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19/12/2004

Une société multiculturelle, jusqu’où ?

Depuis les années 80 la France dont l’article 1 de la Constitution proclame le caractère laïque, connaît des tensions dues à l’affirmation de convictions religieuses qui débordent la sphère du privé.
Jean Baubérot, qui est membre de la Commission pour l’application du principe de laïcité dans la République, examinant ici cette tension entre la société multiculturelle et l’exigence de laïcité, conteste le caractère réducteur de l’opposition entre les deux idéaux-types de l’universalisme et du différentialisme, de même que l’identification de la France au premier et du monde anglo-saxon au second.
Il explique que la très nécessaire préservation de la visée universaliste ne doit pas servir de paravent à la domination d’une culture sur telle(s) ou telle(s) autre(s). La laïcité revêt une signification pluridimensionnelle et son application empirique renvoie à sa rencontre avec l’Etat, les instances de socialisation, la nation et les individus.

C.F. (article publié dans LES CAHIERS FRANCAIS. n° 316 , septembre-octobre 2003, p. 27-33
Les nouvelles dimensions de la citoyenneté.
Tous droits de reproduction réservés, ne pas citer dans indiquer la référence, merci)


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Avant de tenter de répondre à la question du multiculturalisme dans la société, il faut affronter un préalable théorique redoutable. En effet, on oppose facilement, dans notre pays, deux modèles : un modèle français universaliste et un modèle anglo-saxon différentialiste. Le premier modèle affirmerait la primauté de l’individu sur le groupe : c’est l’individu qui, fondamentalement, est détenteur de droits. Le second serait « communautariste » (expression fort peu utilisée ailleurs) et instaurerait des droits collectifs supérieurs à ceux des individus. Ces deux modèles seraient d’ordre socio-historique, ainsi le modèle français serait universaliste depuis 1789. Naturellement, si le sens commun tend à faire coïncider notions et empirie, un usage savant de ces modèles n’ignorera pas qu’il s’agit d’idéaux-types, c'est-à-dire de constructions abstraites qui donnent une sorte de portrait-robot (Weber M., éd.1968) : la réalité empirique comporte des écarts et la pertinence de l’idéal-type consiste justement à permettre de comparer des éléments de cette réalité et à mesurer les différents écarts. Tout cela est bel et bon, sauf que l’on peut contester le caractère vraiment scientifiquement pertinent de ces deux idéaux-types, devenus en France de véritables lieux communs.

Modèle français universaliste/modèle anglo-saxon différentialiste : une opposition doublement contestable


On se trouve, en fait, devant deux série d’idéaux-types différents que l’on amalgame : d’abord les idéaux-types de l’universalisme et du différentialisme ; ensuite la mise en rapport idéal-typique d’un modèle français et d’un modèle anglo-saxon. Or, il semble que l’on commette deux erreurs. La première consiste à construire une bipolarité universalisme-différentialisme en rejetant dans l’impensé un troisième pôle celui de l’Etat-nation. Cela induit souvent, entre autres, une confusion entre l’Etat-nation France et l’universel.
La seconde erreur consiste à postuler que l’on peut mettre dans un même idéal-type modèle français et universalisme et dans un autre idéal-type modèle anglo-saxon et différentialisme. Bien sûr, un certain nombre d’éléments vont dans ce sens. Ainsi, en contraste avec la France, l’obtention de l’égalité des droits politiques au Royaume-uni à des dates différentes, au XIX° siècle, pour les protestants dissidents, les catholiques, les juifs et les athées, est frappante (Baubérot J. - Mathieu S., 2002).

L’universalisme français en défaut : l’exemple des femmes...


On pourrait prendre bien d’autres exemples. Mais, il existe aussi des contre-exemples structurels qu’il apparaît impossible de penser comme de simples écarts entre idéal-type et empirie. J’en retiendrai deux concernant la France : celui des femmes et celui des juifs.
Il existe une forte congruence entre universalisme et suffrage universel. Or la France a instauré le suffrage universel seulement en 1944, soit trois décennies après le Royaume-Uni. Cependant, elle a rejeté sa pratique différentialiste dans l’impensé en baptisant le suffrage masculin de 1848 « suffrage universel », ce qui lui a permis de prétendre, bien à tort, être le premier pays à l’instaurer de façon irréversible. Affirmer que le modèle français est universaliste n’est, à ce niveau, rien d’autre que reprendre à son compte le discours idéologique de l’Etat-nation sans tenir compte d’un siècle de réalité empirique. Pourtant le poids de cette réalité a conduit à voter une loi différentialiste sur la parité (significativement contournée)1. Elle montre bien l’impossibilité française de faire ce que l’on prétend : ne connaître que des individus abstraits.


...et celui des juifs


On peut constater le même déni de réalité à propos des juifs. On cite très souvent le propos de Clermont-Tonnerre au début de la Révolution : « il faut refuser tout aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus » sans savoir que la pratique révolutionnaire fut bien différente : les juifs ne furent pas autorisés à prêter le serment de citoyenneté comme individus, « mais seulement à titre collectif, comme un groupe représenté par une délégation composée du rabbin et des dirigeants » de la communauté (Graetz M., 1989). Contradiction entre proclamation idéologique et pratique sociale que les juifs français seront surpris de retrouver et au « moment antisémite » de l’affaire Dreyfus (Birnbaum P., 1998) et au temps de Vichy, circonstances dont, malgré des francs-tireurs, l’appareil d’Etat républicain (qui ne s’est pas évanoui en 1940) ne peut prétendre être indemne. Il n’est donc pas étonnant qu’un historien anglais comme Jeremy Jenning (2002) considère que la prétention à l’universalisme du modèle français est, au bout du compte, « une forme de domination ».

Comment accorder l’exigence universaliste avec la société multiculturelle ?


L’interrogation « jusqu’où » la France peut-elle être une « société multiculturelle » implique donc à la fois une prise de distance avec la représentation dominante du modèle français et une prise en compte de ce modèle dominant. La perspective ici est la suivante : comment faire pour garder la visée universaliste sans que celle-ci soit le masque de la domination des dominants ? L’écart entre réalité empirique et modèle théorique est acceptable mais pas la différence structurelle entre modèle proclamé et réalité imposée. Une telle optique met en jeu la France dans sa représentation comme Etat-nation, et --liées à cela-- les instances institutionnelles de socialisation (l’école en particulier) et la représentation de l’individu citoyen. Derrière cet ensemble de thèmes, se profile une reformulation plus complète de la question de départ : « jusqu’où la France peut-elle être une société multiculturelle sans déroger au ‘ principe de laïcité’ » ? Il faut tenter de répondre à cette question sans brandir une laïcité idéale que l’on mettrait ensuite en contraste avec des religions et de la culture « réelles » comme, avant 1989, certains opposaient un communisme idéal au « capitalisme réel ». Cela implique de garder en mémoire la prétention universaliste du modèle français sans rejeter dans l’impensé les réalités dominantes de son fonctionnement.
Quoi qu’il en soit, une vision de la laïcité tend à déterminer, en France, la conception que l’on a de la possibilité d’une société multiculturelle, alors que dans d’autres pays on l’aborde sans cette représentation préalable. Il convient donc de prendre ici comme point de départ une analyse de la laïcité, notion -selon nous- pluridimensionnelle, pour aborder ensuite, dans chaque dimension (ou champ), la ou les raisons qui font que la laïcité, dans la France d’aujourd’hui, rencontre le problème du multiculturalisme. Il faut, cependant, préciser qu’il s’agit, comme dans toute démarche recherchant la scientificité, d’un système de classement. Dans l’empirie, les diverses dimensions de la laïcité fonctionnent dans des relations d’interaction, d’interdépendance. Par ailleurs, pour chacun des quatre champs (l’Etat, les instances de socialisation, la nation, l’individu), notre propos commence par une approche de sciences humaines et continue par des propositions qui n’ont naturellement pas de prétention scientifique. La question « jusqu’où ? » nous semble induire un discours mixte.
La laïcité ne tombe pas du ciel. C’est une construction socio-historique en mouvement. C’est ainsi du moins que l’ont représentée ses premiers théoriciens, tels Ferdinand Buisson (1887) ou Emile Durkheim (éd.1974). Voulant définir la laïcité, ils ont décrit, en fait, un processus de laïcisation de longue durée. A partir de là Buisson affirmait que la France était le pays « le plus laïque » d’Europe. Un tel propos revêt deux significations : d’abord, contrairement à une expression qui fait flores aujourd’hui, la laïcité n’est pas une « exception française », d’autres pays la revendiquent également ; ensuite le caractère « laïque » d’un pays ne relève pas du domaine de l’absolu mais (toujours selon Buisson), à partir du moment où un Etat ‘sort’ de la « théocratie », d’une évaluation en terme de plus et de moins.
Bien sûr, si une théorisation de la laïcité ne peut ignorer les travaux de Buisson et de Durkheim, elle ne saurait en rester là. On peut élaborer une approche de la laïcisation en France, en terme de seuils (Baubérot J., 1990, 2003). Ce que l’on appelle la « laïcité française » s’est établie avec le second seuil de laïcisation (qui s’est construit, globalement, de 1882 à 1905) 2. Nous en sommes aujourd’hui à un troisième seuil dont la période d’élaboration va, schématiquement, de 1968 à 1989. C’est dans ce contexte que la laïcité en France rencontre la question du multiculturalisme.

L’Etat


Le premier champ où s’opère cette rencontre est celui de l’Etat. Le processus de laïcisation peut être défini, à ce niveau, comme une indépendance plus ou moins grande entre l’Etat et la religion, à condition de ne pas mettre sur le même plan ces deux instances. La laïcisation suppose l’Etat moderne dont le pouvoir repose sur le monopole de la violence légitime (ce qui implique le droit de légiférer) et le monopole du prélèvement des impôts (Elias N., éd 1976, 1991). La religion, dans un processus de laïcisation, fonctionne tendanciellement à l’ « autorité » et non au « pouvoir » (il n’est pas pertinent de parler, là, de « pouvoir temporel » et de « pouvoir spirituel »). Cette dissociation, cette indépendance entre l’Etat et la religion est opérée par l’Etat en référence à l’égalité des droits entre citoyens, et plus précisément, à la liberté de conscience, de culte, de « religion et de conviction » selon la formulation adoptée par la Déclaration universelle de 1948 et les conventions européennes.

Laïcisation et pouvoir régalien


La laïcité empirique, dans ce champ, est constituée par un mélange --différent suivant les contextes-- entre laïcisation et pouvoir régalien. Le régalisme --qui, en France, a pris la figure du gallicanisme-- présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation : d’un côté l’Etat prend des décisions laïcisatrices ; de l’autre il cherche à contrôler la religion, à privilégier un type de religion qui semble correspondre aux « valeurs » auxquelles il se réfère et cela limite tendanciellement l’indépendance entre Etat et religion. La laïcité, en France, s’est trouvée limitée, à plusieurs reprises, par une optique régalienne, notamment lors de la lutte anticongréganiste menée de 1901 à 1904. Le régalisme a constitué un enjeu fort des différents projets de loi de séparation. La loi du 9 décembre 1905 met fin au système des « cultes reconnus » et au Concordat entre l’Etat français et le Vatican (article 2), l’optique laïque l’emportant sur l’optique régalienne notamment par l’article 1 (garantie par l’Etat de la liberté de conscience et de culte) et par l’article 4 (indépendance ecclésiologique), d’origine anglo-saxonne (Larkin M., 1974) qui a fait prévaloir ensuite, dans la jurisprudence, les droits de l’organisation ecclésiastique contre ceux de l’individu (ce qui va dans le sens de ce qui a été souligné en introduction). Il n’en reste pas moins qu’alors l’Etat garde le monopole de la proclamation de l’interprétation légitime des droits, et donc aussi de leur limitation éventuelle. Il en va autrement au début du XXI° siècle où la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice des Communautés européennes et l’importance des conventions internationales signées par la France interfèrent avec les autres transformations qui limitent le pouvoir de l’Etat.

La constitution du CFCM : une approche plus individuelle et plus « religieuse » qu’ethnico-culturelle

Un bon exemple, pour notre sujet, peut être trouvé dans la récente constitution du Conseil français du culte musulman (CFCM), dont la création a été décidée le 20 décembre 2002. L’intervention même de l’Etat dans la procédure qui a mis en place ce Conseil participe à l’optique régalienne, mais ce faisant l’Etat s’est situé dans la tradition de la « laïcité républicaine » en séparant la religion d’un contexte ethnico-culturel. En prenant les mosquées comme référence pour sa constitution et en refusant de considérer comme « musulmane » toute personne d’origine et/ou de culture musulmane, l’Etat a privilégié une approche plus individualiste et plus « religieuse » (dans le sens de la représentation de la religion dans la philosophie politique libérale) qu’ethnico-culturelle. Nous avons là un indice d’une frontière entre laïcité empirique française et multiculturalisme.
Mais l’analyse ne doit pas s’arrêter là, car même distincte de l’ethnicité, la religion se vit de façon communautaire et comporte des aspects de culture religieuse. Les aumôneries (prévues par l’article 2 de la loi de séparation), les lieux de culte, mais aussi les prescriptions alimentaires et vestimentaires ainsi que les problèmes liés au calendrier et aux cimetières, vont constituer des points de discussion entre l’administration et le CFCM. Il s’agit, conformément à l’article X de la Déclaration des droits de 1789, de concilier la liberté de « manifestation » de la religion avec « l’ordre public établi par la loi ». Mais cela dans un contexte tout à fait nouveau où se pose, précisément, la question de la multiculturalité.



La notion de « discrimination indirecte »


En France, le discours dominant associe volontiers multiculturalisme et « communautarisme » ; dans les pays anglo-saxons ( mais pas seulement comme le montre l’exemple du Québec), on relie société multiculturelle et « droit des minorités », ce qui implique notamment le refus que l’individu minoritaire soit victime de « discriminations indirectes ». C’est-à-dire « (d’)une règle ou (d’)une loi « neutre » qui s’applique à tous de la même façon » mais « peut produire un effet discriminatoire non intentionnel, sur un seul groupe de personnes, en lui imposant des obligations ou des conditions restrictives qui n’affectent pas les autres citoyens » (Milot M., 2002). Par exemple des horaires de travail, prévus pour tous les employés, peuvent s’accorder avec une pratique religieuse majoritaire mais être incompatibles avec celle de membres de certains groupes religieux.
Cette notion de « discrimination indirecte » n’est pas encore passée dans la culture française. Cependant, par le biais de l’Europe, elle a déjà fait irruption dans le droit du travail, quoique de manière limitée : « une discrimination indirecte existe lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre affecte une proportion plus élevée de personne d’un sexe » (Liaisons Sociales, 2002). C’est donc le risque de sexisme qui, pour le moment, semble être le seul critère de discrimination indirecte, alors qu’au Québec l’âge, les croyances, le handicap physique sont aussi pris en compte. Il n’empêche, le premier pas est fait : une discrimination n’est plus seulement le résultat d’une volonté de discriminer, elle peut être aussi l’effet non-voulu d’une mesure ou d’une pratique apparemment neutre. Tôt ou tard, des membres de religions ou de cultures minoritaires refuseront, comme les femmes, de subir des « discriminations indirectes ». Certaines revendications vont d’ailleurs déjà dans ce sens. Elles suscitent l’inquiétude, voire le refus car on se place dans une logique du tout ou rien.
Il en est du droit à ne pas subir une discrimination indirecte comme des autres droits : le problème consiste à les articuler entre eux. Pour ce faire, au Canada, et en particulier au Québec, a été mis au point un dispositif qui s’intitule « l’accommodement raisonnable ». La conjonction de ces deux termes est essentielle. L’obligation d’accommodement induit, dans certains cas, la modification de normes ou de pratiques pour tenir compte des besoins particuliers de minorités. Mais cet accommodement doit rester « raisonnable », c'est-à-dire ne pas avoir d’aspect excessif dans les contraintes qu’il impose à l’institution, à l’entreprise ou à l’Etat mis en demeure de trouver un arrangement (Milot M., 2002). Voilà une ligne de conduite qui peut être utile si l’on se pose la question : « le multiculturalisme, jusqu’où ? ».


Les instances de socialisation


Le second champ où la laïcité rencontre le problème du multiculturalisme est celui des instances de socialisation, et en particulier (mais pas seulement) l’école. Le processus de laïcisation signifie, là, la limitation, voire la disparition de la religion comme instance institutionnelle (socialement obligatoire) de socialisation à un savoir, à une morale, à des espérances sociales, à des comportements socialement légitimes. Cette limitation ou cette disparition, dans le cas français, s’est historiquement effectuée parallèlement au développement d’autres instances institutionnelles de socialisation (école, médecine, armée pour les hommes), voire semi institutionnelles (parti, syndicat).
La laïcité empirique, dans ce champ, est constituée par un mélange, différent suivant les contextes, entre laïcisation et sécularisation. La sécularisation est, ici, une perte de pertinence sociale et culturelle de la religion en tant que cadre normatif de référence, perte à laquelle la religion s’adapte, voire participe. Comme le régalisme, la sécularisation présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation : elle rend nécessaire une certaine laïcisation mais peut aussi (et parfois surtout) la limiter. La sécularisation peut être plus prononcée dans des pays très peu ou peu laïcisés (Danemark, Italie,…) que dans des pays qui sont ou s’affirment laïques (Mexique, Turquie,…).
Lors de l’établissement de la laïcité (école publique avec la morale laïque, séparation de 1905), la religion est devenue, en France, une instance de socialisation facultative devant fonctionner, à un niveau social, de façon associative (adhésion volontaire et libre). L’hégémonie culturelle des institutions (et peu à peu des semi institutions) séculières de socialisation est allée de pair avec la croyance sociale au progrès, ou -plus exactement- dans la conjonction des progrès : le progrès des connaissances et des technique doit engendrer du progrès social et moral.

Crise des institutions séculières de socialisation...


Aujourd’hui, il se produit une crise des institutions (et semi institutions) séculières de socialisation (cf., notamment, Dubet F., 2002). On peut relier cette crise à la dissociation de la représentation des progrès : les progrès scientifiques et techniques peuvent être cumulatifs ; mais, selon la vision maintenant dominante, les progrès moraux ne le sont pas et les progrès sociaux ne le sont plus (cf. la transformation de l’idée même de « réforme », hier quasi-synonyme de progrès et qui aujourd’hui signifie beaucoup plus adaptation). Le progrès scientifico-technique engendre de nouvelles questions sociales et morales (culture de masse, environnement, biotechnologies). L’attitude dominante de confiance voire de déférence face aux institutions est remplacée par des rapports beaucoup plus consuméristes et par la revendication de droits (« droits des élèves », « droit des malades »). C’est dans un tel contexte que se développent des revendications culturelles et/ou religieuses.


...et développement des revendications culturelles et/ou religieuses


La plus passionnelle est liée au port d’un foulard par des élèves de confession musulmane. Elle a engendré une suite d’affaires qui renaissent périodiquement depuis 1989 et ont même tendance à remplacer la question de l’école privée comme problème central de la laïcité française. Le Conseil d’Etat a mis le foulard et autres « signes d’appartenance religieuse » dans la sphère du toléré : leur port, par les élèves, n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Il peut le devenir notamment si ces signes constituent « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ».
En « accordant le droit de porter le voile s’il n’y a pas de prosélytisme, le Conseil d’Etat fait bien la distinction entre ce qui relève de l’affirmation de la foi personnelle et ce qui relève d’une affirmation communautaire avec une dimension coercitive » (Roy O., 2002). De même, en interdisant le port d’un signe qui perturberait « le déroulement des activités d’enseignement », il a clairement refusé la création d’un enseignement différencié. Mais outre que sa position a été récusée (ce qui, paradoxalement mais significativement, se situe dans l’attitude consumériste où l’on accepte la décision d’une institution que lorsqu’elle vous plaît), son application n’est pas toujours facile. On connaît (médiatiquement) les conflits. On connaît moins tous les cas qui se résolvent par le dialogue. Pourtant, autoriser un foulard d’une certaine dimension et pas d’une autre, arriver à des compromis pour que le foulard porté ne gène pas les activités scolaires,… désacralise, privilégie l’empirie sur la représentation qui, alors, tend à redevenir « affaire privée ». D’un point de vue laïque, on n’est pas forcément une « bonne musulmane » en se « voilant » ; mais on n’est pas non plus une femme qui se considère forcément comme inférieure aux hommes puisque nombre d’études sociologiques ont montré la diversité des significations du foulard (cf. notamment, Gaspard F., Khosrokhavar F., 1995). C’est d’ailleurs pourquoi il vaut mieux ne pas parler de « voile », désignation religieuse, mais de « foulard », ce qui rend plus prosaïque l’expression de la conviction. Seulement, dans cette affaire, il existe souvent un combat entre convictions et celles qui se prétendent laïques se rattachent plus en fait à une religion civile républicaine. Or, on ne socialise pas en faisant la « guerre » car la socialisation réussie suppose une intériorisation.
Quoi qu’il en soit, les affaires de foulards et les réactions médiatiques, politiques, idéologiques auxquelles elles donnent lieu, montrent la difficulté de la société française à gérer la différence en milieu scolaire. Cela n’est pas nouveau : l’école publique « laïque » française a longtemps (plus longtemps que dans les pays anglo-saxons) discriminé les gauchers, leur imposant d’écrire de la main droite ce qui n’avait aucune justification autre qu’implicitement religieuse, la gauche étant symboliquement le côté néfaste (Fritsch V., 1967). On retrouve donc l’instrumentalisation de l’universel, pour cacher une domination, déjà perçue avec le suffrage masculin. Il est donc fort difficile, au niveau scolaire, d’articuler, en France, socle commun et possibilité d’expression de la diversité (qu’elle soit multiculturelle ou simplement l’expression d’une individualité à distance des cadres scolaires d’un moment donné). Raison de plus pour y travailler de façon rigoureuse.


L’identité nationale


Le troisième champ de rencontre entre laïcité et multiculturalisme concerne l’identité nationale. Le processus de laïcisation y signifie l’affaiblissement, voire la suppression de la religion comme dimension de l’identité de la nation. La laïcité empirique, dans ce champ est constituée par un mélange, différent suivant les contextes, entre laïcisation et religion civile (J.J. Rousseau revisité par des sociologues comme Bellah R., Hammond Ph., 1980).
La religion civile présente, elle aussi, un caractère d’ambivalence face à la laïcisation ; d’un côté elle y contribue en favorisant une dissociation entre le lien social et l’hégémonie d’une religion ; de l’autre elle opère un transfert de religieux en sacralisant l’être ensemble identitaire d’une collectivité nationale. Pour être (au moins relativement) consensuelle, elle doit parvenir à articuler une ‘religion civique’ (dévotion à l’unité du corps politique’) et des ‘croyances communes’ (Willaime J.-P., 1993). Tel est le cas du « déisme cérémoniel » américain qui joue un rôle de religion civile, plus ou moins opératoire selon les circonstances et les problèmes.
Au cours du XIX° siècle, le « conflit des deux France » s’avéra largement un conflit d’identité nationale : la France devait-elle redevenir la « fille aînée de l’Eglise » et donc comporter une identité religieuse catholique ou devait-elle être avant tout considérée, en tant que nation moderne, comme fille de la Révolution (avec les aspects de religiosité républicaine que cela comportait) ? Le texte de la loi de 1905 implique que la France ne saurait être une « nation catholique », mais --en contraste avec certains projets antérieurs--, il comporte aussi un renoncement à une religion civile républicaine, même s’il en reste quelques éléments.
Ainsi, on n’a pas voulu recommencer les « errements » révolutionnaires et on a laissé tel quel le calendrier. Le rythme du temps respecte donc le dimanche et les « fêtes d’obligation » (ou les lendemains de fêtes) catholiques sont des jours fériés. Mais ce faisant, on a laïcisé la synchronie sans faire de même pour la diachronie. Chacun sait que cela crée une inégalité, mais on la légitime idéologiquement par le stéréotype facile du désordre social qu’engendrerait un respect des fêtes d’autres religions. En fait, l’Etat ne peut ignorer l’aspect de plus en plus choquant d’une telle situation, au regard de l’égalité des droits. Il tente donc d’atténuer cette inégalité en accordant, notamment aux fonctionnaires, de possibles dérogations. Outre que le problème n’est pas véritablement résolu, la personne concernée doit alors indiquer publiquement sa religion, ce qui déroge à une règle de laïcité.
Il existe actuellement onze jours fériés en France, cinq se rapportant à divers événements symboliques du pays et six à des fêtes (ou lendemains de fêtes) catholiques. En août 2003, l’idée a été avancée de supprimer un jour férié ; rien ne dit que ce projet aboutisse mais les débats qu’il provoque montrent que l’Eglise catholique n’est pas fermée à tout changement dans ce domaine. A ce propos, explorons donc une piste. Deux solutions peuvent être envisagées. La première -dans l’optique d’une actualisation de la laïcité traditionnelle- serait que chacun dispose d’un crédit de six jours, dans la liste des fêtes religieuses déjà établie chaque année par le ministère de la Fonction publique, et choisisse ces jours de congés pour des raisons privées (qui peuvent aller de ses convictions religieuses à des convenances personnelles). La seconde solution --dans l’optique d’un multiculturalisme non différentialiste-- réduirait à quatre les jours fériés catholiques (en supprimant les deux lendemain de fête) et incorporerait aux jours féries une fête juive, une fête musulmane, (les autres confessions chrétiennes ont des fêtes communes avec le catholicisme, ou, comme la communauté bouddhiste avec la fête de Vésâkh, célèbrent des fêtes le dimanche).
Ainsi, les grandes traditions spirituelles --celles qui, déjà, bénéficient d’un temps de parole à la télévision-- seraient associées à la célébration commune du patrimoine culturel de notre pays. C’est cet aspect de mise en commun des richesses du pluralisme qui paraît conforme à la tradition laïque. Dans l’une ou l’autre perspective, il serait bon que le 9 décembre, date de la séparation des Eglises et de l’Etat, devienne un des cinq jours fériés de la première catégorie (à la place du 11 novembre ou du 8 mai) pour rendre plus tangible l’importance de la laïcité.


L’individu


Le dernier champ de rencontre entre laïcité et multiculturalisme concerne la représentation de l’individu, « l’homme ( être humain) et le citoyen », selon le titre de la Déclaration de 1789. Le processus de laïcisation signifie là, respect et de la liberté de conscience et de la liberté de penser, droit d’appartenance, de changement d’appartenance et de refus d’appartenance à égalité. La laïcité empirique dans ce champ est constituée par un mélange entre laïcisation et perception de la distinction public-privé. Cette représentation présente un caractère d’ambivalence face à la laïcisation ; d’un côté elle est indispensable pour éviter et une (ou plusieurs) religion(s) officielle(s) ou un athéisme d’Etat ; de l’autre il s’avère impossible que la sphère publique soit vraiment neutre. En effet, l’homogénéité de l’Etat-nation provient du fait « qu’un groupe dominant organise la vie commune selon son histoire et sa culture propre, avec pour objet de voir (…) se poursuivre cette histoire, se pérenniser cette culture. Ce projet historique détermine, dès lors, les orientations de l’éducation nationale, les symboles et les cérémonies de la vie publique, l’organisation du calendrier officiel et le choix des jours fériés » (Walzer M., 1997). Nous en avons, effectivement, fait le constat pour le calendrier et les jours fériés et il serait tout à fait possible d’établir un constat analogue dans les autres domaines cités. Certains sociologues insistent sur le fait que, déstabilisé par la construction européenne et la mondialisation, le modèle français dominant se rigidifie et se transforme en un « communautarisme majoritaire » (Khosrokhavar F., 1997).
C’est donc au nom même de l’égalité de droits entre les être humains-citoyens qu’une attention particulière doit être apportée aux appartenances culturelles d’individus minoritaires. La boucle est, d’ailleurs, ainsi bouclée car nous retrouvons là le problème des discriminations indirectes. Mais pour tous, majoritaires comme minoritaires, ce respect du droit culturel d’appartenance ne doit pas contrevenir au droit de changer d’appartenance, de la quitter. D’ailleurs, de plus en plus, l’individu de la société-monde s’invente un itinéraire personnel, culturel, spirituel, philosophique (sans doute en étant à son insu plus ou moins déterminé par le système d’emprise médiatique). Il s’agit moins de choisir librement son appartenance que d’effectuer des mélanges, des articulations personnelles entre différentes cultures, religions et convictions. Encore faut-il, pour que ces articulations aient lieu, que les cultures, y compris les cultures religieuses et convictionnelles, aient les moyens de se pérenniser (sans devenir figées pour autant), et donc soient portées par des groupes ayant leur spécificité. Il n’est donc pas possible d’opposer un refus global aux revendications allant dans ce sens.


Conclusion


Will Kymlicka (2001) indique un critère de tri en distinguant deux types de revendications : « le premier entend protéger le groupe des effets déstabilisateurs de la dissidence interne, tandis que le second entend le protéger des effets résultant de décisions externes ». Il propose de ne pas accepter ce qui va dans le sens de « contraintes internes » et, par contre, de se montrer très ouvert aux demandes de « protections externes ». Même si l’application n’est pas aisée, ce critère paraît conforme à la tradition laïque mais, contrairement à ce que pense Kymlicka, il nécessite moins des institutions spécifiques qu’un réseau d’associations qui peuvent être reconnues d’utilité publique puisqu’elles contribuent à sauvegarder ou à promouvoir la richesse de la diversité culturelle.
Il semble que de telles pistes constituent une voie possible pour sortir du dilemme que constitue soit la référence à un universalisme en fait autocentré et dominateur soit l’acceptation différentialiste, dans une logique d’équivalence, de tous les particularismes culturels, sans se préoccuper de leurs conséquences sur les droits fondamentaux (souci partagé, y compris par les pays anglo-saxons). Il devient également possible de dépasser le dilemme entre un être humain qui devrait faire abstraction de toute identité pour accéder à l’universel et un individu assujetti à une identité de groupe. Chaque être humain peut devenir la résultante personnelle de différentes identités. Il peut, alors, n’être englobé par aucune d’entre elles mais emprunter à chacune ce qui lui permet de viser à l’universel.

Jean Baubérot,
titulaire de la chaire « histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes

Bibliographie :
Baubérot J., Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Seuil, 1990.
Baubérot J., Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF (« Que sais je ? »), 2003.
Baubérot J., Mathieu S., Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France, Paris, Points-Seuil, 2002.
Bellah R., Hammond Ph., Varieties of Civil Religion, San Francisco, Harper & Row, 1980.
Birnbaum P., Le moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998.
Buisson F., Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire, Paris, 1887.
Dubet F., Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
Durkheim E., L’éducation morale, Paris, PUF, 1974.
Elias N., La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
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Commentaires

Je suis l'un des vice-présidents de la Ligue des droits de l'Homme et je vous ai sollicité il y a peu pour un colloque à Cerisy en août 2005 sur la laïcité (à l'occasion du centenaire de la loi de séparation). Je suis par ailleurs professeur de droit public et la laïcité constitue l'une des mes préoccupations aussi à ce titre.

Ce que je viens de lire me confirme, s'il en était besoin, le caractère extrêmement précieux que revêtirait votre participation à cette réflexion collective. Mais je voudrais, en vous remerciant très sincèrement pour la richesse stimulante de vos propos et plus généralement de ce site, vous dire à cette occasion que la LDH a besoin de telles ressources pour alimenter ses réflexions ets es combats, et que sous une forme ou sous une autre le dialogue avec vous serait pour elle d'un grand prix.

J'espère donc que l'année nouvelle, pour laquelle je vous adresse bien sûr mes voeux les plus cordiaux, nous donnera des occasions d'échange et de travail commun.

Écrit par : Jean-Pierre Dubois | 05/01/2005

Convaincu que la laïcité est une valeur et un principe extrêmement moderne, je souhaite tout d'abord saluer le travail remarquable que mène M.Bauberot depuis toutes ces années.
En cette année du centenaire de la loi de 1905, la laïcité s'affirme plus que jamais comme un pilier de notre République , garante de la liberté de conscience.
Mais , comme nous le constatons au quotidien,cet acquis est menacé, d'où la nécessité d'une grande vigilance mais aussi et surtout d'un véritable travail de formation, d'information pour que cette laïcité soit comprise et transmise .
Je suis professionnellement directeur d'école et au risque d'être à contre-courant de ce que peuvent penser une grande partie de mes collègues, je pense que la loi qui est entrée en vigueur en septembre 2004 sur le port des signes religieux constitue une occasion manquée de réaffirmer ce que peut et ce que doit apporter la laïcité dans notre société.
Esentiellement perçue comme une loi visant l'Islam, cette loi a complétement éluder la place de la laïcité d'une manière plus globale.
Fasse que le centenaire de la loi de 1905 permette de rattrapper cette erreur.

Écrit par : TRIGANCE Yannick | 08/01/2005

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