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30/06/2006

La signification des inventaires de 1906: un rite plus qu'une insurrection

Résumé des chapitres précédents : la loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée et promulguée le 9 décembre 1905, il faut, selon l’article 3, faire l’inventaire des biens des édifices cultuels avant leur « dévolution » (= remise gracieuse) aux associations chargées de « l’exercice du culte ». Pour plusieurs raisons : maladresse (due à la logique administrative ou provocation voulue ?) d’une circulaire, volonté d’en découdre de certains catholiques, et surtout croyance d’autres que les inventaires constituent le prélude à une « spoliation », …, certains inventaires donnent lieu à des incidents plus ou moins violents. Le 3 mars 1906 un manifestant est grièvement blessé (il décèdera le 20 mars), le 6 mars un autre est tué.

Cela entraîne la démission du gouvernement Rouvier, qui n’a pas su gérer la crise, et la formation d’un gouvernement Sarrien, avec 2 hommes forts : Briand aux cultes (il sera, du coup, ‘démissionné’ du parti socialiste SFIO, qui ne veut plus participer aux gouvernements « bourgeois ». Jaurès, nous l’avons vu, lui ayant fait une casse dans l’affaire) et Clemenceau à l’Intérieur. Ce dernier, qui s’était montré auparavant intransigeant, adresse une circulaire aux préfets leur demandant de suspendre les inventaires partout où il risque d’y avoir des incidents violents.

Le 6 et le 20 mai, les élections législatives  reconduisent une majorité de gauche, renforcée par rapport à la précédente législature. La politique laïque républicaine est onc approuvée par le pays légal).

 

Par la précédente Note sur le sujet, en mai, je vous ai laissé en plein suspens (Pour la relire, vous pouvez consulter la catégorie : « Les nouveaux impensés »). L’Eglise catholique allait-elle accepter la loi ? La crise des inventaires pouvait faire pencher certains pour un refus, du moins s’ils prenaient leurs désirs  pour des réalités, et généralisaient en pensée une résistance qui en fait,  ne se produisait qu’à certains endroits.

Cette France du refus est constituée par :

-         un milieu parisien, bourgeois ou aristocratique,

-         des zones de catholicité qui avaient déjà été celles qui avaient refusé la Constitution civile du clergé en 1790-1791 (l’Ouest breton et vendéen, le sud-est du Massif central),

-         des poches + ou – fortes dans le Nord, le pays basque, l’Est et les Alpes.

 

C’est pour l’essentiel (nous dit Patrick. Cabanel[1]) « la France des forts recrutements sacerdotaux et congréganistes, celle des chrétientés rurales, parfois montagnards, toujours périphériques, parlant des dialectes ou des langues régionales. » (une circulaire avait, quelques années auparavant, visé les prêtres donnant l’instruction religieuse en langue régionale).

 C’est la « France blanche », entrée en dissidence depuis 1902 (=l’arrivée au pouvoir de Combes) où le retour chez eux de « congréganistes sécularisés » (cf. la catégorie « Emile Combes ») complique « la mécanique du jeu successoral et la répartition des rôles entre ciel et terre ». Par ailleurs, des réseaux de résistance clandestins se sont mis en place ; ce qui montre bien que la poursuite de la « laïcité intégrale », si elle avait eu lieu, aurait pu aboutir à des catastrophes.

Cette « France blanche », l’administration républicaine en parle de façon méprisante : il s’agit, selon elle, d’individus « ne possédant aucune instruction », « complètement illettrés et arriérés », faisant preuve de « fanatisme déconcertant» et sous l’influence de personnes voulant créer « une agitation en apparence religieuse, mais en réalité politique ».

« Déconcertant » : une fois de plus on fustige ce que l’on ne comprend pas ou que l’on ne veut pas comprendre. Les citations de Cabanel que j’ai faites, montre que pour l’historien analysant froidement (et le plus scientifiquement possible) les choses, cela n’a rien de déconcertant : si la dimension politique n’est pas absente, elle n’est en rien totalisante et on ne peut réduire cette affaire à cette dimension politique : les souvenirs douloureux de la Révolution (la Constitution civile du clergé n’avait rien de laïque et de démocratique),  les atteintes linguistiques, la répression anticongréganiste,… avaient fait que la coupe était pleine et qu’une seule goutte d’eau pouvait faire déborder le vase. Mais une vision sacralisée de la laïcité (style : nous avons forcément raison en tous points) a induit un jugement sommaire et moraliste rejetant les opposants dans  les ténèbres de l’obscurantisme (« arriérés ») et du « fanatisme ». C’est de la mauvaise information où on se conforte dans l’idée que l’on est les bons, combattant les méchants. Il n’est pas étonnant qu’ainsi, on se laisse déborder, on ne puisse pas maîtriser les choses : la laïcité suppose d’être intelligent et de chercher à comprendre, même ce qui est désagréable à comprendre.

 

 Et, par ailleurs, le bureaucrate lambda ne se rend même pas compte qu’il tient des propos boomerang : parler d’individus  sans instruction, « complètement illettrés », un tiers de siècle après la loi sur l’obligation de l’instruction, n’est-ce pas un aveu d’échec au moins partiel, de l’administration républicaine dans les régions concernées ?

Aujourd’hui toujours, vous avez ce genre de propos tenu, par une sorte de vulgate intégriste républicaine, contre les personnes qui ne sont pas le petit doigt sur la couture du pantalon pour dire oui et amen à une vision intransigeante de la laïcité. On les accuse alors d’obscurantisme et de fanatisme ; mais l’obscurantisme et le fanatisme, il est d’abord chez ceux et celles qui croient avoir toujours raison et, du coup ne cherchent ni à comprendre, ni à analyser, s’abêtissant eux-mêmes par la même occasion.

 

Les analyses de Cabanel peuvent être complétées par celles de Jérôme Grévy[2] qui montre très bien que la résistance aux inventaires a été vécue souvent comme « une cérémonie expiatoire », une « gigantesque catharsis collective » qui, à terme, favorisa la pacification (ce qui montre bien, là encore, qu’il faut voir plus loin que le bout de son nez !).

La résistance a plus été vécue, en fait, le plus souvent (et notamment à la campagne) comme une cérémonie religieuse que comme une insurrection. L’espace de l’inventaire a été sacralisé en cercles concentriques :

- la doyenné (= ensemble de paroisses) permet de manifester une solidarité entre paroisses : à l’appel du tocsin,  on se précipite dans la paroisse voisine où va avoir lieu l’inventaire. La menace venant de l’extérieur, de la ville

- la paroisse : représentée par le clocher où des guetteurs annoncent l’arrivée des agents de l’administration et des forces de l’ordre. Parfois des cyclistes font des va-et-vient  pour informer de la situation. La résistance commence alors dans les rues du village, l’église symbolise ce village ; curé(s) et fidèles se barricadent dans l’église. Autour d’elle, la foule conspue les forces de l’ordre et crie : « Vive la liberté ».

- l’entrée de l’église : c’est là que les incidents peuvent devenir violents ; l’église est à la fois la maison commune des paroissiens et la maison de Dieu (j’ajouterai aussi : l’endroit où l’on prie pour les morts, car je crois que cet aspect important est souvent sous-estimé). C’est donc une atteinte à la communauté et un « sacrilège » d’entrer de force dans l’église.

La porte de l’église constitue l’objet stratégique : les forces de l’ordre soit crochètent la serrure, soit enfoncent la porte à la hache. La tension monte, le curé (qui est à l’intérieur) ne maîtrise pas forcément la situation. Des gens habituellement paisibles peuvent devenir menaçants et violent. Il y a une sorte d’ivresse de foule qui se produit et qui a été souvent décrite pour d’autres cas de figure. Tout dépend là de l’existence de médiateurs et de leur capacité à être des faiseurs de calme (maires, conseillers généraux,…)

-                     - l’intérieur de l’église : là chaises et fagots ont été entassés pour ralentir la progression des autorités vers le tabernacle, lieu sacré. Mais, normalement, le curé reprend là le contrôle des opérations et fait en sorte que l’attitude des paroissiens vise moins à empêcher l’inventaire d’avoir lieu qu’à transformer l’événement en rite collectif. Des cantiques sont entonnés (le Miserere, le Credo, le Pace Domine, le Je suis chrétien, etc : parfois des chants ont été composés pour la circonstance). Les agents de l’administration peuvent être aspergés d’eau bénite (comme s’ils étaient le diable). Bref, tout est fait pour que l’inventaire soit vécu comme une persécution religieuse.

-                     - Après l’inventaire, des cérémonies expiatoires ont lieu, notamment la dévotion au Saint Sacrement. Et le curé (quand cela s’est passé sans trop de casse) félicite ses paroissiens. Par exemple, le curé de Montcoutant, dans le Poitou, leur tient ce discours : « Vous avez été de vrais Français, par votre bravoure , de vrais catholiques par votre foi, des gens bien élevés, par votre irréprochable tenue, de vrais soldats du Christ enfin, par votre admirable discipline ».

 

            C’est l’idée que « l’honneur est sauf » : on est vaincu dans les faits, mais on ne s’est pas rendu, et donc on est moralement vainqueur ! L’événement de l’inventaire a été une sorte de prédication en acte, destinée à ranimer la foi, il a eu un effet catéchétique. Et J. Grévy de conclure : « Alors que, en définitive, l’administration avait rempli sa mission et établi ses listes, l’interprétation religieuse des inventaires permit aux catholiques qui avaient tenté de s’y opposer de les percevoir comme une victoire ».

 

            Par ailleurs, pour compléter le tableau, il faut signaler que les publications socialistes antimilitaristes, elles, mettent en parallèle les verdicts cléments (souvent un jour de prison avec sursis) qui sont pris face à ce que ces publications qualifient « d’antimilitarisme pratique » des soldats et officier qui « pour ne pas déplaire à leurs belles mères » ont refusé d’effectuer les inventaires et les verdicts beaucoup plus lourds qui frappent les « antimilitaristes d’intention et de conseils » (+ les socialistes qui font de la propagande antimilitariste) : Le « prolétaire soldat, conclut Le Socialiste, n’a droit ni à une conscience, ni à quoi que ce soit qui lui ressemble. »[3]

 

           Pendant le crise des inventaires, une Commission composée de parlementaires (Briand et Buisson en étaient membres) et de non parlementaires avaient tenus 4 réunions pour élaborer le Règlement d’administration publique prévu par la loi (et très redouté par des catholiques qui affirment que la loi est, certes, assez libérale mais qu’il s’agit d’un leurre et que le Règlement va, lui, être « persécuteur »). Curieusement, à l’exception notable de Jean-Paul Scot, les livres retraçant l’histoire de la séparation (Larkin, Mayeur, etc) ne parlent pas (sauf erreur de ma part) de ce Règlement, pourtant tellement craint. Terminé en février 1906, il reçoit quelques modifications mineures du Conseil d’Etat, le 7 mars.

           Il confirme totalement les dispositions libérales de la loi, le Conseil d’Etat ayant justement enlevé ce qui écornait un tant soit peu ces dispositions. Il déclare, notamment : « Les associations cultuelles se constituent, s’organisent et fonctionnent librement sous les seules restrictions résultant de la loi de 1905 » et le rapport du Conseil enfonce le clou en indiquant « telle Eglise, s’inspirant d’une conception démocratique peut poursuivre ses destinées », « telle autre Eglise, de beaucoup plus nombreuse dans notre pays[4], pourra, par des clauses insérées à cet effet dans ses statuts, maintenir la hiérarchie des pasteurs et leur autorité sur les fidèles. »

           La précision est capitale : en effet, nous l’avons vu, les adversaires de l’article 4 avaient obtenu une mention article 8 qui nuançait un peu l’obligation pour une association cultuelle de se conformer « aux règles générales d’organisation de (son) culte » (= pour une association catholique d’obéir à la hiérarchie). Cette mention indiquait que le Conseil d’Etat « se prononcera en tenant compte de toutes les circonstances de fait ». Le dit Conseil indique clairement qu’il ne limitera pas les conséquences de l’article 4. La thèse soutenue par certains (notamment le juriste et ancien ministre Jean Foyer) lors du centenaire indiquant que l’article 8 avait annulé les effets de l’article 4 n’a pas l’ombre d’un prétexte.

           Excusez ces détails un peu techniques, mais important au niveau de la compréhension des choses et de l’enchaînement des événements.

          Par ailleurs, le Règlement ne comporte rien au niveau de la nomination des évêques : là aussi on ne reprend nullement d’une main ce que l’on avait donné de l’autre : c’est une confirmation de l’entière liberté du pape de nommer qui il veut et comme il le eut (avec ou sans consultation préalable).

         A la publication de ce Règlement, le correspondant  à Rome du journal Le Temps, écrit : « (Cela) cause au Vatican une grande joie. (…) Plusieurs personnages ecclésiastiques passent du plus noir pessimisme à un optimisme parfait. »

       Les conditions d’une acception de l’Eglise catholique semblent bien satisfaites. Mais…. La suite début juillet : les républicains ne sont pas au bout de leurs peines, de nombreux renversement de situation sont à prévoir. Pourrez-vous survivre à ce terribbble suspens…

 

          

 

 

 

 



[1] P. Cabanel, « La révolte des inventaires » in J.-P. Chantin – D. Moulinet, La séparation de 1905, L’Atelier, 2005, 91-108.

 

[2] J. Grévy, « Le cléricalisme ? Voila l’ennemi ! » Un siècle de guerre religieuse en France, A. Colin, 2005.

 

[3] Cité par J.-M. Duhart, La France dans la tourmente des inventaires, Jouè-les-Tours, Alan Sutton, 2001.

 

[4] Du coup, J.-P. Scot (« L’Etat chez lui et l’Eglise chez elle », Le seuil, 2005, 279) écrit « l’Eglise catholique » : en fait ce n’est formellement dit, mais tout le monde comprend que c’est bien d’elle qu’il s’agit.

19/06/2006

LAÏCITE, CONDITION DE LA DIVERSITE CULTURELLE

(Marly le Roi ; 13 juin 2006)

 

 

(Cette Note complète et remplace la précédente du 14 juin. Elle reproduit la conclusion, d’une rencontre organisée par le Ministère de la Culture. Alors, bien sûr, il y a quelques propos allusifs qui font références aux différents exposés de la rencontre, mais je pense que c’est quand même largement compréhensible.

La semaine prochaine, on verra la suite de la passionnante année 2006)

En attendant voici la Note :

Proudhon affirmait que la synthèse est toujours gouvernementale. N’ayant aucun pouvoir à prendre, je ne prétends en rien effectuer ici une synthèse, bien plus user du droit donné à tous les intervenants de cette passionnante rencontre d’indiquer librement mon point de vue, qui mêle analyses, engagements et convictions. Cependant, mon exposé étant le dernier, la mission qui m’a été confiée consiste à tenir compte de ce qui a été dit avant moi. Sans surplomber en rien les autres communications, je vais donc orienter mon propos de manière à me situer implicitement ou explicitement par rapport à elles.

 

Il faut d’abord expliciter mon titre : Laïcité, condition de la diversité culturelle : est-ce une manière de retomber dans le franco-français, de dire que finalement, la France (et la France seule) possède la solution à l’épineux problème de la diversité culturelle ? Ou, sur un mode un peu moins arrogant, de dire que, même si d’autres peuvent faire autrement, nous ne pourrions, quant à nous, aborder la question qu’à partir de notre filiation républicaine, notre héritage laïque ? Nous serions alors en pleine contradiction : après avoir réfuté des identités qui assigneraient les individus à leurs origines, nous nous emprisonnerions nous même dans notre mémoire laïco-républicaine. Nous l’avons vu, la référence aux origines « gauloises »  visait à démarquer de la fondation religieuse de la France par le baptême de Clovis. Cependant, l’appartenance à la France n’est pas moins reliée à une identité originelle si elle se réclame des Gaulois que si elle se réclame de Clovis. Et d’ailleurs des jeunes de banlieues l’ont fort bien compris et se servent de ce terme de Gaulois pour retourner le stigmate. Mais nous avons vu aussi le danger du retournement du stigmate : le renforcement de la logique stigmatisante qui s’accommode alors de contenus inversés. Il faut sortir d’une telle situation.

Donc, ce n’est de cela qu’il s’agit. En fait, mon titre renvoie à une Déclaration internationale de la laïcité. Signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents, elle a été présentée au Sénat le 9 décembre dernier. A l’Article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Et pour en finir avec cette explicitation du titre, de même que l’on a rappelé hier que la Renaissance française fut largement italienne, de même il faut indiquer que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » et notamment, lors de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, un transfert de la culture politique anglo-saxonne.

 

Lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est donc pas retomber dans le franco-français. En même temps, l’avenir ne se construit pas sans mémoire. Or attention à la ’mémoire unique’, aussi réductrice que la pensée unique. Le premier intérêt de lier laïcité et diversité culturelle consiste à permettre d’aborder de front et de façon à la fois compréhensive et critique la question du « modèle républicain ».

-         D’une part c’est à partir de la représentation de ce modèle que s’articule le débat actuel sur la diversité culturelle.

-         D’autre part, la comparaison entre un passé de référence (le moment de l’établissement de la laïcité française) et la situation actuelle, peut nous aider à évaluer cette situation.

 

Il nous a été rappelé hier soir que l’école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France (et pas seulement l’hexagone !), des méthodes globalement identiques, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. On a voulu cimenter un pays qui comportait une grande diversité culturelle. On a voulu produire de l’unité citoyenne. Tout cela est parfaitement exact. Mais, au niveau de l’hexagone, en tout cas, les hussards noirs de la république, s’ils estimaient « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », se montrèrent également convaincus « que les êtres humains n’ont de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » (Mona Ozouf, 1996) Et l’historienne indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattues  pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».

Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration  incitait les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi, pour prendre un exemple, faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales.

Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Pourtant, là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude laïco-républicaine envers ces langues n’a pas été uniforme : une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane, et notamment pour le provençal;  beaucoup moins de tolérance, en revanche, pour le basque ou le breton où, d’une part, le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où, d’autre part, on estimait, à tort ou à raison, que des velléités séparatistes existaient.

Un antagonisme culturel à enjeu politique, a donc eu lieu entre deux conceptions totalisantes : l’une (la cléricale) enracinée dans une vision religieuse du monde, l’autre (anticléricale) fondée sur une vision politique de la société. La seconde vision se donnant pour tâche d’ « émanciper » de la première au nom de 1789, des droits de l’homme et du progrès. Là, nous trouvons un problème très actuel. En effet,  n’ayons pas une vision angélique des choses : le défi de la diversité culturelle commence quand on estime que des valeurs fondamentales sont en jeu. L’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté moins facile à résoudre qu’une Déclaration de principe ne peut le laisser croire. C’est là, où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.

Mais ne réduisons pas, pour autant, le problème au combat du ‘bon’ contre le ‘méchant’. Cela pour deux raisons. D’abord parce que dans ce conflit frontal  le risque est grand que les deux adversaires finissent par se ressembler : la France est le pays démocratique où le différentiel entre le vote des hommes (1848 : on a significativement qualifié cela de « suffrage universel ») et le vote des femmes (1944-45) est le plus important et cette discrimination s’est justifiée par le mythe de la « femme soumise au cléricalisme ». Ainsi souvent, dans un conflit, on se fabrique un adversaire de manière à légitimer une dérogation à ses propres idéaux. Ensuite, parce que le courant laïque a gagné en renonçant à son propre anticléricalisme. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat votée en 1905 est à la fois une loi de rupture et une loi de liberté, elle constitue le tournant laïque d’un Etat émancipateur à un Etat arbitre, le tournant de la « laïcité intégrale » à ce qu’Aristide Briand appelait une « laïcité de sang froid » ; non que l’idéal d’émancipation soit renié, mais il est transféré sur l’individu mis en situation de choisir ce qu’il doit croire ou ne pas croire. Dans le tournant de 1905 face au cléricalisme, il y a sans doute une leçon de stratégie à retenir pour faire face à ce qu’on qualifie aujourd’hui de « communautarisme ».

Par ailleurs, pour en revenir à la francisation, on aurait tort de la réduire au seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement des possibilités de mobilité géographique et sociale et, lié à cela, à un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a élargissement de l’espace, et élargissement de la maîtrise de l’espace, et cette maîtrise signifie espoirs d’ascension sociale. Il y a donc un continuum qui est effectué entre la France, comme horizon de progrès et de modernité et la possibilité, dans ce cadre national d’une progression de chacun. Un continuum entre progrès scientifique et technique, progrès social, progrès du bien être.

D’où un problème très important aujourd’hui : quelle est la force d’attractivité, d’entraînement, de mobilisation au vivre-ensemble que peut avoir la laïcité et cela, notamment, du point de vue des minorités culturelles ? Aussi bien hier (avec Olivier Donnat) que ce matin (avec Jean Hurstel), il a été question de l’ambivalence du progrès : la mondialisation implique la standardisation ; l’uniformisation touche le sujet lui-même, le processus de subjectivisation, où on a besoin d’un Grand Autre pour devenir soi-même est menacé : la marchandise ne peut pas être un Grand Autre, elle suscite à la fois désir et frustration (Hurstel). Elle induit une crise des médiateurs, un risque de tyrannie de la majorité, le développement d’un besoin d’uniformisation et de conformité au goût, une « culture zapping » où un formatage hollywoodien accentue la distance entre celles et ceux qui sont dans le cumul des niveaux culturels et celles et ceux qui sont livrés à la culture de masse (Donnat).

En même temps, nous sommes bien conscients que cette « culture de l’écran » qui met tout un chacun en connexion directe avec l’information et les œuvres est riche de possibilités et d’ouverture à la diversité culturelle. Et cela aussi a été dit.

Le développement de la laïcité a été historiquement lié à une forte confiance dans le progrès, la « bienfaisance du progrès » et une confiance aussi dans la « République des professeurs » qui étaient des pères intellectuels, voire parfois spirituels. Les Grands Autres laïques enfin : patrie, idéal communiste, etc s’étaient substitués aux religions, mais dans cette substitution n’avaient–ils pas revêtu eux-mêmes une dimension parareligieuse ? Les défis actuels nous obligent peut être à avoir une laïcité d’autant plus exigeante qu’elle doit elle-même se laïciser. Inventer des styles, des types de médiation qui soient beaucoup plus dans la négociation, dans l’horizontalité que dans l’autorité verticale. A ce niveau, tous ce qui a été dit ce matin, par Mme Marie Laure Las Vergnas sur les « personnes relais » comme éléments indispensables et précieux d’élargissement du public était passionnant. Et montre qu’on peut être un hybride de « paire » et de « père ». La déférence envers la hiérarchie n’existe plus, voyons là une chance d’être légitimés par la performance de ce que nous pouvons apporter :  à la fois quelque chose qui corresponde à une demande, qui en soit proche, et quelque chose que les gens ne peuvent acquérir  seuls. Cela signifie notamment que l’éducation, du système scolaire à l’éducation populaire doit vraiment complètement abandonner tout souci encyclopédique ou synthétique, tout ce qui ressemble plus ou moins à une complétude pour être l’instrument qui permettra une meilleure maîtrise des offres quasiment infinis offerts par la communication de masse, la culture de l’écran où le meilleur côtoie le pire. Enseigner à l’art de trier, de savoir valider et invalider, de savoir hiérarchiser devient plus important qu’enseigner tel ou tel contenu précis et finalement réducteur. Démonstration nous a été faite hier soir à propos, notamment, de la littérature française : s’ouvrir à la circulation d’œuvres dans laquelle elle s’inscrit est plus important que le nombre d’œuvres étudiées.

Il a été également beaucoup mention du bricolage comme la nouvelle manière dont beaucoup de gens vivent entre les cultures et les religions, mais savoir effectuer un bricolage est tout un art. Il y a des bricolages standards, reflets de la standardisation culturelle et qui ne présentent pratiquement aucune originalité personnelle, il y a des bricolages d’artisans, qui sont déjà des œuvres plus personnelles, il y a des bricolages d’artistes, de virtuose, tellement personnels que, paradoxe, ils engendrent de la novation culturelle et constituent un enrichissement collectif.

Le danger d’un englobement par l’origine, d’un emprisonnement par les racines dont a parlé notamment Jacqueline Costa-Lascoux, est réel, mais plutôt que de le croire typique de tel ou tel modèle, ne faut-il pas le lier au fait que les nouveaux rapports au réel façonnés par les nouvelles technologie en élargissant démesurément  l’espace et en rétrécissant le temps par le scoop, le zapping et le mythe de l’action perpétuelle ; mais aussi l’épuisement des projets politiques de transformation de la société –Catherine Withold de Wenden a insisté sur la corrélation entre le développement de la migration et la disparition de l’espoir à l’échelle d’une génération de tout changement politique et social- rend la projection dans l’avenir beaucoup plus difficile et, après certaines illusions de la confiance dans le progrès, on risque de privilégier unilatéralement les racines, en décalage avec le réel. Elle nous a donné l’exemple du durcissement de la culture d’origine par des parents, la valorisation de mariages arrangés par des populations turques immigrées alors qu’en Turquie elle-même cette pratique évolue. Mais, nous-même nous risquons un repli dans une laïcité franco-française identitaire et largement mythifiée, dont le but serait moins l’art du vivre-ensemble que nous distinguer des Anglo-saxons vraiment fort méchants puisque la mondialisation s’effectue sous leur hégémonie et pas sous la nôtre !

Donner de nouvelles clefs qui permettent, à la fois, de développer l’individualité et d’inventer de nouveau rapports à une histoire en devenir que nous construisons ensemble, qui permette l’intégration au sens qui lui a été donné ce matin : non pas d’assimiler l’autre à nous-même mais de recréer ensemble un avenir commun à partir et à travers les différentes cultures, voilà une tâche de la laïcité culturelle.

 

 

 Après le rapport au progrès, au temps, le rapport à l’espace. Autre exemple d’articulation entre la laïcité, lors de son établissement, et la diversité culturelle : l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants. Sa lecture est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines,  qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).

 

Les « petites patries » provinciales sont incluses dans la « grande patrie » française, la pluralité est alors interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. L’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire.

Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés  à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre. Mais ce voyage est élargissement du local dans le national. Il connote un rapport à l’espace qui n’est plus de mise aujourd’hui. Car  la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était  alors géographiquement englobé dans l’ensemble national, précisons même hexagonal : l’itinéraire s’effectuait à l’intérieur de cet ensemble français.

Le national, l’Etat-nation est relativisé par le renouveau du local et l’élargissement au global. Les citoyennetés locales prennent beaucoup de place aujourd’hui et l’enjeu de la mixité culturelle et sociale des villes constitue un enjeu majeur. J’ai été, moi aussi, très content des précisions que Jean Hurstel a apportées sur Birmingham. Je me suis moi-même un peu intéressé aux politiques multiculturelles des villes canadiennes et à Vancouver  ou Ottawa on trouve une partie non négligeable du budget local alloué et à des organisme représentatifs de telle ou telle communauté culturelle, mais aussi  (il faut le souligner) à des organismes transversaux. Et les Canadiens sont bien conscients que des relations harmonieuses impliquent un tissu d’associations transversales.

 Je ne pense pas que l’on doit opposer multi et interculturalisme : l’interculturalisme est l’objectif mais, cela a été dit ce matin, je pensons pas trop vite l’avoir atteint : pour qu’il y a ait rencontre, échange entre cultures, bricolage par rapport aux cultures il faut que celles-ci vivent librement, puissent respirer à l’aise et sans avoir à être agressive pour survivre. Quand elle est bien faite, une politique multiculturelle est la meilleure antidote à la rigidification des cultures : je connais des catholiques croyants mais fort peu pratiquants, leur culture catholique date d’avant Vatican II, au contraire de beaucoup de pratiquants qui ont notablement évolué.

Par ailleurs, la politique des villes canadiennes comporte un fort volet de formation interculturelle des employés municipaux, et de la police, et c’est des aspects qui marche le mieux. Sans copier, n’y aurait-il pas là quelques idées à prendre ?

 

 

 Connecté avec le local, le global puisque les grandes villes sont de plus en plus des villes-monde.   L’étude juridique constitue un angle de vue très important pour  prendre conscience que l’Etat-nation n’apparaît plus médiateur d’universel notamment parce que le juridique, en ce qu’il incarne certaines valeurs, s’est déconnecté de l’étatique. L’exposé d’Emmanuel Decaux nous y a rendu attentifs. Le développement d’un droit européen aussi bien droit communautaire de l’Union européenne que droit des 45 pays qui forment le Conseil de l’Europe en est une manifestation probante. Et nous pouvons prolonger ce que nous avons vu hier à ce sujet, en indiquant que, dans les semaines qui ont précédé la fameuse affaire des caricatures, la France a été condamnée par deux fois par la Cour européenne des droits de l’homme pour atteinte à la liberté d’expression. Les médias français ont, significativement, fort peu parlé de ces condamnation alors même qu’ils volaient tous au secours de cette liberté menacée par un certain islam. Pourtant, au-delà de ce double jeu, ces condamnations sont fort intéressantes pour notre propos car, dans les attendus de la Cour, on trouve des références à des formulations politico-culturelles françaises que les juges européens ont trouvé juridiquement non valables. C’est un signe parmi d’autres que l’ordre politico-juridique français qui se voulait, qui se veut, au dessus des particularités culturelles, apparaît vu de l’extérieur comme lié à une culture particulière qui peut être en déficit de légitimité par rapport aux droits de l’homme.

D’une façon plus générale, et cela constitue une des raisons de notre rencontre, on peut se demander si la France peut longtemps se montrer en pointe dans la promotion de la diversité culturelle (comme elle l’est avec la Déclaration de l’UNESCO) tout en ne ratifiant pas, ou en ratifiant avec réserve, les conventions européennes ou internationales qui portent sur les droits culturels. Une telle attitude est-elle tenable à terme ? Peut-on toujours se réclamer de « l’universalisme » même baptisé « républicain » quand on est de plus en plus universel à soi tout seul et apparaît, vu d’en face, comme ayant une représentation très particulariste de l’universalisme ?

Je voudrais reprendre ici un instant la brève discussion que nous avons eu sur  la fameuse question de la parité. Relisez les débats qui ont eu lieu de 1975 aux votes de 1999 et 2000, l’argumentaire dit « républicain » insistait sur la boite de Pandore qui allait être ouverte : si le citoyen a un genre, un sexe, ce n’est plus (par définition) un individu abstrait, et alors, insistait-on, s’en est fini de la République, la vague envahissante du communautarisme va déferler sur notre douce France. Je pourrais vous donner beaucoup de citations en ce sens : admettre par la loi « le caractère genré de l’individu » porterait  atteinte à « l’individu abstrait, c'est-à-dire dépourvu de tout attribut particulier » (Eléni Varikas) et ferait « entrer le particularisme dans la définition du citoyen », abolissant « l’abstraction de la règle, la généralité de la loi » et  entraînant une « sinistre cohabitation de ghettos différents » qui seraient du « communautarisme » (E. Badinter). Depuis le vote des 2 lois qui ont instauré la parité, et hier encore, on nous dit maintenant que l’instauration de la parité n’a rien à voir avec les questions qui nous préoccupent ici.

 

Tel un prestidigitateur fait disparaître un lapin et apparaître un pigeon, le discours tenu s’est complètement inversé. A mon sens, il est, les 2 fois, unilatéral. Certes il existe des différences, et c’est pourquoi il est question ici de parité, là de donner droit à la diversité. Mais dans les deux cas, nous trouvons le même problème : celui des discriminations, discriminations envers des femmes et des minorités culturelles, et si ces discriminations, directes et indirectes n’existaient pas, nos débats de ces deux jours n’auraient guère eu d’utilité. Dans les deux cas, l’universalisme abstrait cache une logique de domination et lutter contre cette domination oblige à interroger cet universalisme.

Enfin, on peut noter l’écart énorme entre la menace brandie et ce qui est arrivé. Comme autrefois la menace de séparatisme entraîné par des langues régionales était très majorée, les lois sur la parité n’ont pas entraîné une déferlante du dit « communautarisme » ; elles ont, jusqu’à présent abouti à ce que le nombre de femmes à l’Assemblée Nationale passe de 10% à 12,8% ! Ce constat est en même temps une boutade car je pense que ces lois ont favorisé une prise de conscience et qu’elles auront plus d’effets dans l’avenir. Mais l’énorme différence entre l’apocalypse communautariste annoncé et les résultats concrets obtenus montre que les stratégies de contournement ou, pour être plus optimiste, le temps de réaction et d’intériorisation font que, même la politique la plus volontariste (on a quand même modifié la Constitution pour cela), entraîne des changements limités et dont les effets ne sont pas forcément immédiat.

En même temps la parité pose un réel problème de principe, qui est aussi valable pour le sujet qui nous occupe : s’agit-il de concrétiser l’universalisme pour lui donner plus de réalité : dans ce cas le 50-50 ne devrait-il pas être un instrument temporaire, un moyen dont l’objectif consiste à éradiquer des discriminations. Ou bien ce 50-50 est-il lui-même l’objectif ? Dans ce dernier cas la philosophie politique qui le sous-tend devrait être explicitée, car qu’on le veuille ou non il s’agit plus seulement d’une interrogation mais d’une rupture qui nécessite d’avoir une idée de la nouvelle direction prise.

Eh bien, il me semble qu’un problème analogue (l’analogie mêlant ressemblances et différences) s’est posée au début du XXe siècle et cela en deux étapes : la loi de 1901 et celle de 1905.

Au départ, nous avons comme modèle référentiel l’universalisme républicain abstrait : on ne tient pas compte des appartenances culturelles, qui sont libres dans la sphère privée mais sont neutralisées dans la sphère publique où la seule appartenance ‘légitime’ est l’appartenance citoyenne, qui relève du politique. Face à face entre des individus « libres et égaux » et l’Etat/nation. C’est la fameuse phrase de Clermont Tonnerre lors des débats de la Constituante : « Il faut tout accorder aux juifs comme individus et rien comme nation. »

Mais cette perspective s’accompagne d’une pratique du double jeu. Ce double jeu se marque, lors de la Révolution de deux manières.

-         D’abord la réduction à l’individu abstrait n’est pas générale, elle ne vaut que pour le minoritaire : la Constitution civile du Clergé, élaborée en 1790, montre que l’on continue de considérer le catholicisme comme la religion de la nation. Et aujourd’hui quand on lit les analyses de sociologues et de politologues étrangers sur la France, on voit que celle-ci est considérée, non comme le pays où fonctionnerait un universel abstrait, mais comme celui où existe un « communautarisme jacobin » (M. Waltzer), un fond culturel « catholique sans christianisme » (D. Martin).

-         Ensuite, si on exige du minoritaire qu’il se comporte dans la sphère publique en individu abstrait, on ne le considère pas ainsi : lors de la Révolution, on exigea des juifs un serment collectif. Là encore, la contradiction n’est pas résolue et un rapport récent de l’International Crisis Group indique que si les musulmans vivants en France sont beaucoup plus individualistes qu’on ne le croit généralement,  les politiques publiques qui visent  les immigrés, et notamment l’attribution de logements sociaux, sont, elles, communautarisantes, ethnicisantes.

La loi de 1901, à la quelle nous avons fait plusieurs fois référence lors de cette rencontre, prend une certaine distance avec cet universalisme républicain abstrait et adoucit sa logique. Elle reconnaît fondamentalement, en effet, que la liberté individuelle inclut le droit de s’associer et favorise, de façon très libérale la constitution d’associations. Il a été rappelé, et c’est essentiel pour notre sujet, qu’en 1981 cette liberté d’association a été étendue aux étrangers. Ceci en profite largement et des associations d’immigrés depuis lors fleurissent et promeuvent sur notre sol des cultures différentes de la cultures majoritaire, aidées par les pouvoirs publics (Centre culturel arménien ou kurde) quand il s’agit de cultures menacées ; Fort bien, nous pourrions peut-être cependant avoir une vision plus positive des cultures et ne pas attendre qu’elles risquent disparaître pour s’y intéresser ?

 Mais, dans l’optique de la loi de 1901 la liberté collective est  (et n’est que) le prolongement de la liberté individuelle. Idéalement, les associations devraient être temporaires, liées à un but précis et se dissoudre une fois le but atteint. C’est pourquoi des groupements pérennes qui préexistent aux individus et ne sont pas un simple prolongement collectif de la liberté individuelle, les congrégations ont été mises hors la loi. Les associations sont libres, chaque congrégation a besoin d’une loi spécifique pour être autorisée, et dans le cadre de la poursuite de la « laïcité intégrale », entre 1902 et 1904, les autorisations demandées par les congrégations furent  systématiquement refusées.

Au départ, l’enjeu des projets de loi de la séparation était (schématiquement) le suivant : allait-on considérer les Eglises comme des organisations proches des congrégations et faire une loi qui les surveillaient étroitement (projets de 1903 et 1904) ou allait-on faire une loi libérale, appliquant aux Eglises les dispositions de la loi de 1901 concernant les associations ?

 

Au début de 1905, cette seconde perspective a triomphé à la commission parlementaire.

Mais si protestants et juifs étaient globalement satisfaits, il n’en allait pas de même pour l’Eglise catholique. Celle-ci rappelait que son organisation est « monarchique », hiérarchique, elle n’est pas constituée d’individus qui s’associent pour célébrer ensemble leur culte, elle se veut de fondation divine. La loi prévue ne lui semblait donc pas acceptable car, disait-elle, elle favoriserait les « groupements schismatiques ». Effectivement, certains catholiques, laïcs ou prêtres, espéraient, grâce à la loi, pouvoir se détacher de Rome et former un « catholicisme républicain », en rupture avec cette structure « monarchique » qui paraissait une menace pour la démocratie.

 La modification de l’Article 4, à laquelle j’ai fait allusion hier, trouvé dans la culture politique anglo-saxonne, impose aux associations cultuelles, pour avoir la dévolution des biens, de « se conformer aux règles générale d’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Là, le collectif a une consistance propre. Le collectif devient une dimension possible (puisque l’adhésion à une religion est volontaire et libre) de l’individu. En même temps Briand et Jaurès ont insisté sur le fait que « le fidèle » n’était pas dépourvu de droits par la loi et que ces droits devaient lui permettre, s’il le voulait, de contribuer à faire évoluer l’Eglise catholique. Effectivement, beaucoup de minorités actives, dans le catholicisme français, ont contribué à préparer Vatican II. La laïcité de 1905 comporte donc un aspect multiculturel, sans le dire bien sûr. Mais il faut rappeler qu’il existe 8 régimes des cultes en France.

Selon moi, le  Multiculturalisme : l’appartenance collective (culturelle au sens large) est une dimension de la liberté individuelle et pas seulement son  prolongement possible. La liberté de l’individu est mutilée sans cette dimension d’appartenance culturelle (à une ou des communautés autres que politiques). Du coup : prise en compte indiquée (et inversement, quand il y a cette prise en compte, cela signifie qu’au moins implicitement, on considère que le collectif est une dimension). En revanche, dans le communautarisme : l’individu est englobé par une appartenance culturelle (tjrs dans le même sens). Celle-ci le définit socialement de façon dominante et peut (mais pas nécessairement) se concrétiser par une différence de régime juridique avec les autres citoyens. Dans tous les cas, l’englobement induit une clôture.

Il faut arriver à résoudre, en effet, un paradoxe : les cultures ont à la fois besoin de continuité et de renouvellement. Et une politique multiculturelle (au sens où je l’entends) doit se préoccuper des deux ; elle doit garantir à l’individu l’appartenance, la désappartenance et aussi une relation de proximité et de distance. L’individu, on l’a dit, est lui-même multiculturel. Il est une résultante personnelle d’appartenances multiples et différenciées

 

 

Deux remarques conclusives :

- le Proche (dont nous a parlé Daniel Maximin)

Différents et semblables : c’est cette dialectique qui paraît bien difficile à assumer. Parfois on fait grief aux autres et de leurs différences et de leurs similitudes. Etre différents tout en étant  semblables, pouvoir ressembler sans être identiques.

- la frontière : cheminer entre les frontières comme Charlot  marche entre les Etats-Unis et le Mexique, à la fin d’un de ses films. Entre l’ordre (=l'ordonnancement) citoyen et l’effervescence identitaire, rappelons nous que nous possédons deux jambes.  

 

 

 

 

 

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14/06/2006

LAÏCITE ET DIVERSITE CULTURELLE

A l’occasion du centenaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, une Déclaration internationale de la laïcité, signée par plus de 200 universitaires de 30 pays des 5 continents a été présentée au Sénat. A l’article 15 de cette Déclaration, on trouve l’affirmation suivante : « La laïcité du XXIe siècle doit permettre d’articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social, tout comme les laïcités historiques ont dû apprendre à concilier les diversités religieuses avec l’unité de ce lien. » Dans la logique propre de la Déclaration, cette assertion a comme motif le fait que –je cite- « Religions et convictions philosophiques constituent socialement des lieux de ressources culturelles ». Mais, outre que ce motif précis (les religions comme ressources culturelles) est loin d’être inintéressant pour nous, l’affirmation première présente une portée générale et son intérêt provient notamment du fait que ce sont des universitaires non Français qui, dans le processus collectif d’élaboration de la Déclaration, ont insisté sur ce nouveau rôle (ce nouvel âge !) de la laïcité : articuler diversité culturelle et unité du lien politique et social. Par ailleurs, diverses réflexions s’interrogent sur les liens entre laïcité et culture. Je donnerai juste 2 exemples : Jean-Paul Willaime qui estime que « la laïcité culturelle » est un « patrimoine commun à l’Europe » (1998, 2004) et Philippe Lazar qui propose, ce qui rejoint assez directement mon propos, de « redéfinir formellement la laïcité en tant que principe de reconnaissance réciproque de l’égale dignité des cultures » (2003, 92). Moi-même j’insiste sur le fait que la laïcité française s’est construite en partie grâce à des « transferts culturels » (2006).

 

Il me semble donc que lier la problématique de la laïcité et celle de la diversité culturelle n’est pas dépourvue d’avantages. D’abord cela peut donner une épaisseur historique à un problème qui, en apparence, a surgi  à la fin du XXe siècle. Ensuite, cela peut contribuer à rendre plus explicite que la laïcité n’est pas une perspective franco-française. Intégrer le culturel va nous obliger à nous rappeler que laïcité provient de laïkos, le peuple, l’ensemble des citoyens qui ne détiennent pas des pouvoirs directs. Enfin, il existe aujourd’hui une interférence entre minorités culturelles et minorités religieuses et la crainte d’un repli communautaire, de pressions communautaristes, d’activismes extrémistes voire terroristes manifeste des rapports  entre religion et culture. Tout cela ne signifie nullement qu’il faudrait réduire la culture à la religion ou la religion à la culture. Cependant la définition même de la culture (re)donnée par l’UNESCO dans la Déclaration Universelle sur la diversité culturelle met l’accent sur un certain continuum entre culture et religion en parlant de « traits distinctifs spirituels », de « façons de vivre ensemble », de « systèmes de valeurs », de « traditions » de « croyances ». Mais j’ajouterai qu’indirectement, cette Déclaration  renvoie aussi au champ d’action de la laïcité car elle veut articuler « diversité » et « unité » et indique que « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme » et « en limiter la portée ».

 

Au reste, si on considère la laïcité historique française, telle qu’elle s’est établie au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle par la laïcisation de l’école publique, on s’aperçoit qu’elle a déjà rencontré le problème de la diversité culturelle et ne lui a pas donné la réponse uniformisante et simpliste dont elle est trop souvent accusée. Il n’est pas inutile de s’attarder quelques minutes sur ce moment de l’histoire française, non pour le sacraliser ou pour le raconter de façon idyllique, mais parce que le présent ne surgit pas du néant et qu’il présente à la fois des continuités et des ruptures. Nous trouvons donc là un bon élément de comparaison pour nous aider à évaluer la situation d’aujourd’hui.

Certes, au départ on peut croire à un certain antagonisme entre laïcité historique et diversité culturelle : cette école publique laïque d’il y a plus d’un siècle a eu, d’un bout à l’autre de la France, des méthodes globalement identique, elle a utilisé les mêmes manuels et s’est référée aux mêmes programmes. Un certain nombre de clichés insistent sur ses rigidités, propagent, pour s’en moquer, son « sottisier jacobin », pour reprendre l’expression de Mona Ozouf (1996). Mais les clichés majorent certains aspects de la réalité et en rejettent d’autres dans l’impensé  et la même historienne affirme que ce modèle « n’a pas eu la rigueur dogmatique qu’on lui a prêtée ». Les hussards noirs de la république, précise-t-elle, estimaient, certes, « que le but de l’éducation n’est pas d’immerger l’enfant dans l’eau-mère de sa culture d’origine », mais ils étaient également convaincus « que les êtres humains n’on t de densité et de substance que par la collectivité à laquelle ils appartiennent » et qu’il n’existe « aucun enseignement efficace qui ne s’appuie sur les intérêts immédiats des enfants, sur les voisinages et sur les fidélités. » Et elle indique que les instituteurs « ont souvent été des passeurs entre deux cultures » qui on pris appui sur les particularités et ne les ont pas combattu  pour conclure que leur pratique laïco-républicaine « tissée de compromis et d’accommodements (a été) fort éloignée du modèle intégriste qu’on s’est remis aujourd’hui à vanter (…comme) antidote aux particularismes et communautarismes qui menacent notre société ».

Cette pratique des instituteurs était d’autant plus possible que la politique de l’administration consistait à inciter les enseignants à faire carrière dans leur département d’origine. Les voix qui souhaitaient un recrutement national n’ont pas eu d’application pratique. Ainsi faire comprendre l’état de la France à la veille de 1789 s’effectuait souvent à travers le Cahier de doléance de la paroisse ou du baillage. Ainsi les « morceaux choisis » de littérature comportait la plupart du temps les gloires littéraires locales. Mais l’éradication des langues régionales, me direz-vous. Certes. Mais là encore, l’affaire n’est pas aussi simple qu’on ne le croit : l’historien Jean-François Chanet (1996) a montré que l’attitude envers ces langues n’a pas été uniforme et qu’une certaine tolérance a existé (malgré ce que l’on en a dit dans les années 1970 et 1980) pour l’occitan, langue d’origine romane,  beaucoup moins pour le basque ou le breton où le catéchisme s’effectuait dans la langue du pays et se trouvait accusé d’enseigner une autre France que celle de 1789, une France contre-révolutionnaire, et où les velléités séparatistes existaient. Le politique a surdéterminé le culturel et, naturellement, on peut estimer que la menace a été majorée et que, là aussi, certaines accommodations auraient été possibles sans que la République ne se trouve en danger. Mais il faut retenir ce fait : il y a des moments où diversité culturelle et conflit politique interfèrent. Il vaut mieux regarder en face les difficultés que les minimiser ou les masquer.

Cependant, on aurait tort de réduire la francisation à ce seul facteur répressif, conflictuel. Ont joué aussi, « les lumières de la ville, les rêves des parents, la culture de la réussite, la religion de l’utilité » (M. Ozouf, 1996). J’ajouterai aussi que l’apprentissage du français, savoir le lire et l’écrire, va de pair avec un élargissement non seulement des possibilités de mobilité géographique et sociale mais, lié à cela, un élargissement de la vie privée, sphère du libre choix personnel. Il y a non seulement élargissement de l’espace, mais aussi (et cela va de pair) élargissement de la maîtrise de l’espace, démocratisation de cette maîtrise de l’espace. Et cette démocratisation aboutit à plus de responsabilité personnelle, à plus de liberté individuelle.

La relecture de l’ouvrage de loin le plus lu à l’école publique laïque (comme à l’école congréganiste, puis catholique d’ailleurs ; ce qui montre que les deux France se ressemblaient plus qu’elles ne le croyaient), le livre de chevet de deux générations d’écoliers, Le tour de la France par deux enfants, est très significative. Les « petites patries » sont valorisées, magnifiées, dans l’épaisseur historique des provinces plus que dans la circonscription administrative des départements. Chacun trouve dans l’ouvrage de quoi connaître et aimer sa « petite patrie », mais aussi de quoi connaître et apprécier les autres « petites patries. La « grande patrie », la France est une résultante des « petites patries », chaleureuses et humaines,  qui toutes concourent à son rayonnement. Chacune apporte sa couleur particulière pour constituer un harmonieux bouquet. On y montre vraiment une France riche de sa diversité, une et plurielle tout à la fois (J. Baubérot, 2004). Une France grande aussi, grâce à cette pluralité, et ce à tous les points de vue : « Si la France est une grande nation, indique un des deux enfants, c’est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal ; c’est à qui fera le plus de besogne. » (G. Bruno, 1877).

Les « petites patries » sont incluses dans la « grande patrie », la pluralité est interne et la France, résultante de cette pluralité est, d’un même mouvement, figure de la modernité, des « conquêtes du progrès » et figure de l’universel. Et donc l’accès à l’universel n’est pas l’arrachement à sa « petite patrie » particulière : les deux enfants n’oublient pas Phalsbourg, leur ville natale et périodiquement, lors de leur trajet, une chose vue ravive un souvenir dans leur mémoire. Mais, due au malheur des temps, aux suites de la guerre, l’itinérance devient la réalité même de la vie : « Enfants, est-il dit, la vie entière pourrait être comparée à un voyage. » Propos novateurs adressés  à des écoliers dont l’horizon s’arrête alors le plus souvent un chef lieu de canton. Le voyage, c’est la mobilité, l’imprévu, les nouveaux horizons, les gens inconnus et l’absence de repères familiers. En voyage (non organisé !), il faut faire preuve de plus d’initiative que dans le routinier chez soi. La conduite à suivre n’est pas tracée à l’avance : on est moins assuré et plus libre.

Ce tableau rapide montre divergences convergences.

Convergences car, et c’est son intérêt, il permet de montrer qu’il est faux d’opposer la laïcité française et la diversité culturelle. Celle-ci en a eu le souci et, lors de son établissement, elle y a vu un enrichissement. Convergence aussi car ce rappel du passé nous met en garde contre une vision plus ou moins angélique de la diversité culturelle : celle –ci peut poser un problème politique et même, précisons le, un problème politique où des valeurs se trouvent en jeu. Quand l’UNESCO affirme : « Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme », cet organisme pointe une difficulté où la laïcité est de fait impliquée et doit explicitement s’impliquer.

Divergence car, vous l’avez certainement déjà noté, la situation du politique face à la diversité culturelle apparaît bien différente aujourd’hui d’il y a un siècle ou un peu plus. Le particularisme culturel était  alors géographiquement englobé dans l’ensemble national. Quand vous avez, comme c’est le cas dans certains départements de la région parisienne ou d’autres grandes villes, des personnes  (et donc des élèves) de plus de cent nationalités différentes, quand plus du tiers des accouchements sont le fait de femmes issues de l’immigration, le problème de la diversité culturelle se pose à  nouveaux frais. Car c’est presque le monde entier qui est présent au niveau du local. Et cela est exact, y compris dans ‘la France profonde’. Dans ma terre natale, au Nord de la Haute-Vienne, il y a encore trente ans, tout un chacun parlait de « La Normande » pour désigner une des femmes du village, qui était là depuis des décennies. Maintenant, outre des Anglais et des Néerlandais, vous trouvez un couple franco-africain, un monastère bouddhiste dont les occupants viennent d’Asie du Sud-est et des ouvriers turcs et originaires du Maghreb, venus travailler pour créer des quatre voies.

Inversement, ce rapport du politique à la diversité culturelle est également structurellement différent car une bonne partie de la population qui peut, d’une manière ou d’une autre, se réclamer d’une culture, vit hors du terroir qui, historiquement, l’a portée : la multiplication des ‘diasporas’ constitue aujourd’hui un fait culturel majeur rendant de moins en moins possible la réduction d’une culture à son expression territoriale.

Ce double éclatement implique le risque d’une déperdition des cultures, et il n’est guère étonnant que la notion de « diversité culturelle » soit de plus en plus utilisée, jusqu’à devenir une notion quelque peu caoutchouteuse. Quand l’UNESCO affirme que la « diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. », on est quelque peu dans la perspective des espèces menacées. Mais cette analogie ne doit pas  masquer les divergences fondamentales entre l’ordre biologique et l’ordre social et c’est dans la logique de cet ordonnancement qu’il faut réfléchir à cette diversité.

Et là, nous pouvons retrouver, sinon une convergence complète, du moins une analogie avec la situation d’avant-hier, avec le message qui valorisait l’itinérance, le voyage comme topos de la liberté et de la responsabilité individuelle. Une appartenance politique et administrative, dans un pays démocratique, est de l’ordre du tout ou rien et appartient à la logique de l’équivalence : on n’est pas à moitié Français, ou Français d’une certaine manière et pas d’une autre. On est Français (ou Anglais, ou Italien) à part égale avec tous les autres reconnus comme tels par les règles qui gèrent l’attribution de la nationalité. Par contre, il existe mille manières de se rattacher à une culture, et ce rattachement peut être plus ou moins lâche, plus ou moins étroit. « Aucune communauté autre que formalisée par des règles administratives ou politique n’est ‘pure’, écrit Ph. Lazar (2003), strictement assimilable à un moment donné, à un ensemble parfaitement défini d’individus. »

 

(à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

04/06/2006

LAÏCITE ET LIBERTE DE PENSER

La revue Prochoix a publié la  fiche qui suit, de façon courageusement anonyme. Elle a été également mise parmi les commentaires de la Note « Parité et diversité », au lieu de discuter de cette Note. Mais comme un commentaire peut passer inaperçu de certains internautes consultant le Blog, je me fais un plaisir de la reproduire à la place qu’elle mérite. Je la fais suivre de quelques remarques, allant de la moins importante à la plus importante.

 

Voici d’abord la prose de Prochoix.

" Jean Baubérot : faux défenseur de la laïcité
Jean Baubérot est le seul homme de la commission Stasi à ne pas approuver la loi contre les signes religieux à l’école publique.
Ce qui est bien logique puisqu’il milite depuis des années — sous couvert d’objectivité scientifique — pour l’assouplissement de la laïcité française vers une laïcité à l’anglo-saxonne, jugée « plus ouverte » aux religions.
Ce qui l’amène notamment à réclamer la reconnaissance de certaines sectes évangéliques comme étant de "nouveaux mouvements spirituels". Conformément au souhait du département d'Etat américain faisant la guerre à la législation anti-secte de la France.
A l'occasion du 9 décembre 2005, il a publié dans le journal Le Monde une déclaration signée par 212 universitaires de 29 pays se présentant comme un appel pour un "renouveau laïque" mais qui est en réalité l'occasion d'une très subtile redéfinition du principe de laïcité : Article 4 : "Nous définissons la laïcité comme l'harmonisation, dans diverses conjonctures sociohistoriques et géopolitiques, des trois principes indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; autonomie du politique et de la société civile à l'égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non discrimination directe ou indirecte des êtres humains".
Signé : Prochoix.

1ère remarque : Damned, je suis dévoilé ! J’ai pourtant longtemps trompé mon monde, aussi bien les professeurs de « l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sorbonne » (comme nous disons, pour frimer un peu) quand, fort distraits sans doute, ils m’ont élu, il y a seize ans, titulaire de la 1ère chaire sur la laïcité, j’ai aussi trompé la direction du CNRS quand elle m’a nommé, quatre ans plus tard, directeur du Groupe de Sociologie des religions et de la Laïcité, lors de sa création, j’ai enfin trompé une bonne centaine de collègues français et étrangers qui m’ont demandé depuis lors d’aller faire des cours et des conférences sur la laïcité dans leurs universités ou centres de recherches (je vous épargne la liste qui va de Vancouver et Los Angeles à Tokyo et Kyoto… et pas en traversant le Pacifique). Abuser tant de monde, de gens…qui ne se sont pas aperçus que l’ « objectivité scientifique » dont je me parais n’était qu’un leurre, il faut quand même le faire !  Avouez que Prochoix aurait pu admettre que je suis un véritable artiste dans mon genre.

Malgré cet oubli, 2ème remarque, je m’écrie très sincèrement : Merci Prochoix, grand merci. Vous affirmez  être au service « des libertés individuelles » et refuser « l’essentialisme, le racisme, l’intégrisme et toute idéologie totalitaire ou anti-choix ». Ces objectifs sont tellement les miens que nous avons fait un petit brin de route ensemble[1]. J’aurais donc pu, sait-on jamais, un soir d’extrême fatigue, me laisser impressionné par telle ou telle de vos affirmations. Maintenant, je suis totalement vacciné grâce à la façon dont vous avez insinué que je suis (quoi au juste ?) : Le complice inconscient ? L’allié conscient? L’agent patenté ? Autre chose encore ? du…Département d’Etat américain. Chaque fois que vous ferez une affirmation péremptoire que je ne pourrai pas vérifier, je m’en souviendrai. Car le procédé que vous utilisez, vous ne l’avez certes pas inventé. Il est usé jusqu’à la corde, mais il marche toujours. C’est l’amalgame insidieux. En Amérique, cela a donné ceci : "X ou Y (intellectuel américain) est contre l’intervention américaine en Irak, conformément à la position de Jacques Chirac et de la France qui font la guerre à la défense du monde libre par l’Amérique ». Avec une telle manière de raisonner, Prochoix aurait pu tout aussi bien écrire : « telle ou telle personne de gauche ou d’extrême gauche a voté non au référendum européen, conformément à Le Pen… ». Le rapprochement est absurde naturellement. Et pourtant c’est ainsi que Prochoix raisonne, et des badauds applaudissent !

Ainsi, l’enjeu de ce type d’attaque dépasse, et de très loin, mon cas personnel. Et c’est pourquoi cela vaut la peine de décrypter l’ensemble de cette fiche car elle manifeste une façon de raisonner typique d’un discours absolutiste, ou pour parler comme Prochoix et les médias, d’un discours intégriste.

Troisième remarque : relisons donc ensemble cette petite fiche.

-         « faux défenseur de la laïcité » :

dés le départ, les dés sont pipés : la laïcité se trouve réduite à un combat idéologique opposant les ‘bons’ (Prochoix, vrai défenseur de la laïcité) et les ‘méchants’ (dont les plus pernicieux sont, naturellement, les « faux défenseurs de la laïcité », chevaux de Troie au service de ses ennemis). Avec Prochoix, aucun espace possible pour « l’objectivité scientifique », présentée un peu plus loin comme un masque, aucun espace pour une réflexion critique sur la laïcité, une analyse rationnelle de la laïcité où l’on prendrait un peu de recul.

-         « J. B. est le seul homme de la Commission Stasi à ne pas approuver la loi contre les signes religieux à l’école publique. »

Passons sur la désignation « homme » alors que la Commission était composée de personnes des 2 sexes, passons sur le fait que d’abord nous étions 3 à ne pas avoir approuvé et que 2 personnes sont revenues sur leur vote, quelle est la signification de cette phrase : Que la Commission Stasi aurait du voter unanimement,…comme un seul homme ? Qu’un point de vue « dissident » (pour parler comme ces horribles anglo-saxons) est illégitime ?  Qu’on n’a pas le droit d’être minoritaire ? Que la moindre réserve face à cette loi ne peut qu’avoir des raisons peu honorables ? Le propos n’est pas clair,  alors voyons la suite :

-         « Ce qui est bien logique puisqu’il milite depuis des années — sous couvert d’objectivité scientifique — pour l’assouplissement de la laïcité française vers une laïcité à l’anglo-saxonne, jugée « plus ouverte » aux religions »

Là tout devient clair : manifester une réserve face à la loi sur les signes dits ostensibles, ne pas avoir été dans l’unanimisme ne peut être en aucun cas une option dans un débat pluraliste. Non, ce n’est « logique » que si l’on est un mauvais esprit qui milite de façon masquée, insidieuse (« sous couvert ») pour anglo-saxonniser notre douce France. Horreur !

      A noter que le « plus ouverte » se trouve entre guillemets, comme s’il s’agissait d’une    citation, ce qui est faux (j’ai indiqué la critique que je fais à la notion de « laïcité ouverte » dans une Note du 15 janvier 2005 ; consultez les Archives du Blog).

Ne quittons pas top vite ce passage : il n’a pas fini de nous édifier. Car, figurez –vous, en lisant un mauvais livre, j’ai trouvé ce passage, digne d’un demi faux défenseur de la laïcité : sur le fait d’interdire ou de ne pas interdire les signes dits ostensibles à l’école publique « on avait parfaitement le droit d’hésiter entre ces deux options. Moi-même j’ai longuement réfléchi… » Et quelques lignes plus loin : « débattre de l’opportunité ou non d’une loi était non seulement légitime mais nécessaire ».

De qui sont ces propos qui fleurent l’hérésie et vont sûrement provoquer une fiche vengeresse prochainement sur le site de Prochoix ? Question à 10000 € : quel est le nom de l’auteur (e) ?

L’auteure est…la rédac’chef de Prochoix, Caroline Fourest elle-même[2] La première citation, en son entier est « Moi-même j’ai longuement réfléchi avant d’être sûre que la réaffirmation du principe de laïcité dans sein de l’école publique mettrait un coup d’arrêt aux ambitions de certains groupes intégristes. » (ainsi, la phrase commence en parlant de réflexion, elle continue dans la pure langue de bois). Alors on comprend tout : on « avait le droit d’hésiter », on pouvait réfléchir, mais depuis que Caroline Fourest est « sûre » du bon Prochoix, le doute n’est plus permis, n’est plus admissible : il ne peut « logiquement » qu’être le fait d’un pernicieux complice des anglo-saxons que notre moderne Jeanne d’Arc va bouter hors du beau Royaume de France.

Ouf, nous avons eu chaud. Nous voilà rassurés. Que nenni : à la relecture, une nouvelle horreur apparaît. Prochoix -traître à la couronne (laïque)- emploit une expression ignominieuse : il est question, en effet,d’une « laïcité à l’anglo-saxonne ». Est-ce dieu possible : on pourrait écrire cela sans que son ordinateur explose de colère ! Cette formule n’est-elle pas blasphématoire ? Prochoix aurait-il passé à l’ennemi anglo-saxon ? Au secours. Help 

Les certitudes les plus établies s’écroulent !

Ah, non : Merci : de Do Rémi une voix céleste me rassure, en relisant le texte de manière « très subtile », je remarque qu’il y a « LA laïcité française » -l’universelle- et « UNE laïcité à l’anglo-saxonne » (comme il y a une laïcité mexicaine, turque, québécoise, etc.), sottement particulariste (tellement particulariste qu’il y en a même plusieurs car la situation est loin d’être identique en Angleterre, au Pays de galle , aux Etats-Unis, etc.).

Mais rassuré, je ne le suis qu’à moitié : est-ce bien absolument sûr que pour Prochoix la France est la seule et unique détentrice de la laïcité ? Est-il bien certain qu’elle est universelle à elle toute seule ? J’espère que la suite va me donner la certitude à laquelle j’aspire.

- « Ce qui l’amène notamment à réclamer la reconnaissance de certaines sectes évangéliques comme étant de "nouveaux mouvements spirituels". Conformément au souhait du département d'Etat américain faisant la guerre à la législation anti-secte de la France. »

J’ai déjà commenté ce passage. Deux précisions complémentaires.

1) si l’on veut connaître d’un peu près le courant évangélique, on peut consulter le Blog d’un chercheur au CNRS : Sébastien Fath, auteur de plusieurs ouvrages sur la question.

2) par ailleurs, ma position n’a jamais consisté à défendre tel mouvement plutôt que tel autre, mais à réclamer la liberté pour tous et le droit commun pour ceux qui en abusent (cf. . la Note du Blog où vous trouverez mon intervention à la MIVILUDES). Là encore, c’est une tactique éprouvé : au XIXe siècle la droite réactionnaire qui accusaient les défenseurs de la liberté de la presse (là encore, ils disaient : liberté et droit commun pour les abus), insinuaient que ces défenseurs voulaient cautionner en fait tel ou tel ou tel journal qui sentait un peu le souffre.

- « A l'occasion du 9 décembre 2005, il a publié dans le journal Le Monde une déclaration signée par 212 universitaires de 29 pays se présentant comme un appel pour un "renouveau laïque" mais qui est en réalité l'occasion d'une très subtile redéfinition du principe de laïcité : Article 4 : "Nous définissons la laïcité comme l'harmonisation, dans diverses conjonctures sociohistoriques et géopolitiques, des trois principes indiqués : respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; autonomie du politique et de la société civile à l'égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non discrimination directe ou indirecte des êtres humains". 

Enfin, cette fois tout doute est écarté : que 212 universitaires de 29 pays signent ensemble une « Déclaration universelle sur la laïcité » (naturellement Prochoix ne donne pas le titre) ne peut être qu’une hérésie d’autant plus dangereuse qu’elle est « très subtile ». Et pour bien montrer à quel point le « principe de laïcité » est en grand péril et l’ennemi anglo-saxon a fait des émules, citation est donnée de l’Article 4 (le plus horrible des 18 Articles de la Déclaration, sans nul doute).

Et là, moi qui suis, je l’avoue au confessionnal de Prochoix, totalement ignare en matière de laïcité, je demande très humblement, à genoux, que Prochoix et ses grandes prêtresses m’expliquent, me disent ce qui est le plus horrible dans l’horreur très subtilement antilaïque : La liberté de conscience ? L’autonomie du politique ? La non discrimination ?  Les trois ? J’avoue que j’hésite et, tel l’âne de Buridan, n’arrive pas à me décider.

En plus, je suis vraiment nul, car avant de lire Prochoix, j’aurais eu bêtement tendance à me réjouir : à estimer positif que plus de 200 universitaires de près de 30 pays prônent la laïcité, alors que certains en font une ‘exception française’. Stupidement, j’aurais trouvé cela fort intéressant. Grand bêta que je suis : « le principe de laïcité » ne peut pas être explicité par des étrangers ! On n’a nullement à écouter ce qu’ils peuvent dire. On ne peut rien apprendre d’eux. Leurs propos ne peuvent être que la « redéfinition »  pernicieuse d’un « principe » (au singulier) établi une fois pour toute de façon intangible et ad aeternam. Ainsi donc, j’ai bien la réponse à ma question : la France est universelle à elle toute seule et quand des étrangers se mêlent à parler de laïcité, ils ne peuvent le faire qu’en tant que « faux défenseurs de la laïcité ».

 J’allais partir totalement rassuré et jurant désormais que je n’aurai jamais d’autre choix que ceux que me dicteraient Prochoix. Et tout à coup, j’ai été terrassé par une profonde inquiétude : Corneille avait écrit : « Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. » Six fois plus. Eh bien, là, c’est bien pire : au début du texte Jean Baubérot est tout seul comme « faux défenseur de la laïcité », et, par un prompt renfort, quelques lignes plus loin, il est  devenu 212 universitaires de 29 pays.  Help ! Help ! Help ! Caroline-Jeanne : nous sommes cernés, et pas seulement par les anglo-saxons : voilà que des  personnes de 29 pays se déclarent laïques…. On n’est plus chez nous ! Issons le drapeau du national-universalisme et boutons ces étranges étrangers hors de la laïcité franco-française.


PS:si le commentaire mis immédiatement après que la Note ait été rédigée (un dimanche à 23 heures: à croire que le Blog est surveillé en permanence!) émane bien de Prochoix, l'illustration de mes propos continue: ce commmentaire, outre quelques mensonge, montre en effet l'interdiction formelle de réfléchir, par exemple à l'évolution des rapports public-privé depuis un siècle. Mais foin de la réflexion, achetez plutôt des teeshirts!

[1] Il est cependant inexact de dire, comme le prétend le commentaire signalé, que j’aurais été « membre de Prochoix ». J’ai participé (comme personnalité invitée), à une de ses conférences de presse.

[2] La tentation obscurantiste, Grasset, 77.