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31/12/2004

Laïcité et crise de l'identité française

La laïcité face à la crise de l’identité française

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La laïcité, en France, paraît avoir un double fondement empirique :

- la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905 et le dispositif juridique qui lui est lié,
- l’école laïque créée dans les années 1880. La laïcité de l’école vient, encore une fois, de faire parler d’elle avec la récente loi sur l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école publique.

Mais j’émets l’hypothèse que beaucoup d’aspects qui, classiquement, sont rapportés à la laïcité de l’Etat ou à celle de l’école s’éclairent si on envisage la laïcité à partir d’un autre angle d’approche, celui de la nation, de l’identité nationale. L’histoire de la laïcité en France me semble intimement liée à l’histoire de l’identité française. Par ailleurs, dans la période actuelle (celle que je qualifie de troisième seuil de laïcisation), la laïcité prend, dans ce pays, des caractéristiques qui proviennent d’une crise de l’identité française.

Laïcité historique et identité française :

Cette première partie ne vise naturellement pas à retracer l’histoire de la laïcité en France. J’ai tenté de le faire ailleurs (Baubérot, 1990, 2003, et surtout 2004). Il s’agit seulement de donner une vue panoramique, synthétique du lien fort qui existe entre identité française et laïcité française.

Il n’existe aucun commencement absolu en histoire. Il est pourtant possible d’affirmer que la France moderne a émergé à partir de 1789, avec les débuts de la Révolution française. On constate, dès ce moment là, une divergence significative entre les jeunes Etats-Unis d’Amérique et la France nouvelle. La Déclaration d’Indépendance américaine affirme que le Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables. Dieu, dans cette perspective, s’avère donc être l’auteur des « droits de l’homme ». En France, la Déclaration des droits s’effectue seulement « en présence et sous les auspices » de l’Etre suprême. Dieu n’est pas l’auteur des « droits de l’homme ».

Pourquoi cette forte différence ? A mon sens, parce que le pluralisme des dénominations protestantes américaines induit que Dieu ne saurait être la propriété symbolique d’aucune Eglise. Dieu peut donc être considéré comme l’auteur des droits sans que cela entraîne le risque d’une domination sur l’Etat et la société. D’ailleurs, le premier Amendement de la Constitution élèvera, selon l’expression de Jefferson, un « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dès 1791.Ce lien entre Dieu et les droits fondamentaux va, par contre, être à l’origine de la religion civile américaine (Bellah, 1980). En France, au contraire, le catholicisme se trouve dans une situation de monopole religieux. Ce monopole a été obtenu par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et des persécutions qui se sont prolongées tard dans le XVIIIe siècle, au moment où des formes de tolérance se développaient ailleurs en Europe. Ce n’est pas un hasard si, contrairement aux Lumières anglaises ou allemandes qui visent à une réforme interne de la religion, les Lumières françaises, Voltaire notamment, dénoncent le « fanatisme » de la religion. Cette accusation de « fanatisme » doit être référée à la situation particulière de la France durant les deux premiers tiers du XVIIIe siècle.

L’Assemblée nationale n’avait pas des positions aussi radicales que celle de Voltaire, mais elle ne pouvait pas courir le risque de permettre que l’Eglise catholique apparaisse comme l’interprète légitime des « droits de l’homme ». C’est pourquoi, dans l’optique française, il existe une sorte d’auto-révélation de ces droits. L’Assemblée les « reconnaît », elle ne les instaure pas car s’il en était ainsi une autre Assemblée pourrait les supprimer. Certes, l’Etre suprême donne sa caution, permettant ainsi un fondement transcendant. Mais il est un président de séance passif et dont le statut est ambiguë. Dés le début de la France moderne, il existe un certain passage à l’implicite des fondements transcendants du nouveau lien social. Les droits fondamentaux sont censés s’imposer d’eux-mêmes, ne venant de nulle part. Cela permet, certes, au politique de rester maître du jeu. Mais cela induit aussi, et c’est depuis lors l’impensé français par excellence, une religion civile sécularisée qui entretient des liens de proximité et de distance avec le processus de laïcisation (Baubérot, 2004).

On le sait, un conflit entre catholicisme et Révolution ne tarda pas à se développer. Ce conflit, violent, va engendrer (de façon idéal-typique) deux mémoires opposées concernant la période révolutionnaire. Bonaparte avec le Concordat, les Articles organiques qui instaurent un régime pluriel de « cultes reconnus » (aspect significativement sous estimée par l’historiographie française, qui demeure marquée par la culture catholique ambiante, au-delà des convictions propres des historiens), le Code civil, veut, sous son autorité, réconcilier les « deux France » en conflit. Schématiquement, le compromis est le suivant :
- la loi est laïque mais la morale est religieuse,
- il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français ».

Ce compromis, aspect important de ce que j’appelle le premier seuil de laïcisation demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en œuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la Révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit des « deux France » ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.

Les historiens le savent bien, ce conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens le qualifient généralement de « conflit des deux France », mais sans explicitement tirer les conséquence d’une telle appellation. Or il s’agit d’un conflit de « deux France », c’est parce qu’il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale.
Pour un catholicisme militants, et notamment le « catholicisme intransigeant (Poulat, 1977), la France doit retrouver une identité catholique officielle, supprimée par la néfaste Révolution et non réellement rétabli ensuite. La France est la « fille aînée de l’Eglise » (catholique, cela va sans dire), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les « sans religions » étant moins de cent mille et les minorités religieuses étant des micro minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français.

Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme. Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les « secours de la religion » sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer aux dogmes religieux du catholicisme.

Face à ce catholicisme militant, il existait une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle (ou plus exactement, pour l’historien, de l’identité institutionnelle de la France). Pour eux, de façon explicitée ou plus implicite, l’identité nationale était façonnée par l’héritage de la Révolution française, les « valeurs de 1789 », valeurs qui n’étaient pas seulement morales mais s’étaient concrétisées par la vente des biens nationaux et l’accès à la petite propriété d’une sorte de classe moyenne paysanne. Il s’agissait donc d’une référence à la Révolution, débarrassée de ses aspects extrêmes et notamment des scories de la Terreur (qui, dans l’autre perspective, faisait partie de la nature même de la Révolution).

Dans cette large mouvance, se retrouvaient, outre la plupart des « sans religions » et beaucoup de membres de minorités religieuses, nombre de catholiques parmi ceux qui avaient avec leur institution religieuse des rapports de proximité et de distance.

Alors, bien sur, cette typologie binaire schématise beaucoup, il faudrait parler des nombreux conciliateurs, distinguer des sous-groupes, différencier des périodes de calme (voire même de courts moments de réconciliation) des périodes où le conflit se ravive. Mais, il s’agit de typer un conflit socio-historique et non de retracer une histoire concrète. On peut donc s’en tenir là, en précisant, toutefois, qu’un certain basculement peut être observé :
- la période 1815- 1830, qualifiée de « Restauration » constituait un moment favorable pour redonner une identité catholique à la France. Il est d’autant plus intéressant de constater que, malgré des tentatives réussies (l’abolition du divorce) ou rapidement avortées (la loi sur le sacrilège) ce fut, globalement, un échec ;
- après l’Origine des espèces de Darwin, La vie de Jésus de Renan, le choc du Syllabus et, d’une façon générale, l’évolution du climat socio-culturel en Europe (Dierkens, 1998), il devenait archaïque de tenter à nouveau de donner une identité catholique institutionnelle à la France. Il apparaît d’autant plus significatif que dans le climat de la défaite face à la Prusse et du choc de la Commune, la tentative en fut faite dans les années 1870.

Le conflit était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la « R »épublique ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » affirmait Thiers, mais comme Le régime qui, reprenant l’héritage de la Révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. C’est d’ailleurs pourquoi, même après le Ralliement impulsé par Léon XIII, les catholiques militants ne furent pas vraiment considérés comme de ‘vrais’ républicains dans la mesure où ils ne renonçaient pas à l’identité catholique de la France : le quotidien La Croix, avait adopté le drapeau tricolore en ajoutant, dans la partie blanche, une représentation du Sacré-cœur.

La récurrence du conflit rendait caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommée la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France.

La laïcisation de l’école publique, avec la création d’une morale laïque (Baubérot, 1997) rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et notamment au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant. Mais la laïcisation ne peut être absolue et les tentatives d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises, « deux écoles », et donc prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France. Les conflits de la laïcité perdureront, au niveau de l’école, même quand le problème sera officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation.

La séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, malgré ce que l’on prétend parfois, n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique avait complété ce caractère laïque. Ce qui se joue principalement, avec la séparation, c’est la fin du lien concordataire qui donnait un statut officiel au catholicisme. Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français ». L’identité de la France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques en sont conservées (comme certains jours fériés). C’est le second seuil de laïcisation.

On comprend facilement que certains catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au système des « cultes reconnus » et au rêve d’une France « nation catholique ». Mais, peu à peu, certains s’aperçurent que cette rupture libérait les Eglises d’un étroit contrôle régalien lié aux Articles organiques. L’accord trouvé avec le Saint Siège en 1923-1924 et, à mon sens, la condamnation du national catholicisme de l’Action française par le pape en 1926, favorisa un processus d’acclimatation (déjà engagé) des catholiques, même militants, à la laïcité. Vichy n’alla pas très loin dans la remise en cause de ce second seuil de laïcisation, tout comme la Restauration n’avait pas fondamentalement modifié le premier seuil. Et, en 1946, l’événement essentiel (dans ma perspective) que constitue la constitutionnalisation de la laïcité montra que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. Rappelons que l’affirmation par la Constitution que « la République est (…) laïque » fut faite par un gouvernement tripartite dont le président du Conseil était MRP.

Pourtant, comme cela a déjà été signalé, le conflit des « deux France » n’était pas complètement éteint. Il se focalisait sur l’école, et plus spécialement alors sur le subventionnement public des écoles privées, catholiques à 90% (environ). On sait qu’après d’autres mesures prises dans les années 1950, la loi Debré créa, en 1959 , une relation contractuelle où ces écoles furent très fortement subventionnées. La tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires, en 1982-1984 fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? A mon sens, parce que suite aux obligations de programme instaurées par la loi Debré et à une certaine « sécularisation interne » de l’Eglise catholique (Isambert, 1992), marquée notamment par le Concile de Vatican II, l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué alors, qu’à ces yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France.

Laïcité et crise de l’identité française :

La crise actuelle se comprend fort bien à partir du cadre structurel qui découle de ce récit historique. En effet, la conclusion qui peut en être tirée est la tension qui existe en France entre l’Etat et la nation. L’Etat est une réalité relativement ancienne et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. Odile Rudelle (1986) y ajoute une expression intéressante, celle de « République absolue ». Par contre, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité. Nous l’avons vu, l’identité nationale a été profondément ébranlée par le processus de laïcisation. Mais inversement, les tentatives de ‘retour en arrière’ ont été vécues comme des « menaces » Les blessures des deux camps ne se sont que progressivement (et peut-être incomplètement) cicatrisées au cours du XXe siècle.

Autre conclusion ; l’identité nationale se relie, en France, assez directement au politique. Elle s’incarne à la fois par la République et la laïcité qui ne constituent pas seulement, dans ce pays, un régime politique et une gestion du religieux dans la cité mais aussi, profondément, des « valeurs », au sens sociologique du terme. Longtemps conflictuelles, ces « valeurs » peuvent apparaître maintenant comme consensuelles, mais ce consensus est particulièrement fragile car il n’a que peu d’épaisseur historique. Le rapport à la république et à la laïcité est donc un rapport facilement passionnel : derrière l’apaisement, le feu de la passion couve encore. Et il est nécessaire d’intégrer cet arrière fond de fragilité identitaire et de passion identitaire pour pouvoir analyser, de façon pertinente, la situation présente.

Cette situation, que je qualifie de troisième seuil de laïcisation (Baubérot, 2004), a émergé des années 1960 à la fin des années 1980. Durand cette période, la France a subi, notamment, trois bouleversements que l’on peut typer par trois dates : 1962, 1968, 1989.

La première date, 1962, est celle de la fin de la guerre d’Algérie. Cette guerre se termine par l’accession à l’indépendance de ce fleuron colonial de la France. La « Communauté », prévue par la Constitution de la Ve République, ne va pas exister ; c’est la fin de l’Empire colonial français. Car la République était aussi Empire et, là, à la citoyenneté correspondait la sujétition, à la laïcité une logique de communautés.

La seconde date, 1968, est celle de la révolte anti-institutionnelle des étudiants. Il se produit une mise en cause explicite des structures d’autorités (les sociologues constatent un changement implicite, un renversement des indicateurs à partir de 1965), notamment de l’autorité à l’école. Or par l’école, telle qu’elle fonctionnait jusqu’alors, l’Etat enseignait la nation. Une profonde crise de l’école émerge socialement en « Mai 68 ». Ce n’est pas pour rien que, périodiquement, il est question de « tourner la page de Mai 68 ». Et, significativement, les tentatives qui sont faites ont peu de réussite. Même si l’utopie de 1968 a disparu, de l’irréversible a été créé. Et, précisément, cet irréversible désutopisée induit une profonde déstabilisation de « l’école républicaine » qui, par ailleurs, s’est démocratisée et massifiée, dans les années 1970, par la fin de la différence entre une filière bourgeoise et une filière populaire (Dubet, 2000).

En 1989, dernière date choisie, on peut repérer, sur le plan international, deux événements importants aux conséquences « françaises » significatives. D’abord, à l’automne, le mur de Berlin s’écroule, créant les conditions d’une nouvelle donne mondialisée, mais impliquant aussi un transfert de la menace ressentie. En effet, autre événement, en février 1989, a éclaté « l’affaire Salman Rushdie », la fatwa de l’imam Khomeiny condamnant à mort l’écrivain à cause de la manière irrespectueuse dont il parle de Mahomet dans Les Versets sataniques.

Cette affaire a eu un grand retentissement dans les milieux de l’intelligentsia en France. Elle apparaît, en effet, comme une menace pour la liberté de penser. Or la formation à la liberté de penser constitue, au niveau du référentiel républicain, la raison d’être de l’école publique laïque. Autant le communisme, même stalinien, n’avait pas vraiment été considéré par la majorité des enseignants comme une menace pour la liberté de penser (certains partageaient même ses idéaux), autant « l’islamisme », symbolisé alors par l’Iran, va paraître menaçant.

L’idéologie laïque n’est, naturellement, pas étrangère à cet état de chose. La religion séculière (Aron, 1955) du communisme présente des analogies avec la religion civile, partielle et implicite, dont nous avons discerné l’origine dans le préambule de la Déclaration des droits de 1789. Certes, à part le bref épisode historique de la Terreur, cela n’a jamais abouti, en France, à une domination totalitaire, mais il faut se rappeler que, pendant longtemps, pour une partie des intellectuels (Sartre en particulier) et des enseignants, l’analyse du totalitarisme communiste apparaissait comme des propos « réactionnaires ». Les idéaux du communisme étaient pris presque pris pour argent comptant. Par contre, l’islamisme, en ses diverses manifestations, rappelle la confusion du religieux et du politique, la revendication d’une domination du second, ce qui a été pendant plus d’un siècle la bête noire de la laïcisation française.

Or, à la rentrée de 1989, éclate un problème de discipline, un parmi tant d’autres, dans un collège de la banlieue parisienne à Creil : trois jeunes filles musulmanes refuse d’obtempérer à l’ordre du principal qui leur demande d’enlever, à l’intérieur de l’école, le foulard dont elles couvrent leurs cheveux. A la surprise générale, cela devient une affaire nationale qui divise l’ensemble des tendances politiques. Commence alors un engrenage sont personne n’aura la maîtrise et qui montre la mutation qui s’opère. Le foulard a servi de catalyseur aux trois problèmes dont il vient d’être question :

- Il est apparu comme le symbole de la nouvelle menace islamiste contre la liberté de penser. L’arrière fond de l’affaire Rushdie est indispensable pour comprendre pourquoi l’existence de foulards à l’école fut beaucoup moins tolérée en 1989 que les années précédentes et pourquoi le retentissement national de cette affaire fut pratiquement immédiat. A tort ou à raison, le port du « foulard (ou du voile) islamique » fut relié à la Révolution iranienne et à ses suites (le port du foulard est obligatoire depuis lors en Iran), à une menace contre les idéaux républicains et laïques, anciens (liberté de penser) ou très récents (égalité homme-femme).
- Il est aussi apparu, en outre, comme un effet ‘pervers’ de Mai 68. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, celle-ci s’est profondément divisée sur la mission de l’école. Deux courants se sont affrontés : ceux que l’on a qualifié de « démocrates » et : ou de partisans de nouvelles méthodes pédagogiques et ceux qui se son, significativement, qualifiés de « républicains » (Blais, 2002). En juillet 1989, le ministre de l’éducation nationale, Lionel Jospin, semble être allé dans le sens de premiers avec une loi d’orientation sur l’école qui, entre autres, donnait certains « droits » aux élèves. Ces changements étaient vigoureusement contestés par les dits « républicains » : pour eux, « l’affaire du foulard » constituait la conséquence logique, et inacceptable, de l’instauration d’un « droit des élèves ». Ils ont appliqué à ce problème leurs propos antérieurs, mais ont rencontré beaucoup plus d’impact auprès de l’opinion publique
- Cet impact était non seulement du à la perception d’un « danger islamiste » mais aussi au choc en retour de 1962. La décolonisation s’est effectuée, en Algérie, de façon dramatique, violente. Beaucoup de Français n’ont pas véritablement compris ni assumé ce qui arrivait. Certains ont eu une réaction sommaire envers les « Maghrébins » : « ils ont maintenant leur indépendance, qu’ils ne nous embêtent plus. » Or l’affaire des foulards de Creil rend particulièrement visible que l’immigration provenant de pays dits « musulmans » a changé de nature. Elle n’est plus, comme cela fut longtemps le cas, une immigration temporaires d’hommes laissant leurs familles dans leur pays, y revenant périodiquement et ayant comme objectif d’y revenir un jour définitivement. Ces hommes pratiquaient un islam discret, socialement invisible et leur identité était celle de « travailleurs immigrés ». Le mouvement migratoire signifie désormais (depuis le milieu des années 1970) l’installation permanente dans l’hexagone de populations issues des anciennes colonies, subissant de plein fouet le développement du chômage, et qui commencent à avoir leurs propres revendications, y compris religieuses. Cela fut ressentie comme une « menace » contre l’identité française, contre cette « laïcité républicaine » dont après tant de vicissitudes, de conflits, d’efforts on avait réussi à faire un bien commun autour de valeurs (considérées comme) consensuelles.

Mais il n’a pas existé (et, malgré la loi de mars 2004, on ne peut pas dire encore aujourd’hui qu’il existe) un consensus pour interdire le foulard à l’école. Si les jeunes filles ont trouvé des défenseurs et si, pendant quinze ans, les « affaires de foulard » ont gardé, en France, une importance qu’elles n’ont pas en général dans les autres pays démocratiques, c’est parce que les Français se sont profondément divisés. Les partisans de la tolérance d’un foulard discret (cf. l’avis du Conseil d’Etat de 1989 (2004) donnant les cas où le foulard pouvait être interdit) à l’école considéraient que celui-ci n’avait pas de signification univoque et ne se rattachaient forcément à un islamisme militant. Ils trouvaient également légitime que les élèves aient des droits. Ils privilégiaient, enfin, le combat contre un certain ‘retour du refoulé’ colonial, contre ce qui leur paraissait être un refus de considérer les enfants d’immigrés comme des Français à part entière.

Significativement, en 1990, deux manifestations réflexives sur la laïcité furent organisées par deux grandes organisations ayant joué un rôle historique dans l’établissement de la laïcité en France. La Ligue française de l’enseignement, qui prônait la tolérance envers le foulard, mettait en avant le mot d’ordre de « laïcité plurielle », alors que le Grand Orient de France, principale organisation maçonnique, parlait surtout de « laïcité républicaine ». Derrière le foulard, on voit donc poindre un nouveau débat sur l’identité française : faut-il (option de la « laïcité républicaine ») continuer à prôner la conception « républicaine » de l’universel abstrait, du citoyen sensé être déconnecté de ses appartenances ou faut-il injecter (option de la « laïcité plurielle ») dans l’identité française une dose -et laquelle ?- de multiculturalisme.

Quinze ans plus tard, la conception dite « républicaine » l’a officiellement emportée puisqu’à part ma modeste personne, l’ensemble de la Commission Stasi, pourtant composée de personnalités très diverses selon les médias, a adopté la proposition d’interdire « les signes religieux ostensibles » à l’école publique, considérant tout port (même silencieux) de foulard comme un signe ostensible. Et cette proposition est devenue une loi appliquée depuis la rentrée 2004 (avec moins de problèmes que prévus, dans le contexte particulier de l’enlèvement de deux journalistes français par des « rebelles » irakiens demandant au gouvernement français de supprimer cette loi).

Les raisons de cette loi ne sont pas, quant au fond, essentiellement différentes de celles de 1989 (avec, en plus, le sentiment qu’il faut finir un conflit qui dure depuis quinze ans) : signifier un coup d’arrêt à l’islamisme qui, après les attentats comme celui du 11 septembre, apparaît menaçant à de plus larges couches de l’opinion encore qu’en 1989 ; interprétation dominante du foulard comme dangereuse pour la liberté de penser et l’égalité homme-femme ; idée que les immigrés, leurs enfants, leurs petits enfants doivent s’adapter à la société française et non l’inverse (à ce niveau, le déclin social du catholicisme, et notamment le vieillissement de son encadrement clérical, renforce la peur de l’islam).

A ces raisons, s’ajoute le fait que la « querelle des deux écoles » étant, fait hautement significatif, rapidement devenue de l’histoire ancienne, la droite veut disputer à la gauche le rôle de meilleur défenseur de la laïcité. Un rapport, commandité en 2003 par le premier ministre, et rédigé par une personnalité montant de l’UMP, François Barouin, explique très clairement que la laïcité doit devenir une valeur de droite. Cela a provoqué une certaine surenchère de la part de personnalités de gauche comme Laurent Fabius, proposant d’interdire tout « signe religieux visible » à l’école.

Ces divers faits confirment la montée en puissance d’une conception identitaire de la laïcité, comme le montre également l’emploi, de plus en plus fréquent depuis l’affaire du foulard, de l’expression -non utilisée auparavant- de « laïcité exception française » ou encore l’inflation de l’expression « valeurs républicaines », comme si des pays voisins de la France (Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume Uni), membres, comme elle, de l’Union européenne, se référait à des valeurs structurellement divergentes. La montée d’une religion civile républicaine et laïque, réintégrant d’autant plus facilement le catholicisme comme « héritage » de l’identité nationale, que l’influence catholique s’est socialement affaiblie, est un fait encore peu analysé mais qui me semble sociologiquement incontestable (Baubérot, 2004).

Pourtant, cela ne signifie nullement la fin d’un débat profond sur l’identité française, même si cela tend à le masquer. Ainsi la même Commission Stasi avait effectué d’autres propositions et, notamment, celle de modifier la répartition des jours fériés. Actuellement, cinq ou six jours fériés sur dix ou onze (le statut du lundi de Pentecôte étant devenu incertain) se rattachent à la tradition catholique (dont trois ou quatre sont communs avec le protestantisme). La Commission proposait, quitte à réduire de deux jours les grandes vacances, de rajouter deux jours fériés scolaires, une fête juive et une fête musulmane. Pour les entreprises, elle proposait de créer un crédit de jours fériés où le choix des fêtes religieuses serait laissé à la disposition des salariés, après négociation avec leur entreprise (Stasi, 2004).

Cette proposition n’a eu, pour le moment, aucune suite. Audacieuse, elle touche à un point hautement symbolique de l’identité nationale française, que la séparation des Eglises et de l’Etat n’a pas remis en cause. Sans doute, semblable mesure ne peut que couronner un processus plutôt que le précéder. Mais le seul fait que la Commission Stasi ait, à l’unanimité, effectué cette proposition, les débats récurrents sur ce qu’on appelle, en France, la « discrimination positive » (traduction désobligeante, ce n’est sans doute pas un hasard, du terme anglo-américain « affirmative action »), montre que le débat sur l’injonction d’une certaine dose de multiculturalisme dans l’identité institutionnelle française n’est pas clos. On peut dire qu’il n’en finit pas de commencer.

Pourquoi ? Parce que l’inflation dans l’invocation de la «République » a, notamment, pour fonction d’éviter, autant que faire se peut, qu’il puisse avoir lieu explicitement. Le terme de « multiculturalisme » est rapproché -pour pouvoir être immédiatement disqualifié- de celui de « communautarisme » et, le plus souvent, le terme de « communautarisme » appelle l’adjectif « anglo-saxon ».

« Communautarisme anglo-saxon » est le gros mot par excellence de la langue républicaine, celui qu’on doit pas prononcer sans un expression de dégoût si on ne veut, tel l’athée de Jean-Jacques Rousseau, être exclu de la cité pour non partage des dogmes de la religion civile ! En effet l’expression focalise une double « menace », celle d’un danger intérieur et d’un danger extérieur. Les deux se trouvent liés car le premier danger que l’on veut exorciser est le risque que l’identité française n’apparaisse plus aux Français comme une identité englobante mais comme une identité parmi d’autres. Avec la construction de l’Europe, la globalisation, des identités transnationales ne vont-elle pas concurrencer, voire supplanter, l’identité française, sur le territoire de l’hexagone ? La mentalité dominante en France craint d’autant plus une perte d’identité qu’elle n’est pas historiquement habituée aux identités à trait-d’union. Elle a donc peur d’un envahissement de l’intérieur.

Le second danger est celui d’une ‘dérive ‘ du « modèle républicain » (en partie reconstruit car si l’idéologie républicaine a bien existé, la morale laïque, quant a elle, n’a pas vraiment enseigné l’universalisme abstrait, cf. Baubérot 1997) vers un « modèle démocratique anglo-saxon », libéral et, ainsi la boucle est bouclée, « communautariste » (là encore il se glisse une part d’affabulation. N’oublions pas que la notion d’individu est précisément née en Angleterre). La peur ressentie est, là, celle d’une contamination de l’extérieur, due à l’insertion de la France dans des ensembles plus vastes. Pourtant, il existe diverses formes de multiculturalismes qui donnent autant d’attention au droit de désappartenance qu’à celui d’appartenance.

Nous en sommes donc à l’ère des tâtonnements. Il n’existe pas de perception claire de ce que pourrait être un dépassement du modèle républicain classique. Ceux qui tentent de le penser doivent affronter une logique du soupçon guère propice à la liberté de penser et à la rigueur intellectuelle (car, constamment, soit ils donnent de gages soit ils se marginalisent). Pourtant, tout en réfutant péremptoirement les empêcheurs de penser en rond, on ressent bien, de divers côtés, l’épuisement du modèle républicain abstrait auquel on se réfère de façon incantatoire et la nécessité d’inventer un nouveau modèle républicain, pertinent face aux problèmes actuels, qui ne se pense pas comme antagoniste avec un modèle démocratique mais comme une variante de celui-ci. Certaines expériences étrangères peuvent nous y aider, comme la pratique québécoise de « l’accommodement raisonnable » (M. Milot, 2002, 2004).

L’analyse pourra paraître sévère. Pourtant je ne suis pas pessimiste. La France a, historiquement, plusieurs fois fait preuve de son dynamisme, de son énergie interne pour surmonter des difficultés, sortir d’impasses où elle s’était enferrée. Il a existé des renversements surprenants En juillet 1904, quand fut voté une loi interdisant tout enseignement aux congrégations, quand trente mille congréganistes prenaient le chemin de l’exil, quand le conflit des « deux France » faisait rage, personne ne pouvait prévoir qu’un an et demi plus tard, la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat emprunterait son article 4 au modèle anglo-saxon de séparation (Larkin 1974, 2004) et permettrait ainsi une progressive pacification du conflit. Et j’ai envie de conclure en parodiant l’ancienne France et en déclarant : l’universalisme abstrait est mort, vive un nouvel universalisme!


Bibliographie :

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