08/01/2005
Etats Unis et laïcité
FRANCE ET ETATS-UNIS
DEUX MODELES DE SEPARATION EGLISES-ETAT
(Jean Baubérot)
Ce texte donne le canevas de cours donnés en octobre 2004 dans diverses Universités américaines. On trouvera d’autres éléments dans J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Le Seuil, 2004.
Introduction :
Les Etats-Unis et la France sont deux anciennes Républiques et il est possible d’estimer que la démocratie politique moderne est née au sein de ces deux nations. Le regard réciproque entre Américains et Français mêle souvent estime et défiance. Et cela est particulièrement net en ce qui concerne la séparation des Eglises et de l’Etat. D’un point de vue américain, le modèle français de séparation, la laïcité, n’en accorde pas assez à la liberté religieuse. Les deux lois récentes, celles de juin 2001 sur les sectes et la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école apparaissent comme des manifestations de cette liberté religieuse tronquée. Du côté français, la présence de la devise « In God we trust », imprimée sur les dollars, la formule « One nation under God » dans le serment d’allégeance, l’invocation de Dieu par le président des Etats-Unis lors de conflits, comme le conflit irakien, font penser à beaucoup de gens que la séparation américaine n’est pas une « vraie » séparation et que la confusion du religieux et du politique règne aux USA.
Mon but consiste à relativiser ces idées reçues et à montrer que la situation de chaque pays est plus complexe. La comparaison des deux modèles met (certes) à jour des différences que l’on peut référer à des constructions historiques nationales et ainsi mieux les comprendre. Elle permet aussi de constater que les différences sont peut-être moins profondes qu’il n’y paraît car souvent les problèmes rencontrés de part et d’autres s’avèrent analogues, même si les citoyens des deux pays n’acceptent pas facilement cette analogie.
Une dernière précision introductive est nécessaire : le conférencier est spécialiste de la laïcité française. Il ne prétend pas être spécialiste de la situation américaine. C’est donc à partir du cas français que la comparaison est menée. Elle est quand même tentée pour effectuer un dialogue entre le locuteur (français) et ses auditeurs (américains). C’est de ce dialogue que peut maître la pertinence de la comparaison.
Première partie. Un peu d’histoire : le moment fondateur du XVIIIe siècle
Dés le moment fondateur (pour les deux pays) du dernier tiers du XVIIIe siècle nous rencontrons à la fois proximité et différence. Dans les deux cas, la liberté religieuse est proclamée dans le cadre de la liberté d’expression. L’article X de la Déclaration française des droits (1789) défend d’ « inquiéter » quiconque pour ses « opinions même religieuses ». Le Ier amendement de la Constitution américaine (1791) porte sur la liberté religieuse ; il est suivi par l’indication de la liberté de la presse, de réunion et de pétition. Dans les deux cas, ces affirmations du droit inaliénable à la liberté sont sacralisées par l’utilisation de métaphores bibliques : on parle de « nouvelles Tables de la Loi », de « nouveau Décalogue », voire de « nouvel Evangile », pour les articles de la Constitution américaine et pour la déclaration de 1789.
Une forte divergence apparaît cependant dès ce moment : la naissance des Etats-Unis provient d’une rupture avec l’Angleterre et son système de religion établie. Le « désétablissement » de la religion apparaît comme le principe conditionnant la liberté religieuse. « Le Congrès ne fera aucune loi dont le but serait d’établir une religion ou d’en interdire le libre exercice ». La pluralité religieuse est déjà un fait social et la référence aux Pères Pèlerins, fuyant la persécution religieuse, apparaît comme fondamentale. Par contre, dans sa rupture avec l’Ancien Régime, la Constituante française s’arroge le droit de légiférer en matière religieuse pour réformer le catholicisme. Après avoir légitimé religieusement la monarchie, l’Eglise catholique doit légitimer le nouvel ordre révolutionnaire. Pour cela, il faut l’obliger à se démocratiser, à ressembler à la Révolution elle-même (Constitution civile du clergé, juillet 1790). Malgré la proclamation de la liberté religieuse, le catholicisme reste donc considéré comme la religion de la nation. En effet, résultat des persécutions, et notamment de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), la pluralité religieuse est très faible dans la France d’alors.
A cette différence, s’ajoute un paradoxe : logiquement, une Assemblée qui (comme la Constituante française) réforme la religion et veut fonder sur elle, la « régénération sociale » devrait se réclamer de Dieu. Or si, dans la Déclaration d’Indépendance américaine, « le Créateur » (=Dieu) est le fondement des « droits inaliénables » de l’être humain, l’Assemblée française semble fort divisée sur la place à attribuer à Dieu dans le préambule de sa Déclaration des droits. Finalement, ceux-ci sont « reconnus » par l’Assemblée « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême », sorte de président de séance, honoré mais passif, ce qui indique une ambivalence fondamentale dans la relation à la transcendance. Et, rapidement, des mesures de laïcisation seront prises (comme la création de l’état civil et du mariage civil en 1792).
Ce paradoxe nous semble du à la différence de situation socio-religieuse, déjà notée. Aux Etats-Unis le pluralisme des dénominations permet d’invoquer un Dieu dont aucune Eglise n’est la gardienne et donc ne peut prétendre à être l’interprète exclusive des droits. On s’éloigne de tout confessionnalisme sans s’éloigner de la religion, au sens générique du terme. En France, le quasi-monopole religieux du catholicisme ferait qu’il en serait autrement : l’Eglise catholique deviendrait la gardienne et l’interprète des droits de l’homme, elle se poserait alors en rivale de l’autorité politique. Mais la présence de l’Etre suprême montre que l’on n’arrive pas à sortir vraiment d’un univers sacralisé. La Déclaration des droits a besoin de cette sacralisation (a noté qu’il en sera de même pour les Déclaration des droits de 1793 et 1795)
En définitive, la proclamation de la liberté religieuse s’effectue, dans les deux pays, selon deux logiques distinctes : du côté américain, le nouvel ordre des choses fonctionne selon le schéma triangulaire liberté religieuse – désétablissement – pluralisme ; du côté français l’accès à la liberté religieuse passe par une unité citoyenne qui, à la fois, se légitime par la religion (dont on transforme l’organisation) mais aussi prend de la distance avec elle pour diminuer sa puissance.
Il faut aussi remarquer que la réalité empirique va présenter, dans chaque cas, des écarts avec chaque logique. Le désétablissement de l’Etat fédéral ne signifie pas, aux Etats Unis, ipso facto le désétablissement des Etats fédérés. Celui-ci sera progressif : ainsi le désétablissement religieux du Connecticut interviendra e 1818, celui du Massachusetts en 1833. Et on peut dire que c’est avec le 14ème amendement, adopté après la Guerre Civile, en 1868, affirmant les « privilèges et immunités des citoyens des Etats-Unis qu’aucun Etat ne peut réduire » que ce désétablissement s’impose véritablement à tous les Etats fédérés. De même, en France, la Constitution civile du clergé fut rapidement un échec et lors de la crise de 1793-1794, la Révolution tenta d’engendrer sa propre religion (les cultes révolutionnaires) pour mieux se légitimer. Nouvel échec qui conduisit à une éphémère séparation de l’Eglise et de l’Etat (1795) et surtout à une stabilisation de la situation par Napoléon Bonaparte (1801-1802). Avec le Concordat, l’Eglise catholique conserve une situation prééminente (sans être cependant une religion d’Etat) ; les minorités protestantes et juive accèdent cependant au statut officiel de « culte reconnus » (mais ce sont, numériquement, des micro minorités). C’est en 1905 qu’intervient la séparation (française) des Elises et de l’Etat.
Enfin, on peut dire que, proclamée, la liberté religieuse fut loin d’être toujours respectée : les persécutions politico-religieuses lors de la Révolution française, l’affaire Dreyfus en France mais aussi l’existence d’un vif anticatholicisme et certaines manifestations antisémites dans l’Amérique du XIXe et de la première moitié du XXe siècle en témoignent.
Deuxième partie : séparation et religion civile :
Le sociologue américain Robert Bellah a proposé d’expliquer les rapports entre religion et politique aux Etats-Unis en articulant le désétablissement des Eglises à la notion de religion civile. La situation américaine serait marquée par la conjonction d’une séparation des Eglises et de l’Etat, issue du premier amendement et d’une religion civile implicite issue de la référence à Dieu dans la Déclaration d’Indépendance.
Rappelons que la notion de « religion civile » provient de Rousseau. Dans le Contrat Social (1762), il explique la nécessité de cette religion civile : « Il importe à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui ». Notons l’importance de cette nécessité d’ »aimer ses devoirs » pour être un bon citoyen, un élément actif du contrat social. Il ne suffit pas d’obéir à la loi, il faut l’aimer, avoir envers elle, une attitude de « foi », c'est-à-dire de fidélité, même si on ne comprends pas toujours ses raisons (les voies de la loi, comme celles de Dieu, peuvent être parfois impénétrables). Rousseau pose là un véritable problème car il est clair que s’il n’existe aucun attachement à la loi, aucun affect entre le citoyen et le contrat social, alors on risque fort d’agir plus ou moins selon la logique du « pas vu pas pris » et le lien social se délie.
Mais cette « religion civile » signifie, écrit Olivier Ihl (un spécialiste français en sciences politiques), que, pour Rousseau, « une société républicaine ne saurait être édifiée sans l’appui d’une transcendance qui se dérobe au jugement. Le contenu en l’espèce importe moins que la fonction. Il s’agit de sacraliser l’être-ensemble collectif, les fondements ultimes de l’ordre social » (La fête républicaine, Paris, 1996, 44). Bellah (et d’autres sociologues) reprend cette notion de religion civile et la met en perspective sociologique. Elle « symbolise l’ordre ultime de l’existence dans lesquelles les valeurs républicaines prendront sens ». Cette symbolisation peut prendre deux contenus (différence de contenu qui, comme l’indique Ihl, importe moins que la fonction commune) : viser une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner » ou n’être rien de plus que la République elle-même » (Varieties of Civil Religion, San Francisco, 1980, 12).
L’hypothèse que je soumets consiste à dire que le problème de la religion civile existe aussi bien dans le modèle français de séparation que dans le modèle américain. Dans le modèle américain, elle vise une « réalité qui surplombe les normes que la République revendique d’incarner », elle comporte une référence explicite à un Dieu déconfessionnalisé. Dans le modèle français, cette religion civile implicite n’est « rien de plus que la République elle-même », mais elle est néanmoins présente. Ces deux formes de religion civile sont en affinité avec le localisme et le fédéralisme aux Etats-Unis, avec la conception unitaire de l’Etat en France.
Pour la France, je peux appuyer mon hypothèse sur les travaux d’un historien, Claude Nicolet, analysant (selon le titre de son ouvrage, devenu un classique) L’idée républicaine en France (Paris, 1982). Il indique que, dans l’optique républicaine française, la Déclaration des droits de 1789 n’est pas une « simple constitution politique » mais « un texte sacré, non pas inspiré par une quelconque révélation mais issu du progrès des Lumières, la raison se révélant à elle-même ». (pages 358s.). Et il précise plus loin que le vocabulaire républicain, en France, comporte « un recours obstiné aux métaphores de la vie spirituelle. (…) La République emprunte au sacré, voire au divin, ses mots, et peut-être plus que ses mots » (page 498).
C’est à partir de la tension entre ces deux formes de religion civile et la volonté de séparer les Eglises et l’Etat qu’il faut analyser des divergences entre les deux pays.
En France, dés la Révolution nous avons vu la proclamation de la liberté religieuse va de pair avec le désir (déjà présent, sous une autre forme sous la monarchie) d’une certaine instrumentalisation de la religion par le politique et une certaine méfiance vis-à-vis de certaines formes religieuses, sans renoncer pour autant à la sacralisation du politique.
Tentative d’instrumentalisation de la religion par le politique par la volonté que la religion épouse les valeurs dominantes de la République : à la tentative de la Constitution civile du clergé au début de la Révolution, correspond l’espoir de bien des républicains, à la veille de la loi de séparation de 1905, de voir émerger un « catholicisme républicain » (l’organisation hiérarchique du catholicisme et certains de ses dogmes étant considérés comme menaçant la République). Et aujourd’hui, on oppose volontiers un « islam modéré » que l’on estimera compatible avec la République à un « islam intégriste » ou « radical » auquel on donne des frontières assez larges. En effet, cet islam dit « intégriste » comprend souvent non seulement un islam extrémiste mais aussi un islam orthodoxe, qui veut cependant s’intégrer dans la société française. La loi de mars 2004 sur l’interdiction des « signes religieux ostensibles » à l’école publique, et qui vise d’abord le foulard, est à mettre en relation avec cette volonté récurrente au niveau de l’histoire de la France moderne de vouloir « républicaniser » la religion, même si, naturellement, il existe d’autres raisons à cette loi.
Conjointement, existe une méfiance à l’égard de formes religieuses considérées comme totalisantes, aliénantes, portant atteinte à la liberté individuelle. Les congrégations, avec les vœux de pauvreté, de chasteté d’obéissance qu’elles impliquaient furent périodiquement combattues, du début de la Révolution française au début du XXe siècle. Ces vœux semblaient contraires à la liberté, porter atteinte aux droits de l’homme. La religion civile républicaine française se veut la garante des droits de l’être humain contre les empiètements toujours possibles de certaines formes religieuses. La méfiance envers les sectes, voire la lutte contre elles, a repris l’argumentaire utilisé pendant un siècle et demi à l’encontre des congrégations catholiques.
En même temps, cette instrumentalisation et cette méfiance se trouvent contrebalancées par le respect de la liberté religieuse et du principe de séparation. La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 renonça à l’émergence d’un catholicisme républicain et accepta, bon gré malgré, l’Eglise catholique telle qu’elle était (c’est la signification de l’article 4 de la loi). Quand a été constitué, avec l’aide (certains diront le contrôle) de l’Etat, une instance représentative du culte musulman, celle-ci a inclus en son sein l’islam orthodoxe et ne s’est pas limitée à l’ « islam modéré ». Si la lutte contre les congrégations a été aussi longue, c’est qu’à chaque fois, après avoir pris des mesures contre elles, on les a laissé renaître. Et, finalement, maintenant une attitude libérale prévaut à leur égard. Quand à la loi de juillet 2001 visant certaines sectes elle a, paradoxalement mais significativement, plutôt favorisé un apaisement.
Au Etats-Unis, on sait que Tocqueville a loué « l’alliance de « l’esprit de religion » et de « l’esprit de liberté », « intimement unis l’un à l’autre », preuve que la séparation de la religion avec l’Etat n’impliquait pas une séparation de la religion avec la nation. D’où la reprise de thèmes religieux par le politique, notamment pendant les période de crise ; Le discours de Lincoln à Gettysburg (1863) : allie l’abolition de l’esclavage au thème biblique de la « nouvelle naissance » et comporte la célèbre expression : « This Nation under God ».
Au-delà de la cause soutenue par Lincoln, force est de constater l’instrumentalisation, non pas d’une ou de plusieurs religion, comme dans le cas français, mais de la référence à Dieu par le politique. Un Dieu déconfessionnalisé, un Dieu de religion civile. Et ce Dieu atteste la nation américaine : « nous sommes le peuple élu de Dieu : ses grands desseins sont révélés par les progrès de notre drapeau » déclare, en 1898 (au moment où les Etats-Unis se lancent dans une politique impériale) le sénateur Albert J. Beveridge. Le serment au drapeau fut adopté dans les écoles à la même époque et entraîna, dans la première moitié du XXe siècle, une lutte contre les témoins de Jéhovah qui refusaient de le prononcer. Et la formule « under God » fut rajoutée au serment dans le contexte de la guerre froide, dans le cadre du combat contre le « communisme athée ».
La séparation américaine est allée non seulement de pair avec un rôle éducatif et moral joué par les différentes Eglises, les divers groupes religieux, et les associations interreligieuses qui, depuis longtemps sont très actives aux Etats-Unis. Elle est allée également de pair avec un symbolisme biblique et une référence à Dieu qui génère du religieux républicain, déconnecté des Eglises, de tout religieux confessionnel, même s’il comporte une teinture chrétienne. On peut soutenir, en même temps, la nécessité du « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dont parlait Jefferson et affirmer que « nous (=les Etats-Unis) sont un peuple religieux dont les institutions présupposent un Etre suprême ».
A contrario, la persistance de cette forme de religion civile est montrée par le scandale créé par la décision, en 2002, de la Cour fédérale de première instance de Californie, de faire droit à la requête de Michael Newdow, alléguant que la référence à Dieu dans le serment d’allégeance, de même que l’obligation des enseignants de la réciter dans les écoles violaient la Constitution des Etats-Unis. Mais, malgré cette religion civile, on doit quand même dire que la séparation des Eglises et de l’Etat fonctionne et que les tentatives de grignotage de cette séparation se sont, jusqu’à présent, en général heurtées au veto de la Cour suprême.
En conclusion, on peut dire que les deux modèles de séparation se situent en tension avec deux formes de religion civile républicaine. Mais, dans chaque modèle, la tension qui existe est significative d’une vie démocratique. Elle montre également la difficulté d’articuler la nécessité de fonder le lien social par des valeurs (considérées comme) indiscutables tout en sauvegardant la liberté de conscience de chaque citoyen.
NB : Donnés en période de campagne électorale, ces cours n’abordaient pas directement l’attitude du président Bush et des groupes religieux conservateurs qui le soutiennent. Mais ces questions revenaient, chaque fois, dans la discussion et elles étaient soulevées par les étudiants américains eux-mêmes.
12:27 Publié dans MONDE ET LAÏCITE | Lien permanent | Commentaires (0)
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