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17/02/2007

La laïcité, the Secular State, etc... Petite explication de texte.

Nous avons vu (cf Note du 10 février) que le rapport projetant une Charte de la laïcité fait:

1)      comme s’il n’avait pas existé de pays comportant une séparation de la religion et de l’Etat avant la loi française de 1905 et comme si seuls de Mexique et la Turquie (avec l’Espagne des années tente) avaient réalisé cette séparation, à « l’imitation » de la France.  A la suite de Briand, j’avais rectifié le tir et montré que la situation française ne présente pas cet aspect « exceptionnel » que l’on veut lui donner

2)      comme si la France avait été, très tôt, un modèle de dépassement de l’intolérance religieuse, au contraire d’autres pays. Et j’avais indiqué qu’au contraire, depuis longtemps, la France a eu du mal à accepter le pluralisme religieux.

 

Alors, quelques internautes m’ont questionné et m’on demandé pourquoi on a inventé, en France, ce terme de « laïcité », en quoi cela induit une situation, malgré tout, particulière. D’autant plus, ont ajouté mes interlocuteurs, que « le terme de laïcité n’est pas traduisible en anglais », maintenant la langue internationale.

Par ailleurs, circule souvent l’idée que le « modèle français » et le « modèle anglais » sont complètement opposés, ce qui sert bien (même si on ne veut pas le faire) le national-universalisme de la laïcité dite républicaine. Or, en fait la France et l’Angleterre ont rencontré des problèmes très semblables, mais dans des contextes assez différents et qui ont provoqué des réponses différentes.

Enfin, la non utilisation du terme de laïcité dans bien des pays vient du fait que la laïcité française dominante est considérée comme répressive et que l’on tend à confondre « la laïcité » avec cette laïcité française dominante.

Bref, plusieurs personnes m’ont suggéré de m’expliquer sur ce sujet. Je vais le faire d’autant plus volontiers que cela permettra, dans la Note suivante, de montrer l’écart qui existe, à mon sens, entre la laïcité et les propositions du Haut Conseil à l’Intégration. Ces propositions prétendent la renforcer, mais en fait elles ne le font qu’au prix d’un très substantiel appauvrissement de la notion même de laïcité.

Donc aujourd’hui explication sur les mots et leurs emplois, pour savoir d’abord pourquoi ce terme de laïcité a été inventé, et ensuite : est-il vraiment intraduisible ?

 

L’origine du mot « laïcité », on le sait, n’est pas française. Elle provient d’abord du grec ancien (laos), et ensuite du latin ecclésiastique : laïcus (celui qui n’a pas reçu les ordres ecclésiastiques). Le layman anglais (moyen Age) correspond à cette définition, et aussi le secular. De même le « frère lay » français, qui signifie à la fois celui qui n’est pas prêtre ou moine et celui qui est ignorant.

En 1842, élément très intéressant à savoir, l’Académie française définit le « laïcisme » comme la doctrine « qui reconnaît aux laïques le droit de gouverner l’Eglise »[1]. Ironie de l’histoire c’est d’abord l’Angleterre qui est visée, et aussi les pays scandinaves. Au XXe siècle d’ailleurs, des historiens anglais, comme Norman Sykes, utilisent la notion de laïcisation pour qualifier l’augmentation du pouvoirs des « laïcs » (le roi, ses conseillers politiques,  etc) dans le gouvernement de l’Eglise établie (liée à l’Etat), soit l’Anglicanisme. Il s’agit notamment du XVIIIe siècle et d’une bonne partie du XIXe siècle. L’Angleterre pays du laïcisme !!!

 

On comprend mieux, dés lors, les problèmes sémantiques qui peuvent exister entre l’anglais et le français. En France, le système mis en place par Napoléon Bonaparte avec le Concordat et les Articles Organique cherche, lui aussi, à contrôler l’Eglise dominante, soit l’Eglise catholique. Mais cela n’est possible que jusqu’à un certain point : au fur et à mesure du XIXe siècle se développe ce que l’on appelle « l’ultramontanisme », courant qui a des liens privilégiés avec Rome, la papauté. Le terme de « laïcité » va être inventé dans ce contexte.  Il va y avoir 4 étapes.

 

D’abord, lors de la Seconde République, Edgar Quinet dans L’enseignement du peuple (1849) emploie l’adjectif « laïque » en parlant « école laïque » c’est à dire religieusement neutre

 

Ensuite, cet emploi est repris lors de la Commune en 1871, toujours dans un sens scolaire ; le 8 novembre 1871, après son échec, le Conseil Général de la Seine aborde la question de « l’enseignement laïque ». Et, selon le journal La Patrie, qui en fait le compte rendu : « Le Conseil a procédé au vote sur la proposition de la laïcité, qui a été repoussée » (11 novembre). Laïcité est en italique, pour indiquer qu’il s’agit d’une manière de parler, d’un terme qui n’est pas usuel.

 

Mais, troisième étape, le terme est repris à la fois par la Ligue de l’enseignement, et par Pierre Larousse qui définit en 1873 la laïcité comme le « caractère de ce qui est laïque, d’une personne laïque : la laïcité de l’enseignement. » Le substantif est toujours dépendant de l’adjectif et utilisé uniquement pour l’enseignement.

 

Enfin, Ferry et Buisson donnent un sens plus large. Ferry parle de « laïcisation » à la Chambre, en 1879 (on lui reproche ce néologisme barbare !), il parle aussi de « l’Etat laïque », il utilise à la fois les termes « laïcité » et « sécularisation ». Buisson acclimate le terme de « laïcité » dans le  Dictionnaire de Pédagogie ( il parle de « néologisme nécessaire »).

Buisson et Ferry veulent montrer que la laïcisation de l’école publique n’est que l’application à une institution particulière d’un processus plus général, où existe déjà un « Etat laïque », c'est-à-dire religieusement neutre, en France depuis la Révolution, et d’autres institutions sont déjà laïcisées (armée, justice,…). Dans le Dictionnaire de Pédagogie on insiste sur les éléments de laïcité scolaire présents ailleurs qu’en France. Cette laïcité scolaire se marque par le fait que l’enseignement échappe au contrôle d’une religion. L’enseignement général d’abord (jusqu’en 1882, les ministres des cultes reconnus font partie de ceux qui contrôlent les instituteurs) ; l’enseignement de la religion ensuite : même quand un cours de religion est donné, il y a une (relative) laïcisation dés lors que ce cours échappe au contrôle des Eglises (ce qui n’était pas le cas en France avant 1882).

 

Donc le terme de « laïcité » a progressivement désigné « l’indépendance à l’égard de toute confession religieuse, de tout principe à caractère religieux » (Larousse, 1888) (de manière générale,) et cela, il faut le répéter, dans un contexte où l’ultramontanisme domine le catholicisme. Et Buisson insiste sur la finalité de cette laïcité : l’égalité des citoyens devant la loi et des religions entre elles.

Pour acquérir cette indépendance, un moment anticlérical fut nécessaire, puisqu’il fallait enlever une possibilité de contrôle. En Grande Bretagne, un anticléricalisme feutré a aussi existé. Mais les anticléricaux pouvait réclamer  le maintien ou le renforcement du « laïcisme » (selon la définition de l’Académie), donc d’une relation étroite de l’Etat avec l’Eglise nationale[2], pour l’obliger à rendre des services religieux comme le voulaient les laïcs (par exemple : enterrer tout le monde, même ceux qui ne mettaient pas les pieds à l’église ; en France aussi il y a eu au XIXe siècle des manifestations dites « anticléricales » quand l’Eglise catholique refusait d’enterrer des comédiens qu’elle avait excommuniés).

Cela ne signifie pas qu’en Angleterre personne n’ait réclamé la séparation. Au contraire, elle a eu de nombreux partisans : des protestants, notamment des différentes Eglises protestantes non anglicanes déjà séparées de l’Etat, mais ce fut aussi une des raisons de l’attrait du catholicisme : l’Eglise catholique était, en Angleterre, une Eglise séparée de l’Etat (Briand insiste là-dessus en 1905). Enfin, il y eu aussi, naturellement, des agnostiques et athées.

Ces derniers fondèrent la National Secular Society d’où leur nom de secularists. Ils sont anticléricaux, mais ils ont bcp moins d’impact que les libres-penseurs en France à la même époque car il est plus difficile de critiquer la religion en tant que telle : entre les prélats anglicans et les prédicateurs méthodistes ou dissenters, la palette des formes religieuses est très vaste ; et si on concentre ses attaques sur le statut d’Eglise établie de l’Eglise anglicane, les richesses de cette Eglise et les subventions publiques à ses écoles privées, on est une voix dans un concert où il y a bien d’autres voix : celles de tout le protestantisme non-conformiste, mais aussi une partie du mouvement d’Oxford, etc.

Les Leaders de la NSS furent Charles Bradlaugh et Annie Besant (1847-1933). Cette femme eut une vie extraordinaire. Elle fut mariée à un Révérend anglican, rencontra Bradlaugh à 27 ans, vécut en union libre avec lui, devint libre-penseuse, et engagea avec lui une campagne pour la publicité pour le contrôle des naissances : ils gagnèrent en appel en février 1878. Annie Besant écrivit des manuels de contraception (rappelons qu’en France la contraception a été interdite jusqu’en 1967 ; la laïcisation des mœurs est précoce en Angleterre) et elle devint vice-présidente société malthusienne. en 1885 Annie Besant se convertit à la théosophie : ce fut sa 3ème vie où elle fut présidente de la Société théosophique d’Angleterre. Enfin, 4ème vie, elle alla en Inde, milita pour la décolonisation et devint présidente du Parti du Congrès (le parti de Gandhi et de Nehru.

 

Incontestablement, le mot laïcité est donc une invention française, dans un contexte historique très particulier. Mais la chose n’est pas que française, loin de là, pour ses promoteurs.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les documents internationaux actuels traduisent laïcité par secularism et inversement. De fait, il existe des théoriciens anglophones du Secular State qui donnent 3 indicateurs pour le définir. Je vais prendre l’exemple de 2 universitaires D. E. Smith, in Secularism and its Critics, R. Bhargava (ed), Oxford University Press, 1998,  p.175-233 et Marc Galanter, idem, p.234-267[3].

Pour eux, la notion de Secular State décrit les relations qui existent (devraient exister = ought to) entre l’Etat et la religion ; elle comporte « beaucoup d’aspects qui sont communs à tous les pays qui ont adopté la tradition de la démocratie libérale et certains aspects qui constituent la contribution spécifique des Etats-Unis », mais que l’on retrouve aussi, par exemple, dans la Constitution indienne.

Le Secular State peut être visualisé comme un triangle dont les 2 angles sont l’Etat et la religion et la pointe l’individu

-                     la base : relation Etat – religion

-                     les côtés : religion – individu et Etat – individu

 

A) La Liberté de religion (qui inclut la liberté de non religion) = C’est la relation religion – individu dans laquelle (en secular State) l’Etat est (idéalement) exclu. L’individu est libre d’examiner et de débattre avec d’autres les prétentions des différentes religions et de se décider sans interférence de l’Etat. Il est libre de les rejeter toutes les religions. Donc il y a : liberté d’engagement religieux, de désengagement, de changement de religion. L’Etat ne dicte pas de devoirs religieux ni d’obligation de professer une religion, il n’impose aucun impôt à ce sujet. Cependant, il existe une aire limitée où l’Etat peut légitimement réguler la manifestation de la religion dans l’intérêt de la santé publique, la sécurité ou la morale.

Sur le plan collectif : « deux individus ou plus » peuvent s’associer pour des objets  religieux et former une organisation pour poursuivre ce dessein. La liberté de s’associer pour des buts religieux existe au même titre que la liberté de conscience individuelle. Les groupes religieux ont le droit de gérer leurs propres affaires, posséder et acquérir de la propriété, créer et administrer des institutions charitables et éducatives.

Remarquer le « deux individus ou plus » = c’est typiquement américain : en France, avec la conception implicitement catholique que la gens ont de la religion, on voit mal quelqu’un écrire cela. Comme quoi, même dans un Etat laïque, il y a des déterminations religieuses qui fonctionnent.

 

B) La citoyenneté : il s’agit là des relations entre l’Etat et l’individu où l’exclusion du facteur religieux est essentielle : la religion ne doit absolument pas entrer en ligne de compte dans la définition de la citoyenneté et les droits et devoirs ne sont pas liés aux appartenances et croyances religieuses. Smith rappelle que, dans l’histoire, le vote, les taxes, les emplois publics et gouvernementaux  ont parfois dépendus de facteurs religieux. Et il  explique que l’exclusion de l’Etat dans la relation entre l’individu et la religion et l’exclusion de la religion dans la relation entre l’individu et l’Etat est le mieux assuré par un 3ème facteur : la séparation.

 

C) La séparation de l’Etat et de la religion : la religion et l’Etat sont deux domaines différents de l’activité humaine : ce n’est pas la fonction de l’Etat de promouvoir, réguler une religion, et d’autre part la légitimité de l’Etat démocratique provient d’une « secular source » : le consentement des gouvernés, et l’Etat n’est pas subordonné à un pouvoir ecclésiastique. Cela implique l’absence d’Eglises d’Etat, de département ecclésiastique du gouvernement, de financement des cultes, etc

Quand il n’y a pas séparation ou bien l’Etat domine la religion, ou bien la religion domine l’Etat ou il y a un partenariat égal entre les 2 : dans les 3 cas, il n’y a pas de secular State sur ce point. La séparation implique que comme les associations volontaires de citoyens les groups religieux soient soumis à la loi commune (under the generals laws of the State) et responsables de leurs devoirs civiques et que l’Etat les traite comme les autres associations volontaires. Formule de Cavour : « une Eglise libre dans un Etat libre ».

 

L’Etat pleinement séculier est un idéal qui n’est atteint dans aucun pays : des pays séparés peuvent garder certaines anomalies ou être loin de l’Etat séculier comme l’URSS. Angleterre = pas de séparation mais c’est un Secular State sur certains points.

J’ai résumé, mais en détaillant un peu pour montrer que tout ceci pourrait également servir de définition de l’Etat laïque. On constate donc que le fameux argument de l’intraduisibilité ne tient pas. Naturellement, il y a des nuances et chaque pays peut se dire spécifique d’une certaine manière. Mais, actuellement, on assiste à une façon de plus en plus nationaliste de parler (en France) de la laïcité. On fait comme si, hors de France, on ne peut pas comprendre de quoi il s’agit. On réduit ainsi la laïcité à une sorte de drapeau identitaire franco-français : la laïcité est soit française, soit une imitation de la France !

Est-ce à dire alors que « laïcisation » et « sécularisation » sont des synonymes qui peuvent être utilisés de façon indifférenciée ?

Talal Asad (Talal Asad, Formation on the Secular, Stanford, Standford University Press, 2003, 25) distingue le secularism (doctrine, logique politique) et the secular, terme qui « associe certains comportements, connaissances et sensibilités dans le monde moderne »[4]. Il s’agit là de la sécularisation, au sens socio-culturel du terme.

N’est-il pas plus clair alors, dans un monde où les mots peuvent avoir diverses origines linguistiques, de distinguer cette sécularisation (socio-culturelle) de la laïcisation (au sens originellement français ; au sens socio-politique) et de son résultat… the laicity, la laïcité ?

(à suivre : on verra notamment :

1) l’intérêt de cette étymologie de la laïcité pour la comprendre encore aujourd’hui: garder l'ambivalence du terme laïc/laïque peut servir à enrichir l'apporoche de la laïcité actuelle

2) que les propositions du HCI sont, malheureusement, dans la ligne de la difficulté française à admettre le pluralisme qui est pourtant une conséquence de la liberté.

3) que la relation entre "la" femme et "le" médecin est un très bon indicateur de laïcité, mais pas vraiment comme le croit le HCI )



[1] Cf. P. Fiala, Les termes de la laïcité, Mots, 27, juin 1991, 48. Notons que (significativement) l’orthographe de laïc/laïque a été fluctuante ; maintenant « laïc désigne un adepte d’une religion qui n’est pas un clerc, laïque un partisan actif du principe de laïcité » (Fiala, 45).

[2] Il en a été de même, au XIXe siècle, dans les pays Scandinaves, not. au Danemark (cf J. Baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Syros, 1994, 43s.)

[3] D. E. Smith est professeur au département de Sciences politiques de l’Université de Pennsylvanie; M. Galanter est le Directeur de l’Institut d’études juridiques de l’Université de Wisconsin-Madison.

[4] T. Asad, 2003, 25.

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