Briand et Jaurès ont insisté sur le fait que « le fidèle » n’était pas dépourvu de droits par la loi et que ces droits devaient lui permettre, s’il le voulait, de contribuer à faire évoluer l’Eglise catholique. Effectivement, beaucoup de minorités actives, dans le catholicisme français, ont contribué à préparer Vatican II. La laïcité de 1905 comporte donc un aspect multiculturel, sans le dire bien sûr. Mais il faut rappeler qu’il existe 8 régimes des cultes en France.
Selon moi, le Multiculturalisme : l’appartenance collective (culturelle au sens large) est une dimension de la liberté individuelle et pas seulement son prolongement possible. La liberté de l’individu est mutilée sans cette dimension d’appartenance culturelle (à une ou des communautés autres que politiques). Du coup : prise en compte indiquée (et inversement, quand il y a cette prise en compte, cela signifie qu’au moins implicitement, on considère que le collectif est une dimension). En revanche, dans le communautarisme : l’individu est englobé par une appartenance culturelle (tjrs dans le même sens). Celle-ci le définit socialement de façon dominante et peut (mais pas nécessairement) se concrétiser par une différence de régime juridique avec les autres citoyens. Dans tous les cas, l’englobement induit une clôture.
Il faut arriver à résoudre, en effet, un paradoxe : les cultures ont à la fois besoin de continuité et de renouvellement. Et une politique multiculturelle (au sens où je l’entends) doit se préoccuper des deux ; elle doit garantir à l’individu l’appartenance, la désappartenance et aussi une relation de proximité et de distance. L’individu, on l’a dit, est lui-même multiculturel. Il est une résultante personnelle d’appartenances multiples et différenciées
Deux remarques conclusives :
- le Proche (dont nous a parlé Daniel Maximin)
Différents et semblables : c’est cette dialectique qui paraît bien difficile à assumer. Parfois on fait grief aux autres et de leurs différences et de leurs similitudes. Etre différents tout en étant semblables, pouvoir ressembler sans être identiques.
- la frontière : cheminer entre les frontières comme Charlot marche entre les Etats-Unis et le Mexique, à la fin d’un de ses films. Entre l’ordre (=l'ordonnancement) citoyen et l’effervescence identitaire, rappelons nous que nous possédons deux jambes.
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14/06/2006
LAÏCITE ET DIVERSITE CULTURELLE
A l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, une Déclaration internationale de la laïcité, signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents a été présentée au Sénat. A l’article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle (ce nouvel âge !) de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Par ailleurs, diverses réflexions s’interrogent sur les liens entre laïcité et culture. Je donnerai juste 2 exemples : Jean-Paul Willaime qui estime que « la laïcité culturelle » est un « patrimoine commun à l’Europe » (1998, 2004) et Philippe Lazar qui propose, ce qui rejoint assez directement mon propos, de « redéfinir formellement la laïcité en tant que principe de reconnaissance réciproque de l’égale dignité des cultures » (2003, 92). Moi-même j’insiste sur le fait que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » (2006).
Il me semble donc que lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est pas dépourvue d’avantages. D’abord cela peut donner une épaisseur historique à un problème qui, en apparence, a surgi à la fin du XXe siècle. Ensuite, cela peut contribuer à rendre plus explicite que la laïcité n’est pas une perspective franco-française. Intégrer le culturel va nous obliger à nous rappeler que laïcité provient de laïkos, le peuple, l’ensemble des citoyens qui ne détiennent pas des pouvoirs directs. Enfin, il existe aujourd’hui une interférence entre minorités culturelles et minorités religieuses et la crainte d’un repli communautaire, de pressions communautaristes, d’activismes extrémistes voire terroristes manifeste des rapports entre religion et culture. Tout cela ne signifie nullement qu’il faudrait réduire la culture à la religion ou la religion à la culture. Cependant la définition même de la culture (re)donnée par l’UNESCO dans la Déclaration Universelle sur la diversité culturelle met l’accent sur un certain continuum entre culture et religion en parlant de « traits distinctifs spirituels », de « façons de vivre ensemble », de « systèmes de valeurs », de « traditions » de « croyances ». Mais j’ajouterai qu’indirectement, cette Déclaration renvoie aussi au champ d’action de la laïcité car elle veut articuler « diversité » et « unité » et indique que « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme » et « en limiter la portée ».
Au reste, si on considère la laïcité historique française, telle qu’elle s’est établie au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle par la laïcisation de l’école publique, on s’aperçoit qu’elle a déjà rencontré le problème de la diversité culturelle et ne lui a pas donné la réponse uniformisante et simpliste dont elle est trop souvent accusée. Il n’est pas inutile de s’attarder quelques minutes sur ce moment de l’histoire française, non pour le sacraliser ou pour le raconter de façon idyllique, mais parce que le présent ne surgit pas du néant et qu’il présente à la fois des continuités et des ruptures. Nous trouvons donc là un bon élément de comparaison pour nous aider à évaluer la situation d’aujourd’hui.
Certes, au départ on peut croire à un certain antagonisme entre laïcité historique et diversité culturelle : cette école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France, des méthodes globalement identique, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. Un certain nombre de clichés insistent sur ses rigidités, propagent, pour s’en moquer, son « sottisier jacobin », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf (1996). Mais les clichés majorent certains aspects de la réalité et en rejettent d’autres dans l’impensé et la même historienne affirme que ce modèle « n’a pas eu la rigueur dogmatique qu’on lui a prêtée ». Les hussards noirs de la république, précise-t-elle, estimaient, certes, « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », mais ils étaient également convaincus « que les êtres humains n’on t de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » Et elle indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattu pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».
Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration consistait à inciter les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales. Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Mais là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude envers ces langues n’a pas été uniforme et qu’une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, beaucoup moins pour le basque ou le breton où le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où les velléités séparatistes existaient. Le politique a surdéterminé le culturel et, naturellement, on peut estimer que la menace a été majorée et que, là aussi, certaines accommodations auraient été possibles sans que la République ne se trouve en danger. Mais il faut retenir ce fait : il y a des moments où diversité culturelle et conflit politique interfèrent. Il vaut mieux regarder en face les difficultés que les minimiser ou les masquer.
Cependant, on aurait tort de réduire la francisation à ce seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement non seulement des possibilités de mobilité géographique et sociale mais, lié à cela, un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a non seulement élargissement de l’espace, mais aussi (et cela va de pair) élargissement de la maîtrise de l’espace, démocratisation de cette maîtrise de l’espace. Et cette démocratisation aboutit à plus de responsabilité personnelle, à plus de liberté individuelle.
La relecture de l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants, est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines, qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).
Les « petites patries » sont incluses dans la « grande patrie », la pluralité est interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. Et donc l’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire. Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre.
Ce tableau rapide montre divergences convergences.
Convergences car, et c’est son intérêt, il permet de montrer qu’il est faux d’opposer la laïcité française et la diversité culturelle. Celle-ci en a eu le souci et, lors de son établissement, elle y a vu un enrichissement. Convergence aussi car ce rappel du passé nous met en garde contre une vision plus ou moins angélique de la diversité culturelle : celle –ci peut poser un problème politique et même, précisons le, un problème politique où des valeurs se trouvent en jeu. Quand l’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.
Divergence car, vous l’avez certainement déjà noté, la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était alors géographiquement englobé dans l’ensemble national. Quand vous avez, comme c’est le cas dans certains départements de la région parisienne ou d’autres grandes villes, des personnes (et donc des élèves) de plus de cent nationalités différentes, quand plus du tiers des accouchements sont le fait de femmes issues de l’immigration, le problème de la diversité culturelle se pose à nouveaux frais. Car c’est presque le monde entier qui est présent au niveau du local. Et cela est exact, y compris dans ‘la France profonde’. Dans ma terre natale, au Nord de la Haute-Vienne, il y a encore trente ans, tout un chacun parlait de « La Normande » pour désigner une des femmes du village, qui était là depuis des décennies. Maintenant, outre des Anglais et des Néerlandais, vous trouvez un couple franco-africain, un monastère bouddhiste dont les occupants viennent d’Asie du Sud-est et des ouvriers turcs et originaires du Maghreb, venus travailler pour créer des quatre voies.
Inversement, ce rapport du politique à la diversité culturelle est également structurellement différent car une bonne partie de la population qui peut, d’une manière ou d’une autre, se réclamer d’une culture, vit hors du terroir qui, historiquement, l’a portée : la multiplication des ‘diasporas’ constitue aujourd’hui un fait culturel majeur rendant de moins en moins possible la réduction d’une culture à son expression territoriale.
Ce double éclatement implique le risque d’une déperdition des cultures, et il n’est guère étonnant que la notion de « diversité culturelle » soit de plus en plus utilisée, jusqu’à devenir une notion quelque peu caoutchouteuse. Quand l’UNESCO affirme que la « diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. », on est quelque peu dans la perspective des espèces menacées. Mais cette analogie ne doit pas masquer les divergences fondamentales entre l’ordre biologique et l’ordre social et c’est dans la logique de cet ordonnancement qu’il faut réfléchir à cette diversité.
Et là, nous pouvons retrouver, sinon une convergence complète, du moins une analogie avec la situation d’avant-hier, avec le message qui valorisait l’itinérance, le voyage comme topos de la liberté et de la responsabilité individuelle. Une appartenance politique et administrative, dans un pays démocratique, est de l’ordre du tout ou rien et appartient à la logique de l’équivalence : on n’est pas à moitié Français, ou Français d’une certaine manière et pas d’une autre. On est Français (ou Anglais, ou Italien) à part égale avec tous les autres reconnus comme tels par les règles qui gèrent l’attribution de la nationalité. Par contre, il existe mille manières de se rattacher à une culture, et ce rattachement peut être plus ou moins lâche, plus ou moins étroit. « Aucune communauté autre que formalisée par des règles administratives ou politique n’est ‘pure’, écrit Ph. Lazar (2003), strictement assimilable à un moment donné, à un ensemble parfaitement défini d’individus. »
(à suivre)
10:17 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (2)
25/05/2006
PARITE ET DIVERSITE, MÊME COMBAT
D'ici la fin de la semaine, une nouvelle Note:
Menace sur la liberté de penser.
Les prochaines élections présidentielles en France et le fait que, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une femme peut être élue présidente de la République font que la lutte contre la discrimination que subissent les femmes dans le domaine politique redevient d’actualité. Il se trouve que je connais personnellement Ségolène Royal puisque j’ai été membre de son Cabinet en 1997-1998, quand elle était ministre de l’enseignement scolaire (je m’occupais de la formation à la citoyenneté)… et je souhaite fort qu’elle réussisse. Cette situation fait que beaucoup de personnes m’interrogent à son sujet. Et je suis frappé par le genre (sans jeu de mots !) de questions posées, venant de personnes qui devraient être sans problème dans une culture où l’égalité homme-femme est chose normale : ces questions tournent autour sa « capacité » à gouverner. Elle a fait partie du Cabinet présidentiel pendant le premier septennat de Fr. Mitterrand, elle a été 3 fois ministre, elle est présidente de région… Bref on trouve là un exemple typique d’une inflation d’exigences que nous n’aurions pas s’il s’agissait d’un homme.
Quand je témoigne de mon étonnement à certains collègues universitaires, la réponse la plus fréquente, c’est : « que voulez-vous nous sommes un pays culturellement catholique ». Or l’Irlande, nation catholique s’il en est, a élu en 1990 Mary Robinson comme présidente de la République, et le Chili en ce début d’année 2006, a suivi cet exemple. D’ailleurs, ces références à géométrie variable m’amusent (et me chagrinent un peu) : l’islam serait en délicatesse avec certaines valeurs de la « République laïque », et tout à coup, bonne excuse, la France se retrouve culturellement catholique et cela expliquerait, sans véritablement poser problème, qu’elle ne vit nullement les valeurs qu’elle proclame !
Nous l’avons vu avec Olympe de Gouges et aussi avec le rappel que le refus du droit de vote des femmes a été justifié par le mythe de la « femme soumise » au « cléricalisme » : il a existé historiquement en France un antiféminisme républicain et laïque qui n’a pas disparu par enchantement. Le parti socialiste n’a pas normalement) une culture catholique forte ! Or, j’entendais il y a quelques jours sur France Inter (publicité gratuite !) que pas mal de « jospinistes » seraient prêts à se rallier à Fabius, si le retour de Jospin s’avérait impossible, pour éviter (disent-ils) une « oie blanche » (sic !!), c'est-à-dire, en fait, une femme. Sous réserve que l’information soit bien exacte, elle est alors plus que significative. Et ce qui me fait penser qu’elle l’est sans doute, c’est qu’effectivement, je sais par ailleurs, que François Hollande est accusé, dans son parti, de ne pas savoir « tenir » sa compagne, ce qui signifie que la présence d’une femme parmi les candidats à la candidature apparaît profondément illégitime. C’est quand même extraordinaire,… et surtout révélateur.
Le sexisme, et notamment le sexisme politique, est une réalité dont les milieux qui se veulent très laïques (rappelez vous : deux des présidentiables du PS au premier plan pour l’interdiction du foulard à l’école publique et qui ont accueilli la candidature de S. Royal, l’un en disant « mais qui va garder les gosses ? », l’autre en déclarant : « l’élection présidentielle n’est pas un concours de beauté » !) s’avèrent friands. Pourtant la France a voté une loi, la loi du 6 juin 2000, pour obtenir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. Et cette loi est la plus exigeante possible en la matière. Pays paradoxal (et pas seulement sur ce sujet !).
Cette loi a suscité, en son temps, un grand débat et l’examen des arguments échangés est très intéressant. Olivia Bui-Xuan les a synthétisés dans un ouvrage sur le droit public français[1]. Rappelons d’ailleurs, ironie de l’histoire, que c’est le gouvernement Jospin qui a fait voté cette loi dont l’état d’esprit devrait faire trouver banal qu’une femme puisse être présidente de la République. Mais passons.
Cette loi impose, selon des modalités différentes, que pour les élections au scrutin de liste, les listes déposées comportent 50% de candidats de chacun des deux sexes (à une unité près). Pour les législatives, les partis politiques doivent présenter (à 2% près) un nombre égal d’hommes et de femmes comme candidats, sous peine de sanctions financières : d’ailleurs les « partis de gouvernement » ont préféré payer ces sanctions plutôt que de se conformer à la loi et le pourcentage de femmes à la Chambre des députés, qui était de 10,9% avant la loi, est glorieusement passé à….12,3%. Bravo Messieurs les députés. Je dirai même que votre progressisme échevelé va trop loin : voyons 11,67352 % aurait suffit, ne croyez-vous pas ?
Comme souvent, la France s’est payé un beau débat de principe, sans que la réalité suive (on peut quand même espérer mieux en 2007 !).
Les arguments donnés contre la loi nous intéressent au premier chef car nous retrouvons le sujet abordé il y a 3 semaines avec la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : pour Eleni Varikas reconnaître « le caractère genré de l’individu » porterait atteinte « au substrat de base de la démocratie représentative qui est l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier ». Dominique Schnapper, la plus subtile et la plus nuancée des membres de cette mouvance, récite pourtant, à cette occasion, le catéchisme républicain : en France, « tous les membres, quels que soient leurs origines historiques ou religieuse, leur sexe, leurs caractéristiques sociales, quelles que soient leur diversités et les inégalités qui les séparent sont également des citoyens (…) civilement, juridiquement, politiquement libres et égaux. » Belle « abstraction », mais cache sexe de discriminations de fait. Décidément, il semble qu’Olympe ait été guillotinée pour rien. La leçon n’est toujours pas comprise.D’autres personnes, comme le doyen Georges Vedel ou Elisabeth Badinter, insistent sur le risque de ‘contagion’. Ainsi cette dernière fait remarquer que « les femmes ne sont pas les seules victimes de la société, les autres aussi vont demander leur part, au mépris de la cohésion. Laissons entrer le particularisme dans la définition du citoyen et nous vivrons une sinistre cohabitation de ghettos différents. Je ne veux pas du communautarisme. La République repose sur l’abstraction de la règle, la généralité de la loi, pas la spécificité des individus ou des communautés. ».
Bref, la parité était alors de l’horrible communautarisme, elle marquait la fin de l’universalisme abstrait. Donc, belles dames et beaux messieurs, qui vivez dans la douce France, depuis 6 ans maintenant, vous habitez dans l’enfer communautariste. Et dire que vous ne vous en étiez même pas rendu compte. Maintenant que vous le savez, allez-vous pouvoir dormir ce soir ? Qu’attendez-vous pour émigrer dans des lieux plus cléments, plus « républicains » : l’Amérique, par exemple, qui n’a jamais été si loin dans la « discrimination positive » imposée par la loi !
Les arguments en faveur de la parité sont, comme d’ordinaire, dépendants de l’idéologie dominante. Ils cherchent à démontrer en effet qu’il ne s’agit pas de « communautarisme » ; laborieuse démonstration qui, hors du petit hexagone n’aurait pas lieu d’être (car on n’est pas ainsi obsessionnel) ou, à tout le moins, ne prendrait pas cette importance. André Comte-Sponville affirme doctement : « Donner un statut de droit à une différence biologique ou physiologique alors que le plus souvent nous la mettons et fort heureusement entre parenthèse, ça me paraît prendre en compte ce que la différence sexuelle a de singulier parmi toutes les autres différences biologiques possibles. C’est pourquoi, il ne s’agit pas dans mon esprit de mettre un doigt dans le communautarisme. » Et, comme chacun le sait ou devrait le savoir, le réel est prié de se conformer à ce qu’a « dans l’esprit » le clinquant penseur médiatique.
Je plaisante, mais étant un descendant de paysans, j’ai besoin qu’on m’explique pourquoi on doit tenir compte là d’une différence que l’on met « heureusement entre parenthèse » le reste du temps. Ce serait ce pas pour lutter contre une discrimination ? Mais alors, prendre des mesures analogues pour lutter contre les autres discriminations n’est peut-être pas de l’horrible « communautarisme » ! Et ne devrait-on pas se libérer une fois pour toute de cette obsession « communautariste » qui empêche de penser sereinement, rigoureusement.
Ma question est identique quand je lis que Sylviane Agacinski affirme qu’ « on ne saurait comparer ni les femmes ni les hommes à un groupe ethnique, régional ou social. Ce serait confondre un caractère anthropologique universel, comme le genre sexuel, avec un trait social quel qu’il soit ». Les femmes ne constitueraient pas une minorité puisqu’elles formeraient…la moitié de l’humanité. C’est oublier qu’une minorité, sociologiquement, l’est moins à cause de son nombre que parce qu’elle est victime de minorisation. C’est oublier que le genre est une construction sociale autant qu’un caractère anthropologique universel et que la diversité culturelle et ethnique est, elle aussi, est un caractère anthropologique universel et une construction sociale[2].
La référence à la « différence biologique ou physiologique », a infériorisé les femmes et les non-blancs d’un même mouvement, pourquoi l’émancipation des unes devrait-elle se trouver complètement dissociée de l’émancipation des autres ? Tout cela sent un peu le féminisme caviar. Un autre féminisme met en question ce féminisme bien propre sur lui de « celles qui ont la chance d’être « normales », c'est-à-dire blanches et middle class », voire classes supérieures, pour prôner une « question féministe (non) dissociée de la question des inégalités sociales et des discriminations racistes » (N. Guénif-Souilamas – E. Macé, Les féministes et le garçon arabe, L’Aube, 2006).
Bien sûr, la question du genre présente des singularités. C’est pourquoi il y a « parité » d’un côté, « reconnaissance de la diversité » de l’autre. Mais, au niveau de la lutte contre les discriminations, les analogies sont fortes. Les problèmes générés par la parité sont même plus importants que ceux que peuvent poser les autres luttes, dont l’exigence est seulement la diversité. Parlez-en aux hommes de 30-45 ans, militants dans le parti socialiste. Ce parti a décidé, avec quelque retard, d’appliquer la loi en 2007 et, coincée entre les anciens qui veulent conserver leurs postes et les femmes, une génération d’hommes s’estime sacrifiée puisqu’il n’y a plus de place disponible pour eux.
Attention que la prise en compte de la parité sans véritable reconnaissance de la diversité ne se situe pas dans la droite ligne d’une histoire française, familière du dualisme (cf. le conflit des « deux Françe ») mais manquant profondément d’habitus pluraliste.
En effet, qu’a fait alors le gouvernement de l’époque : il a tenu bon face aux accusations de « communautarisme », il a fait modifier la Constitution et voter la loi. Mais, AU MÊME MOMENT, il a refusé de tenir compte du rapport de J.-M. Belorgey (qu’il avait portant commandité) à la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité : Lutter contre les discriminations (La Documentation française, 1999). Ce rapport, en effet, demandait la création d’une Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations analogue à la Commission for Racial Equality britannique. Alors là, vous n’y pensez pas, la France, the pays universel de la planète, suivre l’exemple de la Grande Bretagne, cette pôvre contrée engluée dans un particularisme niais ! Jamais ! Bref, le rapport fut classé sans suite et… ce fut la droite et Jacques Chirac qui ont créé, au printemps 2005, la HALDE :Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité des chances.Moralité :…. Je vous laisse la trouver tout/e seul/e
[2] S. Agacinski a été mieux inspiré en écrivant : « si l’universalisme consiste à ignorer la différence sexuelle, alors il faut faire la critique philosophique et politique de l’universalisme » (Le Monde, 18 juin 1996) : la critique de l’universalisme abstrait ? Très certainement oui.
17:30 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (6)
31/01/2006
L'UNIVERSALISME REPUBLICAIN EN QUESTION
Très bientôt sur votre Blog favori: L'Universalisme républicain en question.
Dialogue avec Mme Dominique Schnapper
20:07 Publié dans Laïcité et diversité culturelle | Lien permanent | Commentaires (0)
14/05/2005
GENRE ET LAÏCITE
Genre, Laïcité(s)
(Ouverture du colloque « Genre, Laïcité(s), religions 1905-2005
CNRS, Campus Pouchet, 10-11 mai 2005)
(selon Françoise Thébaud le « genre » est la « classification sociale et culturelle en masculin et féminin », c’est la « différence des sexes construites socialement », avec les activités, les attributs psychologiques et les rôles assignés à chaque sexe par une société donnée)
Je remercie chaleureusement Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel de m’avoir confié l’agréable tâche d’ouvrir ce colloque. Et pour Florence, les remerciements se redoublent car c’est grâce à elle et à Laurence Klejman, venues me voir quand elles préparaient leur thèse que j’ai pu apprécié, il y a bien vingt ans maintenant, l’importance de l’étude historique du féminisme.
Leur thèse, sur « l’égalité en marche » (1989), témoignait déjà d’un intérêt pour des thèmes proches de ceux que nous allons traiter puisqu’elle portait sur les mouvements d’émancipation des femmes sous la IIIe République. Elle était préparée sous la direction de Michèle Perrot et je voudrait profiter de cette occasion pour rendre hommage a cette grande historienne, qui a su, avec une parfaite sérénité, bravé les conformismes pour donner d’indéniables lettres de noblesse universitaire à un champ méconnu de l’histoire. De ses nombreux travaux, je retiendrai son Histoire des femmes en cinq tomes (1991-1992) dont je m’honore d’avoir été parmi les 20% de collaborateurs masculins.
UN TOURNANT : L’HISTOIRE DES FEMMES DE MICHELE PERROT
Il n’est pas inutile, en ce début de colloque, de rappeler brièvement à quel point cette œuvre a ouvert de nombreuses pistes et a provoqué une réflexion de grande ampleur. Cette réflexion, bien sur, a été parfois critique, notamment outre-Atlantique où certaines spécialistes ont trouvé l’approche bien française. Cela m’inspire deux remarques. La première est que, quoiqu’il en soit, il était réjouissant qu’enfin les femmes ne soient plus exclus de la démarche historienne en France, comme elles l’avaient été pendant un siècle du suffrage dit universel.
Et la seconde est que personne n’est universel à lui tout seul. Pas plus les chercheuses et chercheurs américains que les européens, ou les français, ne peuvent l’être et c’est une banalité, qu’il n’est pas inutile de redire, que le croisement des points de vue, la diversité des approches permet un enrichissement mutuel.
GENRE ET LAÏCITE : TERMES INTRADUISIBLES ?
Le titre même de notre colloque m’a rappelé ce débat américano-français. En effet, alors que je préparais cette petite intervention, je lisais, en même temps, le dernier ouvrage d’Alain Touraine. Selon lui, deux termes s’avèreraient très difficiles « à transposer dans une autre langue » : le terme américain « gender » et le terme français « laïcité » (2005, 13).
Eh bien, les organisatrices de ce colloque ont osé les coupler, nous proposer une approche non seulement interdisciplinaire mais comparatiste et ne se bornant pas à l’Occident. Elles ont estimé que gender et laïcité peuvent faire bon ménage. Cette hypothèse repose sur deux idées fondamentales que je partage. D’abord, la laïcité n’est pas que française ; ensuite la problématique du genre constitue un angle d’approche indispensable pour qui veut étudier la laïcité.
LA LAÏCITE
La laïcité n’est pas que française même si le terme, dans le glissement de sens qui l’a fait naître, est d’abord apparu en France. Des pères-fondateurs de la laïcité ont tenté de préciser ce que recouvrait cette notion : Ferdinand Buisson (1883), au moment de laïcisation de l’école publique, Aristide Briand dans son rapport sur le projet de loi de séparation des Eglise et de l’Etat (1905). A partir de leurs propos, on peut parler de laïcité à partir du moment où le pouvoir politique n’est pas légitimé par le sacré, où la souveraineté provient démocratiquement de la nation et où on se réfère dans la vie publique à trois principes fondamentaux :
le premier est le processus de distinction et d’autonomisation de l’Etat et des institutions par rapport à la religion,
le second est la liberté de conscience et le libre exercice du culte (au sens large de manifestations sociale des convictions religieuses) ,
le troisième est l’égalité des diverses religions et convictions. Naturellement l’articulation entre ces 3 principes est différente suivant les domaines, les lieux et les périodes historiques.
On réduit trop souvent la laïcité à la première de ces caractéristiques, mais dans ce cas on peut tout aussi bien se situer dans une perspective régalienne où la liberté du culte est limitée par le pouvoir de l’Etat ou dans une perspective de religion civile, qui restreint également cette liberté.
Quand on étudie les débats parlementaires français sur les différents articles de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, on est frappé de voir à quel point ces trois référents se trouvent présents, invoqués par des députés et sénateurs de divers courants. En même temps, leur application est toujours relative et un enjeu politique et social de première importance. Et cet enjeu, ce débat et le dissensus qu’il implique, s’effectue dans le cadre des représentations communes.
Pour ce qui nous concerne, il est intéressant de constater qu’il y avait accord pour que les femmes puissent être des membres actives des associations créées pour l’exercice du culte, alors même qu’il paraissait évident qu’elles ne devaient être politiquement ni élues ni électrices.
L’INTERET D’UNE ANALYSE : GENRE ET LAÏCITE
Voila un exemple parmi d’autres des constats que permet la perspective du genre. De façon plus générale, en en restant au dossier que je connais le moins mal, celui de la laïcité française, d’autres remarques sur genre et laïcité s’avèrent possibles. Un des pères fondateurs de la morale laïque, le philosophe Henri Marion, qui par ailleurs reconnaissait et mettait en question le « rapport de subordination » des femmes aux hommes. Il comparait cependant, au tournant du XIXe et du XXe siècle, les femmes aux « enfants », assimilant facilement le concret mais peu capable d’abstraction. « Ce qui manquent (aux femmes), poursuivait-il, c’est surtout le sens de la causalité naturelle, de la loi » ; c’est pourquoi « le miracle n’a rien qui les étonne ».
Cqfd : la fameuse « psychologie de la femme » (c’est le titre de l’article) est référée non à un rôle social historiquement variable mais à un invariant : la ‘nature’ de la femme, cette nature consiste à être imprégnée de religiosité, tandis que l’homme peut, lui, être libre-penseur.
Dans une des rares thèses d’Etat consacrée à un objet d’étude qui concerne l’histoire des femmes (il y en a eu seulement 4 avant la disparition de ce diplôme selon Françoise Thébaud (1998,24), mais nous somme les borgnes rois du royaume des aveugles car sur les 4, deux se rapportent à notre sujet), Claude Langlois a montré (1984) que les activités permises aux religieuses pouvait constituer, dans la société française du XIXe siècle si figée en la matière, une voie d’émancipation féminine.
Pour ma part, j’ai proposé d’analyser la différence tendancielle du rapport sexué à la religion dans cette France là, celle du premier seuil de laïcisation, en termes de « stratégie familiale faite de proximité et de distance avec l’Eglise catholique. Dans la répartition des rôles, la femme maintient le contact, tandis que l’homme se permet d’être un « esprit fort », mais les deux parents, le plus souvent, tiennent à ce que leurs enfants suivent le catéchisme et puissent recevoir la première communion. De même on veut pouvoir se marier religieusement et être enterré religieusement » (J Baubérot, 2000, 68 ; 2003, 67).
Naturellement, cette stratégie familiale est elle-même dépendante de la séparation sexuée des sphères opérée par le Code Civil (F. Rochefort, 2005, 100). La femme mariée est reléguée dans la sphère domestique et dans un rôle religieux et moral. La frontière va s’amplifier à partir de 1848 puisque tout homme va disposer du droit de vote, être un électeur.
Mais, l’affaire se complique, car les hommes peuvent être, eux aussi !, de grands enfants et le suffrage dit universel être sous influence…, sous l’influence notamment des femmes puisque celles-ci ont un rôle d’éducation domestique. Lors du basculement du premier au second seuil de laïcisation, il est devenu indispensable pour les laïcisateurs républicains d’éduquer les éducatrices, de rendre plus distant leur lien avec la religion. Et là, nous bénéficions de l’autre thèse de doctorat d’Etat, celle de Françoise Mayeur, sur L’enseignement secondaire des jeunes-filles sous la Troisième République (1977).
LES FEMMES : UN ENJEU LAÏQUE ET REPUBLICAIN
Jules Ferry avait fixé l’enjeu : il faut, déclare-t-il, « que la femme appartienne à la Science » et qu’elle cesse d’appartenir « à l’Eglise ». Mais ce qui arriva est plutôt l’inverse, au fur et à mesure que certaines d’entre elles sont éduquées, c’est la science qui se met à appartenir à des femmes. Une femme devient docteure ès sciences en 1885, une autre est reçue seconde à l’agrégation masculine de philosophie vingt plus tard et en 1906, Marie Curie devient professeur titulaire de la chaire de physique générale à la Sorbonne. L’ « égalité d’éducation » prônée par Ferry va-t-elle entraîner, peur masculine, l’indifférenciation des sexes, c'est-à-dire un certain brouillage des rôles ?
« Ce qui frappe, écrivent Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet (1983, 207), c’est que (…) le catholique le plus pieux, le scientiste le plus enthousiaste sont capables d’emprunter des arguments au camp adverse pour démontrer qu’il faut laisser les femmes à la maison ». Il y eu certes des laïcisateurs que l’on peut qualifier de « féministes », comme Buisson qui combattra en faveur du droit de vote des femmes, mais, dans le monde médical notamment, les « deux France » se réconciliaient souvent quand il s’agissait de fonder biologiquement une inégalité entre les sexes.
LE TRYPTIQUE : GENRE, CLASSES, RACES
Ce qui très significatif, et rejoint des préoccupations fortes des études sur le genre notamment lors des années 1990, c’est que nous trouvons le triptyque genre, classe, et surtout race. Les évolutionnistes affirment que c’est dans les « races inférieures » que les deux sexes comportent le plus de traits communs. Ainsi le physiologiste Gustave Le Bon explique que les différences entre les races, les classes et les deux sexes « s’accentuent avec le développement de la civilisation » (Y. Knibiehler, C. Fouquet, 1983, 216). Et de même qu’il y a eu longtemps une certaine ségrégation sociale, dans la République laïque française, par l’existence de deux filières, une populaire et une bourgeoise, de même on tentera de différencier les matières enseignées dans les lycées de garçons et les lycées de filles.
Pourtant la ségrégation scolaire entre les sexes sera moins forte que la ségrégation sociale entre les classes (mais il ne faut pas oublier que certaines femmes cumuleront ces deux handicaps sociaux). Inversement, alors que les ouvriers espéreront avec le « Grand Soir » un renversement de la domination de classe, le mouvement des femmes réclamera l’égalité, l’égalité dans la différence parfois, et ne revendiquera pas un renversement de la domination.
Là, nous retrouvons tous les débats et les réflexions qui portent sur les interactions et les similitudes entre rapport de race, rapport de classe et rapport de genre, et, en même temps, sur la question récurrente de la spécificité des rapports de genre. Il est très important de tenir ensemble interactions et similitudes d’un côté, et spécificité de l’autre.
DEUX SPECIFICITES
Et, dans cette spécificité il me semble discerner notamment 2 caractéristiques : si les rapports entre les sexes sont socialement construit, il n’en reste pas moins que dans la réalité sociale les relations entre les êtres sexués sont en général des relations plus individualisées et moins médiatisées que les relations entre classes et entre races. Quand il prônait une certaine égalité d’éducation, Ferry estimait que l’Etat avait intérêt à ce que maris et femmes aient la même culture, puissent se comprendre. De même que l’Etat doit assurer la paix sociale, il doit assurer une certaine paix conjugale. Celle-ci met en jeu des processus différents de celle-là, même si ni l’une ni l’autre n’abolit en fait les rapports de force. Par ailleurs, l’étude des représentations ne peut évacuer le fait que ces dernières renvoient aussi au désir.
Cela bien des féministes l’avaient compris qui parlaient de l’ambivalence de leur situation de femme à la fois désirée, adulée et méprisée. Le genre comme construction d’un sexe social n’abolit pas la réalité empirique du sexe physique.
Mais je m’arrète, car je vous entraîne peut-être là hors du cahier des charges du colloque. Celui-ci est assez riche pour se suffire à lui-même. Et il est temps que je laisse Florence Rochefort vous en préciser l’architecture.
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19/12/2004
Une société multiculturelle, jusqu’où ?
Depuis les années 80 la France dont l’article 1 de la Constitution proclame le caractère laïque, connaît des tensions dues à l’affirmation de convictions religieuses qui débordent la sphère du privé.
Jean Baubérot, qui est membre de la Commission pour l’application du principe de laïcité dans la République, examinant ici cette tension entre la société multiculturelle et l’exigence de laïcité, conteste le caractère réducteur de l’opposition entre les deux idéaux-types de l’universalisme et du différentialisme, de même que l’identification de la France au premier et du monde anglo-saxon au second.
Il explique que la très nécessaire préservation de la visée universaliste ne doit pas servir de paravent à la domination d’une culture sur telle(s) ou telle(s) autre(s). La laïcité revêt une signification pluridimensionnelle et son application empirique renvoie à sa rencontre avec l’Etat, les instances de socialisation, la nation et les individus.
C.F. (article publié dans LES CAHIERS FRANCAIS. n° 316 , septembre-octobre 2003, p. 27-33
Les nouvelles dimensions de la citoyenneté.
Tous droits de reproduction réservés, ne pas citer dans indiquer la référence, merci)
Avant de tenter de répondre à la question du multiculturalisme dans la société, il faut affronter un préalable théorique redoutable. En effet, on oppose facilement, dans notre pays, deux modèles : un modèle français universaliste et un modèle anglo-saxon différentialiste. Le premier modèle affirmerait la primauté de l’individu sur le groupe : c’est l’individu qui, fondamentalement, est détenteur de droits. Le second serait « communautariste » (expression fort peu utilisée ailleurs) et instaurerait des droits collectifs supérieurs à ceux des individus. Ces deux modèles seraient d’ordre socio-historique, ainsi le modèle français serait universaliste depuis 1789. Naturellement, si le sens commun tend à faire coïncider notions et empirie, un usage savant de ces modèles n’ignorera pas qu’il s’agit d’idéaux-types, c'est-à-dire de constructions abstraites qui donnent une sorte de portrait-robot (Weber M., éd.1968) : la réalité empirique comporte des écarts et la pertinence de l’idéal-type consiste justement à permettre de comparer des éléments de cette réalité et à mesurer les différents écarts. Tout cela est bel et bon, sauf que l’on peut contester le caractère vraiment scientifiquement pertinent de ces deux idéaux-types, devenus en France de véritables lieux communs.
Modèle français universaliste/modèle anglo-saxon différentialiste : une opposition doublement contestable
On se trouve, en fait, devant deux série d’idéaux-types différents que l’on amalgame : d’abord les idéaux-types de l’universalisme et du différentialisme ; ensuite la mise en rapport idéal-typique d’un modèle français et d’un modèle anglo-saxon. Or, il semble que l’on commette deux erreurs. La première consiste à construire une bipolarité universalisme-différentialisme en rejetant dans l’impensé un troisième pôle celui de l’Etat-nation. Cela induit souvent, entre autres, une confusion entre l’Etat-nation France et l’universel.
La seconde erreur consiste à postuler que l’on peut mettre dans un même idéal-type modèle français et universalisme et dans un autre idéal-type modèle anglo-saxon et différentialisme. Bien sûr, un certain nombre d’éléments vont dans ce sens. Ainsi, en contraste avec la France, l’obtention de l’égalité des droits politiques au Royaume-uni à des dates différentes, au XIX° siècle, pour les protestants dissidents, les catholiques, les juifs et les athées, est frappante (Baubérot J. - Mathieu S., 2002).
L’universalisme français en défaut : l’exemple des femmes...
On pourrait prendre bien d’autres exemples. Mais, il existe aussi des contre-exemples structurels qu’il apparaît impossible de penser comme de simples écarts entre idéal-type et empirie. J’en retiendrai deux concernant la France : celui des femmes et celui des juifs.
Il existe une forte congruence entre universalisme et suffrage universel. Or la France a instauré le suffrage universel seulement en 1944, soit trois décennies après le Royaume-Uni. Cependant, elle a rejeté sa pratique différentialiste dans l’impensé en baptisant le suffrage masculin de 1848 « suffrage universel », ce qui lui a permis de prétendre, bien à tort, être le premier pays à l’instaurer de façon irréversible. Affirmer que le modèle français est universaliste n’est, à ce niveau, rien d’autre que reprendre à son compte le discours idéologique de l’Etat-nation sans tenir compte d’un siècle de réalité empirique. Pourtant le poids de cette réalité a conduit à voter une loi différentialiste sur la parité (significativement contournée)1. Elle montre bien l’impossibilité française de faire ce que l’on prétend : ne connaître que des individus abstraits.
...et celui des juifs
On peut constater le même déni de réalité à propos des juifs. On cite très souvent le propos de Clermont-Tonnerre au début de la Révolution : « il faut refuser tout aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus » sans savoir que la pratique révolutionnaire fut bien différente : les juifs ne furent pas autorisés à prêter le serment de citoyenneté comme individus, « mais seulement à titre collectif, comme un groupe représenté par une délégation composée du rabbin et des dirigeants » de la communauté (Graetz M., 1989). Contradiction entre proclamation idéologique et pratique sociale que les juifs français seront surpris de retrouver et au « moment antisémite » de l’affaire Dreyfus (Birnbaum P., 1998) et au temps de Vichy, circonstances dont, malgré des francs-tireurs, l’appareil d’Etat républicain (qui ne s’est pas évanoui en 1940) ne peut prétendre être indemne. Il n’est donc pas étonnant qu’un historien anglais comme Jeremy Jenning (2002) considère que la prétention à l’universalisme du modèle français est, au bout du compte, « une forme de domination ».
Comment accorder l’exigence universaliste avec la société multiculturelle ?
L’interrogation « jusqu’où » la France peut-elle être une « société multiculturelle » implique donc à la fois une prise de distance avec la représentation dominante du modèle français et une prise en compte de ce modèle dominant. La perspective ici est la suivante : comment faire pour garder la visée universaliste sans que celle-ci soit le masque de la domination des dominants ? L’écart entre réalité empirique et modèle théorique est acceptable mais pas la différence structurelle entre modèle proclamé et réalité imposée. Une telle optique met en jeu la France dans sa représentation comme Etat-nation, et --liées à cela-- les instances institutionnelles de socialisation (l’école en particulier) et la représentation de l’individu citoyen. Derrière cet ensemble de thèmes, se profile une reformulation plus complète de la question de départ : « jusqu’où la France peut-elle être une société multiculturelle sans déroger au ‘ principe de laïcité’ » ? Il faut tenter de répondre à cette question sans brandir une laïcité idéale que l’on mettrait ensuite en contraste avec des religions et de la culture « réelles » comme, avant 1989, certains opposaient un communisme idéal au « capitalisme réel ». Cela implique de garder en mémoire la prétention universaliste du modèle français sans rejeter dans l’impensé les réalités dominantes de son fonctionnement.
Quoi qu’il en soit, une vision de la laïcité tend à déterminer, en France, la conception que l’on a de la possibilité d’une société multiculturelle, alors que dans d’autres pays on l’aborde sans cette représentation préalable. Il convient donc de prendre ici comme point de départ une analyse de la laïcité, notion -selon nous- pluridimensionnelle, pour aborder ensuite, dans chaque dimension (ou champ), la ou les raisons qui font que la laïcité, dans la France d’aujourd’hui, rencontre le problème du multiculturalisme. Il faut, cependant, préciser qu’il s’agit, comme dans toute démarche recherchant la scientificité, d’un système de classement. Dans l’empirie, les diverses dimensions de la laïcité fonctionnent dans des relations d’interaction, d’interdépendance. Par ailleurs, pour chacun des quatre champs (l’Etat, les instances de socialisation, la nation, l’individu), notre propos commence par une approche de sciences humaines et continue par des propositions qui n’ont naturellement pas de prétention scientifique. La question « jusqu’où ? » nous semble induire un discours mixte.
La laïcité ne tombe pas du ciel. C’est une construction socio-historique en mouvement. C’est ainsi du moins que l’ont représentée ses premiers théoriciens, tels Ferdinand Buisson (1887) ou Emile Durkheim (éd.1974). Voulant définir la laïcité, ils ont décrit, en fait, un processus de laïcisation de longue durée. A partir de là Buisson affirmait que la France était le pays « le plus laïque » d’Europe. Un tel propos revêt deux significations : d’abord, contrairement à une expression qui fait flores aujourd’hui, la laïcité n’est pas une « exception française », d’autres pays la revendiquent également ; ensuite le caractère « laïque » d’un pays ne relève pas du domaine de l’absolu mais (toujours selon Buisson), à partir du moment où un Etat ‘sort’ de la « théocratie », d’une évaluation en terme de plus et de moins.
Bien sûr, si une théorisation de la laïcité ne peut ignorer les travaux de Buisson et de Durkheim, elle ne saurait en rester là. On peut élaborer une approche de la laïcisation en France, en terme de seuils (Baubérot J., 1990, 2003). Ce que l’on appelle la « laïcité française » s’est établie avec le second seuil de laïcisation (qui s’est construit, globalement, de 1882 à 1905) 2. Nous en sommes aujourd’hui à un troisième seuil dont la période d’élaboration va, schématiquement, de 1968 à 1989. C’est dans ce contexte que la laïcité en France rencontre la question du multiculturalisme.
L’Etat
Le premier champ où s’opère cette rencontre est celui de l’Etat. Le processus de laïcisation peut être défini, à ce niveau, comme une indépendance plus ou moins grande entre l’Etat et la religion, à condition de ne pas mettre sur le même plan ces deux instances. La laïcisation suppose l’Etat moderne dont le pouvoir repose sur le monopole de la violence légitime (ce qui implique le droit de légiférer) et le monopole du prélèvement des impôts (Elias N., éd 1976, 1991). La religion, dans un processus de laïcisation, fonctionne tendanciellement à l’ « autorité » et non au « pouvoir » (il n’est pas pertinent de parler, là, de « pouvoir temporel » et de « pouvoir spirituel »). Cette dissociation, cette indépendance entre l’Etat et la religion est opérée par l’Etat en référence à l’égalité des droits entre citoyens, et plus précisément, à la liberté de conscience, de culte, de « religion et de conviction » selon la formulation adoptée par la Déclaration universelle de 1948 et les conventions européennes.
Laïcisation et pouvoir régalien
La laïcité empirique, dans ce champ, est constituée par un mélange --différent suivant les contextes-- entre laïcisation et pouvoir régalien. Le régalisme --qui, en France, a pris la figure du gallicanisme-- présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation : d’un côté l’Etat prend des décisions laïcisatrices ; de l’autre il cherche à contrôler la religion, à privilégier un type de religion qui semble correspondre aux « valeurs » auxquelles il se réfère et cela limite tendanciellement l’indépendance entre Etat et religion. La laïcité, en France, s’est trouvée limitée, à plusieurs reprises, par une optique régalienne, notamment lors de la lutte anticongréganiste menée de 1901 à 1904. Le régalisme a constitué un enjeu fort des différents projets de loi de séparation. La loi du 9 décembre 1905 met fin au système des « cultes reconnus » et au Concordat entre l’Etat français et le Vatican (article 2), l’optique laïque l’emportant sur l’optique régalienne notamment par l’article 1 (garantie par l’Etat de la liberté de conscience et de culte) et par l’article 4 (indépendance ecclésiologique), d’origine anglo-saxonne (Larkin M., 1974) qui a fait prévaloir ensuite, dans la jurisprudence, les droits de l’organisation ecclésiastique contre ceux de l’individu (ce qui va dans le sens de ce qui a été souligné en introduction). Il n’en reste pas moins qu’alors l’Etat garde le monopole de la proclamation de l’interprétation légitime des droits, et donc aussi de leur limitation éventuelle. Il en va autrement au début du XXI° siècle où la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice des Communautés européennes et l’importance des conventions internationales signées par la France interfèrent avec les autres transformations qui limitent le pouvoir de l’Etat.
La constitution du CFCM : une approche plus individuelle et plus « religieuse » qu’ethnico-culturelle
Un bon exemple, pour notre sujet, peut être trouvé dans la récente constitution du Conseil français du culte musulman (CFCM), dont la création a été décidée le 20 décembre 2002. L’intervention même de l’Etat dans la procédure qui a mis en place ce Conseil participe à l’optique régalienne, mais ce faisant l’Etat s’est situé dans la tradition de la « laïcité républicaine » en séparant la religion d’un contexte ethnico-culturel. En prenant les mosquées comme référence pour sa constitution et en refusant de considérer comme « musulmane » toute personne d’origine et/ou de culture musulmane, l’Etat a privilégié une approche plus individualiste et plus « religieuse » (dans le sens de la représentation de la religion dans la philosophie politique libérale) qu’ethnico-culturelle. Nous avons là un indice d’une frontière entre laïcité empirique française et multiculturalisme.
Mais l’analyse ne doit pas s’arrêter là, car même distincte de l’ethnicité, la religion se vit de façon communautaire et comporte des aspects de culture religieuse. Les aumôneries (prévues par l’article 2 de la loi de séparation), les lieux de culte, mais aussi les prescriptions alimentaires et vestimentaires ainsi que les problèmes liés au calendrier et aux cimetières, vont constituer des points de discussion entre l’administration et le CFCM. Il s’agit, conformément à l’article X de la Déclaration des droits de 1789, de concilier la liberté de « manifestation » de la religion avec « l’ordre public établi par la loi ». Mais cela dans un contexte tout à fait nouveau où se pose, précisément, la question de la multiculturalité.
La notion de « discrimination indirecte »
En France, le discours dominant associe volontiers multiculturalisme et « communautarisme » ; dans les pays anglo-saxons ( mais pas seulement comme le montre l’exemple du Québec), on relie société multiculturelle et « droit des minorités », ce qui implique notamment le refus que l’individu minoritaire soit victime de « discriminations indirectes ». C’est-à-dire « (d’)une règle ou (d’)une loi « neutre » qui s’applique à tous de la même façon » mais « peut produire un effet discriminatoire non intentionnel, sur un seul groupe de personnes, en lui imposant des obligations ou des conditions restrictives qui n’affectent pas les autres citoyens » (Milot M., 2002). Par exemple des horaires de travail, prévus pour tous les employés, peuvent s’accorder avec une pratique religieuse majoritaire mais être incompatibles avec celle de membres de certains groupes religieux.
Cette notion de « discrimination indirecte » n’est pas encore passée dans la culture française. Cependant, par le biais de l’Europe, elle a déjà fait irruption dans le droit du travail, quoique de manière limitée : « une discrimination indirecte existe lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre affecte une proportion plus élevée de personne d’un sexe » (Liaisons Sociales, 2002). C’est donc le risque de sexisme qui, pour le moment, semble être le seul critère de discrimination indirecte, alors qu’au Québec l’âge, les croyances, le handicap physique sont aussi pris en compte. Il n’empêche, le premier pas est fait : une discrimination n’est plus seulement le résultat d’une volonté de discriminer, elle peut être aussi l’effet non-voulu d’une mesure ou d’une pratique apparemment neutre. Tôt ou tard, des membres de religions ou de cultures minoritaires refuseront, comme les femmes, de subir des « discriminations indirectes ». Certaines revendications vont d’ailleurs déjà dans ce sens. Elles suscitent l’inquiétude, voire le refus car on se place dans une logique du tout ou rien.
Il en est du droit à ne pas subir une discrimination indirecte comme des autres droits : le problème consiste à les articuler entre eux. Pour ce faire, au Canada, et en particulier au Québec, a été mis au point un dispositif qui s’intitule « l’accommodement raisonnable ». La conjonction de ces deux termes est essentielle. L’obligation d’accommodement induit, dans certains cas, la modification de normes ou de pratiques pour tenir compte des besoins particuliers de minorités. Mais cet accommodement doit rester « raisonnable », c'est-à-dire ne pas avoir d’aspect excessif dans les contraintes qu’il impose à l’institution, à l’entreprise ou à l’Etat mis en demeure de trouver un arrangement (Milot M., 2002). Voilà une ligne de conduite qui peut être utile si l’on se pose la question : « le multiculturalisme, jusqu’où ? ».
Les instances de socialisation
Le second champ où la laïcité rencontre le problème du multiculturalisme est celui des instances de socialisation, et en particulier (mais pas seulement) l’école. Le processus de laïcisation signifie, là, la limitation, voire la disparition de la religion comme instance institutionnelle (socialement obligatoire) de socialisation à un savoir, à une morale, à des espérances sociales, à des comportements socialement légitimes. Cette limitation ou cette disparition, dans le cas français, s’est historiquement effectuée parallèlement au développement d’autres instances institutionnelles de socialisation (école, médecine, armée pour les hommes), voire semi institutionnelles (parti, syndicat).
La laïcité empirique, dans ce champ, est constituée par un mélange, différent suivant les contextes, entre laïcisation et sécularisation. La sécularisation est, ici, une perte de pertinence sociale et culturelle de la religion en tant que cadre normatif de référence, perte à laquelle la religion s’adapte, voire participe. Comme le régalisme, la sécularisation présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation : elle rend nécessaire une certaine laïcisation mais peut aussi (et parfois surtout) la limiter. La sécularisation peut être plus prononcée dans des pays très peu ou peu laïcisés (Danemark, Italie,…) que dans des pays qui sont ou s’affirment laïques (Mexique, Turquie,…).
Lors de l’établissement de la laïcité (école publique avec la morale laïque, séparation de 1905), la religion est devenue, en France, une instance de socialisation facultative devant fonctionner, à un niveau social, de façon associative (adhésion volontaire et libre). L’hégémonie culturelle des institutions (et peu à peu des semi institutions) séculières de socialisation est allée de pair avec la croyance sociale au progrès, ou -plus exactement- dans la conjonction des progrès : le progrès des connaissances et des technique doit engendrer du progrès social et moral.
Crise des institutions séculières de socialisation...
Aujourd’hui, il se produit une crise des institutions (et semi institutions) séculières de socialisation (cf., notamment, Dubet F., 2002). On peut relier cette crise à la dissociation de la représentation des progrès : les progrès scientifiques et techniques peuvent être cumulatifs ; mais, selon la vision maintenant dominante, les progrès moraux ne le sont pas et les progrès sociaux ne le sont plus (cf. la transformation de l’idée même de « réforme », hier quasi-synonyme de progrès et qui aujourd’hui signifie beaucoup plus adaptation). Le progrès scientifico-technique engendre de nouvelles questions sociales et morales (culture de masse, environnement, biotechnologies). L’attitude dominante de confiance voire de déférence face aux institutions est remplacée par des rapports beaucoup plus consuméristes et par la revendication de droits (« droits des élèves », « droit des malades »). C’est dans un tel contexte que se développent des revendications culturelles et/ou religieuses.
...et développement des revendications culturelles et/ou religieuses
La plus passionnelle est liée au port d’un foulard par des élèves de confession musulmane. Elle a engendré une suite d’affaires qui renaissent périodiquement depuis 1989 et ont même tendance à remplacer la question de l’école privée comme problème central de la laïcité française. Le Conseil d’Etat a mis le foulard et autres « signes d’appartenance religieuse » dans la sphère du toléré : leur port, par les élèves, n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Il peut le devenir notamment si ces signes constituent « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ».
En « accordant le droit de porter le voile s’il n’y a pas de prosélytisme, le Conseil d’Etat fait bien la distinction entre ce qui relève de l’affirmation de la foi personnelle et ce qui relève d’une affirmation communautaire avec une dimension coercitive » (Roy O., 2002). De même, en interdisant le port d’un signe qui perturberait « le déroulement des activités d’enseignement », il a clairement refusé la création d’un enseignement différencié. Mais outre que sa position a été récusée (ce qui, paradoxalement mais significativement, se situe dans l’attitude consumériste où l’on accepte la décision d’une institution que lorsqu’elle vous plaît), son application n’est pas toujours facile. On connaît (médiatiquement) les conflits. On connaît moins tous les cas qui se résolvent par le dialogue. Pourtant, autoriser un foulard d’une certaine dimension et pas d’une autre, arriver à des compromis pour que le foulard porté ne gène pas les activités scolaires,… désacralise, privilégie l’empirie sur la représentation qui, alors, tend à redevenir « affaire privée ». D’un point de vue laïque, on n’est pas forcément une « bonne musulmane » en se « voilant » ; mais on n’est pas non plus une femme qui se considère forcément comme inférieure aux hommes puisque nombre d’études sociologiques ont montré la diversité des significations du foulard (cf. notamment, Gaspard F., Khosrokhavar F., 1995). C’est d’ailleurs pourquoi il vaut mieux ne pas parler de « voile », désignation religieuse, mais de « foulard », ce qui rend plus prosaïque l’expression de la conviction. Seulement, dans cette affaire, il existe souvent un combat entre convictions et celles qui se prétendent laïques se rattachent plus en fait à une religion civile républicaine. Or, on ne socialise pas en faisant la « guerre » car la socialisation réussie suppose une intériorisation.
Quoi qu’il en soit, les affaires de foulards et les réactions médiatiques, politiques, idéologiques auxquelles elles donnent lieu, montrent la difficulté de la société française à gérer la différence en milieu scolaire. Cela n’est pas nouveau : l’école publique « laïque » française a longtemps (plus longtemps que dans les pays anglo-saxons) discriminé les gauchers, leur imposant d’écrire de la main droite ce qui n’avait aucune justification autre qu’implicitement religieuse, la gauche étant symboliquement le côté néfaste (Fritsch V., 1967). On retrouve donc l’instrumentalisation de l’universel, pour cacher une domination, déjà perçue avec le suffrage masculin. Il est donc fort difficile, au niveau scolaire, d’articuler, en France, socle commun et possibilité d’expression de la diversité (qu’elle soit multiculturelle ou simplement l’expression d’une individualité à distance des cadres scolaires d’un moment donné). Raison de plus pour y travailler de façon rigoureuse.
L’identité nationale
Le troisième champ de rencontre entre laïcité et multiculturalisme concerne l’identité nationale. Le processus de laïcisation y signifie l’affaiblissement, voire la suppression de la religion comme dimension de l’identité de la nation. La laïcité empirique, dans ce champ est constituée par un mélange, différent suivant les contextes, entre laïcisation et religion civile (J.J. Rousseau revisité par des sociologues comme Bellah R., Hammond Ph., 1980).
La religion civile présente, elle aussi, un caractère d’ambivalence face à la laïcisation ; d’un côté elle y contribue en favorisant une dissociation entre le lien social et l’hégémonie d’une religion ; de l’autre elle opère un transfert de religieux en sacralisant l’être ensemble identitaire d’une collectivité nationale. Pour être (au moins relativement) consensuelle, elle doit parvenir à articuler une ‘religion civique’ (dévotion à l’unité du corps politique’) et des ‘croyances communes’ (Willaime J.-P., 1993). Tel est le cas du « déisme cérémoniel » américain qui joue un rôle de religion civile, plus ou moins opératoire selon les circonstances et les problèmes.
Au cours du XIX° siècle, le « conflit des deux France » s’avéra largement un conflit d’identité nationale : la France devait-elle redevenir la « fille aînée de l’Eglise » et donc comporter une identité religieuse catholique ou devait-elle être avant tout considérée, en tant que nation moderne, comme fille de la Révolution (avec les aspects de religiosité républicaine que cela comportait) ? Le texte de la loi de 1905 implique que la France ne saurait être une « nation catholique », mais --en contraste avec certains projets antérieurs--, il comporte aussi un renoncement à une religion civile républicaine, même s’il en reste quelques éléments.
Ainsi, on n’a pas voulu recommencer les « errements » révolutionnaires et on a laissé tel quel le calendrier. Le rythme du temps respecte donc le dimanche et les « fêtes d’obligation » (ou les lendemains de fêtes) catholiques sont des jours fériés. Mais ce faisant, on a laïcisé la synchronie sans faire de même pour la diachronie. Chacun sait que cela crée une inégalité, mais on la légitime idéologiquement par le stéréotype facile du désordre social qu’engendrerait un respect des fêtes d’autres religions. En fait, l’Etat ne peut ignorer l’aspect de plus en plus choquant d’une telle situation, au regard de l’égalité des droits. Il tente donc d’atténuer cette inégalité en accordant, notamment aux fonctionnaires, de possibles dérogations. Outre que le problème n’est pas véritablement résolu, la personne concernée doit alors indiquer publiquement sa religion, ce qui déroge à une règle de laïcité.
Il existe actuellement onze jours fériés en France, cinq se rapportant à divers événements symboliques du pays et six à des fêtes (ou lendemains de fêtes) catholiques. En août 2003, l’idée a été avancée de supprimer un jour férié ; rien ne dit que ce projet aboutisse mais les débats qu’il provoque montrent que l’Eglise catholique n’est pas fermée à tout changement dans ce domaine. A ce propos, explorons donc une piste. Deux solutions peuvent être envisagées. La première -dans l’optique d’une actualisation de la laïcité traditionnelle- serait que chacun dispose d’un crédit de six jours, dans la liste des fêtes religieuses déjà établie chaque année par le ministère de la Fonction publique, et choisisse ces jours de congés pour des raisons privées (qui peuvent aller de ses convictions religieuses à des convenances personnelles). La seconde solution --dans l’optique d’un multiculturalisme non différentialiste-- réduirait à quatre les jours fériés catholiques (en supprimant les deux lendemain de fête) et incorporerait aux jours féries une fête juive, une fête musulmane, (les autres confessions chrétiennes ont des fêtes communes avec le catholicisme, ou, comme la communauté bouddhiste avec la fête de Vésâkh, célèbrent des fêtes le dimanche).
Ainsi, les grandes traditions spirituelles --celles qui, déjà, bénéficient d’un temps de parole à la télévision-- seraient associées à la célébration commune du patrimoine culturel de notre pays. C’est cet aspect de mise en commun des richesses du pluralisme qui paraît conforme à la tradition laïque. Dans l’une ou l’autre perspective, il serait bon que le 9 décembre, date de la séparation des Eglises et de l’Etat, devienne un des cinq jours fériés de la première catégorie (à la place du 11 novembre ou du 8 mai) pour rendre plus tangible l’importance de la laïcité.
L’individu
Le dernier champ de rencontre entre laïcité et multiculturalisme concerne la représentation de l’individu, « l’homme ( être humain) et le citoyen », selon le titre de la Déclaration de 1789. Le processus de laïcisation signifie là, respect et de la liberté de conscience et de la liberté de penser, droit d’appartenance, de changement d’appartenance et de refus d’appartenance à égalité. La laïcité empirique dans ce champ est constituée par un mélange entre laïcisation et perception de la distinction public-privé. Cette représentation présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation ; d’un côté elle est indispensable pour éviter et une (ou plusieurs) religion(s) officielle(s) ou un athéisme d’Etat ; de l’autre il s’avère impossible que la sphère publique soit vraiment neutre. En effet, l’homogénéité de l’Etat-nation provient du fait « qu’un groupe dominant organise la vie commune selon son histoire et sa culture propre, avec pour objet de voir (…) se poursuivre cette histoire, se pérenniser cette culture. Ce projet historique détermine, dès lors, les orientations de l’éducation nationale, les symboles et les cérémonies de la vie publique, l’organisation du calendrier officiel et le choix des jours fériés » (Walzer M., 1997). Nous en avons, effectivement, fait le constat pour le calendrier et les jours fériés et il serait tout à fait possible d’établir un constat analogue dans les autres domaines cités. Certains sociologues insistent sur le fait que, déstabilisé par la construction européenne et la mondialisation, le modèle français dominant se rigidifie et se transforme en un « communautarisme majoritaire » (Khosrokhavar F., 1997).
C’est donc au nom même de l’égalité de droits entre les être humains-citoyens qu’une attention particulière doit être apportée aux appartenances culturelles d’individus minoritaires. La boucle est, d’ailleurs, ainsi bouclée car nous retrouvons là le problème des discriminations indirectes. Mais pour tous, majoritaires comme minoritaires, ce respect du droit culturel d’appartenance ne doit pas contrevenir au droit de changer d’appartenance, de la quitter. D’ailleurs, de plus en plus, l’individu de la société-monde s’invente un itinéraire personnel, culturel, spirituel, philosophique (sans doute en étant à son insu plus ou moins déterminé par le système d’emprise médiatique). Il s’agit moins de choisir librement son appartenance que d’effectuer des mélanges, des articulations personnelles entre différentes cultures, religions et convictions. Encore faut-il, pour que ces articulations aient lieu, que les cultures, y compris les cultures religieuses et convictionnelles, aient les moyens de se pérenniser (sans devenir figées pour autant), et donc soient portées par des groupes ayant leur spécificité. Il n’est donc pas possible d’opposer un refus global aux revendications allant dans ce sens.
Conclusion
Will Kymlicka (2001) indique un critère de tri en distinguant deux types de revendications : « le premier entend protéger le groupe des effets déstabilisateurs de la dissidence interne, tandis que le second entend le protéger des effets résultant de décisions externes ». Il propose de ne pas accepter ce qui va dans le sens de « contraintes internes » et, par contre, de se montrer très ouvert aux demandes de « protections externes ». Même si l’application n’est pas aisée, ce critère paraît conforme à la tradition laïque mais, contrairement à ce que pense Kymlicka, il nécessite moins des institutions spécifiques qu’un réseau d’associations qui peuvent être reconnues d’utilité publique puisqu’elles contribuent à sauvegarder ou à promouvoir la richesse de la diversité culturelle.
Il semble que de telles pistes constituent une voie possible pour sortir du dilemme que constitue soit la référence à un universalisme en fait autocentré et dominateur soit l’acceptation différentialiste, dans une logique d’équivalence, de tous les particularismes culturels, sans se préoccuper de leurs conséquences sur les droits fondamentaux (souci partagé, y compris par les pays anglo-saxons). Il devient également possible de dépasser le dilemme entre un être humain qui devrait faire abstraction de toute identité pour accéder à l’universel et un individu assujetti à une identité de groupe. Chaque être humain peut devenir la résultante personnelle de différentes identités. Il peut, alors, n’être englobé par aucune d’entre elles mais emprunter à chacune ce qui lui permet de viser à l’universel.
Jean Baubérot,
titulaire de la chaire « histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
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